weil, simone - sur la science [1966]

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  • 7/30/2019 Weil, Simone - Sur La Science [1966]

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    Simone Weil (1909-1943)Philosophe franaise

    (1966)

    Sur la science[crits publis entre 1932 et 1942.]

    Un document produit en version numrique par Gemma Paquet, bnvole,Professeure retraite du Cgep de Chicoutimi

    Courriel: [email protected]

    Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales"Site web: http://classiques.uqac.ca/

    Une bibliothque fonde et dirige par Jean-Marie Tremblay, sociologue

    Une collection dveloppe en collaboration avec la BibliothquePaul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi

    Site web: http://bibliotheque.uqac.ca/

    mailto:[email protected]://classiques.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://bibliotheque.uqac.ca/http://classiques.uqac.ca/mailto:[email protected]
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    Simone Weil, Sur la science (1966) 2

    Cette dition lectronique a t ralise par Gemma Paquet, bnvole, professeure la retraite du Cgep de Chicoutimi partir de :

    Simone Weil (1909-1943)

    Sur la science

    Paris: ditions Gallimard, 1966, 285 pp. Collection : Espoir.

    [crits publis entre 1932 et 1942.]

    Polices de caractres utilise :

    Pour le texte: Times New Roman, 14 points.Pour les citations : Times New Roman, 12 points.Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 12 points.

    dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word2004 pour Macintosh.

    Mise en page sur papier format

    LETTRE (US letter), 8.5 x 11)

    dition numrique ralise le 3 mai 2007 Chicoutimi, Villede Saguenay, province de Qubec, Canada.

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    Oeuvresde Simone Weil

    L'enracinement. [Texte disponible dans Les Classiques des sciencessociales. JMT.]La connaissance surnaturelle.Lettre un religieux.La condition ouvrire. [Texte disponible dans Les Classiques des

    sciences sociales. JMT.]La source grecque.Oppression et libert. [Texte disponible dans Les Classiques des

    sciences sociales. JMT.]Venise sauve.

    crits de Londres et dernires lettres.crits historiques et politiques. [Texte disponible dans Les Classiques

    des sciences sociales. JMT.]Penses sans ordre concernant l'amour de Dieu.

    http://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.enrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.enrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.conhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.conhttp://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.htmlhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.ecrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.ecrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.ecrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.ecrhttp://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.htmlhttp://classiques.uqac.ca/classiques/weil_simone/weil_simone.htmlhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.conhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.conhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.enrhttp://dx.doi.org/doi:10.1522/cla.wes.enr
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    Simone Weil (1909-1943)Philosophe franaise

    Sur la science

    [crits publis entre 1932 et 1942.]

    Paris: ditions Gallimard, 1966, 285 pp. Collection: Espoir.

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    Table des matires

    Prsentation du livre (Quatrime de couverture)Note de lditeurScience et perception dans Descartes

    IntroductionPremire partieDeuxime partieConclusion

    1932-1942

    Lettre un camaradeL'enseignement des mathmatiquesRponse une lettre d'AlainLettre un tudiantLa Science et nousL'avenir de la scienceRflexions propos de la thorie des quantaExtraits de lettres et de brouillons de lettres A. W. (Janvier-avril 1940)

    I. Extrait de lettreII. Extrait de lettreII bis. Brouillon d'une partie de la lettre prcdenteIII. Extrait d'un brouillon de lettreIII bis. Variante d'une partie du texte prcdentIII ter. Autre variante du mme texte

    Extraits de lettres A. W. (Marseille, 1941-1942)

    Fragments (Sciences)

    Rverie propos de la science grecque propos de la mcanique ondulatoireFragmentDu Fondement d'une science nouvelleDu Fondement d'une science nouvelle (variante)

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    Sur la science[crits publis entre 1932 et 1942.]

    Prsentation du livre(Quatrime de couverture)

    Retour la table des matires

    ESPOIR

    Ce premier volume d'essais, lettres et fragments, indits de SimoneWeil, est tout entier orient vers les mathmatiques et la science.

    Voici la succession des chapitres : Science et perception dans Des-cartes - Lettre un camarade - Lettre X - L'enseignement des ma-thmatiques - Rflexion propos de la thorie des quanta : L'avenir dela science. propos de la mcanique ondulatoire - Fragments (Scien-ces) : Du fondement d'une science nouvelle. Rverie propos de lascience grecque. Comment les Grecs ont cr la science - Extraits delettres et de brouillons de lettres A.W, - La science et nous.

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    Sur la science[crits publis entre 1932 et 1942.]

    Note de lditeur

    Retour la table des matires

    Ce premier volume des Essais, lettres et fragments contient descrits de Simone Weil qui se rapportent plus spcialement aux scien-ces.

    On y trouvera d'abord sa thse de diplme d'tudes suprieures,crite en 1929-1930 et intitule : Science et perception dans Descar-tes.

    Les deux textes suivants, une bauche de lettre et une bauche d'ar-ticle, ont t retrouvs parmi ses papiers. Ils concernent l'un et l'autrel'enseignement historique des sciences, particulirement des mathma-tiques. Le contenu de ces deux textes montre qu'ils furent crits en1932, quand elle tait professeur au Puy, ou pendant les vacances d'tqui ont suivi cette premire anne d'enseignement.

    On trouvera ensuite une autre bauche de lettre, galement retrou-ve parmi les papiers de Simone Weil. C'est probablement l'esquissed'une rponse une lettre d'Alain, comme on le voit par le passage osont mentionns les Entretiens au bord de la mer et par celui o il est

    question d'un plan de travail. Alain avait crit Simone Weil, en jan-vier 1935, aprs avoir lu les Rflexions sur les causes de la libert etde l'oppression sociale, une lettre o il lui disait entre autres : Pour-rez~vous former un plan de travail ? Un large extrait de cette lettred'Alain est cit dans la Note de l'diteur qui se trouve en tte durecueil Oppression et libert (Gallimard, 1955).

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    Le fragment suivant est tir d'une lettre crite te un tudiant en1937.

    Vient ensuite un texte long et important, intitul La Science etnous. Il fut crit Marseille, dans les premiers mois de1941, commele montre un passage d'une lettre de Simone Weil un ami, date du30 mai 1941 J'ai commenc un long travail sur la science contempo-raine, classique (de la Renaissance plus de trente grandes pages jait interrompue par d'autres proccupations.

    L'article concernant l'ouvrage collectif L'Avenir de la science a tpubli Marseille, dans les Cahiers du Sud, no 245, avril 1942, sousle pseudonyme anagrammatique d'mile Novis. Il ne peut tre ant-

    rieur novembre 1941, l'impression de l'Avenir de la science n'ayantt acheve que le 28 octobre 1941.

    Il est suivi d'un autre article, Rflexions propos de la thorie desquanta, qui fut publi dans la mme revue, no 51, dcembre 1942,sous le mme pseudonyme. Il concerne le livre de Max Planck, Initia-tions la physique, qui avait paru en traduction franaise en fvrier1941.

    Des passages concernant les sciences ont t extraits des lettres etdes brouillons de lettres de Simone Weil son frre Andr Weil. Cestextes ont t crits, les uns Paris, de janvier avril 1940, les autres Marseille, en 1941-1542.

    On a group la fin plusieurs fragments de date incertaine : Rve-rie propos de la science grecque, propos de la mcanique ondula-toire, un fragment sans titre et Du Fondement d'une science nouvelle.Les pages intitules Rverie propos de la science grecque sont paral-lles certaines pages de La Science et nous, dont elles constituent

    une variante.

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    Sur la science[crits publis entre 1932 et 1942.]

    Science et perceptiondans Descartes(1929-1930)

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    Introduction

    Retour la table des matires

    L'humanit a commenc, comme chaque homme commence, parne possder aucune connaissance, hors la conscience de soi et la per-ception du monde. Cela lui suffisait, comme cela suffit encore auxpeuples sauvages, ou, parmi nous, aux travailleurs ignorants, pour sa-voir se diriger dans la nature et parmi les hommes autant qu'il taitncessaire pour vivre. Pourquoi dsirer plus ? Il semble que l'humani-t n'aurait jamais d sortir de cette heureuse ignorance, ni, pour citerJean-Jacques, se dpraver au point de se mettre mditer. Mais cetteignorance, c'est un fait qu'autant : que nous pouvons savoir jamais

    l'humanit n'a eu proprement en sortir, car jamais elle ne s'y est ren-ferme. Ce qui explique que la recherche de la vrit ait pu et puisseprsenter quelque intrt, c'est que l'homme commence, non pas parl'ignorance, mais par l'erreur. C'est ainsi que les hommes, borns l'interprtation immdiate des sensations, ne s'en sont jamais conten-

    1 Dieu est toujours gomtre. (Parole attribue Platon.)

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    ts ; toujours ils ont pressenti une connaissance plus haute, plus sre,privilge de quelques initis. Ils ont cru que la pense errante, livreaux impressions des sens et des passions, n'tait pas la pense vrita-

    ble ; ils ont cru trouver la pense suprieure en quelques hommes quileur semblrent divins, et dont ils firent leurs prtres et leurs rois.Mais n'ayant aucune ide de ce que pouvait tre cette manire de pen-ser suprieure la leur, comme en effet ils n'auraient pu la concevoirque s'ils l'avaient possde, ils divinisrent en leurs prtres, sous lenom de religion, les plus fantastiques croyances. Ainsi ce juste pres-sentiment d'une connaissance plus sre et plus leve que celle quidpend des sens fit qu'ils renoncrent chacun soi, se soumirent uneautorit, et reconnurent pour suprieurs ceux qui n'avaient d'autreavantage sur eux que de remplacer une pense incertaine par une pen-

    se folle.

