georg lukacs la littérature et l'art comme superstructure

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Georg Lukács La littérature et l’art comme superstructure. 1951 Traduction de Jean-Pierre Morbois

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Ce texte est la traduction du texte de Georg Lukács :Literatur und Kunst als Überbau (1951).Il s’agit d’un rapport présenté à l’Académie des Sciences de Hongrie le 29 juin 1951.Il occupe les pages 404 à 427 du recueil : Georg Lukács, Beiträge zur Geschichte der Ästhetik, [Contributions à l’histoire de l’esthétique] Aufbau Verlag, Berlin, 1956.

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  • Georg Lukcs

    La littrature et lart comme superstructure.

    1951

    Traduction de Jean-Pierre Morbois

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  • GEORG LUKCS, LA LITTRATURE ET LART COMME SUPERSTRUCTURE.

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    Prsentation Dans sa Prface ldition italienne de "Contributions lhistoire de lEsthtique" crite en 1957, Georg Lukcs sexplique sur cette tude consacre au livre de Staline sur les problmes de linguistique. 1 Il crit : Le lecteur attentif remarquera aisment que mon rapport 2 contredit directement ou tout au moins corrige de manire dcisive les dveloppements de Staline sur deux points importants. Selon Staline, la superstructure ne peut jamais tre appuye que sur une base dtermine ; mes dveloppements partent en revanche de ce quune superstructure peut aussi attaquer la base existante, quelle peut mme tendre la dcomposer, la dmolir. Staline dit deuximement quavec la disparition de la base, cest toute la superstructure qui doit aussi disparatre ; je cherche en revanche dmontrer que le destin danantissement ne concerne pas du tout lensemble de la superstructure. Dans les circonstances dans lesquelles ce rapport tait tenu et publi, cette polmique contre Staline ne pouvait tre exprime que sous la forme dune interprtation. Et je peux encore parler de chance que ma mascarade thorique impose par la ncessit ait russi, que la critique cache nait pas t dmasque comme telle. 3

    Jean-Pierre Morbois

    1 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, Moscou, ditions

    en langues trangres, 1952. 2 Ce texte est un rapport prsent lAcadmie des Sciences de Hongrie le

    29 juin 1951. 3 Georg Lukcs, Vorwort zur italienischen Ausgabe der Beitrge zur

    Geschichte der sthetik, in Schriften zur Ideologie und Politik [crits sur lidologie et la politique] (Luchterhand, Neuwied und Berlin, 1967), pp. 643-644.

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    Ce texte est la traduction du texte de Georg Lukcs : Literatur und Kunst als berbau (1951). Il sagit dun rapport prsent lAcadmie des Sciences de Hongrie le 29 juin 1951. Il occupe les pages 404 427 du recueil : Georg Lukcs, Beitrge zur Geschichte der sthetik, [Contributions lhistoire de lesthtique] Aufbau Verlag, Berlin, 1956. Cette dition se caractrise par une absence complte de notes et de rfrences des passages cits. Toutes les notes sont donc du traducteur. Les citations sont, autant que possible, donnes et rfrences selon les ditions franaises existantes. Cet essai tait jusqu prsent indit en franais.

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    La littrature et lart comme superstructure.

    Voil un an seulement que sont parus les travaux de Staline sur les questions de la linguistique, mais nous pouvons dire ds aujourdhui que ces contributions ont pris une importance historique. Historique, bien videmment pas au sens bourgeois, pas au sens de lopposition entre ce qui est dune actualit brlante et modifie de fond en comble notre tre et notre pense, et ce que lidologie bourgeoise dsigne comme historique et protge soigneusement de leffet destructeur du prsent dans lcrin des traditions. Non. Pour nous, un vnement ne prend en effet un caractre historique que si aprs, nous pensons diffremment et agissons diffremment davant. Est historique un vnement qui modifie notre existence. En ce sens, nous pouvons juste titre dfinir comme historiques les contributions de Staline aux questions de la linguistique. Celui qui examine soigneusement sa propre activit scientifique des annes passes en arrive la constatation que nous avons, sur toute une srie de questions dune importance dcisive, ralis un changement fondamental de notre point de vue, que dans le travail de notre spcialit, un bouleversement fondamental sest produit, que nous considrons les choses sous un angle nouveau, que ce nouveau mode dapproche est plus productif que ceux pratiqus auparavant et aide mieux que tous les moyens prcdents liminer les erreurs, les faux problmes, et les reliquats de conceptions bourgeoises. Dans notre vie scientifique, un tournant sest produit. Celui qui nest pas capable de comprendre cela et de sorienter en consquence dans sa pratique restera en arrire de cette mthode de la science porte un niveau suprieur.

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    Sur la base de ces rflexions, nous pouvons bon droit dfinir comme historiques les contributions de Staline aux questions de linguistique. Nous, scientifiques de lart et de la littrature, ce tournant nous a plac dans une situation trange, je dirais mme paradoxale. Si nous voulons en effet rsumer trs brivement les notions que nous avons tires pour notre domaine des travaux de Staline, il suffit de rpter le titre de ce rapport : La littrature et lart font partie de la superstructure. En disant cela, nous avons rpt ce que les classiques du marxisme ont toujours affirm. Cette situation paradoxale en apparence est comparable la situation qui stait produite en son temps lors de la parution de louvrage de Lnine, Ltat et la Rvolution 4. Au premier regard, superficiel, il semblait certains que Lnine navait fait que synthtiser tout ce que Marx, Engels, en leur temps, avaient affirm sur ltat et sur son rapport la lutte des classes. En ralit, la situation tait toute autre. Il savrait quil ny avait gure de marxistes qui avaient bien compris la thorie de ltat du marxisme. Du fait que Lnine appliquait les enseignements de Marx et Engels aux conditions concrtes de limprialisme et de la rvolution proltarienne et les dveloppait ainsi, il dmasquait en mme temps tous les faux points de vues largement rpandus sy rapportant, qui apparemment taient fidles au marxisme et reposaient prtendument sur la connaissance de marxisme. Ce nest que si nous avons tudi fond, de manire rpte, Ltat et la Rvolution de Lnine, que nous pouvons prtendre avoir bien compris la thorie de ltat du marxisme. Cest cette mme importance quont donc les travaux de Staline entre autres pour la comprhension du caractre de superstructure de la littrature et de lart.

    4 Lnine, Ltat et la Rvolution, aot-septembre 1917, in uvres, Moscou,

    ditions du Progrs, tome 25, pp. 413-530.

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    I quoi faut-il renvoyer la rticence lgard de la thorie de Marx de la superstructure, y compris chez ces savants bourgeois qui sont dsireux dapprendre et pleins de bonne volont ? mon avis au fait que mme ces savants voient dans laffirmation que la littrature et lart appartiennent la superstructure un avilissement esthtique de la littrature et de lart. Tout fait tort. Lidologie bourgeoise croit avoir dcouvert dans la littrature et lart lincarnation de l ternel humain . De mme que lidologie bourgeoise cherche enlever ltat et au droit le rle quils jouent comme arme dans la lutte des classes, elle sefforce galement de dmontrer limportance humaniste de la littrature et de lart et leur place dans la socit humaine de telle sorte quau lieu de lhomme socialement actif, combattant, de lhomme vritable qui se transforme historiquement, elle place le fantme de l ternel humain qui na jamais et nulle part exist. Avant que le travail de Staline soit paru, nous pensions que le marxisme-lninisme avait limin ces reliquats bourgeois de la tte des savants de la littrature et de lart, et tout au moins chez ces scientifiques qui se reconnaissent dans le marxisme ou ont lintention srieuse de sapproprier le marxisme. Nous avions fait erreur. Les affirmations significatives de Staline sur la raison pour laquelle la langue ne fait pas partie de la superstructure ont, dans une partie non ngligeable de nos chercheurs en art et littrature, veill lespoir quil serait galement loisible pour les marxistes de dtacher la littrature et lart de cette liaison avilissante dans laquelle ils figurent comme lment de la superstructure, comme facteur protecteur pour la base propre et facteur destructeur pour la base ennemie, comme lment important de lactivit de lhomme, de la lutte des classes ; que maintenant, sur une

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    base tout fait nouvelle, en rapport avec le caractre de non-superstructure de la langue, la dmonstration du caractre ternel humain de la littrature et de lart prtendument sur la base du marxisme-lninisme, avec lappui des importantes affirmations de Staline pourrait intervenir de nouveau.

