propos - revue des deux mondes

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GASTON PALEWSKI PROPOS eason of mist and mellow fruitfulness » (Saison des ^k-/ brumes et de la douce abondance des fruits mûrs) chan- tait Keats dans son Ode à l'automne. Chaque fois qu'à Rome je traversais la place d'Espagne, je l'évoquais en passant devant la maison où se sont écoulées ses dernières années de phtisique, près du grand escalier fleurdelisé sur les accotements duquel continuent à veiller nos « pieux établissements » auxquels ils appartiennent. Les brumes sont là, elles nous enveloppent, impalpables. Les feuilles jaune pâle de la vigne se tordent au-dessus des ceps noircis. Les raisins ont disparu, picores l'un après l'autre. Ce sont ceux dont Mme de La Briche extrayait jadis l'abominable piquette qu'elle faisait boire de force à Florian comme Mme d'Arbouville à Sainte-Beuve. Les oiseaux chantent dans le brouil- lard qui se dissipe déjà. Dans le ciel, des traînées roses se détachent sur le fond bleu. Le rouge du soleil qui se lève agrandit sa bles- sure derrière la blancheur des nuages. A vec l'automne, voici revenu le temps des anniversaires. xx Je n'ai pu, cette année, pour des raisons absurdement méca- niques, participer au pèlerinage de Colombey-les-Deux-Eglises. Ce n'est que par la pensée que j'ai parcouru la longue trans- versale qui va de ma demeure à Provins, à Troyes, à Bar-sur- Aube puis à Colombey. Ce chemin m'est maintenant familier. Je revois par la pensée les arbres rougeoyants, le canal, le paysage bordé de collines et qui prend une austérité plus grande à mesure que l'on approche du Mémorial dont la silhouette se détache sur

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GASTON PALEWSKI

PROPOS

eason of mist and mellow fruitfulness » (Saison des ^ k - / brumes et de la douce abondance des fruits mûrs) chan­tait Keats dans son Ode à l'automne. Chaque fois qu'à Rome je traversais la place d'Espagne, je l'évoquais en passant devant la maison où se sont écoulées ses dernières années de phtisique, près du grand escalier fleurdelisé sur les accotements duquel continuent à veiller nos « pieux établissements » auxquels ils appartiennent.

Les brumes sont là, elles nous enveloppent, impalpables. Les feuilles jaune pâle de la vigne se tordent au-dessus des ceps noircis. Les raisins ont disparu, picores l'un après l'autre. Ce sont ceux dont Mme de La Briche extrayait jadis l'abominable piquette qu'elle faisait boire de force à Florian comme Mme d'Arbouville à Sainte-Beuve. Les oiseaux chantent dans le brouil­lard qui se dissipe déjà. Dans le ciel, des traînées roses se détachent sur le fond bleu. Le rouge du soleil qui se lève agrandit sa bles­sure derrière la blancheur des nuages.

A vec l'automne, voici revenu le temps des anniversaires. xx Je n'ai pu, cette année, pour des raisons absurdement méca­niques, participer au pèlerinage de Colombey-les-Deux-Eglises. Ce n'est que par la pensée que j'ai parcouru la longue trans­versale qui va de ma demeure à Provins, à Troyes, à Bar-sur-Aube puis à Colombey. Ce chemin m'est maintenant familier. Je revois par la pensée les arbres rougeoyants, le canal, le paysage bordé de collines et qui prend une austérité plus grande à mesure que l'on approche du Mémorial dont la silhouette se détache sur

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l'horizon. Devant cette gigantesque croix de Lorraine comme devant l'austère tombe du général de Gaulle, comment ne pas méditer comme la nation entière devant cet exemple ? Comment ne pas se promettre à soi-même d'être fidèle aux recommanda­tions données, aux missions assignées.

Le soir à la messe des Invalides, c'était le R. P. Fouquer qui officiait. Pour moi, c'était le temps retrouvé ! Je rhe rappelle comment en 1941 j'étais descendu d'Ethiopie vers Dar-es-Salam, dans la cruelle pénurie de Français où je me trouvais pour me seconder. On me dit qu'il y avait des Français au monastère des Pères blancs. J'y courus. Je demandai au père abbé de les réunir et leur expliquai que j'étais venu pour attester la belligérance de la France dans la guerre et pour veiller sur les intérêts fran­çais en Ethiopie. Sans hésiter, le père Fouquer se détacha de la foule des robes blanches et vint à moi. Il fut, dans des circons­tances difficiles, un merveilleux aumônier de B.M. 4 et un colla­borateur de haute classe. Le général de Gaulle me demanda de revenir à Londres pour prendre la direction de son cabinet, et le père Fouquer devint l'aumônier de la 2° D.B. Nul ne pouvait mieux, dans le décor solennel de 1' « église des soldats », rap­peler les devoirs que nous impose l'exemple du Général.

Le succès, d'une ampleur inattendue, de l'exposition Char­les de Gaulle à la salle Saint-Jean à l'Hôtel de Ville montre à quel point la France conserve pieusement un souvenir qui, à tant de points de vue, est une mise en garde.

L'inauguration sur un modeste immeuble du boulevard Raspail de la plaque portant ces simples mots : « Charles de Gaulle habita cet immeuble de 1932 à 1937 », me fait faire un retour sur le passé. C'est là qu'il termine la mise en forme du Fil de l'épée. C'est là qu'il s'initie à tous les aspects de la mobilisa­tion d'une grande nation industrielle depuis son affectation au secrétariat général de la Défense nationale pour la prépara­tion de la loi sur la mise en état de défense de la nation en temps de guerre. C'est là qu'il mûrit les thèses de l'Armée de métier, qu'il tire toutes les conséquences de l'irruption du moteur à explo­sion sur le champ de bataille, de la différence de rythme et d'es­pace que celui-ci apporte à sa dimension. C'est de là qu'il part pour cette visite à Paul Reynaud au cours de laquelle il nous convainquit des justesses de sa thèse :

Que nous disait alors de Gaulle ?

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Il évoquait l'évolution des armements, d'abord l'apparition du moteur à vapeur qui s'arrête aux lisières du champ de bataille et visible, bruyant, fragile, n'ose encore soutenir le combat :

« Soudain, s'exclame de Gaulle, le voilà cuirassé. Rampant sur des chenilles, portant mitrailleuses et canons, il s'avance en première ligne, franchit talus et fossés, écrase tranchées et réseaux. Quelque hésitant et malhabile qu'il se montre d'abord, il boule­verse la tactique. Par lui renaît la surprise. Par lui la manœuvre est restaurée dans le détail puisqu'il peut sous le feu se présenter de front ou de flanc, marcher tout en tirant, changer de direc­tion. Par lui, surtout, des groupes de combattants recouvrent cette protection mobile qui semblait pour toujours évanouie.

