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Éditorial Lorsque Serge Tomé m’a proposé, en 2007, de prendre en charge la section « haïbun » de la nouvelle revue collaborative en ligne qu’il souhaitait créer, 575, j’y ai vu une opportunité de favoriser le développement français de cette forme hybride à nulle autre pareille dans le paysage littéraire occidental et qui offrait tant de possibilités dans le rapport entre la prose et la poésie. Je souhaitais accompagner les premiers pas des auteurs francophones dans ce genre naissant tout en leur offrant un espace d’expression, mais surtout d’expérimentation. Aujourd’hui, que de chemin parcouru ! Le haïbun a désormais une place régulière dans plusieurs revues, comme Ploc ¡ Il fait l’objet de concours (comme celui organisé par les éditions L’Iroli sur le thème « Une rencontre en voyage », suivi de la publication d’un livre , et dont les résultats ont été annoncés en mai dernier). Certains auteurs ont fait plus qu’une incursion dans ce genre et contribuent durablement (c’est le cas, dans ce numéro, d’André Cayrel par exemple) et de nouveaux rejoignent chaque jour le peloton (ici, Annie Albespy, Vincent Hoarau). Venus d’horizons variés, les auteurs ont été guidés vers le haïbun par des voies diverses et leurs textes sont nourris par la pratique du haïku, mais aussi par celle de la poésie « à la française » (Michel Berthelin ou Georges Friedenkraft, qui propose ici une expérience en plusieurs parties) et celle de la prose (Monique Mérabet et la nouvelle par exemple). Le bon moment était peut-être arrivé pour le haïbun, qui rencontrait des préoccupations des auteurs, mais j’espère que la revue aura apporté sa pierre aux fondations d’un édifice commun qui continue de se bâtir. Les difficultés rencontrées dans la mise en oeuvre des objectifs premiers de la section « haïbun » de 575 sont autant de guides pour imaginer des outils plus adaptés au nouvel état de diffusion du genre : il me semble ainsi que le blog serait un bon allié pour privilégier comme je le souhaitais l’échange de points de vue et la réponse aux questions que se posent les auteurs. Chercher un éditeur afin de publier et diffuser le mémoire écrit cette même année 2007 pourra également compléter cette démarche (anyone ? ;-). Ces quelques pistes d’avenir esquissées, je vous laisse à la lecture de ce numéro à la saveur si particulière. Kurokami 575

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Numéro de l'été 2010

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Page 1: Revue 575 haibun v04n02

Éditorial Lorsque Serge Tomé m’a proposé, en 2007, de prendre en charge la section « haïbun » de la nouvelle revue collaborative en ligne qu’il souhaitait créer, 575, j’y ai vu une opportunité de favoriser le développement français de cette forme hybride à nulle autre pareille dans le paysage littéraire occidental et qui offrait tant de possibilités dans le rapport entre la prose et la poésie. Je souhaitais accompagner les premiers pas des auteurs francophones dans ce genre naissant tout en leur offrant un espace d’expression, mais surtout d’expérimentation. Aujourd’hui, que de chemin parcouru ! Le haïbun a désormais une place régulière dans plusieurs revues, comme Ploc ¡ Il fait l’objet de concours (comme celui organisé par les éditions L’Iroli sur le thème « Une rencontre en voyage », suivi de la publication d’un livre, et dont les résultats ont été annoncés en mai dernier). Certains auteurs ont fait plus qu’une incursion dans ce genre et contribuent durablement (c’est le cas, dans ce numéro, d’André Cayrel par exemple) et de nouveaux rejoignent chaque jour le peloton (ici, Annie Albespy, Vincent Hoarau). Venus d’horizons variés, les auteurs ont été guidés vers le haïbun par des voies diverses et leurs textes sont nourris par la pratique du haïku, mais aussi par celle de la poésie « à la française » (Michel Berthelin ou Georges Friedenkraft, qui propose ici une expérience en plusieurs parties) et celle de la prose (Monique Mérabet et la nouvelle par exemple). Le bon moment était peut-être arrivé pour le haïbun, qui rencontrait des préoccupations des auteurs, mais j’espère que la revue aura apporté sa pierre aux fondations d’un édifice commun qui continue de se bâtir. Les difficultés rencontrées dans la mise en œuvre des objectifs premiers de la section « haïbun » de 575 sont autant de guides pour imaginer des outils plus adaptés au nouvel état de diffusion du genre : il me semble ainsi que le blog serait un bon allié pour privilégier comme je le souhaitais l’échange de points de vue et la réponse aux questions que se posent les auteurs. Chercher un éditeur afin de publier et diffuser le mémoire écrit cette même année 2007 pourra également compléter cette démarche (anyone ? ;-). Ces quelques pistes d’avenir esquissées, je vous laisse à la lecture de ce numéro à la saveur si particulière.

Kurokami 575

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Entrer dans ce lieu

Entrer dans ce lieu vitres opaques et code secret – grande inspiration

Et la porte s’ouvre, sur une vieille femme, la tête penchée sur un brin de muguet. Derrière elle,

Un grand lys tend la tête vers la porte d’entrée – envie de sortie ?

Le soleil hésite à rentrer. Et la porte se referme. Dans la maison grise et blanche, où sont passées les couleurs ? Beaucoup de gens dans la grande pièce. Beaucoup de silence :

Vieux – ils regardent les oiseaux le ciel les fleurs – en attendant

Ils dirigent les yeux vers le patio d’où vient la lumière – ou sur leurs mains posées sur leur canne ou leurs genoux. Elle, que je viens voir, je la trouve toute petite sur sa chaise, le regard vide, tourné vers ce qu’elle seule peut voir. Je me penche devant elle.

Son sourire, son regard soudain pétille, et ce « Tu vas bien ? »

Sa main, en forme de point d’interrogation. Les souvenirs et les mots ratent leurs rendez-vous : « Vous êtes qui? ».

La prendre dans mes bras lui dire seulement : « Bonjour, Maman c’est moi, ta fille »

Regard filou, elle dit « Je sais bien que tu es ma fille... et tu t’appelles... tu t’appelles ? » Ses mains deviennent bavardes, mais les mots jouent à cache-cache. Le soleil n’est pas encore prêt à se coucher. Pourtant, c’est déjà l’heure – l’heure du dîner : convoi vers la salle à manger, derrière les portes grises

heure du dîner potage mixé légumes vitaminés fromage écrasé dessert allégé.

