gustave flaubert : «madame bovary»

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Page 1: Gustave Flaubert : «Madame Bovary»
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É T U D E S L I T T É R A I R E S

GUSTAVE FLAUBERT

Madame

Bovary

P A R G É R A R D G E N G E M B R E

P R E S S E S U N I V E R S I T A I R E S D E F R A N C E

Page 3: Gustave Flaubert : «Madame Bovary»

ÉTUDES LITTÉRAIRES

Collection dirigée par Jean-Pierre de Beaumarchais

et Daniel Couty et, pour les textes étrangers,

par Yves Chevrel

ISBN 2 13 042956 4

ISSN 0764-1621

D é p ô t légal — 1 éd i t ion : 1990, j u i n

© Presses Unive r s i t a i r e s de t y p e = " B W D " 108, b o u l e v a r d S a i n t - G e r m a i n . 7 5 0 0 6 P a r i s

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NB : Les références des citations seront données dans l 'ordre suivant : édition des classiques Garnier (1971), édition du Livre de poche (1983). Par exemple : (32, 65).

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I n t r o d u c t i o n :

M a d a m e B o v a r y r e v i s i t é e

1850 : Balzac meurt. Flaubert, en voyage à Constanti- nople, l'apprend. La succession est ouverte. « Je crois que le roman ne fait que de naître, il attend son Homère » (17 décembre 1852). En 1857, cet Homère fait l'objet d'un procès au terme de sept années qui métamorphosent le roman français, et aboutissent à la tentative de censure bourgeoise. Procès d'une femme, ou procès du roman ?

Quand Flaubert se met à sa table de travail et dans le « gueuloir » de Croisset, il entame l'expérience de la contrainte généralisée. C'est sous cet angle unificateur que nous examinerons le livre. Contrainte du sujet et du combat qu'il génère ; contrainte du genre romanesque ; contrainte d'une problématique, celle du style, de l'écri- ture. Sans doute se résolvent-elles moins dans l'achève- ment du livre, parfait système clos, que dans la récurrence, la structure, l'organisation du texte. Si l'on a pu parler à son propos de machine romanesque, c'est que Madame Bovary pose d'une façon magistrale l'économie du genre, en définit les enjeux et combine avec une remarquable efficacité les impératifs de l'écriture et ceux du sens.

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L e c o n t e x t e

Le siècle du roman

Créer dans un Etat bourgeois, c'est en premier lieu s'inscrire dans un contexte économique qui autorise la publication et la diffusion, mais c'est surtout prendre place dans une époque de mutation. Depuis au moins Bonald qui l'affirme dès 1802, tous les écrivains savent d'une certaine façon que la littérature est l'expression de la société, et cette société se transforme. L'on est entré définitivement dans l'histoire et ses vicissitudes, dans un développement dont on peut tout espérer et tout craindre.

Le décollage économique de la France s'est accompli et s'impose sous le Second Empire. Circulation des hommes, des marchandises, de l'argent ; circulation socia- le aussi avec l'ascension de la bourgeoisie, installée aux affaires, devenue classe dominante. Si le romantisme avait exalté les valeurs de l'individu, les effets de la démocratie se font de plus en plus sentir. D'une part une classe riche promeut la richesse comme système de valeurs et lie le progrès des esprits et des libertés à l'amélioration du capital et de sa rentabilité. De l'autre, un peuple qui a resurgi sur la scène de l'histoire en 1848 se donne à voir, inquiétant, effrayant. En somme, il faut des régimes d'ordre, ce que la Monarchie de Juillet, puis le Second Empire réalisent au moins tempo- rairement.

Le mouvement des idées s'en ressent : à l'utopie romantique succèdent insensiblement le positivisme avec sa tentation scientifique, et le socialisme tout aussi

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scientifique ou en voie de l'être. L'analyse, la règle, la loi : tout devient explicable, tout est codifiable. Comme l'ordre s'accommode très bien de la religion, éminent facteur de stabilité et corset moral, à cette recherche des lois du monde s'ajoutent les certitudes morales du catholicisme.