« Ainsi l'évolution du machinisme rend à la qualité l'impor­tance perdue. » Et il nous cite Paul Valéry, déclarant avec son intuition prophétique : « On verra se développer les entreprises de peu d'hommes choisis, agissant par équipes, produisant en quelques instants, à une heure, dans un lieu imprévu, des évé­nement écrasants. »

Il nous rappelle qu'il faut pouvoir faire honneur aux enga­gements diplomatiques de la France.

« Bon gré mal gré, nous faisons partie d'un certain ordre établi, dont tous les éléments se trouvent solidaires. Aussi bien, nous avons signé des traités, souscrit des pactes, pris des enga­gements, adopté une attitude, qui consacrent une fois de plus cette interdépendance. L'état présent du monde nous impose de disposer d'un instrument d'intervention toujours prêt aux actions de secours. Alors seulement nous aurons l'armée de notre poli­tique. »

Et Paul Reynaud devait plus tard répéter dans un brillant discours : « Changez de politique militaire ou changez de poli­tique étrangère. »

De Gaulle reprend : « Ce terrible système mécanique de feu, de choc, de vitesse et de camouflage, pour le mettre en œuvre, il faut cent mille hommes. Tel est d'ailleurs l'effectif de la Reichswehr. Tel est, sensiblement, celui des troupes profession­nelles des Etats-Unis d'Amérique et de la métropole anglaise. Tel est enfin, constante remarquable, le minimum de force per­manente que, depuis Henri IV, les gouvernements de la France ont toujours cru devoir conserver. »

Il nous a convaincus. Il faut qu'on l'écoute.

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C'est alors que commence la grande aventure. Les obsta­cles mesquins comme la paresse d'esprit et la routine des états-majors s'opposent à nous et appellent de notre part un immense effort qui, hélas !, s'est avéré vain. Mais au cours de ces longs mois de démarches, d'explications, notre confiance dans sa thèse ne faisait que se renforcer, ainsi qu'une estime profonde pour l'homme et qui devait se transformer plus tard en admiration respectueuse. C'est pendant ces années aussi que les totalitaires passent à l'action décisive, que Mussolini se saisit de l'Ethiopie et que Paul Reynaud prend la parole pour attester la nécessité de participer à l'indignation de l'opinion publique anglaise mise en face de l'accord Laval-Hoare. C'est à ce moment aussi que l'occupation par Hitler de la zone démilitarisée de la Rhénanie devait marquer le premier pas décisif de la descente vers l'abîme.

Comment notre impuissance en face de cette crise affreuse a-t-elle pu ne pas ouvrir les yeux devant l'incapacité de notre système défensif ? J'ai déjà rappelé comment je rencontrai au Quai d'Orsay le général Gamelin venu assurer le ministre qu'il fallait une mobilisation générale pour faire face à l'avance d'Hitler en Rhénanie, alors que le corps cuirassé de De Gaulle, s'il avait existé, aurait démontré l'absurdité de cette exigence dont les révélations ultérieures devaient montrer la vanité.

Certes, M. Baldwin était bien décidé à ne pas s'opposer par la force à l'action allemande. On sait qu'il était persuadé que la France ne marcherait pas sans l'Angleterre. On sait de quelle manière Hitler avait été informé de cet état d'esprit ou plu­tôt de cette résolution des dirigeants britanniques. Mais l'exis­tence du corps cuirassé aurait permis de transgresser les velléités et l'inconsistance des hommes politiques. L'instrument était d'un emploi si facile que l'on n'aurait pas osé — quelle que fût l'atti­tude de l'Angleterre — « laisser Strasbourg, comme l'avait dit Sarraut dans un moment de courage, sous le feu des canons alle­mands ! »

La mise en pratique des théories de De Gaulle nous aurait certes permis d'influencer les préparatifs d'une Grande-Bretagne qui, du point de vue militaire, n'était que trop portée à imiter nos errements d'alors. Je me rappelle un dîner donné par Ray­mond et Jacqueline Patenôtre en l'honneur du colonel Beaumont-Nesbitt qui, après avoir été attaché militaire de Grande-Breta­gne à Paris et y avoir acquis de nombreuses amitiés, avait été

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nommé chef du Deuxième Bureau britannique. Beaumont-Nesbitt me dit : « N'ayez pas d'inquiétude, nous allons vers la cons­cription en Grande-Bretagne.

— La conscription, lui répondis-je, c'est excellent. Mais de quoi s'agit-il? Il faut que vous fassiez les divisions cuirassées. C'est l'instrument de la guerre future. Ne perdez pas de temps pour le réaliser. Vous avez été à l'avant-garde de l'emploi des tanks. Il faut que vous écoutiez ceux qui, chez vous, vous disent de faire de même, en plus grand cette fois-ci. »

Quand, arrivant du Maroc à Londres, en août 40, j'allai rendre visite à Beaumont-Nesbitt pour examiner avec lui les pos­sibilités d'action en Afrique du Nord, il me rappela cette conver­sation.

Les événements connurent leur terrible enchaînement. C'est à l'hôtel Lutétia que s'était établi le général de Gaulle quand il avait été appelé par Paul Reynaud devenu président du Conseil, trop tard, au secrétariat d'Etat à la Guerre. C'est là que j'allai le voir un soir, que nous examinâmes tristement les éventualités de l'avenir et qu'il me dit à quelles hostilités sournoises il devait faire face. C'est le cœur lourd que je retournai à Nangis où se trou­vait encore la 34" escadre de bombardement de nuit à laquelle j'avais demandé à être affecté.

Bien des acteurs de ces scènes tragiques ont disparu. Mais sachons en dégager les leçons. Le grand nombre de jeunes venus à l'exposition Charles de Gaulle montre qu'ils sont prêts à suivre, si on leur démontre la nécessité de préparer, dans les cadres nou­veaux qu'exige le progrès technique, la défense du pays.

Parmi les récents amis disparus, il en est peu dont la perte m'ait été aussi pénible que celle d'Alfy Clary. Le prince Gary était le dernier survivant d'un empire, d'une Europe, d'un monde écroulé. Il les regrettait. Mais il était resté jusqu'aux derniers jours de ses quatre-vingt-douze ans aussi curieux des êtres et des événements d'aujourd'hui ; aussi fertile en souvenirs et en anec­dotes sur les personnages du passé dont le souvenir ne s'est pas tout à fait effacé de la mémoire des hommes.

C'est tout récemment qu'avaient été publiés ses souvenirs qui avaient obtenu un très vif succès en Allemagne et qui viennent de paraître en Angleterre sous le titre Un passé européen.

