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Edgar Morin Philosophy French document

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    Jacques CortsProfesseur mrite de Sciences du Langage - Universit de Rouen

    Ancien Directeur du CREDIF lEcole Normale Suprieure de saint-CloudPrsident fondateur du GERFLINT

    - Il est n Paris, le 8 juillet 1921. Son patronyme vritable est Nahoum, Morin tant le nom qui lui a t donn dans la rsistance. Directeur de recherche mrite au CNRS, il est difficilement classable dans une discipline prcise car il est la fois philosophe, sociologue et anthropologue...illustrant donc bien, par ses choix scientifiques trs larges, le projet de toute son uvre.- Ce projet est danalyser la complexit du rel sans le dformer, donc de construire les bases dune connaissance ouverte, sans mutilation du savoir et donc sans cloisonnements disciplinaires. Le risque est dvidence grand de se trouver en opposition avec la science traditionnelle dont lefficacit est fonde sur la sparation entre le sujet et lobjet, les faits et les valeurs 2. Avec Morin, la science sintroduit dans le jeu incertain de la conscience 3 et cela est annonc ds 1973, dans le Paradigme perdu :

    La pleine conscience de lincertitude, de lala, de la tragdie dans toutes choses humaines est loin de mavoir conduit la dsesprance. Au contraire, il est tonique de troquer la scurit mentale pour le risque, puisquon gagne ainsi la chance. Les vrits polyphoniques de la complexit exaltent, et me comprendront ceux qui comme moi touffent dans la pense close, la science close, les vrits bornes, amputes, arrogantes. Il est tonique de sarracher au matre mot qui explique tout, la litanie qui prtend tout rsoudre. Il est tonique enfin de considrer le monde,

    Synergies Monde n 4 - 2008 pp. 43-58

    La Mthode dEdgar Morin1Pistes de lecture

    On dit qu force dascsecertains boudhistes parviennent voir

    tout un paysage dans une fveRoland Barthes

    S/Z, Seuil, 1970, p.9

    Prambule

    Lambition (sans doute excessive) des pages qui suivent sera corrige par la prudence de laisser le plus souvent possible la parole Edgar Morin lui-mme. Nassumant pas le risque dune vaste synthse thorique susceptible de gauchir et mme de ne rien comprendre la pense du Matre, je me bornerai choisir, dans la masse denviron 2500 pages (plus passionnantes les unes que les autres) de la Mthode , quelques passages susceptibles dintroduire simplement la lecture des 6 tomes de luvre.

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    la vie, lhomme, la connaissance, laction comme systmes ouverts. Louverture, brche sur linsondable et le nant, blessure originaire de notre esprit et de notre vie, est aussi bouche assoiffe par quoi notre esprit et notre vie dsirent, respirent, sabreuvent, mangent, baisent 4.

    Ce lien avec un livre, antrieur de 4 annes au 1er tome de la Mthode , montre la patiente et persvrante continuit de leffort visant dfinir le nouveau paradigme dune Scienza nuova capable de rejeter 5 le principe de disciplines qui dcoupent au hachoir lobjet complexe, lequel est constitu essentiellement par les interrelations, les interactions, les interfrences, les complmentarits, les oppositions entre lments constitutifs dont chacun est prisonnier dune discipline particulire . Bref, il faut en finir avec nos vieilles habitudes sgrgatives et faire natre une pense transdisciplinaire .

    La Mthode, cest quoi ?

    Dans lintroduction gnrale du Tome 16, Morin voque abondamment la signification du terme gnrique Mthode englobant lensemble de la recherche. Lide quil dfend est susceptible dtre rsume en un aphorisme bien connu : Ce qui apprend apprendre, cest cela la mthode et il poursuit7 : Je napporte pas la mthode, je pars la recherche de la mthode. Je ne pars pas avec mthode, je pars avec le refus, en pleine conscience, de la simplification. La simplification, cest la disjonction entre entits spares et closes, la rduction un lment simple, lexpulsion de ce qui nentre pas dans le schme linaire. Je pars avec la volont de ne pas cder ces modes fondamentaux de la pense simplifiante :

    - idaliser (croire que la ralit puisse se rsorber dans lide, que seul soit rel lintelligible),- rationaliser (vouloir enfermer la ralit dans lordre et la cohrence dun systme, lui interdire tout dbordement hors du systme, avoir besoin de justifier lexistence du monde en lui confrant un brevet de rationalit),- normaliser (cest--dire liminer ltrange, lirrductible, le mystre).

    Je pars aussi avec le besoin dun principe de connaissance qui non seulement respecte, mais reconnaisse le non-idalisable, le non-rationalisable, le hors-norme, lnorme. Nous avons besoin dun principe de connaissance qui non seulement respecte mais rvle le mystre des choses.A lorigine le mot mthode signifiait cheminement. Ici, il faut accepter de cheminer sans chemin, de faire le chemin dans le cheminement. Ce que disait Machado : Caminante no hay camino, se hace camino al andar. La mthode ne peut se former que pendant la recherche ; elle ne peut se dgager et se formuler quaprs, au moment o le terme redevient un nouveau point de dpart, cette fois dot de mthode. Nietzsche le savait : Les mthodes viennent la fin (lAntchrist). Le retour au commencement nest pas un cercle vicieux si le voyage, comme le dit aujourdhui le mot trip, signifie exprience, do lon revient chang. Alors, peut-tre, aurons-nous pu apprendre apprendre apprendre en apprenant. Alors, le cercle aura pu se transformer en une spirale o le retour au commencement est prcisment ce qui loigne du commencement.

    Synergies Monde n 4 - 2008 pp. 43-58 Jacques Corts

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    Empressons-nous de dire que lobjet de notre prsentation nest quapparemment contradictoire avec ce qui vient dtre lu puisque nous prtendons (bien innocemment) rendre clair ce qui est complexe. En fait, il ne sagit pas pour nous de simplifier mais de susciter un dsir de lecture plus approfondie. Les textes que nous choisissons ne sont donc quun viatique pour entreprendre un voyage au cur dun travail qui est laboutissement de toute une vie de recherche. Nous ne voulons ni ne pouvons faire le bilan rigide dune uvre ouverte sur toutes les dimensions de la ralit, une uvre - de laveu de Morin lui-mme - qui, de par son ambition mme, ne peut tre conue comme une thorie gnrale unifie avec un principe matre dont chaque discipline serait logiquement dduite et strictement communautarise et ghettose.

