artículo el problema del individuo en aristóteles (philippe caspar)

15
Philippe Caspar Le problème de l'individu chez Aristote In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 84, N°62, 1986. pp. 173-186. Résumé Le problème de l'individu se pose chez Aristote à la conjonction des deux grandes interrogations de la pensée grecque: le changement substantiel et l'intelligibilité du monde. Il est techniquement résolu à l'intérieur du cadre hylémorphique de la composition des substances. Par ailleurs, les concepts métaphysiques du Stagirite sous- tendent partiellement l'étude du cosmos et celle des êtres vivants. Cet article montre que le penseur athénien n'a pas toujours su passer légitimement d'un de ces registres de pensée à l'autre. Il en est résulté l'apparition d'apories dans sa doctrine de l'individuation des substances, et cela sur les trois plans de la métaphysique, de la biologie et de la cosmologie. Abstract The problem of the individual arises in Aristotle at the joining-point of the two major investigations in Greek thought, that of substantial change and that of the intelligibility of the world. It is solved within the hylemorphic framework of the composition of substances. In other respects the metaphysical concepts of the Stagirite partially underlie the study of the cosmos and that of living beings. This article shows that the Athenian thinker was not always able to move in a legitimate manner from one of theses registers of thought to another. As a result difficulties have arisen in his doctrine of the individuation of substances on the three levels of metaphysics, biology and cosmology. (Transl. by J. Dudley). Citer ce document / Cite this document : Caspar Philippe. Le problème de l'individu chez Aristote. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrième série, Tome 84, N°62, 1986. pp. 173-186. http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1986_num_84_62_6406

Upload: dante-klocker

Post on 09-Sep-2015

215 views

Category:

Documents


0 download

DESCRIPTION

Se ocupa de la cuestión de la individuación en el pensamiento del Estagirita

TRANSCRIPT

  • Philippe Caspar

    Le problme de l'individu chez AristoteIn: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 84, N62, 1986. pp. 173-186.

    RsumLe problme de l'individu se pose chez Aristote la conjonction des deux grandes interrogations de la pense grecque: lechangement substantiel et l'intelligibilit du monde. Il est techniquement rsolu l'intrieur du cadre hylmorphique de lacomposition des substances. Par ailleurs, les concepts mtaphysiques du Stagirite sous- tendent partiellement l'tude du cosmoset celle des tres vivants. Cet article montre que le penseur athnien n'a pas toujours su passer lgitimement d'un de cesregistres de pense l'autre. Il en est rsult l'apparition d'apories dans sa doctrine de l'individuation des substances, et cela surles trois plans de la mtaphysique, de la biologie et de la cosmologie.

    AbstractThe problem of the individual arises in Aristotle at the joining-point of the two major investigations in Greek thought, that ofsubstantial change and that of the intelligibility of the world. It is solved within the hylemorphic framework of the composition ofsubstances. In other respects the metaphysical concepts of the Stagirite partially underlie the study of the cosmos and that ofliving beings. This article shows that the Athenian thinker was not always able to move in a legitimate manner from one of thesesregisters of thought to another. As a result difficulties have arisen in his doctrine of the individuation of substances on the threelevels of metaphysics, biology and cosmology. (Transl. by J. Dudley).

    Citer ce document / Cite this document :

    Caspar Philippe. Le problme de l'individu chez Aristote. In: Revue Philosophique de Louvain. Quatrime srie, Tome 84, N62,1986. pp. 173-186.

    http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/phlou_0035-3841_1986_num_84_62_6406

  • Le problme de l'individu chez Aristote*

    Nous nous proposons dans cet article de montrer comment le manque de sparation rigoureuse des dmarches mtaphysique, cosmologique et biologique sur le problme de l'individu chez Aristote conduit des apories l'intrieur de ces trois disciplines. L'impact historique exerc par le Stagirite sur la pense occidentale, ainsi que l'importance de ce thme dans la philosophie et la science modernes, justifient amplement l'examen de la position aristotlicienne sur ce problme. Aprs un expos schmatique de la structure de l'histoire de ce problme dans la pense occidentale, nous tudierons sa place dans la synthse aristotlicienne avant de dgager les principales apories de ce systme sur cette question.

    1. Mise en perspective historique du problme de l'individuation des substances

    Le problme de l'individu se pose chez Aristote l'intrieur du cadre hylmorphique de la composition des substances. Par ailleurs, les concepts mtaphysiques du Stagirite sous-tendent partiellement l'tude du cosmos et celle des tres vivants. Or, la doctrine aristotlicienne de l'individu conduit des apories tant sur le plan mtaphysique que sur le plan biologique, en raison de l'intrication, non thmatise pour elle- mme, entre ces diffrents types d'analyse du rel.

    L'clatement historique du systme aristotlicien lors de la Renaissance aboutit la constitution d'une science exprimentale autonome par rapport la mtaphysique. En contrepoint, Leibniz labora une doctrine mtaphysique de l'individu spare autant que possible du moment exprimental des sciences de la nature.

    Dans le champ complexe des disciplines scientifiques qui ont renouvel notre comprhension de l'individu, la gntique et l'immunologie contemporaine discernent trois facettes fondamentales dans les organismes individuels: une individualit molculaire originairement

    * Ce texte est inspir de notre ouvrage: L'individuation des tres: Aristote, Leibniz et l'immunologie contemporaine (Le sycomore), Paris, Lethielleux; Namur, Culture et vrit, (1985), 318 pages.

