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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE f DE LA MER A LA MOJVTA&NE !nnt;)t)ndcjtnI)ctl.S:)7. Des fonds vaporeux de la mer, en pleine gloire dans 1 au- tache blanche par tache blanche, Puerto Colombin. d. ~r~' –~ de lumière, momifié dans cette torpeur vaguement inquiétante des pays chauds. Sur tout le fond se développe q~quc t~ps~t~ r~" qui quelque non L..a~ ~<- 'sque~ d.ns l'ou est, non sans laisser derrière elle, en fuyant, une coq ue l kr'il!. ~'batas, ce cap chu ~t'~ L" =~ licieuses, en retraite sur la nuance pAie et diffuse du ciel. Ti,t' ~1 '<p; avee .TS~ ––– <'<- L.~ ~f~r,r" (le h(dln conque rnm'ine. Si l'on approche, cela devient IJlIl' tiltl' j~ ~.?. “r' jet,,1' r.'r oil lin tmill a /1" "< .KK'n(!. h,))c grossit nrcs'

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SOUVENIRS

DE LA

NOUVELLE-GRENADE

f

DE LA MER A LA MOJVTA&NE

!nnt;)t)ndcjtnI)ctl.S:)7.

Des fonds vaporeux de la mer, en pleine gloire dans 1au-tache blanche par tache blanche, PuertoColombin.

d.~r~'

–~de lumière, momifié dans cettetorpeur vaguement inquiétantedes pays chauds. Sur tout le fond se développe

q~quc t~ps~t~ r~"qui

quelquenon L..a~ ~<-

'sque~ d.nsl'ou est, non sans laisser derrière elle, en fuyant, une coq ue l kr'il!.~'batas, cecap chu ~t'~

L"=~licieuses, en retraite sur la nuance pAie et diffuse du ciel. Ti,t'

~1'<p; avee

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(leh(dln conque rnm'ine. Si l'on approche, cela devient IJlIl' tiltl'j~ ~.?. “r'jet,,1' r.'r oil lin tmill a /1" "< .KK'n(!. h,))c grossit nrcs'

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 425

trop vite pour le plaisir extrême et fugitif, pour les reposans

ctiluves dont vous emplissent toutes ces étendues si noblement

calmes de la terre, du large. Les diaprures et les couleurs de

leurs surfaces muettes varient à peine selon la croissante iDC~é-tuosité du soleil. Et l'air est bleu, sans une floche blanche, jus-

nu aux abîmes de l'horizon, plein de cette paresse ensommeillée

où, dans les matins de l'Equateur, couve tout l'accablement de

ses midis.

Vers la gauche, la rive colombienne s'abaisse, se découpe en

tangues de verdure jaillies de la brume dorée. Une houle imper-

ceptible y meurt, celle même qui, du Mexique ici, a rayé le mi-

roir de la mer Caraïbe, qui a reflété l'enchantement des Antilles.

Malgré soi, chacun de ceux à qui, pour la première fois ainsi,

apparaît le Nouveau-Monde, retrouve, avec une naïveté exquised'émotions, l'enthousiasme curieux des aventuriers de 1502, et,

portant sur le même spectacle des yeux à peine moins ardens,

comprime au fond de lui quelque chose peut-être des battemensde cœur d'un Christophe Colomb.

Donc, c'est bien elle, la terre, un peu merveilleuse, des Andes,des trésors inouïs, des Incas, des condors! La libre Amérique!Jeune sol, jeune société, secoués par les tremblemens de terre ettes révolutions; où l'homme, si longtemps, avait songé, s'étaitendormi sans histoire; où la splendeur muyscase passa, fille

fragile du soleil; où les fleuves charrièrent du sang et les routes,de t'or; où la croix et l'épée tant de fois confondirent leurs om-bres où Cipango avait revécu

Deux fois déj~àu caravanier qui trace ces notes, l'Afriquesciait entr'ouverte, variée d'aspects, une dans son horreur, dansla désolation de ses sables comme sous la masse oppressante des<-sverdures. Sénégal, Guinée, Dahomey, cela signifie le halète-ment humain vers un ciel sans piti~ du fond des espaces inondésd un inorne éclat, sans vent et sans montagnes, l'aspiration fébrilede l'enseveli vivant, le regret désolé d'autres rivages où passe en-e"rc la brise de Dieu.

voici, sous une latitude identique, la nature et la glèbe ri-

~'t<-s. Queseront-e')!cs,a leur tour? Quels souvenirs, désenchante-"s f)u nosta!gics en faudra-t-i! 1 remporter dans huit, dans dix's peut-être? En attendant– est-ce t'enet ordinaire de toute"ouvrante? – <ct<<'interrogation muette, ce coup d'œil initial'x Indes occidentales ont l'air ptein de promesse et de répara-

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~9~REVUE DES DEUX MONDES.

tion. L œ.)n évoque plus, devant la haute assise de cecontinentcette sombre monotonie de la grève de Guinée, frangée d'unebarre éternelle, ni la ligne mince et morte de l'horizon, deTforêt cabrée devant les vagues sur un prolongement de six cents

.eues, péristyle des solitudes infinies accumulées derrière, dansleur épouvante verte ou brûlée. Au moment de fouler cetteNouvelle-Grenade que sillonnèrent jadis tant dericoshombres,où un Hcredia planta, aux temps fabuleux,

Une ville d'argent qu'ombrage un patmier d'or,

cette aurore de triomphe brille prophétiquement, et cette brisequi se lève semble une fragrante messagère d'horizons heureuxdes joies qui nous attendaient.

Sur le bateau prêt déjà Cirepartir, se rue la suprême bouscu-lade des malles, des ballots multiformes entassés pète-me) àfond de ténèbres, de toutes ces choses lourdes ou menues, puis-santes ou fragiles, plongées dans t~,<. des cales sur le quaide .-rance et qui s'exhument à présent, sentant le moisi duvoyage comme étonnées, à la grande tumiere

d'AmériqueLn bas, dans le salon où ce soir notre place sera vide et quiair d'ennui et de~sertion.quetques accjds

passent une dernière fois par bouffées dans le claquement desportes. En chapeau de paille, le cache-poussière aux épaules, ..nejeune r~~ sur le piano cette fugue de Vieuxtempsfamilière à ses doigts et à nos oreilles. Aujourd'hui elle se hat.car déjà d'hôtel annonce en s'esquissant que tou'tbagages sont sur le pont. Et je ne sais quoi d'infiniment tristes'exhale de cet air précipité, comme un adieu plus plusfugace à la maison flottante où nous ~"s.Passé tant d-h.L.contemptahves. nou viennent ces métancotiessans sujet et sansexpression liées ainsi à de simples départs de vittes d'eaux, ad~'r P~T emportant la dernière sonorité <ch.v.et orchestre de tziganes? indéfinissable du destin, u.ti.n.conn.. t'

hâte par ceux. qui ~"s"

'T~Lh~th~~ la vie ,““.

1m' disparu pour ~"JoursTdansne-tourbinon~~comme (tans la morL..

d.c~m" heures plus "< d'une ville

c h~

à fils's ,,ui .st «arranquii! le port ,,rinri,~et lit première douane de la, )i~pub)iq),e.

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SOUVENIRS DE LA NOLVELLE-GRENADE. 42*7

Après trente ou quarante kilomètres de lacets au ras du

rivage. puis dans une région maigre, incertaine,qui commence le

delta intérieur du Magdaléna, le train siffle, s'arrête. Un flot de

constructions grises lèche, comme une écume, l'extrémité de la

voie ferrée. Il s'environne de bois clairs et légers, d'une végé-

tation épineuse, rabougrie, que semble engendrer malingrement

cette terre tarie et pulvérulente, sentant le gravat et la soif. Il

n'en faudrait pas beaucoup plus pour provoquer déjà quelques

déceptions, quelques moralités empruntées aux-bâtons flottans.

De loin, c'était une telle impression d'oasis aimable! Pourtant, à

cette salissure humaine, à ce ravage sans pittoresque, à cet effort

d'installation jeté vaille que vaille sur un sol revéche, finit par

succéder, à mesure qu'on y pénètre, la vraie ville sud-américaitie

moderne, banale et trop jeune, préoccupée seulement de com-

merce, d'industrie, de relations maritimes, créée par la force de

la nécessité, sous la poussée économique du riche pays qui ydébouche. En somme l'agglomération invariable de maisons à

l'espagnole, toits plats, façades aux couleurs tendres, fenêtres

~ri)!ées, et qui se juxtaposèrent depuis quarante ans autour du

quai naturel offert, si près de son embouchure, par le majestueux

Magdaléna. Mais tandis que le voisinage du fleuve attire sur la °

gauche les quartiers plus confortables, la ruclie humaine s'épandsounicteuse vers la plaine de droite en confusion de cahutes de

patile, de pauvres logis disséminés sur la campagne roussàtre,–de plus en plus pauvres et de plus en plus disséminés jusqu'auxomutières, jusqu'à ces zones de campemens vagues, enterrés dansle gravier et dont la vue forme une préparation naturelle aux

kcons de choses de l'auberge des morts.

La poussière, voilà l'ennemie de Barranquilla, de même que lavoirie en est le point faible; à pas muets dans le sable, dans cesabtn atroce, rougeàtre, que le vent emporte en tourbillonnant,a" n<' de coraux et de calcaires, gens et choses circulent, ralentis.LL «;ttc marche est très pénible, très pesante sous ~a lumière

'P'i darde.

~lats, ta revanche éternelle de la couleur! Vienne le soir et~utc<; flot de bâtisses jaillies de la cendre btam-he va s illuminer~'e tcmtes mourantes d'une suavité innnie, baisers du soleil au"ont de sa fille qui s'endort. Et tous les vieux murs de chauxJ-'d)s laiteux, marbrés perpendiculairement de suies noires, et lest~'ns (h; briques jaunâtres, et ceux d un roug<' passé, et les rues

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AO~REVUE DES DEUX MONDES.

raviuëcs où les carriotes dansantes détalent An cahots f,.n.tiques; et leclocher espagnol, et les toits de paille detru'Btas. et nos personnes mêmes participent de violets inde

i

sables.Tandis que dans l'azur defai.tant du ciel, avec une lenteur,une .najesM agrandie par le soir, les lents urubus tournoient.

'Juand le crépuscule aura fini de s'éteindre, une autre.plus intime et plus allégée recommencera aux lumière~, so-litude s'égarera donc au faubourg des Quintas ou gisent les n.:et les maisons de plaisance des riches habitans, vers i-ex,~de la ville. La route perfide s-a~rave de nuit sans lune, 31nuitnoire, exagérée, de la zone torride. Le pied trébuche- d~'n"incertains et des grilles se perdent sous des panaches d'ombresretombantes qui sont les arbres d'invisibles jardins. Et co~à cette même heure, sur t entière face obscure du monde~.a.~ste grand concert de tous les bruissement toutesles

stridulations, de toutes les vibrations exaspérées Iegrand feu d'artifice des tuciotes. Des tuciotes partout, dans lesbuissons dépouillés et comme saupoudres d. c. dans lateur mystérieuse des feuillages, autour de e<.s f.sant en chaises à bascule su,, le devant des portes autour de cesuonct.atan~ jeunes filles en vètemens bfa'n. do.font s'envoler des ..hansons de guitares et dont )<-sct.eveu~a~es comme des couronnes < d'autres .ue.sp~éclatantes.

H y a, dans les ténèbres de ces terres vierges, un insp. tedont le moindre mérite n'estpeut-être pas dans les strophes, a

d~ e~ite c'est "T~qui T'~ ~q~ et

si ~uf les plus chauds, certains cantons~ lui, c..n,si toutes les .°~ même du monde, n-etai.tpas propres à entretenir la flamme qu'il rayonne à son h.

sur t'~r- figure une lucane longsur lequel rien, au jour, n'attirerait l'attention. A.. corps aplati,

:t'r"et ~°" 'e f.

a

les ;e"s bizarres et brusques donts est °" permettant a t'anima) d'échapper par .“.

~P<––– tandis q. x

.di ~'n't' T" 'nst!tuen. f'appa,iises rad).!tj«ns phospt.orescentct

c,()ristitit(~nt l'app,ti-#l 41"

che~' t' '< P~t.a.r.aux h..t.esftr..s.nnes, qui sert de bijou etectrique a te)).

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SOUVEMRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 429

gueuses poitrines, dont la clarté auréole les chevelures en dia-

~tue, de sa douceur de veilleuse. A travers ce voile naturel, la

tiannue du cocuyo prend une délicatesse amortie, une discrétion

confidente. On en assure la conservation en entretenant le pyro-

nhorcdans une tige creuse de canne à sucre. Facile d'ailleurs à

saisir, quand il circule la nuit, éclatant et pourpre comme un

charbon ardent, il éclipse complètement les lucioles, plus pâles,

aux lueurs plus verdatres et froides. Pendant le jour, il dort on ne

sait où, c est un noir et paresseux malacoderme et puis descende

le soir, la chaude obscurité sépulcrale, il se réveille d'un coup, il

sénevé, il commence son vol frémissant, ses longs zigzags en

coup de fouet; roi des ombres, il passe, avec sa rougeur violente

et lointaine de phare, son éclat de tison, tel un œil de cyclope

inquiet qui se multiplierait dans tous les coins de sa caverne.

Et puis d'instinctives associations d'idées font les yeux se

lever. Comme là-bas, sur les rivages de la Côte d'Ivoire, comme

dans la forêt d'insérim où je l'ai tant de fois contemplée, où elle

continue a luire sur des paysages que je ne reverrai plus, la Voie

Lactée, avec une intensité inconnue à notre ciel parisien, son

aspect de petites buées pommelées, roule, bifurque son torrent

de mondes dans cette première nuit d'Amérique, et la Croix du

Sm) se redresse encore, solennelle, entre les pieds du Centaure.

Le lendemain, toujours fidèle à l'aurore, notre curiosité de

voyageurs impatiens prend contact avec la route que nous allons

suivre, le trouble et magnifique Magdaléna.Pour pénétrer dans ce pays profond, la côte Caraïbe n'offre

~u<-re en eiYet qu'une passe, mais elle est grandiose. Elle figurebien vraiment l'avenue naturelle de ce Capitule que le Tolima

couronne au cœur de la Colombie, roi de l'air glacé et des neiges.Et nous en avons, à nos pieds mêmes, un c~ une diramution.

Subdivisée à son tour, –jusque dans le plus perdu de ses rivu-

ts, qui sert de promenoir minuscule et tortueux a des défilés't' canards, elle reste une partie de sa force, une onde du Magda-"< Lut-môme nous apparaît enfin. Des frontières de 1 hori/on,

et puissant comme un bras de mer, il savance, il s'étale,t'"t. 'toute sa masse tranquille roule avec une majesté fi lle

oiïies d'où il descend. Dans ses eaux, qui sont ainsi jaunes et

~oneuses perpétuellement, il charrie un peu de ses montagnes,'-d, pour ses rives, un Nil de fertilité. A le contempler si pai-

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ion 'h

REVUE DES DEUX MONDES.

C?tr\)~F~t~1~ <sible et si colossal à trois cent quarante lieues du rocher a~où suinte sa première gouttelette, on évoque non sans-?tude respectueuse les étendues qu'il traverse; on pressent, derrièreles lointains fermés, la succession de ces zones

ditTéren~ sisauvages et si grandes que l'homme ne tes a pas toutes par-courues en bas, celle des forêts, la lumineuse et lafar~plus haut, celle des cultures et des villes enfin, les dé-

passant toutes, celle des monts, dont les derniers étriers nereçoivent même pas la visite des aigles et n'ont pour témoinsque les étoiles.

Et voici que, devant les proportions si peu attendues defleuve hier encore bien vague dans mon imagination, devant cette« route qui marche, » l'une des moindres pourtant du Sud-Am,rique, une sorte de stupeur m'envahit, l'intuition soudaine d'unmonde gëant. en même temps, je dois le dire, que de notrerisible ignorance européenne. Quoi? Une pareille artère, deux~.nes bout à bout, et pouvoir parier que dix millions de Fran-çais en ignorent jusqu'au nom .'Ma.safors.et les tableaux co.~les sp.ndeurs.fasses? Que doit-ce être que t'0renoque° Q~l'Amazone ? Que les Andes?

N-impo..te, il est agreste, après de tels vagabondages deramener simplement sa pensée à la surface immédiate de cetv~s fossé coulant à pleins bords dans l'une des plaines allu-vialesles plus grandioses qui soient et y lançant ~s mille peti~criques, signes hésitations de son cours. Une autre

où je m'attarde, disparait sous les taches d'or vert des nénuhrsau delà, commence l'initiale impression du grand P~:pl

avec ce ~.r. sur le vert tacheté des prairies'r~es?at et les des cocotiers, ptantu.eu.scs~a~~ lales marais fument, où

les appels du matin se répondent, où le paysan, haut sur sonmob herbes des rives enfouissent des b«.ufs i,mobiles, à derni perdus. Mais le détail

typique est peut-étre fou.surtout par ces vols, ces essaims nombreux, tordus, irr~dans J'air bleu, de perruches froufroutantes et jacassantes, ta-.ii..~,H~ quelque beau héron perché sur la t.e" son long bec inquiet, des -s t.poissons, en sautant, la surface de l'eau. Sans

de"t"c'.es de p.u,n..s. s.cross, s des pafm.crs, on aimerait sans doute a y rêver u

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 43i

-es riches campagnes dont parla le poète et que clôturent les ver-

ins des Alpes. La même joie illumine ce site pareillement bu-

colique où l'on cherche presque des yeux le laboureur mantouan.

tci comme là-bas, l'éveil des métairies, l'évaporation des sous-

bois se parent du même charme pastoral et le regard va, sans se

lasser, de toute cette-lumière à toute cette ombre.

Un aimable Français qui possède ici une installation agricole

fort complète, une hacienda, m'a prié à en faire le tour. Son do-

maine, qui est riche, herbeux jusqu'à l'orgie et partiellement

inondé en ce moment, s'étend le long du fleuve, très au delà

de la voie ferrée de Puerto Colombia. Et rien, certes, ne s'offre

plus réconfortant à voir, plus sain d'aspect, que ces gras pâtu-

rages où les bêtes, tout entières, disparaissent, les quatre pieds,le ventre enfouis dans cette nourriture vivante, d'où n'émergent

que des paires de cornes, des mufles levés qui broutent.

J'enfourche un bon cheval offert par mon hôte, une de ces

bêtes sûres, accoutumées aux enjambemens des touffes et des

scrpens et qui vont continuellement dune allure apprise, con-

torsionnée, disgracieuse, mais sans déplacemens, sans secousses,

le/El aussitôt, en avant par les espaces verts, en avant par les

/7?r~\ qui sont les prés touffus et bas; à travers les champs de

cotonniers, hauts et surchauffés, et les étendues couvertes demelons qui rampent tout naturels, sans arrangement, sans cloches

ridicules, au hasard bienfaisant de la nature.

Vite, vite, fendre cette mer d'herbes à laquelle on n'aperçoitnuls rivages, se griser d'allures, passer violemment, le large cha-

peau baissé, sous ces acacias qui vous fouettent au visage goûter,pour une seconde, mais intensément, l'illusion de posséder, d'avoiren propre un bien ici-bas dont, en quelque point qu'on se place,on n'embrasse pas toutes les bornes, qui ne soit pas strictementdécrit et évalué sur timbre comme les moindres parcelles denotre sol français; de se sentir maître d'une chose presque illi-

!<'< de pouvoir monter sur l'horixon et se dire Tout cela est à")oi

vertige de la course échevelée, griseries de l'espace, de la~'<<'sse Folles évocations On croit goûter ce libre sort, la vie

Y~nt, les jours de galop, de pluie et de soleil ù circuler, tn'~sf"' sse, l'illusion artificiellement tendue parmi ces troupeaux qui

""sdévisagent à l'arrêt, yeux placides et mufles tranquilles, on

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REVUEDES DEUXMONDES.

se sent, quelques rapides minutes, l'âme aventureuse, on~d immensités, le destin intrépide et fier des gauchos.