    Ce fut le plus grand moment de l'histoire, comme c'est un grandmoment dans chaque vie, que l'apparition du gomtre Thals, quirenat pour chaque gnration d'coliers. L'humanit n'avait fait jus-que-l qu'prouver et conjecturer ; du moment o Thals, tant rest,selon la parole de Hugo, quatre ans immobile, inventa la gomtrie,elle sut. Cette rvolution, la premire des rvolutions, la seule, dtrui-sit l'empire des prtres. Mais comment le dtruisit-elle ? Que nous a-t-

    elle apport la place ? Nous a-t-elle donn cet autre monde, ceroyaume de la pense vritable, que les hommes ont toujours pressenti travers tant de superstitions insenses ? A-t-elle remplac les prtrestyranniques, qui rgnaient au moyen des prestiges de la religion, parde vrais prtres, exerant une autorit lgitime parce qu'ils ont vrita-blement entre dans le monde intelligible ? Devons-nous nous sou-mettre aveuglment ces savants qui voient pour nous, comme nousnous soumettions aveuglment des prtres eux-mmes aveugles, sile manque de talent ou de loisir nous empche d'entrer dans leursrangs ? Ou cette rvolution a-t-elle au contraire remplac l'ingalit

    par l'galit, en nous apprenant que le royaume de la pense pure estle monde sensible lui-mme, que cette connaissance quasi divinequ'ont pressentie les religions n'est qu'une chimre, ou plutt qu'ellen'est autre que la pense commune ? Rien n'est plus difficile, et enmme temps rien n'est plus important savoir pour tout homme. Car ilne s'agit de rien de moins que de savoir si je dois soumettre laconduite de ma vie l'autorit des savants, ou aux seules lumires de

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    ma propre raison ; ou plutt, car cette question-l, ce n'est qu' moiqu'il appartient de la dcider, si la science m'apportera la libert, oudes chanes lgitimes. C'est ce que le miracle gomtrique, considr

    en sa source, permet difficilement de dire. La lgende veut que Thalsait trouv le thorme fondamental de la mathmatique en comparant,pour mesurer les pyramides, le rapport des pyramides l'ombre despyramides, de l'homme l'ombre de l'homme. Ici la science semble-rait n'tre qu'une perception plus attentive. Mais ce n'est pas ainsiqu'en ont jug les Grecs. Platon sut bien dire que, si le gomtre s'aidede figures, ces figures ne sont pourtant pas l'objet de la gomtrie,mais seulement l'occasion de raisonner sur la droite en soi, le triangleen soi, le cercle en soi. Comme ivres de gomtrie, les philosophes decette cole rabattirent, par opposition cet univers des ides dont un

    miracle leur donnait l'entre, l'ensemble des perceptions un tissud'apparences, et dfendirent la recherche de la sagesse quiconquen'tait pas gomtre. La science grecque nous laisse donc incertains.Aussi bien vaut-il mieux consulter la science moderne ; car, si l'onexcepte une astronomie assez rudimentaire, c'est la science modernequ'il a t rserv d'amener la dcouverte de Thals, par la physique,sur le terrain o elle rivalise avec la perception, autrement dit jusqu'aumonde sensible.

    Ici il n'y a plus aucune incertitude ; c'est bien un autre domaine dela pense que nous apporte la science. Thals lui-mme, s'il ressusci-tait pour voir jusqu'o les hommes ont men ses rflexions, se senti-rait, en comparaison de nos savants, un fils de la terre. Veut-il feuille-ter un livre d'astronomie ? Il n'y sera pour ainsi dire pas question d'as-tres. Ce dont parlera le moins un trait de la capillarit ou de la cha-leur, c'est de tubes troits et de liquides, ou de la question de savoir cequ'est la chaleur ou par quel moyen elle se propage. Ceux qui veulentdonner un modle mcanique des phnomnes physiques, comme lespremiers astronomes ont reprsent par des machines le cours des as-

    tres, sont prsent mpriss. Thals, dans nos livres concernant la na-ture, esprerait trouver, dfaut des choses ou des modles mcani-ques qui les imitent, des figures gomtriques ; il serait encore du. Ilcroirait son invention oublie, il ne verrait pas qu'elle est reine, maissous forme d'algbre. La science, qui tait au temps des Grecs lascience des nombres, des figures et des machines, ne semble plusconsister qu'en la science des purs rapports. La pense commune sur

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    laquelle il semble que Thals, s'il ne s'y bornait pas, du moins s'ap-puyait, est prsent clairement mprise. Les notions de sens com-mun, telles que l'espace trois dimensions, les postulats de la gom-

    trie euclidienne, sont laisses de ct ; certaines thories ne craignentmme pas de parler d'espace courbe, ou d'assimiler une vitesse mesu-rable une vitesse infinie. Les spculations concernant la nature de lamatire se donnent libre cours, essayant d'interprter tel ou tel rsultatde notre physique sans s'inquiter le moins du monde de ce que peuttre pour les hommes du commun cette matire qu'ils sentent sousleurs mains. Bref tout ce qui est intuition est banni par les savants au-tant qu'il leur est possible, ils n'admettent plus dans la science que laforme abstraite du raisonnement, exprime dans un langage convena-ble au moyen des signes algbriques. Comme le raisonnement ne se

    produit au contraire chez le vulgaire qu'troitement li l'intuition, unabme spare le savant de l'ignorant. Les savants ont donc bien succ-d aux prtres des anciennes thocraties, avec cette diffrence qu'unedomination usurpe est remplace par une autorit lgitime.

    Sans se rvolter contre cette autorit, on peut cependant l'examiner.L'on remarque aussitt des contradictions surprenantes. Voyons, parexemple, quelles sont les consquences de cet empire absolu exercpar la plus abstraite mathmatique sur la science. La science s'est puri-

    fie de ce qu'elle avait d'intuitif, nous l'avons remarqu, jusqu' neplus concerner que des combinaisons de purs rapports. Mais il fautbien que ces rapports aient un contenu, et o le trouver, sinon dansl'exprience ? Aussi la physique ne fait-elle autre chose que d'expri-mer, par des signes convenables, les rapports qui se trouvent entre lesdonnes de l'exprience. Autrement dit la physique peut tre consid-re comme consistant essentiellement en une expression mathmati-que des faits. Au lieu d'tre reine de la science, la mathmatique n'estplus qu'un langage ; force de dominer, elle est rduite un rle ser-vile. C'est pourquoi Poincar a pu dire, par exemple, que les gom-

    tries euclidienne et non euclidienne ne diffrent que comme un sys-tme de mesure d'un autre. Que doit-on penser, dit-il dans LaScience et l'Hypothse, de cette question : la gomtrie euclidienneest-elle vraie ? Elle n'a aucun sens. Autant demander si le systme m-trique est vrai et si les anciennes mesures sont fausses ; si les coor-donnes cartsiennes sont vraies et si les coordonnes polaires sontfausses. Une gomtrie ne peut tre plus vraie qu'une autre, elle peut

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    seulement tre plus commode. Ainsi, selon le tmoignage du plusgrand mathmaticien de notre sicle, la mathmatique n'est qu'un lan-gage commode. Elle joue toujours, sous une forme ou sous une autre,

    le mme rle que nous lui voyons jouer dans les lois lmentaires dela physique, reprsentes par des courbes. L'exprience donne lespoints qui, sur le papier, reprsentent les mesures rellement faites ; lemathmaticien fournit seulement la courbe la plus simple qui com-prenne tous ces points, de manire que les diverses expriences puis-sent tre ramenes une seule loi. Et c'est ce qu'a aussi reconnu Poin-car. Toutes les lois, dit-il dans La Valeur de la Science, sont tiresde l'exprience ; mais pour les noncer, il faut une langue spciale...Les mathmatiques fournissent au physicien la seule langue qu'ilpuisse parler. cette fonction, et celle d'indiquer au physicien des

    analogies entre les phnomnes par la ressemblance des formules quiles expriment, se borne, selon Poincar, le rle de l'analyse. C'est aupoint qu' en croire ceux qui sont comptents en la matire, les sa-vants sont arrivs traduire l'exprience par des quations diffren-tielles qu'ils se trouvent incapables de rapporter l'nergie ou laforce, ou l'espace, ou n'importe quelle notion proprement physi-que. Ainsi cette science qui mprisait superbement l'intuition se trouveramene traduire l'exprience dans le langage le plus gnral possi-ble. Une autre contradiction concerne le rapport de la science et des

    applications. Les savants modernes, considrant, comme, semble-t-il,il leur convient de le faire, la connaissance comme le plus noble butqu'ils puissent se proposer, refusent de mditer en vue des applicationsindustrielles, et proclament bien haut, avec Poincar, que, s'il ne peuty avoir de Science pour la Science, il ne saurait y avoir de Science.Mais c'est quoi semble mal convenir cette autre ide, que la questionde savoir si telle thorie scientifique est vraie n'a aucun sens, et qu'ellen'est que plus ou moins commode. Au reste, la distance qui semblaitse trouver entre le savant et l'ignorant se rduit ainsi une diffrencede degr, car la science se trouve tre, non plus vraie, mais plus com-

    mode que la perception.

    Ces contradictions ne sont-elles insolubles qu'en apparence ? Ousont-elles un signe que les savants, en sparant comme ils font la pen-se scientifique de la pense commune, se rglent sur leurs propresprjugs plutt que sur la nature de la science ? Le meilleur moyen dele savoir est de prendre la science sa source et de chercher selon

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    quels principes elle s'est constitue ; mais plutt qu' Thals, c'est,pour les raisons donnes plus haut, l'origine de la science modernequ'il nous faut remonter, la double rvolution par laquelle la physi-

    que est devenue une application de la mathmatique et la gomtrieest devenue algbre, autrement dit Descartes.

    Premire partie

    Retour la table des matires

    S'il a pu y avoir pour nous incertitude touchant la question de sa-

    voir si, dans sa source mme, la science a comme substitu au mondesensible un monde intelligible, cette incertitude ne semble pas devoirtre longue dissiper. Car si nous ouvrons les Mditations, nous li-sons tout d'abord : Tout ce que j'ai reu jusqu' prsent pour le plusvrai et le plus assur, je l'ai appris des sens, ou par les sens ; or j'aiquelquefois prouv que ces sens taient trompeurs, et il est de la pru-dence de ne se fier jamais entirement ceux qui nous ont une foistromps. En consquence de quoi, lorsque Descartes veut chercherla vrit, il ferme les yeux, il bouche ses oreilles, il efface mme de sa

    pense toutes les images des choses corporelles, ou du moins, parcequ' peine cela se peut-il faire, il les rfute comme vaines et commefausses. Il est vrai que ceci concerne une recherche mtaphysique, etnon mathmatique ; mais l'on sait que Descartes considrait sa doc-trine mtaphysique comme le fondement de toutes ses penses. Ainsila premire dmarche de Descartes pensant est de faire abstraction dessensations. Il est vrai que ce n'est l qu'une forme de son doute hyper-bolique, et l'on pourrait croire que cette dfiance l'gard des sensn'est que provisoire, conformment la comparaison par laquelleDescartes explique ce qu'est pour lui le doute dans sa rponse aux sep-times objections : Si forte haberet corbem pomis plenam, et verere-tur ne aliqua ex pomis istis essent putrida, velletque ipsa auferre, nereliqua corrumperent, quo pacto id faceret ? An non in primis omniaomnimo ex corbe rejiceret ? Ac deinde singula ordine perlustrans, easola quae agnosceret non esse corrupta, resumeret, atque in corbem

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    reponeret, aliis relictis2 (VIII, p. 481.) De fait la croyance aux t-moignages des sens n'est pas au nombre des penses que Descartes,aprs les avoir rejetes, reprend comme saines. L'objet de la physique

    cartsienne est au contraire de remplacer les choses que nous sentonspar des choses que nous ne faisons que comprendre, au point de sup-poser, comme source des rayons solaires, un simple tourbillon. Le so-leil mme est priv de sa lumire par l'esprit. Et voici en effet le dbutdu Monde autrement intitul Trait de la Lumire : Me proposant detraiter ici de la Lumire, la premire chose dont je veux vous avertirest qu'il peut y avoir de la diffrence entre le sentiment que nous enavons, c'est--dire l'ide qui s'en forme en notre imagination par l'en-tremise de nos yeux, et ce qui est dans les objets qui produit en nousce sentiment, c'est--dire ce qui est dans la flamme ou dans le soleil,

    qui s'appelle du nom de lumire. (IX, p. 3.) Ce qu'il montre par unexemple tir de l'exprience mme. L'attouchement est celui de tousnos sens que l'on estime le moins trompeur et le plus assur ; de sorteque, si je vous montre que l'attouchement mme nous fait concevoirplusieurs ides, qui ne ressemblent en aucune faon aux objets qui lesproduisent, je ne pense pas que vous deviez trouver trange, si je disque la vue peut faire le semblable... Un gendarme revient d'une m-le : pendant la chaleur du combat, il aurait pu tre bless sans s'enapercevoir ; mais maintenant qu'il commence se refroidir, il sent de

    la douleur, il croit tre bless : on appelle un chirurgien, on le visite, etl'on trouve enfin que ce qu'il sentait n'tait autre chose qu'une boucleou une courroie qui, s'tant engage sous ses armes, le pressait et l'in-commodait. Si son attouchement, en lui faisant sentir cette courroie,en et imprim l'image en sa pense, il n'aurait pas eu besoin d'un chi-rurgien pour l'avertir de ce qu'il sentait. (XI, p. 5.)

