bernet-la présence du passé

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La présence du passé dans l'analyse husserlienne de la conscience du temps Author(s): Rudolf Bernet Reviewed work(s): Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 88e Année, No. 2 (Avril-Juin 1983), pp. 178-198 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/40902486 . Accessed: 08/11/2011 11:49 Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at . http://www.jstor.org/page/info/about/policies/terms.jsp JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Revue de Métaphysique et de Morale. http://www.jstor.org

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Rudolf Bernet trata sobre la presencia del pasado en Husserl

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La présence du passé dans l'analyse husserlienne de la conscience du tempsAuthor(s): Rudolf BernetReviewed work(s):Source: Revue de Métaphysique et de Morale, 88e Année, No. 2 (Avril-Juin 1983), pp. 178-198Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/40902486 .Accessed: 08/11/2011 11:49

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La présence du passé dans l'analyse husserlienne de la conscience du temps

La manière dont Heidegger interrogeait l'œuvre des grands penseurs du passé a fait date non seulement pour ce qu'on appelle

' l'histoire de la philosophie

' mais aussi pour la compréhension de ce qu'est la démarche de la pensée elle-même. Car si l'avenir possible de la philosophie s'appuie nécessairement sur un questionnement à rebours (la Rückfrage husser- lienne), cela signifie que le sens d'une œuvre philosophique est à compren- dre comme l'ouverture d'un questionnement inépuisable. Il n'y a pas de reprise dernière et de pas en arrière (Schritt zurück) ultime, il n'y a pas de déconstruction qui viendrait à bout de l'impensé d'une œuvre. Car cet impensé ne renvoie pas seulement aux zones restées inexplorées, aux zones d'ombre projetées par l'éclairage de questions privilégiées, mais concerne plus fondamentalement la lumière elle-même dans laquelle se détachent ces questions. Cette lumière résiste à la pensée non seulement parce qu'elle éclaire et cache tout à. la fois, mais aussi parce que, 4 l'instar du logos héraclitien, elle n'est jamais identique à, elle-même. La vérité et l'être sont des événements qui exigent une compréhension qui s'inscrive dans l'horizon du temps et de l'histoire. Inversement, interroger ce que sont le temps et l'histoire engage aussi à questionner l'être et la vérité. Si nous nous proposons d'étudier ce qu'est le passé et comment il reste et redevient présent, nous ;nous trouvons nécessairement confrontés aux questions du sens de l'être et de la vérité. Questions premières de la philo- sophie qui cependant ne se laissent approcher qu'à travers cette inter- rogation du passé présent de la tradition de la pensée philosophique.

La phénoménologie de Husserl est un haut lieu de cette tradition et notamment de cette époque particulière de la pensée que l'on appelle la

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philosophie de la subjectivité transcendantale. Son analyse de la conscience du temps conduit l'investigation du sujet transcendantal à, son point extrême qui signifie tout à, la fois son accomplissement et son éclatement, ou plutôt sa déchirure. C'est dans la phénoménologie de Husserl que cette déchirure survient d'une manière exemplaire parce que celle-ci a mené et soutenu la tension entre le pensé et l'impensé d'une philosophie de la conscience jusqu'à son point de rupture. Dans la phénoménologie cette tension n'est plus celle de l'écart entre la substance pensante et la sub- stance étendue, ni celle entre le sujet et l'objet, mais plutôt celle entre la présence et l'absence de ce qui apparaît. La question cruciale devient celle de la phénoménalisation de l'absence. Pour Husserl la figure fondamentale de cette présence de l'absence n'est pas celle de l'horizon qui entoure la manifestation d'un objet spatial, mais bien l'absence temporelle qui surgit au cœur même de la présence du sujet transcendantal à lui-même. Le sujet ne peut s'appréhender comme sujet constituant que si sa présence excède le présent et déborde sur le présent passé et le présent-à,-venir. En vertu d'une décision anticipative ou plutôt d'un préjugé dont le poids se fera sentir tout au long de son analyse de la conscience du temps, c'est dans la présence du passé que Husserl voit le mode fondamental de la présence de l'absence. Aussi, notre examen de l'analyse husserlienne du temps se concentrera tout naturellement sur les notions de la rétention et du re-souvenir (Wiedererinnerung). Nous étudierons donc principalement comment la rétention de la trace indélébile du présent écoulé et la re-pré- sentation ou présenti fication (Vergegenwärtigung) du passé dans le re- souvenir permettent d'élargir le cadre d'une phénoménologie de la présence1.

On sait que cette attention privilégiée accordée à la présence et au pré- sent n'est pas le propre de la phénoménologie. Selon Heidegger elle affecte la manière dont l'être et le temps, la pensée et la vérité ont été traités tout au long de la tradition métaphysique. Nous n'avons pas à nous demander s'il est vrai que l'histoire de la philosophie n'a été que la variation plus ou moins fidèle d'un même scheme de la pensée. Et nous n'avons surtout pas à nous interroger sur la possibilité d'une pensée philosophique qui tenterait

1. Bien entendu, on pourrait aussi se demander si l'analyse de la présence du passé et notamment de l'itérabilité différentielle du passé rétentionnel ne viennent pas au contraire contester la notion même de la présence du présent. Le présent retenu « après- coup », loin d'être une modification secondaire du présent originaire de l'instant, serait plutôt cette différence sans laquelle il n'y a ni instant ni temps. Du coup, c'est toute la métaphysique sous jacente des analyses husserliennes de la conscience du temps qui apparaît comme problématique. J'ai tenté une telle interprétation critique et complé- mentaire dans une autre étude : R. Bernet, « Is the Present ever Present ? Phenome- nology and the Metaphysics of Presence » : ¡Research in Phenomenology, vol. XII (1982).

J'ai trouvé de nombreux points de convergence ainsi que des réflexions complémen- taires dans l'excellente étude de Raymond Duval, « La durée et l'absence. Pour une autre phénoménologie de la conscience du temps » : Revue des Sciences philosophiques et théologiquesy 65 /4 (octobre 1981), pp. 521-572. Je n'ai pris connaissance de ce travail que lorsque la rédaction définitive de mes textes fut déjà achevée. Raison de plus pour recommander cette étude de R. Duval à l'attention du lecteur.

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de rompre avec cette tradition, de la ' dépasser ' dans une nouvelle réflexion sur l'être et le temps. Mais rien ne nous empêche d'exposer les analyses husserliennes de la conscience du temps pour les confronter subsidiairement avec ce que Heidegger tient pour des positions classiques d'une pensée métaphysique. Nous en retiendrons surtout trois : 1) le pri- vilège accordé à la présence (Präsenz) au sens d'un horizon de donation qui est centré dans la ponctualité du maintenant (Jetzt), 2) V approche per- ceptive du donné qui est appréhendé comme un étant subsistant (Vor- handenes) et 3) l'accentuation de l'analogie entre le temps et l'espace qui conduit à considérer le temps comme un système dans lequel des événe- ments temporels se situent les uns par rapport aux autres. Et nous nous arrêterons secondairement à la conception de la vérité qui en découle et qui instaure une logique dominée par les fonctions subjectives d'identifi- cation et de représentation. Nous verrons qu'il n'y a pas une seule de ces grandes options métaphysiques qui ne soit interrogée, déplacée et modifiée par l'analyse husserlienne de la présence du passé.

l

Le re-souvenir du passé tel que Husserl le comprend est un acte intentionnel dans lequel un événement passé est présentement donné en tant qu'ayant été présent. Ainsi, si Husserl se souvient pendant son cours de la façade illuminée du théâtre, cette vue du théâtre lui est présentement donnée sous le mode d'un objet appartenant au passé. Dans ce souvenir, présent et passé se trouvent indissociablement enchevêtrés : le passé est présent comme passé et ce passé est un présent passé. La présenti fication du passé relie donc deux types de présent : d'une part Je maintenant actuel de la situation du cours et du souvenir, peut-être importun, et d'autre part le maintenant passé dans lequel la même personne a de ses yeux vu le théâtre illuminé se détachant de l'obscurité des rues étroites d'une ville endormie. Puisque tout ce qui est passé semble avoir com- mencé par être présent, il faut interroger d'abord cette notion de présent actuel.