Un jour encore et m'y voici donc, sur sa belle onde tentp tce grand fleuve, par la plus chaude des après-midi de soleil, enroute très doucement pour l'intérieur, pour Bogota, la capitale.Du grand steamer à fond plat, a roue postérieure, construit cn~sur le modèle immuable de tous les fluviaux du S'dAmérique et qui s'avance sur cette nappe, sur ce bourbeux éventail, avec une impression de glissement muet tout à fait

détassantnous défilons devant les lourds fonds de scène qui sont ras etsurétevés à la fois et où Barranquilla, déjà dépassée, éme.peine de la rougeur de ses toits, telle qu'un troupeau couchédans ) épaisseur des prés. La ville se fait de plus en plus petite,de plus en plus perdue parmi ces

pâturages, parmi les inc.n;mensurables espaces d'alentour où le fleuve et la foret, sotitud sjumelles, semb)ent ironiquement regarder, à leurs lisières, s'agi-ter l'atome. D'ailleurs, quelques coups de palette, et tout auradisparu qui pourrait rappeler t-homme encore, ju qu'à ces der-n.~ prairies où se dissémine le bétail, jusqu'à' ces pa;~la ottcr, coins de campagne semés de bouquets veWs .t desc..nes champêtres. Sans transition, derri.re un coude du neuv~s'est ressaisie la totale nature de ces latitudes et nous nous t.von. ..nfin face à face avec le monde que, moi, je suis

~"de" monde tropical, vierge,'avec tc.~de ce Ma,daiéna qui écarte ses deux rives touffues p.n.rnous mieux laisser voir l'horizon bois -raiscn N..

ne s"t lumière. Et encore ces premières rie), s.ne sont-elles

paraît-il, qu'un ~-d'oeuvre pournous mettre enappétit; je le veux bien croire, P~isqu-cH..déploient ici sur les ultimes prolongemens, sur les plus mai~

rou~ des alluvions ~daféniennes. Par places en effet, J.strous, des < "t dans ce manteau roya) .)..

steppes déserts s'ouvrant les uns sur les autrean do' plantés cactus cierges morts ourans les

grêles ont l'air d'échalas sur un. vi1 e d" On"<- le caillou

~re.<- .<, lit “Ltpar les si.ctes de si.c.es, p.c,~

corn(les pluies dissolvantes et ruisselantes. tl.. r~comme ,ur en racheter la maussade. ce sont, autour d.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 433

~u n;tt-( tjtjm~, ~j 1

~K cLxn.1900. û

cactus, des vols furtifs d'oiseaux des Mille-et-une-Nuits, grues au

ptumagcde neige, /Mr~a/~ noirs et jaunes, et ces prestes, ces

somptueux perroquets au dos tout d'azur, au ventre orangé, aux

pennes effilées, qui portent le nom indéûnissablement imitatif

de <c~Enfin, immuable, le héron, l'oiseau féodal, qui vole au-dessus

du ueuve, le cou rengorgé, les pattes allongées derrière lui,commeun S replié, glissant contre la cime des forêts bleuies.

Par hasard, nous croisons quelque autre bateau, frère dunôtre, et qui descend, lui, emporté à vive allure. On voit ses deux

otages, sa haute tourelle bleue, ses deux cheminées noiresl'avant, telles les antennes d'un grand insecte aquatique. Et, enéchangeant de loin les rauques, les tristes mugissemens d'usage,nousnous représentons mieux l'effet que nous devons nous-mêmesproduire, avec notre grande carapace flottante, étrange parmi cettesuccession de barbares, d'immobiles magnificences qui serontdésertes pour nous, sauf en quelques points habités, sur tout leparcours de notre navigation.

Càet là, pourtant, des domaines cultivés s'y aventurent; on dis-tingua les touffes lancéolées des bananiers, le vert jaillissant dela canne à sucre, le moutonnement rabougri du café, la végéta-tionplus noire et plus éprise d'ombre des cacaoyers. Tout cela,d'ailleurs, venu confusément à même la forêt, touffu, serré, sansbarrières contre ses frondaisons surplombantes, mais victorieuxpourtant des écrasemens, des poussées, jusqu'à former, finale-ntent, une succession ininterrompue de plantations orgueilleusesouhumbles, toutes entêtées, que nous côtoyons jusqu'au soir.

Avec la nuit, théâtrale et soudaine, on atteint Calamar d'oùpart le railway qui se dirige sur Carthagène.

Et là, comme nous sommes arrêtés, silencieux, le long de lanoire où pas une forme ne bouge, en quelques secondes la

1"~ se met à tomber. Oh 1elle tombe, elle tombe, fiévreuse dans~mbrcchaude, en hâte comme si le temps lui manquait, avec~n < r/.pitement multiplié sur notre toit de zinc et un petit bruis-~nt fugitif, nerveux, lugubre à faire pleurer. On dirait que~'t'- la tristesse de cette journée ardente, accumulée tà-hautdans_s.,p~n~ zones ensoleillées de l'air, descend maintenant en'"<~s de gouttelettes a travers cette obscurité. Tout est immo-

bord, tout c~t endormi. On n'entend pas d'autre bruit que~'nce cascade continnello s'épanchant de tous côtés. Au-

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~34 REVUE DES DEUX MONDES.

dessous de moi, un peu de lumière, filtrant de la chaufferie, permetd'apercevoir, dans un faible rayon, les fils d'eau

blanchâtres, ver-ticaux sur l'impétuosité du courant qui s'épand, d'une nuancemarron fauve, chocolat léger. Et je me prends brusquement àrêver de toutes ces ténèbres, de tous ces silences entassés devantderrière moi, et je me vois moi-même, perdu dans ce grand paysde nuit, seul et si loin de chez moi, devant cette triste pluie quine cesse pas de tomber.

Avec la deuxième journée de ce voyage, l'aspect de la con-trée ne subit point encore de modification bien sensible. Ce sontà satiété les mêmes régions forestières, le velours d'arbres quicouvre la terre équatoriale; parfois elles sont aménagées, plussouvent elles apparaissent dans leur pleine sauvagerie primitive etsuperbe, menaçante, enchevêtrée; ou bien, s'arrêtant soudain,elles font place à des océans d'herbes, semés de bétails à l'en-grais, surmontés par la fière silhouette du ~a<y~

Nous sommes toujours loin pourtant de ce cœur extraordinaireet annoncé de l'empire végétal. Nos yeux auront-ils gardé assezde curiosité lorsque nous y arriverons? Avec le resserrementobligé de la vie du bord, les lourdes heures d'inaction, le videparfait de l'existence, les passagers du F/M~c Z~z~ se sontbientôt aperçus les uns des autres et de petites coteries commen-cent à s'organiser. L'élément national domine naturellement. Il ya d'aimables gentlemen bogotans qui rentrent de Paris, chez eux;puis deux ou trois Français en route également pour cette capitaleoù ils résident et dont la compagnie ne fut point pour moi un desmoins heureux hasards de cette traversée; il y a enfin, voyageantavec leurs familles, un essaim de jeunes Colombiennes toutesséduisantes et dont quelques-unes ont des traits de captivantegrâce. Quel charme, vraiment difficile à pénétrer mieux qu ici.dans ce perpétuel sourire un peu rêveur, dans l'insouciance sifrêle, si gaie, de leur ronde heureuse traversant ainsi pn'squesans son douter les plus formidables selves du Nouveau Mondepour s exiler au cœur frileux des Andes? Elles sont si jeunes. sijeunes, mon Dieu Et l'une d'elles, surtout, qui effleure la guitarecomme un chérubin de ttaphaël, comme elle est jolie, dans sonteint mat, avec ses grands yeux levés où tombe la lumière et cescils rêveurs que Murillo prêta à la vierge de sa Conceptionil ~manc récHement une émotion rafnn~e <t'un<. t<.t)<~,n~"m'.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 435

délicate entourée de tant de menaces. Se doute-t-elle que je la

considère à la dérobée avec une inquiétude d'artiste, cette exquiseet fragile fleur éclose parmi la splendeur barbare de la terre

américaine ?

Et après une journée de repos, de chaleur, de lointains as-

soupis dans la flamme, le soir vient encore, rapide, le grand soir

plein d'étoiles. tl s'épand dans l'air cette détente ineffable et rare

où des sons singuliers, des intentions de bruit, passent en fioritures

sur le frémissement ailé des cigales. Tout entiers je retrouve

mes effluves perdus, ma nuit de l'Indénié, si bleutée, si incendiée

de vers luisans et d'astres. Et brusquement, inattendue, une mu-

sique s'élève, une harmonie humaine plus vibrante encore, poi-gnante de toute la plainte soupirée de ses cordes, de tout l'ado-rable et l'endolori qu'elle exprime. C'est à l'avant du bateau, en

pleine ombre surnaturelle, outrée, un quatuor de guitaristes, aumilieu duquel je reconnais mon Murillo de tout à l'heure. Elleschantent à présent, elles marient leurs modulations ardentes, la

strépitation passionnée des strophes espagnoles aux sanglots mé-

talliques qu'arrachent leurs doigts fins. Et alors, un frisson dedélice m'envahit, accompagne les ondes expirantes de leur chan-son, sur la fuite de ces eaux obscures. Tout se tait, tout s'anéantit,le bateau, les passagers, jusqu'à la respiration haletante de laforêt, jusqu'au grand suaire d'ombre d'alentour, et je me sens

suspendu à cette douceur syncopée, écho des mondes paradi-siaques que chacun a rêvés,–à ce timbre de soprano qui achèveses battemens éperdus, ses trilles de bengali, et vient tombercomme une cascade de perles aux ténèbres du Magdalëna.

Vers le milieu de la troisième étape, comme nous avons déjàlaissé sur notre droite quelques contreforts très brumeux des"ta~ncs d'Antioquia, nous recevons inopinément la poussée~un autre neuve, aussi véhément, aussi royal, que celui où nous'guons et qui débouche droit sur nous. C'est le Cauca.

Ccfrèrejumeau du Magdaléna le surpasse d'ailleurs par la~k.ncc de sa course. Plus que lui encore, il descend des cimes

sont les cataractes et les sauts; et, perpétuellement, il char-arraches aux régions qu'il traverse, des épaves et des !!ots

morceaux entiers de berges, carcasses d'arbres gris'ttcnt, tes racines en t'ai. Même i) route, par aventure, des

~'avres, des toques immondes d'animaux et d'hommes, entre

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temps, assure-t-on. Elles dérivent en tournoyant, à la surface deseaux jaunâtres, ces pestilences voyageuses, boursouflées et leventre au soleil. De loin on aperçoit de petites silhouettes noires,très occupées sur elles, en attirant d'autres qui viennent, on nesait d'où, se poser auprès des premières en claquant des ailes. Etces urubus, avec leur plumage de fossoyeurs, se laissent ainsidescendre, fouillant le charnier de leur bec hideux, tirant

an.tits coups les entrailles.

Immédiatement, la vision du torrent passée, la puissantepaix du Magdaléna recommence; sur les rives, on ne voit plus àprésent t que des forêts continues. De larges bancs de sablejaune, étalés, se mettent également à saillir dans son cours. Etces forêts sont toujours aussi mystérieuses, pleines du mêmesilence qu'aux premiers temps du monde.

Sur les îles de gravier, en revanche, en plein ensommeillementde la lumière, se repose toute la faune diverse et nombreuse,fam.hère des eaux chaudes. L aigrette, Ia~~ dresse sasilhouette impérieuse et grêle, suivie d'une mince ombre porte.et des vautours, des gallinazos, qui sont tout noirs comme degros corbeaux posés à terre, réfléchissent ou attendent le filetavertisseur de vent empoisonné, engonçant leur cou chauve dansleur collet gris comme dans une redingote de provincial endi-manché, sous l'œil froidement blagueur des caïmans rassemblés.C'est par rangées, par tribus, en effet, qu'ils s'alignent, ces sau-riens, trempant à demi dans j'eau et d'une immobilité cadavé-rique, telles, dans les chantiers de bois, de vieilles poutres aveclesquelles ils ont, du reste, une ressemblance dangereux Deplus près seulement, on arrive à distinguer leurs étroites meutesbasantes, levées vers le soleil, cette glaciale béatitude peintesur h'urs traits, si l'on peut s'exprimer ainsi, d'un epicu-rétsrne à faire envie.

Leur nombre finit même par étonner moins que leur n~ncha-ante sécurité sur ces plages, ces graviers qui maintenant pu)lulent dans le fleuve, amoncelés autour de quelque arbre n~rt,l'enlizant d'alluvions incessantes. A peine s'ils laissent en<r'd incertains chenaux, donnant l'impression de quelque mm. ns.et paresseuse Loire qui développerait ses courbes en f.r. dr

t~s!es horions successifs d~Ia~ forêt. Moelleuses sinuosité. !a

vatse tente du Magdaléna.~~<- ~tse, plutôt, de notre énorme insecte en tôle et t.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 437

une valse étourdissante à la longue par cette chaleur, cet orchestrede cigales, sous ce lustre de notre grand plafond de velours bleuaux rayons de plus en plus implacables. J

t;t c'est incendiée, dévorée par le flamboiement le plus lourd

que nous apparaît Magangué, très blanche de loin, assise ou plu-tôt branlante au bord de l'eau, parmi les diramations du fleuve,avec un air, qui s'atténue vite à l'approche, de ville hindouebaignant les gradins de ses terrasses dans les eaux du Gange.Seul côté pittoresque de ces agglomérations à importance va-riable, mais d'aspect terriblement identique, que nous accostonsainsi plusieurs fois par jour, pauvres oasis humaines perduesdans la grande selve colombienne et regardant couler le fleuvedu haut de leur berge noire et écroulée. Une grande place herbue,carrée, avec, occupant le fond, la médiocre église dont lescloches s'alignent délicatement sur le ciel, de mélancoliques co-cotiers qui surplombent, tel est le cadre dont se contentèrent,dont se contenteront à jamais des milliers de destinées, d'espé~rances et de deuils. En pantalon et tricot blanc, en chemise etjupon de couleur, la population très jaune, très métissée qui ycoule lesdites destinées, qui y a enfermé le cadre de ces espé-rances, ne paraît point triste, cependant. Elle a l'éternelle guitarepour se bercer et puis ce passage presque quotidien des bateauxqui distrait, où l'on se rend en quête de nouvelles et de rafraî-chisscmens à la curiosité, tout comme, en province, les bour-geois vont à la gare, après dîner, regarder passer le rapide de

15. Pendant qu'on charge à notre bord les provisions de boisannées et cubées par avance sur la berge, nous nous mêlonsvolontiers à elle, à cette douce population, cordiale et polie,humble et intelligente, point trop inerte sous son aspect d'indif-~nce. Rien de la cautèle de notre paysan, de la fraternisationsentimentale de l'ouvrier; les origines s'accusent, indéniables,st .ci le point de jonction de la patience et de la mansuétudeiD"nnes avec cette haute grâce castillane qui para le Cid et~'raviva.

M la comparaison s'impose à l'esprit entre ces gens et nos

~.seuropéennes, sans cesse ruées vers la peine et l'inse-misère. Quelle din-crence, toute à l'avantage des premiers

m,'système-du -moindre souci, du minimum de nécessités

TH.itcs! Il y a certes de la philosophie dans cette résolu-"<' nahancr ici-bas que juste le nécessaire. Eh oui, a quoi

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bon entasser et se tuer au labeur; et s'ils pouvaient citer le Bon-homme, ces péons, ne souscriraient-ils pas à sa triste sagesse

Tout établissement vient tard et dure peu'?.

Mais là-dessus, auprès de Tamalameque, en un point où la ri-vière s'incurve, on me montre une berge et l'on me dit un nomLa berge est haute, toute verte, une banquise d'herbages; le nomest sinistre et, comme dans cette page inoubliable d'Hugo surSedan, jette un immédiat, un farouche assombrissement au sitequ'il recouvre. La Humareda! Ces quatre syllabes ne disent rienà ceux qui, n'ayant point eu à s'égarer par ici, se sont abstenusd'étudier les fastes de l'histoire colombienne. Moi, par hasardje sais et, avec un peu d'anxiété, je regarde, je regarde cetterive de la Humareda, témoin, voici quinze ans environ, d'une desbatailles les plus acharnées qui aient ensanglanté les révolutionsde ce pays, tombeau du parti radical qui, depuis, ne se releva pas.

l'endant que le bateau s'éloigne, je dispute encore au coudedu fleuve qui va me le prendre, cet étroit espace où l'on s'estjadis si follement massacré. Comme tout est vert! Comme laterre a bien oublié! Quoi, mon Dieu, si peu de rancune Et je merappelle. Un autre coin, une autre excursion dans le tragique etl'immortel. C'était à Waterloo, parmi les blés, les blés mûris-sants de juin; et entre ces carrés d'épis du Mont-Saint-Jeannaguère fauchés par les charges furieuses, par six mille poitrailsrasant la terre, où ne passait plus, ce matin-là, que la fougueondulation du vent, faisant frissonner les moissons jusqu'à l'ho-rizon d'Ilougoumont et de Wavre, je demandais mentalement ausol épique une évocation, quelque chose de ceux que la mortavait abattus et broyés sur lui. Instinctivement je prêtais l'orcitte.Il me semblait que j'allais percevoir comme l'écho <~)ur.,comme une clameur sans nom roulant encore du fond de his-toire à travers ces plaines, et toute frémissante de l81.'t. <;i'-

quetis des sabres, fronts immobiles desrégimens, commando."nslointains qu'on répète, la petite silhouette grise au haut laBcUe-Ailiance et cent mille poitrines acclamant « Vive ')-

per<-ur: 1 ~Celait la chimère. Faut pas marcher danseigles, sais-tu, monsieur 1 glapit brusquement derrière n~ 'n

plein monde ré<'i, la voix dépoétisante du garde champct'pensais à ce sursaut désagréable, puis à Waterloo si loin,je contemplais encore ce petit coin de lu Humareda, si tr.

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viriJt, torsque, à nouveau, coïncidence décidé ment, une voixmais roucoulante, mais mutine, celle-ci, m'interpella de côté:« r/o, ~~or. Accompagnant un sourire, un porte-cigarettes s'offrait sur la main tendue, l'exquise petite paumeblanche de mon MuriIIo.

Et avec ce Murillo, avec tous les autres Murillos qui sont legroupe joyeux de ses compagnes, avec mes déjà chers amis M.et F. avec quelques Colombiens de distinction parmi lesquelsje dois le meilleur souvenir au docteur Ynsignares, ministrede l'Instruction publique, c'est plaisir, en vérité, que de se fami-liariser un peu avec les idiotismes et les délicatesses de l'espa-ce! dont je n'ai guère emporté que les bribes de manuel in-dispensables au vivre et au camper. Mais qn'il est souple et riche,et profond, surtout comme langue d'aveu et de désir, cet idiomedans lequel ont parlé Charles-Quint et Vélasquez Il est bienapproprié à ceux qui divinisèrent dans la Vierge le culte terrestre,un peu idolâtrique de la femme. Il fourmille d'expressionsjolies qu'on ne peut murmurer, ce semble, qu'une main sur lecœur et un genou en terre. A celle dont vos doigts, ardemment,ont pressé les doigts, dont les yeux ont quêté les vôtres, vousacquiescerez de cette caressante phrase « merced. » Ohcela n'est guère traduisible en français. Cela veut dire « Oui,votre Grâce et « Oui, votre Merci. » Su merced, cela reconnaîtla

toute-puissance, la souveraineté du charme en celle qu'on aélue cela dit la remise entière, l'abandon de la destinée entre tespehtes mains douces, sous le regard adoré. Et, peut-être à sontour frolera-t-il votre oreille, le mot tendre entre tous « Mi

qui signifie « Mon maître, » autant que c(Mon ami »lit pouvant, avec cela, je ne sais quoi de digne et de réservéme.ne dans l'intime liaison, même dans la parenté. C'est une

impression difficile à définir, mais faite d'une certaine gran-liéréditaire d'une charmante noblesse, à entendre cette

J une fille saluer sa mère Senora, Madame; un peu comme, au_"t<- dernier, le comte de Chateaubriand disait à son SisM<urle chevalier.

revanche, une conscience, chez l'enfant, de ses droits et

s<rt~naturelles, de son rang, auquel il tient et se tient,de familiaux parattèies à ceux de !a cité. On me

~ait ce mot d'Arboleda, le grand orateur et littérateur co-avait pour mère une ducgne âpre, autoritaire; et un

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jour qu'elle lui manifestait avec vivacité certains vœux qui nelui paraissaient ni opportuns ni suffisamment justifiés, le jeunehomme résistait, respectueusement mais fermement aussi. L'impatience gagnait la Colombienne, habituée à tout voir plier. Pe,à peu, oubliant la majesté maternelle, elle s'emporta, elle somma:Por la vida que Udme Au nom de la vie que vous medevez! Je ne vous dois rien, Madame, répliqua froidementArboleda. Vous m'avez conçu par plaisir, vous m'avez porté parnécessité, et vous m'avez mis au monde par hasard.

Comme nous allons arriver à Morales, voici qu'un tournantélargit l'horizon, le fleuve semble se reculer comme un specta-teur, et, en effet, totalement, immense, le grandiose tableauescompté se déroule. Les Andes! les Andes! Rarement syllabesdéjà sonores se sont liées en moi à des intuitions plus trou-blantes. J'éprouve un délice naïf à me les répéter à moi-même etsi je les contemple ces Cordillères, c'est, je le crois bien, aveccette petite accélération des artères que la géographie donneaux enfans doués d'imagination. Les Andes! La voix et la penséemontent en même temps vers leurs dentelures bleues, comme sil'on ne pouvait prononcer ce nom musical que les yeux levés.

Et de fait, la prestigieuse mise en scène! Spectacle immobile,plein d'une solennité de silence! Ici, autour de nous, tout cevert équatorial, ces eaux chaudes et blondes, et ià-haut, auxbalcons de l'infini, ces crètes si voisines de l'azur qu'elles enont revêtu la couleur. L'hiver qui se dresse limpide au-dessusde 1 été le calme olympien des Titans qui regardent, chenils etassis, la joie universelle.