    Lun aprs lautre, les reprsentants de ce point de vue se sont manifests pendant la semaine de fte du jubile de lAcadmie des Sciences de Hongrie ; ils taient davis que non seulement lart et la littrature, mais aussi le droit, voire mme le mythe, nappartenaient pas aux lments de la superstructure. On pourrait soulever bon droit la question : oui, existe-t-il alors encore une superstructure en gnral ? (Peut-tre chacun accepte-t-il comme superstructure la spcialit de lautre.) Nous vivions dans la croyance que nos discussions et les discussions menes depuis lors dans les pays de dmocratie populaire avaient en gros clairci cette question. Nous nous sommes tromps. Nous pouvons par exemple trouver chez lminent acadmicien, respect juste titre, le Professeur Imre Trencsenyi-Waldapfel, qui sest prsent il y a peu avec la prtention de clarifier cette question et de lui donner une nouvelle formulation, toutes les problmatiques dsesprment confuses qui ont cours jusquici. Il faut avant tout constater que le Professeur Trencsenyi-Waldapfel transpose, tort, ce que Staline dit de la langue en gnral sur la langue dite potique. Je souligne : sur la langue dite potique. Cette expression est proprement parler une abrviation et mme une mtaphore. Logiquement, elle signifie une langue conforme par des formes potiques, avec des moyens potiques, pour des buts potiques. La langue de la posie, au sens du mot, nest pas du tout une langue particulire ct de la langue usuelle, commune, comme le

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    dialecte ou le jargon. Si nous laissons inclairci le sens vritable de ce concept, il peut en rsulter une grande confusion. Trencsenyi-Waldapfel dit bien que le matriau de base de la forme potique est la langue. Cest exact, de la mme manire que dans les faits, le marbre, le bronze ou le bois sont les matriaux de base de la sculpture, et les notes le matriau de base de la musique. Ces matriaux appartiennent en eux-mmes tout aussi peu la superstructure que la langue. Mais peut-on de ce fait nier ce caractre de superstructure du contenu artistique et de la forme artistique qui se manifestent dans le faonnage du marbre chez Phidias, Michel-Ange et Rodin ? De mme, couleurs et lignes en soi ne reprsentent pas une superstructure, mais lart dun Goya ou dun Daumier, par exemple, nest-il pas une superstructure authentique, active, lie la lutte des classes ? Thomas Mann nest pas un marxiste. Mais celui qui veut savoir comment, partir des notes (qui elles non plus nappartiennent pas en elles-mmes la superstructure) nat, par lorganisation idelle et rationnelle des formes musicales, une superstructure musicale qui lutte pour la libration de lhomme ou pour la justification de son esclavage, pour la dfense ou la dsintgration de son essence humaine, pour que lhomme se tourne vers le peuple ou sen dtourne, celui-l peut lapprendre dans Le Docteur Faustus 5. Lerreur de Trencsenyi-Waldapfel consiste mon avis en ce quil ne sen tient pas fermement sa dfinition de la langue comme matriau de la composition littraire. Cette erreur ne se manifeste pas seulement en ce que, dans un autre passage et l, cest dj inexact il voit dans la langue la forme lmentaire de la littrature, mais principalement en ce quil tente, partir des traits spcifiques de la composition,

    5 Thomas Mann, Le Docteur Faustus, in Romans et Nouvelles, III, Paris, La

    Pochothque, Le Livre de Poche, 1996, pp. 281-903.

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    construire une nouvelle langue qui ne comporte aucun caractre de superstructure. Le bonus dont il se prvaut, les associations dides quappelle le contenu des paroles et qui dpassent les limites de la smantique, la puissance vocatrice des images verbales et des modes de discours , ces traits importants pour nous rsultent prcisment, de notre point de vue, de cette activit de faonnage de la langue par la littrature qui, en tant que superstructure, porte un caractre actif de prservation ou de destruction. Loppresseur se sert de la mme langue que lopprim, le rvolutionnaire de la mme que le contre-rvolutionnaire. Le fait que par exemple, le mot gendarme dans la pratique quotidienne conduise aussi chez le propritaire foncier des associations dides toutes autres que chez lindigent du village ne change rien la thse de Staline : La langue comme moyen de communication a toujours t et reste unique pour la socit et commune pour ses membres 6. Oui, notre exemple confirme et souligne lexactitude de la thse de Staline. En revanche, cest de manire tout fait diffrente que se pose le problme de la littrature. Et justement parce que prcisment, la littrature appartient la superstructure, parce quelle reprsente un reflet artistique de la ralit objective tout autant que indissociablement de ce reflet elle combat activement pour ou contre une base quelconque. Cest pourquoi chaque uvre littraire, au moyen du faonnage littraire de la langue, du regroupement des images et des mots, du rythme, etc. doit provoquer en nous des associations dides, des motions et des tats dme, voquer des expriences et des ides tels quils nous mobilisent pour ou contre quelque chose. Il sagit l de limpact lmentaire de toute littrature. clairons par un exemple simple ce que je veux dire. On ne peut gure simaginer un mot plus ordinaire

    6 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 21.

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    que clture . Ce mot revient constamment dans la vie quotidienne ; il peut de mme que tous les autres mots tre employ de la mme faon par les membres et toutes les classes sociales, et il va effectivement tre utilis de la mme faon par toutes les classes de la socit. Mais quelle fonction ce mot prend-il en littrature quand il devient pour un pote important un lment artistique ? Un pome du pote lyrique hongrois Mihaly Babits 7, Jentoure ma maison dune clture commence ainsi :

    Mes soldats de lattes, aligns en rangs se tiennent droits comme des uhlans en faction. Ils gardent le petit lopin de terre qui est le mien ; ils sont la rectitude et la loi ; ils me donnent de la force, ils sont la tranquillit et le gage, un signe que jexiste : les piquants de mon existence de hrisson loignent les trangers.

    On peut se demander si Babits connaissait le Manifeste communiste, mais il est sr quil a au plus profond de lui-mme prouv et approuv ltat dme qui voit dans la proprit prive la base de la personnalit bourgeoise. La clture devient dans ce pome le symbole du dploiement et de la prservation de la personnalit : lapprobation morale et culturelle de la clture constitue le vritable contenu du pome ; ses paroles, vers, images et rythmes servent lobjectif dvoquer chez le lecteur ces reprsentations et ces sentiments. Quest-ce donc, si ce nest une prise de position active, combative, pour la base bourgeoise, capitaliste ? Et le fait que la posie de Babits ait longtemps suscit et entretenu lillusion quune telle prise de position ne faisait pas partie de lessence de lart potique et lui tait mme diamtralement oppose ne change rien la ralit.

    7 Mihaly Babits (1883-1941) pote, romancier, essayiste et traducteur

    hongrois, membre de la premire gnration de la revue Nyugat.

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    Pour le pote lyrique Attila Jzsef 8 aussi, la clture a t un sujet potique. Dans son pome la lisire de la ville, on trouve cette strophe.

    Debout, en avant tout autour de ce pays parcellis pleure, vacille et chancelle la clture de lattes, devant notre souffle comme un orage dchan Courage ! Mettez-y le feu !

    Dans ce pome, il y a tous les moyens de la posie, bass sur la langue comme matriau commun, au service de lvocation, prcisment, dassociations dides, etc. opposes celles de Babits. Le reflet de la ralit de la clture, le mot clture, avec tous ses synonymes est donc pareillement appropri pour exprimer un haut niveau potique lapprobation ou le rejet de la proprit prive, en mme temps que tous les sentiments et ides en matire de socit, conception du monde, morale, qui leur sont associs. Et cest justement l que se manifeste le caractre de non-superstructure de la langue dfini par Staline : sa capacit tre de la mme manire au service de classes sociales qui saffrontent dans un combat la vie la mort, de nimporte quelle superstructure. Le priodique fasciste hongrois Egyedl vagyunk 9 et les tracts illgaux du Parti Communiste de Hongrie taient rdigs dans la mme langue ; cest dans une seule et mme langue qucrivaient le fasciste Jzsef Erdelyi 10 et le communiste Attila Jzsef ; cest dans une seule et mme langue qucrivaient le fasciste Cline et le communiste Aragon. Il ny a de diffrence entre leurs langues malgr lunit et la communaut de vocabulaire