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Il fait revivre son grand-père apprenant à monter à cheval à côté du duc de Reichstadt, puis recevant Gœthe chez lui. Sa grand'tante Radziwill était l'arrière-petite-fille du prince de Ligne. Celle-ci évoquait pour lui ce Congrès de Vienne dont les récits avaient entouré son enfance. Quant à Alfy, sa tournure élégante, son goût du monde, le charme de sa conversation, lui valurent d'être chambellan de l'empereur François-Joseph qu'il dépeint sous des traits plus favorables qu'il ne paraît habituelle­ment. Pour justifier son attachement à l'Autriche-Hongrie et le regret où l'a plongé son écroulement, le prince Clary rappelle qu'au temps de sa jeunesse, dans la plupart des pays d'Europe, les minorités n'avaient pas voix au chapitre ou, comme c'était le cas de la Pologne russe, était durement réprimées. Or, avant 1914, rappelle-t-il, les cinquante et un millions d'habitants gouvernés par les Habsbourg appartenaient à douze nations différentes. D'après leur langue maternelle ils étaient Allemands, Hongrois, Tchèques, Polonais, Slovaques, Ruthènes, Croates, Serbes, Slovènes, Rou­mains, Italiens et Turcs. Il y avait sept religions dans l'Empire : catholiques grecs, Arméniens uniates, orthodoxes, protestants de la Confession d'Augsbourg, calvinistes, juifs et musulmans. Et pourtant Clary rappelle qu'en 1848 la révolution éclate en même temps à Vienne, à Budapest, à Prague, à Cracovie, à Milan et à Venise. Ces révoltes furent écrasées dans le sang. Il semblait alors que la fin de l'Autriche était prochaine. Or elle a continué à exister pendant soixante-dix ans, se montrant capa­ble de survivre aux défaites de 1859 et du début de la Première Guerre mondiale. La vieille monarchie des Habsbourg montrait donc une singulière force de cohésion vis-à-vis de toutes les nations qui la composaient.

Pour expliquer cela, Clary indique que « la grande majo­rité des citoyens de la vieille Autriche qui n'étaient pas encore, dit-il, empoisonnés par la maladie du nationalisme, savaient qu'ils vivaient dans un seul empire qui était gouverné par un monarque constitutionnel et par une administration à la fois intègre et équi­table. Ce n'est que très rarement que l'administration prenait des mesures hâtives. L'expérience des siècles avait appris à la bureaucratie impériale d'opérer avec une grande prudence. En fin de compte, chaque nation avait la sensation de vivre autant que possible en accord avec ses propres particularités nationales.

L'empereur régnait paisiblement. Il ne fut blessé qu'une fois à la suite du seul attentat dont il fut l'objet en 1853. Il se pro-

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menait en voiture, accompagné d'un aide de camp et sans aucune espèce d'escorte de police. On voyait de loin approcher l'équi­page avec ses roues dorées et il était salué courtoisement et res­pectueusement par l'assistance populaire. Ceux qui le servaient personnellement lui étaient loyalement dévoués, connaissant sa gentillesse, son tact, son sens du devoir et son sens de l'humour. »

Le prince Clary, par Laszlo

Malgré cette peinture à l'eau de rose, Clary indique que l'archiduc François-Ferdinand, qui était son oncle par alliance, se rendait compte que des réformes radicales étaient nécessaires. On connaît d'autre part maintenant les dessous du drame de Mayerling. L'archiduc Rodolphe ne s'est pas tué par désespoir d'amour, mais parce qu'il ne pouvait tenir sa parole, donnée aux chefs des mécontents hongrois, de laisser s'accroître l'autonomie hongroise. La pauvre petite Marie Vetsera accepta de donner sa

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vie pour entrer dans l'histoire à côté de son beau cavalier, mais leurs relations intimes étaient toutes récentes.

En ce qui concerne François-Ferdinand, Clary déclare qu'il visait moins une autonomie accrue pour les différentes terres d'empire qu'une identité renforcée garantie constitutionnellement pour les différentes nationalités qui s'y trouvaient. De même, il rappelle les paroles du jeune empereur Charles cherchant à trou­ver des solutions honorables propres à mettre fin aux horreurs de la guerre. Pourquoi cette tentative a-t-elle échoué ? D'après Clary ce serait en raison de l'hostilité des représentants des dif­férentes nationalités qui cherchaient à construire des Etats sur les débris de la monarchie autrichienne.

J'ai quelquefois parlé avec le général de Gaulle de la posi­tion prise par Joseph Caillaux à cet égard et il me disait tou­jours : « Quand une nation ou des nations se sont lancées dans la terrible épreuve de la guerre, il est vain de penser qu'elles puissent s'arrêter à mi-chemin. Ce serait vouloir aller contre la force des choses. »

J'ai déjà rappelé mes conversations avec Philippe Berthelot à ce sujet. Il me disait : « On nous a beaucoup reproché de vouloir la suppression de VAutriche-Hongrie. Mais quand un empire est tenu par une bureaucratie au service d'une dynastie et que cette dynastie s'écroule, il ne reste plus rien. — Mais, lui objectai-je, ne fallait-il pas au moins vouloir une fédération éco­nomique autour du Danube ? — Ce n'était pas possible, me répliqua-t-il. Les nouveaux chefs d'Etat avaient été trop engagés dans la lutte contre les Habsbourg pour pouvoir coopérer avec l'Autriche du four au lendemain. » C'est ainsi que s'est poursuivie la marche vers ce deuxième suicide de l'Europe dont nous éprou­vons encore les effets déplorables face à la volonté de puissance des nations du tiers-monde.

Le prince Clary nous apporte aussi quelques indications inédites sur la grande affaire de trahison qui avait permis aux Russes de connaître tous les détails du plan de bataille pour la première offensive autrichienne de 1914 : les attaques simulées et les objectifs de l'offensive principale. On savait que le traître, qui était un brillant officier d'état-major, le colonel Redl, était entre les mains de maîtres chanteurs russes qui connaissaient ses mœurs contre nature. Pour éviter d'être dénoncé et recevoir l'argent nécessaire à son vice, Redl livrait des secrets de plus en plus impor­tants et notamment ceux relatifs au système d'espionnage autri-

