favret saada - ceci est un blaspheme
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Jeanne Favret-Saada
Conférence de Mme Jeanne Favret-SaadaIn: École pratique des hautes études, Section des sciences religieuses. Annuaire. Tome 98, 1989-1990. 1989. pp.
237-244.
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Favret-Saada Jeanne. Conférence de Mme Jeanne Favret-Saada. In: École pratique des hautes études, Section des sciences
religieuses. Annuaire. Tome 98, 1989-1990. 1989. pp. 237-244.
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ephe_0000-0002_1989_num_102_98_14302
Jeanne
FAYRET-SAADA 237
ETHNOLOGIE
RELIGIEUSE DE L'EUROPE
Directeur d'études : Mme Jeanne
FAVRET-SAADA
1. CECI EST UN
BLASPHEME
:
ETUDE DE CAS
Le propos initial était de pallier le silence de
l'ethnologie quant
au blasphème. On a pris le parti de le considérer comme un cas
paradoxal d'injure : ce qui
constitue une communication en injure,
c'est l'appréciation qu'en donne l'injurié plutôt que
l'intention ou le
contenu du message injurieux : il arrive qu'on blesse quelqu'un
sans l'avoir voulu ou qu'on vise à l'injurier sans réussir à
l'atteindre. - Injure faite à Dieu (ou à son Nom, à son Corps, à son
Fils, à son
Prophète...),
le
blasphème constitue un fait
de
parole
d'un genre particulier : son destinataire littéral (Dieu) est absent du
procès d'interlocution. Le message ceci est une injure à Dieu, un
blasphème est donc nécessairement proféré par un autre
locuteur, qui s'institue en représentant autorisé
du destinataire
littéral. La possibilité de proférer ceci est un blasphème et d'en
tirer des conséquences (d'exiger une sanction) varie de façon
considérable selon les groupes
sociaux,
les représentations
sacré, les appareils religieux
ou
judiciaires. En s' appuyant sur des
exemples tirés de l'histoire moderne et contemporaine, on voulait
tenter de constituer une ethnologie du
blasphème.
Tel était notre projet.
Examinant les
études relatives aux injures
et
aux
insultes (et par extension celles qui portent
sur les jurons
et
les sacres), on a trouvé a situation suivante
:
l'histoire,
la
psychologie sociale, l'ethnologie, et la sociologie (même
interactionniste)
les ont à peine envisagées. Des dialectologues
(surtout amateurs)
en
ont constitué des répertoires qui font
abstraction de la d'interlocution. Des linguistes s'y sont
récemment intéressés, mais pas ceux qu'on attendrait
: les
générativistes, non les pragmaticiens. Quant au blasphème lui-
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ETHNOLOGIE RELIGIEUSE DEL1 EUROPE
même, il est à
peine abordé par quelques historiens récents, qui
d'ailleurs (tout comme les
auteurs de
l'article Blasphème dans les
dictionnnaires et encyclopédies) s'appuient sans autre réflexion sur
les catégories de la théologie catholique.
J. Cheyronnaud (Directeur du Département de musicologie au
Musée des Arts et Traditions Populaires) et E. Claverie (Chargée
de recherches
au C.
N.
R. S.), organisateurs l'an dernier d'une
Journée
d'études sur Les conduites blasphématoires à
la Société
d'Ethnologie
Française,
ont
abordé
deux
cas, l'un très
élémentaire
et l'autre très complexe, permettant de situer une possible
ethnologie
du blasphème.
(a) A propos de la parodia sacra, production
parodique
s 'alignant
sur des formes liturgiques cantillées ou psalmodiées, J. C. a
montré les limites d'une conception
sémantique de la
parodie
: hors
de son effet (la surprise), celle-ci n'existe pas. Il
a conçu un
modèle pragmatique destiné à être généralisé pour l'étude du
blasphème
: la parodia ne fonctionne que sur la base d'une
relation de partenariat entre
un locuteur et un auditoire, d'une
complicité entre des partenaires qui auraient en commun
l'antefactum et les références
mobilisés par la forme,
faute
de quoi
celle-ci
ne peut
s'accomplir, et la parodie n'est pas
reconnue.
(b) E. C. travaille
sur la constitution d'un espace critique
au
XVIIIème siècle français, à partir des traités de droit et des affaires
criminelles. Dans l'affaire du Chevalier
de La Barre (1766), elle
a
montré la multiplication des niveaux d'interprétation et d'action, à
quoi conduit l'absence espace public (J. Habermas) ou
critique (R. Kosellec).