  • 174 Philippe Caspar

    constitue ds la conception dans le gnome, l'existence d'une histoire molculaire qui approfondit cette individuation durant l'existence et une unit organique qui est observable mais non exprimentable.

    Chez Leibniz, la doctrine mtaphysique de l'individu s'est constitue autour d'un hritage complexe de toute la tradition philosophique occidentale au sein de laquelle il faut principalement retenir des influences stociennes, plotiniennes, nominalistes et suaresiennes. Je pose donc: tout individu est individu par sa totale Entit. L'approfondissement de ce principe initial, formul ds la Disputatio de 1663, inaugure le dploiement architectural du concept de substance chez Leibniz. En particulier, la question des rapports entre la substance simple ou monade et l'agrgat ou la substance compose se pose avec acuit dans la correspondance Leibniz-Des Bosses (1712-1716).

    Or, tant l'approche immunologique contemporaine que la mtaphysique idaliste de Leibniz sont aportiques sur ce problme particulier de l'individu.

    En consquence, l'examen rigoureux de cette question implique aujourd'hui un double niveau de recherche. En premier lieu, les sciences modernes de la nature et, parmi celles-ci, tout particulirement la biologie molculaire renouvellent la comprhension de l'individu que la tradition philosophique nous a lgue. En second lieu, la problmatique de l'individu ne peut pas tre examine dans toute sa profondeur sans une articulation pense en vrit entre la raison scientifique et la raison mtaphysique.

    2. La conception aristotlicienne de l'individu

    La caractristique la plus fondamentale de la substance premire chez Aristote est l'existence individuelle1. Sur le plan technique, le Stagirite recourt gnralement l'expression xe ti ou t touov pour la dsigner2. Or, la nature semble bien tre constitue d'individus tous ses niveaux: Aussi appelons-nous d'ordinaire des substances, non seulement les animaux, les plantes et leurs parties, mais encore les corps

    1 La substance, au sens le plus fondamental, premier et principal du terme, c'est ce qui n'est ni affirm d'un sujet, ni dans un sujet: par exemple, l'homme individuel ou le cheval individuel. (Aristote, Catgories, 2 a 10-13; trad. J. Tricot, Vnn, 1977, 154 pages). Ooia Se ativ f| Kupinat xe kcu Jtprrco Kai udAiaxa Xeyouvri, f |ir|Te k

  • Le problme de l'individu chez Aristote 175

    naturels, tels que le Feu, l'Eau, la Terre et chacun des autres lments de ce genre en y ajoutant toutes les choses qui sont ou des parties de ces lments, ou composs de ces lments, soit de parties, soit de la totalit des lments, par exemple l'Univers physique et ses parties, je veux dire les astres, la lune et le soleil3.

    En consquence et d'une manire schmatique cinq niveaux de problmatique se sont nous autour de la question de l'individu chez Aristote :

    1) Au niveau le plus fondamental, il s'agit d'lucider la structure ontologique de la substance premire dans le cadre mtaphysique de la composition hylmorphique des substances4. C'est galement sur ce plan que se pose la question controverse du principe de l'individuation chez Aristote5.

    2) Au niveau physique, le problme de l'individu se pose pour les diverses ralits que le Stagirite aborde dans son analyse de la nature. En particulier, la question est pose dans le Trait du Ciel6, dans les diffrents ouvrages biologiques7, et, travers l'analyse de la conservation des lments dans un mlange8, dans la chimie tout fait rudimen- taire qui fut l'hritage d'Aristote.

    3 Mtaphysique, 1028 b, 8-13. * La composition hylmorphique des substances est le trait fondamental qui unifie

    en profondeur l'entiret de la vision du monde du Stagirite. Seuls, Dieu et les intelligences spares qui gouvernent le mouvement des astres sont immatriels et ne peuvent par consquent tre individus que par leur forme.

    5 Voir notamment E. Jr. Regis, Aristotle's Principle of Individuation, dans Phronsis, XXI, pp. 157-166, 1976.

    6 Du Ciel, 216 a 18-279 a 35. 7 Les Parties des Animaux; De la gnration des animaux; Histoire des animaux;

    Petits traits biologiques, Les Belles Lettres, Collection Bud, Paris. 8 Dans un passage clbre du Trait de la gnration et de la corruption, Aristote

    examine la composition des mixtes et la lecture du texte rvle les difficults prouves par le Stagirite pour dfinir la nature et la consistance propre de deux corps simples. Ces derniers gardent-ils leur individualit (327 b 35) ou sont-ils intgrs dans une substance plus complexe et chimiquement une? La rponse d'Aristote dissimule mal son embarras: Ncessairement ces matires ne sont pas dtruites dans le mlange, et elles ne restent pas les mmes, simplement, et leur mlange n'est pas une juxtaposition de particules, ni un phnomne n'ayant heu qu'au niveau de la perception sensible. Mais sont susceptibles d'entrer dans des mlanges des corps qui sont faciles dlimiter et capables de subir et d'exercer des actions, et qui accusent des affinits avec des corps ayant les mmes proprits, puisque le mlange s'opre entre des corps disposs au mlange rciproque. Le mlange est donc l'union, avec altration, des corps mlangs. (f| 8 uii x>v uiktv A.Xoi(o6vT(BV vaxri, De la Gnration et de la Corruption, 328 b 19-22). Il faudra attendre des chercheurs comme Berthollet et Lavoisier pour voir certaines distinctions fondamentales de notre chimie, comme par exemple celle du mlange, de la solution et de la raction de synthse molculaire, se faire jour. Notons toutefois que, dans la liste htroclite des ralits substantielles mentionnes en Mtaphysique 1028 b 8-13, les lments les plus simples

  • 176 Philippe Caspar

    3) Au niveau logique, se pose la question des rapports entre l'individuel et l'universel, dont l'expression la plus aigu se posera prs de quinze cents ans plus tard, dans la querelle des universaux.