    Refusant donc de croire aux sens, c'est la seule raison que Des-cartes se fie, et l'on sait que son systme du monde est le triomphe dece qu'on nomme la mthode a priori ; et cette mthode, il l'a applique

    2 Si par hasard (quelqu'un) avait une corbeille pleine de fruits et qu'il lui sem-blt que quelques-uns de ces fruits fussent gts, et qu'il veuille les retirer,pour qu'ils ne pourrissent pas le reste, comment s'y prendrait-il ? Est-ce qued'abord il ne retirerait pas absolument tous les fruits de la corbeille ? Et en-suite, les examinant soigneusement un par un, ne reprendrait-il pas ceux-lseuls qu'il saurait ne pas tre abms, et ne les replacerait-il pas dans la cor-beille, en abandonnant les autres ?

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    avec une audace qui n'a eu, selon une parole connue, ni exemple niimitateur ; car il va jusqu' dduire l'existence du ciel, de la terre etdes lments. L'ordre que j'ai tenu en ceci, crit-il dans leDiscours

    de a Mthode, a t tel. Premirement j'ai tch de trouver en gnralles Principes ou Premires Causes de tout ce qui est, ou qui peut tredans le monde, sans rien considrer pour cet effet que Dieu seul qui l'acr, ni les tirer d'ailleurs que de certaines semences de vrit qui sontnaturellement en nos mes. Aprs cela j'ai examin quels taient lespremiers et les plus ordinaires effets qu'on pouvait dduire de ces cau-ses : et il me semble que par l j'ai trouv des Cieux, des Astres, uneTerre et mme, sur la terre, de l'eau, de l'air, du feu, des minraux, etquelques autres telles choses qui sont les plus communes de toutes etles plus simples. (VI, p. 63.) Programme qui est rempli par les Prin-

    cipes avec ce commentaire presque insolent, qui se retrouve aussidans la Correspondance : Les dmonstrations de tout ceci sont sicertaines qu'encore que l'exprience nous semblerait faire voir lecontraire, nous serions nanmoins obligs d'ajouter plus de foi notreraison qu' nos sens. (Principes, 11, 52.) De quoi l'on peut rappro-cher ce passage d'une lettre Mersenne : Je me moque du Sr. Petit,et de ses paroles, et on n'a, ce me semble, pas plus sujet de l'couter,lorsqu'il promet de rfuter mes rfractions par l'exprience, que s'ilvoulait faire voir, avec quelque mauvaise querre, que les trois angles

    d'un triangle ne seraient pas gaux deux droits. (11, p. 497.)Ainsi la physique cartsienne est gomtrique ; mais la gomtrie

    cartsienne, son tour, est bien loin de cette gomtrie classique queComte a si bien nomme spciale parce qu'elle est attache aux for-mes particulires. Ici, puisque nous considrons Descartes histori-quement, il peut tre utile de considrer quelle forme ont prise sesides chez les philosophes qui sont plus ou moins ses disciples. Or, la suite de la Gomtrie de 1637, Malebranche et Spinoza se sont ac-cords distinguer, quoique diffremment, l'tendue intelligible de

    cette tendue qui est jete comme un manteau sur les choses et neparle qu' l'imagination. Quoique Descartes n'ait pas t explicitement

    jusque-l, c'est lui qu'il faut faire honneur de cette vigoureuse ide.Non qu'il n'ait sembl la sous-entendre par endroits, comme dans leclbre passage du morceau de cire o Descartes dpouille l'tenduede ses vtements de couleurs, d'odeurs, de sons, mais plus encore dansles lignes suivantes, adresses Morus, o l'tendue semble dj,

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    comme elle sera dans Spinoza, conue, non encore il est vrai commeindivisible, mais indpendamment des parties : Tangibilitas et impe-netrabilitas in corpore est tantum ut in homine risibilitas, proprium

    quarto modo, juxta vulgares logicae leges, non vera et essentialis dif-ferentia, quam in extensione consistere contendo ; atque idcirco, uthomo non dfinitur animal risibile, sed rationale, ita corpus non defi-niri per impenetrabiJitatem, sed per extensionem. _Quod confirmaturex eo quod tangibilitas et impenetrabilitas habeant relationem ad par-tes, et praesupponant conceptum divisionis vel terminationis, possu-mus autem concipere corpus continuum indeterminatae magnitudinis,sive indefinitum, in quo nihil praeter extensionem consideretur3.

    Nanmoins c'est dans la rvolution que fut, pour les mathmati-

    ques, la Gomtrie de 1637 qu'clate surtout cette ide de la puretendue, de l'tendue en soi, pour parler un langage platonicien. Lesgomtres anciens raisonnaient, il est vrai, non pas sur le triangle ou lecercle qu'ils avaient devant les yeux, mais sur le triangle ou le cercleen gnral ; ils restaient pourtant comme colls au triangle ou au cer-cle. Comme leurs dmonstrations s'appuyaient sur l'intuition, ellesgardaient toujours quelque chose de propre l'espce de figure qu'el-les avaient pour objet. Quand Archimde eut mesur l'espace enfermpar un segment de parabole, cette admirable dcouverte ne fut pour-

    tant d'aucun secours pour les recherches analogues concernant, parexemple, l'ellipse ; car c'taient les proprits particulires de la para-bole qui, au moyen d'une construction impraticable ou inutile pourtoute autre figure, rendaient cette mesure possible. Descartes a com-pris le premier que l'unique objet de la science, ce sont des quantits mesurer, ou plutt les rapports qui dterminent cette mesure, rapports

    3 Mais encore un coup, ce pouvoir d'tre touch, ou cette impntrabilit dansle corps, est seulement comme la facult de rire dans l'homme, le propriumquarto modo des rgles communes de la logique : mais ce n'est pas sa diff-rence vritable et essentielle, qui, selon moi, consiste dans l'tendue ; et parconsquent, comme on ne dfinit point l'homme un animal risible, mais rai-sonnable, on ne doit pas aussi dfinir le corps par son impntrabilit, maispar l'tendue, d'autant plus que la facult de toucher et l'impntrabilit ont re-lation des parties, et prsupposent dans notre esprit l'ide d'un corps divisou termin, au lieu que nous pouvons fort bien concevoir un corps continud'une grandeur indtermine ou indfinie, dans lequel on ne considre quel'tendue.

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    qui, dans la gomtrie, se trouvent seulement comme envelopps dansles figures, de mme qu'ils peuvent l'tre, par exemple, dans les mou-vements. C'est aprs cette intuition de gnie qu' partir de Descartes

    les gomtres cessrent de se condamner, comme avaient fait lesgomtres grecs, ne faire correspondre une expression ayant un de-gr quelconque qu' une tendue ayant un nombre de dimensions cor-respondant, lignes pour les quantits simples, surfaces pour les pro-duits de deux facteurs, volumes pour les produits de trois. En effet :Omnia eodem se habent modo, si considerentur tantum sub rationedimensionis, ut hie et in Maihematicis disciplini., est faciendum...Cujus rei anidmadversio magnam Geometriae adfert lucem, quoniamin illa fere omnes male concipiunt tres species quantitatis : lineam,superficiem et corpus. Jam enim ante relatum est, lineam et superfi-

    ciem non cadere sub conceptum ut vere distinctas a corpore, vel abinvicem ; si vero considerentur smpliciter, ut per intellectum abstrac-tae, tunc non magis diversae sunt species quantitatis, quam animal etvivens in homine sunt diversae species substantiae4. (X, p. 448.) Lesmathmatiques taient ainsi dlivres de la superstition par laquellechaque figure avait comme sa quantit propre. Les figures rie furentplus ds lors que des donnes qui posaient des rapports de quantit ; ilne fallait plus qu'adapter les signes arithmtiques cette nouvelle es-pce de rapports ; mais dj Vite, en crant l'algbre, les avait adap-

    ts tous les rapports possibles. Les courbes elles-mmes furent dfi-nies par la loi, c'est--dire par la formule, qui les rapprochait ou lesloignait, mesure qu'elles taient traces, d'une droite arbitrairementchoisie. Bref, partir de 1637, l'essence du cercle, selon l'expressionque devait employer Spinoza, n'tait plus circulaire. Toutes les figuresfurent comme dissoutes, la droite subsista seule et les gomtres ces-srent, l'exemple de Descartes, de considrer d'autres thormes,

    4 ... Toutes ces choses sont quivalentes, si on les considre seulement sous lerapport de la dimension, comme on doit le faire ici et dans les sciences ma-thmatiques... Cette considration jette un grand jour sur la gomtrie, car laplupart des hommes ont le tort de concevoir dans cette science trois espcesde quantits : la ligne, la surface et le corps. Il a dj t dit, en effet, que la li-gne et la surface ne sont pas conues comme vraiment distinctes du corps, oucomme distinctes l'une de l'autre ; mais si on les considre simplement en tantqu'abstraites par l'entendement, elles ne sont pas plus, pour lors, des espcesdiffrentes de quantits que l'animal et l'tre vivant ne sont dans l'homme dif-frentes espces de substances.