Il est significatif que les premières méditations husserliennes sur la présence du maintenant s'appuient sur l'analyse philosophique de la perception d'une chose étendue dans l'espace. Selon cette analyse, celui qui perçoit par exemple un bâtiment, dispose d'un donné brut d'impres- sions ou de sensations qui, traversé ou animé d'un acte intentionnel d'appréhension (Auffassung), est interprété comme une apparence partielle de l'objet saisi d'un point de vue particulier. Tout comme la compréhension d'une image ou d'un signe linguistique, la perception serait donc faite d'interprétations d'un donné signifiant, avec la différence capitale cependant que ce donné n'est pas un objet spatial et qu'il n'est

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Husserl et le présent

pas interprété non plus ni comme signe conventionnel ni comme image analogique, mais comme la chose elle-même, originairement, mais seu- lement partiellement donnée. Le sens de notre propos nous dispense d'un examen plus attentif de cette analyse qui, à première vue, semble réussir la gageure de combiner les préjugés caractéristiques à la fois d'une thé- orie empiriste et d'une théorie intellectualiste de la perception. Ce qui nous importe exclusivement ici, c'est que Husserl commence par appli- quer sans hésitation cette théorie de la perception spatiale à, la consti- tution du temps objectif, qualifié pour de bonnes raisons de «spatio- temporel ».

L'instant présent d'un voyage en chemin de fer, le maintenant objectif du coup de sifflet de l'arbitre doivent leur qualification temporelle à l'appréhension d'un contenu de sensation doté de la « forme temporelle » de l'actualité, c'est-à-dire à une « impression originaire » appréhendée dans un point individuel de l'instant présent, bref, à l'appréhension d'une « impression originaire » ( Ur impression) (Leçons, § 31, p. 87-88)2. Il semble donc que cette « impression originaire » soit à comprendre en analogie avec ces data de sensation représentant la localisation d'un objet de perception dans l'espace. Un objet de perception se donnerait donc à la conscience à travers l'appréhension de trois types de sensations dont l'interdépendance resterait à préciser : sensations qualitatives représen- tant la détermination matérielle d'un objet et sensations se rapportant à, la localisation de cet objet respectivement dans l'espace et le temps. La question la plus embarrassante n'est pas de savoir si cette « impression originaire » relève d'un type autonome de sensation ou ne concerne que la qualification temporelle du contenu présent de l'appréhension perceptive. Il y a une autre question qu'aucun lecteur ne manquera de se poser et qui se trouve d'ailleurs impliquée dans le développement ultérieur des ana- lyses husserliennes elles-mêmes, à savoir comment l'impression originaire peut être définie comme « sensation de l'instant présent » (Jetztpunkt) alors que « l'instant présent lui-même doit être défini par la sensation originaire » (Leçons, § 31, p. 88). Cette définition du présent est circulaire et elle ne nous dit pas ce qui fait que l'impression originaire se prête à être appréhendée comme représentant immanent de l'instant objectif. Est-ce parce qu'elle se situe dans l'instant présent du flux subjectif de la cons- cience ? Mais à raisonner ainsi, il faudra aussi se demander si le maintenant de l'impression originaire ne doit pas à son tour être fondé dans un présent encore plus primitif. Dire que le coup de sifflet se situe dans le temps objec- tif à l'instant présent et que ce présent objectif est constitué par l'instant

2. Pour la partie du Husserliana X (Zur Phänomenologie des inneren Zeitbewusst- seins (i8 93-1917) qui a été primitivement éditée par Heidegger dans le Jahrbuch nous nous référons à la traduction établie par H. Dussort, Leçons pour une phénoméno- logie de la conscience intime du tempsy citée comme Leçons. Pour les textes non traduits, nous renvoyons au texte allemand de l'édition des Husserliana établie par R. Boehm, citée comme Hu X.

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présent du temps immanent, nous force à admettre un temps encore plus primitif au centre duquel l'instant présent du temps immanent est cons- titué - et ainsi de suite. Ce mouvement de régression à l'infini ne peut être désamorcé que si on en dévoile les causes profondes. Si il n'y a pas de fin dans la fondation du présent, est-ce parce que cette démarche de fondation régressive du temps s'inscrit dans une pensée de la constitution des objets, ou est-ce parce que le temps y est pensé sous forme d'un conte- nant englobant dans lequel l'instant présent se trouve, ou est-ce tout sim- plement parce qu'il n'y a pas de véritable origine du temps ?

Avant de poursuivre ce débat concernant la fondation phénoménolo- gique de la temporalité de l'instant présent de la conscience, il faut bien comprendre que la conscience du présent n'est pas une simple conscience instantanée d'un maintenant ponctuel du temps objectif. En effet, si le vécu présent n'était qu'une perception d'un instant du temps objectif, il n'y aurait pas de temps et en tout cas pas de perception de la durée d'un objet temporellement étendu, comme par exemple d'une mélodie. C'est bien à cette dernière conclusion qu'ont abouti les travaux de Bren- tano et de Meinong. Brentano affirme (au moins dans ces premières ana- lyses de 1885 /86 rapportées par Husserl et non contenues dans la partie de ce cours qui a été éditée à titre posthume)3 qu'il n'y a de perception que de ce qui est donné dans l'instant présent, que ne sont réels (real) que les objets présents de perception et que par conséquent un objet passé est un objet irréel (irreal), donné tout au plus à la manière d'une image, d'une représentation d'un objet imaginaire qui est associée à une perception et qui en tant que représentation imaginaire créerait e a quelque sorte la quali- fication de son objet comme passé. Cette même limitation de la perception à, la saisie d'un instant présent, ainsi que l'analyse des objets essentielle- ment « distribués » à travers les points d'une succession temporelle en termes « d'objets d'ordre supérieur », conduisent Meinong4 à nier qu'il y ait perception d'une mélodie. Une mélodie ne pourrait donc être repré- sentée qu'une fois achevée, par une saisie simultanée et rétrospective de toutes les phases qui la composent et moyennant 1' « assumption » (Annahme) d'une forme logique constitutive de l'unité englobante de ses moments successifs5. Le nerf de la critique husserlienne des positions

3. Cf. Grundzüge der Aesthetik. On peut se faire une idée sur les analyses ultérieures et révisées que Brentano consacra au problème du temps à partir d'une autre publica- tion posthume : Philosophische Untersuchungen zu Baum, Zeit und Kontinuum.

4. Cf. « Beiträge zur Theorie der psychischen Analyse » ( Gesamtausgabe, I) ; « Ueber Gegenstände höherer Ordnung » ( Gesamtausgabe , II) - notamment Section III : t Ueber das Vorstellen und Wahrnehmen des zeitlich Verteilten ».

5. Un objet temporellement étendu serait donc appréhendé à la manière d'un nombre, c'est-à-dire en comptant successivement les unités et en les totalisant après coup dans la saisie synthétique et simultanée d'un objet - ou d'une forme d'objet - complexe. Le rapprochement meinongien entre les objets temporellement étendus et les objets complexes d'une perception spatiale (Gestalt) ainsi que l'analyse du temps s'inspirant du modèle de l'arithmétique mériteraient d'être développés. Ils articulent d'une ma- nière exemplaire une approche du temps dont la tradition fut inaugurée par Aris- tote et achevée par Bergson et Husserl.