    4) Au niveau epistemologique, Aristote conclut la non-intelligibilit de l'individu 10. Ce thme, hrit comme tant d'autres de la spculation platonicienne, est peut-tre une des plus graves questions que la pense occidentale ait eu aborder. En effet, la position aristotlicienne, dj mise en question par Chrysippe et par Plotin, fut longuement et prement discute tout au long du Moyen-ge 1 1 avant d'tre rcuse par Leibniz12 et Spinoza13 qui ouvrent tous deux la voie aux grandes constructions de l'Idalisme allemand, en particulier celles de Schelling et de Hegel14. D'autre part, la science moderne, et plus particulirement la biologie, se heurte directement cette problmatique de l'intelligibilit de l'individu: ainsi, les rsultats les plus significatifs de l'immunogntique contemporaine tmoignant d'une comprhension rationnelle de la singularit molculaire des tres vivants, et cela partir d'un certain seuil volutif.

    semblent pouvoir, sous certaines conditions, former des units organiques plus complexes. Thomas d'Aquin, la suite des commentateurs juifs et arabes, subordonnera cette question sa thse de l'unit de la forme. (Aim Forest, La structure mtaphysique du concret chez saint Thomas d'Aquin, Pans, Vnn, 1931, 377 pages, pp. 166-257). Comme le remarque P. Denis, le mixte soulevait d'abord le problme d'ordre physique et non philosophique de sa composition. La matire du monde est-elle constitue uniquement de quatre lments fondamentaux hrits des Ioniens, en sorte que tous les corps seraient dus une simple composition de ces lments? (P. Denis, Enseignements de saint Thomas sur la forme substantielle, dans Archives d'histoire doctrinale et littraire du Moyen- Age, Vnn, 1954, pp. 139-164).

    9 M. Franois, Pour connatre Dieu, Beauchesne, Paris, 1975, 107 pages, pp. 11-112. 10 Voir notamment J. Moreau, L'tre et l'essence dans la philosophie d'Aristote,

    dans Autour d'Aristote, Recueil d'tudes de philosophie ancienne et mdivale offert Monseigneur A. Mansion, Publications Universitaires de Louvain, Louvain, 1955, 594 pages, pp. 181-204, en particulier pp. 201-204.

    11 C. BRUBE, La connaissance de l'individuel au Moyen-ge, Presses Universitaires de France, Pans, 1964, 315 pages.

    12 Leibniz, Discours de Mtaphysique, paragraphe 13. 13 Spinoza, thique, proposition v: Dans la nature, il ne peut y avoir deux ou

    plusieurs substances de mme nature ou attnbut. On peut remarquer la grande proximit entre cette proposition et le principe leibnizien des indiscernables d'une part, la conception stocienne d'un Chrysippe d'autre part, telle qu'elle nous est rapporte par Philon d'Alexandrie. Chrysippe y rpond par sa thorie de l'ico ttoov, caractristique permanente d'un tre; elle contient l'affirmation que chaque tre a une originalit irrductible, inexplicable par la simple composition d'tres ou de principes prexistants. (E. Brhier, Chrysippe et l'ancien stocisme, Paris, Presses Universitaires de France, 1951, 295 pages, pp. 110-111).

    14 M. Veto, La science du particulier: de Kant Schelling, dans Les tudes philosophiques, 1981, pp. 163-189.

  • Le problme de l'individu chez Aristote 177

    5) En dernier lieu, au niveau humain, travers l'articulation entre l'individu et la personne, apparaissent les problmes thiques, juridiques et politiques poss par les rapports entre l'homme individuel d'une part, la socit et l'tat d'autre part.

    Ce rapide survol nous montre quel point la rsolution de la question de l'individu passe dj chez Aristote par la mise en uvre d'approches complmentaires. En particulier, si l'on fait abstraction des questions propres l'ordre logique, lequel chez le Stagirite est seulement organon, c'est--dire instrument, et l'ordre anthropologique, les rapports entre la mtaphysique et la science de la nature (dans le double champ de la cosmologie et de la biologie) sous-tendent la longue confrontation du penseur avec les substances individuelles. Or, sur ce point, malgr son souci de situer les unes par rapport aux autres les diffrentes sciences, Aristote n'chappe pas un enchevtrement de ses concepts mtaphysiques et biologiques fondamentaux dans sa rsolution de la problmatique de l'individu. Ainsi, comme le souligne un des derniers commentateurs de la biologie d'Aristote, il n'y a pas de ligne de dmarcation infranchissable entre l'Aristote mtaphysicien et logicien d'une part, l'Aristote biologiste d'autre part15. Et c'est prcisment cette intrication non thmatise entre la philosophie premire et la science de la nature qui sape, sa racine, la cohrence interne de la vision aristotlicienne de l'individu.