A la dynamique générale, il convient d'apporter d'importants correctifs : la campagne agricole se main- tient massivement dans l'archaïsme, la province se partage en zones de stagnation et foyers d'activité, mais s'oppose à la capitale prestigieuse, la Ville Lumière. La subversion de cet ordre étouffant, de cette chape de plomb conformis- te, de ses dogmes scientifiques, tout milite pour une nouvelle révolution, comme si le siècle ne pouvait trouver sa vérité dans le seul développement inégal, comme si la Révolution française se poursuivait dans le grand combat qui l'oppose aux diverses formes de la contre- révolution, plus vivace et virulente que jamais.

Dans ce contexte, le livre progresse car sa diffusion et l'alphabétisation augmentent, le journal et la revue offrent aux écrivains des tribunes de plus en plus nombreuses. Mais en retour l'écrivain entre par la bande dans le cycle industriel. De plus, il doit craindre la censure, très lourde sur les publications de presse. L'édition est chère, victime en plus de la contrefaçon. Il faut attendre 1838 pour que se lance une collection bon marché, et le Second Empire pour améliorer la réglementation.

La consommation littéraire reste difficile à établir, mais il semble bien que le roman connaisse le plus grand succès. Il est devenu le genre dominant, accomplis- sant les prédictions faites dès la fin du XVIII siècle. Genre apparemment affranchi des règles contraignantes, il peut s'ouvrir à un univers inabordable aux autres formes, traiter des sujets inédits, rendre compte du monde moder-

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ne. Sa souplesse lui autorise de se fractionner, se diversifier en une infinité de sous-genres, de formes spécifiques selon le sujet, la forme, la composition, les possibilités de la lecture, le public... Il supplante le théâtre, qui reste bien entendu plus vivace que jamais, mais se trouve dépassé comme genre de la totalisation. Le roman populaire, loin d'être un sous-genre, s'impose comme forme majeure. Il confère au roman des techni- ques, un rythme, une atmosphère que des ambitions beaucoup plus grandes vont reprendre, retravailler et magnifier. La différence entre les catégories du roman tient moins au talent des auteurs qu'aux enjeux et à leur vision du monde.

Le roman se prête donc de manière inégalable à la représentation de l'existence moderne. Isolement de l'individu, déterminismes sociaux et matériels, multiplica- tion et tranformations des relations, intrication des rap- ports de toute nature, des réseaux multiples : le traitement de la durée, la prolifération des personnages, des objets, des lieux rendent compte de cette extension prodigieuse. Le roman retrace donc des apprentissages, des conquêtes, des désillusions, des stagnations, des ambitions et des frustrations, des réussites et des échecs : il offre l'infinie possibilité d'écriture des projets humains.

Mais si le roman s'est affranchi, c'est aussi en s'écartant de formules plus rigides. Le roman d'intrigue sentimentale, où des scènes pathétiques scandent les amours contrariées de jeunes gens comme il faut, tout entiers pris dans l'analyse de leurs passions, l'énonciation de leur désespoir et le franchissement ou le contournement des obstacles. Le roman noir, proche du mélodrame, bruissant de persécutions, trahisons et actes d'héroïsme, de fureur et de mystère. Le roman feuilleton en récupère bien des aspects. Le roman gai, qui, s'il met en place un réalisme superficiel et des personnages populaires,

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se préoccupe surtout d'une intrigue embrouillée, de comique et de bon mots. Le roman personnel s'organise autour d'un individu. Beaucoup plus fécond, il trouve en George Sand un maître. A ces formes il faut ajouter l'extraordinaire vogue du roman historique, qui élargit le genre à l'histoire, aux siècles et aux types, structurés par les tableaux d'une collectivité prise dans un devenir que le texte explicite et met en scène.

Avec le genre historique, que les traductions de Walter Scott ont mis à la mode vers 1820, le roman accorde une plus grande place à l'exposition, la description, concentre l'intrigue, renouvelle le dialogue. Il s'agit de peindre des forces en action et une société, de lier les destinées individuelles, de multiplier les points de vue. Le roman moderne touche alors à l'épique et rivalise avec le théâtre. Du roman historique au roman réaliste moderne, il n 'y a que le changement d'époque. C'est désormais à l'époque contemporaine que le roman s'atta- che, de Balzac à Stendhal, de Flaubert à Zola.