    Ce qui mrite dtre remarqu dans le texte de Morin qui prcde, ce nest pas sa volont de polmiquer contre la connaissance objective prne par la science classique. Ses bienfaits, dit-il, ont t et demeurent inestimables puisque la primaut absolue accorde la concordance des observations et des expriences demeure le moyen dcisif pour liminer larbitraire et le jugement dautorit. Il sagit de conserver absolument cette objectivit-l, mais de lintgrer dans une connaissance plus ample et plus rflchie, lui donnant le troisime il ouvert sur ce quoi elle est aveugle 8. Ce qui importe, donc, ce nest pas seulement dapprendre, pas seulement de rapprendre, pas seulement de dsapprendre, mais de rorganiser notre systme mental pour rapprendre apprendre .

    La Mthode , on le voit bien, est une entreprise risques. Nous avons appris traditionnellement disjoindre pour simplifier, nous doter de principes, donner lobjet la science et le sujet la philosophie. La circularit ainsi brise entre sujet et objet aboutit la manie totalitaire des grands systmes unitaires qui enferment le rel dans un grand corset dordre et de cohrences 9. Do un encyclopdisme accumulatif auquel Morin prfre substituer un apprentissage mettant effectivement le savoir en cycle. Il faut apprendre en-cyclo-pder, cest--dire articuler les points de vue disjoints du savoir en un cycle actif . Cette mise en cycle est un processus opratoire dont le cercle est la roue et dont la route est la spirale.

    La pense de Morin, tout au long des 6 tomes, va ainsi suivre un cheminement en spirale mais partir dun changement complet de paradigme (i.e. de modle thorique de pense) par rapport la mthode cartsienne. Il ne sagit plus dobir un principe dordre (excluant le dsordre), de clart (excluant lobscur), de distinction (excluant les adhrences, participations et communications), de disjonction (excluant le sujet, lantinomie, la complexit), cest--dire un principe qui lie la science la simplification logique. Il sagit au contraire partir dun principe de complexit, de lier ce qui tait disjoint 10.

    Morin nignore rien des dangers dun tel pari thorique. Les risques scientifiques que je cours, dit-il, sont videntsMa voie, comme toute voie, est menace par lerreur, et de plus je vais passer par des dfils o je serai dcouvert. Mais surtout, mon chemin sans chemin risquera sans discontinuer de se perdre entre sotrisme et vulgarisation, philosophisme et scientisme 11. Mais, conclut-il, je sais de mieux en mieux que la seule connaissance qui vaille est

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    celle qui se nourrit dincertitude et que la seule pense qui vive est celle qui se maintient la temprature de sa propre destruction .12 Potique modestie que sublime encore les dernires lignes de lIntroduction: Ce nest pas la certitude ni lassurance, mais le besoin qui ma pouss entreprendre ce travail jour aprs jour, pendant des annes. Je me suis senti possd par la mme ncessit vidente de transsubstantiation que celle par laquelle laraigne tisse sa toile. Je me suis senti branch sur le patrimoine plantaire, anim par la religion de ce qui relie, le rejet de ce qui rejette, une solidarit infinie : ce que le Tao appelle lEsprit de la valle reoit toutes les eaux qui se dversent en elle .

    Tome 1 : La Nature de la Nature (1977)

    Comme on le voit dans le titre de ce premier ouvrage, selon un procd dcriture cher Morin, les termes se renvoient lun lautre et forment comme une boucle en mouvement 13. Pour Morin, en effet, il est impossible disoler un matre-mot, de hirarchiser une notion premire, une vrit premire. Lexplication ne peut plus tre un schme rationalisateur. Lordre, le dsordre, la potentialit organisatrice doivent tre penss ensemble, la fois dans leurs caractres antagonistes bien connus et leurs caractres complmentaires inconnus . Arms de cette ide, plongeons-nous dans le texte. Ce premier livre tente de nous donner une mthode pour approcher le mystre des choses. Connatre la nature ne peut se faire en ignorant la nature de la connaissance, donc en ignorant le sujet connaissant tant dans ses aspects biologiques que dans sa culture, dans la socit laquelle il appartient et dans son histoire.

    Pour mieux comprendre le paradigme de complexit14

    a) le complexe et le simple : rapports en boucle Le caractre original du paradigme de complexit15 est quil diffre, de par sa nature intrinsque, du paradigme de simplification/disjonction, et que cette extrme diffrence lui permet de comprendre et dintgrer la simplification. En effet, il soppose absolument au principe absolu de simplification, mais il intgre la simplification/disjonction devenu principe relatif. Il ne demande pas de repousser la distinction, lanalyse, lisolement, il demande de les inclure, non seulement dans un mta-systme, mais dans un processus actif et rgnrateur. En effet, relier et isoler doivent sinscrire dans un circuit rcursif de connaissance qui ne sarrte ni ne se rduit jamais lun de ces deux termes.Le paradigme de complexit nest pas anti-analytique, nest pas anti-disjonctif : lanalyse est un moment qui revient sans cesse, cest--dire qui ne se noie pas dans la totalit/synthse, mais qui ne la dissout pas. Lanalyse appelle la synthse qui appelle lanalyse, et cela linfini dans un procs producteur de connaissance .

    b) distinguer entre complexit et complication Il est difficile de comprendre la complexit, non parce quelle est complique (complexit nest pas complication), mais parce que tout ce qui relve dun nouveau paradigme est trs difficile concevoir. Ce ne sont pas les raffinements de pense qui sont difficiles comprendre quand on part dun principe vident, cest la base vidente dun autre principe. Tout paradigme nouveau, a fortiori un paradigme de complexit, apparat toujours comme confusionnel aux yeux