    3. Les apories aristotliciennes de la problmatique de l'individu

    Tout d'abord, c'est la saisie mtaphysique de la structure ontologique de l'individu, quel qu'il soit,- un lment, un objet mathmatique ou quelconque, un tre vivant, un astre, une plante, voire le cosmos pris dans sa totalit qui devient aportique par sa trop grande proximit avec les noyaux cosmologiques ou biologiques du corpus. En effet, le dgagement de la structure fondamentale du rel, c'est--dire la mise en vidence du cadre hylmorphique s'enracine dans une comprhension mtaphysique du changement substantiel l'aide de trois principes, la matire, la forme et la privation dtermine. La forme, ce principe d'intelligibilit, rebelle au changement, une ("Ev t eio16),

    15 R. Pellegrin, La classification des animaux chez Aristote, Statut de la biologie et unit de l'aristotlisme, Les Belles Lettres, Pans, 1982, 218 pages, pp. 73-75; cfr aussi H. Barreau, La notion de substance chez Leibniz et Aristote, dans Studia leibnitiana, XIV, 1975, p. 243.

    16 Physique, 190 b 28.

  • 178 Philippe Caspar

    inscable et immuable est l'essence platonicienne mais dgage de la tentation idaliste du monde des Ides et incarne, au prix d'un puissant effort spculatif, dans la substance. La matire se prend en deux sens dans le corpus aristotlicien. En premier lieu, la matire premire est ce principe d'indtermination ultime souvent identifie, dans l'analyse du changement, avec le substrat17. En second lieu, la matire qui intervient dans la problmatique de l'individuation est la matire sensible ou seconde18, c'est--dire dj prpare la rception de la forme19. Quant la crcpr)ai, elle est un principe mdiateur, animant la matire d'un mouvement qui la fait tendre, partir de son indigence radicale, vers telle forme. De ces trois principes, la matire est, dans l'interprtation classique20, cause de l'individuation des substances.

    17 A. Mansion, Introduction la Physique aristotlicienne, Paris, Vrin, 1945, 357 pages, pp. 74-75; P. Aubenque, Le problme de l'tre chez Aristote, Pans, Presses Universitaires de France, 1977, 551 pages, p. 437 (... I'jiokeiuvov ... dsigne chez Aristote la fois la matire du mouvement et le sujet logique).

    18 Ibid., 163; 202; Mtaphysique, 1034a 12-13. 19 Thomas avait distingu la materia sensibilis individuals et la materia sensibilis

    universalis: La matire sensible, c'est, pns universellement, ce qui serait la matire sensible individuelle de tel ou tel individu, rpondant au type universel analys. Par exemple, l'homme est un universel de type concret : il n'est point identique son essence formelle (x vOpcbnq) Etvai) qui, en l'occurrence, est son me; mais en ajoutant celle-ci le corps, qui est la matire sensible dans laquelle elle est ralise, on reconstitue l'universel de type concret, l'homme sous lequel viennent se ranger leur tour Socrate, Coriscos, etc.. (A. Mansion, ibid., pp. 158-159). Notons galement la distinction entre la matire sensible et la matire intelligible. Il y a une matire sensible et une matire intelligible, sensible celle qui est comme l'airain, le bois ou toute matire mobile, intelligible, celle qu'il y a dans les tres sensibles, mais en tant qu'ils ne sont pas sensibles, tels les tres mathmatiques (Mtaphysique, 1036 a 9-12). Remarquons enfin chez le Staginte l'absence d'une rflexion sur le statut de la quantit comme premier accident dans la relation de la matire la forme (ce point sera l'objet des plus vifs dbats chez les commentateurs juifs, arabes et chrtiens du Stagirite, sur ce point, cfr. A. Forest, op. cit.).

    20 En particulier, A. Mansion, op. cit.; S. Mansion, La notion de matire en mtaphysique Z 10 et 11, dans tudes sur la mtaphysique d'Aristote, Paris, Vrin, 1979, 257 pages, pp. 185-202; W.D.Ross, Aristote, Paris, Payot, 1970, 420 pages, pp. 237 et suivantes; M. de Corte, La Doctrine de l'Intelligence chez Aristote, Pans, Vnn, 1934, pp. 198-224. La position contraire a t dfendue notamment par L. Robin, Sur la notion d'individu chez Aristote, dans Revue des Sciences philosophiques et thologiques, XX, 1931 (cet article a t repris dans La pense hellnistique des origines Epicure, Paris, Vrin, 1 942, 553 pages, pp. 486-491) et par G. Rodier, Quelques remarques sur la conception aristotlicienne de la substance, dans Anne philosophique, 1902, pp. 1-11. Dans sa traduction commente de la Mtaphysique, Tricot cerne ce qui, nos yeux, constitue, bien plus que certains passages, par ailleurs peu nombreux, ouvrant la porte une individualisation par la forme, le noeud gordien de toute cette question: Dans son opposition au platonisme, Aristote ne pouvait donc, sans inconsquence, concevoir la fois l'essence comme individuelle et la matire comme principe individualisant. (J. Tricot, traduction de la