L'incontournable réalisme

S'il est difficile de cerner avec précision ce qu'a pu être la « bataille romantique », il l 'est encore plus peut- être de définir la « bataille réaliste ». Il n'est de réalisme

que contre un certain romantisme, sans qu'il s'agisse d'une volonté d'éradication totale. Le romantisme reste le fond commun du siècle, même si ses apparents « excès », ses tics, ses modes indisposent. Mais la pensée romantique a modifié de façon définitive les mentalités et les catégories de la représentation littéraires. Il suffit d'énumérer les grandes orientations fondamentales du romantisme pour s'en convaincre. Le rapport au temps, de la limite angoissante à l'universel extatique, du rôle

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du souvenir à l'intuition du devenir, du sens de l'Histoire au mal du siècle, du goût du passé à l'ancrage dans la tradition et à l'utopie futuriste. Les modalités de l'énergie, avec la dynamique du héros, de l'œuvre d'art, le culte de la couleur, du mouvement, le refus des limites, la révolte contre l'ordre. La nostalgie de l'âge d'or, de l'inconnaissable et de l'inaccessible, la promotion du religieux, fût-il syncrétique, les perspectives de chute et de régénération, les vertus du rêve et de la folie, les avatars du progrès, le goût de la totalité, de l'harmonie, les fulgurances du lyrisme et du fantastique, les mythes et la métaphysique... tout va dans la direction du dépasse- ment spatio-temporel, l'affirmation des possibles de l'individu et de l'humanité.

Mais de telles aspirations conduisent à l'Idéal, voire au culte du Beau, de l'Art pour l'Art sitôt que le réel historique se fait décevant. En réaction, le réalisme récuse l'utopie idéaliste. Il entend limiter le travail artistique à la vision des choses et des êtres, à l'organisation des faits. Dès lors il promeut moins l'objectivité que le tempérament de l'artiste. L'art est représentation, et jamais les réalistes n'ont prétendu reproduire le réel, chose par ailleurs radicalement impossible, ils le savent pertinemment.

Ainsi seuls quelques théoriciens et praticiens revendi- queront l'étiquette de «réalistes», que les plus grands refusent, conscients des contresens possibles. La peinture, avec Courbet, précède la littérature. En 1857, Champfleu- ry publie Le réalisme, recueil d'articles qui entendent lancer le mouvement. Avec Duranty, il lance la même année une revue portant le même titre. Les productions qui en découlent méritent la relecture. Elles prouvent que Champfleury manie la caricature (est-ce alors du réalisme ?) avec brio et que Duranty essaie une écriture sèche pour évoquer des personnages populaires. Dans

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de la critique et de la théorie littéraire grâce aux seules lectures successives de ce roman, en y ajoutant les discours d'escorte.

Le réalisme, puis le naturalisme annexent Madame Bovary sans autre forme de procès. Zola l'utilise pour définir son esthétique : « Le premier caractère du roman naturaliste, dont Madame Bovary est le type, est la reproduction exacte de la vie, l'absence de tout élément romanesque. La composition de l'œuvre ne consiste plus que dans le choix des scènes et dans un certain ordre harmonique des développements. » La critique universi- taire emboîte le pas. Brunetière peut écrire en 1883 dans Le roman naturaliste : « C'est Flaubert qui demeurera dans l'histoire de ce temps le vrai héraut du naturalisme, comme il est bien probable que Madame Bovary en demeurera le chef d'oeuvre. »

Une autre captation du livre se fera au bénéfice de l'interprétation psychologique, car si on fait procéder le sadisme de Sade, le beylisme de Stendhal, le bovarysme naît du roman, cas très rare dans la littérature française (cf. le pantagruélisme) et équivalent tant linguistique que conceptuel de donquichottisme. Jules de Gaultier consacre le terme en 1892 avec Le Bovarysme. La psychologie dans l'œuvre de Flaubert. A cette « faculté départie à l 'homme de se concevoir autrement qu'il n'est » (voir plus haut), répond l'analyse de Paul Bourget qui dans ses Essais de psychologie contemporaine (1895) lit dans le roman le passage du romantisme au nihilisme.

Avec Henry James qui, préfaçant une édition anglaise du roman (1902), insiste sur la beauté de l'expression et la salvation du monde par le style, même s'il fait d 'Emma un personnage éminemment médiocre (elle « échoue à tenir son rôle par indigence de conscience »), et Proust qui célèbre le style de Flaubert (« Toutes les choses s'y peignent, mais par reflet, sans en altérer la

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substance homogène » Contre Sainte-Beuve, 1954), l'écri- vain Flaubert devient un héros de l'écriture.