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Retour – tous ces kilomètres nuages ciel gris brumes temps mauvais.

Les essuie-glaces activés rouspètent et crissent. Elle dit pourtant :

merci – merci beaucoup Elle dit aussi :

tu n’as pas froid ? Elle répète:

je n’sais pas où je suis, je suis perdue Elle chante aussi :

si tu veux faire mon bonheur... Elle chante encore:

le plus beau de tous les tangos... Elle demande aussi :

tu n’es pas fatiguée ? Elle s’excuse aussi :

c’est dur pour toi, tout ça ou encore :

je t’en donne du travail et soudain :

merci, merci madame, je suis perdue... Demain, un autre mot, une autre image un autre souvenir auront fui...

Des mots enfouis sauf : merci merci beaucoup – putain d’Alzheimer –

essuie-glace en action Avec soin j’essuie mes lunettes

Annie Albespy

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Voler ou pourquoi faire des haïkus

Fin de la première journée de printemps : il fait merveilleux. Revenant de la mer je longe seul, lentement, en voiture, l’étang du Ponant de Palavas-les-Flots… à la radio : « Hotel California »… Soudain surgissent deux flamants (roses !), très proches, volant près de l’eau, dans le même sens et la même vitesse que moi : ils m’accompagnent un instant le long de la route… derrière eux, le soleil couchant… dehors : l’air marin… dedans : l’air malin avec ma chair de poule et mes yeux mouillés… une sorte de satori (de grâce !?), simple, inattendu, presque trop violent pour si peu de choses… Le temps, hélas, ne s’arrête pas… Retour dans les embouteillages de Montpellier… Tout le temps pour repenser à ces sensations : comment reproduire l’image que la nature imprime en nous dans ces instants extraordinaires, comment traduire tout cela en trois petites lignes alors que j’y parviens si mal en beaucoup plus… Comment combattre la frustration de sentir se dérober la poésie de l’émotion éprouvée à cet instant… Des tercets dérisoires se forment, tantôt simples, tantôt compliqués, toujours impuissants à recréer ces sensations…

ébloui sur l’étang au soleil un vol de flamants l’autoradio nostalgie à fond… soleils flamants enflammant l’étang le soleil et les flamants monde flottant un vol de flamants relie ciel et eau couleur d’un soir chercher à la revoir dans le rétroviseur au couchant les soleils sur l’étang volent les flamants Au soleil couchant Aux flamants et à l’étang roses… Merci un instant on oublie le noir... vol de flamants

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embouteillage transvaser lentement le moment donné flamants sur l’étang le rose et noir d’une odeur féminine Soleil sur l’étang Les flamants dans le ton sans nous Je pense à ce travers très répandu de vouloir tout photographier pour capturer, (au détriment bien souvent de l’appréciation « sur le vif »!), comme si l’authentification par la photo était plus forte que sa propre impression (le souvenir étant souvent plus beau que la réalité !). Et puis, pourquoi vouloir à tout prix recréer, retrouver ses impressions ? Un peu pour les autres, pour partager, revivre avec…

(Je repense au premier haïku qui m’a touché et fait aimer cette poésie : Oh ! Une luciole je voulais crier : « Regarde ! » mais j’étais seul Taïgi)

Beaucoup pour soi : un besoin d’auto analyse (un peu comme Breton avec ses tournesols dans L’Amour fou), une envie de redoubler, de revoir en témoin ces instants de sa vie pour faire rejaillir une nouvelle illumination, un désir de trouver les causes profondes et inexplicables de l’émotion, de percevoir l’influence du déjà vécu avec l’instant présent et la coïncidence parfaite d’éléments indépendants se rejoignant, de dépasser la distinction illusoire entre le subjectif et l’objectif… Ouf !! C’est sûrement plus simple ! Les flamants naturellement ne se posent pas toutes ces questions… ils sont les réponses. Alors, pourquoi faire des haïkus ? Pour presque rien, pour s’alléger, pour le plaisir d’écrire, pour flirter en amoureux avec ce qu’on appelle la poésie… Bref, pour vivre… survivre et parfois voler.

André Cayrel

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Ce qui dans les mots nous échappe ce qui par les mots nous échappe... du sens s’échappe, nous échappe ; voilà les mots posés (le dernier mot posé) qui s’envole(nt), qui retournent d’où ils sont nés, descendus, aussi vite ils y remontent nous n’avons eu que la conscience fugace d’un éclair entrevu, presque insaisi(ssable) but yet... sa trace peut-être encore au bout du poème…

au coin de la page j’interroge le moucheron

Daniel Py

(fin juin 09)

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Le réel et le virtuel

Douze promenades poétiques* autour du tableau d’Alexandre Roubtzoff L’Arrivée de M. Daladier à Tunis

Première publication dans le numéro 91 (mars 2010) de la revue Jointure. 1 Les contours de l’imaginaire les jambes, vous ne pouvez pas les manquer : elles occupent la moitié du tableau les jambes fines, délicieusement sculptées elles effacent les visages des jeunes filles qui baignent dans l’anonymat de songe elles effacent même leurs cris à l’approche d’un Daladier imaginaire figé dans la virtualité d’une histoire qui s’endort des cris muets, des visages blancs les jambes, obsédantes et mythiques fleurs et fruits d’une rêverie aux portes du virtuel les jambes symboles absolus d’une féminité qui triomphe et guide le monde vers des orients meilleurs les jambes dont les courbes infinies dessinent sur les sentiers de l’histoire une quête toujours recommencée comme lianes ou stalactites jambes en rideau de velours tombant en festons depuis la balustrade jambes en draperies prêtes à s’élever lorsque l’on frappera comme au théâtre les trois coups qui annoncent le début du grand spectacle de l’histoire en m arche virtuel Daladier les jambes nues de l’histoire les cris estompés