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défendues par Brentano et Meinong concerne la réduction du présent à « l'abstraction mathématique » (Hu X, Nr. 29, p. 227) d'un point instan- tané. Il s'agit là d'une « fixation » dogmatique de l'analyse au concept- limite de point géométrique qui, selon le cas, conduit à, culbuter le présent- à-venir et le présent-advenu dans le non-être ou à, élever la durée tempo- relle dans le ciel des constructions de l'activité categoriale de l'entende- ment. Il est significatif que c'est en s'appuyant sur des données psycho- logiques6 que Husserl conteste les positions de Brentano et de Meinong, respectivement inspirées d'une métaphysique outrancièrement réaliste et d'un souci onto-logique d'inventorier tous les étants à, travers la grille d'un système hiérarchique de types d'objets. A la suite de Stern, Husserl considère qu'un acte de perception est un processus continu, traversé « par un lien de conscience, par un acte d'appréhension ayant une unité » (Leçons, § 7, p. 34) et que déjà dans une phase présente de ce processus se trouve nécessairement impliquée la conscience des phases précédentes et suivantes. Une phase présente de la perception se rapporte donc à une succession de phases de l'objet perçu (cf. Hu X, Nr. 33). L'argument qui empêchait Meinong d'admettre la possibilité de la perception d'une mélo- die, à savoir qu'une succession de perceptions instantanées ne constitue jamais une perception présente d'une succession d'instants objectifs, se trouve ainsi déjoué.

La conception que Husserl se fait d'une phase du temps immanent, du présent élargi d'un acte de perception, mérite qu'on s'y arrête, car elle se trouve impliquée dans le bouleversement le plus important qu'ait connu son analyse de la temporalité. Analysée d'une manière schématique, la phase présente d'un processus perceptif - souvent désignée (en vertu du diagramme représentant les modalités constitutives du flux temporel de la conscience) de « coupe transversale » (Querschnitt) - se compose de la visée intentionnelle se rapportant à un maintenant, de la visée se rap- portant à une série d'instants qui viennent d'avoir été saisis dans le mainte- nant et qui en s'éloignant sont devenus passés, ainsi que de la visée se rap- portant à une série d'instants futurs, c'est-à-dire incessamment à-venir dans le maintenant originel de la conscience. Comme notre propos concerne principalement le maintenant devenant passé et le passé presentine dans le maintenant, et que de plus, la conscience des instants à-venir (proten- tion) est analysée par Husserl comme un simple retournement (umgestülpt : Hu X, Nr 45, p. 305) de la structure de la conscience des instants passés (rétention), nous pouvons faire abstraction des pro tentions se rapportant au futur-à-venir. Si la « coupe transversale » présente est à comprendre comme une phase non-indépendante du processus de perception, il s'ensuit

6. A savoir la nécessité d'une extension temporelle de la perception elle-même, appelée par Stern Präsenzzeit. Pour la discussion que Husserl consacre à l'article de L.W. Stern (« Psychische Präsenzzeit »), cf. Hu A", Nr. 29, pp. 218-220 et Nr. 33, pp. 232-234.

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R. Bernet

a fortiori que le maintenant (Jetztpunkt) n'est qu'un moment evanescent, une « limite idéale » (Leçons, § 16, p. 56) de la phase présente.

Dans une première approche, Husserl analyse cette unité qui englobe la conscience du maintenant - par exemple d'un accord musical - et de la conscience rétentionnelle de la phase musicale précédente comme un ensemble composé d'appréhensions intentionnelles qui interprètent un ensemble correspondant de contenus réels (reell) de la cons- cience comme représentant l'instant actuel et les instants passés de la cadence musicale (cf. Leçons, §§ 16, 30 et surtout Hu X, Nr. 33). Ces contenus d'appréhension étant supposés temporellement neutres, c'est-à- dire ne se rapportant pas en eux-mêmes à la succession temporelle de la mélodie, il est malaisé de comprendre en quoi certains d'entre eux se prê- tent à être interprétés comme représentant des phases passées de la mélodie et un autre comme représentant son instant présent. Le modèle du proces- sus perceptif dont Husserl s'inspire le conduit tout naturellement à une solution de type empiriste qui consiste à. imputer cette différence des appré- hensions à une différence au niveau des sensations fonctionnant comme contenus appréhendés. Selon cette théorie, la visée d'un maintenant serait à, comprendre comme l'appréhension d'une impression, alors que la visée rétentionnelle du passé serait une appréhension d'un phantasme. Dès 1908-09, les présupposés contradictoires de cette construction ainsi que son incapacité de principe à, rendre compte du passé rétentionnel se trouvent démasqués (cf. Leçons, §§ 11-13 et surtout Hu X, Nr. 49). Le nerf de cette critique est formé par l'observation phénoménologique qu'un moment réel (reell) du flux de la temporalité immanente ne peut être tenu pour temporellement neutre. Et ceci vaut pour les contenus d'appréhension aussi bien que pour les appréhensions elles-mêmes qui s'y rapportent. Toute appréhension originaire de la temporalité objective - que sa visée intentionnelle se rapporte à un instant présent ou à un instant passé de la mélodie - est effectuée dans le maintenant de la conscience. Et toute appréhension effectuée dans le maintenant ne peut être appré- hension que d'un datum de sensation présent également dans ce même maintenant. Supposer que le contenu appréhendé par la rétention soit un phantasme au lieu d'être une impression, n'explique donc pas comment une appréhension d'un phantasme effectuée dans le présent au sens du maintenant puisse saisir intuitivement quoi que ce soit de passé. Le maintenant immanent composé d'appréhensions présentes de contenus présents ne peut rien saisir au-delà du maintenant objectif de la mélodie : « une série de contenus < d'appréhension > primaires qui coexistent < dans le maintenant > ne peut jamais conduire à l'intuition d'une succession < objective >... car le maintenant (Jetzt) ne peut être présent comme non-maintenant (Nicht- Jetzt) et le non-maintenant ne peut être donné comme maintenant » (Hu X, p. 322-323).

Que le non-maintenant ne puisse être donné dans le maintenant veut

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Husserl et le présent

donc dire que le passé appréhendé dans le présent ne peut jamais être un moment constitutif, un contenu réel (reell) d'un acte de perception effectué dans le maintenant : « Le son qui vient de passer et en tant qu'il est saisi dans le temps présent (Präsenzzeit)..., est encore saisi, mais non comme s'il était vraiment senti (empfunden) au sens d'un contenu réel (reell) de la conscience... » (ibid., p. 324). Est-ce à dire que le passé ne peut jamais être donné dans le maintenant ? Certainement pas, puisque cela revien- drait à nier à la fois la possibilité de la perception d'une succession tem- porelle comme celle d'une mélodie et la possibilité de la remémoration de cette mélodie autrefois perçue. La possibilité de la perception d'une mélodie semble être le préalable du re-souvenir d'une mélodie. Avant de revenir à la question de la possibilité d'une présenti fication du passé dans le souvenir, il nous reste donc à fournir une description acceptable du présent étendu de la perception d'une mélodie, de ce que Husserl appelle « la coupe transversale » (Querschnitt) de la perception d'une succession. Plus précisément, il s'agit d'expliquer, premièrement, comment une série d'objets passés peut être donnée intuitivement dans le maintenant de la perception et, deuxièmement, comment se constitue le caractère temporel de ce maintenant de l'acte de perception ainsi que de la succession des phases de cette conscience perceptive. D'une certaine manière, nous en sommes donc toujours à chercher une fondation phénoménologique à, la prétendue solution du problème de Meinong par Stern, à savoir que la succession objective des sons dans une mélodie ne peut être perçue qu'à travers la succession subjective des phases du processus perceptif.