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    du paradigme ancien, puisquil accole ce qui tait dvidence rpulsif, mlange ce qui tait dessence spar, et brise ce qui tait irrfragable16 par logique. La complexit droute et dsaronne parce que le paradigme rgnant rend aveugle aux vidences quil ne peut rendre intelligibles. Ainsi lvidence que nous sommes la fois des tres physiques, biologiques et humains est occulte par le paradigme de simplification qui nous commande, soit de rduire lhumain au biologique et le biologique au physique, soit de disjoindre ces trois caractres comme des entits incommunicables. Or le principe de complexit nous permet de percevoir cette vidence refoule, de nous en merveiller et de chercher une intelligibilit non rductrice.

    c) lamour comme complexit mergente et vcue La complexit (..) exhume et ranime les questions innocentes que nous avons t dresss oublier et mpriser. Cest dire quil y a plus daffinits entre la complexit et linnocence quentre linnocence et la simplification. La simplification est une rationalisation brutale, non une ide innocente (aussi loin que nous remontons dans la mythologie archaque, nous ne trouvons jamais une ide simple, toujours un mythe complexe). La vertu du Sermon sur la montagne, de linnocent rousseauiste, de lidiot dostoevskien, du simple desprit pouchkinien qui pleure dans Boris Goudounov, cest dtre hors du rgne de lide abstraite, laquelle, nguentropiquement17 faible, est sous la ligne de flottaison de la moindre ralit vivante : ces innocents expriment la plus riche complexit communicationnelle que la vie ait pu faire surgir, celle de lamour. Contrairement la pense abstraite imbcile qui disqualifie lamour, lamour est complexit mergente et vcue, et la computation la plus vertigineuse est moins complexe que la moindre tendresse .

    Tome 2 : La Vie de la Vie (1980)

    Ce tome 2, avec presque 500 pages, est le plus volumineux de toute la Mthode . Il commence par un court avant-propos18 o Morin raffirme quil ne construit pas sa pense sur un roc de certitude . Sa recherche part non pas dun ordre scientifiquement prtabli nourri du principe simple dexplication mais de lirruption du dsordre . Ce qui lintresse, ce nest pas un savoir dfinitivement vrifi mais la transformation des connaissances et les ides destructrices qui deviennent (..) reconstructrices . Ce qui anime cette recherche, crit-il, cest lhorreur de la pense mutile/mutilante, cest le refus de la connaissance atomise, parcellaire et rductrice, cest la revendication vitale du droit la rflexion . La Mthode nest donc pas une encyclopdie en forme de synthse, de systme gnral ou de bilan ; ce nest pas plus un livre de philosophie mais un voyage dans la multidimensionnalit du rel, au cours duquel lobjet de connaissance est pris au confluent de toutes les dterminations crbrales, culturelles, sociales et historiques que subit la pense complexe tentant de le saisir. Plutt quune Mthode, plutt quun discours sur la Mthode, il serait donc plus juste de parler dune Recherche de mthode.

    La rvolution biologique ouverte par la dcouverte de lADN 19 na pas encore introduit de rvolution conceptuelle permettant dlucider lautonomie et la dpendance mutuelle entre lindividu et lespce, et, pour un trs grand

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    nombre danimaux, la socit . Il est devenu ncessaire de penser la vie, aprs une dcouverte aussi capitale qui ouvre lre des manipulations gntiques et crbrales sur la biologisation et lindustrialisation de la vie. Problme dautant plus crucial que la science est, comme toujours, sous le contrle de puissances conomiques voues au profit, donc aussi dangereuses quil est possible pour le destin venir des tres vivants.

    Dfinir la vie

    a) La versatilit de la notion de vie20 La vie se prsente sous des caractres si divers que nulle dfinition narrive les embrasser et les articuler ensemble. Ds quon veut saisir son unit, elle fait surgir des questions qui devraient sexclure les unes les autres. Elle nest que physique et elle est diffrente de tous les autres phnomnes physiques. Elle est espce et elle est individu. Elle est discontinuit (naissances/existences/morts) et elle est continuit (cycles, boucles, processus). Elle est reproduction et elle est changes. Elle est invariance et elle est variations. Elle est constance et elle est renouvellements. Elle est conservation et elle est volution. Elle est rptition et elle est innovation. Elle est intgration et elle est dissmination. Elle est gocentrisme et elle est goaltruisme. Elle est conomie et elle est gaspillage. Elle est rgulation et elle est Ubris21. Elle produit des finalits, mais ne procde daucune finalit, et la finalit de ses finalits est incertaine. On peut ramener la dfinition de la vie la dimension de lunit vivante de base : la cellule. Mais quest-ce quune cellule ? A la fois un systme, une machine, un automate, un tre, un existant. Quel est son caractre fondamental ? A la fois lauto-organisation, lauto-production, lauto-reproduction. Ainsi la base cellulaire de la vie est ce qui se laisse le moins dfinir de faon simple et univoque. Et pourquoi limiter seulement lide de la vie sa base cellulaire ? La vie se dfinit aussi par son volution buissonnante, ses prolifrations organisationnelles tres polycellulaires, socits, co-systmes les qualits mergeant des innombrables formes vgtales et animales. (..) La vie, enfin, cest la totalit de la vie, cest--dire la biosphre. Mais une telle dfinition totalisante, elle seule, serait aussi insuffisante dans son holisme que la dfinition rductrice qui circonscrit la vie en lunit cellulaire. Cest dire quaucune de ces dfinitions de la vie ne doit exclure les autres. De mme que la notion de vie ne saurait tre ramene une substance ou une essence, on ne saurait donner la vie une dfinition seulement physique, seulement biologique, seulement lmentaire, seulement totalitaire, seulement organisationnelle, seulement existentielle. Toute dfinition de la vie qui privilgie un seul terme la rigidifie et la mutile. Il faut encore moins, comme je nai cess de le rpter dans ce travail, exclure la notion de vie elle-mme de la thorie du vivant. Il nous faut non seulement y rinclure la vie, mais inclure dans la vie les termes quexclut chaque vision unidimensionnelle et nous rinclure nous-mmes, tres humains, dans la dfinition de la vie.

