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ETUDES et REFLEXIONS SUR NOTRE INDEPENDANCE DIPLOMATIQUE Augustin Reniac En partant des grands principes qui avaient dicté la politique étrangère du général de Gaulle à partir de 1958, Augustin Reniac, pseudonyme qui cache un diplomate de carrière, s'interroge sur la réalité de notre indépendance diplomatique dans le monde actuel. Les bouleversements qui se sont produits dans lespays de l'Est depuis 1989 et le changement de rythme dans la construction européenne ont, en effet, obligé la France, d'une part, à redéfinir sa politique extérieure et, d'autre part, à s'interroger sur son rôle de « puissance ». Pouvons-nous encore avoir une diplomatie qui nous soit spécifique? 1 D 1 epuis de Gaulle, la politique extérieure française avait eu ses axes et ses moyens. Et donc ses succès et son prestige. Les successeurs du Général, et ceux aussi de Maurice Couve de Murville (1), au total innovèrent peu. Au moins dans l'expression, cette politique a fait progressivement l'una- nimité des dirigeants et des citoyens. Les axes étaient simples : l'indépendance nationale signifiée et défendue par les options 77 REVUE DES DEUX MONDES OCTOBRE 1993

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ETUDES et REFLEXIONS

SURNOTRE INDEPENDANCE

DIPLOMATIQUE

Augustin Reniac

En partant des grands principes qui avaient dicté lapolitique étrangère du général de Gaulle à partir de 1958,Augustin Reniac, pseudonyme qui cache un diplomate decarrière, s'interroge sur la réalité de notre indépendancediplomatique dans le monde actuel. Les bouleversementsqui se sont produits dans lespays de l'Est depuis 1989 etle changement de rythme dans la construction européenneont, en effet, obligé la France, d'une part, à redéfinir sapolitique extérieure et, d'autre part, à s'interroger sur sonrôle de « puissance ». Pouvons-nous encore avoir unediplomatie qui nous soit spécifique?

1D1 epuis de Gaulle, la politique extérieure française avait euses axes et ses moyens. Et donc ses succès et son prestige.Les successeurs du Général, et ceux aussi de Maurice

Couve de Murville (1), au total innovèrent peu. Au moinsdans l'expression, cette politique a fait progressivement l'una­nimité des dirigeants et des citoyens. Les axes étaient simples :l'indépendance nationale signifiée et défendue par les options

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nucléaires stratégiques, celles-ci renforçant le choix de rester horsdes commandements intégrés de l'Alliance atlantique - uneindépendance qui n'était pas pour la seule France, mais qui pouvaitservir d'exemple aux moins favorisés et de levier pour faireprogresser les grandes questions de l'époque, notamment résoudreles crises d'Indochine et de Palestine. Les moyens l'étaient toutautant : l'intégration européenne permettait à la France un surcroîtd'indépendance, là où à elle seule elle n'eût pas assez pesé; c'étaitpatent en matière économique, monétaire et commerciale; l'ententefranco-allemande valait pour elle-même mais aussi comme entraîne­ment de l'entreprise communautaire. Ce schéma s'était simplifié àmesure que les nuances et surtout les crédibilités dont l'avait assortile général de Gaulle s'étaient estompées. Nuances sur la pérennitéou non des priorités africaines, sur l'extension territoriale du Marchécommun, sur les relations bilatérales avec les Etats-Unis (tantôtsolidarité à propos de Cuba en 1962 ou de la tenue du franc en1968, tantôt différends graves sur les interventions américaines enAmérique latine, en Indochine, voire au Proche-Orient). Crédibilitéd'un éventuel retrait de l'Alliance atlantique elle-même (par unetroublante coïncidence, le Général avait dû se retirer le mois mêmeoù pouvait s'ouvrir, selon la lettre du traité de Washington, le délaide dénonciation des accords de 1949),crédibilité aussi d'une alliancede revers avec l'Union soviétique si l'Allemagne ou l'entrepriseeuropéenne décevaient Oe voyage de juin 1966 valait aussi bientémoignage en faveur de la nouvelle Allemagne, celle de l'Ouest,que mission d'ouverture du ghetto où était enfermée l'Unionsoviétique quasiment depuis sa naissance, et qu'elle avait préféréélargir et fortifier, plutôt qu'ouvrir, après 1945).