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chien. C'est ainsi qu'un certain nombre d'agents autrichiens furent démasqués ; le contre-espionnage autrichien décida alors d'envoyer des informations inexactes à tous les commandants de corps. On se rendit compte ainsi que la source des fuites se trou­vait à Prague. D'autre part, un agent du contre-espionnage alle­mand sur la frontière indiqua qu'un civil franchissait cette fron­tière de temps à autre pour envoyer des lettres à la poste locale. Une de ces lettres fut ouverte ; elle était adressée à Vienne poste restante et contenait une somme d'argent importante. Des inspec­teurs furent placés près de la poste restante, ils aperçurent un homme en gris qui venait prendre la lettre chargée ; ils le virent monter dans un taxi et disparaître. Le numéro du taxi permit de retrouver le chauffeur, qui indiqua que le monsieur qui était allé à la poste s'était rendu dans un hôtel de la Herrengasse. Les détectives qui avaient trouvé un étui de coupe-papier dans le taxi, voyant le colonel Redl descendre l'escalier en uniforme, laissèrent tomber l'étui, le ramassèrent et s'adressant au colonel : « Vous venez de perdre ceci. » Redl remercia et empocha le coupe-papier qu'il avait employé pour ouvrir l'enveloppe dans le taxi. C'est alors que le chef d'état-major, qui devait devenir le maréchal Conrad von Hôtzendorf, décida de tout faire pour éviter un scandale atteignant un homme comme Redl qui avait été à un moment à la tête du service de renseignements. Deux officiers, au retour de Redl, montèrent dans son appartement, lui dirent que tout était découvert et, en se retirant, lui laissèrent un revolver en lui donnant cinq minutes pour mettre fin à ses jours. L'archi­duc François-Ferdinand, qui était alors commandant en chef en second, ne put contenir sa fureur en apprenant cette histoire. En effet, le suicide laissait ignorer quels avaient été les secrets dé­voilés par Redl. Le plan de l'offensive ne fut donc pas changé et c'est ainsi que Clary explique la cuisante défaite autrichienne de Lemberg au début de la Première Guerre mondiale.

A l'issue de la seconde, Clary allait perdre les châteaux et les palais dans lesquels s'était déroulée son existence. Heureu­sement il avait un grand-père dont on déplorait l'extravagance. Celui-ci était tombé amoureux d'une" façade de palais à Venise et l'avait acquis. Ce palais, au second étage duquel se trouve maintenant notre consulat général, fut le seul bien demeuré entre les mains du prince Clary et grâce auquel il a pu vivre ses der­nière années dans l'atmosphère apaisante et le cosmopolitisme

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élégant de Venise. C'est à côté de chez lui, au palais Gustiniani, que je l'ai vu pour la dernière fois, il y a quelques mois. Quel dommage de ne plus pouvoir s'entretenir avec lui ! Le duc d'Albe, que j'aimais fréquenter quand il était ambassadeur à Londres à la fin de la guerre, était le seul à savoir comme lui évoquer les grands faits de l'histoire en leur donnant le charme d'un récit de famille.

J î continue à être criblé de lettres au sujet de la princesse Edmond de Polignac. Je suis heureux d'avoir pu ainsi faire

revivre cette vieille amie que j'admirais et aimais tendrement. Grâce à la Revue des Deux Mondes, ces Propos me permettent tantôt de dénoncer l'imposture, tantôt de faire revivre les mérites des êtres d'élite que j'ai connus.

On me demande de citer quelques-unes des œuvres acquises par le Louvre grâce à l'extraordinaire générosité du legs de la princesse de Polignac. Comment les citer toutes ? Leur énumé-ration couvre trois pages dactylographiées, à petits interlignes. Elles vont d'une statuette sumérienne au groupe en bronze, argent et or autour de l'empereur Taharga de la X X V dynastie égyp­tienne ; de la statue colossale en bois représentant un grand per­sonnage contemporain de Sésostris I" à la tête colossale en por­phyre d'Egypte reproduisant les traits de l'empereur Constance Chlore ; du Don Quichotte de Monticelli jusqu'à l'Assassinat de l'évêque de Liège de Delacroix ; de la vue imaginaire de la Grande Galerie en ruine du bord de l'eau d'Hubert Robert jus­qu'aux Quatre Saisons d'Arcimboldo ; du buste de Mme Vigée-Lebrun par Pajou jusqu'au ravissant groupe de terre cuite de Clo-dion reproduisant l'Enlèvement d'une nymphe par deux satyres, grâce auquel Clodion est aussi bien représenté chez nous que dans les musées britanniques.

Parmi les peintures les plus importantes, on ne peut omettre le premier Sassetta entré au Louvre, l'admirable triptyque de 1437 représentant la Madone entre saint Jean l'Evangéliste et saint Antoine de Padoue ; le Portrait d'homme de Corneille de Lyon ; la prédelle de Beccafumi ; le portrait du Père de Sisley par Renoir ; la Tête de paysanne de Van Gogh ; l'Autoportrait de Gauguin et, tout récemment encore, les Meules de Claude Monet. Parmi les sculptures citons aussi le Prince électeur vêtu à l'antique, marbre allemand de l'époque baroque ; l'Apollon en

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La Grande Galerie du Louvre en ruine par Hubert Robert

marbre de Mouchy ; le plâtre exécuté d'après la célèbre terre cuite de Daumier les Emigrants.

Tout cela a été choisi avec un soin rigoureux et aurait sus­cité de la part de l'impérieuse donatrice une remarque brièvement approbatrice.

L es extraits de la préface de Julien Cain pour l'exposition du Lys rouge que contenaient mes derniers Propos m'ont

valu une abondante correspondance. On me signale entre autres un exemplaire de l'édition originale du Lys rouge relié en parche­min et orné de lys d'or provenant de la bibliothèque de Mme de Caillavet et enrichi de lettres adressées à l'auteur à l'occasion de la publication du célèbre roman.

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Alexandre Dumas fils, d'une écriture élégante et régulière, y étudie la question du « second en amour», consultation psy­chologique qui rend le son d'un plaidoyer pro domo. Alphonse Daudet félicite Anatole France d'avoir si bien traité un cas de « jalousie rétrospective ». Mon correspondant, qui se veut ano­nyme, me signale avec raison une délicieuse lettre de Colette, datée de 1894 ; Colette, née en janvier 1873, a vingt et un ans. Elle est mariée depuis peu à Willy. Ce n'est que six ans plus tard, le 24 mars 1900, qui paraîtra Claudine à l'école. Dans le monde où Willy la mène, elle observe, regarde, écoute. A-t-elle commencé d'écrire la prodigieuse série des Claudine ? Elle est déjà en pos­session de son style. Voici la lettre à Anatole France :

« Cher Monsieur, « Je ne sais pas si Willy vous a écrit déjà, mais ça

m'est bien égal. Voilà, je suis contente et très fière, parce que vous m'avez envoyé le Lys rouge. Il est beau et il a une belle figure en volume ; je l'aime encore mieux comme ça qu'en morceaux, et c'est dans une langue douce et délectable. Qu'est-ce que vous croyez qu'a fait Thérèse, après ? Eh bien ! elle n'a plus eu d'autre amant, c'est moi qui vous le dis. N'est-ce pas, elle n'en a pas eu d'autre, et surtout elle n'est pas retournée avec Le Ménil ?

