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Douleurs Évaluation - Diagnostic - Traitement (2013) 14, 212—214 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com ENTRETIEN Questions posées au Docteur Gisèle Pickering à propos de la douleur neuropathique chez la personne âgée Neuropathic pain and the elderly: Questions put to Gisèle Pickering Patrick Sichère Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France Rec ¸u le 22 janvier 2013 ; accepté le 23 janvier 2013 Disponible sur Internet le 2 juillet 2013 Patrick Sichère : À partir de quel âge devient-on officiel- lement âgé ? Gisèle Pickering : Suivant la définition de l’Organisation mondiale de la santé, la personne âgée a été longtemps définie comme plus de 65 ans, mais avec l’augmentation de l’espérance de vie, les avancées de la gériatrie (dis- tinguant l’âge biologique et l’âge chronologique), cette notion a peu à peu évolué. En fait, la gériatrie concerne les « seniors » (60—70 ans), les très âgés « old-old » (> 80 ans) et le quatrième âge, le « grand âge », les « oldest-old ». Ces catégories demeurent toutefois très floues et lorsqu’on parle de la douleur de la personne âgée, on se heurte d’une part à une terminologie mal définie et d’autre part à une grande hétérogénéité interindividuelle et intracaté- gorielle. Il est donc important que soit bien définis dans les études non seulement l’âge mais aussi toutes les carac- téristiques physiques (état nutritionnel, autonomie. . .) ou socioéconomiques (incluant lieu de vie, domicile, maison de retraite. . .). PS : Comment évolue le seuil de la douleur chez la personne âgée ? Dr Gisèle Pickering, Service de pharmacologie clinique, Inserm CIC-501 et Inserm NeuroDol U1107, CHU et faculté de médecine, Clermont-Ferrand. Tel. 04 73 17 84 16. [email protected]. Adresse e-mail : [email protected] GP : Beaucoup d’études chez l’animal et chez l’homme âgés ont été publiées au cours des deux dernières décennies avec des résultats quelquefois contradictoires, en particu- lier entre douleur expérimentale le seuil de douleur à un stimulus provoqué est mesuré et douleur clinique. Quelques points peuvent être soulignés : la personne âgée, à cause de facteurs physiologiques liés au vieillissement (altération des fibres A, nocicepteurs silencieux. . .) et culturels (stoïcisme, peur de déranger. . .) rapporte plus tar- divement une douleur aiguë qu’une personne plus jeune, avec une prise en charge retardée lorsque des complications se sont déjà révélées (fréquent lors de douleur viscérale aiguë, infarctus du myocarde, appendicite. . .). Par ailleurs, la plainte douloureuse peut être différente chez la per- sonne avec des troubles cognitifs, en particulier dans les démences. Pendant longtemps, il a été suggéré (heureuse- ment corrigé aujourd’hui) que les personnes âgées démentes seraient plus « tolérantes » à la douleur. On sait aujourd’hui que le message douloureux sensoriel est transmis cor- rectement chez les personnes âgées même avec troubles cognitifs, mais l’intégration centrale est défaillante sur les versants cognitivo-émotionnels de la douleur, d’où sou- vent un message faussé de la présence ou non de douleur et de son intensité. Chez la personne âgée, la douleur peut aussi se manifester par des comportements atypiques (agressivité, confusion, apathie, refus de se nourrir ou de communiquer). 1624-5687/$ see front matter http://dx.doi.org/10.1016/j.douler.2013.01.008

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europathic pain and the elderly: Questions put to Gisèle Pickering

Patrick Sichère

Hôpital Delafontaine, 2, rue Pierre-Delafontaine, 93200 Saint-Denis, France

Recu le 22 janvier 2013 ; accepté le 23 janvier 2013Disponible sur Internet le 2 juillet 2013

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atrick Sichère : À partir de quel âge devient-on officiel-ement âgé ?

Gisèle Pickering : Suivant la définition de l’Organisationondiale de la santé, la personne âgée a été longtempséfinie comme plus de 65 ans, mais avec l’augmentatione l’espérance de vie, les avancées de la gériatrie (dis-inguant l’âge biologique et l’âge chronologique), cetteotion a peu à peu évolué. En fait, la gériatrie concernees « seniors » (60—70 ans), les très âgés « old-old » (> 80 ans)t le quatrième âge, le « grand âge », les « oldest-old ».es catégories demeurent toutefois très floues et lorsqu’onarle de la douleur de la personne âgée, on se heurte’une part à une terminologie mal définie et d’autre part

une grande hétérogénéité interindividuelle et intracaté-orielle. Il est donc important que soit bien définis danses études non seulement l’âge mais aussi toutes les carac-éristiques physiques (état nutritionnel, autonomie. . .) ouocioéconomiques (incluant lieu de vie, domicile, maison de

etraite. . .).