Une célèbre polémique entre Thibaudet et Proust sur le style (Thibaudet, « Sur le style de Flaubert », NRF, 1919, Proust, « A propos du style de Flaubert », NRF, janvier 1920, Thibaudet, « Lettre à Marcel Proust, NRF, mars 1920) focalise l'attention sur l'imparfait, le participe présent, le et (Thibaudet) et sur « l'usage entièrement nouveau et personnel qu'il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et certaines prépositions » (Proust). Ce dernier conclut sur le renouvellement de notre vision des choses compara- ble aux catégories de Kant, pas moins. Le centenaire de Flaubert en 1921 est l'occasion de nouvelles salves, et Charles du Bos souligne la pesanteur de la sensation dans les romans.

Depuis 1950, la critique universitaire a considérable- ment amélioré notre connaissance de Flaubert, bien souvent par les voies ingrates de l'érudition. Mais Madame Bovary a été le champ de bataille des grands courants de la critique et de la théorie du texte. En a- t-elle fait les frais ? Sans entreprendre l'historique de ces empoignades, on peut simplement relever les apports de la lecture sociologique, de la sociocritique, et ses modalités d'analyse du social dans le texte, de la psychanalyse, du structuralisme, de la critique thématique, de la narratologie, etc. Tous y ont trouvé aliment à la constitution de leur champ spécifique et de leur outillage conceptuel. Il n'est pas jusqu'à des mouvements littéraires contemporains qui ne l'aient brandi comme bannière. Le défunt nouveau roman revendiquait Flaubert comme ancêtre. Il a dû se retourner dans sa tombe, lui qui refusait véhémentement toute affiliation à quelque école que ce fût.

Sans établir une paternité incontestable, sans décider

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d'un événement absolument fondateur, il reste incontesta- ble que Madame Bovary s'impose comme l'un des premiers romans modernes, et que les écrivains du monde entier croisent nécessairement le chemin flaubertien.

Madame Bovary est à ce point un livre fondateur, un authentique événement qui, aujourd'hui encore, suscite l'écriture, fût-elle ludique. Ainsi de deux romans sortis en 1988 : Madame Bovary sort ses griffes, de Patrick Meney (La Table ronde), et Madame H omais, de Sylvère Monod (Belfond). Ce n'est probablement pas fini... Plus profondément, l'écriture romanesque a été bouleversée par Madame Bovary : sa technique, son ambition, sa perfection stylistique, tout servit dès lors de référence. L'écriture est passée au premier plan.

Laissons à Mario Vargas Llosa le mot de la fin : « La littérature narrative tend chaque fois davantage, de nos jours, en raison de la spécialisation par le développement industriel et l'établissement de la société moderne, à se diversifier en deux branches inquiétantes : une littérature de consommation (...) et une littérature de catacombes, expérimentale et ésotérique. » Contre la littérature indus- trielle, et malgré sa marginalité artistique, Flaubert « fit du roman un instrument de participation négative à la vie », et « l'auteur de Madame Bovary comprit que l'authentique littérature serait toujours dangereuse ».

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E x p l i c a t i o n d e t e x t e

III, 5, la description de Rouen depuis « Descendant tout en amphithéâtre... » jusqu'à « comme une Babylone où elle

entrait » (268-269, 299-300)

La métamorphose de Rouen en Babylone normande est un des moments itératifs du roman (« C'était le jeudi » - 267, 298). Sous prétexte de leçons de piano, Emma prend l'Hirondelle, cette diligence au nom ironi- que, pour retrouver Léon et connaître les joies de l'amour. La description va savamment combiner les points de vue, tout en posant les problèmes de la description dans le système romanesque.

Le texte comporte deux paragraphes, qui semblent fonctionner en un couple réalité/illusion : le Rouen vu, le Rouen fantasmé. Or cette bipartition s'avère plus complexe. La réalité de Rouen est déjà recréée par Emma mais aussi prise dans la perspective d 'un narrateur-auteur, même si la ville apparaît « d'un seul coup d'oeil » : apparition dans un mouvement, une descente, qui situe le point de vue : celui d'Emma. Cette focalisation interne semble gouverner toute la description. De plus, une contradiction signifiante oppose l'itération et la surprise de l'apparition, l'habitude et le travail psychologique, sentimental de « mise en condition » amoureuse qu'effec- tue Emma. Il faut que ce soit comme la première fois, une promesse d'inédit.