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2 Des pieds comme des oiseaux comme un vol de cygnes ta cheville au gré des plumes fillette ou oiseau justement elles n’en ont pas ou, au moins, elles ne semblent pas en avoir ces jeunes filles qui guettent l’invisible Daladier penchées comme un vertige sur la balustrade justement, même si leurs pieds décollent comme les cygnes à l’appel de l’hiver même si leurs chevilles élancées évoquent un vol de canards vers les contrées du sud justement elles n’en ont pas des ailes et puis si tu te trompais ? si les cris qui annoncent l’arrivée de Daladier c’étaient au fond les cris des mouettes ou le hululement profond des hiboux endocrines ? si le brouhaha de la foule était au fond un bruit de plumes froissées ? si ces pieds qui s’agitent devant toi avec la légèreté du vent c’étaient bien des oiseaux en mal de voyage ? hirondelles des printemps d’aquitaine ou cigognes des natalités alsaciennes si c’étaient bien un bal de migrateurs ? si Daladier était juste un prétexte à l’envol vers d’autres cieux de dix fillettes vêtues de duvet et de rémiges ? femme au cœur de louve au sexe de plume et d’os sourire en cigogne

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3 Les pieds sur terre du plomb dans la tête ce qui manque à tes enfants le sens de l’histoire qui se souvient ? la mémoire a ses ellipses le souvenir y fond comme un glaçon d’été qui se souvient du ministre, du radical-socialiste, de l’humaniste laïque et républicain ? oubliés aux nouvelles générations amnésiques le front populaire et ses espoirs, les bruits de bottes, l’abomination hitlérienne, les polichinelles de Staline, les auschwitz et les goulags oubliés qui se souvient ? des premiers congés payés, des premiers embruns, de l’odeur de la vague sur les mains brunies et usées des vieux ouvriers ébahis qui se souvient des soupiraux de la honte, des comploteurs de la droite extrême des conspirateurs de la pénombre des toiles d’araignée germano-soviétiques ? à Tunis, porte de l’imaginaire qui se souvient de l’arrivée de Daladier si ce n’est le caprice du vent dans les jupes ? le réel s’efface la mémoire a ses ellipses sous les yeux du vent

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4 Les couleurs du virtuel le vent dans tes jupes un arc-en-ciel pour abeilles blancs ultraviolets oui, tu me l’avais dit, fillette de ta voix mélodieuse comme une flûte de pan tu me l’avais chuchoté à l’oreille à moi le voyageur d’un continent plus pâle je jure que tu me l’avais susurré comme la mélopée des dunes susurre le soir à l’oreille du fennec ou comme l’eau qui bout chante pour le thé vert dans la tasse de porcelaine bleue un rideau de jupes aérien multicolore féminin pluriel te le rappelles-tu ? entre les ailes frissonnantes du soir qui tombe et le souffle tiède de la mer endormie fillette à la peau satinée tu me l’avais gentiment avoué de ta voix au timbre d’ange mutin je le jure que les bleus, les pourpres, les grenats, les indigos, et même les blancs là où l’abeille travailleuse se grise de nectar et d’ultraviolet sous nos regards désespérément aveugles sont les couleurs mêmes du rêve ! vêtue de volants drapée d’ample mousseline et de bleu marine

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5 Éloge du peintre il avait peint des paysages d’aval en amont en retour comme un prince il avait joué nostalgique sur sa palette toutes les couleurs de la vie Paris la ville de pierre et ses sortilèges Tunis porte du rêve et de l’orient il avait peint tous les breuvages caressé toutes les nudités les chevilles comme des oiseaux et la pointe des seins graciles et les hanches aux contours lascifs dans l’élixir de ses pinceaux il avait bu tous les étés Roubtzoff étant sans doute issu d’un orient plus froid mais son cœur avait germé dans les effluves méditerranéennes il avait su l’étreinte amoureuse de la brise de juin il avait mué le givre en effluves il avait changé la fourrure en satin il avait métamorphosé les fleurs du gel en senteurs florales oh l’odeur enivrantes des citronniers en fleurs quand l’eau bienfaitrice ruisselle sur le sol tiède ! vagabond d’Europe errant entre chien et loup en fleurs à Tunis

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6 Des orients de farandole où commence l’orient ? à Tunis porte du rêve, sentinelle de l’imaginaire ? au-delà, ce sont le pays de l’encens, les rivages du thé Aden, Zanzibar, Ceylan tous orients bercés d’autres épices par delà des mers sans nombre, des montagnes sans trêve des peuples sans cesse nouveaux des visages sans cesse inconnus et puis étagés en gradins les buissons verts qui font le thé les plus précieux se rencontrent quand le soleil fleurit à l’horizon le thé, messager de tous les orients un goût de noisette le thé des tendres bourgeons cueillis juste à l’aube j’ai rêvé du Japon, j’ai rêvé de la Chine par delà Tunis, porte de tous les orients j’ai rêvé de toi mon amour fille de l’est aux côtes d’ambre, aux parfums de cannelle venue d’outre les volcans où les corolles des orchidées se tendent roses comme des poings venue d’outre la Sonde où l’écume tiède des vagues caresse mollement le balancier du pêcheur d’outre Bornéo et ses sarbacanes les bambous denses comme le blé mûri… par delà Tunis porte de l’orient venue d’outre la grande muraille de récifs coralliens d’outre l’atoll aux lyres hawaïennes d’outre les dieux aux têtes colossales Sumatra, tant de terres aux parfums d’impossible tant de fleurs de lotus dans les robes de l’été par-delà Tunis porte de l’orient venue d’outre le toit du monde et les dents voraces de l’Himalaya n’ont pas réussi à happer ton passage quand l’accent triste de la corne tibétaine

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s’est estompé à jamais dans ton oreille miraculée comme les promesses du vent marin lorsqu’y murmure la fée des eaux… vers quels orients m’entraînes-tu, mythique Daladier ? je gomme et j’oublie dans le transparent thé vert mon cholestérol !