Les successeurs n'avaient longtemps eu à affronter qu'unmonde et des partenaires assez semblables, et les imaginationssubséquentes ne faisaient que broder sur le motif initial. Lesententesentre les deux superpuissances furent dénoncées aussi bien parGeorges Pompidou et Michel Jobert que par François Mitterrandpériodiquement interrogé sur la manière dont la France se déferaitde son arsenal nucléaire, à la suite de ce que convenaient lesEtats-Unis et l'Union soviétique. La contestation frontale du dollar,énoncée par la France depuis 1966, se continuait, de façon détournéemais à terme efficace, par la constitution d'un Système monétaire

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européen à l'initiative de Helmut Schmidt et de Valéry Giscardd'Estaing, et prenait un sens universel quand François Mitterrandargumentait en termes de justice et de sécurité sur les questionsd'endettement international ou militait pour une Banque centraleunique. L'entente franco-allemande, l'entreprise européenne, lesrelations atlantiques demeuraient telles quelles.

Depuis 1989, le monde a changé et même si les bouleverse­ments répondent assez bien aux perspectives qu'avait discernéesle général de Gaulle, et donc aux vœux de la France, moyens etaxes doivent être réévalués.

Une réévaluation imposée

Au feu des événements, la France a fait des choix et menédes combats, dont les conséquences aujourd'hui ne sont pasréversibles.

L'unité allemande a été acceptée d'emblée. Paris ne s'y estpas opposé, n'a pas constitué avec la Grande-Bretagne et avecl'Union soviétique un front qui aurait retardé l'échéance, autantque - de façon plus dialectique, moins voyante et surtout moinsdésobligeante pour Bonn - l'eût aussi fait l'accueil séance tenantede la République démocratique, en tant qu'Etat souverain et distinctde la République fédérale, dans la Communauté européenne. Ni lesappels de Margaret Thatcher à la (( résistance », ni la propositionde Jacques Delors d'une annexion de Pankow par Bruxelles et nonpar Bonn ne furent entendus. La suite a jusqu'à présent donné raisonau président français puisque aucun des scénarios catastrophiquesde résurgence de l'ancienne Allemagne ne s'est produit, ni n'estprévisible. Conséquence, cependant, l'Allemagne a été libérée detoutes ses entraves juridiques et de toutes les barrières politiquesqui pouvaient limiter les formes diverses de son expansion. Tandisque la France perdait la crédibilité d'une politique alternative avecl'Union soviétique (2) face à l'Allemagne, celle-ci trouvait l'ouver­ture - qui lui était interdite depuis 1945 - d'une politique à l'Est,en économie et en influence politique et démographique, pouvantrelayer une entreprise européenne qu'elle jugeraitsoudain limitative.

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L'effondrement soviétique privait a priori l'Alliance atlantiquede l'adversaire qui l'avait fondée, mais a multiplié les cerclespossibles de conflits et de migrations, chacun gros de catastrophespour un continent qui va se rétrécissant en superficie à mesure que,d'est en ouest, on marche vers les édens du développement, de lacroissance et de la technologie. La réponse française n'a pas été deproclamer la péremption de l'Alliance atlantique, mais au contraired'en souhaiter le maintien pour encadrer les développementspolitiques nouveaux du Vieux Monde, et éviter une neutralité del'Allemagne qui eût, en fait, signifié la totale indépendancestratégique de celle-ci, et porté en germe des retournementsd'alliance aussi craints,et chargés de réminiscence que d'éventuellesévolutions politiques intérieures. Les conséquences ont été quel'Alliance est devenue un des lieux de rencontre avec les ancienssatellites soviétiques (3) et que les Etats-Unis, déjà partie prenante- depuis les accords d'Helsinki en 1975 - au processus de sécuritéet de coopération en Europe, alors que territorialement ils ne sonten rien européens, se sont placés au cœur de la nouvellearchitecture européenne, refusant notamment l'émergence d'uneassemblée parlementaire de la CSCE, que celle du Conseil del'Europe eût naturellement constituée (donc sans les Etats-Unis), ettentant d'imposer leur mécanisme de règlement et d'arbitrage desconflits locaux (4), tandis qu'est éludée, par les Douze eux-mêmes,la proposition de pacte de stabilité du nouveau Premier ministre.C'est ainsi que les tentatives franco-allemandes de force d'interposi­tion en Yougoslavie firent d'abord long feu, que toute action decontrainte militaire dépend de la participation américaine (5), et queWashington,bien que n'émargeant qu'à moins de 10%pour les aidesaux pays de l'Est, a pu prétendre les coordonner et reprendre à laCommission de Bruxelles le rôle que lui avait dévolu le sommet ditde l'Arche en juillet 1989. Il est vrai, en vain...