Adieu, Monsieur France, vous avez été gentil pour moi quand j'ai été malade et j'ai emporté votre petit poi­gnard en Bretagne. Je suis contente d'avoir le beau Lys. Je voudrais bien être au mois d'octobre ou de novembre, parce que je serais revenue de Châtillon (nous repartons pour Châtillon dans quelques jours) et alors j'irais chez Mme de Caillavet.

Je vous envoie mes amitiés très vives, celles de Willy aussi.

Colette Willy »

Dans le Lys rouge, France parle souvent de sculpture flo­rentine. Ne disait-il pas également que si à Venise le ciel est pein­tre, à Florence il est orfèvre. Il se serait réjoui, je pense, que le reliquat des fonds recueillis au moment des inondations de Flo­rence ait été consacré à la rénovation par les soins de France-Italie de la salle Michel-Ange du Bargello. C'est maintenant chose faite et les chefs-d'œuvre du grand sculpteur florentin ont aujour­d'hui un cadre digne d'eux, tout près de la Madeleine de Dona-

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tello dont Anatole France a évoqué avec un art puissant l'effrayante maigreur.

P armi ceux qui ont passé dans ma demeure du Marais, celui qui a mené la vie la plus intéressante est sans doute le comte

Molé. Ses échecs eux-mêmes devaient lui sembler voulus par la Providence. Car, si Napoléon, que son jugement et sa clarté d'esprit avaient impressionné, l'avait appelé, comme il voulait le faire, aux fonctions les plus hautes, il n'aurait pu continuer ensuite cette carrière souriante qui l'amena à être ministre de la Marine du duc de Richelieu, puis premier ministre de Louis-Philippe qui ne voulait ni de Thiers ni de Guizot. Paul Reynaud, interpellant Pompidou qui faisait ses débuts de premier ministre à la tribune de l'Assemblée nationale et soulignant le fait qu'il était inconnu dans les milieux parlementaires, lui dit : « Vous êtes Molé!». Avec un grand esprit politique, Molé a analysé avec une compréhension pleine d'intelligence le processus de reconstruction de la France que Bonaparte avait mis en branle. « Le cadre était dessiné. Il n'y manquait que la couronne impé­riale. »

En rappelant les immenses prérogatives du Sénat qui avait le privilège de désigner le successeur éventuel du Premier consul, Molé me semble avoir plus ou moins fait justice d'un reproche qu'il n'avait pas manqué de faire à Talleyrand, qu'il n'aimait pas, quant aux dessous de l'affaire du duc d'Enghien. La composi­tion du Sénat permettait à Bonaparte de lui confier des attri­butions d'autant plus immenses qu'on savait dans quel esprit il saurait les exercer. « C'est alors, écrit Molé, que parut le séna-tus-consulte portant création des sénatoreries, nouvelle et grande récompense imaginée par Bonaparte, avec laquelle il pouvait — à la fin d'une longue et honorable carrière — achever la fortune de celui qui la méritait. Il y avait une sénatorerie par arrondis­sement de tribunal d'appel, dotée d'une belle résidence et de vingt à vingt-cinq mille francs au moins de revenus en domaines natio­naux. Elle était possédée à vie, avec obligation pour le titulaire d'y résider trois mois par an, et de remplir dans son arrondisse­ment les missions que le Premier consul lui confierait, et dont il aurait à lui rendre compte directement. Le Sénat présentait trois candidats au Premier consul pour chaque sénatorerie. En

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même temps étaient affectés à la dotation du Sénat quatre mil­lions à prendre annuellement sur les revenus des forêts natio­nales, et un million de revenus en biens nationaux affermés dans les départements réunis du Rhin et du Piémont.

Mais ce qu'il faut le plus remarquer, ajoute Molé, c'est la suite avec laquelle Bonaparte travaillait à hiérarchiser la France, et je dirai même son territoire, à remplacer la véritable aristo­cratie détruite par un patronage légal, en élevant au sein de cette société en poussière des groupes d'intérêts qui pussent la proté­ger et la défendre contre l'anarchie. »

A quoi répondait la création de ces sénatoreries ? Les grands propriétaires se tenaient à l'écart et n'avaient pas renoncé au retour des Bourbons. C'est en partie pour compenser leur influence que Bonaparte voulait des sénateurs qui lui dussent toute leur fortune. On voit là la méfiance de Bonaparte vis-à-vis de l'ancienne aristocratie. Ceci semble devoir répondre au repro­che de ceux qui devaient accuser Talleyrand d'avoir conseillé l'exécution du duc d'Enghien, de manière à séparer Bonaparte des vieux cadres par un fleuve de sang.

Molé a été aussi très admiratif, comme Roederer, du com­portement de Bonaparte au Conseil d'Etat. Nous aurons l'occa­sion d'y revenir.

J amais, en face des ravages de la pollution montante, des vols d'œuvres d'art qui se multiplient, de l'uniformité architec­

turale qui caractérise tristement notre univers, le rôle de l'Unesco n'a été plus vital. A une condition, c'est qu'il soit entièrement voué à la défense du patrimoine artistique du monde et ceci en dehors de toute arrière-pensée politique. Or c'est le moment choisi par un certain nombre d'éléments de l'Unesco pour faire avancer leurs pions sur l'échiquier et mener une action qui consiste à culpabiliser les anciennes nations dites « coloniales », alors que bien souvent — et c'est le cas de la France — elles ont contribué à sauver des œuvres d'art d'un prix inestimable, que ce soit Angkor, l'art tiam ou les fétiches d'Océanie ou d'Afri­que. Certes, il y a eu des bavures. Mais, dans l'ensemble, nous n'avons pas à rougir de ce que nous avons fait dans les territoires qui nous étaient confiés. Je n'en veux pour preuve que l'urba­nisme marocain ou syrien, le musée de Tourane ou celui d'Hanoï pour prendre quelques exemples parmi beaucoup d'autres.

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626 PROPOS

J'avais à prendre la parole à l'Assemblée générale de l'Unesco qui se tient en ce moment.

« Je voudrais, ai-je dit au début de cette intervention, évoquer une mémoire, celle de mon compagnon et ami, André Malraux, le premier ministre de la Culture dans le monde. Son action multiforme a notamment consacré ce qu'il a appelé « l'art sauvage » en montrant tout ce que celui-ci pouvait contenir de virtualités spirituelles ou artistiques. Pendant des années nous avons travaillé au Palais-Royal l'un en face de l'autre. Je m'en voudrais de ne pas saluer sa mémoire à cette occasion. Nulle pensée plus que la sienne ne saurait nous exhorter à aller vers cette notion d'universalité de l'ensemble des cultures qui est une des données essentielles de l'Unesco. »

J'ai attiré l'attention de l'Assemblée sur la nécessité de se mettre d'accord sur les normes de restauration des peintures. Nous avons pu constater que des restaurations abusives, sans respect pour les vernis et les glacis anciens, ont abouti à l'anéan­tissement d'oeuvres majeures. Il est dans les attributions de l'Unesco de se préoccuper de ce grand problème.