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    sinon que les cts des triangles semblables ont semblable proportionentre eux, et que dans les triangles rectangles le carr de la base estgal aux deux carrs des cts... Car... si l'on tire d'autres lignes et

    qu'on se serve d'autres thormes... on ne voit point si bien ce qu'onfait, si ce n'est qu'on ait la dmonstration du thorme fort prsente l'esprit ; et en ce cas on trouve, quasi toujours, qu'il dpend de laconsidration de quelques triangles, qui sont ou rectangles ou sembla-bles entre eux, et ainsi on retombe dans mon chemin (IV,p. 38)

    Au reste il est clair que l'initiative hardie, et aprs quelque tempspresque universellement imite, par laquelle Fourier, dans ses clbrestudes sur la chaleur, ngligea l'intermdiaire de la mcanique pourappliquer directement l'analyse la physique, ne faisait que rpter,

    sur une autre matire, la Gomtrie de 1637. Ou plutt, cette Gom-trie n'tait qu'une des applications de ce principe gnral, appliquaujourd'hui dans toutes les tudes qui le comportent, que les rapportsentre les quantits sont le seul objet du savant. L'on peut mme penserque Descartes aurait devanc la science moderne en se servant del'analyse pour la physique comme pour la gomtrie, s'il avait eu entreles mains un instrument assez labor. Il ne faut pas s'tonner que l'in-venteur de cette vue hardie n'ait eu, comme nous l'avons remarqu,que mpris pour ce que Spinoza appellera la connaissance du premier

    genre. Pas plus que Spinoza il ne croit qu'on puisse tre sage sans phi-losopher, et nul n'a employ ce sujet des expressions plus fortes. C'est proprement avoir les yeux ferms, dit-il dans la prface desPrincipes, sans tcher jamais de les ouvrir, que de vivre sans philoso-pher... et enfin cette tude est plus ncessaire pour rgler nos murs,et nous conduire en cette vie, que n'est l'usage de nos yeux pourconduire nos pas. Enfin l'on ne s'tonnera pas que celui qui cartersolument les ides qui se forment dans l'imagination par l'entre-mise de nos yeux , et dlivre la mathmatique du joug de l'intuition,ait, comme Spinoza, rabaiss l'imagination ne consister qu'en des

    mouvements du corps humain. C'est ce que montre un texte des Regu-lae :

    Concipiendum est... phantasiam esse veram partem corporis, etplus loin : ex bis intelligere licet, quomodo fieri possint omnes alio-

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    rum animalium motus, quamvis in illis nulla prorsus rerum cognitiosed phantasia tantum pure corporea admittatur5 (X, p. 414).

    Ainsi la science est comme purifie de la boue natale, si l'on peutainsi parler, dont Thals et ses successeurs ne l'avaient pas entire-ment nettoye. Elle est ce que Platon avait pressenti : un ensembled'ides. Et c'est ici l'occasion de saisir un autre aspect de la pensecartsienne l'aide d'un autre disciple de Descartes. Leibniz ; car siLeibniz a voulu btir, non seulement la connaissance humaine, maismme la connaissance divine, qui, selon son systme, est la mmechose que le monde, avec des ides, c'est Descartes, encore qui doittre considr comme l'inspirateur de cette doctrine. Dans lesMdita-tions il se contentait, il est vrai, de remarquer l'existence en son esprit

    d'ides qui, disait-il, ne peuvent tre estimes un pur nant, et ne sontpas feintes par lui, mais ont leurs natures vraies et immuables. Maisdans les Regulae, uvre dont Leibniz possdait une copie, Descartesva bien plus loin en sa doctrine des ides simples, qu'il dfinit ainsi :

    Absolutum voco, quidquid in se continet naturam puram et simplicem,de qua est quaestio : ut omne id quod consideratur quasi independens,causa, simplex, universale, unum, aequale, simile, rectum, vel aliabujusmodi ; atque idem primum voco simplicissimum et facillimum, utillo utamur in quaestionibus resolvendis6. (X, p. 381.) Et comment

    doit-on s'en servir ? C'est ce qu'on voit plus loin. Notandum paucasesse dumtaxat naturas puras et simplices, quas primo et per se, nondependenter ab allis ullis, sed vel in ipsis experimentis,vel luminequodam in nobis insito, licet intueri ; atque has dicimus diligenteresse observandas : sunt enim eaeYem quas in unaquaque seriemaxime simplices appellamus. Caeterae autem omnes non aliter per-cipi possunt, quamsi ex istis deducantur, idque vel immediate et

    5 Il faut se reprsenter que cette imagination est une vritable partie ducorps... (Par l) on peut comprendre comment peuvent s'accomplir tous lesmouvements que font les animaux, bien qu'en eux on ne puisse admettre au-cune connaissance des choses, mais seulement une imagination purement cor-porelle...

    6 J'appelle absolu tout ce qui contient en soi la nature pure et simple dont il estquestion : ainsi tout ce qui est considr comme indpendant, cause, simple,universel, un, gal, semblable, droit ou d'autres choses de ce genre ; et je l'ap-pelle le plus simple et le plus facile, afin que nous nous en servions pour r-soudre les questions.

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    proxime, vel non nisi per duas, aut tres aut plures conclusiones diver-sas7. (X, p. 383.)Et plus loin ce texte plus significatif encore - Colli-gitur tertio, omnem humanam scientiam in hoc uno consistere, ut dis-

    tincte videamus, quomodo naturae istae simplices ad compositionemalia-rum rerum simul concurrant8. (X, p. 427.) Il suffit de pousserl'ide jusqu' ses dernires consquences pour retrouver Leibniz. Carsi ces difices transparents faits d'ides simples arrivent, en s'levant, approcher de plus en plus la complication des choses existantes, de-vons-nous croire que l'abme qui spare malgr tout nos raisonne-ments du monde n'est pas d notre esprit born, plutt qu' la naturedes ides ? D'o l'on arrive se reprsenter qu'en un entendement in-fini il doit tre vrai que Csar a pass le Rubicon, exactement commeil est vrai pour nous que deux et deux font quatre. S'il n'en est pas ain-

    si pour nous, c'est qu'il est besoin, pour connatre proprement parlerun vnement, d'une analyse infinie. Quoiqu'il soit ais, dit Leibniz,de juger que le nombre de pieds du diamtre n'est pas enferm dans lanotion de la sphre en gnral, il n'est pas si ais de juger si le voyageque j'ai dessein de faire est enferm dans ma notion ; autrement ilnous serait aussi ais d'tre prophtes que d'tre gomtres.

    L'ide que nous pouvons nous faire de Descartes comme fondateurde la science moderne semble ainsi complte. La gomtrie classique

    tait encore comme colle la terre ; il l'en a dtache, il a t commeun second Thals par rapport Thals. Il a transport la connaissancede la nature du domaine des sens au domaine de la raison. Il a doncpurifi notre pense d'imagination, et les savants modernes, qui ontappliqu l'analyse directement tous les objets susceptibles d'tre ain-si tudis, sont ses vrais successeurs. Poincar, en substituant aux

    7 Il faut noter, deuximement, qu'il n'y a que peu de natures pures et simples,dont, de prime abord et par elles-mmes, nous puissions avoir l'intuition, in-dpendamment de toutes les autres, soit par des expriences, soit par cette lu-mire qui est en nous ; aussi disons-nous qu'il faut les observer avec soin ; carce sont elles que nous appelons les plus simples dans chaque srie. Toutes lesautres, au contraire, ne peuvent tre perues que si elles sont dduites de cel-les-ci, et cela soit immdiatement et prochainement, soit par l'intermdiaire dedeux. trois ou plusieurs conclusions diffrentes...

    8 Il rsulte, troisimement, que toute science humaine ne consiste qu' voirdistinctement comment ces natures simples concourent la composition desautres choses.

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    preuves intuitives concernant l'addition et la multiplication des preu-ves analytiques, a fait preuve d'esprit cartsien. Ceux qui aprs Leib-niz, esprent btir pour ainsi dire l'univers avec des ides, ou pensent

    du moins que l'univers en Dieu, ou bien, pour parler autrement, en soi,n'est pas bti autrement, ceux-l aussi procdent de Descartes. Il n'estpas jusqu' l'opposition, remarque plus haut, entre la commoditprise comme rgle de la science et le mpris des applications que l'onne retrouve en Descartes. Car si dans sa jeunesse, lorsqu'il pense queles sciences ne servent qu'aux arts mcaniques, il juge que des fonde-ments si fermes n'ont servi rien de bien relev, d'autre part il nesemble pas plus que Poincar exiger des thories scientifiques qu'ellessoient vraies, mais seulement qu'elles soient commodes. C'est ainsiqu'il compare souvent ses thories aux ides des astronomes concer-

    nant l'quateur et l'cliptique, qui, bien que fausses, ont fond l'astro-nomie. C'est qu'il veut que l'ordre, essence de la science cartsienne,ne se conforme pas servilement la nature des choses, mais s'applique mme aux choses qui ne se suivent pas naturellement les unes lesautres . Bref, la science moderne a t ds l'origine, quoique moinsdveloppe, ce qu'elle est actuellement. La question que nous nousposions tout l'heure est rsolue. Il faut accepter la science tellequ'elle est, ou y renoncer. Il n'y aurait qu' en rester l, et il n'y auraitplus aucune question poser, si une lecture quelque peu attentive de

    Descartes ne suffisait pas pour rencontrer une foule de textes diffici-lement conciliables, semble-t-il, avec l'esquisse de la philosophie car-tsienne prcdemment trace ; aussi allons-nous passer en revuequelques-uns de ces textes, que nous grouperons par ordre autant qu'ilest possible, nous rservant de les commenter par la suite.

    Tout d'abord il n'est pas vrai que Descartes, en cultivant les scien-ces, en ddaigne les applications. Non seulement les dernires annesde sa vie ont t consacres tout entires la mdecine, qu'il consid-rait comme le seul moyen propre rendre le commun des hommes

    plus sages, en leur donnant la sant, mais, bien plus, ce n'est qu'en vuedes applications qu'il a pris la peine de communiquer ses rflexions aupublic. Car, dit-il, tant qu'il n'tait arriv des rsultats satisfaisantsque touchant les sciences spculatives ou la morale, il ne s'tait pascru oblig de les publier. Mais, poursuit-il, sitt que j'ai eu acquisquelques notions gnrales touchant la physique, et que, commenant les prouver en diverses difficults particulires, j'ai remarqu jus-

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    qu'o elles peuvent conduire, et combien elles diffrent des principesdont on s'est servi jusqu' prsent, j'ai cru que ne je pouvais les tenircaches sans pcher grandement contre la loi qui nous oblige procu-

    rer, autant qu'il est en nous, le bien gnral de tous les hommes. Carelles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir des connaissancesqui soient fort utiles la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spcu-lative qu'on enseigne dans les coles, on en peut trouver une pratique,par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'eau, de l'air,des astres, des cieux, et de tous les autres corps qui nous environnent,aussi distinctement que nous connaissons les divers mtiers de nosartisans, nous les pourrions employer en mme faon tous les usagesauxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme matres et pos-sesseurs de la nature. (VI, p. 61.) En ces lignes, qui rendent pour

    ainsi dire le mme son que celles, non moins vigoureuses, o Proud-hon osera dire plus tard que par les seules applications les spcula-tions scientifiques mritent le noble nom de travaux , la sciencesemble tre considre l'gard de la nature, non comme la satisfac-tion de notre curiosit, mais comme une prise de possession. Ce n'estpas que la science cartsienne ne serve aussi une fin qu'on peutconsidrer comme plus releve ; mais c'est la dernire qui nous vien-drait aujourd'hui l'esprit, car cette fin consiste fonder la morale.Descartes l'crit expressment Chanut, propos des Principes : On

    peut dire que ce ne sont que des vrits de peu d'importance, touchantdes matires de Physique qui semblent n'avoir rien de commun avecce que doit savoir une Reine. Mais... ces vrits de Physique font par-tie des fondements de la plus haute et de la plus parfaite morale. (V,p. 290.) Et l'on ne peut souponner Descartes d'entendre cette liaisoncomme fit plus tard Comte, car il n'y a pas en son uvre trace de so-ciologie.