Les institutions judiciaires étant
relativement
autonomes
et
les affaires criminelles, secrètes,
personne ne disposait, au XVIIIè siècle, d'une information
complète.
E. C. a montré comment,
selon sa position
géopolitique
et institutionnelle (dans les coteries d'Abbe ville, le Paris des
Parlementaires, celui des Philosophes et celui de la Cour), chacun
des acteurs
du drame a élaboré sa version distincte, partielle et
fausse des faits. Cette multiplicité des niveaux d'interprétation et
d'action
(dont on n'a pu faire le tour qu'au début du XXème siècle)
a permis
que la modeste provocation d'un jeune homme bien
né
(ne
pas se découvrir devant une procession)
déclenche des
réactions en chaîne,
qui le conduiront à la mort. Ce scandale même
contribua de
façon décisive
à la constitution
d'un espace critique et
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FAVRET-SAADA 239
mit fin aux condamnations à mort pour blasphème.
Le jugement Ceci est un blasphème
suppose, comme
condition de sa possibilité, que le locuteur reconnaisse une
division dans sa communauté religieuse. D'autre part, l'intention
blasphématoire et la
contre accusation blasphème
supposent l'instauration d'un espace critique minimum dans la
société. Or l'ethnologie se prête particulièrement mal
tant à
l'aperception des divisions idéologiques, qu'à l'exploration des
espaces critiques,
car elle présuppose des
sociétés à peu près
unanimes, pourvues de croyances partagées . Une difficulté
suplémentaire, propre à l'ethnologie religieuse de l'Europe, tient à
ce qu'elle
s'est
cantonnée à l'étude des groupes privés d'accès à la
haute culture religieuse : les blasphèmes collectés
chez
les
petites
gens sont plutôt des jurons. Si
un historien (C. Ginzburg) a pu
montrer l'inventivité culturelle d'individus issus
de
ces couches
sociales, l'ethnologie religieuse de l'Europe
s'en
est abstenue.
L'ethnologie des espaces critiques
reste
donc à faire
et, plus
encore, la description des relations de partenariat dans un espace
critique donné.
2. L'APPROCHE DU RELIGIEUX DANS L'EUROPE
CONTEMPORAINE : OBSTACLES EPISTEMOLOGIQUES
Ce
propos nous a entraînés vers l'examen des obstacles
épistémologiques empêchant l'approche du religieux dans les
sociétés contemporaines. On en a
examiné deux : l'un, propre à
l'ethnologie religieuse de l'Europe ; l'autre, commun à
toutes les
sciences sociales.
(A) L'ETHNOLOGIE RELIGIEUSE DES ELITES
Par convention, l'ethnologie religieuse de l'Europe étudie la
religion
dite populaire , soit, pour l'essentiel : ce qui reste de
religion à ce qui reste de paysans autochtones. Bien que
l'étroitesse
de ce programme ne
s'appuie sur aucune raison épistémologique, il
perdure. Car, pour l'ethnologue, la posture méthodologique la plus
confortable consiste à
regarder vers le bas, à
tendre son oreille vers
les muets, à mettre
en écriture les groupes sans écriture. Dès qu'on
travaille
en situation
d'hypergamie
scientifique,
avec des
indigènes socio-culturellement supérieurs à soi (comme l'ont
240
ETHNOLOGIE
RELIGIEUSE DE L1 EUROPE
parfois tenté des ethnologues dans des laboratoires
de sciences
dures ), les difficultés sont immenses : entre autres, on risque
d'être
incapable de développer un métalangage distinct de celui
des
enquêtes, leur aptitude à cet égard
étant
supérieure à celle de
l'ethnologue. En sciences sociales des
religions, la situation
est
encore compliquée par le fait que la frontière entre enquêteurs et
enquêtes est singulièrement perméable : ce
sont parfois les mêmes
qui produisent la
science et certains de ses objets (du discours
religieux), ou qui servent
de référence
pour penser
l'une et les
autres. C'est pourquoi, l'on dispose de tant de monographies sur
le
travail d'herméneutes africains (devins,
officiants de rituels), mais
d'aucune sur celui, par exemple, des théologiens européens. Ces
réflexions nous
ont
conduit, cette année,
à quelques
initiatives
pour ouvrir
le champ de l'ethnologie
religieuse de l'Europe :
(1 )
On a d'abord voulu
informer
ce public
d'ethnologues sur des
débats issus des sciences humaines, mais connus par
le seul
truchement des média : la place de la religion dans les
sociétés
modernes ou post-modernes , le
retour
ou
non du
religieux
On a donc invité deux personnalités aux choix aussi opposés qu'E.