PS : Comment évolue le seuil de la douleur chez laersonne âgée ?

� Dr Gisèle Pickering, Service de pharmacologie clinique, InsermIC-501 et Inserm NeuroDol U1107, CHU et faculté de médecine,lermont-Ferrand. Tel. 04 73 17 84 16. [email protected].

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GP : Beaucoup d’études chez l’animal et chez l’hommegés ont été publiées au cours des deux dernières décenniesvec des résultats quelquefois contradictoires, en particu-ier entre douleur expérimentale où le seuil de douleur

un stimulus provoqué est mesuré et douleur clinique.uelques points peuvent être soulignés : la personne âgée,

cause de facteurs physiologiques liés au vieillissementaltération des fibres A�, nocicepteurs silencieux. . .) etulturels (stoïcisme, peur de déranger. . .) rapporte plus tar-ivement une douleur aiguë qu’une personne plus jeune,vec une prise en charge retardée lorsque des complicationse sont déjà révélées (fréquent lors de douleur viscéraleiguë, infarctus du myocarde, appendicite. . .). Par ailleurs,a plainte douloureuse peut être différente chez la per-onne avec des troubles cognitifs, en particulier dans lesémences. Pendant longtemps, il a été suggéré (heureuse-ent corrigé aujourd’hui) que les personnes âgées démentes

eraient plus « tolérantes » à la douleur. On sait aujourd’huiue le message douloureux sensoriel est transmis cor-ectement chez les personnes âgées même avec troublesognitifs, mais l’intégration centrale est défaillante sures versants cognitivo-émotionnels de la douleur, d’où sou-ent un message faussé de la présence ou non de douleur

t de son intensité. Chez la personne âgée, la douleureut aussi se manifester par des comportements atypiquesagressivité, confusion, apathie, refus de se nourrir ou deommuniquer).
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Douleur neuropathique chez la personne âgée

PS : Si l’on prend l’exemple de la sciatique commentexplique-t-on l’atypie de la clinique comparée à l’adultejeune ?

GP : L’observation est fréquente chez la personne âgéed’une douleur aiguë qui se présente avec un tableau cli-nique atypique. D’une part, des modifications anatomiques,physiologiques et biochimiques liées à l’âge sont observées :contexte neurodégénératif, perte de fibres myélinisées etnon myélinisées avec une altération plus rapide des fibresA� que des fibres C, accentuant le caractère sourd et dif-fus de la douleur. Au niveau périphérique et central, uneréduction de nombreux neurotransmetteurs a été montrée(substance P, CGRP, sérotonine). D’autre part, une diminu-tion de la modulation des contrôles inhibiteurs descendantsa été montrée expérimentalement et pourrait expliquerl’accentuation de la douleur neuropathique. Dichotomiepossible donc d’une douleur nociceptive floutée et d’unedouleur neuropathique exacerbée.

PS : Est-ce le cas de la symptomatologie des douleursneuropathiques en général ?

GP : Une corrélation entre la prévalence ou l’intensitéde la douleur neuropathique avec l’âge n’a véritablementété démontrée que pour la douleur neuropathique post-zostérienne.

De manière générale, l’augmentation de la prévalencede douleur neuropathique avec l’âge serait surtout due àl’augmentation des pathologies pourvoyeuses de douleurneuropathique.

PS : Utilisez-vous les mêmes outils d’évaluation quechez l’adulte jeune ?

GP : Les outils d’évaluation de la douleur neuropathiquesont les mêmes, mais la limite des outils est manifestelorsque les patients âgés ont des troubles de la cognitionet de la communication verbale. Le repérage de la présenced’une telle douleur, en amont de l’évaluation peut être trèsdifficile.

PS : Pouvez-vous nous présenter des données épidé-miologiques à ce sujet ?

GP : La prévalence de douleur neuropathique est envi-ron de 9 à 10 % dans la population générale, un peu plusélevée que dans la population adulte. Toutefois, il manqueaujourd’hui d’études épidémiologiques effectuées spéci-fiquement chez le sujet âgé avec des stratifications partranche d’âge, pathologie et mécanisme sous-jacent.