Le miracle de la latitude les enveloppe du reste, ces h.ileschaînes, et les nuages qui font presque éternellement maussadele front sublime des Alpes, s'écartent ici, comme de respc<t. Onpeut apercevoir les replis, les vallées, deviner les ossatures. lesdirections

approximatives, que marquent ces menus traitsd'outre-mer. Les éloignées, les suprêmes forment une sciu <n-tinue sur le ciel d un bleu anémié dans l'alanguissement du r~-puscule. Contraste superbe avec leur base violette et unième.avec l'horizon ras des forets les soulignant enfin de son sin p'étran~ que la fuite du jour décompose; pendant que les ,?<-tu~'s urubus, planant avec lenteur au-devant de nous ont t "r.trompant les distances, de tournoyer sur les montagnes.t u.s ensemble elles meurent, cette silhouette pommela

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 44~

for. qui pousse en quelques instans au noir violent, et cettestructure géométrique des crêtes qui se fond dans l'atonie duciel. Au-dessus, s'élancent bientôt des colonnes de fumée, destire-bouchons de nuages, précipitant encore leur fraîcheur versle Magdaténa torrentueux, invisible et muet, vers toutes lesconfuses chansons de l'ombre. Et la nuit, la grand nuit tombaledescend sur tout cela.

Vers Sogamoso, l'on pénètre enfin au sein des plus somp-tueux empires que puisse offrir la nature vierge. Fourmillementde bambous bottelés comme des piques, extravagances d'arbreset trames serrées de lianes, rideaux feuillus remplissant lesinterstices des futaies, tout cela jaillit sans effort de la terre exubé-rante. Cette fois j'y retrouve, oui, puissante et animale, cettesensation de Guinée aux excès de végétation, aux cataractes defeuillages Et tout de même, là-bas, il y avait en plus, par-dessus.eean des toisons virides, une note spéciale de désespérance sans).n,,tcs dont rien ici n'approche. Elles étaient plus étouffantes, cessolitudes, et plus sombres, plus pesantes sur la chétive misèrede la vie. L'on s'y sentait plus inexorablement emmuré. Dans lesétroites eta.rières des villages, fermées circulairement par lesparois à pic de la forêt, on aspirait fébrilement vers le cercle dedécoupé entre leurs sommets. Mais ce ciel, lui-même, était deP o.nbot ne rayonnait que lassitude et souffrance. Tous les arbrespoussés droits, demeuraient immobiles, à-demi drapés de leurslourds festons enroulés. Parfois le paysage se faisait si muet, si~btement rigide, qu'on Feu. cru soudainement méta.tise~On n'apercevait jamais un coin d'horizon; on ne pouvaitpas monter sur quelque colline pour voir et pour respirer, sans~e

encore au-dessus, autour de soi, cette profondeur en-n des selves, ce sol triste d'humidité sous le demi-jour.

ta ~'IT' on râlait vers ce disque d'air libre était pour-tard toute la vie et où jamais un souffle de brise n'avait passé.P~~nc. ne sais quoi de plus gracieux, de plus revêt unefu,~ végétale à peu près pareille. Peu t-être, ohtceta.j-enth.n ) h

le soleil est-il moinsviolent, moins chargé de matédic-.Enr lumière. Il semble moins soucieux de terrasser

Enfin, plus de diversité, de gaieté revèt ces entasse-

~sfeuillages. Ils forment moins ils offrent desdeB panaches .nattc.)us, dos avenues charmant.-s dos

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fuites d'ombres et de rayons dans des profondeurs engageantesOn ne les voit pas s'écrouler en 'cascades monotones, sur deslieues et des lieues, du faite des colosses dans la rivière mêmeEt surtout, leurs nuances sont plus vives, plus claires. Elles vontplus allégrement du jade à l'émerande. Ce n'est plus le vertsombre, vernissé, le vert anglais de la jungle africaine. Tout celaest colossal et tout cela est léger.

Nous y voici donc, au cœur de ces territoires du soleil où vo-lent les oiseaux splendides, où, toujours, les bandes de cro-codiles, allongées sur la vase, contemplent, les yeux mi-clos lemiroitement des ondes. Rien ne les trouble, ces rois du Ma~da-léna. Pas même ils ne daigneraient s'éveiller de teur torpeurquand notre maison flottante, dans son bruit de roue et sa fuméefrôle les relais de sable où s'alanguissent leurs sommeils; tantils se comprennent bien les vrais maîtres de ce royaume deseaux où les alligators ont devancé les hommes.

Et, tandis qu'accoudé au bastingage je regarde, de mes pru-nelles inlassables, défiler toute cette nature, toute cette dé-bauche équatoriale engourdie et fastueuse, la chanson de mando-line, que jaime tant, s'égrène encore, plaintive, tendre, par lailambée sans merci, par le farouche décor d'eaux et de verdures,soupir comme jamais phrase humaine n'en exprima. Lela /M. Et l'on entend, l'on voit, dans quelque rue de Toh'-de.par une journée ensoleillée comme celle-ci, la petite ombre par-cimonieuse au long des murs. Et puis la Heine qui passe, laReine, belle comme un ange dans sa robe de satin et d'or. et qui.toute reine qu'elle est, ne peut s'empêcher de s'arrêter, surprise;d'écouter, ravie; do s'approcher, respirant.bien bas, jusque suusla fenêtre grillée d'où s'échappe l'enchantement, le refrain deguitare.

Et je suis un peu, en l'écoutant, moi aussi, pareil à la r~inede Tolède; une association mystérieuse mais très intime unitp<~r moi le spectacle de ce monde inviolé aux sonorités .j'.is'yaccrochèrent; et je ne puis plus contempler les panacha de-ces futaies, leur éternel été, la rivière noyée dans sa t~chaude san~ entendre aussitôt le murmure de mandotinesolé, si souriant, comme une~~ ce&~h~édnntcs mélope<

~"r

lesquelles on dirait qu'à de certaines heures soit ntéc la v.A Puerto Uerrio, qui se chaunc au soleil devant un<' ). ''<

du Ma~daténa encore un peu plus grandiose que les autn-

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 443

perçoitau pied d'une colline qui fait éperon, quelques wagons

gris, un embryon de station accolé d'un hôtel. C'est l'amorce du

rait~ay de Médellin. Pour l'instant, il ne pousse guère que d'unesoixantaine de kilomètres dans la direction projetée, se rattrapant,il est vrai, par une hardiesse tout américaine, du lent dévelop-

< pement de son réseau. Il y a là des tranchées d'une audace juvé-nile, des rampes effroyables terminées brusquement par unecourbe tangentielle à des abîmes. Même, sans plus tarder, la« traction » et la « voie font déjà des leurs, sans doute pour semettre sans retard à la hauteur de nos grandes lignes euro-

péennes. Le mois dernier, on inaugurait quelques kilomètres en-core. Le soleil et le Champagne étaient de la fête. Après déjeuneret après boire, la foule officielle prit le train. Dans ces sortes desolennités, les corps constitués préfèrent, avec une louable pru-dence, les wagons de queue, laissant le rôle de tampons éventuelsaux seigneurs du commun, aux chevaliers deschaux portant costalet bâton. Bien leur en prit, cette fois de plus. Le convoi, grisé,lui aussi, par une cérémonie si imposante, perdit la tête ou lesfreins, descendit en plein vertige la pente tragique et vint acheversa cabriole dans le précipice où on releva trente-trois cadavres.

Bah gens de peu Et puis ici l'on est accoutumé à ces accrocs.Notre vie européenne y semblerait terne, avec ses avenues toutesfaites, ses garde-fous légaux, son maximum de sécurité. Ainsi cefleuve lui-même, qui paraît si inoffensif, se jonche régulièrementdépaves de bateaux semblables au nôtre. Presque chaque jour,nous croisons telle haute tourelle à ras de l'eau, telle chaudièresauvée et attirée contre la berge. C'est à quelque arbre entre deuxenux, à l'un de ces écueils redoutables et putiulans dans ces bouesjaunes qu'incombe Je désastre. Croyez-vous qu'on s'en effraie?Allons donc! Le gouvernement possède deux dragues commises~enlèvement des troncs, elles opèrent avec la sage lenteur des'~na.des remplissant leurs tonneaux. Et justement hier, nousavons rencontré la seconde. Les mariniers portaient pour la plu-P-'H.des pantalons garance. Cette particularité me fut élucidée~"r te ton le plus tranquille. Un bataillon qu'on transportait par

sombra récemment sans qu'il pnt être sauvé presque aucun

'~«~ malheureux. Mais les « rava~-urs d'occasion, par droit'pave, hrent à leurs cadavres les menus emprunts dont nous

voyons par~s.l~us loin, en aval d'Angostura, le fleuve tout a coup se rétrécit

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REVUE DES DEUX MONDES.

C'est un défilé fameux, sur l'horreur duquel s'exerçait naguèreencore la riche imagination des narrateurs. Hé!as! 1 le merveil-leux des récits descriptifs s'atténue avec les progrès de la loco-motion et les possibilités croissantes de contrôle. Aujourd'huiun millier de voyageurs franchit, chaque semaine, le pas d'An-gostura sans apercevoir Charybde ni Scylla menaçant leurs machoires claquantes et leurs paumes trémulantes. Profond, rapide,sans plus, le fleuve file entre deux falaises à pic creusées, rodéespar sa séculaire patience. Et le nom du village perché sur la riveen cet endroit rappelle précisément l'engouffrement torrentueuxdu Magdaléna.

Avec Buenavista enfin, presque au terme de notre traversée, lesAndes réapparaissent, mais tout près cette fois, incroyablementrapprochées, d'un coup de baguette magique, et de toutes leursaiguilles claires poignardant le ciel, les suprêmes Andes. Mieux quejamais on en aperçoit les mille défaits, tes architectures, le four-millement d'anfractuosités nettes et bleuâtres. Ce peuple confusde vallées, de tours, de nuages, d'aires aériennes et de contre-forts étages, semble refléter sa fraîcheur, l'incomparable trans-parence de son atmosphère sur le petit village, clair et gai, qui estau-dessous, tout vert de cocotiers, tout gris de toits de cha me, etsi pastoral devant la belle nappe lente de la rivière Buenavistala bien nommée, avec son air de sentinelle, de bivouac avancéau pied des premières grandes chaines américaines Celle-cis'appelle la Cordillère de Samana. Elle constitue le deuxièmerameau important de ce noeud d'Antioquia dont nous avons aperçuplusieurs fois les émissions secondaires pendant ces derniersjours. En attendant que quelques tours encore de roue, quelquestemps de galop nous aient fait asservir sous nos pas les ar!tescentrales, elles sont bien prometteuses déjà, elles respirent bienl'ènthousiasme, parmi ce ciel nouveau, cette magie de c)ar.tH..m.dc azur. Elles restent bien fidèles à la belle cpit),~

"< Avec la voixf.i).no~ à miracle de leurs torrens et de leurs ~ches.«..nous 'r nous appellent; il leur tarde de nous prendr.~ra"i la respiration, la vie, de se donner à nous sur leurs u)ti.gradins comme de sauvages qui veulent qu'on les m.Abri et .fuge de la liberté sacré. a dit le poète O.,i sans d.~me ici, surtout ici. L-EsXu.tdunac qui pendait à rAt <

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 445

en rép'tant son farouche chant de guerre, les flèches qui ser-

virent à Honcevaux, le tireur rebelle d'Altorf qui buvait autorrent ta fierté du Rutli, eurent leur frère posthume dans le

pauvre Indien de terre froide courbé sur les versans de ces Andeset ne cessant d'être traqué qu'à la limite où l'air manquait aux

poumons des chasseurs. Si la montagne est le premier échelonde l'homme vers l'Au-delà, si elle affine celui qui la conquiert,où en trouver d'exemple plus admirable que dans la simple diffé-rence d'altitude formant de deux races sœurs ces antipodes hu-maines les Incas, Muyscas et Toltèques en haut, les anthropo-phages Motilones et Orejones en bas? Haces maritimes, endéveloppant le bien-être, races montagnardes en développantl'essor intellectuel, n'ont fait qu'écouter les leçons muettes durivage et de la cime, ces deux pôles du sublime dans la nature

Cependant le terme de notre voyage fluvial s'est dessiné surla droite, une longue agglomération de hangars au pied de laforet coupée net. Contre la berge, il y a d'autres bateaux,d'autres carapaces de zinc obliquement amarrées. C'est la Dorada'i.te du petit chemin de fer de flonda et point commercial im-portant, porte unique de transit pour le haut Magdaléna pourBogota, pour le Cundinamarca, le Tolima, pour tout l'immenseI'"ys qui s'enfonce derrière. Sans doute on sent bien du désordrepann. tant de choses hétéroclites entassées là pêle-mêle dans cesdocks rudimentaires et qui attendent leur expédition vers l'inté-~urou vers la côte. Pesans ou fragiles, intacts ou défoncés lessacs de minerais, les sacs de café, les tonneaux de résine, lescounes de vaisselle, dont les entrailles débordent, les balles deis.us.doiit les cercles ont sauté, les~~pour la canne à sucreun.

locomotives, n'en témoignent pas moinsd'une vitalité commerciale aussi grandissante qu'altérée de paixPaiement, tous les passagers du vapeur ont réussi à se caserns t. train qui bondit maintenant à toute allure parmi un pay-

P) t..<' curieux, de brousses marécageuses d'abord, puis de

Lu ti~ aurifères où des falaises dressent leurs sil-)~~~s des érosions tertiaires. A gauche,un instant disparu, nous rejoint à présent, furieux

'gable,resserré,lui,le IIeuvedun kilomètre de lar~ jus-(I,U

'~r T.d'une

l'autre, le jet de pierre enfant

davec lui

a~ns ces géologies, voici que la voie s.,rp~mhan< 1 d'un

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~6 REVUE DES DEUX MONDM.

côté les bouillonnemeus d'ocre, se colle de l'autre à la paroisonore formée de graviers, de bancs de graviers d'une épaisseurprodigieuse, serrés, cimentés et agglomérés aux âges antédilu-viens, par l'eau, la chaleur et les agens dynamiques. Une mu-raille de sable, aurifère comme tout le fond détritique de cettevallée, et suspendue, sans étais. Puis la taille recule un peu, lavue s'élargit et le train stoppe enûn dans une fournaise, une gareminuscule chauffée à blanc par le soleil, au creux d'un cirque demontagnes roussâtres, pelées, moroses à force d'être lumineuses.

Honda Petite ville blanchâtre que domine ce solennel pay-sage désolé! Les Espagnols la nommèrent bien d'un adjectif quisignifie la profonde. Ce qui, instantanément, vous saisit, c'estcet excès, cette mélancolie de la réverbération. De tous côtés,l'on n'aperçoit que les roides hauteurs rapprochées, que les troisprofils de croupes rugueuses qui y dévalent; et, tassée dans leuraride cuvette, l'aircf libre se creuse encore des ravins de deuxfleuves car c'est ici qu'à deux pas de son pont de fer, se rue aufleuve déjà si menaçant, le cours rouge et tumultueux du(.uaH. Ce confluent, ces eaux limoneuses qui descendent deN<-ivaet des Cordillères blanches, ce torrent couleur de brique quiarrive du pays des mines en bondissant sur des roches énormesavec sa chanson éternelle, cette brèche encaissée du Magdalénadans des rives de cailloux, enfin ces escarpemens d'alentour.depouiMes, pierreux, d'une couleur à la fois fauve, et rosé, etviotacée, tout cela donne à Honda un aspect de cataclysme.un caractère déchire, lugubre et attirant.

L'air brute parmi la lourde splendeur du zénith; les lentscercles noirs des vautours se coupent les uns les autres. Etmidi,de plomb perpendiculaire, écrase cet amoncellement de galetsgris et de chaux blanches.

Des urubus, des monts roses, des murs neigeux et des pierres.Les choses, l'atmosphère môme qui circule entre ces contn'furtsdes Andes, revêtent une nuance ardente et violette.

Knfiu il y a, ça et là aussi, des ruines, des murs restés deh'par miracle, des embrasures vides de portes et de fenêtres, d.n'-

tiques maisons dont le toit s'est effondré. Dramatiques décon~'r.-sde ce tremblement de terre de ~80:; qui bouleversa la vii)' s.nonssante alors et, en une nuit, engtoutit, assure la ~hronnt"locale, six à sept mille de ses habitans.

!)" reste, il fait un peu rêver, avec sa face de chaos, ce b<

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 447

lui-même, jadis labouré par la fureur du fleuve. Aux rives à pic,si furieusement burinées, aux roches polies abandonnées par-tout, on demande compte du travail de Titan que dut un jourfournir cette masse d'eau pour emporter la barrière dressée

devant elle par les Andes, pour s'ouvrir un lit entre ses deux

tronçons. Sur les flancs parallèles des collines de l'Est entre les-

quelles elle coule relativement presque sans effort, on aperçoit,comme des étages successifs descendant à son niveau actuel, lesstades persévérans de sa poussée. On songe aux temps de la Pré-histoire où les vagues atteignaient là-haut, à cette ultime érosiondes faîtes; où cet entonnoir que nous arpentons était le fondd'un lac de deux cents mètres d'épaisseur où toute la belle et

gigantesque vallée qui s'étend derrière, jusqu'à Neiva, peut-être,notait qu'une nappe limoneuse. Quels bouleversemens, quelsabîmes, sans yeux pour les contempler!

Et par une association d'idées bien secrète, ma penséeretourne aujourd'hui, loin en arrière, à l'un des paysages quim ont toujours semblé empreints de la plus personnelle et de lamoins analysable mélancolie, à cette plaine encaissée du Valaisque remplirent pareillement jadis, d'où s'échappèrent, en furçantles Alpes, les flots majestueux du Hhône; à l'adorable site quedotnitient les tours calcaires de la Dent de Mordes, l'éclatanteneige de la Dent du Midi et au delà duquel, le château de Chil-tun, en saillie sur son roc, renète ses toits de tuiles crises dansle miroir ineffable du lac de Genève.

Donc, sur ce chemin de Bogota où la terre et la rocaille retrou-v'-os commencent à me brûler les pieds, où la fièvre des hau-teurs se nourrit aux degrés qu'accuse le thermomètre, Honda'~st que la plus transitoire des étapes. L'auberge, qu'un euphé-i~'sme aimable qualifie j7~ ngure assez bien le tour-'hnde d'autrefois où l'on changeait de bottes et de chevaux~ant quelque pas~gc accidenté de la route. En effet, comme

le chemin de fer finit ici, au pied des montagne~ c'est àou a cheval maintenant que nous devrons continuer notre

"'y< La cordiale troupe que nous formions, presque depuis la'ce, va se disloquer selon les nécessités de l'âge ou <le l'hu-"r A quatre, nous prendrons les devans, en bons et allègres

~t'crsque nous sommes, et les autres suivront de loin, iront

1' à journées modestes, quelques-uns, d'aventure, enà porteurs. Avec de vrais regrets, avec des souhaits répétés

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REVUE DES DEUX MONDES.

et louangeurs comme il est de mise plus que partout en ce navcourtois, on se sépare, non sans mille Au revoir! et à Bo~ota~à travers lesquels il me semble bien discerner dans

quelques jolisyeux comme un tout petit désenchantement de voir partir ainsil'avant-garde joyeuse que nous sommes. C'est que nous

comp-tons bien brûler la route à la française, de manière à nous trouverau but dans trois jours.

Et alors, sans retard, du côté du corral, sous le vestibulemême de l'hôtel, pleins d'un brouhaha de gens, et de bêtes re-tentissans de ruades, de jurons, de traînemens de mors contreles pavés, nous allons donner le coup d'œil du maître à la dé-cisive bousculade qui précède et qui assure des odyssées. Débal-lages bruyans de selles, de brides et d'étriers, entrées et sortiesbrutales des mules de charge, beslias, y~M/~ carga, qu'onvient proposer à notre examen et qui se heurtent violemment auxchambranles des portes, finalement empaquetage, matelassage etimperméabilisation dans une toile goudronnée de nos bagages.qui nous escorteront en bât au dos des susdites mules, non sansquelque péril banal de chocs et d'écrasemens, voire de dégrin-golade dans la boue ou les ravins. Pour compléter ce désordrepittoresque et nécessaire, arrivées en coup de vent de cavaliersaux airs importans et pressés, qui s'encadrent un instant sous lavoûte, échangent trois syllabes quelconques, piaffent et repartentau galop. Et, gagné, moi aussi, impatient de ma mise pédestre.des que j'ai choisi la robuste mouture qui va me porter à traversles Andes, je m'amuse à revêtir la tenue de voyage usitée enColombie.

Le pantalon, d'abord; deux immenses houseaux de toile griseaccouplés, qu'on appelle ~s et dans 'lesquels on entre touthabillé. Puis je passe ma tête dans la fente de la sirnphrectangle d étoue admirablement pratique contre le soleil et quiretombe a plis autour des épaules. Et quand j'ai coi~é par fa-dessus le grand chapeau dit de Panama parce qu'il vient de G~va-quil, tout blanc, en pain de sucre, garant de la pluie et du su).que ai fait boucler mes formidables éperons, aux molettes n.<cann-ment relevées et plus larges que des doublons, meseper~s'"stores dont chaque pavé réveille la sonnerie conquérant..