La crise du Golfe, dont l'histoire des origines reste à faire etsurtout à admettre en contradiction avec les propagandes del'époque, a provoqué une réponse française qui n'était pas assuréeapriori et demeura douteuse pour la partie américaine jusqu'au jourdu feu. L'engagement de la France sur le terrain, et bien au-delà dusimple soutien à un embargo contre l'Irak, montra non seulementl'obsolescence de nos logistiquesmilitaires et donc nos dépendances

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en communications, télécommunications et moyens de renseigne­ments vis-à-vis des Etats-Unis, mais le souci dominant à Parisqu'aucun précédent ne survînt qui permît, à partir d'une toléranceau Proche-Orient, de modifier par la force les frontières en Europe.Dans la pratique, c'était inaugurer - à la faveur de la toute nouvelledocilité soviétique - un processus d'intervention sous couvert desNations unies (en réalité de leur seul Conseil de sécurité) dans lescrises régionales. Un droit d'ingérence, la notion d'urgence furentainsi définis et plaidés par la France; l'ancienne Yougoslavie, lenouveau Cambodge, les fiefs en Somalie en sont à présent leslaborieux champs d'application.

Aboutissement d'évolutions anciennes

Ces trois mutations, modifiant la scène mondiale et induisantdes réponses françaises hors des schémas et doctrines traditionnels,appellent ainsi une réflexion, et probablement une novation sur lesaxes et les moyens de la politique extérieure d'une cinquièmeRépublique, qui y avait trouvé une bonne part de son identité - parrapport aux régimes antérieurs de docilité ou d'échec.

D'autant que des évolutions plus anciennes produisentmaintenant leur plein effet et accentuent la déstabilisation. Tiersmonde, non-alignés, pays en voie de développement avaient sembléoffrir dans les années soixante un champ plus vaste et desopportunités plus chatoyantes, pour l'influence française, que le seulmaintien de positions postcoloniales. Mais le champ n'est pas restélibre, les hausses de taux d'intérêt, le fardeau croissant desendettements extérieurs, les négociations commerciales au titre duGatt en cycles successifs et au rythme des élargissements de laCommunauté européenne ont déterminé d'autres solidarités, inspiréd'autres références. La tentative pour se constituer un nouvel espace,qu'a qualifié l'usage du français en langue maternelle ou de travailusuel, a coïncidé avec la mise en cause pratique de notre langue entant qu'instrument le plus courant de l'entreprise européenne; ce quiparaissait s'organiser aux périphéries et outre-mer se perdait en

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Europe et dans les parties les plus développées et influentes dumonde.

C'est donc à une réévaluation de ses méthodes et de sesobjectifs que la France est appelée, et il ne semble pas que ni lespouvoirs publics, ni les entreprises aient encore envisagé la questiondans sa globalité. Il est vrai que rien n'est aisé à identifier, que lesalternatives sont rares. Mais si les contraintes paraissent nombreusesqui interdiraient déjà tout choix d'ensemble et imposeraient desfidélités à ce qui n'a jamais été encore clairement choisi, l'époqueest maintenant riche d'éléments et d'évolutions imprévisibles, dontles moindres ne sont pas les effondrements soviétiques, lesremodèlements russes ou le ralliement, d'apparence universelle, àl'économie de marché, mais la soudaine mise en cause del'entreprise européenne dans l'opinion publique des Douze - alorsmême que les pays de l'AELE ou la plupart des anciennes« démocraties populaires » veulent y participer. L'Histoire et doncles diplomaties cessent soudain d'être linéaires, et se meuventmaintenant en lignes brisées. L'avenir ne se déduira pas forcémentdu passé, encore moins du présent, qui partout s'affiche déjàéphémère. La crise de la politique extérieure française en moyenset en fondements s'inscrit donc dans une crise de l'Histoire et del'analyse de l'Histoire, une crise qui est aussi celle des moyens, desvocabulaires et des concepts. La multiplication des indépendancesfaits'interroger sur ce qu'est une nation, sur ce qui justifie ou soutientun Etat, son nom même, une monnaie, la résurrection oul'amoindrissement d'une civilisation, d'une culture, d'une langue. LaFrance est donc autant acteur qu'objet de ce bouleversement descertitudes et des habitudes.