Nous avons vu que dans la phase abstractivement isolée de l'acte continu de perception, la saisie du maintenant de l'objet perçu est entourée d'une conscience rétentionnelle et d'une conscience protentionnelle se rapportant respectivement au passé et au futur de cet objet, par exemple aux phases écoulées et à venir d'une cadence musicale. C'est en s'appuyant sur ce donné psychologique qu'un mathématicien suisse - Andreas Speiser - pouvait déclarer à, ses étudiants zurichois épatés, et avec une emphase encore soulignée par son dialecte bâlois : « Celui qui entend les premières mesures d'une sonate et qui n'en saisit pas en même temps le développement complet, est un idiot I » Et Valéry, qui ne fut point idiot, de se plaindre que les compositeurs ne se montrent pas à, la hauteur de ce que ces premières mesures retenues laissaient attendre : « La musique m'ennuie au bout d'un peu de temps... C'est qu'elle vient gêner ce qu'elle vient d'engendrer... Rare est la musique qui ne cesse d'être ce qu'elle fut ; qui ne gâte... ce qu'elle vient de mettre au monde... »7. La rétention de ce que la musique vient de mettre au monde concerne à la fois la partie musi- cale déjà, perçue et (au moins implicitement) sa perception passée. Elle est donc rétention présente d'un maintenant passé de la conscience

7. P. Valéry, Tel Quel, I, Paris, 1941, p. 15.

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R. Bermi

perceptive et d'un maintenant passé de l'objet perçu. Avant de prendre, enfin, en considération la conscience (présente, rétentionnelle, proten- tionnelle) de la conscience perceptive, jetons un dernier regard sur la relation entre le temps subjectif de la perception et le temps objectif de l'objet perçu. Nous avons montré pourquoi la conscience perceptive rétentionnelle qui se rapporte aux phases passées de la mélodie ne pouvait se comprendre à, la lumière du scheme « appréhension - contenu d'appré- hension » ! Les arguments mentionnés à cette occasion ne nous empêchent cependant pas de nous servir de ce scheme pour expliquer comment la per- ception actuelle saisit le maintenant objectif de la mélodie perçue. Aussi longtemps que nous nous en tenons au cadre d'une représentation d'un maintenant objectif par un maintenant subjectif ou immanent, il n'y a pas de contradiction logique à dire que c'est l'appréhension instantanée d'une « impression originaire » (Urimpression) qui permet de percevoir un accord musical comme étant présent au sens du maintenant objectif. La consistance logique de cette description s'appuie cependant sur une série de présupposés naturels, c'est-à-dire pré-phénoménologiques concernant le temps objectif. Jusqu'ici, nous avons constamment assumé que l'objec- tivité du temps caractérisant une succession de sons soit celle d'un objet spatio-temporel se représentant dans la conscience exactement de la même manière qu'une chose étendue dans l'espace. Et nous en avons conclu que la perception d'un son ou d'une série de sons est une saisie perspectiviste s'appuyant sur des sensations qui sont les représentants immanents de l'objet transcendant. Ces sensations jouent donc le rôle d'intermédiaires entre la chose elle-même et son appréhension intention- nelle par la conscience. Et, second présupposé majeur, nous avons cons- tammment assumé que l'existence et les propriétés de cette chose elle- même, par exemple du temps objectif d'une succession de sons, soient autonomes, c'est-à-dire ne dépendent d'aucune manière d'une perception qui viendrait les saisir.

Le premier présupposé ne peut être démantelé qu'en nous attaquant d'abord au second, mais ce n'est que la discussion de ce premier présupposé qui nous introduira enfin dans la dimension proprement phénoménolo- gique du problème de la temporalité. Le second présupposé mentionné concerne la croyance naturelle en la réalité autonome du temps objectif et il tient le temps immanent des vécus de la conscience pour une repré- sentation dérivée, reflétant le temps objectif à, la manière d'un miroir. Cela permet de conclure à, la simultanéité (gleichzeitig) du maintenant objectif et du maintenant subjectif tout en supposant que le maintenant d'un acte perceptif se situe dans le temps immanent exactement comme le maintenant de l'objet (transcendant) perçu se situe dans le temps objectif (cf. Hu X, Nr. 54, p. 369). Ce temps objectif représenté dans le temps immanent est « le temps » que Bergson distinguait de la « durée », à savoir un système d'ordonnance temporelle projeté sur l'espace et servant à, 186

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localiser objectivement, c'est-à-dire une fois pour toutes et pour tout le monde, l'identité individuelle d'un événement par rapport à d'autres événements. La démarche phénoménologique telle que la conçoit Husserl ne consiste pas à contester ni la nature ni l'existence de ce temps spatio- temporel ou « cosmique » (cf. Idées.,. I, § 81), mais à analyser comment il se constitue à, travers une « naturalisation » du phénomène du temps immanent. Si nous voulons comprendre la perception d'une succession de sons d'une manière phénoménologique et non plus « naturelle », nous devons procéder à une nouvelle analyse du phénomène du temps immanent et notamment de la conscience qui constitue cette temporalité immanente. (Dans le cadre du présent essai nous pouvons nous dispenser de traiter d'une manière approfondie de la constitution du temps objectif à partir du donné phénoménologique du temps immanent. Gomme la reproduction du passé y joue un rôle prépondérant (cf. Leçons, § 32 et suppl. IV), nous allons cependant y revenir brièvement quand nous traiterons du re-souve- nir. Mais nous ne voulons pas cacher que le projet d'une fondation, d'une constitution du temps objectif au sens de la physique contemporaine par une phénoménologie du sujet transcendantal ne semble pas avoir trouvé d'aboutissement dans l'œuvre husserlienne).

Une analyse proprement phénoménologique de la manière dont la conscience intentionnelle appréhende la durée d'un même son ou la succes- sion de sons différents se doit de mettre entre parenthèses toute apercep- tion « naturalisante » de ces objets. Ainsi appréhendé, le son est réduit k son apparaître dans le temps immanent. Il est donc un moment réel (reell) de la conscience, un objet immanent tout comme le vécu intentionnel d'un acte de perception. La saisie consciente de la durée continue d'un même son ou de la succession de sons différents doit donc être structurée de la même manière que la saisie consciente de la durée d'un vécu intentionnel qui commence, dure et est suivi d'un autre vécu. Il n'est donc pas étonnant que la nouvelle analyse de la perception de la temporalité des sons ou d'une mélodie n'émerge dans les écrits de Husserl qu'une fois que le pro- blème concernant la conscience de la temporalité des actes intentionnels de la conscience a trouvé une solution satisfaisante, à, savoir dans les années 1909-1 18. Cette description de la manière dont la durée temporelle d'un acte de conscience intentionnelle se constitue dans la conscience dite « absolue », apportera également, nous allons le voir, un démenti au premier des présupposés mentionnés, à savoir que la perception pré- sente du maintenant d'un son soit à, comprendre à, travers le scheme de l'appréhension d'un contenu d'appréhension.

8. Sur le développement historique des analyses husserliennes du temps entre les Recherches logiques (1900) et les Idées... 1 (1913) on consultera avec beaucoup de profit Tétude de John B. Brough, « The Emergence of an Absolute Consciousness in HusserPs Early Writing on Time-Consciousness » : Man and World, V /3 (1972), pp. 74-115.