<t<-n(.n que j'ai chaussé, complétant ma selle à haut pommeau etfauteuil, mes étriers presque arabes, qui sont de lourds s-sen ~nvre ciselé excollens contre le raclement des roches <

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 449

T~MRCLXn. <900. ~9

froissement des étriers du voisin, voici qu'instantanément, ma-

giqueinfluence d'un simple costume et du milieu, je me sens

un peu américanisé déjà, prêt à tous les gongorismes et à toutes

les outrecuidances. Une grâce d'état m'illumine il me vient na-

turellement, comme à Tartarin, des attitudes picaresques. Je cir-

cule dans une atmosphère d'exagération et de credo. Et ma joie

est sans bornes, que les péons rencontrés me saluent, me pren-

nent pour un fils authentique de cette terre. Je comprends,d'une intuition de miracle, tout ce qu'a pu penser Quesada. Je ne

serais point étonné si Belalcazar, débusquant soudain de la petite

place, jetait à mon caracolement Muy bien, hijo/

Après avoir rempli ainsi consciencieusement son rôle de fa-

raud de village, le poète que porte en soi tout voyageur se res-

saisit pourtant à l'appel si touchant du soir parmi ces amphi-théâtres colorés. Une volupté de sages nous fait viser certaine

colline en face comme un observatoire d'où recueillir encore,dans un loisir asiatique, l'expirante irisation du soleil. Le Guali

retraversé sur son pont de bois, terriblement instable et oscillant

celui-là, nous voici, au flanc d'une croupe frôlée d'obliques rayonsviolets, dans une montée rude, têtue, parmi les pierres. Sur le sol

s'étire démesurément la silhouette fauve et bleuâtre des cactus

si <mcus dont les cierges grêles semblent un défi à l'équilibre;~d'autres de ces exogènes, plus rabougris, tordent leurs raquettesétoiles d'épines blondes; des oiseaux qu'on ne voit pas se cou-chent en jacassant dans la chaleur des buissons légers.

Mais lorsque nous sommes en haut, tout en haut, devant la

profonde et sinueuse vallée du Magdaléna, tapissée déjà de

vapeur bleuâtre, lorsque nous dominons ce panorama de massifs,

dccroulemens, de brèches, de plateaux effleurés d'un jourpresque rosé, la mélancolie diaprée d'une telle sensation nouslaisse sans paroles. Cette lumière désolée qui meurt sur l'Amé-

"e, baignant encore ses faîtes d'un reuet de mauve et d'or, ce~r't plein d'une suprême paix, d'une pâleur épuisée, ces cercles'rneis que développent les éternels vautours. Tant qu'unet"curdure encore au front des ultimes Andes, nous demeurons

"~mobiles, prolongeant d'évasives rêveries. Et le soleil se couchetout a fait, impitoyable à nos regards.

Le quadrille de nos mules fait sonner joyeusernent ses sabots«'ntrc les galets des rues tortueuses, entre les /ï<?7t</<M,les bou-

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~Kn450

REVUE DES DEUX MONDES.

tiques, encore fermées de la petite ville, le début de cette troi-s.eme semaine. C'est, comme toujours, par une rayonnai etfumeuse aurore. Derrière les fenêtres closes desvieilles de-me.res espagnoles, les dorment à ce mur.nu du

SuFd~ vient vous visiter dans la nuit et vous bercer commecelui de la mer.

Presque aussitôt, du reste, nous l'avons retrouvé, le MagdaIéna, resserré toujours et bondissant sur de nouveaux rapides, enmyriades de cascatelles, bref, recommençant son dénie ses portesde fer de Yeguas.tci par exemple, la montagne est meuble, glis-sante, et l'étroit chemin ménagé entre elle et l'impétuosité du tor-rent s'effondre chaque jour un peu plus sous l'érosion infatigable.Ce long Honda,, ce rapide intermittent d'un kilomètreet demi, marque le seuil de partage entre les deux biefs supérieuret inférieur du fleuve et il trace aussi une sorte de marche entre

deux pays tout différens. Au delà, commence une seconde Colom-bie, d'entassemens cyclopéens et de solitudes rases d'horizonsplus grandioses et plus morts; c'est le recueillement dc.as"et de l'alpe succédant aux enfanterncns monsU.~u. de ia~.h~r en aurons la plus haute, la plus définitive vtout à l'heure, une fois franchi le fleuve l'autre côtéduquel aboutit la route véritable de BogotaLe bac

traditionnel; une coulée grinçante le long d'un câble.Puis, à peine touché terre, en selle de nouveau; et, abandonnant àleurs risques et à leurs empêtremens nos péons et notre convoi,nous prenons en

hâte les devans pour arriver àVergel avant la tombée de la nuit.

Deroute par exemple, de route proprement dite, point Un

simple chemin de montagne rocailleux, ––– par lesencombré d'éboulis, et, en somme, at:i~ Tandisla route carrossable se

développe à loisir, parait-il, pour n.Ù,':t~7'

lieues plus au ~:d~ii~e~ abréger la distance, coupe au plus monte, d.“.).de ~eau tantôt blanc et poudreuxb.-u~de tantôt vague P<"rissement de fange; tant.ts<n~e "r verdures encontinus, et .t..sonore 'n "s r""

tragique, '––<- ent.. J~n~s'av..r.sons-nous

quelque bois? les saut.tracée

métalliques; ou bien .).. b~r..vertes se ,nu)t,p).ent sur )<- sol, rubans .).sp..i,

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-t.RENADE. 45i

marchent, processions interminables, de fourmis arrieras, si

nombreuses en ce pays. Chacune en effet porte diligemment vers

des agglomérations mystérieuses, au sein de fourrés impéné-

trables, un petit fragment de feuille scié par elle et toujours vert.

Et ce rôle de convoyeuses leur a fait donner le même nom

qu'aux muletiers, aux péons qui marchent en arrière des charges.

Du reste, à quoi emploient-elles au juste ces matériaux si infati-

gablementaccumulés? Et quelle nécessité bizarre les pousse à

leur faire parcourir tant de chemin dans des régions où les feuilles,

Dieu merci, ne manquent point? Ou bien si c'est une spécialité de

verdures qu'elles recherchent, pourquoi ne trouve-t-on point leurs

nids ou leurs cités au pied même des arbres qui les engendrent?

Mystère. Mais la vieille leçon, toujours présente, toujours vraie,

que ce labeur fiévreux, indiffèrent aux plus torrides climats!

D'où vient-elle, cette notion supérieure d'activité? Que peut-il se

passer dans l'encéphale d'une fourmi?

Cependant, vers la droite, on découvre encore par intervalles,

entre les rochers, les belles sinuosités du fleuve, brillantes au

creux des vallons boisés. Des bosquets se succèdent, dont un va-

et-vient continu anime les berceaux murmurans troupes de mules

qui reviennent à vide, les flancs saignans, mais allègres, et dont

on ne peut éviter que par un écart très rapide la bousculade in-

dill'érente et aveugle, arrieros qui les suivent à pied et dont le

chapeau s'enlève en nous apercevant. (Je définirais mal l'espècede compassion très particulière qui m'envahit chaque fois, à re-

garder ces faces soumises et comme effacées, de fidèles serviteurs,a leur rendre, en ami, ce salut souligné d'un regard si humble

dans leurs pauvres yeux bons.)Un peu plus haut, les croupes des élévations qui nous étrei-

gnaient se reculent. Alors la vue erre, reposée sur de riches sa-

vanes pleines de bestiaux au pâturage. Dans le resplendissementdu jour déjà chaud, les pentes herbeuses s'étagent, où le chemina creuse son sillon mince et têtu. Toutes les demi-heures généra-lement, on voit apparaître au bord d'un champ, sur une lisièrede bois, la maison rustique peinte de chaux, que gardent les bœufs

~Tulters, qu'environnent les chiens et les /x\co.y, ces dindons

~mcricains au corps cffitô, et les marmots surtout, minuscules

"shommcs à la figure trop grave pour leur &gn, mais trottinant

milieu de tout cela, baptisés de bouc, les yeux d'émail noir,cttrteuscs prunelles indiennes éclatant dans leur masque de

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A ~9REVUE DES DEUX MONDES.

petits Chinois dë.ot.rë par )apoussière. Attenant à

l'habitation.J y a )aplupart du

temps, un haut ranchocirculaire, auxabns du bo.s de

Boutonne, où J on entre à cheval et auy bo.re, du haut de sa selle, la jatte de lait s~

par~ b~ir.va.fteur de ce petit domaine. A )a mousseuse boi~on i.rasade

eau-de-vie anisée àlaquelle on s'habitue.

~=~~

neregrette pas le

cette route, soitqu'elle pénètre dans des zones d'ombre bleuequ'arrondissent d'imminentes

hauteurssoit~u-~if~ des

échappées sur la lourdepoésie des

lointains, soitqu'elle file augré d'étroits couloirs où nous saisit l'humidité suintante. Acci-dentée enfin, de plus en

plus, en façonsd'escaliers, en entable-mens sur des

gouffres, selon lescapricieuses

désorganisations

des entrailles terrestres. Et de plus

enplus, dans les coudes déjàsi

abrupts de ces montées, il faut seplaquer très vite contre la

=~

de ces escadrons de muleslestesdébusquant en vitesse

presque sur nott-(~ tête.Tout de

même, et mescompagnons, familiers avec ces

-=~

jusqu'ici le vrai cadre degrandeur,l'apothéose de la nature andine reste cachée. Cette

région despremiers contreforts est seulementdisposée là, par un metteuren scène sans

rival, pour préparer notreadmiration, servir d'ex-citant à notre curiosité. Et voilà en effetque du haut d'un

palierplus découvert, soudain, tout lepaysage que nous avons laissébas

apparaten même temps ~r

d:tl: lumineux

s<-dero~ qu~ ~~dr

~PP~ciabIes, qui

majesté emo~al X~ ~T~~

'iM morne n~n.'me

enso)ei))ée, d'immobi-

:.cept~

cette'–––– pos.-ti vement

exceptionnelle.

y~ui~enou~peut ––ch.

~n? .e: ~d rou~sui"ant les lacets de la route où nous nous

apercevons iiotis-marchan. en

.ta~~r"sc~ne moubllih~ cta~cs dinërens, c~'th'

des bu«es"o. ,e ~de"~

faitdes

des sotidif. en le relief de––

ou de nua~s~P~°"~ M "n .aos d-hori~n.ou de

"a~s, cette v.s.on à ctou~r l'haleine d'un Oumb~h.

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SOUVENIRS DE LA NOUVEJLLE-GREKADE. 453

secontinue deux heures encore pour trouver son expression totale

devant l'hôtellerie du Consuelo, où se trouve dressée la table du

déjeuner.Les mots se lassent, les exclamations retombent quelque

peu honteuses. Mais il faudrait avoir l'âme d'un Scythe pour ne

pas vibrer. Là-bas, là-bas, les Andes, barrant le ciel, d'une den-

telure triomphale, d'une écume de sommets, les Andes! Et d'ellesà nous, dans une profondeur sans mesure, cette chose minuscule,le Magdaléna qui serpente, l'infinie ondulation paresseuse, lereflet d'épée tordu et perdu dans une brume irréelle, vers leTolima. Encore serait-ce peu, si tout l'espace compris entrelà-bas et ici, ces trente lieues de pays intermédiaire n'étaient,non pas semées, mais remplies, mais saupoudrées d'un amon-cellement de chaînes, de cols, d'éminences tassées et probable-ment superbes eux aussi, mais rapetissés, aplatis de la hauteuroù nous sommes, vagues taupinières écrasées contre le sol.

Ce sont surtout les extrêmes fonds, qui vous fascinent, cesfrontières du ciel où la pensée ne devance plus le regard, dente-turcs parallèles, Cordillère centrale d'un outremer sombre, d'unesi solennelle assise, telle qu'on dirait d'énormes vagues de laterre pétrifiées et arrêtées là. Au-dessus, des plafonds de cumu-lus, des traînées d'écharpes jaunâtres pèsent encore sur cesbrumes, renforcent de leur ennui éternel cet assombrissementdes lointains si violâtre et si sombre, d'une majesté si funèbremaître les torrens poudreux du soleil et qui forme, je pense, labeauté spécifique et le caractère dramatique de ces montagnes-ci.Si ton excepte quelques fumées, très lentes, qui se renversent çàet !à, rien ne tressaille, rien ne bouge dans le repos éternel de cescouleurs mortes, de ces nuances noyées. Instinctivement, l'oreilleaprès !'œll se tend, inquiète, vers l'incroyable tranquillité.

~"tre entière chevauchée du reste, toute cette ascension versBogota progresse dans le déconcertant. A peine franchi le Con-su'-to, un autre point de vue plus complet encore, s'il est pos-s~!e. se déploie. Nous atteignions en effet à la culminante alti-

de ce système montagneux où nos lacets ont peiné depuisc'' matin. Mais notre escalade s'était constamment tenue sur sonoccidental, sur l'ensemble do contreforts et d'abîmes qui re-

~'rdent la nappe magdalénienne. Que nous réservait le aom-!? Des plateaux, des anfractuosités indéfinies?Vilement, voici ce que j'aperçois le sol manquant presque"'us)(.s pas do ma mute pour un effondrement colossal de toute

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REVUE DES DEUX MONDES.

~~t*~ ~-–t~~cette contrée, pour une nouvelle vallée creusée à perte de vue dunord au sud, se relevant dans l'horizon d'en face en une deuïiebarrière de dentelures vertigineuses; et une pente effroyable, unepente crépusculaire remontant du fond de ce gouffre vers cetterégion des aigles. Exactement ainsi, j'occupe la coupante ner-vure d'une chaîne médiane dressée au-dessus de ces paralte~abîmes; tandis qu'eux-mêmes, aussi violatres l'un que l'autre,sinon aussi gigantesques offrent une parité singulière, entre leval gigantesque du haut Magdaléna et le creux charmant danslequel à présent nous sourit la petite ville de Guaduas.

Alors aussi, malgré tout, il y a un sentimentd'imperceptiblelassitude à se sentir seulement là, sur ce premier échelon des

Andes, à n'avoir tant gravi que pour redescendre, à retrouver enface de soi une nouvelle marche plus olympienne encore, plusfarouchement verticale que celle-ci et où pourtant nous couche-rons ce soir, sur la terre froide. Dans notre journée nous auronsdonc franchi deux de ces bourrelets de la terre et il en resteraun troisième avant d'arriver à Bogota.Et la file indienne reprend, trébuchante cette fois, boiteuse

parmi les pierres et les glissades du raidillon défoncé, avecde grands dévalemens de pauvres mules assises sur leur derrièreet qui font toucher le sol aux étriers des caballeros; avec degrandes foulées doubles sur des tapis de savanes pauvresavec des froissemens de feuillages, jolies frondaisons de bam-bous frissonnant comme les élytres de toutes petites saute. c)ks.avec des faux pas sur des quartiers de roche nue qui ont l'airde tombes oubliées parmi les graminées. Vers le fond de la des-cente, tout cela s-amajgame en une profusion claire de buissons.d'arbustes légers aux couleurs de nos climats, de branches me-nues où les petits oiseaux, bien blottis sur le bord du se.Okrgazouillent à tue-tète, gazouillent, gazouillent.

La plaine où l'on débouche, étale la joie des prairies partielle-ment tapissées de hautes fleurs. Tandis que s'esquisse a peu dedistance l'accueil clair de Guaduas, des bambous se reco!n).ttrès empanachés au-dessus de nos têtes, multiplient jeur."ss<.saiip,ed desquels de minces ruisseaux circulent de otitesmures haussent, jupes trainantes dans l'eau, des silhou.~sde favandicres. Les rieuses filles battent le linge tout en sa)i-le prochain et c'est touchant de voir comment un si,

geste fait naitre d'un bout du monde à l'autre une f.

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SOUYKMRS DE LA NOUVELLK-GREKADE. 455

maçonnerie tacite de coutumes identiques et immortelles.

A perte de regard, d'ailleurs, la vallée s'étoffe d'un vert riche

de eu Mures. La vigueur, la belle liberté drue des cafétals s'épa-

nouissent derrière les grilles salies du bord de la route où les

rameaux jaunis des cocotiers, effilés en longues plumes de paon,

trainent parmi les traces de pluies sur le linteau de plâtre noir,

où les feuilles de bananiers risquées à travers les claires-voies

figurent des bras tragiques tendus dans une menace ou une prière

vers la charité du passant.

Entin, tandis que notre gai peloton fait claquer ses fers sur

les galets du bourg, en traversant la petite place endormie

où semble veiller seul aujourd'hui un reflet de mélancolique

ie~ndc,–moi, je songe à la tête sanglante qui y fut exposée un

jour celle de cet Antomo~alan dont les armes osèrent s'opposerà la tyrannie de Florez; du premier révolutionnaire et du pre-mier patriote que la Colombie ait eus. Déjà elle reprend ses droits,

la lugubre superposition des paysages de l'histoire à ceux de la

nature. Dans ce carrefour unique d'ambitions que, grâce à sa situa-

tion ~'ographique de porte des Andes, fut la Nouvelle-Grenade, à

tafois~ où s'entassait le fruit des rapines et quartier retranché,d où s élancèrent sur l'Amérique la plupart des aventuriers de la

conquête; sur ce sol où passèrent tour à tour, morion en tête et

croisée au flanc, conduits par leur flair de faucons vers des proies

dill'érentes, (Juesada et Fredermann, Badilio et Cesar, Almagroet Hclatcaxar, Hobledo et Heredia, Balboa et Pizarre, maintes fois

sans doute j'aurai l'occasion d'écouter cette muette éloquence du

sol, de me rappeler qu'il n'est peut-être pas un pouce de notre

planète qui n'ait reçu sa libation de sang.I) fait un soir de paix adorable quand se profile, en haut, sur

ta droite, le campement du Vergel.Des aires de la zone torride, des terres chaudes, //<y<M

<<s, nous avons conquis des sommités plus vivifiantes.

une sorte de rose bruyère, couchée à nos pieds et qui estL"n ce!te des Cévennes ou des Pyrénées, eh'cutent les fraîcheurs

(""cirantes, les véritables haleines d'une fin de mars. Le soleil~t jaune de cinq heures paraît nous indiquer, <le ses rayons'tés, le versant mûme où nous sommes étendus; il fuit cepen-

'"t devant les coniccs d'ombre violette qui, après avoir rampéJ't" au bas de !a pente oricntatc quittée tout à t'hcure, gatopcnt

"ntcnant après lui.

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t~456

REVUE DES DEUX MONDES.

Une hâtive chandelle s'allume dansl'auberge d'où

s'echan.des

bru,~

de vaissellebousculée on voirie

to~tne~bétantes brebis rentrer dans iegris de l'étable dont

claie de bois. En n~etemps que d. p~.t

deombre, sortent les sons

saisisses, inachevés partie' à

.essencegrandiose, l'auguste sommeil de la

montage'Quelques minutes encore et ta nuit andine aura

atteintparoxysme de noirceur ennemie

qui enveloppe chacun, l'iullno-

=~=,familiers. Très vite legouffre indécis

que noussurplombons s'est

rempli devapeurs

T.=~,r,

s; ajoute encore une illusion de fa-

laises, cette terrible barrière de ténèbres duConsuelo, d'unehauteur si démesurée sur J'horizon et qui ferme

tout, qui Opprime

~S~

instans, la dalle levéede l'immense tombeau entr'ouvert sous nospieds. Tandis qu'ellefestonne sa netteté

coupante et froide sur cequi n'est

plus main-tenantqu'un reflet

d'outre-terre, le recueillement des frisson-nantes étoilespique de tous côtés le bleu profond. On dirait

qu'ildescend del'incommensurable, qu'il se

multiplie au-devant denous dans la vibration passante deslampyres, de ces curieuses

canditejàs douées du pouvoir de s'allumer subitement et des'éteindre, d'éclairer et de

disparaître, détectives ailésprojetantinopinément devant eux le

rayon de leur lanterne sourde.

errans dansl'atmosphèresemblent bien rivaliser

d'éclat, voici qu'un à un, des feux, ter-

'm.étagespentes, ressuscitent de minuscules cantons de cette hOITl'UI',

grand'gardes perdues disant

la veille d'unepensée humaine. Onles voit

peu à peu s'allonger, serejoindre

ets'éteindre; ils forment

~5-

ils font courir d'étroites bandes de

'<<'~'rs.

serait

vérité, comme Lde révolte se propageant,

tproche en

proche sur les somn1ets des Andes!Longtemps en~or(~,

très sous l'humidité pieu.rant desétoiles, ces brasiers

allumés, Comme desphares iitii

~=~de

P'EftRE D'~MPACMAt.PmnnE D' E~PA(~NAT.