De prime abord le passage se présente comme la vue d'ensemble d'une réalité topographique. Rouen et ses

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environs immédiats sont donnés tels qu'un voyageur peut les voir d'en haut. Le cadre est délimité par les deux verbes : « descendant », « remontait ». Au fond de la cuvette se dessine la courbe du fleuve. Les lignes sont également tracées, tant verticales qu'horizontales, avec la suggestion d'un ciel, d'un vide par les « immenses panaches de fumée » et la course des nuages, dessinant un plafond mouvant. Il s'agit alors d'animer les jeux de lumière et de couleur.

Composition, formes dominantes, masses : le paysage subit aussi une simplification. Tout procède de la compa- raison : il « avait l'air immobile comme une peinture ». C'est évidemment se placer dans la logique du tableau, en accentuer les caractères de lisibilité. En somme Rouen, ville découverte, est en même temps reconnue en ses éléments fondamentaux, mais qui perdent du même coup tout pittoresque : fleuve, ponts, îles, boulevards, toits, cheminées... Les articles définis soulignent la familiarité mais, quoique désignant, ne nomment guère. La descrip- tion se fait alors économe, pour rester dans la logique de cette reconnaissance réitérée. Répétition d'un bonheur, trajet inaugural de la jouissance, la saisie du paysage déréalise déjà le référent. A Rouen se substitue une peinture.

Le tableau se doit aussi d'être immobile. Rouen est stylisé en même temps que figé. La gageure de toute description en tableau consiste à suggérer le mouvement, à animer alors qu'il faut en même temps arrêter le mouvement. Ici, fumées, carillon, ronflement renvoient à l'activité humaine, au temps du monde. Les verbes choisis pour décrire la partie fluviale (le fleuve « arron- dit » sa courbe, les navires « se tassent ») ou la comparai- son des îles à « de grands poissons noirs arrêtés » rendent habilement compte d'un mouvement et d'une énergie concentrée. Même procédé avec les cheminées qui « pous-

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sent », et les églises qui « se dressent ». Les choses semblent être en attente, la vie élémentaire amortie, suspendue provisoirement. Seul le vent anime le paysage, inversant l'ordre des éléments : la mer est en quel- que sorte au-dessus de la ville : « comme des flots aériens ».

A cet arrêt momentané du temps s'ajoutent les notations climatiques : brumes et humidité (les toits tout reluisants de pluie) ancrent Rouen dans la réalité banale de la quotidienneté normande. Cette banalisation confèrera d'autant plus de force à la métamorphose en Babylone. D'où les couleurs, réparties par taches. Ciel pâle, collines vertes, îles noires : l'assombrissement va de pair avec la descente. Une gradation inverse lie les broussailles violettes, les toits reluisants, les panaches bruns. La lumière pauvre épuise ses possibilités. Si la focalisation est logiquement celle d'Emma, on peut aussi attribuer l'organisation maîtrisée à un narrateur-auteur, travaillant la contrainte du tableau. Ainsi le problème de la technique est-il exhibé. Rouen c'est aussi la soumission à l'idéal

de la vraisemblance esthétique. Tout est construit de façon à produire un tableau, d'apparenter cette ville à une peinture. L'écrivain imite une imitation, il travaille à un troisième degré. En, même temps, cette production de la ville, en fait production d'un texte, se donne les cautions du « réalisme », ajoutant à la contrainte esthéti- que la contrainte référentielle. La mesure esthétique qui limite le nombre des notations, lesquelles pourraient proliférer du fait de la logique réaliste.

L'ensemble reste vague : « noyée dans le brouillard », « base indécise ». Confusion qui correspond au point de vue d'Emma, comme l'un des traits constitutifs du bovarysme : impossibilité de distinguer en toutes choses l'essentiel de l'accessoire, d'organiser un savoir ou des impressions. Emma voit ce qu'elle veut et ce qu'elle

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peut voir. On peut donc réinterpréter l'ensemble des notations selon des tendances psychologiques : l'imagerie spatiale redistribue des tensions comme l'élargissement, l'envol... telle une préparation au second paragraphe.