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II

Ce que Husserl appelle un « acte » ou un « vécu intentionnel » est un donné, un phénomène, dans lequel la conscience se réfère à, un objet. La conscience d'un objet est implicitement aussi la conscience d'un acte. Un acte de perception est un percevoir perçu, une sensation est un sentir senti. Mais l'acte de perception ne se perçoit pas et la sensation ne se sent pas, la perception est perçue et la sensation est sentie. Par qui ? Par la conscience non-réflexive ou « absolue » qui accompagne nécessairement toute conscience perceptive d'un objet, tout acte perceptif ! Dans une approche phénoménologique du temps telle que Husserl l'entend, tout découle de l'analyse de cette conscience absolue de la temporalité des actes de conscience (ou des sensations), de cette « phénoménologie de la conscience intime du temps ». Nous ne pouvons en donner ici qu'un aperçu fragmentaire qui, fidèle au sens de notre démarche, s'intéressera surtout : premièrement à comprendre la conscience présente d'un acte passé, la saisie rétentionnelle de la durée (ou des moments écoulés de la durée) d'un acte, deuxièmement à interroger la conscience du flux de la conscience absolue qui se rapporte à la durée d'un acte et troisièmement à se demander en quoi l'esquisse husserlienne de la conscience absolue accomplit un pas décisif vers un ' dépassement ' d'une métaphysique de la présence.

Une analyse de la conscience absolue de la durée d'un acte peut en partie s'inspirer de ce que nous avons dit à propos de la perception d'un objet qui dure dans le temps objectif. Ainsi, il demeure vrai que la saisie consciente d'une succession présuppose une succession ou du moins une continuité de cette conscience elle-même. Ce présent de la conscience absolue d'un acte comprend donc nécessairement, en plus du moment privilégié constituant le maintenant de cet acte, des moments se rappor- tant aux phases écoulées et à-venir de ce même acte. Autrement dit, une phase du flux de la conscience absolue, une « coupe transversale » (Quer- schnitt) est composée d'une ou de plusieurs « impressions originaires » (Urimpression) entourées de rétentions et de protentions. Demeure vrai également, ce que nous avons dit à, propos de l'analyse de la rétention moyennant le scheme ' appréhension - contenu d'appréhension '. Qu'il s'agisse de la saisie rétentionnelle des moments écoulés d'une durée objec- tive ou subjective, du passé d'un événement spatio-temporel ou d'un acte ne change rien à ce qu'une appréhension présente ne puisse appréhender autre chose qu'un contenu présent. Et on verra plutôt un chameau passer à travers le chas d'une aiguille qu'une appréhension présente d'un contenu présent saisir autre chose qu'un objet présent. Quand il s'agit plus parti- culièrement de la rétention des phases écoulées d'un acte par la cons- cience absolue, l'application du scheme est doublement absurde : non seulement on n'explique pas ce qu'on veut expliquer, à, savoir la cons- cience présente du passé, mais on suppose également qu'un acte cons-

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cient soit saisi par la conscience absolue à la manière d'une chose spa- tiale saisie par la conscience perceptive à travers l'intermédiaire de sensa- tions. Quoi qu'il en soit de cette représentation de l'espace dans la cons- cience perceptive, il est manifestement absurde de supposer que la cons- cience (absolue) de la conscience (acte) ait à, s'accomplir à travers un inter- médiaire représentationnel dont on voit moins que jamais ce qu'il pourrait être. Il va sans dire que cet argument vaut également pour la conscience absolue en tant qu'elle n'implique pas seulement des rétentions, mais égale- ment des impressions originaires et des protentions. La saisie de la durée d'un acte par la conscience absolue se fait sans intermédiaires. Cela est vrai pour le présent instantané de l'acte autant que pour ses phases écoulées ou à-venir. Car comme il est dit ailleurs : « la conscience est conscience de part en part »9. Nous pouvons donc apporter une réponse claire à, la question soulevée plus haut et qui concernait la saisie d'un mainte- nant objectif dans la temporalité subjective. Le maintenant du temps objectif se constitue à travers une naturalisation du maintenant du temps subjectif (maintenant de l'acte), qui est constitué par l'impression origi- naire de la conscience absolue. Il est exclu que la scheme puisse rendre compte de la constitution du maintenant d'un acte ou d'une sensation, et la constitution d'un maintenant du temps objectif est affaire plutôt de rétention et de reproduction du maintenant immanent d'un vécu qu'affaire d'appréhension objective de ce donné immanent.

Le présent d'une phase du temps absolu (« coupe transversale ») saisit donc le moment présent et les moments passés (et futurs) d'un acte« Ainsi, une seule phase du temps absolu saisit une multitude de phases du temps immanent. Mais, à y regarder de plus près, il faut aussi dire qu'une seule phase du temps immanent est saisie à travers une multitude de phases du temps absolu. En effet, une même phase de la durée de l'acte est d'abord saisie comme à-venir, et puis comme étant présente mainte- nant, et puis comme ayant-été-maintenant, et puis comme ayant-été- saisie -maintenant comme ayant-été maintenant, et ainsi de suite. Cette structure du maintenant, qui devient un ayant-été-maintenant, qui devient un ayant-été-ayant-été maintenant..., cette modification de modifications rétentionnelles d'une impression originaire du temps absolu mérite d'être regardée de plus près, car elle contient la clef des réponses que Husserl apporte à la première et à la deuxième des questions mentionnées. En effet, la structure itérative des modifications rétentionnelles rend compte à la fois de la conscience de la durée de l'acte et de la conscience de la ' durée ' ou plutôt du flux de la conscience absolue. La rétention est une intention présente qui est indissolublement liée à. une impression originaire présente et qui se rapporte aux impressions originaires précédant l'impres- sion originaire à laquelle elle est liée. A parler d'une manière schématique, 9. « Bewusstsein besteht durch und durch aus Bewusstsein... » (Phantasie, Bildbewus-

stsein, Erinnerung, Hu XXIII, p. 265).

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la rétention associée à l'impression originaire-2 est conscience de l'impres- sion originaire-1. Et la rétention associée à l'impression originaire-3 est rétention non seulement de l'impression originaire-2, mais aussi de la rétention qui y est associée (rétention-2) et qui est rétention de l'impres- sion originaire-1. Cette impression originaire-1 est conscience du mainte- nant d'un objet immanent, par exemple de la phase-1' de la durée d'un acte. Nous désignerons ce maintenant de l'objet immanent comme « objet-1' ». La rétention-3 est un moment de la conscience absolue dont Piatenti onnalité porte à la fois sur la rétention de l'objet-1', ainsi que sur les modifications rétentionnelles que la conscience de cet objet vient de subir. Autrement dit, la rétention-3 est à la fois et indissolublement réten- tion de l'objet-1', et rétention-3 de < rétention-2 de (rétention-1) >. Selon qu'on considère la fonction intentionnelle de la rétention qui porte sur un objet immanent ou sur la rétention de rétention, Husserl parle de « l'inten- tionnalité transversale » ou de « l'intentionnalité longitudinale » de la rétention (Leçons, § 39). Cette dénomination se rapporte d'ailleurs au diagramme par lequel Husserl tente de représenter graphiquement ce processus de modification de modifications rétentionnelles (cf. Leçons, § 10 et surtout Hu X, Nr. 50, pp. 330-331). La présentation ainsi que l'inter- prétation de ce diagramme ne peuvent être entreprises ici, et nous n'allons pas nous attarder non plus au fait que l'intentionnalité transversale ne concerne pas seulement la rétention d'un seul objet (objet-1'), mais aussi la rétention d'une succession d'objets (objet-1', objet-2', objet-3'... saisis comme ayant été maintenant dans l'impression-originaire-1, l'impression- originaire-2, rimpression-originaire-3...). Il importe avant tout de bien comprendre que la rétention est un moment de la conscience absolue, que chaque nouvelle rétention modifie toutes les rétentions précédentes, et qu'en vertu de la structure de cette modification chaque rétention « porte en elle-même l'héritage de tout le processus précédent » (Hu X, Nr. 50, p. 327). On pourrait donc être tenté de considérer la conscience comme une sorte de ruminant boulimique qui avalerait continuellement de nouvelles impressions originaires et qui à chaque nouvelle ingestion remâcherait tout ce qu'il a dans l'estomac. Mais nous avons à dépasser ce ' stade oral ' de la description phénoménologique, car si le temps objectif est dans le temps subjectif, qui est dans la conscience absolue..., comme l'herbe est dans le ventre, qui est dans la vache, qui est dans la prairie..., nous allons nous perdre dans la nature ou plutôt dans une inter- prétation naturelle, c'est-à-dire pré-phénoménologique de la conscience absolue.