    8 Attila Jzsef (1905-1937)

    9 Egyedl vagyunk : Nous sommes seuls.

    10 Jzsef Erdlyi (18961978), pote hongrois.

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    fondamental et de syntaxe quen ce qui concerne lorientation et le contenu du choix, de lordonnancement, de laccent etc. ; c'est--dire dans la manire dont lactivit littraire, qui fait partie de la superstructure, travaille son matriau, la langue nationale commune qui a un caractre de non-superstructure. Par consquent, tout ce par quoi on veut tendre de manire injustifie le concept de langue confirme la thse de Staline : qui cela profiterait-il que "eau", "terre", "montagne", "fort", "poisson", "homme", "aller", "faire", "produire", "commercer", etc., ne sappellent plus eau, terre, montagne, etc. mais de quelque autre faon ? 11. Le fait que grce aux associations dides suscites ces mots sont en mesure de dclencher des sentiments diffrents, voire mme contraires, ne peut pas tendre le concept de langue celui dune langue potique , mais montre crment la diffrence entre la langue, au caractre de non-superstructure, et la posie, au caractre de superstructure. Cette langue commune reprsente le matriau de la littrature. Ce nest que trop naturel. Limpact de la littrature sur la nation toute entire, et mme par les traductions sur lhumanit toute entire, serait inimaginable sans un tel matriau commun, sans un tel moyen commun. Ce moyen commun existe de manire tout fait directe dans les arts plastiques et dans la musique. Au travers de la traduction, limpact de la littrature est dans un certain sens indubitablement affaibli. Le fondement de la puissance vocatrice de luvre littraire, lunit organique du mot et de lide, du son et de ltat dme, du rythme verbal et idel, va indubitablement tre altr, mme par la meilleure traduction. Cependant, la possibilit de limpact ne va pas pour autant tre supprime. Il suffit de mentionner linfluence mondiale dHomre ou de Shakespeare ; le nombre dhommes qui

    11 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 10.

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    lisent Homre ou Shakespeare dans des traductions est trs largement suprieur au nombre de ceux qui peuvent aborder les originaux. Ce fait, il fallait le rappeler, parce que cest ainsi quil devient clair que la langue reprsente le matriau, mais pas la forme de la littrature. Car sinon, la forme artistique des popes dHomre et des drames de Shakespeare seraient indissociablement lie la langue grecque ou la langue anglaise, et la traduction ne pourrait restituer le contenu quuniquement dune manire non-potique. Il est cependant vident que les lments formels de la structure, des portraits, de lintrigue, peuvent tre rendus dans la traduction, parce que certes, la langue comme matriau, comme transmission de lvocation littraire immdiate qui sduit le lecteur, ne peut tre traduite dans une autre langue que de manire imparfaite, approximative, mais que les facteurs dcisifs de la forme qui transforment le contenu social reflt en une part active de la superstructure littraire peuvent fort bien tre reproduits dans dautres langues en raison de leur caractre non-verbal. Ne nous laissons donc pas induire en erreur par la mtaphore de la langue potique ni enfermer dans un labyrinthe de problmes apparents. Mais surtout, nous ne devons pas nous effrayer devant le fait paradoxal en apparence que quelque chose qui nest ni base, ni superstructure (la langue) puisse fournir le matriau dune superstructure (la littrature). Mais il y a en esthtique bien dautres phnomnes plus paradoxaux. Il suffit de penser au pont. Selon la conception de Marx, le pont fait partie de la production, parce que le transport fait partie de la production cratrice de valeur. Est-ce que ce fait exclut quun pont, comme objet de lesthtique, appartienne la superstructure ? Nous ne le pensons pas. Notre magnifique pont des chanes 12 Budapest est tout

    12 Le pont des chanes [Szchenyi lnchd], a t construit de 1839 1843.

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    autant un produit artistique de larchitecture classiciste de lre des rformes que le muse national, ou de nombreuses maisons de matre dans la campagne hongroise. Ses qualits esthtiques ne peuvent pas non plus sexpliquer sur la seule base de cette poque, de cette situation sociohistorique ne sur ce terrain, comme la beaut du Ponte Vecchio du Moyen-ge florentin ou celle du Ponte Santa Trinita 13 de la Florence du XVIe sicle. Le pont comme moyen de circulation fait partie de la production ; mais esthtiquement, il fait partie de la superstructure. Cet claircissement thorique entrane des consquences pratiques de grande ampleur. Le formalisme dans larchitecture hongroise sous-estime ce caractre de superstructure et veut dduire directement du matriau (bton, acier, etc.) toutes les lois de larchitecture. Dans la pratique, cela conduit ce quun tel difice soit considr comme une expression esthtique du formalisme et du cosmopolitisme imprialiste. Une superstructure, donc mais une superstructure de caractre ennemi. Aprs cette digression qui tait, je crois, ncessaire pour clairer lessence de la forme artistique, nous allons examiner le caractre national de lart, de la littrature. Dans son ouvrage, Staline mne une polmique svre contre ces vulgarisateurs du marxisme qui conoivent lopposition des intrts de la bourgeoisie et du proltariat, leur lutte de classes acharne, comme une dsagrgation de la socit, comme une rupture de tous les liens entre les classes hostiles 14. Cette critique svre, foudroyante, est de grande importance, non seulement pour la linguistique, mais aussi pour la recherche marxiste sur la littrature et lart. Si ces

    13 Le Ponte Santa Trinita est un des ponts de Florence sur l'Arno, construit

    entre 1566 et 1569 en aval du Ponte Vecchio qui date quant lui de 1345. Il relie la piazza Santa Trinita la piazza de Frescobaldi.

    14 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 18.

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    vulgarisateurs avaient raison, chaque uvre en littrature et en art serait, y compris dans son impact, lie aux classes sociales, et donc sans importance nationale, Tolsto ne reprsenterait aucune valeur culturelle pour la classe ouvrire, Gorki naurait aucune influence en dehors de la classe ouvrire. Il apparat clairement que toute lhistoire de linfluence de la littrature et de lart prouve prcisment le contraire. De toute vidence, la socit clive, qui ne connait exclusivement que des classes ennemies, nexiste que dans le cerveau des vulgarisateurs ; elle na rien de commun avec une conception scientifique, marxiste-lniniste, de la socit. Avant la parution de louvrage de Staline, une vulgarisation de ce genre stait galement rpandue chez nous. On peut dire aujourdhui que les contributions de Staline aux questions de la linguistique ont, avec cette conception, mis de fond en comble de lordre dans notre vie littraire et artistique. Cest un fait quil faut saluer par-dessus tout. Mais si nous considrons de manire impartiale la situation actuelle sur le terrain de la thorie, notre joie nest cependant pas sans nuages. loccasion de la liquidation de cette erreur, il sest justement produit pour de nombreux chercheurs quils tombent dans lautre extrmit. Pour eux, il nexiste dsormais, exclusivement, quune littrature et un art national, et du concept de nation tel quils le comprennent, la lutte des classes a totalement ou presque totalement disparue. Ceci est en contradiction avec les principes fondamentaux du marxisme. Le Manifeste Communiste donne dj une dfinition de lobjectif politique appuy sur la juste connaissance de la situation : Comme le proltaire doit en premier lieu conqurir le pouvoir politique, s'riger en classe nationale, se constituer lui-mme en nation, il est encore par l national, quoique nullement au sens o lentend la

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    bourgeoisie 15. Sur cette question aussi, les partis de la IIe Internationale se sont carts du marxisme. Cest un grand mrite de Lnine et Staline, dans les conditions de limprialisme, la veille de la guerre mondiale et de la rvolution, que davoir aussi prcis et dvelopp ces enseignements du marxisme. Dans son ouvrage Que faire ? 16 Lnine prouve clairement quun renoncement la solution des problmes nationaux globaux au sens du proltariat signifierait infailliblement soutenir une solution de ces questions conforme aux intrts de la bourgeoisie. Lnine et Staline ont, par un travail infatigable, systmatique, pour le monde ouvrier et son avant-garde, montr les corrlations dialectiques entre lutte de classes et dveloppement national : Et nous, ouvriers grands-russes, tout pntrs d'un sentiment de fiert nationale, nous voulons tout prix une Grande-Russie fire, libre et indpendante, autonome, dmocratique, rpublicaine, qui baserait ses rapports avec ses voisins sur le principe humain de l'galit, et non sur le principe fodal des privilges qui avilit une grande nation. Prcisment parce que nous la voulons telle, nous disons : on ne saurait au XXe sicle, en Europe (ft-ce l'Europe extrme-orientale), "dfendre la patrie" autrement qu'en combattant par tous les moyens rvolutionnaires la monarchie, les grands propritaires fonciers et les capitalistes de sa patrie, c'est--dire les pires ennemis de notre patrie 17 Leffort de nier et de dtruire une certaine forme donne de la nation peut donc justement tre tche nationale.

    15 Karl Marx, Friedrich Engels, Manifest der kommunistischen Partei, Berlin,

    Dietz Verlag, 1964, p. 64, Manifeste du Parti Communiste, trad. Laura Lafargue, Paris, Librio, 1998, p. 49.