    La notion de vie, ainsi, doit tre conue la fois intensivement en son foyer, lindividu vivant et extensivement dans sa totalit de biosphre - ; dans son organisation premire et fondamentale la cellule - et dans

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    toutes les formes mta-cellulaires dorganisation (polycellulaires, socits, co-systmes). La notion de vie doit tre respecte dans ses caractres versatiles, multidimensionnels, mtamorphiques, incertains, ambigus, voire contradictoires : ils sont justement pour nous les signes de sa complexit. Et cest bien cette complexit quil faut considrer maintenant de front .

    b) Cette nuit encore sera envahie par des galaxie de lucioles 22Edgar Morin se met en scne dans la toute dernire page de ce tome 2. Moment de posie mais aussi illustration mouvante de lide dinachvement, de lassitude et despoir. (..) je concide avec ce livre. Ce nest pas mon produit. Il me fait comme je le fais. Pendant que je tente de laccoucher, il tente de faire accoucher une vrit virtuelle, encore sans forme, qui attendait en moi. Jai ressenti trs naturellement que ce livre, comme tout livre auquel on se donne, non pas chappe son auteur, mais devient un tre auto-co-organisateur, autonome de son auteur dans son indpendance mme, qui prend vie en se nourrissant du travail de mon esprit et de toutes les miettes que je lui apporte des laboratoires et bibliothques. Jobis son ontognse. En vraie mre, jy ai transfr ma vie. Je le croyais quasi termin en 1977. Or, depuis trois ans, je vis pour lui, je me tue pour lui, mais la haute combustion quil exige et me donne na cess de me donner amour terrestre. Je vis pour crire ce livre, je lcris pour vivre pour aimer, jaime pour pouvoir crire ce livrejai crit en plonge dans la vie, non hors de la vie. Je termine cette conclusion. Rien nest vraiment termin, je le sais, jaurai encore beaucoup reprendre, corriger. Mais jai enfin le sentiment davoir boucl la boucle. Il fait encore jour. Je me sens puis. Ce nest pas seulement la quantit norme de ce que jai lu et surtout de ce que je nai pas lu qui maccable. Ce nest pas seulement un sentiment de dfaite car je me sais davance condamn, vaincu. Cest une grande dcompression qui soudain me vide. Ma table est tout contre la fentre de ma chambre, chez les Bueno. Cette fentre est continuellement ouverte sur cyprs, oliviers, vignes, pentes, collines le paysage que jaime le plus au monde. Je quitte la chambre et je descends. Les animaux familiers, familiaux sont l, sous la treille. Ils reposent. Ici, pas dagression, de comptition, de prsance : chats et chiens jouent ensemble, mangent ensemble dans la mme grande casserole, et, sous la volire, picorent ensemble pigeons et tourterelles. Le vieux chien Bruno me regarde de ses yeux humides, et tend tout hasard le cou pour une caresse. Javance sur la terrasse. Sous le grand orme, Raffaelle martelle le scalpello qui sculpte la pierre tombale de son pre, mon ami Xavier, mort il y a vingt jours. Dans le ciel encore bleu, des chauves-souris volent et virevoltent. Cette nuit encore sera envahie par des galaxies de lucioles

    Tome 3 : La connaissance de la connaissance (1986)

    On peut manger sans connatre les lois de la digestion, respirer sans connatre les lois de la respiration, on peut penser sans connatre les lois ni la nature de la pense, on peut connatre sans connatre la connaissance 23. Cest par cette phrase qui rsume tout que commence ce troisime tome de la Mthode :

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    Il faut connatre la connaissance si nous voulons connatre les sources de nos erreurs ou illusions 24. Projet des plus complexes : le cerveau produit lesprit qui seul peut connatre le cerveau ; lesprit/cerveau ne peut penser sans un langage et une culture et la connaissance ne reflte pas la nature des choses mais la traduit et la construit. Bref, comment connatre ce qui connat ? 25 . Choisir un texte dans les 250 pages de ce troisime tome est toujours frustrant car nimporte lequel ferait certainement laffaire. Nous nous sommes finalement arrt une question qui nous parat en rapport troit avec lactualit contemporaine : la religion

    La religion de la vrit et la vrit de la religion 26

    Toute vidence, toute certitude, toute possession possde de la vrit est religieuse dans le sens primordial du terme : elle relie ltre humain lessence du rel et tablit, plus quune communication, une communion. On a cru pouvoir opposer radicalement conviction religieuse et conviction thorique, la premire seule paraissant de nature existentielle. De fait, la Foi des grandes religions procure scurit, joie, libration : la vrit du Salut assure la victoire de la Certitude sur le doute, et elle apporte la Rponse langoisse devant le destin et la mort. Toutefois, en vertu du sens reconnu ici au terme religion , il peut y avoir une composante religieuse dans ladhsion aux doctrines ou thories, y compris scientifiques, et cette composante religieuse tient la nature profonde du sentiment de vrit. Une grande Doctrine ou Thorie rvle le Principe qui lgifre et gouverne le monde, et elle constitue un analogon abstrait/idel du fonctionnement de lUnivers. Elle permet ainsi de contempler la vrit cache de lEtre du monde ; on comprend ds lors le sens contemplatif originel du terme thorie , qui en indique le caractre existentiel. De plus, comme nous lavons vu et le reverrons, il y a, au cur des doctrines ou thories, un noyau dides matresses, rpondant aux grandes obsessions cognitives, assurant une communion ontologique avec le rel, et procurant un sentiment de plnitude. Autour de ce noyau sarticulent des justifications empiriques, logiques, idologiques qui tablissent tous les niveaux ladquation entre la thorie et le rel. Dans ces conditions, ce nest pas seulement une bienheureuse et vidente harmonie qui stablit entre la thorie et le rel, cest aussi une identification secrte, par magie analogique, qui sopre entre lanalogon thorique et le monde rel. Ds lors, la thorie donne lesprit, dans sa communication devenant communion avec le monde, le sentiment vident de possder le monde et den tre possd. Ainsi, la contemplation thorique de la vrit sallie la possession possde de cette vrit. Une telle alliance procure la connaissance thorique une qualit pr- ou pri-extatique, voire mystique. La composante pr-extatique et mystique se trouve, non dans la thorie elle-mme, videmment, mais dans ladhsion sa vrit. A la limite lextase (ex-stasis : tre hors de soi) apparat lorsque lintensification du bonheur thorique transforme la contemplation en ravissement. Ici, une fois encore, nous devons effectuer une jonction entre les obsessions cognitives (themata), les questions et anxits existentielles et les profondes satisfactions, voire jouissances quasi extatiques, quapporte la Vrit doctrinaire ou thorique. Toute thorie, en somme, a quelque chose de potentiellement platonicien (permettant de contempler extatiquement, dans les Ides, lEssence du Rel),