Plus profondément, ce que l'on pouvait attribuer au souci d'un narrateur-auteur entre dans la perspective subjective. Rouen vu comme modèle esthétique corres- pond à la constante bovaryenne : on ne voit pas, on ne voit que des représentations. Ainsi plus largement l'éco- nomie et la dynamique de la description renverraient

- symboliquement au destin d 'Emma : des flots aériens se brisent contre une falaise.

Le second paragraphe joue sur la confusion. A l'indéci- sion du tableau succède la substitution d'une autre ville à Rouen. Devenu Babylone, Rouen fonctionne de nouveau comme la ville où Emma fit son éducation. Comme

alors elle est le jouet de mécanismes projectifs, et elle retire des choses une sorte de profit personnel (cf. 37, 70) : « pour elle ». Des perceptions floues (« bourdonne- ments vagues ») des sentiments indéfinissables (« quelque chose ») : Rouen vu confusément est maintenant interprété à travers le vague des passions, les brumes et fumées se métamorphosent en « vapeur des passions ».

Rouen et Emma échangent fantasmatiquement leurs valeurs : l'espace, l'énergie gonflent un amour qu'elle reverse. Une machine fonctionne, alimentée par une absorption et une projection, une assimilation et une régurgitation. Emma fabrique Rouen, comme la vue d'en haut fabrique le paysage. L'Hirondelle fait le printemps des sens et des émotions.

Si Rouen était bien délimité dans le premier paragraphe à la fois par la contrainte descriptive, le champ de vision et le travail de la représentation picturale tant du point de vue subjectif d 'Emma que de celui d'un narrateur- auteur, la ville devient maintenant démesurée, comme

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Paris. Se vérifie dans ce passage la dominante de la personnalité d 'Emma : elle cherche des émotions et non des paysages (37, 70). Rouen s'inscrit dans un paradigme des lieux métamorphosés ou rêvés par Emma, depuis le château de la Vaubyessard jusqu'à la « cité splendide ». Rouen est un lieu dithyrambique (cf. 40, 72), érotisé par les amours, ville embrassée comme dans cette étreinte fulgurante qui l'attend.

Mouvement, immobilité, espace, rétrécissement, pro- grès, stagnation : la description est analogue à l'oscillation intérieure d'Emma. La réalité dans le roman des amours

et des amants, l'adultère plat, l'évasion impossible structu- rent en fait cette description. L'élan vertigineux est gelé dans une peinture, bloqué par l'ancre, ou comme un grand poisson noir arrêté. L'action s'achemine vers sa propre destruction : la description de Rouen contient en germe l'histoire d'Emma. Cet amphithéâtre est une mise en abyme. Rouen ville rêvée, désirée, jouée : l'amphithéâ- tre est aussi la scène des amours qui se déroulent dans le quartier du théâtre. Toujours le réel est décalé, investi, idéalisé. Concentration du roman, cette description est en fait disséminée dans toute l'œuvre, car ses éléments sont redistribués en bien d'autres occurrences descrip- tives. Comme si le matériau descriptif, éminemment bovaryen, constituait l'un des facteurs de cohérence interne et procédait du souci d'unité métaphorique, comme si la description était l'analyse privilégiée du personnage.

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C o n c l u s i o n

« La bêtise est de vouloir conclure » : Flaubert nous a convaincu de ne pas rassembler ici d'éléments conclu- sifs. Laissons donc la parole à l'auteur :

« C'est en haine du réalisme que j'ai entrepris ce roman » (A Mme Roger des Genettes, octobre ou novembre 1856).

« La morale de l'Art consiste dans sa beauté même, et j'estime par-dessus tout d'abord le style, et ensuite le Vrai. Je crois avoir mis dans la peinture des mœurs bourgeoises et dans l'exposition d'un caractère de femme naturellement corrompu, autant de littérature et de convenances que possi- bles, une fois le sujet donné, bien entendu.

« Je ne suis pas près de recommencer une telle besogne. Les milieux communs me répugnent et c'est parce qu'ils me répugnent que j'ai pris celui-là, lequel était archi-commun et anti-plastique » (A Louis Bonnenfant, 12 décembre 1856).

« La Bovary m'embête. On me scie avec ce livre-là. Car tout ce que j'ai fait depuis n'existe pas. Je vous assure que, si je n'étais besogneux, je m'arrangerais pour qu'on n'en fît plus de tirage » (A l'éditeur Charpentier, 16 février 1879).