Poulat,
Directeur d'études
à l'E.
H. E.
S. S.
etD. Hervieu-Léger,
Directeur de
recherches au C.
N.
R. S.
: l'un a évoqué la création
de la Vème Section des Sciences
religieuses
dans le
contexte du
siècle dernier ; l'autre a
exposé l'état des recherches sociologiques
relatives au christianisme dans les
sociétés occidentales
contemporaines.
(2 ) On
a
examiné quelques ouvrages récents sur les élites dans la
société
française contemporaine. Une difficulté centrale des
sciences sociales à cet égard paraît tenir à leur illusion quant à leur
place : non pas dans la
culture et la société, mais hors ou
au-dessus
d'elles. En effet, les sciences sociales nous informent sur les
bourgeois ou les aristocrates comme s'ils étaient pour
nous
des
Yanômami, des êtres improbables dont nous n'aurions ni
représentation ni expérience, et dont nous ne serions en
aucune
façon. Or, quand bien même un chercheur ne serait pas né parmi
les élites, s'il a pu s'instruire dans les
sciences sociales,
c'est
qu'il a
aussi lu de la littérature, qu'il s'est identifié aux héros littéraires,
ceux de
l'élite comme les Petit Chose. Le projet même
d'ethnographier les élites n'est pas sans rapport avec sa trajectoire
familiale, ses projets de jeune adulte, le paquet contradictoire de
ses identifications socio-culturelles : le silence sur ces questions
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FAVRET-SAADA 241
produisant une
science sociale des élites soit désespérément plate
(un pâle remake de la littérature)
soit inutilement dénonciatrice (un
discours politique
paré des atours de la
science). B. Le Wita,
Chargée
de
recherches au C.
N.
R. S. , la seule ethnologue qui ait
tenté une description de la
bourgeoisie catholique, et
E. Mension-
Rigau, Assistant d'histoire à Paris VII, ont été invités à exposer
leurs travaux.
(3)
S'il existe à peine une ethnologie
religieuse
des élites, il existe
une intéressante
tentative
d'auto-ethnographie : Une éducation
française , d'O. Marcel, Maître de conférences de Philosophie à
Lyon II. L'auteur étant venue nous parler de son livre,
un groupe
d'auditeurs s'est essayé au même
exercice : noter, par un
lent
travail de remémoration, comment l'idéal (religieux ou non,
selon
le cas) leur fut inculqué
avant l'âge de douze ans. Quelques
séances furent consacrées à la progression
de ce travail : on visait
moins à le réussir qu'à mesurer sa difficulté. Sur la quinzaine de
textes produits, quelques uns sont consistants et passionnants,
aucun n'est inutile.
(B) LES SCIENCES SOCIALES, LES AFFECTS ET LA
RELIGION
Aujourd'hui, alors que
les
formes de piété proposées par les
religions instituées perdent
leur capacité de mobilisation, les
nouveaux
mouvements
religieux et les courants charismatiques
internes aux confessions chrétiennes attribuent une importance
centrale à l'émotion dans l'expérience
religieuse. Or les
sciences
sociales sont
mal préparées à rendre
compte de ce
primat de l'émotion. Qu'on examine, en effet, les ouvrages les plus
récents (Hervieu-Léger et Champion) ou les grands classiques
(Max Weber) qui servent
encore de référence dans
ce domaine, on
trouve ceci : les auteurs sont
incapables de sortir de la vieille
dichotomie philosophique de la Raison (ou
de la Culture)
et de la
Nature,
au compte de laquelle ils versent les
affects.
(a) La
théorie d'Hervieu-Léger et Champion consiste en réalité à
développer une antithèse dont les termes sont moins
des concepts
que des métaphores et des notions polysémiques. D'un côté, on a
l'affect,
chaud, coeur,
la
sauvagerie, le
mouvement, la crise, l'effervescence, l'acte (dénonciation)... la
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ETHNOLOGIE RELIGIEUSE DE
L EUROPE
Nature ;
de l'autre, la représentation, le froid, l'intellect, le social,
l'institution, la stabilité, la tradition, l'énoncé, ... la Raison. L'affect
(ce starter mythique qui fait redémarrer les moteurs institutionnels
grippés)
est situé hors
du
social, et hors des sciences
sociales.
(b) que
ces auteurs
empruntent à
la
notion de
communauté
émotionnelle , on est revenu au texte de référence,
Economie et
société pour y examiner la situation de l'affect.