    16 Lnine, Que faire ? automne 1901 - fvrier 1902, in uvres, Moscou,

    ditions du Progrs, tome 5, pp. 355-544. 17

    Lnine, De la fiert nationale des Grands-Russes, 12 dcembre 1914, in uvres, Moscou, ditions du Progrs, tome 21, pp. 98-102.

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    Cette dialectique rvolutionnaire dtermine les rapports entre classe et nation. Ne pas voir la nation devant la classe (socit disloque) est tout autant une faute que de ne pas voir la classe, la lutte des classes, devant la nation, et donc de nier que ce que nous appelons la physionomie de la nation, la substance des caractristiques nationales dont la littrature et lart sont la manifestation la plus importante, est la rsultante de la lutte des classes, mieux dit : de la continuit mouvemente et tourmente exprime pendant des sicles dans les luttes de classes. Seule la pense bourgeoise ftichise se voit contrainte de prendre la fuite vers un quelconque esprit national mystifi, ou mme vers une communaut raciale pour trouver une explication cette continuit et ses interruptions dialectiques. Ds 1850, lencontre de lhistorien franais Guizot alors clbre qui renvoyait de faon bourgeoise la diffrence des volutions nationales en France et en Angleterre leffet de forces mystrieuses, Marx et Engels ont indiqu que les particularits divergentes dans lhistoire et la culture des deux peuples taient conditionnes pas les orientations diffrentes de leurs volutions agraires : tandis que lvolution anglaise avait relativement tt conduit au passage au capitalisme de la grande proprit foncire et ainsi lalliance entre bourgeoisie et grande proprit foncire, la conservation de la grande proprit foncire, lvolution franaise a rsolument pris, dans la rvolution dmocratique bourgeoise, la direction dun morcellement de la grande proprit foncire fodale en parcelles paysannes. Si nous regardons bien en face la ralit historique de cette diffrence, nous verrons comment les particularits nationales de la France et de lAngleterre se sont dployes sur la base dune volution conomique qualitativement diffrente, et comment cette diffrence a marqu de son sceau chaque action dans

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    toutes les classes. Chaque classe est donc incite trouver une rponse conforme ses intrts propres cette question cruciale de la vie nationale. Des questions cruciales de ce genre, il y en a dans la vie de chaque nation. Cest Lnine qui a mentionn que la question cruciale de la rvolution dmocratique allemande tait la reconstruction de lunit nationale. La premire tentative dans ce sens fut la guerre des paysans 18, et cette question est reste jusqu nos jours la question cruciale de la politique allemande et de la culture allemande. En Hongrie, lentrelacement de lindpendance nationale avec la libration des paysans a reprsent cette question cruciale ; on pourrait dire depuis la guerre des paysans (ou peut-tre mme encore plus tt) jusqu ce que la rvolution proltarienne rende possible la solution des questions nationales dans leur ensemble un niveau suprieur, leur solution socialiste. Il ny a pas de classe sociale qui puisse sexonrer de la tche de rpondre ces questions. Lhistoire, riche en contradictions dialectiques, qui nous dit si les tentatives de solution de ces questions se terminent par un succs ou par un fiasco, si elles ont t attaques sur la base de thories justes ou fausses etc., imprgne le caractre national de chaque classe sociale. Les classiques du marxisme offrent pour ltude de cette question un riche matriel, qui pntre jusquaux particularits nationales des mouvements ouvriers dans les diffrents pays. Naturellement, le concept socialiste de nation nest pas identique celui de nations dans les anciennes socits de classes. Ce fait ne supprime cependant pas le rapport de

    18 La guerre des Paysans est un conflit qui a eu lieu dans le Saint-Empire

    romain germanique entre 1524 et 1526 dans des rgions de lAllemagne du Sud, de la Suisse, de la Lorraine allemande et de lAlsace. Engels lui a consacr un ouvrage, La guerre des paysans, in La rvolution dmocratique bourgeoise en Allemagne, Paris, ditions Sociales, 1952.

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    principe entre classe et nation ; les fondements du socialisme vont tre crs par la rvolution proltarienne, et les commencements du socialisme sont lis aux combats internes de classes les plus pres. Pourtant, le socialisme mme lorsque la socit sans classes nest pas encore parfaitement ralise ne connat plus doppositions antagonistes dans le rapport entre les classes principales, il ne connait plus dexploitation de lhomme par lhomme, plus doppression dune nation par une autre. Par l, la nation effectue un changement qualitatif, de principe ; mais ce changement serait inimaginable sans une modification du rapport des classes entre elles. Il est ainsi clair quune littrature et un art qui reculent devant ces questions, qui ne placent pas ces questions au premier plan de leurs contenus et de leurs formes, sont impensables. Un crivain ou un artiste ne peut parvenir une importance nationale que sil contribue dans un sens progressiste la solution de ces questions. Au del, il dcoule de ce qui a t dit jusquici que chaque crivain et chaque artiste cherche et trouve la rponse cette question sous langle de vue de sa classe sociale. Jzsef Katona et Mihly Vrsmarty taient des crivains de la petite noblesse progressiste, Sandor Petfi et le jeune Arany 19 taient des potes de la paysannerie opprime et exploite, des couches plbiennes, mme ils sont en mme temps devenus, justement parce quils reprsentaient ces classes sociales chacun sa faon des potes nationaux. La disparition du point de vue de classe dans linterprtation errone de lunit nationale conduit des nigmes insolubles et des solutions anhistoriques ; mais grce aux principes

    19 Jzsef Katona, (1791-1830), pote et dramaturge, Mihly Vrsmarty

    (1800-1855), crivain romantique. Sandor Petfi [Alexander Petrovics] (1823-1849) pote. Jnos Arany (1817-1882) pote, tous hongrois.

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    marxistes-lninistes sous condition de travaux de recherche srieux, concrets nous parvenons des rsultats scientifiquement fonds. Car il y a l laune qui seule montre comme vraiment minentes les figures minentes de lart et la littrature : poser les grandes questions nationales du point de vue progressiste et leur rpondre un haut niveau artistique. Sans reconnatre cela, on peut facilement tomber dans la mme situation que celle qui sest prsente au cours de discussions en Union Sovitique : certains en arrivaient dnier la posie de Pouchkine son caractre de superstructure et nadmettaient ce dernier que pour les travaux de ses contemporains de moindre importance. Pour autant que je sache, ce point de vue na pas t dfendu chez nous sous une forme aussi grossire. Mais comme il est arriv bien souvent que, dans le traitement de la question de limportance nationale de la littrature et lart, on perde le point de vue de la classe et de la lutte des classes, il peut tre instructif de citer ici quelques remarques polmiques du membre correspondant de lacadmie sovitique des sciences, le Professeur Igoline 20 : Lart est un art de classe, lart est art national. Mais lart, dans ses meilleurs reprsentants, dpasse le cadre de sa propre poque. Ces chercheurs que dnient Pouchkine et Griboedov 21 le "caractre de superstructure fodale" se comportent par rapport aux phnomnes de lart dune manire anhistorique, en transposant dans lpoque daujourdhui les uvres dart progressistes de lpoque de la cour du mouvement de libration.

    20 Alexandre Mikhalovitch Igoline : auteurs de livres sur la littrature

    sovitique. Pour lui, Staline est un grand coryphe de la science . (Staline et la littrature sovitique, Dietz-Verlag 1952)

    21 Alexandre Sergueevitch Griboedov [ ],

    (1794-1829), auteur dramatique, compositeur et diplomate russe.

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    II Aprs avoir tent dclaircir laspect de principe des problmes abords dans les travaux de Staline, le caractre de superstructure de la littrature et de lart, essayons au-del de concrtiser cette question, car on a nglig une des thses les plus fcondes dans louvrage de Staline, qui malheureusement, dans les discussions qui se sont droules jusqu prsent, na pas t traite de manire suffisante, correspondant son importance : La superstructure nest pas lie directement la production, lactivit productive de lhomme. Elle nest lie la production que de faon indirecte, par lintermdiaire de lconomie, par lintermdiaire de la base 22. Il ne peut pas mincomber ici de tirer les consquences de cette thse importante en ce qui concerne lensemble de la superstructure, nous en resterons donc la littrature et lart. Cette base, dont les caractristiques concrtes et les changements dterminent lvolution de la littrature et de lart, est fournie par les rapports de production existants, c'est--dire par les relations sociales et les liaisons des hommes (des classes et des individus) entre eux, et donc par les faits fondamentaux de la vie humaine. La thse selon laquelle la littrature et lart ne sont dtermins quindirectement par cette production, que par lintermdiaire de cette base, que la littrature et lart vont tre dtermins par cette base en tant que superstructure, que les contenus, les thmes et les formes de la littrature et lart ont leur origine dans la base, fait apparatre leurs problmes les plus importants sous un nouveau jour : cette thse de Staline donne un fondement marxiste la juste conception de la littrature et de lart.