    Comment l'entendait-il ? C'est ce qu'il n'est pas facile de savoir.Mais ainsi prvenus nous serons moins tonns en remarquant que, si

    Descartes, comme Poincar, demande plutt la science de seconformer l'esprit qu'aux choses, il ne s'agit nullement pour lui depenser commodment, mais bien, c'est--dire en dirigeant la pensecomme il faut. C'est pour cela, et non parce qu'elle n'est pas assez g-nrale ou assez fconde, qu'il ne peut se contenter de la gomtrieclassique, o il avait d'abord espr trouver de quoi satisfaire son dsirde savoir. Sed in neutra Scriptores, qui mihi abunde satisfecerint, tunc

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    forte incidebant in manus,- nam plurima quidem in iisdem legebamcirca numeros, quae subductis rationibus vera esse experiebar ; circa

    figuras vero, multa ipsismet oculis quodammodo exhibebant, et ex

    quibusdam consequentibus concludebant ; sed quare haec ita se ha-beant, et quomodo invenirentur, menti ipsi non satis videbantur os-tendere9. (X, p- 375.) Et s'il essaie de retrouver l'analyse des gom-tres grecs, il fait clairement entendre en ses Rponses auxDeuximesObjections en quoi consiste l'avantage d'une telle analyse. L'analysemontre la vraie voie par laquelle une chose a t mthodiquement in-vente, et fait voir comment les effets dpendent des causes ; en sorteque, si le lecteur la veut suivre, et jeter les yeux soigneusement sur -tout ce qu'elle contient, il n'entendra pas moins parfaitement la choseainsi dmontre, et ne la rendra pas moins sienne, que si lui-mme

    l'avait invente. (lX, p. 121.) quoi s'oppose la science telle qu'onl'enseigne : La synthse, au contraire, par une voie tout autre, etcomme en examinant es causes par leurs effets (bien que la preuvequ'elle contient soit souvent aussi des effets par les causes), dmontre la vrit clairement ce qui est contenu en ses conclusions, et se sertd'une longue suite de dfinitions, de demandes, d'axiomes, de thor-mes et de problmes, afin que, si on lui nie quelques consquences,elle fasse voir comment elles sont contenues dans les antcdents, etqu'elle arrache le consentement du lecteur, tant obstin et opinitre

    qu'il puisse tre ; niais elle ne donne pas, comme l'autre, une entiresatisfaction aux esprits de ceux qui dsirent d'apprendre, parce qu'ellen'enseigne pas la mthode par laquelle la chose a t invente. (lX,p. 12.2.) Aussi Descartes ne considre-t-il pas les rsultats commeayant, pour celui qui veut s'instruire, la plus petite importance. L'onpeut trouver la solution d'une question sans que ce soit science : Quaeomnia distinguimus, nos qui rerum cognitionem evidentem et distinc-tam quaerimus, non autem Logistae, qui contenti sunt, si occurrat illissumma quaesita, etiamsi non anidmadvertant quomodo eadem depen-

    9 Mais ni pour l'une ni pour l'autre je ne mettais la main sur des auteurs qui

    m'aient pleinement satisfait : je lisais bien chez eux beaucoup de choses tou-chant les nombres, qu'aprs avoir fait des calculs je reconnaissais vraies ; etmme touchant les figures ils me mettaient en quelque sorte sous les yeuxbien des vrits, qu'ils tiraient de certains principes ; mais ils ne me parais-saient pas faire voir assez clairement l'esprit pourquoi il en est ainsi, etcomment s'tait faite l'invention.

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    deat ex datis, in quo tamen uno scientia proprie consistit10. (X p.458.) Savoir qu'on ne peut savoir est science aussi bien : Rem quaesi-tam omnem humani ingenii captum excedere demonstrabit, ac proinde

    non se idcirco magis ignarum esse arbitrabitur, quia non minor scien-tia est hoc ipsum quam quodvis aliud Cognovisse11. (X, p. 400.) L'or-dre est toute la science, et la mthode cartsienne - les Regulae le r-ptent sans cesse - ne concerne que l'ordre. Il n'y a de problmes queparce que souvent ce sont les lments le plus composs d'une sriequi nous sont donns, alors que les plus simples nous restent incon-nus ; l'esprit doit alors procder selon sa dmarche propre, en parcou-rant ces lments, connus ou non, selon la srie. Ainsi, voulant r-soudre quelque problme, on doit d'abord le considrer comme djfait, et donner des noms toutes les lignes qui semblent ncessaires

    pour le construire, aussi bien celles qui sont inconnues qu'aux autres.Puis, sans considrer aucune diffrence entre ces lignes connues etinconnues, on doit parcourir la difficult selon l'ordre qui montre, leplus naturellement de tous, en quelle sorte elles dpendent mutuelle-ment les unes des autres. (VI, p. 372.) Ainsi comprise, la mathma-tique prend un vritable intrt, alors que, selon la mthode d'explica-tion classique, elle n'en avait, aux yeux de Descartes, aucun ; et il nes'tonnait pas, dit-il dans lesRegulae, si bien des gens habiles les d-daignent comme puriles et vaines, ou comme trop compliques. Nam

    revera nihil inanius est, quam circa nudos numeros figurasque imagi-narias ita versari, ut velle videamur in talium nu,garum cognitioneconquiescere12( X, p. 375.) Aussi cette mathmatique nouvelle vaut-elle la peine d'tre cultive,non parce qu'elle nous procure, au sujet denombres ou de figures imaginaires, ces connaissances que Descartestraite de bagatelles, et qui ne sont, dit-il, que l'amusement de calcula-

    10 Tout cela nous le distinguons, nous qui cherchons une connaissance vi-

    dente et distincte des choses, mais non les Calculateurs, qui sont satisfaits,pourvu qu'ils trouvent la somme cherche, sans remarquer mme comment

    elle dpend des donnes, alors que c'est l cependant la seule chose qui consti-tue vraiment la science.

    11 Il dmontrera que ce qu'il cherche dpasse les bornes de l'intelligence hu-maine, et par suite il ne s'en croira pas plus ignorant, parce que ce rsultat n'estpas une moindre science que la connaissance de quoi que ce soit d'autre.

    12 Car, en vrit, rien n'est plus vain que de s'occuper de nombres vides et defigures imaginaires, au point de paratre vouloir se complaire dans la connais-sance de pareilles bagatelles.

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    teurs ou de gomtres oisifs, mais parce qu'elle est comme l'enveloppede la vraie science, seule digne d'tre cultive. Ce qui ressort aussi des

    Regulae : Quicumque tamen attente respexerit ad meum sensum, fa-

    cile percipiet me nihil minus quam de vulgari Mathematica hic cogi-tare, sed quandam aliam me exponere disciplinam, cujus integumen-tum sint potius quam partes. Haec enim prima rationis humanae ru-dimenta continere, et ad veritates ex quovis subjecto eliciendas se ex-tendere debet ; atque, ut libere loquar, banc omni alia nobis humani-tus tradita cognitione potiorem, utpote aliarum omnium fontem, essemihi persuadeo13. (X, p. 374.) Puisque la science vritable neconsiste qu' bien diriger sa raison, il n'y a pas ingalit, ni entre lessciences, ni entre les esprits. Une science ou une partie d'une sciencene peut tre plus difficile que n'importe quelle autre. Atqui notandum

    est illos, qui vere sciunt, aequa facilitate dignoscere veritatem, siveillam ex simplici subjecto, sive ex obscuro eduxerint : unamquamqueenim simili, unico, et distincto actu comprehendunt, postquam semelad illam pervenerunt ; sed tota diversitas est in via, quae certe longioresse debet, si ducat ad veritatem a primis et maxime absolutis princi-

    piis magis remotam14. (Regulae, p. 401.) Aucun homme ne doit doncrenoncer aborder une partie quelconque de la connaissance humaineparce qu'il juge qu'elle dpasse sa porte, ni non plus parce qu'il croitne pouvoir faire de progrs srieux dans une science qu' condition de

    s'y spcialiser.Nam cum scientiae omnes nihil aliud sint quam huma-na sapientia, quae semper una et eadem manet, quantumvis differen-tibus subjectis applicata, nec majorem ab illis distinctionem mutuatur,

    13 ... Quiconque considrera attentivement ma pense s'apercevra facilementque je ne songe nullement ici aux Mathmatiques ordinaires, mais que j'ex-pose une autre science, dont elles sont l'enveloppe plus que les parties. Cettescience doit en effet contenir les premiers rudiments de la raison humaine etn'avoir qu' se dvelopper pour faire sortir des vrits de quelque sujet que cesoit ; et, pour parler librement, je suis convaincu qu'elle est prfrable touteautre connaissance que nous aient enseigne les hommes, puisqu'elle en est lasource.

    14 Or il faut noter que ceux qui savent vritablement reconnaissent la vritavec une gale facilit, qu'ils l'aient tire d'un sujet simple ou d'un sujet obs-cur ; c'est en effet par un acte semblable, un et distinct, qu'ils comprennentchaque vrit, une fois qu'ils y sont parvenus ; toute la diffrence est dans lechemin, qui certainement doit tre plus long, s'il conduit une vrit plusloigne des principes premiers et absolus .

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    quam Solis lumen a rerum, quas illustrat, varietate, non opus est in-genia limitibus ullis cohibere ; neque enim nos unius veritatis cogni-tio, veluti unius artis usus, ab alterius inventione dimovet, sed potius

    juvat15

    . (Regulae, p. 360.) Bien plus, il faut considrer au sujet dessciences :Ita omnes inter se esse connexas, ut longe facilius sit cunc-tas simul addiscere, quae., unicam ab allis separare16. (Regulae, p.361.)Aussi un homme quelconque, si mdiocres que soient son intel-ligence et ses talents, peut-il, s'il s'y applique, connatre tout ce qui est la porte de l'homme ; tout homme statim atque distinxerit circasingula objecta cognitiones illas quae memoriam tantum impient velornant, ab iis propter quas vere aliquis magis eruditus dici debet,quod facile etiam assequetur... : sentiet omnino se nihil amplius igno-rare ingenii dfectu vel artis, neque quidquam prorsus ab alio homine

    sciri posse, cujus etiam non sit capax, modo tantun. ad illud idem, utpar est, mentem applicet17. (Regulae, p. 396.)