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SOUVENIRS

DE LA

NOUVELLE-GRENADE

nd)L'ATHÈNES DU SUD AMERIQUE

Dans ma chambre de l'hôtel Europa, à Bogota, une haute etconfortable pièce, telle qu'on ne s'attendrait pas à en trouver surces hauteurs après les gîtes rudimentaires qui m'ont abrité depuisle commencement de ce voyage. Mes compagnons décidémentperdus et le premier dépaysement secoué, j'essaie de préciser, deme résumer à moi-môme les toutes premières impressions quise dégagent de cette ville curieuse j'ai cette présomption déjà deme demander quel peut être l'état d'âme de gens assez déshéritésou favorisés, comme l'on voudra, pour vivre à deux mille sixcents mètres d'altitude et à dix-huit cents lieues du boulevard.

Donc, la sensation initiale, toute physique, celle-ci, me paraîtse rattacher à l'animation particulière des voies bogotanes, à ceva-et-vient muet que produit l'absence presque totale de véhi-cules, à une certaine tenue générale de la foule, qui est volontierssilencieuse, vêtue de sombre, silencieuse et sombre surtout par'<' peuple de ses femmes, de ces mantilles, de ces jupes noires"roulant avec une poésie concentrée, captivante et, pour tout

))V"ycx)a/M~<)u i'i n"v<mhn'

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Q<~846

REVUE DES DEUX MONDES.

dire d'un mot assez a udacieux, imperceptiblement monastiqueElle se fortifie aussi, cette impression, à errer par le damier desrues, que surmonte, imposante, coupée de nuages, la massiftristesse des Andes elle se fait rêveuse, légèrement oppre~longer ces silhouettes de maisons basses dont les fenêtres auxgrilles débordantes rappellent l'Espagne, dont tes vestibules sontdallés de losanges de briques et d'os de mouton.

Puis, à peine analysé ce frisson si caressant pour certainesformes de sensibilités, il s'en éveille un autre, d'ordre plus i~médiat, plus terre à terre, mais contre le naïf plaisir duquel on aquelque peine à se défendre c'est d'ouïr tant d'aimables gensvous souhaiter, en français, la bienvenue. Amusez-vous à e~gérer 1 expérience, à vous croire chez vous, demandez à cetteredingote qui passe du feu pour votre cigare bien des chancesveu)en qu'en retour on vous marque, dans votre langue mater-nelle, l'agrément de vous servir.

Pierre Loti a subtilement noté en un de ses livres la lassitudetrès vite consécutive à dans les pays neufs, cette déman-geaison de s'en aller, qui n'est pas l'apanage exclusif de Fez oud'un pays particulier, mais qui se renouvelle au début de chaquestation trop lointaine, trop exotique. Les premiers instans d'avi-dité curieuse une fois passés, la plus pressante envie est dedéguerpir. It faut se faire violence pour rester, pour s'attacher à) étude seconde, à la découverte du charme intrinsèque etcaché. Je serais presque tenté de croire qu'il en va autrement .i,et c'est à la conscience rapide de ce charme intime qu'il fautattribuer, je pense, l'espèce d'attraction, de mainmise exercéepar Bogota sur ses visiteurs.

Oui, cet antique nid d'aigles vous accapare; mon Dieu, parune foule de riens, de demi-perceptions, de nuances à Oeurd âme. M d'abord, je l'ai dit, un peu par cette sorte de métanc.hequi revêt tout, avec la couleur plus grise, plus terne ici, delumière, avec cette teinte pensive uniformément répandue ..nle ciel, sur les pierres, sur le grand fond religieux des Andes Ilvous retient aussi par l'air même, qui est raréfié A cause de l'altitude, plus difficile à respirer, plus pesant au cœur, qui ne pndispose pas à marcher, à se mouvoir, qui semble acoquiner )..n à ses habitudes chères. Ensuite, il y a cette atmosphère.passe, si prenante pour qui se plaît à songer un peu, cette atm.sphère de sitenc.. et de foi que traduisait mieux ancien non.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 847

la conquête Santa ~o~o~. Et cela tient encore au souffled'ilistoire, d'héroïque légende qui semble revivre dans la vibra-tion lente, triste, claustrale des cloches cela tient, enfin, malgrécertaines manifestations négligeables d'un nationalisme peuéclairé/à la cordialité qu'on vous y témoigne, traversée de toutesiiues, de toutes ravissantes figures.

Un de ces matins derniers, avec la pointe du petit jour, j'étaismonté sur ce morne majestueux de Guadalupe qui, sur nos têteset scion l'heure, projette ou retire son ombre. J'ai toujourscompris les peuples qui adoraient l'aurore. Par le zigzag des ruescoupées à angles droits, le long des fenêtres barrées de fer,j'avais gravi lentement ces déclivités à courbe relevée qui mènentlà-haut vers la perspective de toute la ville. Ainsi je pouvais mefigurer à moi-même quelque paisible concitoyen de ce quartierrentrant du bal chez lui à l'appel de l'aube. Entre les deux paroisinterminables de murs blancs s'éloignaient à perte de vue les troisrangs de dalles aux entre-deux de galets dont sont pavées toutesles carreras de Bogota et où, plus loin que les dernières maisons,se levait à présent, rose-gris, violet-gris, dans le crépuscule dumatin, la solennelle ascension de Monserrate. Il y avait, à mi-hauteur, comme des plafonds superposés de nuages étalés,enroulés sur eux-mêmes, de nuages chassés obliquement par labrise et effilochés d'en haut, tels des feux de paille alluméssur les Andes. Déjà, en me retournant, je pouvais apercevoir lanappe de la savane déployée en contre-bas, toute une mer d'ombreet d'améthyste légère tandis qu'aux confins de la plaine, l'in-cendie du soleil montait, comprimé par deux bandes terreuses denuées rases un éblouissement d'or et de sang qui se propageaitde seconde en seconde, effaçant la nuit peureuse sur toute lacoupole de l'infini.

Et, comme je demeurais là, regardant sous mes pieds s'incen-~er, aux reflets de sa torche sur cette mer de cubes blancs, lespremières vitres de Bogota; en contemplant les transparencesLangeantes à l'infini de la plaine, la couleur des toits irisés tour

~ur de rosâtre et d'orange; en voyant se dresser, pareilles àdeux obélisques mauves, les deux tours de la cathédrale; en

autant sonner lentement, comme du fond même des siècles, les'ntaincs heures monotones; devant co spectacle grandiose des'"ontagnos assises tout autour de l'horizon et de la ville même'~cnouillée au-devant, avec ses douze chapelles et ses dix-neuf

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REVUE DES DEUX MONDES.

~<nrtw~ i wéglises, je ne pouvais m'empêcher de sentir passer, sur ce som-meil de pierre, un grand efnuve mystique et moyen-âgeux.

Puis, comme, à nouveau, je dévalais vers la ville, vers les qua-drilatères des maisons lavés de teintes grises, derrière moi, toutd'un coup, le vent se mettait à souffler, violent, ce vent du Nordqui descend des Andes, qui ébranle avec fureur les croisées etles portes, glissant par-dessous sa plainte sifflante, son ululementd'automne. Quelle impression d'Europe, si soudaine, quel retourinopiné vers les contrées maussades et grelottantes où la brisehurle comme ceci aux premières menaces de septembre

La rue Royale, ~c Real, était déjà levée, bien que seule-ment la demie de six heures se répétât aux différens campanilesde ces douze chapelles et de ces dix-neuf églises. Ainsi l'exiged'ailleurs la distribution équatoriale de la lumière qui mesureexactement, sous cette latitude encore, les douze stades du jour etles douze de la nuit. De cette artère principale, le réveil de l'ac-tivité urbaine rayonnait peu à peu vers les quartiers excentriquesjusqu'aux vagues faubourgs où le nom même de ville se perd.Tout ce qu'il y a de riche et de bon demeure aggloméré, en enetvers cette rue Royale et ses alentours, la rue Florian, la placeBolivar, la place Santander, vaste centre de plaisance et d'anaires.Des qu'on s'en éloigne, qu'on monte vers la ville haute ou qu'ondescend vers le chemin de fer de la Savane, on pénètre dans leszones de plus en plus humbles et tristes, de cette triste et griselaideur populaire qui enveloppe toujours d'un serrement de cœuret d'un désenchantement la première arrivée dans les capitales.Il n'y a point d'exception ici. Ces longues enfilades de rues sansgaieté, le plus souvent désertes entre leurs perspectives de mursblancs et qui s'élancent du cœur restreint de la ville pour se dis-perser dans la campagne offrent même, en quelque sorte, leschéma expressif de l'économie sociale colombienne. C'est qu'endépit de ses cent trente mille habitans, Bogota ne comportequ'une classe dirigeante assez restreinte. Histoire ordinaire despeuples où l'accès au savoirest assez limité et ne se présente pointd'ailleurs au bon sens un peu ankylosé des petites gens comnn-la panacée suprême et éminemment désirable. II y a dans t<mtecette population qui ne semble mise là que pour arrondir <t.zéros harmonieux les chiffres des statistiques, une innomhr~t.quantité de citoyens qui ne comptent pas pour cela, qui ne p<~sèdent pas davantage, dont les moyens d'existence même p-

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 849

TOMK CLXH. – i900.

LJ

laissent problématiques et qui remplissent de leur indigent /ar-ces ar~M incertains aux confins des champs. Toutes

les affaires, toute la politique, tout l'art, toute la vie pensante etagissante de Bogota, en un mot, roulent, comme du reste dansnombre de ces républiques sud-américaines forcément oligar-chiques, entre les mains de cinquante familles conservatrices quiles ont ravis à cinquante familles libérales et qui, en attendant lesordres de la Providence, représentent le pays devant lui-mêmecomme devant l'étranger, constituent la façade de la Colombie.

Et puisque le mot arrive sous ma plume, je tiens à devancerl'insinuation d'après quoi cette façade manquerait absolument deprofondeur. Sans doute, l'audace était pleine de périls pour unpetit peuple moderne, d'accepter, en admettant que nulle penséemaligne ne s'y fût glissée, le surnom le plus magiiifique, l'héri-tage moral le plus lourd à porter, de se réclamer de la mé-lodieuse, de la divine Athènes. Ce serait descendre à une plai-santerie facile que de constater l'absence ici de l'Acropole, duPnyx, des Propylées. Mais il ne serait pas moins injuste de mé-connaître la sincérité des préoccupations littéraires et surtoutscientifiques, parmi la société bogotane. Si tel ou tel de mesinterlocuteurs m'a paru afficher un modernisme presque outré,trop enthousiaste et, pour tout dire, un peu neuf, je n'en ai pasmoins salué avec plaisir une érudition fréquemment vaste, unintérêt ardent de néophytes aux questions contemporaines, unecuriosité passionnée de toutes les manifestations de la penséettuiname.

Je reviens à cette rue Royale dont le voisinage me sollicitequotidiennement et qui, au surplus, joue un rôle important dansles mœurs locales, absorbe un grand laps de la vie, quand on a lebonheur d'appartenir à la classe élégante, jeune et oisive de cetteville. Comme les cachacos, comme les dandys qui en font leur~ue Pré-aux-Clercs.jai voulu, moi aussi, stopper, appuyé à ma~nne, le chapeau ciré, l'orchidée piquée aux revers de soie, j'ai~utu muser une heure ou deux, en plein carrefour, en plein"o'sement de ces allées et venues mystérieuses, mais tôt inter-P'cs de chacun, vers des buts d'intérêt, de Hanerie ou d'amour~'<- d'observation commode, en effet, pour tout voir et tout

~< pour tout pressentir ou supposer, en ces conversations à"ms rompus avec le Hot des amis qui passent, repassent.eux~"ssi,dans un identique dessein d'observation et de médisance

T~tUtr«<~t. i~

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REVUE DES DEUX MONDES.

t-. v

p~s ou moins aiguisée. De l'un à l'autre s'échange la très intimesalutation du pays, poitrine contre poitrine, avec, par-dessusl'épaule droite, de petites tapes tout à fait de connaissance, dansle dos. Et, sans arrêt, c'est la gazette en plein vent, la chroniquedroguée, à laquelle tout le monde collabore, en nouvelliste vo-lontaire sinon désintéressé, à laquelle rien n'échappe, chuchotâ-mes épars, indices qui, rapprochés, cristallisent en certitudes,réputations à établir, à défaire, avec cette aisance féroce dans lesuperficiel, qui est de tous les milieux inoccupés sous tous lespa-rallëles. Si, au cours de ce plein air, la conversation vient àla~uir, on se distrait, d'un œil pitoyable ou narquois, aux pro-grès et aux angoisses des amoureux, qui, le buste serré dans lajaquette, badine en main, bouts de la cravate au vent, arpententpassionnément le trottoir, les prunelles hypnotisées par la fenêtrede leur belle. Car cette télégraphie optique est reçue. Elle estsouvent la première reconnaissance, le premier travail d'approchedu siège galant qui amènera le jeune homme au sein de la fa-mille, en passant, il va sans dire, par cM~.

Et puis, si cette suprême ressource vient à manquer, alorson regarde simplement défiler les mantilles. C'est un spectadeauquel s'abandonnent longuement les profanes comme moi. Sil'oc ne devait point me reprocher de chercher partout des sym-boles, j'en trouverais un encore dans le grand charme qu'ellespromènent avec elles, ces capes de satin noir de la Bogotane.Peut~tre reflètent-elles un peu ce qu'il y a de grave et d'extrêmedans la compréhension de l'amour parmi ce peuple, dans cettetendresse, sombre au fond, mais éperdue et sans limites, ptu.fort~ que la vie, indissoute par la mort et qui mêle, dans sa tramepalpitante, tous les fils de l'éternité. Ce costume de vierge, quisemble déjà un deuil à peine plus chatoyant que .les autres,qu'on voit s'avancer, presque hiératique, avec un recueillementimposé par ses plis mêmes, une grâce en dedans et presque reti-gieuse, cette ombre encadrant les bandeaux noirs, la pateurdélicate répandue sur un ovale et des traits un peu un iformes, maissouvent exquis, tout cela offre une puissance de contraste vraim.-ntémouvante, un reflet de paradis sur ces fronts calmes. Et tonpen.~àFaust « Arrêta. Marguerite! Tu es admirable ainsi

Ilier, je les retrouvais, ces fines cariatides, mais plus anin"r.cette fois, pleines d'intérêt et de passion, à 1 amphithéâtre .)<-tuerie qui dresse ses lugubres gradins de bois devant la haut. "r

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. ~51

de Guadalupe. De leurs petites mains gantées, du geste fréné-tique de leurs ombrelles, elles applaudissaient à la mort du tau-reau, qui se traînait sur les genoux, une épée enfoncée jusqu'à lagarde dans le chignon, une lueur vague d'épouvante plein lesprunelles, ayant l'air de demander pourquoi, d'implorer la pi-toyable nature, de prendre à témoin les cimes, les immuablesmontagnes. Cette agonie qui se raidissait dans un spasme déses-péré faisait battre délicieusement, faisait bondir de curiosité lespetites poitrines. Toutes les figures étaient galvanisées, vibrantes.Elles buvaient des yeux, dans l'arène, fascinées comme à uneapparition, une espèce de saltimbanque précieux, brutal, multi-colore et charmant, qui s'avançait, avec des précautions d'acteur,le genou élastique, pas à pas.

Ce matador, vêtu de rose mourant tout passementé de noir,offrait l'épée tendue dans la rouge A une belle, qu'ilnommait sur un ton fatigué, il dédiait un meurtre encore. Et cetteacceptait en souriant la libation du sang. Il y avait une anti-

~se révoltante entre toute cette féroce allégresse répandue,entre la couleur malgré tout intense et grisante du spectacle etta grande mélancolie des Andes par-dessus, des Andes allongeantleurs croupes aux pyramides tristes, aux obélisques gris séparéspar des pentes vertes, par de petits éboulemens à déclivitésdouces, couronnées de gazon. L'ombre précoce du soir s'étirait à<-ur base. Elles semblaient se dire irresponsables des horreurs~s hommes. Le triomphateur, maintenant, retirait son épéepourpre de la bête foudroyée. Un reflet de victoire passait dem~ne sur le joli visage modelé avec tant de tendresse. II disaitP'"s violemment que jamais la dualité éternelle, sanglante, dei amour et de la mort.

Au dehors, c'était, presque sans transition, une harmonie de"nto et de douceur glissant dans l'air avec la chute mélanco-"que de cette belle journée, avec l'attendrissement de la lumière~"i allait disparaître. Et je savourais encore cette poésie propre"t profonde des paysages, des choses, souvent imperceptible par~utumance, à ceux qui y sont nés. Tintemens venus de~tcs les églises, heures roses, heures ind~inissables qui sont du~"n comme du soir, la grande couice violette des Cordillères

~"sle soleil expirant, l'incendia <lor<- des deux chapelles ta-

""t. dans la paix sans timitc.s de Monscrrato et deCua<i.upct"<o .mprpssion voluptueuse funèbre. s<<' dos chos~ comme

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~2 REVUE DES DEUX MONDES.

t t t <la vibration prolongée des siècles morts? Et je sens que j'aimedéjà, d'une manière inexprimable, j'aime avec délices et gratitudela prière basse, le recueillement, qui planent, éternels, sur cettevil le. J.

une nuit très dense, qui est la neuvième de mon séjourici, après le dîner solitaire et muet de l'hôtel, sorti à la décou-verte, tout entier aux rêveries, aux fluides de cette terre nou-velle. Elles sont très fraîches, les nuits de Bogota, et le chaudmackintosh s'y impose. Ainsi hermétiquement clos, c'est plaisirde suivre au hasard mon obscure rue Florian, où les belles mai-sons d'en face sont illuminées pour quelque fête de s'aventurerdans l'ombre, où, de loin en loin, un arc électrique suspendu jettecomme un éblouissement de lumière polaire accroché à desarêtes de glace. Bientôt la lune, indiscrète et brusque, se risqueà l'angle d'un toit; mais une lune spéciale encore, une lune quim'a l'air extraordinairement exsangue et pâle, encore un eUetde l'altitude, sans doute. Elle enveloppe toutes ces silhouettesde pierre de son rayonnement de gel, elle vous noie, elle vousfait frissonner sous sa lueur tranquille d'argent fondu, sous cettechute de rayons arctiques à travers le ciel d'indigo violent. Puis,de l'horizon, à son tour, se lève le grand triangle blanchâtre dela lumière zodiacale, la flamme boréale avec son sommet pointévers le zénith, comme le reQet d'un incendie, de l'autre côté dela terre. Et la suprême féerie des étoiles, la vacillation de cesfeux innombrables allumés d'un pôle du ciel à l'autre, FËridan.Persée, Andromède, Altaïr, vient compléter la magie de la nuitd'octobre.

Des rues étroites, des rues sombres, quelconques,' m'ont con-duit au parc Santander. L'astre glacé joue à travers le lé~erfeuillage des eucalyptus. Des couples qui ne projettent qu'uneseule ombre passent sous leur mystère tandis que le monumentde bronze du généra), impérieux et cocasse sur son socle de granit.dresse une silhouette enlinceulée parmi la clarté cendrée 'h's

parterres de Heurs.~n face, une grande baie éblouissante s'ouvre dans une paroi

noire. l'égiise de la Tercera. papillotante de lumières. A l'i"rieur, on aperçoit tout un peuple qui s'incline, toute une confnsion agenouillée. Les murs, les faux piliers, étalent une ricl"~<'

disparate d'ors, cl'ex-voto, de chamarrures. Elle est, du r<st'.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 853

aussi belle qu'ancienne, cette vaste chapelle, et porte encoreintacts sur ses vantaux, sur ses autels de bois sculpté, la griffearchaïque, le très somptueux et très pur cachet que les Espa-gnols lui imprimèrent. Ce soir, le maître-autel n'est plus qu'unbrasier, et, dans la coulée de lueurs qui en rayonne, qui vientlaver le trottoir, d'autres ombres s'érigent au dehors, sépul-crales, massées, d'autres pâleurs de vierges au fond des man-tilles. Un signe de croix tombé de la chaire passe en onde élec-trique sur tous les fronts, les baigne de ravissement et de joie.On croit en Dieu, dit un de mes voisins, quand on en voit lesanges. »

Comme c'est jour ou plutôt soir de fête, l'une des innom-brables solennités religieuses du calendrier colombien, un peud'animation persiste quand même, dans le faubourg où, fidèleencore à l'échoppe empuantie, l'humble peuple se presse, avidedes paradis à bon marché que promet l'alcool. Plus loin, il estvrai, sur le chemin de la Savane, balayé d'une clarté de neige,des groupes s'en reviennent de promenade, avec des brassées defleurs. Pas d'exubérante joie, pas de vociférations chez ceux-ci,mais un air d'allégresse honnête et douce qui vient de la saine,de la maternelle campagne respirée. Ils marchent en rangs lestertenant toute ta route, suivis de leurs ombres dansantes et pré-cédés du musicien qui les mène en graUant sa guitare comme unménétrier beauceron.