    22 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 10.

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    Nous allons commencer par quelque chose dapparemment ngatif. Le rle de lhomme dans la production dtermine le rapport donn de lhomme la nature, la ralit objective existant indpendamment de nous. Ce rapport, lchange matriel de la socit avec la nature, comme Marx disait, ne sexprime quindirectement dans les rapports de production. Ici, laccent est mis sur les rapports humains conditionns par la production, et le monde des choses napparat que comme un lment qui sert de mdiation ces rapports, ces liaisons. Il en rsulte alors ce qui peut paraitre surprenant pour beaucoup au premier abord que lart nest pas directement li la nature, mais seulement par lintermdiaire des rapports humains. Il y a l la diffrence de principe entre la manire dont les sciences naturelles refltent la ralit objective et la manire dont lart le fait. Toute production serait impossible si lhomme ntait pas pouss (et vu dans une perspective historique, pouss avec succs) reflter la ralit objective existant indpendamment de notre conscience telle que celle-ci existe rellement, indpendamment de nous. Il en rsulte uniquement, au dbut, lobservation trs attentive des phnomnes naturels, llimination aussi parfaite que possible des sources derreur conditionnes par les limites de nos organes des sens. Mais au cours de lvolution ultrieure, il en rsulte la dcouverte dappareils, instruments, schmas de pense et de calcul qui rendent la connaissance de la ralit objective toujours plus indpendante de nos organes des sens. En optique, le fait de savoir sil sagit de rayons lumineux que nos yeux peuvent percevoir comme couleur ou lumire ne joue dj plus aucun rle ; en acoustique, cela ne joue aucun rle quil sagisse de vibrations de lair que notre oreille peut ou non percevoir comme son, et ainsi de suite ; jusquau microscope lectronique et dautre appareils avec

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    laide desquels nous pouvons percevoir des phnomnes et tudier leurs lois objectives qui, dans leur nature, sont inaccessibles nos organes des sens. La question est donc de savoir si, dans le domaine du reflet artistique de la ralit, il sest produit une volution analogue. Il y a eu indubitablement une certaine volution, mais cette volution consiste seulement en ce que la capacit de rception de nos organes des sens et le travail intellectuel et motionnel des informations perues ont fait un puissant progrs. Engels a trs justement constat : La vue de laigle porte beaucoup plus loin que celle de lhomme ; mais lil de lhomme remarque beaucoup plus dans les choses que celui de laigle 23. Les succs dcrits ci-dessus pour surmonter les limites naturelles de nos organes des sens nauraient jamais t possibles si lhomme dans le travail, dans la production, navait pas dvelopp ses organes des sens, navait pas appris observer toujours plus parfaitement les proprits des phnomnes naturels et processus les plus divers. Indubitablement, ce dveloppement reprsente galement la base du perfectionnement du reflet artistique. Mais l, il y a de nouveaux lments qui surgissent. Le premier lment consiste en ce que le dveloppement possible dans ce domaine ne peut jamais franchir les limites naturelles de nos organes des sens. La science de la nature a beau savoir beaucoup de choses sur les rayons ultraviolets et infrarouges et sur leurs lois, ne sont exclusivement en cause pour la peinture que les rayons de lumire que nos yeux peuvent percevoir. Lautre aspect positif de cette affirmation ngative, cest assurment que le reflet artistique restitue aussi la ralit objective, indpendante de notre conscience cela, nous devons le souligner fortement mais quelle reflte toujours

    23 Friedrich Engels, Le rle du travail dans la transformation du singe en

    homme, in, Dialectique de la Nature, Paris, ditions Sociales, 1961, p. 175.

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    cette ralit objective dans son rapport aux hommes. Ainsi, luniversalit de la musique nat toujours exclusivement du monde des sons audibles ; ainsi, la capacit de vue de lhomme se dveloppe jusqu lacuit et la profondeur dun Rembrandt, qui permettent lartiste dexprimer de vastes problmes moraux par des nuances peine perceptibles du visage ; ainsi nat de la matrise potique de la langue ce raffinement qui, laide de quelques vers, installe devant nous des hommes vivants qui peuvent directement symboliser les sentiments les plus profonds et les ides les plus importantes de lhomme. Tout cela repose justement sur le fait que lart ne reflte directement que les rapports de production, et tout le reste, c'est--dire justement la nature, que par leur mdiation. Ainsi apparat lobjectivit spcifique de la reprsentation artistique, la ncessaire prsence de lhomme dans le reflet de la ralit objective, sans que par l, son objectivit soit abolie. Le tableau dun paysage nest pas un simple extrait de la nature, la nature morte nest pas un simple rassemblement dobjets. Par cette affirmation, nous ne pensons pas en premier lieu la composition artistique. Que celle-ci puisse en gnral entrer en fonction, comment et avec quel succs elle fonctionne, cest dj un lment secondaire, driv, du processus global du reflet artistique. Ce qui est premier, cest comment lhomme (lhomme de la socit donne) se comporte lgard du monde de la nature reprsenter, quels rapports humains (ordre concret de la production) mdiatisent les objets reprsenter artistiquement. Et mme lorsque comme par exemple dans le tableau dun paysage ou dans la nature morte le thme immdiat est exclusivement la monde objectif qui mdiatise les relations humaines, mme l encore, le style, le contenu idel, le sens et la forme artistiquement conditionne par elles vont tre conditionns

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    pas ces rapports humains dans lesquels les objets reprsenter jouent leur rle de mdiation. Prenons la nature morte hollandaise du 17e sicle, afin dclairer la situation au moyen dun sujet le moins complexe possible. Hegel dj a reconnu que ces peintures exprimaient la joie bourgeoise dun peuple qui, aprs de durs combats, a secou le joug fodal 24. Lordonnancement, la composition, le coloris, etc. sont conditionns par ce sentiment vital. Dans la restitution objectivement fidle la ralit, ces peintres ont atteint une vraie matrise. Le comment de leur perfection picturale va prcisment tre conditionn par le sentiment vital voqu ci-dessus, le rapport de lart aux rapports de production donns, concrets de lpoque. Si nous jetons maintenant un il sous le mme angle sur des peintres de nature morte du pass rcent, et surtout sur Czanne, que voyons-nous donc ? La perfection picturale, la reproduction fidle la ralit du monde extrieur donn comme thme est l aussi indubitablement prsente. Mais nous sommes confronts ici un monde qualitativement organis de manire compltement diffrente. Aucun rapport des hommes entre eux, dvelopp par le capitalisme son haut degr dvolution, ne peut connatre la joie de vivre des anciens Pays-Bas. La nature morte ntait en ce temps l que lun des thmes parmi beaucoup dautres (des lments matriels nombreux mdiatisant les rapports humains), la perfection picturale tait un produit accessoire presque vident de la joie de vivre dans le domaine de la culture dun peuple fort, prouv par de rudes luttes de libration. Aux temps de Czanne, la perfection picturale tait une dfense obstine contre la tendance de fond du capitalisme hostile

    24 Hegel, Esthtique, 3e partie, 3e section, chap.1, 3c., trad. Charles Bnard,

    revue par Benot Timmermans et Paolo Zaccaria, Paris, Le Livre de Poche, 2013, tome 2, pp. 315-317

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    lart, avilissante pour lart. Une rave bien peinte a plus de valeur artistique quune madone mal peinte dclarait un minent peintre bourgeois de lpoque de la dcadence 25. Cette thse a pour contenu, tant le caractre oppositionnel de la perfection picturale mentionn ci-dessus qugalement la circonstance que sous les rapports de production de la socit capitaliste hautement dveloppe, les vieux thmes importants de la peinture se trouvent dconnects de la vie sociale et ne sont pas remplacs par du nouveau. (Il est inutile de dire que ce nivellement du monde reprsent par la peinture exerce une profonde influence sur le mode de reprsentation picturale des objets individuels.) Ainsi apparat aussi un changement dans la signification thmatique, idelle, et motionnelle de la nature morte : la nature morte devient alors, au travers justement de son contenu sans message, le symbole du rapport entre lhomme du capitalisme et son environnement, et par l lexpression dun pessimisme rsign, dsespr (rebelle chez Van Gogh). Ce qui vaut pour la nature morte vaut encore bien plus pour les thmes de la peinture dans lesquels le rle de mdiation met en valeur des liaisons encore plus abondantes ces rapports humains qui relient ces thmes entre eux comme lments de mdiation. Nous pensons en premier lieu au tableau de paysage, dont lhistoire et lesthtique ne peuvent tre mises en valeur que si la recherche concrte se droule sur la base des thses de Staline. Je nai bien sr pas besoin de prciser davantage que la nature, telle quelle est dpeinte dans la composition littraire est encore bien moins sparer des rapports humains que celle qui est reprsente dans la peinture. Lessing a combattu en son temps mme si ce ntait quavec des arguments esthtiques contre une

    25 Max Liebermann (1847-1935), peintre et graveur allemand du mouvement

    impressionniste.