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    ou, si elle est mathmatise, de pythagoricien (permettant de contempler extatiquement, dans les Nombres, lEssence du Rel). Toute adhsion un systme cohrent dides sur le Monde permet de concevoir le Monde comme un systme ordonn et parfait. Dans ce sens, la passion parmnidienne 27 de lUnit efface les dsordres, les pluralits, les dracinements, les morcellements, la diaspora de toutes choses, qui semblent alors apparences superficielles : la soif logique de lUnit est aussi une soif mystique. Dans ce sens, galement, la conception dun monde qui serait une machine dterministe impeccable satisfait une obsession de perfection et dincorruptibilit. Enfin, lorsque la rationalit se dgrade en rationalisation, elle permet denfermer de faon magique/analogique le Monde dans le systme conu par lesprit, ce qui du coup permet lesprit de possder le Monde dont la vrit le possde. Cest finalement un trs riche complexe existentiel qui se noue dans ladhsion une thorie, et il associe :

    - scurit (psychique) - solution - harmonie (esprit/monde) - appropriation go-centrique ( la vrit mappartient - tat pri-extatique de communion avec lEtre, lEssence, la vrit du monde

    Sans cesse se sont nous, dnous, renous, au cours des aventures de la connaissance humaine, pour son bonheur et son malheur, dintenses complexes existentiels, engageant tout ltre, et cela, non seulement autour des mythes et croyances religieuse, mais aussi autour de toute adhsion la vrit, y compris scientifique .(Cette adhsion totale peut aboutir une vritable jouissance psychique, quasi orgasmique 28 dbouchant sur cette batitude qua si vridiquement exprime Pascal : Joie, Joie. Pleurs de joie, Certitude).

    Tome 4 : Les IdesLeur habitat, leur vie, leurs murs, leur organisation (1991)

    Dans le tome prcdent, les ides taient envisages du point de vue cognitif dans le cadre dune anthropologie de la connaissance. Dans le tome IV, Morin considre la connaissance dun double point de vue :

    - cologique dabord : dans son cadre culturel et social - noologique29 ensuite : dans le monde des croyances et des ides

    Dans son avant-propos, p.9, Morin rappelle que toute connaissance philosophique, scientifique ou potique merge du monde de la vie culturelle ordinaire . Cest ce niveau quil se positionne car il nest pas du ct des scribes et des pharisiens, du ct des prcieux et des Diafoirus, du ct de ceux qui, par fonction et par profession, croient dtenir les Lumires . Trois grandes parties, donc, dans cet ouvrage : lcologie des ides, la vie des ides (noosphre), leur organisation (noologie).Chacune de ces trois parties mriterait sans doute dtre illustre par un texte mais nous limiterons notre slection la dernire qui traite dun sujet particulirement cher notre discipline dintervention : le langage. Morin

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    ne se pique pas dtre linguiste, mais sa rflexion, on le verra, replace sous un clairage neuf les questions dj poses par Ferdinand de Saussure et ses continuateurs structuralistes dhier et daujourdhui o lon se rend compte que le Cours de Linguistique Gnrale, ouvrage posthume, na peut-tre pas puis la pense du Matre genevois. On nous pardonnera de rassembler ici un montage de petits textes qui nont dautre but que dinciter lire lensemble.

    Du Langage30

    Le langage humain est polyvalent et polyfonctionnel. Il exprime, constate, dcrit, transmet, argumente, dissimule, proclame, prescrit (les noncs performatifs et illocutoires ). Il est prsent dans toutes les oprations cognitives, communicatives, pratiques. Il est ncessaire la conservation, la transmission, linnovation culturelles. Il est consubstantiel lorganisation de toute socit et il participe ncessairement la constitution et la vie de la noosphre . Comme tout passe par le langage, on tend soit en faire un simple instrument de transmission, voire une passoire, soit en faire la ralit humaine cl et lhypostasier. (..) Lorsque Wittgenstein voulut situer le problme cl de la connaissance, il dplaa la question du knowing dans celle du meaning31. A sa suite, la philosophie analytique a cru, en sancrant dans la linguistique, quitter les sables mouvants du philosophisme pour acqurir la rigueur scientifique, et elle a intgr le problme de la pense dans celui du langage. Du ct des sciences humaines, le modle issu de la linguistique structurale a dtermin lessor du courant structuraliste o la structure du langage donne la cl des structures sociales. Devenu souverain, le langage apparut alors comme le pre de toutes choses humaines et locuteur de toutes paroles. Il sest donc pass un phnomne troublant dans le monde des ides de notre sicle : la croyance quon pouvait enfermer la problmatique pistmologique, philosophique, anthropologique, sociologique dans celle du langage devenu ltre mme de toute ralit humaine. Les principes noologiques32 (..) nous permettent de comprendre le processus de doctrinarisation et didologisation qui aboutit tenscendantaliser le langage. Mais, selon la conception complexe expose dans ce travail, la reconnaissance de la ralit objective et autonome du langage nexclut ni lesprit/cerveau humain qui en est le producteur, ni le sujet qui en est le locuteur, ni les interactions culturelles et sociales o il prend de lexistence et de ltre. Il nous faut penser circulairement que la socit fait le langage qui fait la socit, que lhomme fait le langage qui fait lhomme, que lhomme parle le langage qui le parle. Cest une telle conception qui permet de comprendre linter-dpendance et la relation rotative productrice entre le je (le locuteur-sujet anim par son computo-cogito), le a (la machine linguistique), le on (ltre socio-culturel. Sous un aspect, tout nonc est subjectif, sous un autre il est machinique, sous un autre il est anonyme et collectif. Comme le dit Charles Becker33 : je ne sais pas si je parle ou bien si a parle en moi, ou bien si on parle par moi ; Tout au plus puis-je constater que les trois formules semblent coexister dans le langage . Effectivement, je, a et on parlent en mme temps 34