Le renforcement de l'intégration communautaire en consé­quence de l'Acte unique de Luxembourg de 1985 et du traité deMaastricht de 1992 pose - autant en perspectives qu'en séquenceimmédiate -la question de l'autonomie d'expression de la politiqueextérieure française. Forte de l'article 113 du traité de Rome, laCommissioneuropéenne entend représenter la Communauté en tantque telle, et non pas seulement pour l'exercice des compétencescommerciales qui lui ont été déléguées, ou en fonction des mandatsque lui accorde le Conseil des ministres. L'essentiel des relations

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économiques multilatérales donne lieu à trois niveaux de négocia­tions : entre partenaires de la Communauté, entre la Commissionet les Etats ou groupes d'Etats, notamment à propos du Gatt et dansle cycle Uruguay, et en sous-main entre tel de ces Etats et la France,arguant de sa capacité de veto à l'encontre d'un accord qui ne lasatisferait pas. Il n'y a donc plus d'expression directe de la politiquefrançaise dans des domaines devenus décisifs du fait des endette­ments internationaux, des sollicitations financières et commercialesdes pays ayant constitué l'Union soviétique et son empire : là, lescoopérations bilatérales françaises engagent des montants bienmoindres que ceux des programmes Tacis à la main de laCommission. Cet état de choses est appelé à se consolider puisque,selon l'article 8 du nouveau traité d'Union européenne, il s'agit deparvenir à une expression et à une politique extérieure commune,comme à une identité de défense européenne.

Analysée par rapport à l'expression de l'indépendance fran­çaise, l'intégration institutionnelle - qui peut nous limiter - coïncidede surcroît avec des émancipations qui ne sont pas les nôtres et n'ont,apparemment, aucun besoin des moyens et des palliatifs qui nousétaient déjà nécessaires, émancipations de l'Allemagne et dans unemoindre mesure du Japon, qui modifient considérablement la portéede l'option, faite à l'occasion de la guerre du Golfe, de faire renaîtrel'Organisation des Nations unies à son rôle de maintien de la paix etde promotion du développement économique et socialplanétaire. Lesdécisions étant pratiquement le fait du seul Conseil de sécurité,pourquoi l'Europe en tant que telle, c'est-à-dire la Communauté quien constitue le pôle attractifpour tous les peuples de l'AncienMonde,n'y figure-t-elle pas? Ou bien, si seuls les Etats y sont éligibles,comment tenir écartés de ce cercle l'Allemagne et le Japon, d'autantqu'ils font partie du groupe institué depuis la réunion de Rambouilleten novembre 1975 et guère élargi qu'à la Russie, celui des sept paysdits les plus riches ou industrialisés du monde - un G 7 opinantdésormais autant en politique qu'en économie -, et cotisent enproportion croissante du budget des Nations unies, puisqu'ils neparticipent pas aux opérations les plus coûteuses de celles-ci: cellesdu maintien de la paix, en raison de leurs Constitutionsnationales (6).LaFrance ne s'oppose à l'acquiescement américain qu'en avançant lescandidatures de l'Hémisphère Sud.

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Ainsi, les deux moyens renforcés ou remis à l'honneur, parla France ou avec son consentement : le truchement de laCommunauté européenne et celui des Nations unies pour fairevaloir nos traditionnelles pétitions sécuritaires, posent autant dequestions qu'ils en résolvent. D'autant que la nature des crises oudes matières à gérer sous l'égide de la Communauté européenneou des Nations unies prête le plus souvent à une interrogation surl'analogie ou non des objectifs français et allemands. Les aides auxpays d'Europe centrale, orientale ou à ceux de l'ancienne Unionsoviétique ne concourent-elles pas à une reprise de l'avancéemillénaire de l'Allemagne dans ces régions? Rien qu'à propos desindépendances slovène et surtout croate, le soupçon à Paris étaitsous-jacent auquel fut, peu adroitement, associée l'Autriche(7). Laparticipation aux opérations de maintien de la paix décidées etdirigées par les États-Unis, sous couvert des Nations unies, n'est-ellepas un retour dans l'OTAN?