J'avais déposé trois projets de résolution : Un projet tendant à éviter la création d'industries nouvelles

à proximité des monuments et des sites. Il s'agit là d'une très ancienne préoccupation de l'Unesco.

Les progrès effrayants de la pollution soulignent son importance et son actualité. Les recommandations précédentes, formulées au cours d'autres conférences, n'ont été suivies que de peu d'effets. Il y a lieu d'en examiner les raisons et de voir comment nous pourrions agir plus efficacement. En effet la pollution, elle, n'at­tend pas. Elle rend nécessaire la mise en sécurité de l'ensemble de la sculpture mondiale, sans parler des fresques et même des tableaux.

D'autre part, ai-je dit, nous attachons une importance par­ticulière à notre proposition d'amendement au projet de statut d'un comité intergouvernemental pour le « retour » des biens culturels, présenté conjointement par la République fédérale d'Allemagne et la France.

A cet égard, la France a été très sensible à l'émouvant appel du directeur général, M . M'Bow, pour le retour des biens cultu­rels à leur pays d'origine. Nous nous efforcerons d'aider, certes, à la reconstitution des patrimoines culturels démantelés. Mais j'ai rappelé que la France a toujours eu souci de créer sur place

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PROPOS 627

des musées dans les territoires qu'elle administrait, que certains de ces musées sont admirables et ont réussi à préserver des témoins essentiels des anciennes cultures.

Ce fait nous donne plus de force pour estimer que le comité envisagé risquerait d'aller à l'encontre de sa mission si le projet de ses statuts n'était pas modifié sur des points essentiels :

« Le comité sortirait de sa jonction de conciliation et bons offices s'il cédait à la tentation de s'arroger un rôle d'arbitrage. // nous a paru essentiel de préciser son caractère consultatif, sous peine de voir ses résultats limités à l'ouverture de conten­tieux insolubles. En effet sa mission vise avant tout à favoriser les négociations bilatérales, les ententes, de musée à musée, par exemple, dont l'expérience fait apparaître le caractère fructueux.

D'autre part, il nous semble que ce projet ne tient pas compte suffisamment du rapport du comité de Dakar de mars dernier, conscient de la nécessité d'aplanir les obstacles juridi­ques et psychologiques soulevés par le terme « restitution » dans la mesure où il intente dès l'abord un procès d'intention. »

Ainsi les amendements portent essentiellement sur trois points :

a) le rôle consultatif du comité, b) son objectif qui est de favoriser les négociations bila­

térales, c) la nécessité, dans le souci de coopération efficace et de

respect des partenaires, d'abandonner le terme de « restitution » au profit du seul mot « retour ».

Il y a bataille sur ce mot restitution. En fin de compte, nous arriverons à le faire supprimer de l'intitulé du comité et il ne subsistera dans le texte qu'accompagné des mots « en cas de transferts illégaux ».

J'ai voulu tirer la morale de cette histoire en évoquant l'affaire de Venise, où le système d'égouts n'est pas encore en place et où l'on n'a pas encore choisi le système de fermetures mobiles permettant de faire obstacle aux « hautes eaux » catas­trophiques.

Dans ces conditions, l'Unesco devrait jouir de l'autorité nécessaire pour imposer sa volonté aux obstacles suscités par les intérêts locaux. Encore faut-il que, pour cela, il renonce à sa ten­dance actuelle qui le mène à une déplorable « politisation ».

Y réussira-t-il ? Les vétérans des assemblées internationales partagent, à cet égard, mon scepticisme.

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628 PROPOS

U ne bonne nouvelle m'arrive. Le conseil général de Meurthe-et-Moselle a voté le principe d'une subvention pour l'entre­

tien de Thorey-Lyautey, ce qui va permettre la création d'un musée Lyautey au château de Thorey où est mort le maréchal et où, avec Christian Funck-Brentano, qui le servit au Maroc en même temps que moi, je suis venu m'incliner devant sa dépouille.

Le ministère de la Guerre et celui de la Culture ont déjà promis de verser des subventions. Ils auront à surveiller l'admi­nistration de la propriété par un organisme auquel la fondation Lyautey est décidée à transmettre Thorey.

Ainsi deux ans d'efforts ont été couronnés d'un début de succès. Je veux dire, à cet égard, ma gratitude à Pierre Messmer, à Jean Thiry, à M M . de Talhouët et Huriet, ainsi qu'au prési­dent du conseil général et à ses amis. Us ont été les artisans de cet hommage dû à la mémoire d'un grand Français, très fier de sa petite patrie lorraine et dont l'action en Islam, comme le disait le général de Gaulle lors de la cérémonie des Invalides, « n'a pas cessé de servir la France ».

GASTON PALEWSKI de l'Institut

Monsieur le Directeur,

Mis en cause par M. Gaston Palewski dans le numéro daté juillet 1978 de votre publication, pages 119 à 127, je vous prie et au besoin vous requiers de bien vouloir publier, aux mêmes place et caractères, dans le plus prochain numéro de la Nouvelle Revue des Deux Mondes, la mise au point ci-dessous, par appli­cation de l'article 13 de la loi du 29 juillet 1881 — ce texte définitif se substituant, après modification que j'ai décidé d'y apporter, à celui que je vous avais adressé le 22 septembre dernier.

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Veuillez agréer, Monsieur le Directeur, l'assurance de ma Considération la plus distinguée.

DOMINIQUE LECA

Réponse à de singuliers propos

Il n'arrive pas tous les mois que la Revue des Deux Mondes publie des propos dont la violence ait l'accent d'un règlement de comptes. On les trouve pourtant dans son numéro de juillet der­nier, lancés avec passion par M . Palewski.

S'agissant de mon livre la Rupture de 1940 — qu'un témoin-clé ne pouvait pas ne pas écrire —, j'aurais admis volontiers toutes les controverses, puisque aussi bien jamais l'unanimité n'a pu se faire entre Français sur cette époque de leur histoire. Mon texte s'ouvrait donc à une critique normale. Mais rien de tel ne se rencontre dans le spectacle qui nous est offert : nous nous trouvons devant une agression ad hominem.

J'aurais certes préféré trouver en face de moi l'esprit d'exa­men et de critique historique plutôt que d'être confronté, dans le cas présent, à un vieux ressentiment et à ses séquelles. Mais le fait est là : Palewski invective. Compte tenu des fonctions qu'il a naguère occupées, ses attaques, aux yeux de certains lecteurs, peuvent mettre en cause l'honneur d'un homme.