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    (..) Saussure avait justement vu que, tout en tant un tout en soi , le langage pris dans son toutest multiforme et htroclite : cheval sur plusieurs domaines, la fois physique, physiologique et psychique, il appartient encore au domaine individuel et au domaine social (Saussure, 1931, p.25). La neuro-linguistique, la neuro-psychologie (Hecaen) , la socio-linguistique nous montrent la profondeur, la radicalit, la complexit du lien entre le langage, lappareil neuro-crbral, le psychisme humain, la culture, la socit Le langage dpend des interactions entre individus, lesquelles dpendent du langage. Il dpend des esprits humains, lesquels dpendent de lui pour merger en tant quesprits. Cest donc ncessairement que le langage doit tre conu la fois comme auto nome et dpendant 35

    Quelques aphorismes moriniens en vrac (pp.247 et ss):

    La thorie scientifique occulte ou refoule les problmes philosophiques fondamentaux, do son inaptitude se penser elle-mme . La thorie (..) ne doit ni tre purement et simplement instrumentalise, ni imposer ses verdicts de faon autoritaire ; elle doit tre relativise et domestique. Une thorie doit aider et orienter les stratgies cognitives qui sont menes par des sujets humains Nous ne pouvons faire lconomie non seulement des ides mais aussi des posies, musiques, romans, pour apprhender notre tre-dans-le-monde, cest--dire connatre. Nous ne pouvons faire lconomie de lthique. Nos valeurs ne sauraient certes tre prouves empiriquement et logiquement, mais notre logique et notre connaissance empirique peuvent dialoguer avec elles Nous avons besoin (..) dune nouvelle gnration de thories ouvertes, rationnelles, critiques, rflexives, autocritiques, aptes sautorformer, voire sautorvolutionner . Nous avons besoin, finalement et fondamentalement, que se cristallise et senracine un paradigme de complexit .

    Tome 5 : LHumanit de lhumanit (2001)

    Comme on le voit, la mme grande ide humaniste traverse toute la Mthode : nous avons besoin de contrle permanent pour viter idalisme et rationalisation. (..) Il faut prendre conscience du a du on qui parlent travers le je et sans cesse tre en alerte pour tenter de dtecter le mensonge soi-mme . (..) Le problme cognitif est le problme quotidien de chacun et de tous. Son importance politique, sociale et historique devient dcisive . Et Morin terminait le tome 4 que nous venons dexplorer bien superficiellement en disant (p.250) : Voil ce qui donne un sens, dmesur je le reconnais, la mission que je me suis donne .Cette mission, les deux tomes suivants vont tenter, non pas de la mener son terme (toujours lide dinachvement) mais den clairer la complexit en se risquant relier les connaissances sur lhumain disperses dans les sciences et les humanits, (en vue de) les articuler, (de) les rflchir afin de penser la complexit humaine la fois dans son identit biologique, son identit subjective et son identit sociale .36 Individu/socit/espce, lun est multiple et la diversit infinie.

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    La noosphre37

    Toute socit humaine engendre sa noosphre, sphre des choses de lesprit, savoirs, croyances, mythes, lgendes, ides, o des tres ns de lesprit, gnies, dieux, ides-forces, ont pris vie partir de la croyance et de la foi. La noosphre, milieu conducteur et messager de lesprit humain, nous fait communiquer avec le monde tout en faisant cran entre nous et le monde. Elle ouvre la culture humaine au monde tout en lenfermant dans sa nue. Extrmement diverse dune socit lautre, elle emmaillote toutes les socits.La noosphre est un ddoublement transformateur et transfigurateur du rel qui se surimprime sur le rel, semble se confondre avec lui.La noosphre enveloppe les humains, tout en faisant partie deux-mmes. Sans elle, rien de ce qui est humain ne pourrait saccomplir. Tout en tant dpendantes des esprits humains et dune culture, elle merge de faon autonome dans et par cette dpendance.Avec ses savoirs, ses mythes, ses croyances, ses ides, la noosphre participe de faon rcursive la boucle auto-organisatrice de la socit et de lindividu. Ce nest pas un dgagement de fume, mais un bouillonnement des puissances spirituelles. Les entits de la noosphre se reproduisent dans les esprits via lducation, sy propagent via le proslytisme. Les gnies, dieux, ides-forces entretiennent avec les humains des relations qui peuvent tre de symbiose, de parasitisme, dexploitation mutuelle. Les dieux et, dans nos socits, les ides peuvent disposer dun pouvoir formidable. Les dieux, les mythes, les ides sautotranscendent partir de la formidable nergie psychique quils puisent dans nos dsirs et dans nos craintes. Ils peuvent alors disposer de nos vies ou nous inciter au meurtre. Ce ne sont pas seulement les humains qui se font la guerre par dieux et religions interposes, ce sont en mme temps les dieux et les religions qui se font la guerre par humains interposs. Dieux, mythes, ides peuvent littralement possder leurs fidles comme dans la macumba38 lorsque les orixas39prennent possession de leurs corps et parlent par leur bouche. De fait, la relation avec les entits de la noosphre est de possession rciproque : nous demandons aux dieux aide et protection en change de notre adoration ; nous demandons nos ides scurit et salut quand elles deviennent mythes. les dieux sont des mergences de la pense mythologique. Les ides se forment partir de la pense rationnelle, mais elles ne prennent vraiment vie que lorsque, de faon clandestine (invisible au rationaliste) , elles deviennent dotes de vertus providentielles, et peuvent tre en fait difies ; elles peuvent susciter une religion de salut, comme ce fut le cas pour le marxisme. Ds lors, elles acquirent une puissance plus grande que les faits auxquels elles semblent se conformer. Les faits sont ttus , disait lidologue Lnine, dont les ides, encore plus ttues que les faits, ont broy les faits qui leur rsistaient. Le XXme sicle a montr que les ides ont des potentialits exterminatrices qui galent celles des dieux les plus cruels

    La seconde prhistoire

    Sautons 300 pages dune majestueuse beaut et rendons-nous dans les dernires lignes de ce tome 5 probablement plus admir et mieux connu que ceux qui