  • Le problme de l'individu chez Aristote 179

    En effet, ce qui domine l'uvre aristotlicienne, c'est la qute de la vrit que vivent tous les esprits depuis qu' Milet la philosophie s'est dgage de la pense mythique, afin de dcouvrir l'intelligibilit d'un monde globalement soumis au devenir. Or, pour Aristote comme pour Platon, il n'y a de science que de l'immuable21. Dans la conception du Stagirite, l'unit de la forme constitue la condition de possibilit ultime d'un savoir vrai dans un monde changeant. En somme, dans cette difficile intrication de la matire et de la forme, deux problmes se posent. D'une part, il s'agit de sauver l'intelligibilit du monde; d'autre part, il faut comprendre la multiplicit des individus dans l'espce. L'intelligibilit du monde repose sur l'unit des formes. La solution du premier problme impose par voie de consquence celle du second. Puisque la forme est ternelle et une, la matire seule peut tre principe d'individuation. Seule, en effet, la matire est nombrable: elle est (3T| apiOunrf)22. La matire intelligible individualise les substances mathmatiques parce qu'elle offre l'esprit la possibilit de leur attribuer une position dtermine dans l'espace. La matire sensible individualise les substances concrtes, c'est--dire composes, en deux sens: en premier lieu, elle fixe leurs coordonnes spatiales et temporelles ; en second lieu, elle permet l'inhrence des accidents individuels, comme le camus ou le blanc, dans la substance. C'est prcisment ce stade que se pose un nouveau problme d'intelligibilit. La matire premire est inconnaissable. La matire sensible est seulement connaissable dans sa frange universelle23. Mais la matire sensible individualisante n'est pas objet de science puisqu'elle est seulement le support d'inhrence des accidents

    Mtaphysique d'Aristote, Paris, Vrin,- 2 tomes, 1974, 877 pages, p. 394). Un expos synthtique des principales prises de position parmi les auteurs anglo-saxons a t propos par E. Jr. Regis, art. cit. Sur ce point particulirement controvers, le poids des textes (notamment Mtaphysique, 1016b 32; 1034a 5-9; 1035b 30; 1054a 34-37; 1074a 31-35; Du Ciel, 278a 18-20; 278b 3-9 et Physique, 190b, 23-26 ... 28) et bien davantage le ressort ultime de la mtaphysique aristotlicienne nous font rallier la position classique. En effet, cette mtaphysique gravite tout entire autour de la conception originale de la substance concrte pense comme un compos de matire et d'une forme universelle. Dans ce cadre, la matire seule peut individuer la substance. Il est en effet difficile d'adopter l'autre branche l'alternative sans construire une mtaphysique de la forme individuelle ce que Plotin, Avicbron, Scot et Leibniz notamment ont fait, mais ce que n'a jamais fait Aristote. "Ev Se x eo (Physique, 190b 28), (Mtaphysique, 1016 a 17-20).

    21 Time, 27d-28a; Mtaphysique, 1040a, 3-7. 22 Physique, 190b 25; Mtaphysique, 1074a 33, 1049a 7, 10, 13-15; Du Ciel,

    278 a 19; Parties des animaux, 643 24. 23 Voir note (19).

  • 180 Philippe Caspar

    individuels qui sont purement contingents. Et l'individu ne peut pas tre connu non plus par la totalit de ses prdicats24. Or, Aristote ne cesse de le rpter, il n'y a de science que de l'universel et du ncessaire. L'aporie est invitable: ontologiquement premier, l'individu reprsente dans le systme aristotlicien, l'horizon de non-intelligibilit. Et la raison pour laquelle des substances sensibles individuelles il n'y a ni dfinition ni dmonstration, c'est que ces substances ont une matire dont la nature est de pouvoir et tre et n'tre pas; et c'est pourquoi toutes celles qui parmi les substances sensibles sont individuelles, sont corruptibles25. Le cercle est boucl autour du dilemme qui constitue l'enjeu dcisif de tout l'difice aristotlicien. L'incarnation de la forme dans la matire permet d'chapper aux contradictions platoniciennes. Elle autorise galement l'introduction d'un lment de permanence dans le devenir, ce qui rend pensable le changement substantiel et sauve l'intelligibilit mme du monde. Ces succs spculatifs ont cependant leur tribut et ce prix prend chez Aristote un tour paradoxal : la prminence ontologique de l'individu qui avait permis de rsoudre les plus hauts problmes spculatifs, dont l'intelligibilit du changement substantiel est, dans la mise en place de tout l'difice conceptuel, devenue l'nigme la plus profonde de la mtaphysique.

    La vision mtaphysique de la hirarchie du monde est galement aportique chez le Stagirite. Les chapitres 8 et 9 du Trait du Ciel sont consacrs la dmonstration de l'unicit du cosmos. Du coup, le Premier Ciel devient un individu cosmique unique dont la perfection est divine26. La cosmologie aristotlicienne devient thologie naturelle et le ciel, aprs avoir retrouv l'imposante stabilit de l'ternit, devient, dans sa perfection mme, reflet de Dieu. En consquence, la cosmologie aristotlicienne dbouche sur un principe mtaphysique de hirarchisation des substances pens en fonction de la simplicit de leur mouvement. Or, l'homme se trouve au cur de l'enqute biologique mene par le Stagirite et c'est en rayonnant partir de lui que le jeu des concepts, des divisions en genre et en espces, des analogies, va dissquer et structurer l'ordre de la vie27.

    2* Mais, objectera-t-on, rien n'empche les divers noms de s'attribuer, chacun pris part, une multiplicit d'tres, et leur ensemble, un seul, Mtaphysique, 1040 a 13-16. Au terme d'une discussion trs serre avec les Platoniciens, Anstote rpond par la ngative cette objection.