Je suis cet homme ; il m'appartient de répondre. Je le ferai sans me départir de la dignité dont Raymond

Aron a bien voulu me louer en parlant des passages de mon livre où mon destin personnel se trouve évoqué. La sérénité me sera facile puisque j'ai déjà fait condamner, en 1971, devant la justice britannique, le journaliste W.-L. Shirer pour des allé­gations très semblables à celles de Palewski, exhumant de l'oubli quelques ragots de 1940. De ceux-ci il ne reste rien. Je renvoie les lecteurs au détail des pièces de ce procès groupées dans une annexe spéciale de mon ouvrage — documents, explications, témoignages. Ils y trouveront même des excuses d'assaillants repentis.

Me voici cependant pris à partie, et avec quelle rageuse insistance ! Sous quels prétextes ?

On pourrait croire au début de son article et à la fin (dix lignes en tout sur neuf pages) que Palewski vole au secours de

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630 PROPOS

la mémoire du général de Gaulle comme si celui-ci avait besoin d'être défendu contre moi, alors que, flatteusement, j'évoque à son sujet les « Mages » des Contemplations. La vérité est que mon livre exprime de l'admiration pour le grand homme, une admira­tion clairvoyante et dépourvue d'idolâtrie. L'idolâtrie serait-elle devenue, dans notre pays, une obligation d'ordre public ? Gaulliste dès le 17 juin 1940, date à laquelle j'ai aidé le Général à partir pour Londres, j'ai aussi le droit, depuis cette époque, de me compter au nombre des « protestants », c'est-à-dire tous ceux — ils sont légion — qui ont affirmé leur foi dans la Résistance sans adhérer pour autant au dogme de la présence réelle de la France dans le corps du Général. De ces guerres de religion, les Français sont justement excédés. Plus encore, de ceux qui s'arrogent le rôle de grand-prêtre pour jeter des anathèmes à retardement.

Mais Palewski va plus loin, il affecte de prendre, contre moi, la défense de la France. Rien de moins ! Dominant une envie de rire plus forte que mon indignation, j'apprends, de sa plume, que tous les malheurs de notre pays en 1940 seraient dus à un néfaste « trio », pire que la bande des Quatre de Pékin, dont je serais l'un des « deux compères » survivants.

Alors, tout de suite, une question simple : pourquoi avoir attendu si longtemps avant de dénoncer publiquement ce misé­rable qui mérite aujourd'hui tant d'outrages et d'insinuations ? Quand un conseil des ministres, présidé par le général de Gaulle, et sur la proposition de Michel Debré, m'a élevé à la présidence du groupe d'assurances le plus important de France, le second d'Europe, pourquoi notre vigilant critique n'a-t-il pas couru dire au Général ce qu'il pensait de moi ? ou, s'il l'a fait, pourquoi n'a-t-il pas été écouté ? Les « deux compères » appartiendraient-ils à une fantasmagorie vindicative propre à la seule imagination de Palewski ?

S'il en était autrement aurait-il attendu la mort de De Gaulle pour articuler des griefs qui sans doute n'échauffaient que lui depuis l'origine ? N'a-t-il pas craint, du vivant de son chef, qu'il connaissait bien — pur et dur, mais pas fou — un rappel un peu rude au bon sens ?

Mon diagnostic se confirme à la lecture d'une autre asser­tion, proprement stupéfiante. L'invasion que nous subîmes en 1940, l'auteur nous déclare, sans la moindre gêne, qu' « une combinaison politique » de son cru nous l'aurait « sans doute

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épargnée... » La France — qui l'eût dit ? — pouvait être sauvée d'Hider par Palewski... n'insistons pas !

Inconditionnel de l'anti-gaullisme ? Indigne de servir mon pays ? Ni l'une ni l'autre de ces grossières images ne correspond à la réalité de ma vie. Pourquoi donc l'outrance de son attaque ? Il va nous le dire.

Suivons notre homme — d'un bout à l'autre de son article — sur la piste d'un vieux forfait, perpétré par moi, non pas contre la France, non pas contre le général de Gaulle, mais (ce qui est bien pire) contre Palewski lui-même.

Où et quand ? Il ne s'agit nullement des événements histo­riques relatés dans mon ouvrage. Notre procureur n'a été témoin d'aucun d'eux. Trop avisé pour les évoquer de façon directe, il n'en parle que par Baudouin interposé. Entre tous les possibles, il choisit de donner la parole à l'artisan de l'armistice, au mem­bre d'un gouvernement qui fit incarcérer Paul Reynaud et condam­ner de Gaulle à mort ! Etrange caution !

Mon forfait, à moi, se situe à une autre époque. En 1938 et 1939, deux hommes partageaient le commandement du cabinet de Paul Reynaud, alors ministre des Finances, Palewski était le plus ancien. Or, peu à peu, le plus jeune fut préféré au plus âgé. Peut-on oublier une usurpation aussi sacrilège ?

« Avec beaucoup de séduction intellectuelle et un incon­testable talent de plume, maugrée le conseiller évincé, Dominique Leca prit alors possession pour toujours de l'esprit de Paul Rey­naud. » Il ne s'agit pas, on le voit, d'une mesquine rivalité de bureaucrates ; c'est un cas de « possession » à perpétuité. La voici lancée, l'accusation d'une véritable magie noire qui appel­lera, le jour venu, une excommunication majeure !

A peine l'accusateur se rend-il compte que, pour alourdir mes responsabilités, il s'oblige à dépeindre comme une girouette un homme d'Etat qu'il prétend par ailleurs chérir et respecter. Jamais de Gaulle n'a traité Reynaud de la sorte, toujours il a salué la droiture de son président dans la tempête. Mais pour Palewski, les choses sont tout autres : le mauvais génie d'un chef inconsistant a perdu la France (c'était moi). Le bon génie l'aurait sauvée (c'était lui).

Sans ce rappel de son éviction, aurais-je jamais perçu quelle déchirure d'amour-propre — toujours à vif — se cachait sous les propos que le patriotisme colorait? Aurais-je deviné, derrière

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le masque enjoué de cet habile serviteur de la V* République (de la IV e aussi, d'ailleurs...), tant d'acharnement refoulé ?

Maintenant la rancœur suppure en mots : pygmée ! camé­léon ! machiavel ! condottiere ! par lesquels il espère discrédi­ter mon témoignage historique — dépité qu'il est d'entendre tant de critiques, et non des moindres, s'accorder sur l'accent de vérité de mes souvenirs.