Surtout, leur mise en œuvre pose une question de politiqueintérieure. L'intégration européenne a été comprise, souhaitée etzélée tant qu'elle était synonyme d'expansion économique etcommerciale, tant qu'elle restait porteuse d'une volonté européenneface aux autres grandes puissances mondiales. Les domainesaéronautiques, spatiaux et maintenant agricoles, non seulement sontle théâtre d'évidentes divergences de vues et d'intérêts entrel'Amérique et l'Europe, mais surtout font échapper à la décisionnationale des politiques ressenties comme vitales. En même tempsque la démocratie, les élections nationales paraissent n'être plus quede gestion locale, dont les paramètres sont définis ailleurs; lesmonopoles outre-Atlantique contrôlant 90 % des marchés aéro­nautiques et guère moins de 70 % de ceux des céréales sont moinsébranlés que jamais; au contraire, les dispositifs européens, pourparvenir à quelque taille mondiale ou la conserver, seraientexplicitement mis en cause par les Etats-Unis.

Les enjeux - même stratégiques - changent en effet d'intitulé.Lesnégociations et accords sur le désarmement sont de plus en plusla constatation qu'un type de compétition est révolu, et porterontdésormais sur la prévention des risques de prolifération de certainesarmes ou techniques. En revanche, la bataille pour l'influence

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mentale bat son plein. Qu'il s'agisse des rivalités mondiales deréseaux de télévision, ou des systèmes de philosophie juridique,celui qui l'emporte ou au contraire ceux qui ébranlent desquasi-monopoles s'ouvrent des affaires et des marchés, sauvent oucondamnent leurs langues et leur identité culturelle. Les institutionsexistantes - militaires, économiques, politiques -, quoiqu'elles necouvrent pas encore ces champs, se prêtent à des ententes ou à desconflits. Les alliances entre Etatsmembres de la Communauté, depuisles programmes Esprit, Hermès, allant bien au-delà d'Ariane ou lesmises sur pied de chaînes franco-allemandes, portent en fait sur lesdifférenciations mêmes des peuples entre eux. Le saut qualitatifqueconstitueraient des élections au Parlement européen, sur des listestransnationales identiques dans chacun des pays, a déjà été fait surle plan scientifique et souvent culturel. Mais ce qui est praticablepar association ne peut l'être par substitution, et l'intégrationeuropéenne, et plus encore l'élargissement progressif à l'ensembledes peuples du continent, posent - pour des raisons de coût etd'efficacité -la question des langues de travail à Bruxelles. Laquellerejoint, parce que l'une de ces langues est déjà d'ambiance mondialepour les affaires et la science, l'interrogation sur le sens del'entreprise européenne: est-elle un facteur de plus du nivellementuniversel en idéologie économique, libérale et en culture ouexpression de masse, ou promet-elle la pérennité des identitésexistantes, engage-t-elle un processus de pluripolarité pour lemonde à venir?

La crise matérielle des moyens

Ainsi, chacun des moyens mis en œuvre ou consentis par laFrance pour répondre aux bouleversements intervenus à partir de1989, et dont la suite n'est sans doute pas close, induit-il plusd'interdépendance que d'indépendance. La diplomatie françaiseengage de plus en plus d'effectifs, d'imagination et de budgets dansles relations multilatérales(8). Et tandis que la capacité juridiqued'entretenir des relations bilatérales semble diminuer, les moyenspour nourrir celles-ci sont en crise. Crise de l'Etat et de ses budgets

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en France, quoique l'abandon progressif par la puissance publiqued'une grande part de ses responsabilités traditionnelles en sécuritésociale et familiale, ou du secteur industriel et bancaire public, nepermette guère un allégement d'ensemble des charges. Crise desentreprises françaises dont le commerce extérieur ne s'est redresséque par l'explosion de la demande allemande et la très faiblepropension à investir à l'étranger.

Ces crises ont accentué l'absence française dans les paysnouvellement libérés à l'Est. Les opportunités les plus voyantes etles plus symboliques n'ont pas été saisies par la France dans chacundes territoires, que, après 1918, elle avait portés à l'indépendanceet à la souveraineté nationale. Le contrepoids à l'investissement età la présence allemande n'a pas été apporté par la France, et sesprojets d'institutions plus adaptées à l'encadrement international deces nouveaux Etats, notamment la proposition de confédération faitepar François Mitterrand en décembre 1989, ont fait long feu, mêmeà Prague, dès le traité de paix allemand.