Et, enfin, revenant sur mes pas, très tard, le long de la rueHoyale qui s'endort une fois de plus depuis trois siècles dans lemême linceul de paix et d'ombre grave qu'au temps de Quesada,je côtoie des toilettes blanches et des gentlemen noirs qui serendent au bal. Je croise même, qui le croirait? quelques noctam-!mtes. 0 modernisme, voilà bien de tes coups! Car, que peuvent-''s bien faire sur cette place Bolivar, cœur désert de la ville, éri-~ant, sec et froid, le quadrilatère de ses toits sur le bleu astral?Ma.s

n'importe, les heures obscures passent. Lhumidité ternitrugueux pavé. En face, les deux tours de la Cathédrale pro-

'ntdans ta hauteur, témoins éternets d'un rêve religieux,'rjumette prière. On erre, de bout en bout, sous les Cat<~'"s. on regarde les p~tes éclats de ta lune ~tisser entre les coton-"'des du Capitole, qui serait un monument imposant, s'il était

'o.Les baies de tnmière polaire s'attongent t en arceaux

'~u<'due sur le grand perron de marches; on écoute, dans ta

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tranquillité de sépulcre le siftlet des gardiens de nuit postés àl'angle des rues et qui se répète à l'infini en s'affaiblissentcomme le cri de la sentinelle. Cependant, au-dessus de la cathé-drale, la masse d'ombre des Andes s'étage, s'arrondit avec sonincomparable charme, que caressent par places des reflets atté-nués, ces transparences bleuâtres chères aux peintres des fjords;tandis que, debout et seul au milieu de la place vide, dans unpetit square carré, la forme hiératique du Libérateur, qu'un soclemassif hausse entre deux arbres, semble veiller, comme le Pal-ladium antique, sur le sommeil de sa bonne ville.

Puis, je rentre moi-même, par la traînée d'argent de la rueFlorian, laissant, dans le cruel bleu nocturne, la Croix du Sudincliner, plus fraternels, plus significatifs sur cette terre croyante,les stigmates d'or de sa silhouette divine.

Après quelques excursions dans le Bogota moderne, c'est ledomaine de son passé, l'indécis rayonnement de sa légende quivous sollicite encore le plus tenacement. Plus jeune d'histoire quela nôtre, cette terre des Andes est déjà riche, cependant, d'épi-sodes et de sujets tragiques. Fréquemment, en levant les yeux,on s arrête, au hasard des pas, sous quelqu'un de ces plafondsqui en sont les restes un peu tristes, un peu ternis par la patinedes s.ecles, legs et vestiges des conquérans passés, tous d'undessin et d'une élégance assez pareils, boiseries anciennes, à fondblanc, à croix, rosaces et entrelacs d'or; que ce soit au BancoNacional, à la poste, à la délicieuse chapelle du Sagrario, con-crétisant, ces témoins d'art, perpétuant quelque chose, laissé là,de l'âme de la noble Espagne, un parfum de Castille dont cesvieilles salles n'ont pu se déprendre.

Encore avant eux, je le sais, il y a cet attirant mystère, maisquoi? presque indéchirable à présent, de l'Amérique antérieur.,de ces âges silencieux qui s'écoulèrent avant ~92, dont rn.ndécrit, dont rien de bâti n'a survécu. Pourtant ils furent, i)sfleurirent, les peuples pullulans qui couvraient, dix fois plusnombreux, un sol encore plus doré qu aujourd'hui Quels r<v<-srontèrent-.ls avant <Iedescendre ainsi tout entiers dans l'irr<.m<diable cendre? Que pensaient, que croyaient les maîtres de <.N<~)èhe heureuse, avant de t'abandonner à la rapacité des v..mqneurs? Ah 1 sans doute, dans le moment de disparaitre..).implorèrent une dernière fois leurs dieux, et de la n.diction qu'ils jetèrent devait germer à deux siècles de n<HK-<

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la semence de révolte et d'expiation, continuée, quelques-unspensent, dans les vicissitudes de l'Espagne, disons seulementdans les déchiremens de cette Amérique moderne qui s'entr'égorgesur tours tombeaux.

Depuis, un grand oubli est tombé sur eux. Le peu qu'ils nousavaient légué a été détruit par un fanatisme indigne de la victoire.Et les musées mêmes, libres cimetières où les triomphateurssucrent le luxe généreux d'immortaliser les vaincus anéantis, lesmusées, ici, ne nous disent presque rien de ces disparus. Unepromenade à travers celui de Bogota a pris rang parmi mespires déceptions. Là, pouvais-je penser du moins, un coin duvoile formidable aura été soulevé. Quelle illusion! Décidément,ils sont bien anéantis à jamais, les fils éphémères des Zipas. Deuxou trois reliques seulement frappent le regard, mais modernes,celles-là, le lit de Bolivar, en acajou Empire assez rococo; enrevanche, autrement évocateur sous sa cloche de verre, un dra-peau qui vaut presque un symbole, lui, quand on songe à tout cequ'il promena sous ses plis l'étendard authentique de Pizarre, desoie blanche un peu rouilléc par le temps, mais d'une éléganceexquise et cruelle avec ses croix brochées et ses fleurons d'or.

Et c'est tout. Une indigence presque incroyable d'antiquitésaborigènes; quelques poteries insignifiantes; pas un documentsur les Muyscas eux-mêmes, bien finis, bien effacés à jamais dusol qui les vit naître. On m'avait conseillé cependant une excur-sion à une lagune célèbre, désertée aujourd'hui, où se déroulèrentautrefois les rites fastueux de leur puissance.

Le jour de son couronnement, tout le peuple de Cundina-"ca, les deux millions d Indiens qui y vivaient, se réunissaientautour du Cacique suprême, de l'Empereur, sur les bords de ceI~c de Guatavita, là-bas, là-haut, dans les montagnes, derrière laSavane. Au milieu d'eux, le monarque se dévêtait; puis, enduit,par tout le corps, d'une mince couche de miel, il se roulait dansde la poudre d'or. De la sorte, il apparaissait à sa nation idole~'ncetante. Mais des barques sacrées l'attendaient. Escorté detous ses proches, des dignitaires de sa maison, il gagnait le centre

lac, il s'arrêtait à nouveau. Et, après avoir attendu que la"t'pe fût calme, se penchant, il adorait dans les eaux le Soleil.

<e mattre du monde, il offrait, il jetait a pleines mains, !ib.~sptcnd.de, tout l'or de ses coffres, ses joyaux, la pluie ver-

""yante des émeraudes. Entin, se plongeant lui-même, it aban-

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donnait dans les ondes son paillettement magnifique pourressortir tout nu, déchu, homme comme nous tous. Ainsi, s'étanthumilié devant le Dieu qui l'avait reconnu, qui avait accepté souhommage, il apparaissait consacré comme son fils même, héritierdu prestige divin. De là naquit en partie cette légende de l'Etdorado, ruine de tant de conquistadors, de Quesada le premier, qui,prenant le Pirée pour un nom d'homme, s'en allèrent poursuivrejusque chez les Omaguas, sur les rives de l'Amazone, ce rêveinsaisissable, un royaume fabuleux gouverné par le Roi Doré.

La conclusion de la légende appartient à notre siècle. Unecompagnie américaine s'était formée pour assécher ce lac deGuatavita. Mais, inaccessible, inépuisable, la profondeur magiqueconserva ses trésors, comme Vigo avait gardé les siens.

Il n'est pas jusqu'au souvenir qu'on donne aux abolis quin appelle, à son tour, celui de leurs oppresseurs. Je ne serais pasétonné si les ombres de Fredermann ou de Luis de Lugo, Ade-lantado du

Nouveau-Royaume, revenaient se promener, partesnuits bien sombres, devant le portail de San Francisco ou sur lahauteur de Monserratc. Car c'est un des traits particuliers deces réminiscences qu'en accordant sa pitié aux vaincus, l'on nepuisse s'empêcher d'adrnirer le panache de ces horribles et héroï-ques conquérans.

Hier, j'étais entré dans la cathédrale; et là, debout sous lalueur qui tombait des vitraux, moitié conscient et moitié rèvant,comme Washington Irving devant le manuscrit de l'abbave .teWestminster, je faisais comparaitre leurs âmes errantes encoresous ces voûtes claires. Je voyais, fantômes silencieux entre tt.spiliers, s'arrêter, commeil ya quatresiècles, tous ceux qui, su. ce.dalles, avaient agenouillé leurs armures; tous, ceux de la conquêteet ceux de la grande ruée, ceux qui maniaient l'épée et ceux quiremuaient l'or, les Venero de Leyra, les Diaz de Armendaris, tesd'Ezpeleta, les Manuel de (.uirrior; et le

vice-roi-évêque, sou-verain à crosse et à mitre; et les rudes chercheurs de métal iesvrais vautours des Andes, les Juan de Cespedes, les Alfons~ <).-Herrera, les José d'I~huyar, qui, à la poursuite d'un pays m<.r-veilleux, avaient découvert le Sinn, la Sierra Ncvada, le Ch<1 Ant.oquia. Et tous ressuscitaient ces ères de croisade <t

depopce, ces temps picaresques de 1 Audience Hoyale et d<- L.l'résidence, où !;ogota recevait .du roi d'Espace le titr.i'

Et la plupart, pourtant, baissant 'a

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hUc. comme si le sang versé pour cette Golconde eût crié contre~ux. Ils avouaient toutes les rapines, ordonnées ou contresignéespar eux, qu'avait permises cette organisation coloniale du Gou-vernement général des Indes, avec ses deux secrétariats du Pérouet de la Nouvelle-Espagne, le premier embrassant une juridictionqui s'étendait de Panama à Buenos-Ayres. Ils avouaient tout cequi avait pu se passer à l'ombre de cette division des colonies enprovinces Majeures et Provinces Mineures, vice-royautés et capi-taineries générales, dont les intérimats aux mains des premiersvenus furent un tel Ûéau que les rois d'Espagne durent, en mêmetemps que les gouverneurs, nommer, par lettres de « provision »cachetées, leurs successeurs. Ils convenaient de l'éternelle im-puissance du Conseil des Indes à en réprimer les abus. Ils pre-naient leur part des exactions et des crimes sans nom dont sesouilla le régime des <~û~ ces colons à qui étaient dé-volus en propriété les villes comme les champs, les habitans etles terroirs. Ils la prenaient aussi de ces comédies qui s'appe-)crent les « jugemens.de résidence, » ~zc~ residencia, en-quêtes locales devant quoi les gouverneurs devaient rendrecompte et qui ne laissèrent jamais apparaître que les collusionsles plus éhontées entre enquêteurs et assignés. Ils reconnaissaientla pesanteur du joug de cette mère patrie interdisant « sous lespeines les plus sévères, dit Pereira, de planter des vignes, desotiviers, du chanvre et autres plantes industrielles de la Pénin-sule » refusant, par la plume de Charles IV, « la permission defonder une Université à Mérida, sous prétexte que l'instructionne convenait point aux Américains; » et en sanctionnant, eneffet, l'interdiction jusqu'à punir de mort la lecture de l'o~~r~ de Ilobertson tandis que, parallèlement, le commerce<!<-scolonies était le monopole, ou presque, de la C~ Contra-

de Séville, et que la vénalité des officiers aux Indes net."ssatt d'autre alternative que la concussion à leurs acquéreurs<'tque la spoliation aux administrés.

Comme les Indiens, qu'ils exterminaient au travail des mines,"~thésauriseurs insatiables ont passé. Les Adclantados et les

'soeurs Hcyauxsont allés se confondre dans la même poussière.loin en loin, en parcourant leur ancien empire, on retrouve

'"core quelques ouvrages qui parlent de leur grandeur un pont.fragment de route à peu près conservé. A Hogutn même. ou

solide cathédrale, victorieuse des convulsions terrestres, est

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f j). tsortie de leurs mains, on vous montre quelques parties d~ lasomptueuse demeure habitée par les vice-rois de la Nouvelle-Grenade mais leur souvenir reste maudit. On les appelle desTitans, mais on voue leur mémoire à la haine des bambins quivont à l'école, de ces générations en herbe qui sont pourtant leursfilles.

Déjeuné ce matin dans un cadre de luxe tout à fait parisien,chez l'une des personnalités les plus distinguées et les plus richesdu parti libéral, de ce parti qui aspire présentement au pouvoir« comme Jésus sur la croix après le ciel. » Des considérationsde politique comparée ont fait à peu près tous les frais de cetteconversation. L'approche des élections présidentielles, certainesrumeurs, du reste presque permanentes, de révolution, la cor-saient d'un piquant d'actualité.

En fait, ces discussions de personnes et de programmes, cessubtiles questions de nuances, nullement inflexibles du reste,susceptibles de tempéramens selon les convenances personnelles,absorbent le plus clair du temps et des forces combatives desSud-Américains. Peut-être en souhaiterait-on un plus positif em-

ploi. Glisser le terrible mot de « politique » entre deux lambeaux

négligens de phrase, c'est frotter un paquet d'allumettes c'est

risquer quelque explosion. Il n'y a plus d'indifTérens les plusfroids s'exaltent, les moutons deviennent enragés. Et les femmess'en mêlent, les jolies têtes légères promptes à se passionner. Onaffronte avec surprise, qui s'en douterait? des lutteusesirréductibles, d'adorables intransigeances. Heureux peuple, qui aencore la foi En France, où cette même passion du forum est

reléguée de plus en plus au rang des plaisanteries de pire aloi,où les parades des tréteaux parlementaires n'arrêtent plus le pas-sant, on s'expliquerait mal le goût que les combattans apportentà ces joutes, si l'on ne savait que sur la question, philoso-phique, admettons-le, – de bien-être général, se greHc, le plussouvent, une préoccupation d'intérêt personnel fort étroit. Ko

temps de révolution, un citoyen sans opinion joue le rôle <

doigt entre l'arbre et l'écorco. Personne ne le défendant, il scr)de proie aux deux partis. Puis, comme les salaires des emp!o'~commerciaux sont g<n<'ralemcnt dérisoires, il est naturel qu<' t'besoin fasse briguer les ~.s/s plus rémunérateurs du gouver-nement. En somme, les sauterelles administratives qui s'ah~tte"' 1

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sur le budget grenadin n'ont point les mandibules moins exi-geantes ni moins actives que celles d'outre-Atlantique.

De là ces assauts vers le pouvoir où se rue périodiquement lafoule des inassouvis. Depuis 1820, la Colombie n'a pas souffertmoins de soixante-seize révolutions ou tentatives de révolution.Pendant ce même laps de temps, le pays n'a jamais passé plusde huit ans sans émeute. La plus longue période de paix civiles'est écoulée entre 1886 e~i895. Voilà qui laisse encore loin enarrière les chiffres établis par la France.

Est-on bien toujours équitable, d'ailleurs, pour ces peuplesau berceau? Ce sont de grands enfans qui, chacun à son tour, –voyez le Mexique, le Chili, feront des hommes. Pour l'instant,il est entendu que la critique en est aisée, trop aisée. Pour moi,je préfère étendre à tous ces embryons d'États le beau cri deguerre et de progrès de la grande terre océanienne; l'cc.t~ répété hier encore par la lthodesia. Ne viendra-t-ilpas, le vrai libérateur, n'éveillera-t-il pas enfin cette Nouvelle-(<renadc qu'on aime malgré ses défaillances et ses travers, lel'urtirio Diaz qui lui criera, à elle aussi Allons, Colombie!

Car voilà ce qui lui manque le plus, à ce pays si merveilleuse-ment doté, outillé par la nature le bon tyran. Ce système dupouvoir personnel n'est tolérable que sous réserve d'une direc-tion non moins éclairée que forte et qui compense par le pres-~c à l'extérieur la réglementation souvent serrée, sinon oppri-mante, des libertés civiques. En regard du dictateur intelligentqui s'est rencontré à Santiago et à Mexico, que de Celmans, deFrancias. de Crespos! Et, pour qui s'inquiète moins des mots<)"(' des réalités, quel despotisme, bon ou mauvais, quel véri-table césarisme, donnant en fait, à M. Diaz et à M. Crespo, une"mnipotence identique à celle dont leurs propres administrés nemanquent point de plaindre éloquemment les sujets du tsar!~cst, par une ironie singulière et mdancotique, le terme de'~publique couvrant précisément l'antithèse de toutes les don-"<'cs républicaines, quelque chose de nouveau et de très vieuxtuut a la fois, la discipline barbare et féconde, selon les cas.

t Empire électif. Par 1 aléa qui domine la loterie présidentil n'est point impossible d'y voir une r<~ression, non seu)<

"t sur la monarchie constitutionnelle. mais môme sur la"narchie de droit divin. En fait, un tel r<me rappelle ass<-z

le tun~s, avant Austerlitz, où nos écus français laissaient

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lire à l'avers « Napoléon empereur, et au revers: «République

française. » Et la chose, du reste, a été publiquement exprimaLe spirituel ministre de France me citait l'autre jour ce mottendu par lui, naguère, en pleine Chambre chilienne. C'étaitavant la chute de don Pedro « Messieurs, disait l'orateur, il n'ya dans le Sud-Amérique que deux pays qui vaillent d'être nommerl'Empire du Chili et la République du Brésil. »

Quoi qu'il en soit, les Colombiens paraissent sincèrement atta-chés à cette forme de République. Je les soupçonne de tenir sur-tout à l'étiquette, au nom, qui se confond pour eux avec des idéesde progrès, avec une conception vague de gouvernement mo-derne. Les visées à la Warwick qu'on a prêtées à Bolivar sontmortes avec lui. Et l'on montre même ici la fenêtre par où sonami Ospina le fit s'évader, le pont sous lequel il se réfugia pouréviter de mourir avec elles.

Je me représente à peine la stupeur, l'indignation, le haropopulaire, les dénonciations de coup d'Etat qui accueilleraientchez nous un Président décidé à révéler un peu sa personnalité.Ici, tout est soumis à la volonté ou au veto de ce magistrat su-prême. Tout s'élabore dans son cabinet, à l'ombre de son pou-voir discrétionnaire. Il gère à sa guise les deniers publics, n'endevant compte à personne il dispose de prérogatives qui feraienthurler les plus conservateurs de la conservatrice Allemagne.Enfin, il se soucie assez peu du Congrès, sorte de grand conseilmunicipal de la Colombie, qui se réunit six mois tous les deuxans pour opiner généralement du bonnet à tout ce que lui soumetun Conseil des ministres bien style.

Il apparaît fort peu, du reste, le Président, M. Caro (1). H nesort presque jamais de son palais San Carlos. On le dit abstraitvolontiers en des rêves virgiliens. J'ai lu de ses vers qui s'alignentavec la facilité brillante, abondante et non sans grâce des Sud-Américains. Et voilà comment un peuple littéraire a choisi unpoète pour pilote de ses destinées

Quant à la différence essentielle entre les deux princip<m\groupemens politiques, conservateurs-gouvernementaux et )i)"

raux-opposans, elle ne repose guerr en somme que sut une c<.n

cc~tion divergente. moderne encore, des rapports ent.n-H~hseet 1 t~tat. ~ton interlocuteurdece matin me priait en <

tt Il < .jt.uxs..<.< .)<.?.s ).<,<,“ noH.sc.rivi.ms «- )..nAtanuetban<)em<-nt<-et \t<trr'«)tim.

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE-GRENADE. 861

très vivement de croire que, si les seconds reconquéraient jamaisle pouvoir, ils n'auraient rien de plus cher que les intérêts mi-

niers, de plus pressé que les détaxes douanières, de plus àhonneur qu'un bon arrangement au sujet de certaines vieillesdettes nationales oubliées avec tant de désinvolture par cesdamnés conservateurs. Hélas! ce n'est point seulement chez

Figaro qu'on rase gratis. demain! 1Il est permis, en tous cas, de rapporter ici la phrase presque

divinatrice, je le crains, de Chateaubriand « Selon moi, les co-lonies espagnoles auraient beaucoup gagné à se former en mo-narchies constitutionnelles. La monarchie représentative est,à mon avis, un gouvernement fort supérieur au gouvernementrépublicain, parce qu'il détruit les prétentions individuelles, au

pouvoir exécutif et qu'il réunit l'ordre et la liberté. » Libertad yvoilà justement la devise inscrite au-dessus de Fécusson

colombien. L'unanimité des désirs prouve combien l'on est d'ac-cord sur le but. Malheureusement, c'est sur les moyens qu'ondiffère. Puisse l'avenir, je le souhaite sincèrement, rétorquer laforte pensée du grand écrivain

Au rebours de beaucoup de voyageurs, j'ai toujours penséque l'intérêt offert par une nationalité réside beaucoup moinsdans son aristocratie, où les manières, les conventions, l'hypo-crisie mondaine émoussent l'originalité, font l'acteur humain

impersonnel et quelconque, que dans son vrai peuple, prime-sau-tier et naturel, réserve inépuisable du génie des races. Le peuplede cette terre, je m'y mêlerai certainement beaucoup pendant lereste de mon voyage et, quant à la gentry, je voudrais retenird'elle surtout l'impression que m'ont laissée ses femmes.