    25 Mtaphysique, 1039 b 28-30. 26 Le Premier Ciel, lui, l'atteint (le divin) directement et par un mouvement

    unique, 292b 22-23; cfr aussi 270b 10-11 et 279a 18-30. 27 Tel est le genre humain. Seul parmi les tres que nous connaissons, ou du moins

    plus que tous ces tres, il a une part du divin (Des Parties des Animaux, 656 a 7-9).

  • Le problme de l'individu chez Aristote 181

    Ainsi donc, une contradiction profonde s'inscrit entre la cosmologie et la biologie d'Aristote. En cosmologie, lorsque l'univers est considr dans sa totalit, le Premier Ciel occupe la plus haute place dans la hirarchie des tres naturels. La simplicit de son mouvement fonde sa perfection divine aux dpens de l'homme irrmdiablement livr la gnration et la corruption. Pens selon cette autre perfection qu'est la vie, l'homme se trouve situ au centre du cosmos prcisment parce que la beaut de son organisation vivante ainsi que son aptitude au bonheur et la contemplation le rendent proche, autant qu'il est possible, de l'intimit propre de Dieu. Entre l'individu Socrate dont la Pythie de Delphes avait discern la familiarit exclusive avec Dieu et l'individu cosmique, par de la perfection de son mouvement, Aristote ne s'est jamais prononc pour dcider et nommer celui des deux qui mrite le plus cette attraction finale exerce par Dieu sur la totalit du rel, ce dsir amoureux de la beaut de Dieu dans laquelle se rsout le fondement ultime de la finalit de la nature et que signe l'inscription dans la mtaphysique d'Aristote de la dynamique propre de l'epto platonicien.

    D'autre part, la biologie et la mtaphysique d'Aristote se recoupent sur le problme de l'individu vivant deux niveaux. En premier lieu, l'explication scientifique de la gnration substantielle des tres vivants (la conception) s'enracine dans la comprhension mtaphysique du changement substantiel. En second lieu, l'affirmation mtaphysique de l'universalit de la forme brise le lien troit que la physiologie des parties avait discern entre l'existence de substances individuelles et la finalit l'uvre dans la nature.

    Le corrlat biologique de la thorie mtaphysique de la gnration substantielle est la doctrine de la transmission l'enfant des caractres spcifiques et individuels28. La substance est concrtement un compos de forme et de matire; le nouvel tre vivant est un tout issu de l'union d'un principe paternel (la semence exerant une causalit formelle) et d'un principe maternel (la matire). La conception apparat donc bien comme un prolongement de la vise mtaphysique selon laquelle les principes de dtermination et d'intelligibilit sont inscrits dans la forme. En biologie, la permanence des formes dans la gnration est pose comme un principe vident (elle s'enracine en fait dans la conception qu' Aristote se fait de l'infini en acte)29, auquel les monstres seuls font

    28 De la Gnration des Animaux, IV, 3. 29 C'est l un postulat rationnel, car il est vident que c'est ce qui se produit pour

    les autres animaux. Si d'autre part, ces produits taient diffrents des parents, mais capables

  • 182 Philippe Caspar

    exception30. Quant aux caractres individuels accidentels, leur transmission est rgie par des rgles qui reposent sur le postulat d'existence d'un ensemble d'accidents individuels ancestraux. En faisant de ces derniers la seule cause de diffrence des enfants par rapport leurs parents31, Aristote tend au monde des accidents l'impossible mergence d'une nouveaut que la mtaphysique assigne au rgne des formes. Le rel aristotlicien varie mais ne change pas. Or, cette proximit des intentions mtaphysiques et biologiques n'est pas sans danger rel. Pour la biologie d'abord. En particulier, celle-ci demeure sans rponse dans les cas o l'on ne peut dceler aucune ressemblance des enfants avec tout individu connu. Ces nouveaux-ns portent-ils des dterminations individuelles accidentelles? Si oui, d'o viennent-elles? Si non, comment est-il possible de les distinguer les uns des autres sinon par leur localisation spatiotemporelle, c'est--dire par le critre d'individuation des figures mathmatiques concrtes. Il y a plus grave encore. En soumettant son analyse de la vie aux principes mtaphysiques qui rgissent sa conception de l'infini, Aristote se fermait irrmdiablement la possibilit d'une volution biologique qu'auraient pourtant pu appeler certaines de ses remarques fondamentales32. Les dangers pour la mtaphysique du Stagirite n'en sont pas moins rels. En refusant de laisser s'exprimer librement la ralit proprement biologique des tres vivants, Aristote prive sa philosophie premire de cette abondante moisson d'enseignements que suggrent une exprience et une observation rigoureuses et autonomes de la vie. En particulier, rien ne vient faire contrepoids l'exigence mtaphysique d'une immutabilit absolue des caractres spcifiques du monde.

    Mais il existe un autre niveau de corrlation souterraine entre la mtaphysique et la biologie aristotliciennes: l'unit mtaphysique de la substance actue par la forme soulve par voie de corollaire celle de l'tre vivant par l'me. Dans ce contexte, la question de l'unit de l'me se pose avec acuit. Or, le monde vivant se caractrise par trois grands types d'organisations auxquelles correspondent trois genres d'me, vgtale, animale et humaine. En parfaite cohrence avec son postulat de l'unit

    de s'accoupler, il natrait d'eux leur tour une nouvelle espce d'tres, puis de ceux-ci encore une autre, et cela pourrait aller l'infini: car l'infini est imparfait et la nature cherche toujours une fin. (De la Gnration des Animaux, 715b, 12-16).