L'économie a corroboré le politique; concentrés sur le marchénational et le marché intégré des Douze, les exportateurs et lesinvestisseurs ne relayent donc que peu une diplomatie ne pouvantmatérialiser suffisamment de réelles priorités ni mettre en œuvreassez de moyens à l'expansion de notre réseau et de nos influences.Et quand priorités et moyens peuvent se dégager d'institutions etd'entités distinctes du pouvoir central, celui-ci ne sait pas encorelier par un projet d'ensemble les rayonnements possibles à l'étrangerdes collectivités locales, ou de prestigieuses et caractéristiquesinstitutions telles que le Conseil constitutionnel, le Conseil d'Etat,l'Ecole nationale d'administration, la Commission nationale Informa­tique et Libertés. Paradoxalement, des gouvernements de référenceéconomique libérale en 1986, 1989 ou depuis mars 1993 et desgouvernements d'ambition et de préoccupation socialistes serefusent uniment depuis douze ans à offrir aux entreprises, auxfinanciers, aux initiatives de toute sorte le cadre et l'arbitrage destratégies délibérées entre tous. Ces synergies sont naturelles chezles grands compétiteurs américains, et surtout allemands ou japonais,de la France; la planification à la française, des novations commele Secrétariat général pour la coordination interministérielle (de nospositions à Bruxelles) ou la Mission centrale pour nos coopérations

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à l'Est constitueraient chacune un lieu possible de concertation, decoordination et d'arbitrage entre projets et points de vue. Surtout,les incitations et concours qui demeurent à la main de l'Etat enprotocoles financiers, en bonifications diverses de coûts du crédità l'exportation ou en assurance du capital risqué à l'étranger donnentà la puissance publique un rôle qu'elle a trop limité à des examensde projets, cas par cas, ou de situations locales définies, et qu'ellen'a pas développé en définition mondiale et régionale de stratégiesde branches ou d'entreprises.

Mais à constater que les moyens ne suffisent pas ou que leuremploi comporte des inconvénients risque de faire oublier l'interro­gation de fond, celle qui motive l'expression indépendante d'unepolitique extérieure.

Les fins ont-elles changé?

Quelle est l'identité d'un pays dont beaucoup des grandesentreprises ou bien sont multinationales, ou bien filiales étrangères?Quelle est l'universalité - à quoi continue de prétendre hautementla France - d'un peuple qui ne semble plus aussi créatif qu'il y avingt ou dix ans en littérature, en peinture, en mode, qui disputeen son sein de l'accueil et de l'intégration de populations pourtantà la seconde génération au moins de leur établissement et issuesde territoires qui firent son orgueil? Quelle ambition se donnernationalement si les principales compétences étatiques se délèguentà des organismes supranationaux ou sont exercées à plusieurs Etats ?Quels critères de succès ou d'existence sont à retenir quand lapuissance n'est manifestement pas dans la démographie, quand lesarmes donnent lieu à des concertations et à des sous-traitances ouà des dépendances de marchés tiers, quand l'influence et lerayonnement se mesurent surtout à l'occasion de concertationsinternationales?

La France paraît moins armée que d'autres de ses concurrentsou partenaires pour répondre à de telles questions. Elle avaitpourtant fondé son action extérieure, au temps où sa politiquerecouvra, avec la cinquième République, expression, liberté et

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moyens sur des ambitions morales. Mais celles-ci se disaient assezaisément puisqu'il s'agissait de transformer un monde encoreincertain et surtout lourd de menaces au temps de la décolonisationet des affrontements de blocs. Aujourd'hui que le monde s'esttransformé, le militantisme est plus affiné; le combat pour l'Etat dedroit sur le plan international ou dans l'intérieur des pays revenusà la liberté se livre sous la forme de coopérations judiciaires oudoctrinales, bien moins spectaculaire et générale. Surtout, l'identitéfrançaise était un ensemble de pétitions souvent abstraites, quiavaient comme dénominateur commun l'indépendance en soi etpour elle-même. Si celle-ci doit se vivre différemment, quelle estl'identité française, surtout s'il faut la dire et la structurer en termesd'avenir et pas seulement de tradition ou de pré carré (9) ?