Le devenir-passé n'est donc pas seulement accumulation ou « boule de neige » (Bergson) et il n'est pas seulement refoulement linéaire, comme si toute nouvelle phase de la conscience repoussait la série des phases précé- dentes d'un cran. Le passé est continuellement remodifié à partir du pré- sent de la rétention et ce n'est que cette modification présente du passé qui

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permet l'expérience de la durée temporelle. La conscience de la durée du temps immanent est affaire d'intentionnalité transversale qui est rétention d'objets successifs, mais aussi rétention de la succession des objets, et rétention de la forme de cette succession. Du même coup et à travers Pintentionnalité longitudinale, la conscience rétentionnelle est aussi cons- ciente de sa propre ' durée ', c'est-à-dire du flux de la conscience absolue. En effet, de rétention, en rétention do (rétention), en rétention de < rétention de (rétention) > la conscience absolue s'apparaît présen- tement dans son passé écoulé. Mais le caractère présent et passé de cette conscience absolue n'a-t-il pas à être constitué dans une cons- cience encore ' plus absolue ' et ainsi de suite ? Autrement dit, si la succession du temps objectif se constitue dans la succession du temps immanent, qui se constitue dans le flux de la conscience absolue, qui se constitue dans une temporalité encore plus originaire..., on ne voit pas comment arrêter le mouvement régressif de la démarche de fondation. Pour éviter une telle inflation incontrôlée des niveaux fondationnels dans l'ana- lyse phénoménologique de la constitution de la temporalité, on doit préci- ser le rapport entre la durée du temps immanent et le flux de la conscience absolue.

Premièrement, il convient de bien comprendre que la conscience de la durée du temps immanent et la conscience du flux de la conscience absolue que l'intentionnalité transversale et Pintentionnalité longitudinale de la conscience absolue rétentionnelle sont «... deux intentionnalités, formant une unité indissoluble, dans un seul et même flux de conscience... » (Leçons, § 39, p. 108). La conscience absolue saisit donc les modifications retenti onnelles des objets immanents et se saisit elle-même à travers ces modifications rétentionnelles, ou plutôt, en tant que modification, en tant que modifiante : « C'est dans un seul et unique flux de conscience que se constituent à la fois l'unité temporelle immanente de son et l'unité du flux de la conscience elle-même » (ibid., p. 105). Deuxièmement, il faut éviter, autant que faire se peut, de considérer la structure du flux de la conscience absolue comme une image ou comme une représentation isomorphe et simultanée de la durée du temps immanent. La conscience absolue n'est pas un contenant dans lequel so trouveraient l'impression originaire et la rétention, celles-ci ne sont pas localisées dans le même maintenant, elles ne sont pas simultanées parce qu'elles ne sont pas des objets individuels de la conscience absolue (cf. Leçons, § 36, et Hu X, Nr. 50, p. 333). Et le flux de la conscience absolue lui-même n'est pas à comprendre à la manière d'un processus de changement d'un objet qui a une vitesse d'écoulement et des phases étendues de repos ou de non- changement (cf. Leçons, § 35, p. 98). La régression de la démarche cons- titutive se trouve donc arrêtée à l'analyse de la conscience absolue qui est « non-temporelle, à savoir rien qui se trouve dans le temps immanent » (Hu X, Nr. 50, p. 334). Et inversement, rien ne se trouve dans cette

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conscience absolue, celle-ci n'a pas la rétention, elle est rétention ou impression originaire. Cet ' être ' de la conscience absolue ne peut être appelé « flux » que « métaphoriquement, ... ce flux est quelque chose que nous nommons ainsi d'après ce qui est constitué... Pour tout cela les noms nous font défaut » (Leçons, § 36). On peut dire que les recherches ultérieures que Husserl consacra à, la temporalité n'ont essentiellement rien été d'autre qu'un effort soutenu jusqu'au bout de son œuvre pour nommer l'actualité vivante, la « urtümlich stehend-strömende Vorgegen- wart » (Ms. C 3, p. 3a) de la conscience absolue.

La conscience absolue est donc conscience vivante et constitutive de la durée du temps immanent ainsi que de son propre flux. Nous pourrions nous demander avec Husserl si dans cette « apparence du flux à lui- même... le constituant et le constitué coïncident » totalement (Leçons, § 39, p. 109 ; trad. mod.). Nous pourrions demander à Husserl des expli- cations sur le caractère « non-temporel » de « l'insertion quasi temporelle des phases du flux, qui possède toujours et nécessairement le ' mainte- nant ' fluant » (ibid.). Et comment comprendre la temporalité noA- temporplle d'un « ensemble » (zusammen) d'impressions originaires don- nées « à la fois » (zugleich) ou « antéro-à-la-fois » (vor-zugleich) dans le présent de ce flux (Leçons, § 38, p. 103). Mais plutôt que de souligner ainsi le caractère manifestement inachevé de ces analyses de la conscience absolue, nous allons retourner à la troisième des questions soulevées plus haut et nous demander en quoi cette fondation phénoménologique du temps inaugure une démarche qui se sépare de la traditionnelle métaphy- sique de la présence.

Nous avons déjà souligné à plusieurs reprises des points d'analyse dans lesquels Husserl se met en marge d'une interprétation représentation- naliste du rapport entre la durée du temps immanent et le flux de la conscience absolue. Il n'y a entre les deux types de conscience ni identité structurelle (isomorphie) ni simultanéité. Mais, devons-nous ajouter, le temps immanent est bien objet de représentation, à, savoir objet de l'intentionnalité transversale de la conscience absolue. Et il semble même que l'on ne puisse renoncer à, faire servir la structure de cet objet cons- titué comme fil conducteur (Leitfaden) de l'analyse de la conscience absolue qui le constitue. Mais ce rapport constitutif de la conscience absolue à la temporalité des objets immanents ne s'effectue pas à travers l'appréhension d'un donné intermédiaire qui représenterait la temporalité des objets immanents pour et dans la conscience absolue. Et cette constitution s'effectuant à travers les modifications de modifications rétentionnelles ne peut être dite perceptive, si par

' perception

' on entend un rapport immédiat d'un acte à son objet. Si en revanche ' perception

'

veut dire saisie intuitive d'un objet en « chair et en os » (leibhaft), il faut dire qu'à travers l'intentionnalité transversale la conscience absolue perçoit la temporalité immanente. Mais il ne s'agit de toute évidence

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pas de perception d'une chose spatiale. La durée du temps immanent est perçue à travers la médiation des modifications de modifications rétention- nelles et non à travers un représentant intermédiaire. Et ce temps imma- nent perçu se distingue encore du temps immanent tel qu'il est reproduit dans le re-souvenir, en ce qu'il n'est pas un ordre objectif qui servirait à assigner une fois pour toutes une même localisation temporelle à tout objet immanent. S'il faut admettre que les objets immanents (actes, sensations) sont d'une certaine manière dans le temps immanent, on ne peut cependant dire que ce temps immanent soit perceptivement donné dans la conscience absolue.