PS : Quelles sont les étiologies les plus souvent rencon-trées ?

GP : Les pathologies génératrices de douleur neuropa-thique avec l’âge sont : post-chirurgie (20 à 30 %), post-zona(8 à 20 %), diabète (15 %), et bien sûr en central toute lésionde la moelle épinière (67 %), post-AVC (8 %), douleurs cen-trales (20 %).

PS : Celles les plus souvent rebelles aux traitements ?GP : Comme chez l’adulte plus jeune, la réussite du trai-

tement tient moins à l’étiologie qu’aux caractéristiquesde la douleur, de sa prise en charge précoce, de facteurspsychologiques. . .

La douleur post-chirurgicale et post-zostérienne (bienque les nouveaux cas semblent moins nombreux) demeurent

difficiles à traiter à cause d’échecs thérapeutiques suc-cessifs liés à la polymédication des personnes âgées etaux effets indésirables des médicaments antalgiques ou/etcoantalgiques utilisés.

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PS : Donnez-vous un pronostic à vos patients ?GP : Plutôt qu’un pronostic qui est très aléatoire, les

bjectifs du traitement doivent être bien définis et expli-ués, avec une information que le traitement risque d’êtreong et que l’objectif de soulagement sera de 30 à 50 %.

PS : Le traitement d’escarres peut-il bénéficier d’unraitement relevant de douleurs neuropathiques ?

GP : Les escarres touchent au moins 10 à 20 % des per-onnes âgées hospitalisées et la douleur occasionnée peutngendrer dépression, dénutrition et diminution de la mobi-ité. Cette douleur est le plus souvent nociceptive mais uneomposante neuropathique (par exemple dans le diabète)eut être retrouvée. Elle répond bien aux antidépresseurs etux antiépileptiques (en présence de décharges électriquesour ces derniers).

PS : À propos de traitements, quel bilan faites-vousu préalable pour anticiper les éventuels effets indési-ables ?

GP : Une prescription antalgique optimale chez la per-onne âgée dépend autant des informations obtenues duatient (médicaments, effets indésirables déjà rencontrés,checs passés, observance, statut cognitif, croyances. . .)ue de la connaissance de la pathologie et des médicamentsar le prescripteur. La fonction rénale, l’état nutritionnelt l’état cognitif du patient doivent être documentés etes effets indésirables anticipés par un traitement préventifconstipation), et par une prescription du traitement à doseinimale et en monothérapie.PS : Quelle surveillance et à quel rythme ?GP : L’idéal serait de revoir le patient (ou contact télé-

honique) une fois par semaine pendant le premier moisour évaluer le ratio bénéfice/risque, puis à trois ou sixois. Cela dépend aussi, du côté pratique, du lieu de vieu sujet âgé, de son degré d’autonomie et de son accès auoignant.

PS : Parmi les antalgiques à action centrale, quels sontos choix initiaux ?

GP : Les recommandations d’expert sont en premièrentention la gabapentine et la prégabaline avec contrôle dea fonction rénale et la duloxétine dans son autorisation deise sur le marché (AMM) pour la neuropathique diabétique.PS : Pouvez-vous proposer une sorte d’algorithme ?GP : En seconde intention, les antidépresseurs inhibi-

eurs mixtes de la recapture de la sérotonine et de laoradrénaline (venlafaxine, duloxétine, milnacipran). Enfin,n troisième intention les opiacés surtout s’il existe desouleurs mixtes. Les antidépresseurs tricycliques (amitrip-yline, imipramine, clomipramine) sont à éviter à cause deeurs effets indésirables en particulier cardiaques. Les asso-iations d’antalgiques doivent être confrontées au risque’interaction médicamenteuse. Le patch de lidocaïne 5 %st très intéressant chez la personne âgée (dans son AMMouleur post-zostérienne et hors AMM en post-chirurgical) ;l existe peu de données chez la personne âgée pour le patche capsaïcine. La kétamine est déconseillée du fait de sesffets psychodysleptiques.

PS : Associez-vous souvent TENS et antalgiques médi-amenteux ?

GP : L’effet bénéfique du TENS per se est très variable,ais l’association à une prise en charge médicamenteuse est

essayer. D’un point de vue pratique, la personne âgée peutrouver l’installation compliquée et a souvent des difficultés

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lpgle nombre croissant de personnes âgées et l’impact mul-tidisciplinaire de cette problématique, cet enseignement

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accéder à la partie du corps où les électrodes doivent êtreppliquées.