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7 Jusqu’où Daladier ? tous les colonialistes n’ont pas loin de là le sourire des Daladier hélas dans un autre orient des paysans étaient venus les mains nues protester contre leur sort : le pays des droits de l’homme a fait tirer sa troupe république de la honte je n’ai jamais aimé les tueurs et je suis trop vieux pour changer j’abhorre les napoléons et les louis quatorze ceux qui se douchaient dans le sang ceux qui ont trop aimé la guerre oui vous avez bien entendu cette monstruosité : « aimé la guerre » ! tant de dictateurs dans les jupes de l’histoire tant de sang versé le crime est-il le propre de l’homme ? le mythe a souvent un goût de fiel comme le héros invisible du tableau de Roubtzoff d’autres fleurs plus nauséabondes se cachent tristement dans les filigranes de Daladier

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8 Invitation au voyage le blé le sureau plantes de nos ciels nordiques pour toi l’étrangère et puis voyager vers un autre soi-même devenir toi en songe mon frère étrange et étranger partager la vie de celui qu’on brime (c’est aussi cela le filigrane de Daladier les échos feutrés de l’époque d’un colonialisme pervers) se mettre à la place de l’autre comme ces jeunes filles se mettaient à la place du messager de l’occident se mettre à ta place, fille de l’orient goûter le miel et l’absinthe de tes lèvres voyager vers une autre soi-même étrange et étrangère t’apporter l’offrande de nos ciels pâles ces plantes du nord le blé le sureau et toutes les fleurs de l’Europe la sauge, la bourdaine, le trèfle rouge et toutes les baies en profusion l’airelle, la myrtille, la mûre offertes à tes pieds comme à ceux des jeunes filles qui se penchaient dangereusement sur la balustrade pour admirer de loin le mythique Daladier des escales dans tous les ports Aden, Zanzibar, Ceylan et Tunis porte du rêve portées par l’air tiède les senteurs du chèvrefeuille parfument tes jupes

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9 Une pincée d’érotisme le pointillé suggéré des chaussures les mollets en points d’exclamation les jambes fines, délicieusement sculptées à la lettre et mot à mot tu lis les jambes comme une prose érotique tu parcours comme un poème les suggestions de la courbe des reins tu imagines comme une métaphore le volume ferme et harmonieux des fesses… moi qui suis né sous un ciel plus pâle je préfère les femmes bien colorées celles dont le boulanger des étoiles a fait davantage rôtir la pâte pour lui donner le lustre du satin femme au cœur de lune et de louve que ta peau se couvre d’ombre lorsque j’y glisse mon corps nu ma diablesse aux hanches sombres ma souterraine ingénue mon doigt collégien ose rêver des escales hôte de tes hanches et puis cette passion que tu as pour les femmes d’orient devenue chair le rêve devenu réalité tes enfants, fils et filles de deux mondes un petit peu de riz d’orient mais aussi le blé millénaire… par delà les cris décousus entre les lisières bleuies par delà l’araignée d’éros affrontant les lanciers fougueux par delà … Daladier, Daladier, où tu nous mènes ? au creux de l’étreinte un enfant nous est donné : jamais deux sans trois

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10 Les coulisses de l’homme aux fermes du monde nous sommes mangeurs de poules dévoreurs de frères hélas, notre appétit de destruction est immense il ne se limite pas aux guerres coloniales et à leur cortège d’atrocités singes au gros cerveau, nous sommes des êtres de petite morale comme nous massacrons nos frères humains nous massacrons nos frères animaux nous dévorons les poules, les veaux et même les gorilles nous fabriquons pour notre plaisir par gavage des foies malades nous rions à l’agonie des taureaux dans les arènes nous hurlons de joie à la vue du sang qui gicle entre deux cailloux je fracture un noix fraîche chimpanzé mon frère la terre elle-même fait les frais de notre génie destructeur nous déversons jusqu’en antarctique nos produits nauséabonds nous inondons les océans de boules de bitume gluant nous répandons dans l’atmosphère des fumées acides jusqu’à ce que la terre elle-même se venge prise d’une fièvre salutaire propre à éliminer ce parasite qui la ronge ce singe très intelligent ce singe trop intelligent une fièvre qui fait monter sa température réchauffe les océans et fait fondre les calottes de nos pôles nous sommes passés de l’autre côté du miroir mais le colonialisme, la volonté de puissance c’étaient déjà les esquisses d’un mépris érigé en système les désastres écologiques germaient déjà dans les filigranes de Daladier je m’inclinerai devant les ruses du vent mais non sous le joug

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11 Marges l’homme construira les tours d’un babel en creux mikado cosmique la poésie est marge du monde, filigrane de l’être toutes ses déclamations demeurent allusives toutes ses métamorphoses restent métaphores dans sa luminosité diaphane coule une eau fluide comme un rire d’enfant la poésie est marge de l’être la poésie est berceau de l’homme là où, comme un gamin, il empile les cubes de l’imaginaire là où il construit les châteaux de cartes de son délire ses rêves ses peurs viscérales ses crimes la poésie est creuset de l’enfant universel qui commande aux caprices de l’adulte et moule sur ses cris de bambin les interrogations cosmiques du philosophe ainsi germent dans la moiteur des jungles les vertiges de la pensée accrochés aux balustrades des ponts en fleurs incandescentes ainsi se déploient, entre paraître et devenir les ailes hallucinées de l’aventure cosmique ainsi se déroulent dans de virtuelles bacchanales les suggestions subtiles de l’érotisme et justement : les jambes microscopiquement humaines mais promesses d’une passion à l’échelle de l’univers nous dégraferons le soutien-gorge de l’aube indéfiniment

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12 Des haïkous en ronde endiablée s’endort en héron se coule en un lit de plumes se réveille femme

au plus profond de ta cave Daladier goûtait ton vin

en changeant de lune vers d’autres rêves tu voles bohémien du cœur

tiens ce caravansérail est radical-socialiste !