    La mathmatique ainsi considre rgne sur la physique cart-sienne, mais non comme sur la ntre ; elle n'y joue pas le rle de lan-gage, elle constitue la connaissance du monde. Il est faible de dire,quoique Descartes le dise lui-mme, que la physique cartsienne estpurement gomtrique ; la vrit est que la gomtrie en Descartes estpar elle-mme une physique ; et c'est presque en propres termes ce

    15 Car, tant donn que toutes les sciences ne sont rien d'autre que la Sagessehumaine, qui demeure toujours une et toujours la mme, si diffrents quesoient les objets auxquels elle s'applique, et qui ne reoit pas plus de change-ment de ces objets que la lumire du soleil de la varit des choses qu'elleclaire, il n'est pas besoin d'imposer des bornes l'esprit : la connaissanced'une vrit ne nous empche pas en effet d'en dcouvrir une autre commel'exercice d'un art nous empche d'en apprendre un autre, mais bien plutt ellenous y aide.

    16 Il faut donc bien se convaincre que toutes les sciences sont tellement liesensemble, qu'il est plus facile de les apprendre toutes la fois, que d'en isolerune des autres.

    17 ... Chaque fois qu'il aura distingu, propos de chaque objet, les connais-sances qui ne font que remplir ou orner la mmoire, de celles qui font dire dequelqu'un qu'il est vraiment plus savant, distinction qu'il est facile aussi defaire... il s'apercevra certainement qu'il n'ignore plus rien par manque d'intelli-gence ou de mthode, et que personne d'autre ne peut rien savoir qu'il ne soitcapable de connatre lui aussi, pourvu seulement qu'il y applique son espritcomme il convient.

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    qu'il ose crire Mersenne : Je n'ai rsolu de quitter que la gom-trie abstraite, c'est--dire la recherche des questions qui ne serventqu' exercer l'esprit ; et ce, afin d'avoir d'autant plus de loisir de culti-

    ver une autre sorte de gomtrie, qui se propose pour questions l'ex-plication des phnomnes de la nature. L'explication de la rflexionet de la rfraction, entre autres, remplit ce programme avec une au-dace encore aujourd'hui inoue, et qui a scandalis Fermat. La d-monstration de la loi par laquelle tout mouvement conserve sa direc-tion, dans leMonde, n'est pas moins tonnante : Dieu conserve cha-que chose par une action continue, et, par consquent, il ne laconserve point telle qu'elle peut avoir t quelque temps auparavant,mais prcisment telle qu'elle est au mme instant qu'il la conserve.Or est-il que, de tous les mouvements, il n'y a que le droit qui soit en-

    tirement simple, et dont toute la nature soit comprise en un instant.Car, pour le concevoir, il suffit de penser qu'un corps est en actionpour se mouvoir vers un certain ct, ce qui se trouve en chacun desinstants qui peuvent tre dtermins pendant le temps qu'il se meut.Au lieu que, pour concevoir le mouvement circulaire, ou quelque au-tre que ce puisse tre, il faut au moins considrer deux de ses instants,ou plutt deux de ses parties, et le rapport qui est entre elles. (XI, p.44.)

    Il n'y a pas d'exemple, pour employer les termes de l'cole, d'unidalisme aussi audacieux. Cent autres textes de Descartes feraientvoir que nul n'a pouss si loin le ralisme. C'est le monde tel qu'il esten soi qu'il veut connatre, et il l'crit Morus : Res te monet, si di-catur substantia sensibilis, tunc dfiniri ab habitudine ad sensus nos-tros : qua ratione quaedam eius proprietas dumtaxat explicatur, nonintegra natura, quae, cum possit existere, quamvis nulli homines exis-tant, certe a sensibus nostris nonpendet18. (V, p. 268.) Qu'aprscela il ait choisi de dfinit le monde par l'tendue, c'est--dire par uneide, c'est ce dont on s'est de tout temps tonn. Mais que cet ida-

    lisme et ce ralisme, tous deux extrmes, soient pour lui non seule-ment conciliables, mais corrlatifs, c'est ce qu'il fait, sinon compren-

    18 Mais prenez garde qu'en disant une substance sensible vous ne la dfinissez

    que par le rapport qu'elle a nos sens, ce qui n'en explique qu'une proprit,au lieu de comprendre l'essence entire des corps qui, pouvant exister quand iln'y aurait point d'hommes, ne dpend pas par consquent de nos sens.

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    dre, du moins explicitement savoir dans le texte suivant de la Lettresur Gassendi : Plusieurs excellents esprits, disent-ils, croient voirclairement que l'tendue mathmatique, laquelle je pose pour le prin-

    cipe de ma physique, n'est rien autre chose que ma pense, et qu'ellen'a, ni ne peut avoir, nulle subsistance hors de mon esprit, n'tantqu'une abstraction que je fais du corps physique ; et partant, que toutema physique ne peut tre qu'imaginaire et feinte, comme sont toutesles pures mathmatiques ; et que, dans la physique relle des chosesque Dieu a cres, il faut une matire relle, solide, et non imaginaire.Voil l'objection des objections, et l'abrg de toute la doctrine desexcellents esprits qui sont ici allgus. Toutes les choses que nouspouvons entendre et concevoir ne sont, leur conte, que des imagina-tions et des fictions de notre esprit, qui ne peuvent avoir aucune sub-

    sistance : d'o il suit qu'il n'y a rien que ce qu'on ne peut aucunemententendre, ni concevoir, ou imaginer, qu'on doive admettre pour vrai,c'est--dire qu'il faut entirement fermer la porte la raison, et secontenter d'tre singe, ou perroquet, et non plus homme, pour mriterd'tre nus au rang de ces excellents esprits. Car, si les choses qu'onpeut concevoir doivent tre estimes fausses pour cela seul qu'on lespeut concevoir, que reste-t-il, sinon qu'on doit seulement recevoirpour vraies celles qu'on ne conoit pas, et en composer sa doctrine, enimitant les autres sans savoir pourquoi on les imite, comme font les

    singes, et en ne profrant que des paroles dont on n'entend point lesens, comme font les perroquets ? (1X, p. 212).

    Cette opposition se retrouve partout. Si cette gomtrie, si ariennequ'elle semble ddaigner les figures, se rvle assez substantielle pourconstituer une physique, c'est qu'elle ne se dtache jamais de l'imagi-nation. L'tude des mathmatiques, crit Descartes la princesselisabeth, exerce principalement l'imagination (III, p. 692), et unendroit des Regulae : Nous ne ferons plus rien dsormais sans lesecours de l'imagination. ( Xp. 443.) C'est dans l'imagination, y dit-

    il encore (p. 416), qu'il faut former l'ide de tout ce qui peut se rappor-ter au corps. Se servant de l'imagination, l'esprit gomtre ne maniepas des ides vides. Il saisit quelque chose. Aussi Descartes repousse-t-il, au nom de l'imagination, les propositions telles que : l'extensionou la figure n'est pas un corps ; le nombre n'est pas la chose nombre ;la surface est la limite du volume, la ligne la limite de la surface, lepoint la limite de la ligne ; l'unit n'est pas une quantit, etc., toutes

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    propositions qui, dit-il, doivent tre absolument cartes de l'imagina-tion quand elles seraient vraies. (X, p. 445.) Il veut que, s'il est ques-tion de nombre, nous imaginions un objet mesurable au moyen de plu-

    sieurs units, que le point des gomtres, quand ils en composent laligne, ne soit qu'une tendue, abstraction faite de toute autre dtermi-nation. Car Descartes ne se contente pas d'avertir, et en termes vigou-reux, ces savants qui usent de distinctions si subtiles qu'ils dissipent lalumire naturelle, et trouvent de l'obscurit mme dans ce que lespaysans n'ignorent jamais ; il ne se contente pas de les prvenir quepour son compte il ne reconnat pas d'tendue spare d'une substancetendue, ou aucun de ces tres philosophiques quae revera sub imagi-nationem non cadunt19 (X, p. 442). Il retrouve son ide dans la go-mtrie classique mme, ainsi convaincue de contradictions : quis

    Geometra repugnantibus principiis objecti sui evidentiam nonconfundit, dum lineas carere latitudine judicat, et superficies profun-ditate, quas /amen easdem postea unas ex allis componit, non adver-tens lineam, ex cujus fluxu superficiem, fieri concipit, esse verum cor-

    pus ; illam autem, quae latitudine caret, non esse nisi corporis Mo-dum20. (X, p. 446.)

    Ainsi la science cartsienne est bien autrement charge de matirequ'on ne croit d'ordinaire. Elle ne ddaigne pas les figures, puisque

    Descartes dit expressment que par elles seules rerum omnium ideaefingipossunt21. (X, p. 450.)Elle est si lie l'imagination, si jointe aucorps humain, si proche des plus communs travaux, que c'est parl'tude des mtiers les plus faciles et les plus simples qu'il convient des'y initier ; surtout de ceux o il rgne le plus d'ordre, comme celui destisserands, des brodeuses ou des dentellires. Quant la partie pro-prement physique de la science cartsienne, on sait assez, par les in-nombrables exemples qu'on peut en trouver dans le Monde, les Prin-cipes, les Mtores, qu'elle s'aide des comparaisons les plus famili-19 ... qui ne tombent pas en ralit sous l'imagination. 20 Quel est le Gomtre qui ne mle l'vidence de son objet des principes

    contradictoires, quand il juge que les lignes n'ont pas de largeur, ni les surfa-ces de profondeur, et que cependant il les compose ensuite les unes avec lesautres, sans remarquer que la ligne, dont il conoit que le mouvement engen-dre une surface, est un vritable corps, et qu'au contraire celle qui n'a pas delargeur n'est qu'un mode du corps, etc. ?

    21 ... les ides de toutes les choses peuvent tre forges.