    30 Ibtd., IV, 3 et 4. 31 De la Gnration des animaux, IV, 3; cfr notre ouvrage: L'individuation des tres:

    Aristote, Leibniz et l'immunologie contemporaine. ,-. 32 P. Louis, La dcouverte de la vie, Paris, Herman, 21 1 pages, pp. 164-165. "

  • Le problme de l'individu chez Aristote 183

    mtaphysique de la substance, Aristote dmontre l'unit de l'me33. Or, l'me est aussi le principe rgulateur de l'ensemble des processus vitaux d'un organisme. L'ide qui guide ici le Stagirite est celle de la finalit. Tout vivant est un tre substantiel. Mais l'unit mtaphysique implique aussi une unit biologique. De la masse des matriaux utiliss par Aristote pour construire une physiologie, il rsulte que chaque tre vivant est un organisme34 dot d'une finalit immanente, ce qui revient dire que toutes ses parties sont subordonnes au tout. Parmi tant d'autres exemples possibles, les os existent en vue des chairs qu'ils supportent35. Le cerveau est le sige de multiples fonctions, comme par exemple la rgulation thermique et le contrle du sommeil36. Le rle du sang est d'assurer la nutrition de l'individu vivant37. Cette physiologie des parties rvle parfois d'tonnantes justesses d'intuition. Par exemple, Aristote dcouvre et dcrit la fonction hmatopoitique de la moelle osseuse38. Mais par ailleurs, force nous est aussi de reconnatre chez lui des prises de position fausses, dictes par les exigences mtaphysiques et qu'une observation simple aurait suffit corriger. L'anatomie du cur en offre le plus curieux exemple39. Selon notre auteur, le cur des grands animaux est constitu de trois cavits. La premire est le lieu d'laboration le plus primitif du sang. Sorti de ce premier rceptacle, le liquide sanguin subit sa maturation dans la moelle osseuse. Les deux autres cavits qui correspondent aux deux cavits ventriculaires de Harvey et des cardiologues modernes aassurent l'jection du sang dans les deux grands vaisseaux thoraciques, l'aorte et la veine cave40. Or, la division du cur en trois parties n'est pas un fait d'observation mais un nonc

    33 De l'me, 414b 19-415a 13. 34 On trouve dans le corpus hippocratique une premire approche de la ralit de

    l'organisme : cfr notamment Des lieux dans l'homme, chap. I. Aussi le corps ressent-il peine et plaisir pour la partie la plus petite; c'est que la partie la plus petite a toutes les parties, et ces parties, portant respectivement leurs congnres, informent le tout; cfr aussi Platon, Charmide, 156 c. Mme si le mot technique apparat pour la premire fois en 1396, la notion d'organisme se trouve bien au centre de la pense biologique du Stagirite. (J. Schiller, La notion d'organisation dans l'histoire de la biologie, Paris, Maloine, 1978, 133 pages, p. 84).

    35 Des Parties des Animaux, 654 b 27-29. 36 Ibid., 652 b 16-653 a 20. 37 Il est clair que le sang est en dfinitive la nourriture des animaux sanguins et

    l'quivalent du sang pour ceux qui n'en ont pas. Ibid., 650 a 34-35. 38 Ibid., 651b 20-652 a 23. 39 Ibid., 66 b 1-667 a 10. 40 L'intgration des fonctions cardiaque et pulmonaire est en fait compltement

    manque par Aristote.

  • 184 Philippe Caspar

    arbitraire appuy sur un raisonnement mtaphysique articul autour de la recherche d'un juste milieu entre deux extrmes41.

    Ainsi, tout comme dans la conception de l'hrdit des caractres individuels, les exigences mtaphysiques inflchissent dans un sens dtermin la dmarche proprement biologique du Stagirite, ici de mme dans la recherche physiologique d'un fonctionnement harmonis des parties de l'organisme, nous voyons certains moments des axiomes de type mtaphysique dtourner la physiologie d'Aristote de la vrit du fonctionnement des organes. Mais rciproquement, la complexit structurale et fonctionnelle des tres vivants problmatise certaines thses de la mtaphysique. En effet, il ressort de l'intgration des parties que l'tre vivant est lui-mme sa propre fin. Cette finalit immanente aux tres biologiques garantit une rgularit dans le monde si divers de la vie et contribue aussi fonder la possibilit d'une science biologique de la nature40. L'tude de la physiologie des tres vivants montre en eux l'existence d'une finalit propre. Sur ce point, la biologie aristotlicienne rencontre l'intuition mtaphysique fondamentale du Stagirite. La substance premire est individuelle et tout concourt dans la physiologie montrer la force exerce par la nature pour assurer le maintien et la croissance des individus. Or, le concept de T,o dsigne la fois le but et le sujet pour qui ce but est une fin43. D'une part, le but dsigne tout autant l'exigence physiologique du maintien des fonctions vitales que la ncessit mtaphysique de la prennit des formes. D'autre part, le sujet dsigne autant l'individu vivant engag dans sa propre subsistance autonome que le moment mortel et phmre de la stabilit anonyme des formes. En bref, la merveilleuse intgration physiologique des parties s'vanouit dans l'univers mtaphysique des formes. Nous sommes ici au point prcis o la finalit interne de l'organisme vivant perd sa consistance et cela parce que l'individu aristotlicien n'a jamais surgi que dans le vide, n'a jamais t qu'un moment passager au cours duquel sa finalit et sa consistance propres lui sont tes pour se diluer dans la mort, cet acte par lequel l'individu trouve sa vrit, non pas en Dieu, mais dans le monde sans passion des formes, sans jamais pouvoir tre ressaisie, comme chez Platon, pour tre transfigure dans la beaut participe du Bien44.