Tous les Français qui vécurent à Londres pendant la guerre savent quel fut le rôle prépondérant de Leslie J. Beck au Politi-cal Intelligence Department du Foreign Office et auprès de Winston Churchill. Mon livre, dont il a connu le texte avant sa mort, comporte en annexe un rapport présenté par lui où il est précisé (page 326) qu' « un préjugé très puissant mais très dis­cutable avait visiblement joué un rôle excessif » dans le traite­ment de notre cas en 1940, et rendait nécessaire sa révision.

Qui donc avait créé ce préjugé ? Qui avait répandu ces rumeurs — pas plus sérieuses que celles dont Palewski s'évertue à réveiller aujourd'hui l'écho, mais dont la moindre, à cette époque, aurait pu définitivement nous perdre ?

Question prescrite qui, sans doute, n'intéressera bientôt plus personne, si ce n'est « la grande famille poudreuse des morts » qu'évoque Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe. Ayons donc, comme Leslie J. Beck, la charité de ne nommer personne.

En attendant, Palewski croit bon d'apporter, sur les auteurs probables des délations de 1940, une indication à la fois vague et précise : il déclare que ces dénonciateurs m'auraient vu « à l'œuvre » pendant les semaines qui avaient précédé l'armistice.

Ce détail chronologique n'a pas été inséré au hasard. Cette discrimination va loin. Elle a pour effet évident de mettre son auteur hors de cause — Palewski n'ayant pu, notoirement, se trouver parmi les témoins oculaires des scènes et des temps spé­cifiés par lui-même.

A d'autres donc — et non à lui — revient la responsa­bilité d'avoir diffusé les calomnies qui circulèrent « de bouche à oreille » dans ce Londres troublé de la bataille d'Angleterre. A d'autres donc — et non à lui — incombe d'avoir exécuté, en tout arbitraire, ces basses œuvres ! De ce propos, qu'il lui soit ici donné acte !

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PROPOS 633

Quel dommage qu'en 1978, sur le même sujet, on ne puisse féliciter Palewski de la même retenue, alors que celle-ci aurait dû s'imposer plus que jamais.

Notre justicier avoue au passage n'avoir « pas encore » en­trepris « l'étude minutieuse » de mon texte. Cela ne l'a pas gêné, on l'a vu, pour me condamner. Dans le feu d'artifice de ses pensées, cet aveu brille comme un bouquet.

On s'étonnera, pour finir, qu'ait été trompée la vigilance de ceux qui défendent, page à page, les traditions de la Revue des Deux Mondes. Vigilance indispensable lorsqu'on voit que son président d'honneur n'est pas toujours capable de mesurer ses propos...

Quant à moi, les querelles entre vieux hommes m'ont tou­jours paru chose affligeante. Je me garderai donc de prolonger celle-ci, comme je me suis abstenu de la faire naître.

Le 30 octobre 1978

DOMINIQUE LECA

Revenons aux faits

Je ne répondrai pas aux remarques faites à mon sujet par M. D. Leca. Ses attaques ne m'atteignent pas.

Je reste d'ailleurs convaincu que la création en temps utile d'un gouvernement où le ministère de la Défense nationale aurait été occupé par Paul Reynaud et le colonel de Gaulle aurait suscité les divisions blindées et la tactique d'emploi de ces divisions qui auraient permis de tenir en échec les blindés allemands de 1940.

Au demeurant, ce n'est pas de cela qu'il s'agit. Dans sa longue réponse, M. Leca parle de beaucoup de choses. Mais il en est une qu'il se garde bien de citer. Je veux dire le passage du carnet de Paul Baudouin où celui-ci décrit la manière dont s'est formé le dernier cabinet Paul Reynaud. Ce récit, en son temps, n'a suscité nulle protestation — ni procès en diffama­tion — de la part de M. Leca. Aujourd'hui encore, il n'appelle de sa part aucun démenti. Et pour cause.

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634 PROPOS

Je rappelle cette révélation d'un autre « témoin-clé » :

« Reste, dit Baudouin, le portefeuille des Finances. Paul Reynaud me le propose en me disant : « Comme cela, vous ne serez plus sous-secrétaire d'Etat, mais ministre. Je refuse en disant que je préfère rester au centre du ministère. Leca met en avant Bouthillier. Le président l'accepte. Nous tombons d'accord pour que je sois nommé sous-secrétaire d'Etat aux Affaires étrangères, en plus de la présidence du Conseil. »

On voit là de quelle manière l'intrigue pour l'occupation du pouvoir a abouti à un nouveau partage des forces au sein du ministère, qui a fait pencher la balance dans le camp opposé à celui des hommes qui voulaient maintenir la France aux côtés de ses alliés.

Quant à la théorie d'après laquelle, à un moment critique de la guerre, Paul Reynaud aurait estimé que, pour la gagner, il fallait associer à la direction du gouvernement ceux qui ne voulaient pas la faire, il suffit d'évoquer la rigueur d'esprit d'un homme d'Etat à la mémoire duquel, à l'occasion de son cente­naire, vient d'être rendu un juste hommage pour juger de ce qu'il faut en penser. En réalité, l'insertion dans le tissu gouvernemen­tal de certains membres du petit groupe qui, à la faveur de l'exode, entourait de plus en plus étroitement Paul Reynaud a assuré cette modification de l'équilibre des forces au sein du ministère qui a permis la manœuvre de Bordeaux puis l'instauration du régime de Vichy.

En effet, c'est la conjonction entre les militaires — le maré­chal Pétain, le général Weygand, l'amiral Darlan — et les anciens hauts fonctionnaires — Bouthillier, Baudouin, etc. — qui a favo­risé la ruée vers l'armistice, puis la mise en congé des assemblées et bientôt l'éviction des ministres hommes politiques (hors Laval).

A cet égard, dans ce miroir qu'est le Journal de Baudouin, l'initiative de Leca prend une importance décisive.

C'est parce qu'il n'ignorait rien de cela que le réflexe du général de Gaulle, à l'arrivée à Londres de Leca et consort, a été de demander leur internement, transformé ensuite en mise en résidence surveillée à York pendant plus de deux ans.

Pourquoi le général a-t-il agi ainsi ? Il aurait pu certes garder le ressentiment de la petite guerre qui avait été menée contre lui pendant les tristes semaines de l'exode. Mais il avait l'âme trop

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PROPOS 635

haute pour cela. S'il a eu, vis-à-vis des deux arrivants, ce réflexe rigoureux, alors que, dans sa quasi-solitude, il avait un si criant besoin d'hommes ayant l'expérience des affaires publiques et des ressorts de l'Etat, c'est qu'il n'a jamais pardonné les fautes commises contre le pays.

Depuis l'intelligence et l'astuce proverbiales de D. Leca lui ont permis de remonter à la surface et de bénéficier de l'indul­gence désabusée du général.

Mais les faits sont là. L'histoire jugera.

GASTON PALEWSKI