Ici, la jeune fille offre de bonne heure une petite personnalitétrès accusée. Elle est volontiers spirituelle et elle est jolie. Elleit'anchit plus vite l'âge ingrat, l'époque de transition où ses jeunessœurs outre-atlantiques présentent de si longs bras, des mains si

rouges, des toilettes à peine equarries platement accrochées à uneanatomie déplorable. D'enfant jusqn a douze ou treize ans, elle serévetlle un beau matin maitresse de maison, avec, du coup,l'aplomb et l'aisance nécessaires à son rôle. Elle régnera déjà'x </c/~c/ entre les coupes de confitures et la chocolatièrenationales. Sans doute, par compensation, devenue très viteEpouse et mère, seregtettera-t-elle de meiHeure heure. ~huson

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peut mettre bien des grâces dans l'art de renoncer! Les cheveuxblancs ont aussi leur charme

Et, comme elle est, avec cela, gentiment campée, élégantesouvent, cette jeune fille, elle sait encore s'imposer par ce côté« poupée qui a peut-être, Dieu ou le diable ne l'ignorentpas, autant de poids que la beauté dans l'empire d'une femme.La seule crainte que je formulerais serait peut-être justement dela voir céder, elle aussi, à un modernisme de costume disparatedans ce cadre de Bogota, si particulier, dune gravité sentimentaleet catholique si spéciales. En somme, et quoi que puisse décréterla tyrannie de la mode, le costume le plus seyant pour la Sud-Américaine, le mieux harmonisé avec ce milieu de passion et defoi, restera sûrement toujours la mantille.

Je ne souhaite point de voir les Bogotanes perdre, par un es-prit d'imitation insuffisamment critique, leur distinction person-nelle et charmante. Rêvent-elles de toutes les cangues, de tousles martyres stoïquement afïrontés, à quoi nos grands tailleurs,dans leur préoccupation exclusive de réaliser une silhouette fac-tice, soumettent sans appel de pauvres corps par avance rési-gnés à tout? En vérité, leur esthétique mérite mieux' et, demême que les délices de l'enfer parisien les lasseraient vite, nulcadre jamais ne les mettra mieux en valeur que celui, tout sim-ple, tout immédiat, du de la casa où je les voyais hierencore, aux bougies, alertes, brillantes, sautant d'un quatuor de

à l'Érard toujours ouvert, de la valse du jour Sobre lasau dernier opéra de Salvayre, à la dernière pavane de Saint-

Saens. Ou bien tout simplement elles causaient, comme elles cau-sent toutes, de la voix, du geste, du regard, du corps entier, jolibabil d'oiseaux dans une cage dorée. Quand elles se reposent,elles trouvent naturellement cette attitude un peu lasse un peu~plo.-ée.que les peintres espagnols se sont bornés à copier dansla pensive soumission de leurs Vierges et encore et toujours,ce sont ces traits attachans, l'ovale un peu allongé du visage, labouche rêveuse et petite, les yeux humides sous de longs cilsbaissés qui se relèvent d'un mouvement immense et doux Enles regardant, je me rappelle ces trois inimitables choses qu'unvoit au musée d<- Bruxelles les portraits des trois filles <i.Lharles-(Juint par Co<')lo.

Kst-ce influence ambiante, inhérente à la terre d'Amériqueest-ce le corollaire logique de cet esprit d'émancipation, de <

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SOUVENIRS DE LA NOUVELLE- GRENADE. 863

cttort vers l'enfantement de l'avenir qui fait vibrer, d'un pôle àl'autre, le Nouveau Continent? Il m'a semblé retrouver chez la

jeune Bogotane quelques-uns des traits que M. P. Bourget, dans0~Af~ relève en sa cousine à la mode de NewYork ou de Bal-timore. D'abord elle est, en somme, maîtresse absolue, incondi-tionnelle, de ses destinées, et ni père, ni frère, ni mère, ni tuteurne la contrarieront jamais dans ses élections irrévocables. Puis,

conséquence môme de son affirmation précoce, au sein de safamille tout aimante, elle rencontrera une docilité condescen-dante à ses jeunes vouloirs, à ses fantaisies. L'éducation qu'elleaura reçue au Colegio de la Merced ou à la Ensenanza ne l'aura

point jetée dans l'aversion mystique du monde, ni dans l'inquié-tude de ses perverses dissimulations. Elevée dans l'attente paisibleet sûre d'une union où son cœur seul sera écouté, elle ne partici-pera point aux émotions troublantes, mais non plus aux décep-Hons du mariage européen et ses traits sans impatience dirontassez qu'elle se repose de l'avenir sur le présent, certaine de

coûter à son tour les courtes heures divines que la vie dispense.Enfin, avec le mariage, elle trouvera, non une sujétion nou-velle, parfois plus dure, succédant à celle du foyer paternel, mais,du moins très souvent, un milieu espéré, préparc, de confiance

réciproque, où les droits de l'épouse seront pesés dans la mêmebalance que les devoirs du mari. Au surplus, il semble qu'en cestade définitif de leur existence, les Colombiennes se montrent

dignes de leur bonheur. La mauvaise fortune, pierre de touchede tant de dévoucmens, les trouve inébranlablement fidèles àl'étoile choisie. Et, quant au « mur de la vie privée, » il est assezhaut et épais pour dérober totalement aux regards des tiers ce

squelette que, selon l'expression anglaise, chaque famille cachedans son armoire.

Et puis surtout, je le répète, il y a cette liberté intense dudésir vers ce qui semble beau, juste et bon, ces franchises ducœur qui ne s'embarrassent pas des questions de fortune, de si-tuation, qui comptent pour rien, ou presque, la dot, les revenus,tes « espérances, » toutes les spéculations plus ou moins avouablesqui servent trop souvent t de base, en Europe, à nos desseins ma-trimoniaux. Qui sait si ce n'est pas encore !à l'un dos secretsdu bonheur? S'il n'y a pas un peu de chimère et de duperie dansnotre culte, à nous autres, pour cet argent qui nous donne sipeu et qui nous coûte tant? Oui, je ta trouve heureuse, jo la

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864 REVUE DES DEUX MOMDEB.t~ 1

~c'are,

avec un vrai plaisir, généreuse et noble, ). sociéténedédale point, dans notre ère et parmi notre

positive Icisauver, en sa mesure, ta mise de t-bonneur. je lui sa~ne pas tout sacrifier au Moloch du siècle, de

cro~n.omatgré tout à une

esthétique meifteure; et qui Tvancer son temps en pensant que 1-homme se~a <iu'de nsupphce qu se soit conserve, de la dernière roue sur laquelle ilsattache, celle de ta Fortune. Ici, ton

s'indimeraitqui puiserait uniquement sa raison d'être dans la 'fur~

impui-t~de la richesse. Quelqu'un me citait.e"as~pourle houtevard, dune jolie personne pourvue d'un ~K

.ar ?e~pas à se

J-par 1 excès de sesressources, aucun des jeunes gens qui D~'

m!eress~~céder à un m~L'intéressé.

Dans '"tëressant de se demander quelle forme particufière et quel degré d'art ta CoLmh.cnne est susceptible de s-assimiier.Fréquemment en ~t~une femme très

i1JteHigente, on est tout surpris de rencontrer une

E~

indifférencepresque fâcheuse à telle œuvrcd'art qui nous émeut, nous autres hommes, jusqu'à l'exclamatioll.

S~

simple deperception suffisante? Ou bief)

qu~ 'mpa~

tout

quoique imparfait?

co,o~~nS:p:colombienne n'avait pas provoqué autour d'elle une plus vive flo-

raison

dart. n'avaitpas déterminé la vocation

d:~ rj'I-teurs, de peintres, mon intertocutrice eut cettejotie~-e~e ~ila copie n'avait pas valu

l'original, elle l'eût fait regretter; el

égalé, elle ne nous eût rien apprisque nous ne connaissions déjà. Si elle l'avaitsurpassé, perSODnen'en eût voulu convenir. » Sans doute, Madame; mais vou.4 lie

S~

et le passé, qui le perpétuera? Qu ifixera l'ombre pensive de %,os boucles noires pour lacontempla-

;r~:i~

il n'y il.pour ainsi dire, en cette ville, ni toile de maître, ni statu(' dp

r~s:

totirr)# plutôt '.('J'Sle confortable. C'est Balzac qui dit t( l,it lux(\ est, en FruJlc/de ses idées, di- sa

poésie spéciale; il peint le caractère. ADogola, il 8'en t/lut qll"

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TOMtt Ct.Xft. <900!Í:Í.'t.

SOUVENIRSDE LA NOUVELLE-GRENADE. 865en soient aussi rëvëtatricM On t~

les nuances en soient aussi révélatrices. On trouverait peut-êtred'ailleurs, à ce peu dedéveloppement de l'esprit esthétique, uneraison plus simple et lointaine, l'ignorance profonde et l'absence

presque totale de culture, de curiosité intellectuelle dans laquelleles Espagnols ontlongtemps laissé sommeiller ce peuple. Ilconvient aussi d'ajouter que la Colombie ne fut jamais, commele Mexique, la fillebien-aimée de la Péninsule.

'––

Quelques raisons qui aient pesé sur les destinées artistiquesdes jeunes Colombiens, c'est vers la littérature, plus communé-ment accessible, moins apparemment laborieuse, moins coûteuse

=~.?~=~ depréférence. Le résultat demeure des plus honorables. On tire dele contenu tient fréquemment lespromesses de la forme. Tout guitariste est doublé d'un poète ettout arriero d'un guitariste. Sans doute je ne vais

point jusqu'àdire que tout arriero se fasse éditer chez Camacho ~o dan maisil est bien peu de cachacos au moins qui, se sentant quelque bleuœil noir en perspective et quelques rimes au boutdes doigts n'aient rempli de leurs sonnets, de leurs stances oude leurs acrostiches une ou deux colonnes du Co~~rco Nacional,de l'A2mooor~zi.st~c ou du f3i·pc~torzo Colombiarao. Quant aux

à formerune petite bibliothèque, deuxsurtout m'ont paru ––––-

par M.Marro~'in ?et une page aussi exquise que simple, histoire deMaria.

Quandon en a fini, ?" peu près, avec Bogota, il reste à con-~ani la Quand on a arpenté il reste à voir lesgrandes curiosités naturettes des environs, les mines de sel de~pa~ra, le pont de Pandi, et le salto de T..q..endan~La Savane, S~ ~t~ royale plaine suspendue dont

occupe la lisière orientale, est plate ~sotunLt comme~ta.t la fertilisante mare tertiaire qui l'a formée. Deux voies.r~. d'une quarantaine deki'o.n.trescL~ ? r~ntd'fn~cher rapidement d.x des hor.is. à Zipaqui. a~aca~~nd,ens racontaient qu'au temps des amours de h~e

S~In Soleil, ~T––––. un jour, se r.vc-.Ua jalouse.Sur quelle Lcda steHa.re le rnaitre des ,des avait-il jeté son

(~ 'r<'Kiff<.nttu-t))r').

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866 REVUE DES DEUX MONDES.

~t-T~t-t'Al << < tdévolu? Prétendait-il, à travers les abîmes, aux sourires deCéphéc;madrigalisait-ilavecCassiopée? Nul neI(~sait, commode juste, mais

remarquons au passage ce parallélisme avec les vieux contesdorés de la Hellade, les fureurs de Junon et les fredaines deZeus. Alternativement, donc, la Lune se rongeait de dépit et sereprenait à l'espérance. Mais le premier, à la fin, l'emporta. Sans

prises sur son omnipotent époux, elle fit, dans un accès de ven-geance, mourir d'un seul coup, par une inondation formidable,tous les fils de celui-ci, les Hommes. Et ce furent les jours duGrand Lac, quand la brise roulait, de l'actuelle Suesca à l'actuelleSoacha, les vagues maudites et furieuses. Enfin, prise de re-mords sans doute, la persécutrice se calma; et il vint sur leseaux un génie, un demi-dieu nommé Bochica, qui, d'un coupde pied, renversa la barrière des Andes et, de la mer de larmesde jadis, fit la mer de moissons d'aujourd'hui.

Cette Savane, en effet, permet seule l'existence de Bogota;c'est elle qui l'alimente et la fait vivre. Et, par retour, la plainetire sa raison d'être et sa richesse de l'extrême cherté des vivresdans la capitale colombienne. Un chemin de fer vers la côte laruinerait. Ainsi, elle forme une zone de cultures européennes à

part, exilée sur ce plateau de la Cordillère, au milieu des steppeschauds d'alentour. Peut-être y pourrait-on voir la figure d'une

coupe au fond de laquelle une perle serait restée.De la sorte, Bogota apparaît comme une ville unique, vivant

d'une vie toute spéciale et retirée du monde, portant avec soi,dans cette aire des nuages, ses ressources, sa civilisation, songénie et ses rêves. On dirait qu'un démon de la montagne l'offre,sur la main, comme une ville votive, au dieu des espaces. De-vant soi, elle peut prolonger ses mirages sur la grande nappe du

désert, à laquelle l'aube et le crépuscule, dans les gammes deleurs teintes, donnent des illusions d'eaux changeantes. Derrièrela vue se heurte à l'altitude sombre où le monde connu finit.Tellement qu'on la croirait ainsi adossée à une falaise et regar-dant la mer.

Plus loin, sans doute, plus loin que cette barrière, et en con-tre-bas, c'est le seuil d'un autre monde; c'est, dans le réveil de ta

royale nature, dans l'exubérance retrouvée du soleil, le commcncernent des llanos, les immenses pâturages aux peuplades (if-

troupeaux, l'Océan do verdures qui son va, d'une seule pent<douce, continue, presque infinie, jusqu'aux bouches do l'Ama

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SOUVENIRS UE LA KOUVEJLLH-CHE~ADE. ~67

~ne, jusqu'aux rivages de la mer Atlantique. Mais rien ici, vrai-ment pour qui y serait né, pour qui n'en aurait jamais émigré,rien dans cette nuance morne de la lumière, dans cette dentelurefabuleuse des monts et des nuages, dans cette tristesse pesantedes grands horizons plats, ne laisserait supposer qu'à quelqueslieues, à peine franchis les bords de cette coupe dont le fond noussupporte, la terre redevient si généreuse, l'Équateur, se ressaisis-sant, fait germer la jeunesse, jaillir la sève éternelle. Aussi ai-jeaccepté, avec une vraie joie anticipée des yeux, l'hospitalité d'unami dans son vert cafetal d'Usatama, étendu à une journée deroute sur les molles croupes des terres tempérées, ~M-

et dont le retour s'enchantera encore d'un crochet sur lafameuse chute de Tequendama.

C'est bien le petit jour sale, indécis, l'aube de faméliquestristement levée sur notre départ, qu'il faut pour recevoir decette Savane toute son impression vraie, saisissante, d'immensitélugubre, de désolation sans détails et sans accent. Cette solitudegrise, où nul arbre, où presque nul homme ne se dresse, où, àdes distances éperdues, se rangent seulement quelques maison-nettes rabougries, où, sur la nappe, cendrée là-bas, d'un vert fanéici, s'alignent à perte de vue les murs couleur de terre qui mar-quen t les divisions des champs, déconcerte pourtant ia réilexionavec son aspect si maigre, si lépreux elle vaut des sommes follescette herbe ravagée nourrit l'un des meilleurs bétails de laColombie, et la pomme de terre, qui y reste, d aUteurs, la plussucculente du monde entier, a poussé ses premiers tuberculesentre ces mottes grises.

Avec la grande hacienda qui s'abrite dans le cul-de-sac duYmculo, commencent subitement les rebords de la coupe, cesmontagnes rudes, maussades, pelées, qui, depuis Bogota, n'ontpresque point eu l'air de se rapprocher. Un agreste lacet encore,< d'instant en instant, la nature devient plus parcimonieuse,plus grelottante; une espèce de chaos où se multiplient les hau-teurs sombres, les croupes bordées, dans les ravins, des derniersarbrisseaux rachitiques, avec de longues mousses iainenses s'effi-'uant à leurs branches comme des chevelures verdâtres de'"xes scalpées; un ciel funèbre où le vent d'automne souffle~ntinueHement, balaye les nuées blanches contre le sol, ou

~courton ne sait d'où avec des grondemeos d'avalanche. Il fait

''oïd, il fait mouillé. Au-dessus de chaque buisson, un petit flocon

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~68 REVUE DES DEUX MONDES.

de ouate se forme, s'enlève ensuite jusqu'au plafond uniforme

de nimbus dans lequel se perdent les parois des pics. Quelquessauterelles essaient bien encore de chanter, mais si grêles et fai-

bles A peine un tout petit choc métallique comme sur un

harmonica fêlé Et tous les escarpemens, tous les nouveaux

étriers qui se découvrent indéfiniment à mesure que l'on arrive

sur l'horizon supposé, évoquent déjà, par leur intense et spé-ciale mélancolie andine, la chaîne titanesque à laquelle ils se

soudent, la Cordillère où dort dans l'air glacé le colosse, la dent

de neige de ce Sumapaz dont le nom même traduit de façon saisis-

sante le rêve éternel et l'éternelle impassibilité. Puis, brusque-

ment, ce sol à son tour, malgré les chaos et les escarpemens,

quelle piste d'enfant, quel joujou il paraît, quels acteurs d'un

drame formidable il évoque encore, quand les regards vont

instinctivement chercher dans l'Est l'autre passage, le terrible,

donnant, à travers le Sumapaz lui-même, accès dans les llanos

par le val de l'Humadea, ce sentier par lequel, en i537, arrivè-

rent sur les hautes terres du Cundinamarca les conquistadorsde Fredermann et que, depuis, n'ont jamais plus osé fouler

d'autres cavaliers

Mais la seconde ineffable, la récompense de tant de zigzags,de montées en spirales, c'est quand, au sommet, tout d'un coup,les cimes s'écartent, les obstacles s'effondrent, les lointains s'éclair-

cissent et que, par une gorge abrupte entr'ouvcrte sous les pas,on aperçoit, à mille mètres au fond d'elle, la plaine, le merveilleux

//< de Fusagasuga, étendu, radieux, dans l'ensoleillement des

zones tempérées. Un tel changement à vue tient du prodige l'on

se penche hors des selles, vers l'anfractuosité béante où sourit,toute verte et si belle, la terre de Chanaan. Et quand, une demi-

heure après et l'escal~r en colimaçon lestement descendu, on se

retrouve à son niveau, parmi les fuseaux des arbres, au milieu

d'une végétation qui, de pas en pas, s'élance plus puissante, s'en-

roule plus tounue, tend ses lianes des branches au so!, en cordes

de lyres, hausse les aloès biens sur leur stipe de feuilles mortes

ainsi que des palmiers, ouvre le parasol des fougères géantes en

y recourbant une crosse au bout de chaque feuille, incline dans

l'ombre lourde et vénéneuse de sa touffe la morbide clochette du

datura, quelle détente, quelle gaieté à se baigner, comme dans

une onde qui passe, au large bruissement des cigales Dans c<

pays, deux heures de grimpée vous rendent l'Europe; deux autr<

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SOUVENIRS DK LA NOUVELLE-GRENADE. 869

do descente vous plongent en pleine température saharienne. A

mi-côte, c'est Nice ou l'Algérie.Et maintenant, après l'arrivée et le repas aux lumières, devant

les ténèbres de ces vallées inconnues, contre les murs blancs decette rustique demeure tout étonnée de nous, nos fauteuils se

balançaient, cadençant nos songeries. Ah la volupté du silence,quand les cigares rougeoient, qu'au ras des prés obscurs scintil-lent les zigzags des lucioles, que les cocuyos passent, à l'anglede la maison, dardant leurs deux points de phosphore! Là-haut

palpitent Argô, le Scorpion, la Petite Ourse. On ramassë dans un

regard la Voie Lactée, le Chemin Saint-Jacques, comme l'appelaientnos pères, Orion, tout un embrasement d'étoiles. Sous les massessombres des bosquets prochains halette le sommeil universel.

Et la féerique, la mille et deuxième nuit, comme dans le conteindien, berce, enveloppe encore le monde de ses ailes chauves.

Emplie de nos regrets, ivre de nos frissons, elle aime, elle sou-

pire, l'oublieuse ombre 1

J'ai poussé mes volets dans la pastorale du matin. 0 sourire,tout à coup, ô lumineuse joie! Et en m'avançant sous la vé-randah, surpris, féru de tout ce qu'il y avait hier soir au fond deces ténèbres, une fois de plus je me demande pourquoi essayerde traduire ? pourquoi se répéter ? Qu'ajouter à la descriptionde ces aurores si invariablement mélodieuses, sinon quelquesnuances dans l'état d'âme de leur spectateur? Et encore, est-ilbien sûr que les notations de voyage deviennent beaucoup plustolérables quand elles mêlent beaucoup de ce multiple ~ox aux

perspectives de la nature? Enfin, quelques instans je suis de-meuré là, sur ce balcon de bois, sans penser, les mains ap-puyées. Mais, insensiblement, il se dressait de mon engourdis-sement, le grand contrefort des Andes qui, juste en face, remplitl'horizon en s'abaissant dans t'éloignement de notre gauche.Une coulée de lumière baigne ses flancs un peu vaporeux, unpeu fantomatiques encore. Elle les magnine, elle les recule desténèbres où, tardivement, nous demeurons plongés. On diraitun fond de scène stthiime vu de la pénombre du parterre. Ellese précipite obliquement à nous vers ces contre-bas perdus oùtes dentelures de la gmnde chaîne s'affaissent contre le ciel et les<l<x collines qui nous enserrent latéralement font deux capsd ombre sur son torrent.