ma bibliothèque ce sont mes cahiers d’école et les champs de blé

Roubtzoff avait dévoré la douce blondeur des dunes

dans la transparence de l’ailleurs d’un « au revoir » la joie d’un retour

à l’hôpital psychiatrique je ne pense qu’à tes jambes

d’avoir trop cherché la symbolique des fleurs j’ai perdu ma route

s’estompe le son des bottes sous le rire des fillettes

la fenêtre ouverte fait résonner dans mes songes le cri du hibou

j’ai abandonné l’Europe pour Tunis porte du rêve

Georges Friedenkraft

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* Note explicative de l’auteur. Le haïbun, dont s’inspire le présent ensemble, est une forme poétique d’origine japonaise où, au sein d’un récitatif lyrique constitué par une prose poétique, émergent des moments-clés constitués par des haïkus. Dans l’ensemble proposé ici, on a délibérément gauchi et étendu l’usage du haïbun aussi bien que celui du haïku (ici en italique). De ces formes, qui étaient, à l’origine, les témoignages d’un vécu existentiel ponctuel, celui de l’éphémère et de l’instant présent, ou qui visaient, plus exactement, à « saisir dans le fugitif présent ce qui pourra subsister dans la durée » (Jean Antonini, Anthologie du haïku en France, éditions Aléas, Lyon, 2003, p. 10), on a fait ici les moyens d’une méditation à plus long terme, qui vise décrire un tableau, en l’occurrence celui de Roubtzoff. On a donc quitté le vécu existentiel brut pour s’engager dans des promenades poétiques plus amples sur les sentiers de l’imaginaire et au cœur de l’histoire. Dans le creuset du rêve, sur les sentes du mythe, Daladier devient ainsi le médiateur d’un univers virtuel, celui du poète, où se mêlent les côtés roses et les côtés sombres de la destinée humaine. Et le haïku comme le haïbun devient alors « un objet littéraire (où )… la force des mots l’emporte sur l’intensité du moment présent » (Dominique Chipot, Tout sur les haïkus, éditions Aléas, Lyon, 2006, p. 14).

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1

La colombe La silhouette d’un homme se dessine au loin, il chemine dans le crépuscule naissant de cette mi-juillet, sur le quai des moulins de la ville. Il se dirige vers le centre ville animé afin d’assister à un concert. Lorsque soudain il entend un clapotis frénétique résonant entre les berges centenaires. Que se passe-t-il donc ? Scrutant autour de lui, il aperçoit des rides dans l’eau et s’approchant un peu plus du bord de la berge, il voit deux ailes blanches claquant dans l’eau comme un naufrage sinistre et désespéré, des gerbes de gouttes d’eau vibrante fusent.

Au soleil assis

Deux hommes aux souvenirs Le crayon esquisse

Il s’approche de ces remous, s’agenouille sur la bordure en pierre de la berge pour se pencher sur l’eau du bief. Il aperçoit là en contrebas une jeune colombe blanche se débattant pour tenter de sortir du piège de l’eau. La bête est fatiguée de ses efforts dans l’élément liquide qui a mouillé son plumage maintenant empesé. D’une main sûre, il l’attrape par les ailes battant désespérément la surface glauque et dégoulinantes d’eau fraîche, il soulève la bête.

La mine souligne D’ombres et de lumières

Été généreux Les pennes de l’oiseau sont encollées à son frêle corps maintenant tout tremblant de froid, de la peur vécue et de cette présence humaine. L’homme le ramène alors dans sa demeure de l’autre côté du bief, au-delà du vieux ponceaux. Chemin faisant, il aide la colombe blanche à s’égoutter, en sa main elle tremble encore de tout son corps.

Étirant la goutte Le pinceau dilue un ciel

Frondaisons touffues Une fois entré dans sa demeure, l’homme prend une serviette pour envelopper l’oiseau et commence tout doucement à l’éponger en faisant très attention au sens du plumage. De temps en temps, la tenant du poing par les pattes, il fait de larges mouvements de bas en haut pour l’obliger à battre des ailes, seul moyen de vérifier si l’oiseau est blessé. Ces battements permettent également d’évacuer les dernières gouttes d’eau de l’empennage et de lui réchauffer le corps.

L’orange milieu S’étale sur la façade Fenêtres ouvertes

Quelques minutes plus tard l’homme prépare de la mie de pain humide qu’il tente de faire manger à la colombe, mais cet essai se solde par un échec. L’heure passe et force est de constater qu’il y a eu plus de peur que de mal dans cette mésaventure. Il prend une grande serviette qu’il déplie et pose sur le fauteuil de jardin et tout doucement, avec mille précautions, il en rabat les pans sur le volatile jusqu’à en recouvrir la tête. Préservant ainsi la chaleur du corps de l’oiseau afin qu’il finisse de se sécher, il empêche aussi que, dans son affolement, il ne tente de s’envoler dans la pièce au risque de se blesser. Ceci fait l’homme passe la porte et parcours à nouveau le chemin, celui qui longe le quai des moulins de la ville et mène au concert, tout comme il l’avait prévu initialement.

Apposant par touche L’aquarelliste L’aube de l’été

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2

Quelques heures plus tard, lorsqu’il revient du spectacle et rentre en sa demeure, l’oiseau dort enroulé dans le tissu éponge. Il n’a apparemment pas bougé. L’homme vaque à ses dernières occupations avant de se coucher lui-même pour une nuit réparatrice. Le lendemain matin lorsqu’il se réveille, la colombe dressée sur ses pattes trône superbement sur la serviette éponge défaite. Le volatile est calme et l’homme constate avec satisfaction que le plumage est non seulement sec, mais il a retrouvé son élégance naturelle, rendant ainsi à l’oiseau sa majesté.

Rinçant les pinceaux Avec l’eau claire et limpide

L’aquarelle sèche Comme à l’accoutumé, l’homme prend son petit déjeuner avec pour seule différence cet invité de marque qui l’observe tranquillement, posé sur le dossier du fauteuil de jardin avec, de temps à autre, des hochements de la tête. Aussi calme que l’homme, la colombe parade fièrement. La mésaventure d’hier soir ne semble plus être qu’un mauvais souvenir.

Pressées par la montre Des ménagères en course

Tomates bien mûres Après sa collation, l’homme prend délicatement l’oiseau, le met en équilibre sur sa main et effectue une fois de plus des mouvements de bas en haut pour vérifier que ses ailes soient en état de voler. Le résultat lui semble satisfaisant et il prend la décision de lui rendre la liberté. Il va à la porte d’entrée, l’ouvre et sort sur le quai avec l’oiseau qui demeure calme sur sa main.

Rayons de soleil Parsemant les murs anciens

Flamboiement des vitres Maintenant, c’est l’heure de vérité pour la colombe, l’homme lance sa main vers le haut, elle bat des ailes et c’est l’instant de l’envol. Elle va se poser sur un pignon d’une maison adjacente et semble surprise d’être ainsi rendu à la vie sauvage. Elle parcourt indécise l’arête du toit et observe alentour comme pour se repérer.