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    res, tires parfois de la nature la plus proche de nous, comme les tour-billons des rivires, mais surtout des mtiers et des outils, de lafronde, du raisin qu'on presse. On pourrait croire que ces comparai-

    sons se sont que des moyens de vulgarisation ; elles sont au contrairela substance mme de la physique cartsienne, comme Descartes asoin de l'expliquer Morin : Et j'ai d me servir de ces boules sensi-bles, pour expliquer leur tournoiement, plutt que des parties de lamatire subtile qui sont insensibles, afin de soumettre mes raisons l'examen des sens, ainsi que je tche toujours de le faire (Il, p. 366),et, plus significativement encore : Il est vrai. que les comparaisonsdont on a coutume d'user dans l'cole, expliquant les choses intellec-tuelles par les corporelles, les substances par les accidents, ou dumoins une qualit par une autre d'une autre espce, n'instruisent que

    fort peu ; mais pour ce qu'en celles dont je me sers, je ne compare quedes mouvements d'autres mouvements, ou des figures d'autres fi-gures, etc., c'est--dire, que des choses qui cause de leur petitesse nepeuvent tomber sous nos sens d'autres qui y tombent, et qui d'ail-leurs ne diffrent pas davantage d'elles qu'un grand cercle diffre d'unpetit cercle, je prtends qu'elles sont le moyen le plus propre, pour ex-pliquer la vrit des questions physiques, que l'esprit humain puisseavoir ; jusque-l que, lors qu'on assure quelque chose touchant la na-ture qui ne peut tre explique par aucune telle comparaison, je pense

    savoir par dmonstration qu'elle est fausse. (Il, p. 368.)La mme opposition se retrouve au sujet des ides simples, dont on

    peut croire que la doctrine est lie aux ides prcdentes, quoiqueLeibniz l'ait bien diffremment dveloppe. Toujours est-il que lesides simples sont bien loin en Descartes de constituer le mondecomme en Leibniz. Ces ides simples, qui se conoivent premire-ment et par elles-mmes, on ne les explique qu'en les obscurcissant,car, si on veut les expliquer, ou on explique autre chose sous leurnom, ou l'explication n'a aucun sens. Tout cela, il est vrai, Descartes le

    dit. Il ajoute mme que ces natures simples ne contiennent jamaisrien de faux . (Regulae, X, p. 420.) Mais loin de constituer le mondepar leur enchevtrement, elles n'appartiennent mme pas au mondeconsidr en soi ; elles ont rapport notre esprit ; ainsi souvent quae-dam... sub una quidem consideratione magis absoluta sunt quam alia,

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    sed aliter spectata sunt magis respectiva22 (X, p.382) ; et Descartesajoute : intelligatur nos hic rerum cognoscendaruln series, non unius-cujusque naturam spectare23. Aussi l'ensemble des ides claires est-il

    bien loin de constituer un entendement divin ; au contraire, suivantune doctrine qui a toujours sembl obscure, mais laquelle Descartesattachait une grande importance, les vrits ternelles tirent leur tredu seul dcret de Dieu, tout comme les essences en Platon sont creset nourries par le soleil du Bien. Car, crit Descartes Mersenne : En Dieu ce n'est qu'un de vouloir et de connatre (I, p.149) ; etquelques jours auparavant : C'est en effet parler de Dieu comme d'unJupiter ou Saturne et l'assujettir au Styx et aux destines que de direque ces Vrits sont indpendantes de lui. Ne craignez point, je vousprie, d'assurer et de publier partout que c'est Dieu qui a tabli ces lois

    en la nature, ainsi qu'un roi tablit des lois en son royaume. Loin quele fait soit idalis jusqu' n'tre constitu que d'ides, ce sont les idesqui semblent ici comme ramenes jusqu'au fait, et d'autant plus nette-ment que Descartes continue : Elles sont toutes mentibus nostris in-genitae24, ainsi qu'un roi imprimerait ses lois dans le cur de tous sessujets, s'il en avait aussi bien le pouvoir. (1, p. 145.) Ainsi, que deuxquantits gales une troisime soient gales entre elles, ce ne seraitpas une loi de l'esprit, mais une loi du monde. Ici encore il apparatque la gomtrie est une physique ; et il apparat comme une ide lie

    celle-l, encore qu'on comprenne difficilement comment, qu'il n'y apoint d'entendement infini, puisque Dieu n'est que volont, et que l'en-tendement est donc limit par sa nature mme.

    Enfin, non seulement Descartes regarde tout esprit, ds qu'il s'ap-plique penser comme il faut, comme gal au plus grand gnie, maisencore dans la pense la plus commune il retrouve l'esprit humain. Il ya, ses yeux, une sagesse commune bien plus proche de cette philo-sophie vritable qui est l'esprit ce que les yeux sont au corps que nesont les penses produites par l'tude... cum saepissime videamus illos,

    qui litteris operam nunquam navarunt, longe solidius et clarius de

    22 Certaines choses, en effet, un certain point de vue, sont plus absolues qued'autres ; mais, considres autrement, elles sont plus relatives.

    23 ... pour mieux faire comprendre que nous considrons ici les sries des cho-ses connatre et non la nature de chacune d'elles...

    24 ... innes en nos esprits.

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    obviis rebus judicare, quam qui perpetuo in scholis sunt versati25. (X.p. 371.) Aussi son grand prcepte, pour parvenir la sagesse, est-il dene point trop tudier. La perception elle-mme, qui a t considre

    par tant de philosophes, commencer par Spinoza, comme la connais-sance la plus basse, est de mme nature que la science, comme on voitpar le clbre passage du morceau de cire. Quel est ce morceau decire qui ne peut tre compris que par l'entendement ou l'esprit ? Certesc'est le mme que je vois, que je touche, que j'imagine... Ma percep-tion n'est point une vision, ou un attouchement, ni une imagination, etne l'a jamais t, quoiqu'il le semblt ainsi auparavant, mais seulementune inspection de l'esprit... et ainsi je comprends, par la seule puis-sance de juger qui rside en mon esprit, ce que je croyais voir de mesyeux. Ce qu'il explique dans la Dioptrique par la comparaison de

    l'aveugle qui peroit, non pas les sensations que cause la pression dubton sur sa main, mais directement les objets au bout du bton. Cequi donne Descartes de faire une thorie des sensations comme si-gnes, par l'exemple des dessins, o nous voyons, non des traits sur dupapier, mais des hommes et des villes (VI, p. 113). Et ce qui est re-marquable, c'est qu'il use presque des mmes termes dont il usera,dans lesRponses aux Cinquimes Objections, pour expliquer que leslignes traces sur le papier, loin de nous donner l'ide du triangle, nesont que les signes du vrai triangle (VII, 382). Aussi Descartes trouve-

    t-il dans la perception une gomtrie naturelle et une action de lapense qui, n'tant qu'une imagination toute simple, ne laisse pointd'envelopper en soi un raisonnement semblable celui que font lesarpenteurs, lorsque, par le moyen de deux diffrentes stations, ils me-surent les lieux inaccessibles . (Dioptrique, VI, p.138.)

    Ainsi ce Descartes qui de loin semblait prsenter un systme coh-rent et convenable au fondateur de la science moderne, nous n'y trou-vons plus, en y regardant de plus prs, que contradictions. Et, ce quiest plus grave, ces contradictions semblent procder toutes d'une

    contradiction initiale. Car on ne voit pas, pour ce fondateur de lascience moderne, quel intrt pouvait prsenter la science, lui qui

    25 ... puisqu'on voit bien souvent que ceux qui n'ont jamais donn leur soin l'tude des lettres, jugent beaucoup plus solidement et clairement sur ce qui seprsente eux, que ceux qui ont toujours frquent les coles .

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    avait pris pour devise la maxime du temple de Delphes ainsi mise envers par Snque :

    Illi mors gravis incubatQui notus nimis omnibusIgnotus moritur sibi26

    Comment celui qui avait ainsi adopt la devise socratique du

    Connais-toi a-t-il pu consacrer sa vie ces recherches de physiqueque Socrate raillait ? A ce sujet le texte par lequel Descartes affirmequ'il a employ principalement la raison dont Dieu lui a donn l'usage le connatre et se connatre soi-mme, ajoutant qu'il n'et sutrouver les fondements de sa Physique s'il ne les et cherchs par cette

    voie (1, p. 144), ne fait que redoubler l'obscurit. Au reste quoid'tonnant ce que nous ne trouvions en Descartes qu'obscurits, dif-ficults, contradictions ? Il a averti lui-mme ses lecteurs qu'ils n'ytrouveraient pas autre chose s'ils ne faisaient que chercher savoir sonopinion sur tel ou tel sujet, le considrant du dehors et par fragments.La pense cartsienne n'est pas telle qu'on puisse la commenter dudehors ; tout commentateur doit se faire au moins pour un momentcartsien. Mais comment tre cartsien ? tre cartsien, c'est douter detout, puis tout examiner par ordre, sans croire rien qu'en sa propre

    pense, dans la mesure o elle est claire et distincte, et sans accorderle plus petit crdit l'autorit de qui que ce soit, et non pas mme deDescartes.

    Ne nous faisons donc aucun scrupule d'imiter, en commentantDescartes, la ruse cartsienne. Comme Descartes, pour former desides justes au sujet du monde o nous vivons, a imagin un autremonde, qui commencerait par une sorte de chaos, et o tout se rgle-rait par figure et mouvement, de mme imaginons un autre Descartes,un Descartes ressuscit. Ce nouveau Descartes n'aurait du premier ni

    le gnie, ni les connaissances mathmatiques et physiques, ni la forcedu style ; il n'aurait en commun avec lui que d'tre un tre humain, etd'avoir rsolu de ne croire qu'en soi. Selon la doctrine cartsienne, ce-

    26 La mort le frappe durement,

    Celui qui, trop connu de tous,Meurt sans s'tre connu lui-mme.

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    la suffit. Si Descartes ne s'est pas tromp, une rflexion semblable partir du doute absolu doit, pourvu qu'elle soit librement conduite,concider au fond, en dpit de toutes les diffrences et mme de toutes

    les oppositions apparentes, avec la doctrine cartsienne. coutonsdonc ce penseur fictif.

    Deuxime partie

    Retour la table des matires

    Nous sommes des vivants ; notre pense s'accompagne de plaisir

    ou de peine. Je suis au monde ; c'est--dire que je me sens dpendrede quelque chose d'tranger que je sens en retour dpendre plus oumoins de moi. Selon que je sens cette chose trangre me soumettreou m'tre soumise, je sens plaisir ou peine. Tout ce que je nomme desobjets, le ciel, les nuages, le vent, les pierres, le soleil, sont avant toutpour moi des plaisirs, en tant qu'ils me manifestent ma propre exis-tence ; des peines, en tant que mon existence trouve en eux sa limite.Aussi plaisir et peine ne sont-ils pas sans mlange l'un de l'autre, ainsiqu'il apparat dans les potes ; mon plaisir ne peut tre tel qu'il ne soit

    corrompu par le dsir d'un plaisir plus grand :

    medio de fonte leporumSurgit amari aliquid quod in ipsis floribus angat27

    Inversement la douleur n'est jamais gote sans quelque volupt ;car respirer, courir, voir, entendre, mme me blesser, c'est avant toutgoter ce plaisir qui est comme la saveur de ma propre existence. Laprsence du monde est avant tout pour moi ce sentiment ambigu ; ceque le nageur appelle l'eau, c'est avant tout pour lui un sentimentcompos de la volupt que donne la nage, de la peine qu'amne la fa-tigue. Selon qu'en nageant il dsire la nage ou l'arrt de cette nage,l'eau est plutt volupt ou plutt peine ; plutt amie ou plutt enne-27 De la source mme des plaisirs nat quelque chose d'amer qui nous angoisse

    jusque parmi les fleurs. (LucrceDe rerum natura, IV, 1133-1134.)