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S~O REVUE DES DEUX MONDES.

Neutralisant un peu le recul, toutes les approches des cimessont brisées, avec cette teinte profonde et sombre des forêts duNord, tandis que les déclivités plus molles qui aboutissent à laplaine invisible ont revêtu le vert rajeuni des prairies. Les tonsdifférons de ce vert marquent les qualités des pâturages. Deslignes blanches y sinuent, où l'on devine des chemins; et lesarbres isolés les sèment de grains bleus qui s'amoncellent ets'alignent le long des ruisseaux.

Enfin, çà et là, par d'infinies distances, une, deux autres ha-ciendas s'aperçoivent, pareilles à des pigmens de craie, ramasséescontre terre, là-bas, toutes seules, toutes perdues, sur le formi-dable versant. Une paix bénie emplit un tel horizon. Elle nelasse point, la sérénité immobile des montagnes! Et l'opportunesagesse qu'elles respirent, qu'elles conseillent, ces cimes douce-ment olympiennes vivre en paix, jouir sans ambitions, aimersans arrière-pensées apprendre du temps qui ne coûte rien, àgoûter, non à dévorer l'existence L'on sent qu'on tournerait aufakir devant ce panorama éclairé d'une poésie si simple et siprofonde. La terre peut finir là; et Tibur, qui regarde la vallée,le fond bleu des sommets, dresse, sur l'air pâle, ses toits tuilé~de bois. Heureux, qui, parmi ses rêves, devant le petit champqui a nourri les siens, sait se contenter de la maison d'Horace

Mais déjà frémissent l'éveil du travail, le lent brouhaha desbœufs passant accouplés, du majordome, une liste à la main,appelant sous la vérandah les métayers. Une animation confusede chapeaux pointus allant et venant, oscillant sans hâte. A deuxpas de l'habitation, s'élève la caféterie. Elle offre l'aspect rus-tique de quelque ~.s de notre Provence, aux fenêtres, aux portesouvertes, avec le séchoir dans le grenier, la roue de la dépul-peuse qui tourne sourdement au rez de-chaussée, et les tra-vailleurs, sur la galerie élevée, dont les mains, toute la journée,trient et distillent dans les sacs le petit grésillement du café.

Je viens d'assister à la réception des péons; je les ai vus,contens de leur destinée, tournant entre les doigts leur chapeau,présenter à leur ma!tre, absent depuis dix-huit mois, les sourianteslehcitations du rehn.r, leur petit cadeau, si modestement ofïert:une poule, quelques eeufs bien empaquetés, accompagnant lelout <le bénédictions attendries pour Jai vu meermra-t-on? t<.s vn.jjles. les a.<.n)~ parmi ces paysannes.joindre, eu s'agenouUtant, tours pauvres .nains abîmées

it

vers

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SOUVENIRS UE LA NOUVELLE-GRENADE. 87i

celui qui apparaît ici-bas comme l'intermédiaire entre le ciel etles humbles conditions de ce monde; et j'ai vu aussi, ce maître,cet haciendado, obligé de détourner ses yeux qui ne pouvaientse défendre d'une imperceptible émotion, comme pour recom-mander là-haut ce petit peuple si aimant, si soumis, si filial, –on les appelle, même les plus âgés, môme les plus âgées Mi/<z/o, mon fils, /?2!~z/ma petite fille;-comme pour prendreà témoin le Dieu des maîtres et des serviteurs de ses bonsefforts sur ce domaine terrestre.

Barbare comme eux, je l'avoue, devant ces touchans rappelsdes temps patriarcaux, je les aime d'une effusion fraternelle, cespaisibles Indiens, ces timides péons. De leurs aïeux de la con-quête, ils n'ont du reste plus guère que cette hérédité de douceurnative transmise au fond du sang, encore que bien appauvrie parles terribles saignées dont elle arrosa, sous le fer espagnol, laterre nourricière des Andes. Les chiffres, fournis par les con-quérans eux-mômes, font frémir. Les autochtones de race pure,qu'Acosta évalue à huit millions au début de la conquête, necomptent plus aujourd'hui que pour 200 000, disséminés par petitsgroupes dans les halliers les plus farouches de la République.Quesada lui-même, après avoir conquis la Savane sur ses deuxmillions d'babitans, attestait, trente-neuf ans plus tard, n'y avoirplus rencontré que quelques tribus errantes et misérables. Onpeut tenir pour certain que, jusqu'eni729,époque où Philippe Vdut interdire le travail forcé des Indiens dans les mines, cettedépopulation effrayante de la Nouvelle-Grenade par les cruautés,un travail sans merci, les fusillades, les autodafés, l'indiffé~rence des gouvernemens locaux aux épidémies, enfin, cette miseen coupe réglée des populations inoffensives comme jamais en-vahisseurs n'en rencontrèrent, passa en horreur ténébreuse lescrimes les plus inexpiables de l'histoire.

On comprend que de pareils traitemens aient atteint leur butet fait perdre aux hoirs actuels les dieux, les traditions, la langueet jusqu'au souvenir de leurs malheureux pères. Ils ne sont plusque dos paysans d'Amérique, sauf ceux qui, exempts de tout mé-lange comme les Motilones, les Orejones et les Cuajiros, irréduc-tibles au plus épais de leurs selves, ont déclaré une guerre aucouteau, une guerre éternelle aux blancs et à leurs séductions.Les autres, ceux que j'ai sous les yeux, extrêmement métissés,portent les costumes que l'ironique civilisation leur imposa. Ils

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872 REVUE DES DKUX MONDES.

s'apposent Gutierrez, Espinosa, Vargas, comme les enfans etles bâtards mêmes des conquistadors. Leur type, bien connu,quoique modifié par les alliances, se retrouve encore, çà et làpresque intact et toujours caractéristique la taille trapue, les ehe~veux plats et noirs et, chez ceux qui habitent les plateaux, unteint très blanc, colore à mesure qu'on descend. De même, parune structure plus ramassée et plus solide, par les yeux bridés,les pommettes saillantes, plusieurs, restés fidèles au type ances-tral, rappellent étonnamment les races jaunes. Et leurs fillesassez fréquemment sont jolies. Quand elles ne rougissent pas ense cachant le visage, leurs yeux portent sur vous une grâce can-dide et claire. Sauvages fleurs des Andes, qui ne manqueraientpas de charme, sans l'innomable incurie corporelle qui forme,on pourrait presque le dire, le trait distinctif de la race.

Heureusement, la sympathie qu'ils inspirent ne se laisse pointdiminuer par ces détails. Et ils l'appellent, très certainement,par une sorte d'expression mystérieuse, inconsciente et plain-tive, répandue en général sur leurs traits, par le voilé même deleur sourire. Ces mélopées qu'on surprend du reste rarementsur leurs lèvres, quel murmure au fond, quelle lamentationéternelle, reprise sous mille formes, sur des mètres divers, maisune et inextinguible! Regrettent-ils, inconsciemment peut-être, àtravers la nuit des légendes, leur assimilation, leur liberté perdue,les siècles évanouis où les marches de leur empire se miraient aurio Suarez, où Zipaquira était le Versailles doré des souverainsmuyscas ? Jusqu'aux petits enfans dont la gravité précoce, le sé-rieux imperturbable font un peu de peine à cet âge-là, ilsdevraient se disputer et courir.

Ces mêmes sensations plutôt que rénexions me subjuguenta chaque pas pendant les promenades dans le vaste domaine del'hacienda, sur nos bonnes mules passant partout, balayant lesherbes de leurs longues queues flottantes. Tandis que nos sil-houettes équestres défilent contre le fond vert pomme des cannesgigantesques, contre les larges fers de lance des bananiers, lemajordome, en tête, se retourne à tout instant. Il dit les travauxet les gains des cultures. II explique; il étend le bras vers lagauche, et ce sont les riches seconds plans des prairies, des//~s qu .1 désigne, tout embués <le vapeurs dans le sommeil dela vallée, ou bien par ici, vers ces lenteurs; et son geste se

perd sur la nappe inclinée des poussés hauts et drus

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SOUVENIRS DM LA NOUVELLE-GRENADE. 873

--ILla chaleur de la terre. On longe les feuillages ombellifères dumanioc, les champs d'oignons aux javelots courts, puis, çà et là,un pâturage, un enclos où des chevaux en liberté viennent hen-nir à notre approche le long des barrières. Des jachères ensuite,où le sol, abandonné à lui-même, se grise d'une débauche de vé-gétations folles, d'une extravagance de broussailles. Le périmètreirrégulier du < y pousse ses angles capricieux, ses saillansirréguliers; alors, sur le moutonnement vert grisâtre des caféiersà hauteur d'homme, qui vous fouettent au passage de leursbrindilles surbaissées, de leurs grappes de cerises rouges, les~~M, qui les défendent des soleils trop furieux, arrondissentleurs frondaisons sombres et pommelées, tandis que, seméesirrégulièrement au travers, des masses de grès et d'arkoses grisessortent t de la terre comme de grosses cloches rongées delichens, et nos étriers de cuivre les raclent successivement avecun bruit de chaudron.

Pi "s haut encore, c'est la zone des débroussemens, la glèbede demain, où l'humus, écorchë, apparaît gras et noir, derrièreses fronts d'abatis, ses chausse-trapes d'entrelacs et d'épines, par-fois aussi derrière des rnonceaux de cendres et de larges espacescalcinés. A la limite, la vierge forêt, sombre, haineuse, défendue,se dresse, arrête ses fûts blanchâtres, ses grands arceaux de té-nebres, comme un cheval dompté qui se campe. Des équipes depéons s'agitent à mi corps dans cette région indécise. Leursdemeures, ce sont les ranchos de terre battue qu'on découvreen cherchant bien, enfouis sous les frondaisons. Tous, sur lepassage de l'haciendado, sortent de leurs fagots ou de leursintérieurs enfumés, se rangent, découverts, au bord du chemin.Chacun, interrogé, donne des nouvelles de sa belle canne pul-peuse, du café touffu qu'il a planté. Même ceux qui ont commisdes peccadilles sont là pour recevoir, les yeux baissés, leurleçon.

Parmi les trois mille hectares que comprend cette ferme,il y a un site que j'affectionne particulièrement. C'est un petitplateau, ras comme la main, au centre d'un unique paysage demontagnes la Table d'tJsatama. Mon cheval s'arrête presque detu.-mômc sur cet éperon pierreux, <}. se dresse très abrupt ettrès etevé sur la magnificence de la plaine poussiéreuse de soleilet que contenaient, relevas ~u loi Il, les dentelures méditahves do l'horizon. Autour de moi, sifflant sous mon chapeau

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REVUE DES DEUX MONDES.

dans la crinière laineuse de ma bête, frémit la plainte inces-sante de la brise, emportant la graine noconneusc des hautesfleurs. Et il y a toujours en face, là-bas, sur l'autre pente del'immense vallée, un détail exquis, un seul cette chaumière quifume, minuscule, avec une incroyable lenteur, exagérant encorele recul du panorama. Ah! les heures que j'ai passées là, immo-bile, à regarder fumer cette petite tache grise, à écouter l'aboiindéfinissable de l'abîme

Il s'y mêlait d'ailleurs les évocations puissantes de cette terrehistorique, gardienne encore des très rares souvenirs et des nomsde l'ancienne domination indienne. Sur cette glèbe que je foule,sur cette même Table d'Usatama, le Muysca Saguanmachican, àla tête de 30 000 hommes, vint, peu avant la conquête, attaquerles Sutagaos et les réduire, eux et leur cacique, en servitude. Là-bas, sur la droite, derrière ce grand rameau des Cordillères, lesi anches habitaient ce qui est aujourd'hui la Mesa et Tocaima. Et,parmi toute la grande mélancolie restée, écho des siècles disparueet des hommes, ce vent qui passe, qui passe continuellementmurmure, comme au temps on les roseaux parlaient « Ici furentles marches du royaume des Zipas de Cundinamarca. »

Je n'avais point cependant oublié mon excursion au Tequen-dama, et, après quelques jours passés dans cet aimable Sans-Soucide l'Aguadita, je m'étais remis en selle. La route oblige à réé-gner d'abord la Savane, pour y enfiler la brèche ouverte dans sesbarrières par le rio Bogota, dont cette cataracte fameuse constituele dernier saut. C'est une bonne fortune que de dévaler au soleilcouchant, et par un temps exceptionnellement clair, les versansintérieurs de la Coupe. De là, sous cet angle de surnaturelle lu-mière, qu'elle était magique, la plaine, la plaine! Elle s'ou-vrait entre de longues pentes bleues, déjà assombries de hâtifcrépuscule. Un halo de nuages floconneux, mais immobiles au-dessous de moi, faisait ressortir comme dans un rnmbe Féblouis-sement doré, ce grand incendie empreint de majesté bibliquerayonnant sur un paysage muet et mort. Spectacle unique devantun amphithéâtre sans spectateurs! Toute la Savane, unie commeune mer, rasée de rayons fauves, interrompus seulement parquelques .lots roux, quelques monticules .transes nu-Henuances à sa surface, raies violettes, raies vertes, raies docre.se jouant, prolongeant leurs jeux et leurs décompositions; nt

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toutes sortes de chatoiemens, de reflets successifs avec destransparences d'eau. C'est le lac d'autrefois qui reprend samagie, qui se donne l'illusion de revenir, d'étendre encore sabigarrure à la dernière heure du jour. Un cap osseux, très es-tompé, tombe en chute roide comme sur un plateau de cristal.Et puis, tout au fond, dans la brume violet pâle, s'esquissentencore d'autres nébulosités, d'autres songes de montagnes.

Quelques instans après, la nuit tombait par grandes nappesd'ombre. Et ce qui prenait maintenant un caractère extraordinaire.fantastique, c'étaient ces tumulus chauves semés çà et là, surchacun desquels veillait, persistait une lueur. Enfin, tous à lafois, ils sombraient parmi cet engloutissement de la terre, cettestupeur agrandie et tragique telle que j'aime à me la figurer ré-pandue sur les plaines de Ninive.

Le lendemain matin, après une nuit noire et humide à l'au-berge de Tierra Negra, j'avais regagné, dix kilomètres plus loin,le rio Bogota et une autre lisière des collines. Là, en effet, com-mence la brèche des géans ouverte, sinueuse, par la ruée des eaux.L'œil mesure curieusement ces grandes et fières assises derochers, tapissées de plantes saxatiles, de toutes agrestes sur leurrenflement menaçant ou dans les anfractuosités de formidablestours naturelles. De ces falaises se sont détaches autrefoisd'énormes blocs de grès, et le torrent, qui cascade autour et par-dessus avec une violence folle, rappelle le cours de la Viége dansles parties les plus tourmentées de sa vallée.

Cependant, une fois de plus, l'on s'étonne des proportionscolossales de l'œuvre comparées à l'exiguïté relative de son agent;sans doute les précipitations atmosphériques ont bien dimi-nué avec le refroidissement de la terre; mais plutôt, soudain,éblouissante, apparaît la notion du temps nécessaire à un tel tra-vail on éprouve physiquement, la conscience de cette choseun millier d'années. Un' peu plus loin, toujours avant le gouffre,avant le drame, il y a encore, intermèdes savamment ménagéspar la nature, des repos dans cette folle course à t'abîme lacsverts, coins de rocaille, paysages simplement jolis qui aiguisentla cunosité, irritent l'angoisse.

Et enfin, brusquement, un horion singulier se déploie videbleuâtre, d'abord, au ras de la terre qui manque, cirque pétasgiquede roches en marotte puits et dominé, sauf une ~channéev~rs

t Ouest, par t'assembt<.e hab.tuette de r.moa vaporeux f)/.jà

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les lèvres de l'entonnoir effroyable sont marquées par les fuméesviolâtres qui s'en exhalent.

Une sorte d'inquiétude pèse sur ces environs du prodigeattente subjective que, malgré soi, l'on extériorise, comme la sen-sation plus générale, sortie des choses mômes, de tout ce qu'il ya d'un peu oppressant dans ces catastrophes de la nature. D'unbord à l'autre, entre les arbres, règnent des bandes de nuagesque la respiration de la chute tient continuellement amoncelés au-dessus d'elle mais, lorsqu'on prête l'oreille pour recevoir l'appelde cette « fosse aux tonnerres, » dirait Hugo, quelle stupé-faction d'en saisir si peu de chose, jusqu'à ce que l'on soit des-cendu de cheval, parvenu sur l'espèce de margelle dénudée,accroché à une roche bizarre, au formant fenêtre surle précipice et d'où toute sa splendide horreur et son vertige vousmontent d'un coup à la tête! Alors, oui, ces grondemens, ces fu-mées, ces entre-choquemens de voix furieuses qui s'élèvent lelong des parois sonores, se répercutent, tourbillonnent, s'enla-cent parmi l'avalanche, tiennent en un mot toutes les promessesdes descriptions.

Elle a cent quarante-huit mètres, cette cascade, mais, d'où jesuis, il est presque impossible de s'en rendre compte. D'abord, lefond est totalement masqué par une buée blanche s'enroulantsur elle-même; et, ensuite, on est tout entier à la'trombe d'eaufuyante sous les yeux, hallucinante, à la ruée en fracas de cettemasse, qui est compacte ici encore, tout près de moi, au momentoù elle s'élance du bord du rocher pour se briser, presque tout desuite, sur un second entablement, sur une marche intermédiaire àcinq ou six mètres en dessous et, de là, rejaillir, emiettée pulvé-rulente,'impalpable, comme des loques de brumes dans l'inconnuII convient même de se rencoigner un peu. Le regard est vrai-ment trop sollicité par cette plongée toujours plus avant et quine finit jamais. Sans cesse entraîne, il est sans cesse obligé deremonter, de se crisper à l'écume folle, inconsistante, avec uninstinctif désespoir de naufragé. Et l'oreille aussi a sa partvertige et d'hypnotisme avec ces ~chaînemens d'échos ces hur-lemens, ces rafales d'.pouvante, ces bruits claquans comme desgifles contre les murailles cyclopéenneset s'enlevant, se multi-pimnt, semble-t-il, dcrninut. en minute, faisant chanceler .)c<nnme tanguer l'imagination. Les perceptions mêmes perdent deIc-ur verticalité, de tour assurance; il ne faudrait pas beaucoup

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d'effort pour évoquer les voix du tableau de Meignan, la spiraled'Elfes tournoyantes et, les mains contre leurs bouches, penchéessur cet ouragan.

Du reste, si l'on préfère embrasser l'entier spectacle plutôtque respirer de trop près cette capiteuse vapeur, c'est sur la

gauche qu'il convient de se poster, en une façon de belvédère

ménagé entre les arbres et d'où s'aperçoivent à la fois, non seule-ment la hauteur totale de la cataracte, mais aussi la puissancedes stratifications formant cette stupéfiante crevasse, ce puitsmonstrueux creusé par un labeur qui durant des milliers d'an-

nées, nuit comme jour, ne s'est jamais arrêté une seconde

Incurvée, la crevasse s'ouvre vers la gauche, bâille plutôt surune gorge invraisemblablement profonde, une déchirure finissanttoute minuscule, toute dissimulée entre les falaises de six cents

pieds. Et c'est maintenant au fond de ce ravin, du vert le plusfrais, le plus smaragdin du monde, que se reforme, que fuit à

nouveau, mais imperceptible, mais ridiculement amoindri, défi-

guré, perdu, ce qui reste du Tequendama enfin liquéfié, ce quin'est point remonté dans les nuages, et ce qui n'a pas arrosé lesselves d'alentour.

Le soleil perce. Un humide arc-en-ciel se recourbe, enchan-

teur, au-dessus de la faille. La floconneuse fuite devient plusimmatérielle, plus vapeur encore. On dirait une superposition de

gazes blondes éclairées par en dessous, tirées rapidement vers la

profondeur. Les brumes suspendues s'argentent; les coltinesbleues voient s'illuminer leur roide escalade les sonorités dumatin chantent au-dessus des bois. Toute la poésie de l'aurore

enveloppe le réveil du Niagara colombien.Comme je retournais à mon cheval, mes yeux étaient tombés

sur une carte abandonnée au pied d'un rocher. La pluie avaiten'acé à demi quelques lignes au crayon. Cependant j'y pus lireencore ces mots écrits d'une main féminine: « /)/o~ <9~)o//?~~/y~ /ïc~c~< de ~o/~y ver ~.s/~y~7/</ ~~</o/ »

Et, me retournant une dernière fois, sur le chemin de la capi-tale, vers l'ensoleillement et le vertige, vers l'abyssale clameur<!u Tequendama, je tâchai du moins d'emporter pour toujours,en mon regard, le souvenir vécu de cette merveille du monde.

PtERHE D'ESPA<~AT.