La touffeur du jour Envahissant les demeures

Un vol d’hirondelles L’homme l’admire là-haut sur le fait du toit. Et soudain, c’est l’envol majestueux de la colombe, elle fait un grand cercle autour des bâtisses puis prend la direction du bief pour le suivre et petit à petit sa silhouette s’estompe dans le lointain. Un dernier regard vers l’horizon, puis le grincement de la porte qui se referme se fait entendre.

Michel BERTHELIN

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Le rye Cet alcool qui nous vient de si loin, c’est l’alcool qu’il absorbe ce soir, il l’envoie encore et toujours plus loin à la dérive pour oublier le désespoir. Ne demandez pas la raison de ce manque de sobriété, il a en lui un foutu poison, dont par malheur il a hérité.

Aubes incertaines Enivrement de l’instant La plaine fumante

Un rye puis un second, à la troisième fois paix à l’histoire qui se meurt ! Un coup, un deuxième coup, puis au troisième rye bu sur ce présent qui demeure. Un verre, puis un second. Au troisième rye, cet alcool de seigle lampé, pourvu que l’ivresse demeure avec ses rêves, ses illusions.

Fraîcheur matinale Toute la rosée du monde Le cirque est parti !

Et un, puis deux et trois rye, buvons à ceux de la Santé et d’ailleurs. Il raille, il déraille sur trois ryes, c’est l’alcool aux voluptés, c’est l’alcool menant un train d’enfer sur les chevaux des vapeurs montant à la tête.

Sommeil emmêlé Entre hier et aujourd’hui Que de rêves fous !

Son rye est un train bondé, celui qui chaque jour, celui qui à toute heure enivre de ses voluptés, le corps, la raison. Alcool qui nous vient de si loin, par-delà un continent, par-delà l’océan, au-delà des cultures.

Rai de lumière Apposé à la fenêtre Et toujours le rêve

C’est l’alcool qui nous vient de si loin, cet alcool qu’il absorbe en cette soirée, il l’envoie encore et toujours aussi loin à la dérive de ses rêves. Ne posez pas la question, la raison de ce manque de pondération, il a au cœur un foutu poison, dont par malheur il a hérité. Michel BERTHELIN

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Monsieur Drezt Monsieur Felix Drezt était un monsieur très propre sur lui. C’était un homme de petite taille et son attitude lymphatique ne le valorisait guère. Dire qu’il était charmant, disert et pas désagréable, aurait été excessif. C’était un homme discret, c’est tout. Comme tous les matins, il remontait la rue de la République. C’était une de ces rues comme il y en eut tant dans les grandes banlieues des villes, à fuir par la mélancolie qui en émanait.

Tout ce que je dis est aisé à comprendre et facile à accomplir. Lao Zi, chapitre 70.

Le vent du nord-est

Balaie tout sur son passage L’haleine bleutée

Les ombres du matin se dirigeaient vers leur travail respectif, chacun avec ses préoccupations du moment et chacun à son rythme. Lui, c’était à petits pas rapides, de cette démarche affairée, typique des petites gens apparemment pressées, qu’il se dirigeait vers le marchand de journaux afin d’y prendre son quotidien. Muni de son canard, il pouvait entreprendre son trajet pour aller besogner.

L’orgueilleux jamais ne dominera. Lao Zi, chapitre 24.

L’odeur des châtaignes Le cornet encore chaud

Un euro monsieur ! Il affichait un éternel air bonasse, qui le caractérisait dans l’entreprise de production de pharmaceutique. Il allait à son travail, mais ses pensées cheminaient ailleurs. Il pensait beaucoup ses derniers temps à son déroulement de carrière, surtout depuis qu’il avait appris qu’une fois de plus il était bloqué. Il faudrait préciser que monsieur Drezt passait systématiquement au travers de toutes ces péripéties à caractère économique depuis quelques années.

Vertu supérieure agit sans agir. Peu de vertu agit sans effet.

Lao Zi, chapitre 38.

Femme dansant nue Sur le pan publicitaire Le ciel est grisâtre !

À chaque bond en avant de la société, il était oublié. Il n’avait pas sa part de progrès, encore moins, surtout, pour ce petit local désuet qui lui servait dans l’accomplissement de sa fonction. Cet endroit demeurait inchangé depuis de nombreuses années. Chaque jour passant, lorsque monsieur Drezt devait s’adresser à une personne, il se confondait en excuses. Et si cela s’avérait plus important que d’ordinaire, il s’excusait de s’excuser de devoir demander.

Ne l’empêchant pas de vivre, il ne se révoltera pas. Lao Zi, chapitre 72.

Quand en souvenir

Les années printanières Et cette eau saumâtre !

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Beaucoup de gens pourraient en témoigner. S’ils ne l’avaient pas oublié. Un jour, après un redéploiement de plus, l’une des têtes pensantes de l’entreprise considéra comme nécessaire d’empiéter sur une ancienne partie de l’usine pharmaceutique. L’idée fut analysée. Des chiffres froids commencèrent à s’aligner. Les comptes du secteur concerné furent faits. Combien coûterait cette opération ?

Qui avance recule, qui recule avance.

Éternels sont les contraires ! Lao Zi, chapitre 2.

La chute de neige

Au mausolée musulman Surgit cette étoile !

Des plans furent dressés. Toutes les données furent prises en compte, enfin presque, comme d’habitude. Aucun de ces calculateurs ne vint voir sur le terrain. Une échéance tomba, une date de début de chantier se précisa. Un beau jour, un mur fut monté. Le sort voulut que ce dit jour, personne ne sortit de l’accès triste et sombre.

De la célébrité ou de la dignité d’un homme, quel est le plus précieux ?

Lao Zi, chapitre 44.

Confit de canard Sur un lit d’oignons dorés

Envolée discrète L’ouverture était cachée de plus en plus, par ce mur monté avec dextérité, par les maçons. Au fur et à mesure que la journée avançait, le silence et la pénombre envahissaient petit à petit l’accès oublié. Non, il y avait encore un peu de bruit. En continuant de s’engouffrer dans le fameux accès, on tombait sur un long couloir aux couleurs passées menant à la porte d’un local.

De la dignité d’un homme ou de sa richesse, quel est le plus précieux ?

Lao Zi, chapitre 44.