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    composition trangre la vie, purement descriptive, qui ne veut pas considrer lhomme comme tre social. (Cette forme inhumaine de description refait surface dans le naturalisme de la priode imprialiste et exerce une influence dangereuse sur la littrature socialiste dans son stade initial.) Si nous valuons maintenant les descriptions de la nature en littrature la lumire des thses de Staline, il apparat clairement que dans la grande plaine hongroise de Petfi, dans Paris est mon maquis dAdy 26, dans cette banlieue dAttila Jzsef dune manire beaucoup plus expressive que ce ntait le cas avec les natures mortes des vieux matres nerlandais la perfection artistique de la description nest jamais un but en soi, jamais la reprsentation seulement fidle la ralit dun monde objectif, aussi intressant et attractif soit-il, mais que plus les rapports sociaux entre les hommes sont exprims avec une puissante force potique, et plus llment matriel mdiateur est envisag de faon parfaite. Tout ceci taye sous un autre aspect une autre thse bien connue de Staline : toute superstructure ne reflte pas seulement la ralit, mais prend aussi une part active pour ou contre lancienne ou la nouvelle base, et si la superstructure abandonne ce rle actif, elle cesse dtre superstructure. Lenseignement pour la thorie de lart consiste en ce que toute littrature et art signifie en mme temps activit, une prise de position pour ou contre une base. Dans lesthtique des socits de classes, on trouve certes trs souvent une explication oppose ; mais nous voulons tre au clair sur ce sujet : ceci repose soit sur une auto-illusion, soit sur une hypocrisie. Flaubert et Maupassant nont fait que se duper eux-mmes lorsquils expliquaient que leur activit littraire ne signifiait aucunement une prise de position. En ralit, leur pratique dcrivain tait une prise de position claire et nette

    26 Endre Ady de Disad (1877-1919) pote et journaliste hongrois.

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    contre la socit capitaliste de leur poque. Lorsque la littrature et lart de limprialisme pourrissant proclame un quelconque objectivisme , il sagit alors uniquement dune forme hypocrite dans laquelle tout bouleversement social, tout progrs, tout nouvel ordre social naissant va tre calomni. Si donc selon Staline la littrature et lart ne sont lis quindirectement, que par lintermdiaire de la base, la production, cette thse dfinie ngativement a pour contenu lapprobation, la justification nouvelle profonde du principe humaniste de la littrature et lart.

    III Pour conclure, nous voudrions encore aborder une question extrmement importante qui a donn lieu des confusions chez un nombre non ngligeable de chercheurs sur la littrature et lart. Staline dit : la superstructure est le produit dune poque au cours de laquelle vit et fonctionne une base conomique donne. Cest pourquoi la vie de la superstructure nest pas de longue dure ; elle est liquide et disparat avec la liquidation et la disparition de la base en question 27. La vraie signification de cette thse rside dans le fait quelle clarifie la continuit dvolution et lindpendance de la langue lgard des changements rvolutionnaires qui se produisent dans la base, en opposition ces bouleversements profonds auxquels de ce point de vue est expose toute superstructure. Un peu plus loin, Staline dit : Plus de cent ans se sont couls depuis la mort de Pouchkine. Pendant ce temps les rgimes fodal et capitaliste furent liquids en Russie, et il en a surgi un troisime, le rgime socialiste. Par consquent, deux bases avec leurs superstructures ont t liquides, et il en a surgi une nouvelle,

    27 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 8.

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    la base socialiste avec sa nouvelle superstructure. Toutefois, si lon prend par exemple la langue russe, on constate que pendant ce long intervalle de temps elle na subi aucune refonte et que, par sa structure, la langue russe de nos jours diffre bien peu de celle de Pouchkine 28. Pouvons nous prtendre aussi cela ce la littrature de la mme poque ? Je pense que mme le dfenseur le plus acharn du caractre de non-superstructure de la littrature en supposant quil ait tudi les faits en conscience est bien oblig dadmettre les diffrences existantes. Dans la recherche en histoire de la littrature et de lart prdominent pourtant toujours et encore des traditions qui ont t reprises sans critique de lhritage de la science bourgeoise. En fait partie par exemple lidentification de la ralit existante stable de la littrature et lart aux uvres dart minentes, peu nombreuses, en relation avec leurs crateurs ; il sagit l de la persistance inconsciente du culte bourgeois du gnie, de laristocratisme artistique. Le rsultat en est cette conception fausse, dj mentionne, selon laquelle luvre dun gnie du niveau de Pouchkine nappartiendrait pas la superstructure, comme si la superstructure ne comprenait que les uvres dcrivains et dartistes de moindre importance. Un autre hritage bourgeois repris sans critique est lauto-illusion historique selon laquelle les uvres qui sont de valeur historique (philologique, musale, etc.) compteraient en mme temps parmi les traditions vivantes de la littrature ou de lart. L-dedans se manifeste le caractre tranger la vie dune partie des historiens de la littrature et de lart. Essayons de considrer le phnomne impartialement : comment cela se passe-t-il quant la situation de la littrature vritable et de lart vritable en rapport avec les changements

    28 J. Staline, le marxisme et les problmes de linguistique, op. cit., p. 9.

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    rvolutionnaires de la base (ou sils ne sont pas rvolutionnaires, essentiels cependant) ? Nous devons tout dabord examiner brivement le rle que joue la littrature dans la ralit, dans la vie sociale. Il ne mtait pas possible dtudier cette question sur la base dune statistique fiable. Je vais essayer dclairer lessence de cette question simplement au moyen de quelques donnes qui se trouvent par hasard en ma possession. En 1927 sont parus en Allemagne plus de 31.000 livres. Il y avait l-dedans 5.000 uvres littraires. Si nous considrons de ce point de vue lre de limprialisme, ils sont parus cette poque dans la seule Allemagne de 200 300.000 ouvrages de belle littrature. (Les uvres littraires parues dans les journaux et les priodiques ne sont pas prises en compte ici.) Ils reprsentent dans leur ensemble la superstructure littraire de lre imprialiste, car des livres nombreux qui ne possdent aucune valeur esthtique, comme par exemple les romans policiers, jouent un trs grand rle dans le soutien actif de lancienne base. Que se passe-t-il alors quant au destin de cette littrature en rapport avec les changements de la base ? Je crois que personne ne mettra en doute que cette littrature, vue globalement, est extrmement phmre, et que le moindre changement de la base suffit pour en faire sombrer une trs grande partie dans un oubli dfinitif. Il suffira sans doute que je mentionne un exemple tir de lhistoire de la littrature allemande. Cet exemple est dautant plus significatif que je ne lai pas tir de la grande masse des uvres, mais des 5% suprieurs. Aux alentours et aprs 1870, Spielhagen 29 tait pour de larges cercles de la bourgeoisie allemande, pourrait-on dire le grand auteur de romans. Mais lorsqueut lieu sans branlement rvolutionnaire la transition dans lre de limprialisme, Spielhagen a disparu en quelques annes de la

    29 Friedrich Spielhagen (1829-1911), crivain allemand.

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    littrature vivante, quasiment sans laisser de traces. Et pour quelle raison devrait-on accepter que les Jakob Wassermann 30 et Stefan Zweig 31, qui reprsentent peu prs le mme niveau, puissent survivre lanantissement rvolutionnaire de la base ? Nous pouvons donc nous en tenir fermement ce que, quand lancienne base sombre, la part prpondrante de lancienne superstructure littraire et artistique succombe en temps que superstructure lanantissement complet, et cesse dtre une littrature et un art vivants (c'est--dire superstructure). Dun autre ct, il nen reste pas moins, cest un fait, quau cours de toute lhistoire jusqu prsent, toutes les poques, un rle important a t jou par des uvres littraires et artistiques qui taient lorigine des superstructures dpoques disparues depuis longtemps. Comment pouvons-nous expliquer ce phnomne ? Je pense que la rponse cette question ne sera pas complexe. Chacune des classes sociales se place, dans ses combats idologiques, sur le point de vue de Molire : Je prends mon bien o je le trouve. Parmi les uvres de la littrature et de lart qui, sous la forme de livres, tableaux, sculptures etc. reprsentent pour ainsi dire lhritage mort du pass, chaque classe sociale choisit avec une sret instinctive ces uvres qui, en rapport avec ses luttes du moment, lui promettent une consolidation de sa propre base ou laffaiblissement dune base ennemie, une

    30 Jakob Wassermann, (1873-1934), crivain allemand du XXe sicle. Ami de

    Rainer Maria Rilke et de Thomas Mann, il fut victime, comme son uvre, de ses origines juives. Ses livres, notamment LAffaire Maurizius, connurent leur poque un succs international. Ils furent brls par les nazis avant de tomber dans l'oubli.