Surprise : la notion
de communauté émotionnelle n'est pas de
Weber (qui
parle seulement
de Gemeinde ) mais de ses traducteurs
français. Ceux-ci ont ainsi héroïquement couvert l'une de ses
inconséquences :
car il existe, dans
E. S. des communautés
émotionnelles dés-affectées. La notion de communauté
émotionnelle
désigne
donc,
chez
Weber, une catégorie résiduelle
rassemblant les groupes qui ne sont
liés ni par la tradition,
ni par le
droit, ni par la raison. La sensibilité
est, pour cet auteur, la
faculté
de l'âme
chargée de gérer ce
qui
échappe à
la raison et à
la
coutume, à la durée et à la permanence
; et ce qu'il désigne comme
affect
définit un régime temporel particulier
: l'instantanéité,
l'explosion.
Se
dire
weberien en 1990, c'est déclarer qu'on n'est pas
marxiste, ni durkheimien ou
adepte
d'une quelconque théorie
systémique : encore faudrait-il pouvoir préciser ce
que, à part cela,weberien veut dire. Car E. S., ce texte posthume, inachevé et
inachevable (toile de Pénélope des sciences sociales, utopie d'un
savoir total), comporte
en
germe plusieurs théories possibles,
construites
à
partir de plusieurs jeux de notions que Weber n'a pas
travaillées au point d'en faire des concepts. L'affect y apparaît soit
comme une spécialité populaire, soit comme une perturbation ,
un bruit gênant le travail de la Raison, au même titre que l'erreur.
Pour autant que les sciences sociales des religions aient
aujourd'hui quelque chose à déclarer sur l'affect, il serait donc
urgent :
(a)
d'oublier
Weber,
et (b) d'oublier la dichotomie entre la
Raison et la
Nature/l'Affect, et d'une façon générale, d'éviter de
reconduire
la vieille
théorie
des facultés
de l'âme.
3.
LA NOTION D'IDOLATRIE : FAITS SUD
-AMERICAINS
Enfin,
on
a consacré trois
séances,
hors-programme,
à entendre
C. Bernand, Professeur
à Paris X-Nanterre et S. Grusinski,
Directeur de recherches
ru
C.
N.
R.
S. , présenter leurs travaux
Jeanne FAVRET-SAADA 243
récents sur le procès de christianisation des sociétés mexicaine et
péruvienne : l'origine de quelques catégories
fondamentales des
sciences religieuses a ainsi pu être interrogée à la lumière des faits
sud-américains.
Elèves, étudiants et auditeurs assidus ayant assisté aux
conférences : J. AUBOIRE, P. AUZAS, C. BACQUE, C. CHORON-
BAIX,
M. BENHINI,
C. BERNAND, F. BOUYSSI, K. BOVBJERG,
O. CATHERIN, E. CLAVERIE, J. CHEYRONNAUD, B. DELILLE,
A. DESLANDES,
D.
DRAY, F. GUARDIA, R.-G. GUERIN, M.
GUTEL, A. HOUET, J. LAHANA, N. LERICHE, B. LESAGE, J.-Y.
PARRIS, S. PEDRON, P. SAINT-DIZIER, C. SCHIFF, E. SIRELLO,
O.
RATTH, C. RICHETTE, Z. VALAT,A. VANDE PUTTE.
Chercheurs ayant donné
des conférences : C. BERNAND, J.
CHEYRONNAUD, E. CLAVERIE, D. HERVIEU-LEGER, B. LE
WITA, O. MARCEL, E. MENSION-RIGAU, E. POULAT, S.
GRUNSISKI.
ACTIVITES ET PUBLICATIONS DU DIRECTEUR D'ETUDES
Membre du comité de rédaction de Terrain, Carnets du
Patrimoine
ethnologique.
Communications et conférences
Colloque
Anthropology and
Modernity , Berkeley (California),
avril
1989,
une
anthropologie
Colloque Les conduites blasphématoires ,
Société d'Ethnologie
Française, Musée des Arts et Traditions
populaires, 5 juin 1989,
A propos des Versets sataniques .
Musée de l'Homme, Cycle Mythes, mythologies, imaginaire , 3
décembre
1989,
Le désorcèlement comme thérapie .
Centre de Sociologie de l'Innovation, Ecole Nationale Supérieure
des
Mines,
1er février 1990, Sur l'épistémologie de la
participation .
Articles
Unbewitchment
as therapy , American Ethnologist, Fév. 1989.