Le citron pressé Et l’orange épelée Le regain d’hiver

Le bruit se précisait. Quelqu’un tapait sur l’ancien clavier d’une calculatrice mécanique. De temps à autre cette personne toussait. Parfois elle jurait à chaque erreur commise. Cela n’arrivait pas souvent, mais cela se produisait. Le soir, le ciment joignant les parpaings était pris. Le soir, l’enchevêtrement d’un rouleau de papier dévidé contenait tous les chiffres. Tout le monde se frottait les mains d’une exécution aussi rapide. Lorsque le soir fut venu, monsieur Dretz sortit de son petit local avec contentement.

Renoncer à la réussite est la règle du ciel. Lao Zi, chapitre 9.

Rehaut du lavis

Quand l’encre tache les doigts Pincements d’hiver

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Il avait trouvé une erreur dans les comptes si alambiqués de ses supérieurs. C’était un de ses rares moments de joie, typiquement reconnaissable, car à ces instants, il ne s’excusait pas. Il ne s’excusait plus. Il parlait sans avoir à s’excuser, car c’était un fait, une réalité que son petit cerveau comptable avait trouvé. Et, les autres dans tout cela étaient dans l’obligation de revoir leur programme.

Par le non agir, on gouverne le monde. Agissant, on ne le peut gouverner.

Lao Zi, chapitre 48.

Gelée matinale Sur la neige virginale

Regrets de l’été Il trouva que son couloir était bien sombre. L’obscurité était épaisse, au point, pensa-t-il, que même le son en soit étouffé. À tâtons, ce fut en aveugle qu’il avança, maintenant. « Zut ! » Il se cogna contre quelque chose de rugueux. « Mais qu’est-ce que cela fait donc ici ? » Monsieur Drezt se sentit perdre son agréable humeur, là, d’un coup. Il lui semblait bien reconnaître pourtant, ce n’était pas possible !

Quel est le plus sage ? Ne pas s’imposer de limite est signe d’orgueil

donc d’échec. Anonyme, chapitre 84.

Chocolat amer

Choque la voile à l’amer1 ! Matinale brume

Il en perdit son humeur et... Ce mur, ce matin... Il n’existait pas... Ils ont construit un mur... C’était un petit local de rien du tout. Vraiment rien, puisqu’on vous le dit. Oui, à force d’oublier monsieur Drezt, son petit rôle discret dans l’entreprise. Son petit travail et son petit local. Par association d’idées on les avait oubliés. Lui, ses petites excuses. Lui et son petit local.

S’imposer des limites est signe d’humilité. donc de succès.

Anonyme, chapitre 84.

La terre gelée L’empreinte des ornières

Un vol de corbeaux Dans le bureau directorial, des regards feutrés se croisaient. L’avenir de l’entreprise était assuré, cela malgré quelques défections. Monsieur Drezt essaya de se raisonner après quelques minutes de panique. Il revint sur ses pas jusqu’au petit bureau, s’asseyant et réfléchissant quelques instants, il regarda le téléphone intérieur. Il prit le combiné et composa un numéro, mais aucune tonalité ne se fit entendre. « Ils ont coupé ma ligne téléphonique », pensa-t-il.

Depuis la nuit des temps, le peuple s’est égaré. Lao Zi, chapitre 58.

Le souffle s’infiltre

Sous la porte mal jointée Buée aux carreaux

1 choquer : mollir un cordage, une écoute. amer : objet, bâtiment fixe et visible situé sur une côte et servant de point de repère pour la navigation.

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« Je suis pris au piège », virevolta languide l’idée. Au-dehors le crépuscule était bien avancé et tout un monde rentrait chez soi après une bonne journée de travail. Monsieur Dretz s’asseyant sur sa chaise essaya de retrouver son calme. « Comment faire pour sortir ? ». Le matin le trouva endormi sur sa chaise, affalé sur son bureau. Lorsqu’il se réveilla, il avait la bouche pâteuse et sèche et il n’avait rien à boire et encore moins à manger.

Le gisement pris Choque à la gueule du noroît !

La braise rougeoie Combien de temps allait-il tenir ainsi ? Son local était faiblement éclairé par l’étroit vasistas tout là-haut. Il était beaucoup trop haut pour pouvoir l’atteindre, même en se mettant debout sur son bureau. « Je suis piégé dans cette pièce », pensa-t-il et d’ajouter à son tourment « Rien à boire, ni à manger. Combien de temps vais-je tenir ainsi, quelques jours, et comment serai-je ? »

« Ce que l’âme endure »

Quand le ciel perdure Oublie cette meurtrissure !

Flaque fendillée Il décida d’agir, mais quoi faire ? Si, une idée germa dans sa tête ! Il entreprit de faire glisser le lourd bureau sous le vasistas. Une fois fait, il prit son fauteuil à roulette et le mit au pied du bureau, il escalada le fauteuil et monta sur le bureau. C’était bien ce qu’il pensait, il était encore trop bas.

« Ce dont le corps se souvient »

Vois donc l’embellie De cette vieillesse ennemie !

Le feu de bois ronfle Il se pencha du plateau du bureau pour prendre le fauteuil par le dossier et entreprit de le monter tant bien que mal sur le bureau. Une fois l’opération faite, avec délicatesse, il escalada le fauteuil atteignant enfin le vasistas, mais il était encore un peu bas. Il redescendit de son échafaudage de fortune pour aller ouvrir en grand le vasistas. Puis il en recommença son ascension. Il éprouvait de la peine à le faire, il n’était pas un sportif et de plus il était à jeun.

« En l’éternel vide »

La gerbe limpide Éclabousse le trottoir

Passants affolés Une fois sur le faîte de son échafaudage, il se rendit compte qu’il était à bout de bras. Il voulut dévisser ce qui maintenait le câble de réglage d’ouverture, mais pour cela il lui fallut une pièce en guise de tournevis. Il chercha dans son porte-monnaie et trouva ce qu’il lui fallait. Il dévissa posément jusqu’à ce que le câble coulisse, mais le vasistas n’étant plus maintenu s’abattit violemment sur le crâne de monsieur Drezt.