En y apportant les restrictions nécessaires, on peut donc iparler d'une représentation perceptive de la durée du temps immanent et de ses objets par la conscience absolue. Mais ces termes perdent tout sens, quand nous passons à l'examen de la manière dont la conscience absolue s'apparaît à elle-même. En effet, si dans l'intentionnalité longitudinale la conscience absolue se percevait comme objet, cette perception devrait être effectuée par une conscience d'un niveau encore ' plus absolu '. La notion d'inten- tionnalité longitudinale dans laquelle la conscience absolue se saisit comme modification rétentionnelle en acte a été élaborée par Husserl précisément en vue d'éviter la régression à l'infini dans laquelle toute théorie reflexive de la conscience de soi absolue (absolutes Selbstbewusst- sein) se trouve embarquée. Dans l'intentionnalité longitudinale, la cons- cience absolue ne s'appréhende donc pas comme objet, mais dans l'inten- tionnalité transversale elle appréhende cependant des objets. Puisque les deux fonctions sont dites « inséparables », la conscience absolue se trouve à la source de la différence entre sujet et objet. Mais ce sujet est une spontanéité qui n'est jamais en pleine possession d'elle-même, puis- qu'elle ne s'appréhende qu'après-coup, c'est-à-dire en tant qu'ayant été modification rétentionnelle. La présence de la conscience à elle-même se fait donc sur fond d'absence, la conscience ne se donne que en tant qu'elle a été donnée comme < ayant été donnée comme (ayant été donnée comme...) >. Cette description de la conscience comme un être qui a été, n'est pas contredite par la place tout-à-fait centrale que l'impression origi- naire occupe dans l' analyse husserlienne de la conscience absolue. En effet, cette impression originaire n'épuise nullement le présent de la conscience, car elle y est nécessairement accompagnée de rétentions. De plus, si elle est bien saisie du maintenant d'un objet immanent, elle ne s'apparaît cepen- dant elle-même comme action que dans la mesure où cette action est retenue. Si le temps de cette autodonation de la conscience absolue peut encore être appelé ' présent ', il faut donc dire que ' présent ' est rencontre ou différence entre le ' présent ' et le ' passé '. Ce présent originaire (Urgegenwart) de la conscience absolue est un 'présent' -qui-devient- ' passé '.

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III

La notion de la présence rétentionnelle du ' passé ' dans le ' présent ' de la conscience absolue commande l'analyse husserlienne de la tempora- lité dans toutes ses ramifications. Elle n'explique pas seulement l'auto- donation du flux de la conscience absolue, mais également comment se constituent la durée d'un acte et la durée de la temporalité immanente dans laquelle tous les objets immanents sont situés. Ce que nous avons dit de la constitution de la durée d'un acte dans l'intentionnalité transversale des modifications rétentionnelles de la conscience absolue s'applique donc sans le moindre changement à une description proprement phénoménologique de la perception de la durée d'un son, ou de la succession continue de sons. Mais si nous avons ainsi apporté une solution satisfaisante au problème classique de la perception d'une mélodie, il n'en va pas de même pour la question dont nos réflexions sont parties, à savoir la présentification (Vergegenwärtigung) du passé dans le re-souvenir (Wiedererinnerung). Nous allons essayer de montrer comment cette nouvelle forme d'une donation intuitive du passé dans le présent se distingue de la rétention tout en la présupposant. Et nous fermerons la boucle de notre trajet en nous demandant en quoi l'analyse husserlienne de la remémoration pré- sente du passé sert les intérêts d'une conception de la vérité inspirée d'une métaphysique de la présence.

Le re-souvenir est un acte présent qui se rapporte à un acte passé, je me souviens à présent, au milieu d'un cours, du théâtre illuminé que j'ai vu hier soir. En tant qu'acte intuitif qui vise son objet à travers un autre acte, le resouvenir est à comprendre en analogie avec la structure intentionnelle d'un acte qui imagine (reine Phantasie) la perception d'un objet et de l'ap- présentation (Appräsentation) des vécus intentionnels d'autrui dans l'in- tropathie (Einfühlung). Nous ne pouvons examiner ici ce qui relie et différencie ces différents types de présentification (Vergegenwärtigung) d'un vécu intentionnel. Dans le souvenir, le théâtre illuminé m'est donné à présent et d'une manière intuitive, mais non à, la manière de quelque chose que je percevrais " en chair et en os " (leibhaft). Ce que je perçois à, présent est en partie masqué (Verdeckung) par la remémoration du théâtre illuminé. C'est d'ailleurs souvent un élément de l'environnement présent qui fait que je me souvienne, qui éveille en quelque sorte (assoziative Weckung) le passé. Ainsi, c'est peut-être un étudiant attentif dans un auditoire assoupi qui me fait penser au théâtre illuminé se détachant au milieu d'une ville endormie. Mais rien n'empêche, bien entendu, que le lieu dans lequel je me souviens et le lieu de ce dont je me souviens soient un seul et même lieu. Ce qui est capital cependant, c'est que le maintenant dans lequel je me souviens, et le maintenant dont je me souviens, ne puissent jamais coïncider. Un acte de souvenir ne se souvient jamais de lui même. Et, deuxième observation capitale, je ne peux me souvenir que de mes

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propres expériences et non pas de ce qu'un autre aurait pu voir à, ma place. L'acte présent du souvenir et l'expérience passée dont on se souvient se situent dans le même temps, dans la même durée immanente. A travers la différence des situations temporelles du souvenir et du souvenu se trouve affirmée leur appartenance à une même conscience. C'est d'ailleurs bien pour cela que le souvenir est le lieu privilégié de la constitution du moi. Finalement, et ce sera la troisième caractéristique essentielle, le souvenir est reproduction identique d'une expérience passée, une répétition du même qui enjambe la distance temporelle entre les vécus situés à des points différents d'une même durée consciente. C'est à travers cette synthèse de reconnaissance de l'identité d'un vécu présent et d'un vécu passé que se constituent l'identité d'un objet temporel et l'idendité de ce système de localisation temporelle qu'est le temps objectif.

Le re-souvenir est un acte présent « qui saisit ce qui a été présent en tant qu'il est présent dans le présent passé » (Hu X, Nr. 25, p. 201). Cette, cons- cience présente d'une conscience qui a été présente doit être distinguée de la manière dont la conscience absolue est rétentionnellement consciente d'un acte de la conscience qui a été présent. Et cela pour deux raisons : Premièrement, parce que l'acte du souvenir ainsi que l'acte dont on se souvient sont tous les deux des objets de la temporalité immanente, cons- titués parla conscience absolue; deuxièmement, parce que cette reproduc- tion d'un acte passé dans un acte présent n'est possible que parce que l'acte reproduit est un acte qui a été présent pour la conscience absolue et qui est devenu passé en restant rétentionnellement présent pour l'intention- nalité transversale de la conscience absolue. Pour ces deux raisons, une reproduction d'un acte est toujours reproduction de la conscience absolue pariaquelle cet acte a été constitué. En outre, cette reproduction n'est pos- sible que dans la mesure où l'acte reproduit est devenu passé, tout en res- tant présent dans l'itération infinie des modifications rétentionnelles de la conscience absolue10. Cette dernière affirmation signifie qu'un acte ne peut être reproduit maintenant que s'il a été présent et que si on peut retrouver la ' localisation ' précise de ce maintenant passé dans la durée du temps immanent. Cette situation individuelle de la phase ou de la durée d'un acte par rapport à la durée d'autres actes et par rapport à la durée du temps immanent se constitue précisément dans le présent vivant de l'intention- nalité transversale des modifications de modifications rétentionnelles. Cela ne veut pas dire cependant qu'un acte ne peut être reproduit dans le re-sou- venir qu'en tant qu'il est encore intuitivement saisi dans le présent des rétentions de rétentions de la conscience absolue. Dans la mesure où le flux de la conscience absolue progresse, que la série des modifications de modi-

10. Dans l'étude citée, R. Duval insiste sur le fait qu'une telle présentation du souvenir manque la dimension fondamentale du passé qui est celle de « l'absence irréversible » de ce qui a été oublié.