D'autres y parviennent apparemment mieux que nous.Les Etats-Unis, quoiqu'ils aient une stratégie bien plus

conservatrice que celle de Paris, ont à défendre des positionsacquises, des monopoles ou ce qui y ressemble en diplomatie, entechnique et en culture. En perdant leur prééminence monétaire ouleur zone d'influence politique ou militaire, ils ont subi des secoussesdomestiques telles que la culture et l'esprit national américainsemblent en péril, que l'anglais est concurrencé même sur la côteEst par l'espagnol, que les Afro-Américains et la plupart desnouveaux immigrés contestent absolument l'assimilation qu'ilsbriguaient encore il n'y a pas dix ans. Mais le ressort est intactpuisque l'Amérique est au cœur économique et politique duprocessus d'intégration européenne, que les idéologies et thèseslibérales lui permettent un comportement nationaliste dans la plupartdes concertations internationales, que l'émergence de compétiteursculturels et politiques est freinée - principalement dans la Commu­nauté des Douze - par tous ceux à qui la fin des protectorats donnele vertige.

L'Allemagne, par sa réunification, s'est donné ipso facto unobjectif national des plus concrets; l'extension des marchéspotentiels, auxquels d'ailleurs son absorption de la Républiquedémocratique facilite l'accès par des positions déjà acquises,correspond aux valeurs tant ancestrales que contemporaines d'unpeuple aimant le mouvement et le commerce. La prépotencemonétaire de Francfort est d'ailleurs de nature à soumettre aux thèses

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allemandes l'ensemble de l'intégration économique et socialeeuropéenne.

LeJapon - exception faite de la question des Kouriles ou deSakhaline (10) - est dans une situation mentale apparemment encoreplus satisfaisante, même s'il doit s'inquiéter encore plus quel'Allemagne d'avoir à terme une responsabilité trop lourde dans lemaintien ou le ralentissement des croissances économiques etcommerciales mondiales.

En réalité, qu'ils y aient ou non par position dans le siècleou dans la géographie quelque facilité, chacun des peuples et chacundes Etats sont aujourd'hui traversés par le doute. Doute sur lalégitimité des Etats, doute sur la démocratie et sur la véracité desalternances au pouvoir, si les carcans des institutions et desengagements internationaux sont tels que sur tous les sujets lacontinuité est de règle, doute sur la solidarité effective qui seraitnécessaire pour préserver la planète de désastres majeurs, doute surles chances de bien-être concret et spirituel des populations dansl'état du droit international et des mœurs économiques et financières.

Car les facteurs d'incertitude ont changé; ils ne résident plusdans le degré de cohésion des alliances et dans l'équilibre ou pasdes forces conventionnelles ou stratégiques, ou dans la course à denouvelles positions physiques et morales sur le globe; ils ne sontplus d'ordre international, mais propres à chaque Etat ou groupe­ment d'Etats. Les anciennes fédérations se dissolvent en Europe del'Est; ce qui faisait l'esprit commun des Etats-Unis est en questionau moment où se fonde dans toute l'Amérique du Nord, à leurinitiative, la plus grande zone de libre-échange qui ait jamaisexisté (11); la Communauté des Douze est elle-même en questiondans son organisation interne, dans ses frontières, dans sa nature,dans la qualité de ses Etats membres, alors que le traité deMaastricht a finalement été ratifié par tous, et alors que cette unionéconomique et politique détermine toutes les attractions sur lecontinent.

Ce qui mine les groupements et unions est encore plus vif àl'intérieur des vieilles nations dont les partis, les syndicats autant quele tréfonds culturel semblent incapables de répondre aux mouvementsdu temps, à la résurgence du terrorisme et du racisme (12), et à une

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crise économique que sa gravité va faire dégénérer en crise sociale etpolitique. Les clivages sautent donc et l'interaction de situationsdomestiques avec les comportements diplomatiques est manifestedepuis que les marchandises ne sont plus seules à se mouvoir,mais aussi les hommes, leurs familles et leurs coutumes, que le droitd'asile et la nationalité sont partout en débat constitutionnel oulégislatif.

La tentation est alors grande de faire de la diplomatie unecontribution à la solution des angoisses, des crises, des conflits dumoment, au lieu de la dédier au service exclusifde la survie, voirede la gloire nationale. Elle l'est surtout pour la France puisqu'untel geste ne suppose guère de mise de fonds et s'illustre aisémentpar une connaissance atavique des grands peuples, des histoires quifurent communes à la sienne. Ainsis'est ouvert, ces dernières années,pour la politique extérieure française, un troisième domaine, en susdes relations bilatérales d'expérience séculaire et des relationsmultilatérales devenues essentielles depuis deux décennies, unnouveau champ. Celui, de plus en plus prolifique, des tentatives derésoudre des conflits ou d'en éviter l'internationalisation ou lacontagion.