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    le prcdent car il semble tre lcho permanent de notre actualit la plus douloureuse. Nous sommes dans une seconde prhistoire, celle de lge de fer plantaire, prhistoire dune possible socit-monde, et toujours prhistoire de lesprit humain, peut-tre prhistoire de lre technique Nous sommes en des dbuts grossiers : les premiers polycellulaires taient beaucoup moins complexes que les cellules quils associaient, et cest avec le temps quils ont dvelopp leur organisation , produit leurs mergences et leurs crativits. Il en sera ainsi, si elle advient un jour, de la socit-monde. Nos consciences sont sous-dveloppes. Elles pourraient atteindre des niveaux dlucidation, de complexit suprieurs, mieux contrler nos actes, nos conduites, nos penses, nous aider dialoguer avec nos ides. Mais elles pourraient aussi subir rgressions et perversions. Pourrons-nous assumer le destin dialogique de sapiens-demens, cest--dire raison garder mais non sy enfermer, folie garder mais non y sombrer ? Pourrons-nous supporter la situation nvrotique de ltre humain dans le monde, conscient la fois dtre tout pour lui-mme et rien pour lunivers ? Pourrons-nous assumer langoisse de linachvement de nos vies et de lincertitude du destin humain, pourrons-nous accepter dtre abandonn des dieux ? Pourrons-nous les abandonner ? Saurons-nous assez que seuls lamour et la posie vcus sont les ripostes capables de nous faire affronter langoisse et la mortalit ? Pourrons-nous inhiber la mgalomanie humaine et rgnrer lhumanisme ? Pourrons-nous fortifier le plus prcieux, le plus fragile, ces ultimes mergences que sont lamour et lamiti ? Pourrons-nous refouler les monstres qui sont en nous par la vertu de lamour et de la fraternit ? Pourrons-nous pratiquer la rforme intrieure qui nous rendrait meilleur ? Pourrons-nous un jour habiter potiquement la terre ? Lhumanit est en rodage. Y a-t-il une possibilit de refouler la barbarie et vraiment civiliser les humains ? Pourra-t-on poursuivre lhominisation en humanisation ? Sera-t-il possible de sauver lhumanit en laccomplissant ? Rien nest assur, y compris le pire

    Tome 6 : LEthique (2004)40

    Avec lEthique, Morin parvient au point darrive dune uvre dont la complexit est la question globale et fondamentale pose sous diffrents angles dans lensemble de luvre. Etudier lthique, aprs un examen la fois anthropologique, historique et philosophique des valeurs dune socit contemporaine (notamment occidentale) en crise, cest tenter de rformer la pense , donc de mettre en relation le savoir et le devoir, la conscience intellectuelle et la conscience morale, les (bonnes) intentions et les actions (mauvaises), la volont morale et les consquences immorales. Tout cela dans une perspective complexe car ltre humain est la fois individu/socit/espce . Les problmes que pose lthique sont donc sans cesse aggravs par les relations entre la science, les croyances, les traditions, les coutumes, les usages, le communautarisme, le grgarisme, les passions, lgocentrisme,

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    lthocentrisme, la politique, la moraleLa vise suprme de Morin, quil partage avec les plus grands savants comme le Russe Vladimir Verdnadski41, par exemple, cest de parvenir une socit-monde, un humanisme plantaire, une terre-patrie, cest--dire une anthropo-thique capable de rapprocher ce que les fantasmes et passions nationales, ethniques et religieuses, sous les prtextes sacrs les plus divers, sobstinent disjoindre, disloquer,fermer, plonger dans le chaos des certitudes primitives. Muss es sein ? Es muss sein ! 42 Le sens que je donne, finalement, lthique, sil faut un terme qui puisse englober tous ses aspects, cest la rsistance la cruaut du monde et la barbarie humaine. La rsistance la cruaut du monde comprend la rsistance ce quil y a de destructeur et dimpitoyable dans la nature ; la rsistance la barbarie humaine est la rsistance lignoble cruaut de sapiens, et au ct noir de demens. Cest sapiens qui a extermin les Nandertaliens qui vivaient en Europe. Cest le mme sapiens qui a extermin les Indiens dAmrique, les Aborignes dAustralie ; qui a cr lesclavage et les bagnes, Auschwitz et le Goulag. La barbarie humaine na pas cess de dferler et elle na pas diminu ; elle a trouv dans les techniques modernes les moyens daccrotre dmesurment ses ravages, tant dans les guerres ethniques que dans les guerres de religions et les guerres de nations, qui se mlent et de combinent les unes aus autres. Les civiliss continuent les gnocides et ethnocides des peuples archaques (Indiens dAmazonie, Tarahumaras de la Sierra Madre du Mexique et tant dautres que signale sans cesse Survival International). La barbarie humaine est incluse au cur mme de nos civilisations, dans les relations de domination et dexploitation, dhumiliation et de mpris. La barbarie fermente en chacun de nous : notre propre barbarie intrieure nous auto-justifie sans cesse et nous fait mentir nous-mmes, elle nous pousse toujours au talion et la vengeance. Cest la barbarie entre amants o la dmence de jalousie devient mortelle (Bertrand Cantat et Marie Trintignant), et cest la barbarie de vengeance qui veut ignorer le caractre accidentel du meurtre nadine Trintignant) ; cest la barbarie conjugale ; cest la barbarie dincomprhension entre parents et enfants, frres, collgues. Ce sont les meurtres psychiques que nous commettons sans cesse et les plus barbares sont chez ceux qui devraient donner lexemple de lintelligence : les intellectuels o lgocentrisme sest hypertrophi en vanit et dsir de gloire. La guerre lintelligence svit au sein mme de lintelliguentsia. La rsistance la barbarie humaine est la rsistance la mchancet triomphante, lindiffrence, la fatigue : plus nous sommes attaqus par le nant qui, tel un abme, de toutes parts menace de nous engloutir, ou bien aussi par ce multiple quelque chose quest la socit des hommes et son activit, qui, sans forme, sans me et sans amour, nous perscute et nous distrait, et plus la rsistance doit tre passionne, vhmente et farouche de notre part (Hlderlin) La barbarie est en nous. Nos esprits sont en profondeur demeurs barbares (et cest l le grand enseignement de Freud, bien qunonc en dautres termes). Notre civilisation repose sur un socle de barbarie (comme la bien peru Walter Benjamin)43. La rsistance la cruaut du monde et la rsistance la barbarie humaine sont les deux visages de lthique. Sa demande premire est de ne pas tre cruel et de ne pas tre barbare.