PS : Quid des autres traitements non médicamenteux ?GP : Les techniques physiques (activité physique, mas-

age, acupuncture, chaud, froid) et psychocorporellesrelaxation, hypnose, musico/art-thérapie) sont utilisées.es essais cliniques randomisés dans ces domaines sont rarest difficiles à effectuer, mais l’ensemble des travaux montreue 90 % des patients sont satisfaits des traitements nonédicamenteux. L’effet sur l’intensité de la douleur per

e est souvent mineur, mais la douleur est plus acceptablet mieux gérée par le patient. D’où l’intérêt d’associerraitements médicamenteux et non médicamenteux chez laersonne âgée.

PS : Comment faites-vous participer l’entourage ?GP : L’éducation thérapeutique de la douleur du patient

gé (du pourquoi de la douleur à la prise médicamenteuse)asse par celle de son entourage. L’information verbale don-ée au patient âgé au cours d’une consultation ne suffit pas,ais doit être relayée par l’écrit et/ou par l’entourage. Laeur de la douleur doit être abordée très tôt dans la prisen charge pour prévenir autant que possible la détérioratione la mobilité et ses conséquences sur l’autonomie. L’effetlacebo de l’entourage est bien connu et toute distractione la douleur est bénéfique.

PS : Quels sont les facteurs prédisposant à la chronicitéue vous cherchez à déceler chez la personne âgée ?

GP : Au-delà de l’intensité de la douleur et de l’âge, untat anxieux ou dépressif, l’isolement affectif et physiquet une condition psychosociale précaire sont des facteursrédisposant.

PS : Quel rôle donnez-vous à la vitamine OH D3 dans ceontexte de douleur neuropathique ?

GP : Plusieurs études (dont une revue Cochrane publiéen 2010) ont été consacrées à l’intérêt de la vitamine D poure traitement de la douleur chronique chez l’adulte (et nonpécifiquement chez la personne âgée) et les résultats sontontradictoires. D’autres études de bon niveau méthodolo-ique sont encore nécessaires pour évaluer :

si la vitamine D est utile dans la douleur chronique et

neuropathique ;si elle l’est, si cet effet est spécifiquement intéressantchez les patients qui sont déficients en vitamine D (ce quiconcerne beaucoup de personnes âgées).

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P. Sichère

PS : Douleur et dépression chez la personne âgée,omment évaluez-vous les liens possibles ?

GP : Douleur chronique et dépression entretiennent desiens bidirectionnels forts chez la personne âgée. La lit-érature montre bien que d’une part, la douleur entraînees troubles cognitivo-émotionnels dont dépressifs et que’autre part, la dépression et le risque suicidaire sont éle-és chez le sujet âgé. D’où la grande fragilité de la personnegée face à la douleur chronique. Chez le sujet âgé avecroubles de la communication voire démence, la distinctionntre un état dépressif, un état douloureux ou un état lié

la démence est souvent impossible (apathie, agressivité,ris, pleurs). Une étude est en cours pour tester l’échellelgoplus®, échelle validée de la douleur chez la personnegée avec troubles de la communication, dans cette problé-atique.PS : Quels sont les progrès à venir ?GP : La douleur neuropathique reste sous-évaluée

t sous-traitée chez la personne âgée. Le plus dif-cile est certainement de repérer la présence deouleur neuropathique chez un patient non commu-iquant puis de l’évaluer. Le ratio bénéfice/risquees médicaments utilisés peut être amélioré et lesffets indésirables anticipés. Des progrès sont espérésans la prévention du développement de la douleureuropathique : prévention du développement de dou-eur post-zostérienne par vaccination contre le viruserpes Zoster générateur du zona, prévention de dou-

eur neuropathique post-chirurgicale par une analgésieréventive individualisée ; prévention de la douleur post-himiothérapique du cancer ou post-diabète par deseuroprotecteurs.

PS : Où en est l’enseignement portant sur douleur etériatrie ?

GP : Plusieurs heures sont consacrées à la douleur dea personne âgée dans le cursus du DESC douleur et soinsalliatifs, de la capacité douleur et dans certains DESC deériatrie. Considérant l’allongement de l’espérance de vie,

énéficierait d’être démultiplié dans l’enseignement médi-al, paramédical et social.