    31 Stefan Zweig (1881-1942), crivain, dramaturge, journaliste et biographe

    autrichien. Ami de Sigmund Freud, d'Arthur Schnitzler, de Romain Rolland, de Richard Strauss et d'mile Verhaeren, Stefan Zweig fut une figure minente de l'intelligentsia juive viennoise, avant de quitter son pays natal en 1934 en raison de la monte du nazisme.

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    utilisation fructueuse. Celles-ci sintgrent alors aux aspirations idologiques de la classe concerne, de telle sorte assurment que ces uvres soient interprtes (et trs souvent interprtes de travers) en accord avec les objectifs de classe. Aprs cette transvaluation, elles sont alors un appui efficace cette idologie de classe, quelles rnovent et valorisent. Malheureusement, lhistoire hongroise de la littrature et de lart sest fort peu proccupe jusqu ce jour de ces problmes extrmement importants de lhistoire de limpact de la littrature et de lart. (Dans la prtendue histoire des ides, nous trouvons des monographies correspondantes, mais celles-ci lexception de la matire premire quy est accumule sont pour nous totalement inutilisables.) Chacun doit en loccurrence bien voir que lhistoire de la littrature et de lart nous confronte chaque pas de tels faits. Je voudrais seulement voquer quelques exemples importants. Un tel rle a t jou par la littrature romaine (Virgile, Horace, drames de Snque) pour le fondement thorique et la pratique littraire de la littrature classique sous la monarchie absolue. Dun autre ct, au cours du 18e sicle, Homre et Shakespeare ont servi pour ainsi dire de blier dans la lutte de la littrature bourgeoise contre la littrature entremle de reliquats fodaux de la monarchie absolue. Et pour prendre un exemple moderne lart gyptien, lart gothique, la plastique ngre, etc. ont jou un rle analogue dans la construction de la thorie et la pratique dcadentes, antiralistes, de lre imprialiste. Cest ainsi par exemple que le cercle extrmement ractionnaire de lcrivain T.S. Eliot 32 valorise la posie lyrique ractionnaire mystique de lpoque de la restauration anglaise, etc.

    32 Thomas Stearns Eliot (1888-1965), pote, dramaturge et critique littraire

    amricain naturalis britannique, prix Nobel de littrature 1948.

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    Nous avons dj mentionn que cette exploitation nest possible qu laide dune interprtation correspondante, et mme souvent dune interprtation biaise. L aussi, lhistoire de la littrature nous met disposition un riche matriau justificatif. Il nous suffit de penser lutilisation dj mentionne de Shakespeare. Pour la restauration anglaise, Shakespeare (ainsi que ses contemporains) reprsentait une arme contre le puritanisme rvolutionnaire. Aux yeux de Lessing, Shakespeare (ainsi que Sophocle et Diderot) tait la ralisation pratique de la thorie aristotlicienne du drame transvalue, de la tragdie bourgeoise. Le jeune Goethe, Herder, et le Sturm und Drang 33 ont acclam en Shakespeare le reprsentant de la libert potique parfaite, le destructeur de toute rgle dcole, c'est--dire de toute rgle absolutiste fodale. Mais le romantisme allemand, qui rapproche Shakespeare du drame espagnol et sortait aussi ses contemporains de loubli, commenait dj introduire dans linterprtation de Shakespeare le principe moderne de lart pour lart, de la lgret et de lauto-ironie en art. Ce ne sont assurment que des exemples, mais des exemples mthodologiquement caractristiques. Et si nos historiens de la littrature et de lart travaillent ce matriau dans lesprit du marxisme-lninisme, en suivant les indications de larticle de Staline, ils pourront expliquer de nombreuses nigmes , renvoyer de nombreuses contradictions apparentes leurs causes sociales authentiques. (Le fait par exemple que le jeune Goethe ait t un combattant davant-garde enthousiaste de Shakespeare, mais que le vieux Goethe ait combattu le culte de Shakespeare des romantiques.)

    33 Le Sturm und Drang [Tempte et passion] est un mouvement la fois

    politique et littraire allemand de la seconde moiti du XVIIIe sicle, qui correspond une phase de radicalisation dans la longue priode des Lumires (Aufklrung)

  • GEORG LUKCS, LA LITTRATURE ET LART COMME SUPERSTRUCTURE.

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    La victoire du socialisme a ralis aussi une modification fondamentale en ce qui concerne lart du pass. Avant tout, le fait que les hommes non seulement font eux-mmes leur histoire, mais quils le font aussi ports par une juste conscience de soi, conduit des modifications essentielles dans tous les domaines de lactivit humaine, et donc aussi en littrature et en art. Nous avons dj vu que jusquici, tout rle actuel de lart des poques passes tait li une transvaluation, et mme souvent une interprtation biaise. Comme les raisons pour cela sont conditionnes par les ncessits de la lutte des classes, il est clair quelles taient invitables dans les circonstances donnes. (Cela ne signifie naturellement pas que danciennes interprtations de lart de caractre progressiste naient pas contenu de nombreux lments et moments de vrit.) Au-del, avec les contradictions antagonistes des socits de classes, cette construction extrmement complexe et ramifie du combat entre progrs et raction cesse dexister, elle qui a produit dans la littrature et lart (et dans leurs thories) des corrlations encore beaucoup plus complexes que dans dautres domaines de la superstructure. Lopposition entre le neuf et lancien a pris en tant quopposition entre socialisme et capitalisme des contours encore plus nets et plus clairs. Cest seulement maintenant que la question des traditions progressistes peut tre dfinie sans aucune ambigut et transpose dans la pratique. Que rsulte-t-il donc de cette nouvelle situation quant notre rapport la littrature et lart du pass ? En aucun cas que nous estompions les thses de Staline au sujet de leur caractre de superstructure. Les thories lgues par le marxisme ont t prcises et dveloppes par les thses de Staline. Lorsque Marx dans les annes cinquante du sicle prcdent partant de lanalyse dHomre a dtermin

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    notre position par rapport lart du pass, il a pos deux questions dune importance de principe. La premire question concernait la dfinition de ces rapports sociaux do tait sorti un certain art, dans le cas donn la posie dHomre. Il est clair que Marx, l o il pose la question de la gense, de lorigine, se demande de quelle base provient une superstructure dtermine, concrte. La deuxime question, qui constitue une rponse notre problme actuel, snonce ainsi : Mais la difficult nest pas de comprendre que lart grec et lpope sont lis certaines formes sociales de dveloppement. La difficult rside dans le fait quils nous procurent encore une jouissance esthtique et quils gardent pour nous, certains gards, la valeur de normes et de modles inaccessibles 34. La justification que Marx donne cette deuxime question ainsi qu laffirmation de limpact vivant dHomre aujourdhui contient plusieurs angles de vue dcisifs en ce qui concerne notre problme ; cest pourquoi il faut citer quelques phrases importantes de ce raisonnement de Marx : Pourquoi lenfance historique de lhumanit, l o elle a atteint son plus bel panouissement, nexercerait-elle pas le charme ternel dun stade jamais rvolu ? Il y a des enfants mal levs et des enfants trop tt adultes. Nombre de peuples de lantiquit appartiennent cette catgorie. Les Grecs taient des enfants normaux 35. Quen rsulte-t-il ? Il en rsulte surtout que notre rapport de telles uvres est toujours le rapport du prsent au pass, mais jamais lactualit inchange aujourdhui dune vrit ventuellement dcouverte depuis longtemps.

    34 Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 dits Grundrisse , Introduction de

    1857, dition Jean-Pierre Lefebvre, Paris, les ditions sociales, 2011, p. 68. 35

    Ibidem.