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    mie ; mais, par l'ambigut du sentiment, toujours perfide. Et, commeen un mlange de bruits confus je lis soudain des paroles prononcespar une voix connue, en un linge froiss que j'aperois au rveil de

    bizarres figures d'animaux ou d'hommes ; ainsi apparaissent, en cesentiment indfinissable, au nageur l'eau sous son corps et devant sesbras, au coureur le sol sous ses pieds, l'air devant ses genoux, sur sonvisage, dans sa poitrine. Dans mes rves, en passant la joie ou latristesse, je fais apparatre les paysages soit lumineux soit ternes ;quand je marche ou cours, ma puissance m'apparat sous l'espce d'unair pur et vif, d'un sol comme lastique, ou ma lassitude se fait conna-tre moi en un air lourd, un sol glissant. Ce sentiment nuanc de plai-sir et de peine, qui est la seule chose que je puisse prouver, est doncl'toffe du monde ; c'est tout ce que j'en puis dire. Si ce sentiment am-

    bigu qui rend l'eau prsente au nageur est jug par lui tre l'effet, ou latrace, ou l'image d'une fracheur, d'une transparence, d'une rsistancequi ne seraient pas comme constitues par ce sentiment mme, il ditplus qu'il ne sait. Je ne puis donc rien dire du monde. je ne puis dire :cette pine me fait mal au doigt, ni mme : j'ai mal au doigt, ni mme :

    j'ai mal. Ds que je donne un nom ce que je ressens, je dis, commel'avait vu Protagoras, plus que je ne puis savoir.

    Ces choses qui me sont si intimement prsentes ne le sont que par

    la prsence de ce sentiment insparable de mon existence mme, etqui par leur intermdiaire seulement m'est rvl. Mais j'irais trop vitesi j'en concluais que hors de ce sentiment mme je ne puisse rien af-firmer ; il semble que les vrits abstraites, indpendantes de ce sen-timent, ne sont pas entames par mon incertitude concernant les cho-ses. Les propositions arithmtiques sont vides de plaisir et de peine ;elles se laissent aisment oublier ; mais, pour peu que je les examine,les interdictions dont elles sont charges sont pour moi irrsistibles.Ma soif, qui m'est sensible en ce moment par l'intermdiaire d'orangesqui sont devant moi, ne peut, mme si je rve, m'apparatre en deux

    couples d'oranges qui, ensemble, soient cinq oranges. Mon existencese manifeste moi par l'intermdiaire d'apparences, mais elle ne peutm'apparatre que de certaines manires ; il y a des manires d'appara-tre qui ne dfinissent pour moi aucune apparence. Pourquoi, si l'onveut me montrer un carr qui soit, la fois quant la surface et quantau ct, le double d'un autre carr ne me drangerai-je pas ? C'est quesi, en dessinant, je double le ct d'un carr, je ne sais comment em-

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    pcher que ne m'apparaisse un carr quadruple. Un carr double d'unautre quant la surface et quant au ct serait un carr que je ne pour-rais pas reproduire, ni esquisser, ni dfinir ; non pas carr, forme ind-

    chiffrable ; non pas mme forme. Ce n'est pas que le monde me soittransparent ; les apparences me sont impntrables en tant qu'en ellesm'est prsent ce sentiment qui en fait comme l'paisseur, la saveuramre et douce de ma propre existence. Car cette saveur est mienne,mais n'est pas par moi ; si rien en moi n'tait tranger moi, ma pen-se serait pure de plaisir et de peine. Mais, dans la mesure o cettechose impntrable est pour moi distincte et dfinie, dans la mesureo elle m'apparat, elle est comme moule en creux sur moi. Que, r-vant moiti, je me sente baigner dans l'eau plus molle que le som-meil comme dit le pote, puis que, m'veillant, je me sente dans mon

    lit, l'eau et le lit ne sont que des formes dfinies pour moi de ce moel-leux indfinissable qui me les rend prsentes. Pourquoi deux couplesd'oranges formant quatre oranges sont-elles quelque chose de saisissa-ble pour moi, et non deux couples d'oranges formant cinq oranges ? Jesuis ainsi. Pourquoi je suis ainsi, c'est ce que je ne vois aucun moyend'apprendre, puisque je reconnais que mes penses ne peuvent me ren-seigner sur rien, sinon sur moi-mme. Aucun progrs de mes pensesne peut m'instruire. Non pas que le progrs me soit dfendu. Certainesproprits d'une figure ou d'une combinaison de quantits ne peuvent

    m'apparatre sans des formes ou des quantits auxiliaires ; c'est par lemoyen seulement des parallles accompagnes de leurs proprits quela somme des trois angles d'un triangle, semblable au gnie que seulela lampe merveilleuse faisait apparatre Aladin, peut tre prsente mon esprit. Qu' moins de trois droites on ne puisse enfermer un es-pace, c'est ce qui, au contraire, n'a besoin pour m'apparatre que desformes correspondantes. Pourquoi ? C'est un hasard. Ce que j'appellele monde des ides n'est pas moins que le monde des sensations unchaos ; les ides m'imposent leurs manires d'tre, me tiennent,m'chappent. Si d'ailleurs, au lieu de me servir des formes pour en

    voquer les proprits, je les interroge par exemple au moyen de lamesure, rien ne m'assure qu'elles me rpondront par ces mmes pro-prits ; aussi l'illustre gomtre Gauss n'a-t-il pas jug inutile de me-surer la somme des trois angles d'un triangle. Si la gomtrie, la me-sure, l'action s'accordent, c'est hasard. Tout est livr ce malin gniede Descartes qui n'est autre chose que le hasard. Hasard, non pointncessit. Autrement dit, rien de ce qui passe dans ma conscience n'a

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    d'autre ralit que la conscience que j'en ai ; il n'y a d'autre connais-sance pour moi que d'avoir conscience de ce dont j'ai conscience.Connatre un rve, c'est le rver ; connatre une souffrance, c'est la

    souffrir ; connatre un plaisir, c'est en jouir. Tout est sur le mme plan.Il ne me sert en rien de passer de ce qu'on nomme le sensible cequ'on nomme l'intelligible ; je connais une proprit du trianglequand, la suite des constructions convenables, elle me saute auxyeux ou pour mieux dire l'imagination. Si les ides mathmatiquesme donnent un sentiment de clart et d'vidence que n'apportent pasles sensations, il ne s'ensuit pas que ce sentiment soit quelque choseindpendamment de la conscience que j'en ai. Aucune pense, aucuneaction n'a pour moi plus de valeur qu'une autre. Tout est indiffrenttant que le hasard me tient. Non pas que peut-tre une chelle de va-

    leurs, que j'ignore, ne puisse s'appliquer mes penses ; cela mmeest hasard. Le hasard est vtu, dguis de bleu, de gris, de lumire, dedur et de mou, de froid et de chaud, de droit et de courbe, de triangles,de cercles, de nombres ; le hasard, c'est--dire n'importe quoi. je n'ai

    jamais conscience de rien, sinon des vtements du hasard ; et cettepense mme, en tant que j'en ai conscience, est hasard. Il n'y a rien deplus.

    N'y a-t-il rien de plus ? Non, si rien pour moi ne se rvle exister

    qu'autant que j'en ai conscience. Moi-mme, en tant que j'ai cons-cience de moi, je suis n'importe quoi ; ce que ma conscience me r-vle, ce n'est pas moi, mais la conscience que j'ai de moi, tout commeelle ne me rvle pas les choses, mais la conscience que j'ai des cho-ses. Ce dont j'ai conscience, je ne sais jamais ce que c'est ; je sais que

    j'en ai conscience. Voil donc une chose que je sais : j'ai conscience,je pense. Et comment est-ce que je le sais ? Ce n'est pas une ide, unsentiment parmi les ides et les sentiments qui apparaissent ma pen-se. J'prouve que le ciel est bleu, que je suis triste, que je jouis, que jeme meus ; je l'prouve, je n'en sais rien. Ce que je pense, je le pense ;

    il n'y a rien d'autre connatre. Rien ? Si. Et quoi donc ? Tout ce quej'prouve est illusion, car tout ce qui se prsente moi sans que j'enreoive l'atteinte de l'existence relle se joue de moi. Et non seulementplaisir, souffrance, sensation, mais par suite aussi cet tre que jenomme moi, qui jouit, souffre et sent. Tout cela est illusion. Qu'est-ce dire ? Que tout cela semble illusoire ? Non ; c'est--dire, aucontraire, que tout cela fait illusion, par suite semble certain. C'est

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    peine si je puis admettre que cette table, ce papier, cette plume, cebien-tre et moi-mme ne sont que des choses que je pense ; des cho-ses que je pense et qui font semblant d'exister. je les pense ; elles ont

    besoin de moi pour tre penses. En quoi donc ? Car je ne pense pasce que je veux. Elles me font illusion de mme par leur puissance pro-pre. Qu'est-ce donc qu'elles empruntent de moi ? La croyance. Ceschoses qui font illusion, c'est moi qui les pense, ou comme sres, oucomme illusoires, le prestige qu'elles exercent sur moi restant d'ail-leurs intact. La puissance que j'exerce sur ma propre croyance n'estpas une illusion ; c'est par cette puissance que je sais que je pense. Ceque je prends pour ma pense, ne serait-ce pas la pense d'un MalinGnie ? Cela peut tre quant aux choses que je pense, mais non paspour ceci, que je les pense. Et par cette puissance de pense, qui ne se

    rvle encore moi que par la puissance de douter, je sais que je suis.je puis, donc je suis. Et en cet clair de pense se rvlent moi plu-sieurs choses dont je ne savais auparavant ce qu'elles taient, savoirle doute, la pense, la puissance, l'existence et la connaissance elle-mme. Au reste cela n'est pas un raisonnement ; je puis me refuser cette connaissance. Ou plutt je puis la ngliger ; je ne puis la refuser.Car ds que je repousse une pense quelconque comme illusoire, parl mme je pense quelque chose que je ne puise pas dans la chose quise prsente ma pense ; car dans mes penses illusoires je ne puis

    puiser que l'illusion, c'est--dire la croyance qu'elles sont sres. Entant que j'accueille une ide, je ne sais si je l'accueille ou si seulementelle se prsente ; ds que je repousse une ide, quand ce serait l'idemme que je suis, aussitt je suis. Ma propre existence que je ressensest une illusion ; ma propre existence que je connais, je ne la ressenspas, je la fais. Exister, penser, connatre, ne sont que des aspects d'uneseule ralit : pouvoir. je connais ce que je fais, et ce que je fais, c'estpenser et c'est exister ; car du moment que je fais, je fais que j'existe.

    je suis une chose qui pense. Dira-t-on que, sans le savoir, Je suis, jefais peut-tre autre chose encore, en dehors de la pense ? Qu'est-ce

    dire ? Que serait une puissance que je n'exerce pas ? Certes un dieuinconnu peut se servir de moi, sans que je le sache, en vue d'effets que

    j'ignore ; mais ces effets, je ne les produis pas. Et quant connatremon tre propre, ce que je suis se dfinit par ce que je puis. Il est doncune chose que je puis connatre, c'est moi ; et je ne peux en connatreaucune autre. Connatre, c'est connatre ce que je puis ; et je connaisdans la mesure o, jouir, souffrir, ressentir, imaginer, je substi-

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    tue, transformant ainsi l'illusion en certitude et le hasard en ncessit,faire et subir.

    Faire et subir, cette opposition est prmature ; car je ne meconnais qu'une puissance, celle de douter, puissance dont l'exercice nesaurait tre empch par rien. Ce n'est pas que, parmi tous les objets,toutes les ides dont j'ai dcid de douter, la plupart ne m'