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    Elle nous appelle la tolrance, la compassion, la mansutude, la misricorde .Et le livre se termine par un message damour (P.231) : Le comble de la posie, comme le comble dans lunion de la sagesse et de la folie, comme le comble de la reliance, cest lamour

    Conclure ?

    Evidemment non. Il faut aussi apprendre inachever les choses , retrouver lignorance, mais ennoblie , non plus lignorance arrogante qui signore mais lignorance ne de la connaissance qui se connat ignorante. 44. Au terme de ce survol, le cercle sest-il transform en spirale o le retour au commencement est prcisment ce qui loigne du commencement ? Je ne puis quen former le vu.

    Notes

    1 Le projet initial de ce choix de textes fut une causerie prononce LUniversit de Tallinn en 2005, la demande dAleksandra Ljalikova, Rdactrice en chef de la revue Synergies Pays Riverains de la Baltique.2 Edgar Morin, Le Paradigme perdu, la nature humaine Seuil, Paris, 1973, p.2313 Ibid.p.2334 Ibid.p234-2355 Ibid.p.2296 La Mthode 1.La nature de la nature , Points Seuil, Essais, Paris, 1977 7 Ibid, pp.21-228 Ibid p.219 Ibid.p.1910 Ibid p.23, 11 Ibid p.2012 Ibid p.2413 Ibid.p.4514 La Mthode, tome 1 pp.382 et ss.15 Le concept de paradigme est expliqu abondamment dans le tome 4 de la Mthode (pp.211 et ss.) mais aussi dans le tome 6 (pp.236 et ss.). Morin a conscience de son caractre un peu obscur mais lutilise prcisment comme notion ambigu profondment immerge dans linconscient individuel et collectif pour dsigner non seulement le savoir scientifique, mais aussi toute connaissance, toute pense, tout systme noologique contrlant implicitement, pour une poque donne, les thories et les pratiques dcoulant de ces thories.16 Quon ne peut contredire17 Lentropie, en thorie de linformation, reprsente un certain degr dimprvisibilit. La nguentropie est linverse et correspond un gain de dtermination par linformation, un gain de connaissance. Une ide nguentropiquement faible est donc complexe.18 P.9 et 10 pour lensemble des citations rassembles dans ce prambule.19 Nous nous reportons ici au petit texte qui figure sur la 4e de couverture de louvrage. Rdig dvidence par Edgar Morin, il donne ce tome 2 et lensemble de luvre une finalit thique qui trouvera son expression majestueuse dans le tome 620 La Mthode, la Vie de la vie, pp.349-35021 Ubris ou Hubris. Ce terme dsigne chez les Grecs la dmesure, source de dlire. CF. tome 5 p.35022 Ibid.p.45823 La Mthode 3, p.9

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    24 Ibid. 4me de couverture25 Ibid.26 La Mthode 3 ; pp.133-13427 Parmnide, v.515- v.440 av.JC, est un philosophe grec de lcole late qui, dans son pome La Nature, a formul la proposition fondamentale de lontologie : ltre est un, continu et ternel.28 Morin emploie mme lexpression plaisante et forte la fois de cot psychique)29 Les sciences noologiques ont pour objet le monde de lesprit par opposition aux sciences cosmologiques qui rgissent lorganisation de lunivers30 La Mthode 4, pp.161-17231 Ludwig Wittgenstein (1889-1951) a influenc la pense contemporaine par les deux thories exposes, la premire en 1921 dans le Tracatus logico-philosophicus, quEdgar Morin voque ici par le terme knowing qui implique lide dun systme logique de connaissance dterminant a priori toutes les relations logiques possibles. La deuxime thorie, suggre ici par le terme meaning, rcuse la forme logique purement descriptive du Tractatus au profit des emplois linguistiques, donc de lusage des signes dans la communication naturelle. A lapproche atomiste de la premire thorie a donc succd, chez W., une conception plus globale.32 Morin expose toute les ides touchant la noosphre et aux entits noologiques dans les 2me et 3me parties de cet ouvrage. Lide retenir, cest que la noologie, concevoir pleinement dans le cadre dune thorie de la complexit, ne clt pas son objet mais le situe toujours dans le contexte des individus/sujets et dune culture hic et nunc (p.124)33 Anthropologue et historien, charg de recherches au CNRS34 Ibid.p.16235 Ibid.p.16336 La Mthode 5, 4me de couverture (cest nous qui soulignons)37 Ibid. p.45-4638 La magie noire ou culte vaudou39 Les orixas sont les divinits paennes apportes dAfrique par les esclaves noirs40 NB : Pour ce sixime tome, je me permets de renvoyer un petit texte que jai publi dans le n2 de Synergies Chili (pp.148-149 pour la version franaise, et 150-151 pour la version espagnole). 41 Cit la page 183, V.V (1863-1945) est un grand savant russe, pre de la biosphre (opposant courageux Staline), dont Morin cite la phrase suivante en exergue de son Ethique plantaire , (2me chapitre de la 5me partie de louvrage) : Pour la premire fois, lhomme a rellement compris quil est un habitant de la plante et peut-tre doit-il penser ou agir sous un nouvel aspect, non seulement sous laspect dindividu, de famille ou de genre, dEtat ou de groupes dEtats, mais aussi sous laspect plantaire . On comprend donc pourquoi les crits de V.V. ont t mis sous le boisseau jusqu la mort de Staline et mme bien au-del puisquils sont encore largement dcouvrir dans la Russie actuelle.42 Texte P.227 et ss. situ dans les Conclusions thiques de louvrage : Du Mal (pp.211-220) et Du Bien (pp.221-232).43 Walter Benjamin (1892-1940) est un philosophe allemand dont Morin cite une phrase o WB parle de la cruaut inimaginable du monde civilis lgard du monde animal.44 La Mthode, Tome 5, p.338.