« J'en arrive à la conviction quelquefois qu'il est impossi- ble d'écrire» (A Louise Colet, 10 avril 1853).

« N'importe, bien ou mal, c'est une délicieuse chose que d'écrire, que de ne plus être soi, mais de circuler dans toute la création dont on parle » (A Louise Colet, 23 décembre 1853).

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Bibliographie sélective

e n l a n g u e f r a n ç a i s e

1 / ÉDITIONS DE « MADAME BOVARY »

Madame Bovary, nouvelle version précédée des scénarios inédits, par Jean Pommier et Gabrielle Leleu, Corti, 1949.

Edition annotée par René Dumesnil, 2 vol.. Les Belles-Lettres, 1945. Edition critique par Claudine Gothot-Mersch, Garnier, 1971. Edition annotée et commentée par Béatrice Didier, Livre de poche,

1983. Edition dans la coll. « Texte et contextes » par Gérard Gengembre,

Magnard, 1988.

Œuvres de Flaubert :

Œuvres complètes, coll. « L'Intégrale », Seuil, présentation et notes de Bernard Masson, 1964.

Correspondance : édition Conard, 13 volumes; Pléiade, en cours; Anthologie, Préface à la vie d'écrivain, par Geneviève Bollème, Seuil, 1963.

Sur la méthode de Flaubert :

De Biasi Pierre-Marc, Les Carnets de travail de Flaubert, Balland, 1988.

2 / SUR FLAUBERT

a / Biographies Lottman Herbert, Gustave Flaubert, Fayard, 1989. Starkie Enid, Flaubert, jeunesse et maturité, Mercure de France, 1970.

b / Etudes d'ensemble

Brombert Victor, Flaubert par lui-même, Seuil, coll. « Ecrivains de toujours », 1971.

Debray-Genette Raymonde, Flaubert, Firmin-Didot-Didier, coll. « Miroir de la critique », 1970 (recueil des études historiques et canoniques sur Flaubert).

– Métamorphoses du récit, Seuil, 1988 (études génétiques). Mouchard Claude et Neefs Jacques, Flaubert, Balland, 1986. Nadeau Maurice, Gustave Flaubert écrivain, Les Lettres Nouvelles,

1980. Richard Jean-Pierre, La création de la forme chez Flaubert, in

Littérature et Sensation, Seuil, 1954 (repris dans la coll. « Points » : Stendhal et Flaubert).

Page 23: Gustave Flaubert : «Madame Bovary»

Robert Marthe, En haine du roman. Essai sur Flaubert , rééd. Livre de poche, coll. « Biblio/essais », 1986.

Sartre Jean-Paul, L 'Idiot de la famille, Gallimard. 1971-1972. rééd. coll. « Tel », 1983, 3 vol.

Suffel Jacques, Gustave Flaubert , Nizet, rééd. 1979. Thibaudet Albert, Gustave Flaubert , Gallimard, 1935, rééd. coll.

« Tel ».

Les revues et recueils collectifs suivants comprennent des textes importants sur Madame Bovary mais doivent être lus dans leur ensemble :

Europe, « Flaubert », 1969. Littérature, n° 15, « Modernité de Flaubert », Larousse 1974. La production du sens chez Flaubert , colloque de Cerisy, 1974,

UGE, coll. « 10/18 », 1975. Langages de Flaubert , actes du colloque de London (Canada),

Minard, coll. « Lettres modernes », 1977. Essais sur Flaubert , en l 'honneur du Pr Don Demorest, Nizet, 1977. Flauber t à / 'œuvre. Flammarion, 1980. Revue d 'His toi re littéraire de la France, actes du colloque de la

Société d'Histoire littéraire de la France, juillet-octobre 1981. Flaubert , la dimension du texte. actes du colloque de Manchester,

Manchester University Press, 1982. Travail de Flaubert , Seuil, coll. « Points », 1983. Flaubert , l 'Autre, Presse Universitaires de Lyon, 1989. La série Flaubert , Archives des Lettres modernes, Minard, depuis

1984.

Un roman savoureux : Barnes Julian, Le Perroquet de Flaubert , Stock, 1986, rééd. Livre

de poche, 1987.

c / Etudes particulières utiles pour « Madame Bovary »

Barthes Roland, Le Degré zéro de l 'écriture, 1954, Seuil, coll. « Points », 1972.

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