« C’est la caresse incessante »

Vois-tu la badine ! Souvenances de l’enfant L’eau surprend glacée

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Il partit en déséquilibre en arrière, le fauteuil instable sur ses roulettes dérapa du bureau et ce fut la chute confuse dans un fracas métallique. L’effondrement physique s’accompagna ensuite d’un long silence, avant le gémissement rauque.

« De madame solitude »

Les années à vif Les souvenirs trébuchant

Vapeur de l’haleine Plusieurs heures passèrent et le corps inanimé sur le sol jonché de papiers ne bougeait plus. C’est à peine s’il respirait. Monsieur Drezt en tombant avait tapé violemment l’arrière de sa tête de tout son poids. Gisant sur le sol, il eut l’ultime pensée « Ils m’ont oublié ! » avant de sombrer dans le coma.

Ce que l’âme endure Ce dont le corps se souvient

En l’éternel vide C’est la caresse incessante

De madame solitude

Michel BERTHELIN

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Bleu Le bleu du ciel ce matin. Si intense que je ne distingue plus ces fils disgracieux qui plombent

mon horizon de leur quincaillerie agressive.

Les oiseaux sont au rendez-vous comme d’habitude ; ils se posent sur chaque ligne, rangés

comme sur une portée. Aujourd’hui, sur leur support invisible, ils semblent assis en

suspension dans l’air.

Soudain, c’est l’envol et je ne vois plus que du bleu. Les oiseaux ne laissent pas d’empreinte

sur l’espace.

Matin d’avril –

les ventres clairs des oiseaux

volent vers moi

Monique Merabet

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La tête dans les nuages L’heure d’écriture du matin : des haïkus pour enchanter la journée qui commence.

Parfois, rien ne vient. Et je lève le stylo. J’écoute les oiseaux, la tête perdue dans le ciel

du jour.

Pensive –

un gros nuage

me toise

Et c’est la joie qui m’envahit.

Ciel du matin

les pleins et les déliés

des nuages

Parfois, le message des nues est plus fugace :

Nuage –

le fluo de l’évi1

s’éteint

Une fois, même, dans un ciel tout bleu, un nuage-oiseau s’est formé et s’est dissous presque

instantanément. Non, ce n’était pas une hallucination…

Un nuage blanc

le temps de l’écrire

évaporé

Sûr qu’ils sont très mobiles… d’une fluidité extrême.

1 http://fr.wikipedia.org/wiki/Prunier_de_Cyth%C3%A8re

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Mon regard fixe

les nuages savent-ils

où ils vont ?

À force d’observations, je fais de ces découvertes ! Bienheureuses mes ignorances qui me

poussent à l’émerveillement !

Le sens du vent ?

– deux trains de nuages

se croisent

Ah ! Il est rempli de facéties ce vent…

Frémissement

dans les ricins – le vent

descend des nues

Encore un phénomène que je n’avais pas remarqué. Avant les feuillages, ce sont les nuages

qui se sont mis en branle, courant rapide dans les deux sens naturellement.

Chaque jour, ils m’apportent leurs moissons d’images, de leçons de choses, aussi. Et, même

quand ils sont absents de mon ciel…

Le bleu ce matin –

je ne distingue plus

les fils électriques

Monique Merabet

4 mai 2010

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Le temps des cerisiers Par les grandes avenues, par les petites ruelles, vers la place ensoleillée, nous nous regroupons. On cherche les siens parmi la foule qui se forme. On retrouve les collègues, on prend des nouvelles. Les banderoles rouges se déplient. Les bourgeons commencent à s’ouvrir. Dans une vieille camionnette, deux cheminots tatoués règlent la sono. Dans les branches aussi, on fait ses gammes. Certains sont venus en famille. Les collègues en souriant se penchent au-dessus des poussettes et des enfants.

Quel âge a-t-elle maintenant ? Des idées me viennent à l’esprit.

mai 68 les coquelicots fleurissent mes parents flirtent

Quand avons-nous senti le soleil caresser nos joues pour la dernière fois ? Quand donc était-ce ? L’hiver a été si dur, cette année. Tant de souffrances ont été endurées. Tant de misère. Je sens mon cœur qui s’ouvre et se déploie. Je regarde tous ces gens. Il me vient une envie de les serrer tous dans mes bras. Et des larmes de joie brillent dans mes yeux. Un ami va se chercher une chocolatine dans la boulangerie d’à côté. Le cortège n’est pas encore parti. On en attend encore quelques-uns. Je me tords le cou. Il me semble apercevoir un visage familier. Il me sourit. C’est bien lui. Quand nous sommes prêts, notre petit groupe se fait une place. Pas derrière la camionnette, non, la musique réveillerait le bébé. Un peu plus avant. Là. On sera bien. Le parcours sera à peu près le même que la dernière fois. Nous étions si peu nombreux, alors. Et il faisait si froid. Aujourd’hui c'est un peu différent. Oh, ce n'est pas encore la foule, loin s’en faut. Mais il me semble que quelque chose bouge un peu. Alors d’un pas lent nous avançons. Et le soleil de mars nous accompagne. Un syndicaliste moustachu nous parle de ses grèves d’antan. Son usine, je la vois en noir et blanc. Lui et ses amis en rang serré, la mine résolue, le poing fermé, le cœur gonflé d'un courage retrouvé… Dans sa bouche fleurissent la sécurité sociale et les congés payés...

une brise printanière – sa moustache broussailleuse frémit

Les choses ont tellement changé aujourd’hui. Comment aider celui qui travaille seul ? Où le trouver ? Et que peut-on lui dire ? Le sans-papier, la femme de ménage, le stagiaire, la caissière, le chômeur, tous les autres. Chaque jour plus nombreux et chaque jour plus faibles. Chacun portant seul son fardeau, ses factures. Pourtant celui-là ne baisse pas les bras, il marche. Et il croque son jambon-beurre à pleines dents. Les banderoles ondulent au vent. Les fenêtres sont ouvertes. On nous regarde passer. Mais on lira aujourd’hui plus de slogans que de publicités. Je ressens cette fois plus de fierté que de honte, plus de colère que d’amertume, et plus de joie que d’abattement. Aujourd’hui je savoure. Et j’ouvre grand mes yeux sur ce spectacle rare.

les cerisiers fleurissent à nouveau – je retrousse mes manches

En moi il y a quelque chose qui déborde... C'est le printemps, sans doute

Vincent Hoarau