C'est évidemment contradictoire avec les diplomaties plusclassiques, puisque c'est en constater l'impuissance, autant que celledes Nations unies auparavant compétentes; cela suppose unegrande souplesse de doctrine, une véritable imagination dansl'analyse des situations donnant naissance à de nouvelles indépen­dances ou à des modifications de frontières, et cela implique uneinformation directe et indépendante. La guerre du Golfe et leséphémérides de crise violente en Chine ou en Russie montrent quela France ne dispose pas en propre de ces moyens d'informations,donc d'analyse et d'éventuelle décision. Enfin, il faut assez d'hommesdont l'autorité personnelle s'établisse immédiatement sur le terrainet demeure à l'épreuve de leurs administrations d'origine autant quedes concertations internationales que ces missions nourrissent ouprovoquent. La France s'y est essayée depuis le bicentenaire de saRévolution : pas seulement sur le plan politique et diplomatiquequ'illustre particulièrement Roland Dumas, mais aussi financierpuisqu'elle a la paternité de la Banque européenne pour la

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reconstruction et le développement. Une ingéniosité qui n'a pas sonpendant en économie et commerce.

L'extension du spectre couvert aujourd'hui par les relationsextérieures indique la voie à suivre pour redéfinir nos objectifs,nos moyens, nosfins. Lapolitique extérieure renvoie à l'organisationet à la cohésion intérieures du pays et de son Etat. Sans doute leprésident de la République aura-t-il toujours le rôle et sera-t-iltoujours en situation d'exposer, de manifester la politique extérieure,de la choisir même, dans ses axes principaux d'alliance ou dedéfense. Mais pour avoir quelque chance de prospérer sur le terrain,une diplomatie doit être un fait collectif, une délibération de tousles opérateurs publics et privés.

Ce qui vaut pour les relations bilatérales importe plus encorepour que les négociations multilatérales soient menées, passeulement dans l'information des professions qu'elles concernent,mais en fonction des réponses qu'il faudra bien y apporternationalement. Des stratégies, des mobilisations ainsi définies, il seraalors aisé d'évaluer ce qui doit demeurer le sanctuaire de la libredétermination française et donc de réexprimer en cette fin de siècle,à la face du monde et dans des événements inouïs, l'identité d'unpays millénaire, quoique parmi les plus modernes.

Augustin Reniac

1. Maurice Couve de Murville, Une politique étrangère 1958-1969, Plon, 1971 ; leMonde en face, Plon, 1989.2. Elle choisit même de la refuser, en éludant les propositions de réassurancemutuelle de M.Gorbatchev, à l'occasion du nouveau traité franco-soviétique, signéà Paris en octobre 1990.3. Lesommet de l'Alliance,tenu à Rome en novembre 1991, en a établi le mécanismedit Cocona.4. Signature, en novembre 1992, à Stockholm, d'une convention largement en cesens.5. Adopté à Washington en mai 1993 par les Etats-Unis, la France, la Grande­Bretagne, l'Espagne et la Russie, le « programme d'action commun », finalementplacé sous commandement français, n'a pas empêché le partage de facto de la

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Bosnie-Herzégovine puisque les premiers assurèrent qu'ils ne s'y opposaient pas.Le blocus naval n'y est assuré en Adriatique que par une confusion pratique del'UEO et de l'OTAN, quoique sous commandement italien.6. La Cour constitutionnelle de Karlsruhe a cependant rejeté la demande SPD derappel du contingent allemand en Somalie.7. Le Secrétaire d'Etat américain, comme M. Dumas, une fois retiré des Affaires, a,à la mi-juin 1993, explicitement fait porter à l'Allemagne... et au Vatican laresponsabilité de l'extension à la Bosnie de la crise serbo-croate.8. 4 % du budget national va à celui des communautés européennes; 15 000 hom­mes participèrent à la guerre du Golfe et 6 000 sont disposés dans l'ex-Yougoslavie.9. Ce qu'exprime magistralement le préfet Silberzahn quittant la DGSE à la fin dejuin 1993.10. Qui a fait surseoir un an à la visite officielle de M. Eltsine à Tokyo.11. Le Canada a, cependant, seul ratifié jusqu'à présent le traité de libre-échangenord-américain. Les Etats-Unis attendent pour leur part la conclusion d'ententesharmonisant normes techniques et législations sur l'environnement entre les troispays.12. Qu'illustrent les attentats de Solingen et de Florence dans le seul mois de juin1993.

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