    41 Ibid., 666 b 3-667 a 6. 42 L. R. Tancredi, Aristotle, teleology and Modem Science, dans Science, Medicine and Man, 1974, pp. 263-271.

    43 De l'me, 415b 20-21. 44 Phdon, 108 c.

  • Le problme de l'individu chez Aristote 185

    4. Conclusion

    Nous avons constat combien l'troite connexion entre la philosophie premire d'une part et la biologie d'autre part n'est pas sans danger, que l'on envisage le point de vue de la cohrence biologique, ou celui de la cohrence mtaphysique. Dans les cas particuliers de la conception et de la physiologie des parties des animaux, nous avons vu la mtaphysique limiter la rigueur de la dmarche proprement scientifique du Stagirite. Rciproquement, la thorie aristotlicienne de la transmission des caractres hrditaires individuels apporte la contribution biologique l'absolue immutabilit d'un monde constitu d'une matire ternelle et de formes invariantes. En outre, la biologie problmatise la vision du monde que le Stagirite avait labore dans sa cosmologie au point de rendre la mtaphysique de la substance aportique. L'imitation de Dieu est-elle ralise au mieux par un mouvement simple ou par l'excellence d'une conscience de soi? La qute mtaphysique laquelle se livre l'tre humain ne rencontre jamais un mouvement de donation librement libre manant de Dieu lui-mme, mais au contraire, elle se trouve irrductiblement confronte, dans une douloureuse rupture avec elle-mme, la seule exigence de la prennit des espces. Or, l'ensemble de ces difficults s'enracine dans les deux limites centrales du systme aristotlicien. En premier lieu, le rapport entre l'individuation par la matire des substances composes et l'individuation de Dieu par sa forme n'est pas pens par Aristote prcisment parce que sa rflexion ne s'est jamais exerce dans les rapports entre le fini et l'infini, entre le parfait et l'imparfait. En second lieu, l'absence d'une articulation rigoureuse entre la philosophie premire et les sciences de la nature contribue enchevtrer leur rsultats respectifs au point de rendre aportique la cohrence interne de chacune des disciplines.

    Afin d'chapper ces apories, notre rflexion sur le concept d'individu doit maintenant quitter le champ clos de l'univers grec et s'ouvrir aux principaux jalons de l'histoire de la pense occidentale. Car si, en approfondissant la structure et la signification des substances premires, Aristote avait sculpt une des lignes de fate de notre culture, il avait galement introduit en elle, notamment par le biais des apories sur le Te xi implicitement contenues dans son systme, la ncessit d'une distinction minutieuse et applique entre les grands axes de comprhension du rel45. Les vicissitudes de l'histoire que l'on songe en

    45 Aristote et les problmes de mthode. Symposium aristotlicum, 2e d., Louvain-La- Neuve, Institut Suprieur de Philosophie, 1980, 762 pages.

  • 186 Philippe Caspar

    particulier l'extension puis la progressive dsintgration de l'empire romain et la lente contruction de la chrtient ont pendant prs de mille ans mis sous le boisseau ce double hritage aristotlicien. Il fallut en effet attendre R. Bacon et le treizime sicle pour que la mthode exprimentale se spare rigoureusement de la mtaphysique. L'influence souterraine des travaux de pionnier du moine franciscain contribua susciter dans la maturation des sicles l'laboration d'une vision scientifique de l'individu et d'une doctrine mtaphysique pure de cette mme ralit, que nous nous proposons d'examiner dans des travaux ultrieurs.

    rue du Centre, 2 Philippe Caspar, B-1404 Bornival. Charg de Recherche du F.N.R.S.

    Rsum. Le problme de l'individu se pose chez Aristote la conjonction des deux grandes interrogations de la pense grecque: le changement substantiel et l'intelligibilit du monde. Il est techniquement rsolu l'intrieur du cadre hylmorphique de la composition des substances. Par ailleurs, les concepts mtaphysiques du Stagirite sous- tendent partiellement l'tude du cosmos et celle des tres vivants. Cet article montre que le penseur athnien n'a pas toujours su passer lgitimement d'un de ces registres de pense l'autre. Il en est rsult l'apparition d'apories dans sa doctrine de l'individuation des substances, et cela sur les trois plans de la mtaphysique, de la biologie et de la cosmologie.

    Abstract. The problem of the individual arises in Aristotle at the joining-point of the two major investigations in Greek thought, that of substantial change and that of the intelligibility of the world. It is solved within the hylemorphic framework of the composition of substances. In other respects the metaphysical concepts of the Stagirite partially underlie the study of the cosmos and that of living beings. This article shows that the Athenian thinker was not always able to move in a legitimate manner from one of theses registers of thought to another. As a result difficulties have arisen in his doctrine of the individuation of substances on the three levels of metaphysics, biology and cosmology. (Transi, by J. Dudley).

    InformationsAutres contributions de Philippe Caspar

    Pagination173174175176177178179180181182183184185186

    Plan1. Mise en perspective historique du problme de l'individuation des substances2. La conception aristotlicienne de l'individu3. Les apories aristotliciennes de la problmatique de l'individu4. Conclusion