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fications rétentionnelles s'allonge et se gonfle et que l'acte retenu est de plus en plus distant du maintenant actuel , le caractère intuitif de cette intentionnalité transversale de la rétention s'estompe progressivement. Notre culture a essayé de compenser cet oubli progressif du passé en recou- rant à la représentation symbolique des vécus, notamment par l'écriture. Dans cette sédimentation de la vie, les textes, mais aussi les peintures, les photographies et la tradition orale sont les substituts présents d'un passé perdu, ils servent de support matériel, de mémorial pour la recherche de ce temps perdu. L'ordre symbolique est donc un moyen par lequel la cons- cience absolue cherche à suppléer à son incapacité de garder intuitivement présent toute la durée qu'elle a engendrée, et à surmonter son incapacité de relier intuitivement le maintenant présent du souvenir et le maintenant passé de ce dont on se souvient.

Il n'y a donc pas de présentification du passé sans rétention, car sans rétention il n'y aurait ni de présent passé ni de passé présent. Mais la manière dont le re-souvenir presentine le passé diffère fondamentalement de la présence du passé dans la rétention. La modification rétentionnelle «qui transforme le maintenant... en un passé... a le caractère d'un dégra- dé continu... Au contraire, il n'est pas question d'un passage continu... de l'impression à la reproduction» (Leçons, § 19, p. 65). Tout maintenant d'un objet immanent (par exemple une phase dans la durée d'un acte), du fait qu'il est constitué dans le flux de la conscience absolue, bascule dans le passé rétentionnel « car il est tout-à-fait évident... que tout ce qui est, du seul fait qu'il est, deviendra ayant-été et qu'il est, du seul fait qu'il est un ayant-été-à-venir » (§ 5, p. 24 ; trad. mod.). En revanche, la repro- duction d'un acte n'est pas une conséquence automatique de son caractère temporel, car « l'acte présentifiant est < à son tour > temporellement étendu exactement comme l'acte perceptif antérieur, il le reproduit, il fait s'écouler phase sonore pour phase sonore... » (§ 19, p. 63). Autrement dit, il y a identification dédoublante, un « encore une fois » (ibid.) qui présup- pose la constitution de la durée de l'acte reproduit. Le re-souvenir est la répétition du même à travers la différence de la localisation temporelle de la durée de l'acte présentifiant et de l'acte presentine. C'est parce que le re-souvenir d'une chose implique le dédoublement de la perception pas- sée de cette chose que le chose perçue et la chose reproduite ne peuvent être confondues. Un théâtre que je perçois est un théâtre présent, saisi à travers l'appréhension de contenus réels (reell) représentant la forme spa- tiale et les déterminations qualitatives de cet objet. Selon l'argument qui nous est devenu familier, l'appréhension présente d'un contenu pré- sent ne peut jamais rien saisir de passé. Ce même argument simple nous empêche d'ailleurs aussi de confondre le re-souvenir avec la perception d'une image. Percevoir une image présente n'est jamais percevoir un original passé. En outre, percevoir une image comme représentant analo- gique d'un objet, présuppose la possibilité (au moins idéale) de comparer

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Husserl et le présent

image et objet, présuppose donc la possibilité contradictoire de percevoir un objet en tant que passé.

La présentification du passé, la reproduction présente d'une expérience passée est donc une représentation d'une représentation d'un objet. Et Husserl se préoccupe fort de ce que cette représentation seconde soit une ' copie conforme ' de la représentation qu'elle reproduit. Comment être certain que ce dont je me souviens maintenant se soit passé autrefois exactement de la manière dont je m'en souviens? Quand on sait l'impor- tance du re-souvenir pour atteindre à une connaissance objective aussi bien de la nature que de l'esprit, on comprend que cette question ait tourmenté la conscience scientifique de Husserl. Avec une honnêteté qui confine au masochisme, Husserl répertorie ces causes d'erreur que sont la « confusion » (Vermengung) entre les expériences passées et présentes, le « refoulement » (Verdrängung), la «condensation » (Verdichtung), la « fabulation » (Ausmalung), le « maquillage » (Uebermalung) et. le recou- vrement (Verdeckung) (cf. Hu XI, Analysen zur passiven Synthesis). Loin d'être constitutifs de la nature même du souvenir, ces écueils doivent et peuvent être évités en répétant un souvenir, en explicitant l'horizon temporel du vécu dont on se souvient, et en avançant du présent vers le passé avec prudence et par petits pas (ibid.). Ainsi, il est des cas où un acte de re-souvenir ne saurait se tromper sur un vécu passé pourvu qu'il procède avec précaution. Un souvenir d'un passé proche (Naher inner ung) peut être « apodictique », et « à la limite » il est même « idéalement » possible qu'il soit «adéquat » (§25 et pp. 277 s.). Cette possibilité d'un souvenir adéquat d'un passé proche découle du fait que dans ce cas la distance qui sépare le présent et le passé peut être franchie d'une manière pleinement intuitive. Il est donc possible qu'à travers une progression continue dans la durée du passé reproduit on rallie le présent de l'acte de reproduction.

La vérité de la présentification du passé dans le souvenir se détermine donc en fonction de la possibilité du souvenir à être une représentation ou plutôt une reproduction fidèle du passé. Cette fidélité est celle d'une cor- respondance, que l'on voudrait adéquate, entre un maintenant présent et un maintenant passé. Et ce dédoublement re-productif do la conscience ne peut être adéquat qu'en surmontant la distance temporelle entre le sou- venir présent et le souvenir passé. Autant dire que le concept de vérité dont s'inspire l'analyse husserlienne de la remémoration procède du vœu de neutraliser la différence temporelle dans une présence dédoublée de la conscience intentionnelle à elle-même. Cette analyse est marquée d'une sorte de hantise épistémologique qui conduit à interroger la vérité du souvenir comme correspondance, l'être de la conscience comme représen- tation ou reproduction, et l'absence temporelle du passé comme uni pré- sence masquée de la conscience à ̂ Ile-né* -ne. Nous sommes donc loin d'une compréhension de la vérité historique en termes de vérité temporelle de

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fi. Bermi

l'être (S eins geschieh), et nous sommes loin d'une vérité du passé qui se constituerait à travers l'explication historique (Danto) ou de la narrativité (Ricœur). Et malgré quelques similitudes frappantes, la description husser- lienne du souvenir est à l'opposé d'une conception psychanalytique de la vérité-après-coup du sujet clivé de la parole. Une phénoménologie à-venir, plutôt que de s'attacher à l'étude de la présentification de l'absence, aura à. interroger davantage ce mouvement de la différenciation radicale que Husserl appelait

" le flux de la conscience absolue ". Rudolf Bernet

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