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    On voit ici clairement la diffrence entre la manire dont se maintient une vrit en mathmatique ou en sciences naturelles, et la manire dont se maintient une uvre dart. Mme la dcouverte du thorme de Pythagore ntait possible et ncessaire qu un degr dtermin dvolution de la production. Mais si nous appliquons aujourdhui ce thorme, il nous est parfaitement indiffrent de savoir dans quel tat des rapports sociaux il a t formul pour la premire fois. Sa gense na dintrt que pour les historiens de la gomtrie. Limpact actuel dHomre est pourtant indissociablement li lpoque, aux rapports de production dans et sous lesquels luvre dHomre est ne : lexprience que nous en avons ensuite constitue le fondement intrinsque de notre exprience de lart. Lart grec agit ainsi sur nous comme lenfance normale de lhumanit qui ne reviendra jamais, et donc dans la mmoire, comme fixation artistique dune tape importante du chemin que lhumanit suivi jusqu aujourdhui. Et l aussi, il ne sagit pas simplement dune pense quelconque pour cette poque, mais uniquement dune pense qui condense sous une forme classique les facteurs importants de manire dcisive de cette tape. (Nous utilisons ici ladjectif classique dans le mme sens que celui discut par Engels dans ses tudes du rapport entre logique et histoire.) Par consquent, leffet artistique qui cre partir des popes dHomre une norme et un modle inatteignable est indissociablement inclus galement dans le caractre de superstructure de lart : les grandes uvres dart refltent de manire exemplaire la base, les rapports de productions et les relations sociales fondamentales de leur poque. Cest l que rside le fondement intrinsque de leur survivance, o, comme nous lavons dj soulign, le caractre classique des relations humaines classique

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    au sens dEngels est compris. Il est clair que seul est en mesure de crer des uvres dart de ce type un artiste qui, sur les questions dcisives de sa propre poque, adopte un point de vue progressiste, car ce nest que dans ce cas que le type de reflet peut tre normal , classique , et non dform. Et la forme ? Je crois, pour celui qui considre la forme artistique comme un reflet mme abstrait, compar au reflet du contenu de la ralit objective comme Lnine en a discut dans la Logique en ce qui concerne les formes de syllogisme 36, cela ne peut rien donner dnigmatique. La forme artistique est dautant plus parfaite quelle relie les rapports les plus essentiels, les plus rguliers [gesetzmig : conformes des lois] dune base concrte (des relations humaines qui la constituent) avec la symbolisation humaine dhommes concrets, et donc individualiss. Plus une mise en forme artistique peut nous mettre en situation dprouver directement les relations humaines concrtes quelles figurent, quelles reprsentent, et plus est assure la persistance de luvre dart considre. Dautant plus lhomme dun futur plus lointain, prcisment, sera lui-aussi dans la situation de se reconnatre soi-mme dans les hommes, dans les destins, dans le monde objectif, artistiquement figurs, par lintermdiaire de ces destins humains, de reconnatre son propre pass dans le pass de lhumanit. La science de lhistoire nous ouvre le chemin parcouru jusquici par lhumanit, par les nations isoles, dans sa ralit et ncessit objective. Mais les grandes uvres dart nous placent dans la situation dprouver dans une vision immdiate quels hommes, quelles relations humaines ont t typiques de celle-ci ou celle-l des tapes importantes de

    36 Lnine, Science de la Logique de Hegel, in Cahiers Philosophiques,

    uvres, tome 38, Moscou, ditions du Progrs, p. 173.

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    lhumanit. On pourrait peut-tre dire : la science de lhistoire fonde notre conscience historique, lart veille notre conscience de soi historique, et la tient veille. La condition intrinsque pralable cela, comme nous lavons dj vu, est le caractre normal , classique des rapports de production. Mais la forme de luvre dart particulire est toujours la forme concrte du contenu concret propre. Le caractre classique ne dcoule donc pas de lobservance de quelconques rgles formelles, mais justement de ce que luvre dart est en mesure de donner aux rapports humains les plus essentiels et les plus typiques lexpression maximale de symbolisation, dindividualisation. Fait partie, cest indispensable, de la conscience de lhomme dvelopp de manire polyvalente, matrisant consciemment la vie, la connaissance consciente de sa propre histoire. Lhomme primitif navait pas dhistoire, ou bien la vague conscience de son pass se perdait dans le mythe. Plus lhumanit se dveloppe et plus se renforcent et sapprofondissent la conscience historique et la conscience de soi de lhumanit. Mais leur dploiement ne va pas seulement tre inhib par les lacunes de nos connaissances, mais principalement par les intrts des classes dirigeantes doppresseurs et dexploiteurs. Celles-ci ont entrav la mise au jour des liens rguliers entre prsent et pass, parce quils seffrayent juste titre des perspectives davenir qui pourraient rsulter de la dcouverte des vritables rapports. Dans les temps du dclin, de la crise, lidologie des classes dominantes sest en effet directement oppose la science historique ; elle a ni sa possibilit, comme Schopenhauer, ou sa valeur, comme Nietzsche. Cest de cela que provient la mythification du caractre historique de lart. Seule lhumanit libre par le socialisme a la volont et la capacit de prendre connaissance de lhistoire dans sa

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    globalit ; la conscience historique et la conscience de soi ne prennent dans notre vie culturelle la place qui leur revient que lorsque comme le dit Marx la prhistoire de lhumanit est acheve et que sa vritable histoire a commenc. Cest ainsi que les traditions progressistes de lart prennent une importance qui va bien au-del des limites de lart : elles deviennent des parties intgrantes de la culture de tout homme vritablement socialiste. Paralllement et en troit rapport avec cela, les traditions progressistes prennent une importance extraordinaire pour la cration de la culture artistique dans lart socialiste Ce serait cependant une analogie superficielle que de croire que les grandes ralisations et productions de lart puissent tre apprcies de la mme manire que les scientifiques de la nature peuvent apprcier cte cte les thses justes hrites comme acquis de lantiquit grecque, de la renaissance, etc. Les traditions progressistes de lart, la culture des formes accumules dans ces grandes uvres, ne peuvent donner personne une aide directe dans sa propre cration artistique. Celui qui crot pour pousser les choses lextrme pouvoir copier de Breughel le coup de main du coloris, de Vermeer celui de la mise en valeur, et dIngres celui du dessin va senfermer dans un clectisme acadmique. Au sein des limites de leur discipline artistique, les grands matres de lart ont toujours fidlement reflt et fait sexprimer les relations humaines fondamentales de leur poque. Pour tudier comment ils ont ralis cela, commencer par les questions de contenu, par le choix des thmes jusquaux solutions techniques de dtail, il faut une cole utile pour chacun des artistes. Mais elle ne lest que si lartiste veut apprendre comment il peut reprsenter les relations humaines de son poque dans le cadre des disciplines plus ou moins modifies de son poque, comment il peut galement les

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    figurer de manire adquate et les lever un niveau encore plus lev de teneur idelle que ce ntait le cas chez les artistes classiques. Brivement dit, tout ceci ne vaut que si lartiste garde toujours en mmoire que tout faonnage consiste trouver la forme concrte pour nimporte quel contenu concret.

    Cela veut dire que bien connatre les traditions progressistes de lart et de la littrature et bien valoriser cette connaissance dpendent de la mesure selon laquelle la littrature et lart deviennent des superstructures de la nouvelle base, le base socialiste, de la mesure selon laquelle ils luttent activement pour le renforcement de la nouvelle base, pour la destruction des reliquats de lancienne base, et pour lanantissement ultime des reliquats conomiques et idologiques de lancien. Indubitablement, dans ce domaine aussi, une situation qualitativement nouvelle se prsente. Cela nous conduirait bien au del du cadre de ce travail si je voulais essayer danalyser cette question, ne serait-ce que sous forme desquisse. Il est cependant avr que lhistoire de lart na encore jamais connu un dveloppement dans lequel le reflet exact de la ralit, lessence humaniste de lart, libratrice de lhomme, au service du dveloppement humain, sa position consciente et combattive dans les discussions sociales, ait t aussi profondment et troitement lis la recherche dune perfection esthtique formelle. Lpoque du ralisme socialiste reprsente dans lvolution de lart, de la littrature, une nouvelle poque qui se situe qualitativement plus haute que toutes celles du pass. Nous ne devons cependant jamais oublier que nous pouvons synthtiser de la manire la plus expressive lessence de cette nouveaut qualitative en affirmant : les buts et des moyens de lart et de la littrature du ralisme socialiste concident avec les formulations de

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    Staline sur le caractre de superstructure de la littrature et de lart. Comme nous le voyons, cette question elle-aussi trouve sa solution si nous essayons de laborder avec les mthodes du marxisme-lninisme. Mais nous avons vu aussi de quelle grande importance tait, pour bien poser la question et bien y rpondre, la thse de Staline selon laquelle la littrature et lart appartiennent la superstructure. Ce nest quen gardant cette vrit incessamment lesprit que nous serons en situation de bien dterminer la vritable place de lart, de la littrature et des traditions progressistes dans la culture socialiste.