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A quelle peine condamner les auteurs de crimes contre l’humanité ? Quelle peine pour le « crime des crimes » ? Pour la majorité de la population, la sanction doit être, sinon la peine de mort, du moins une peine très sévère, en appliquant une sorte de loi du Talion atténuée. L’expression « boucher de Lyon », utilisée pour qualifier Klaus Barbie, illustre ce sentiment général. Michel Zaoui admet lui-même que « personne, à [sa] connaissance, n’a envisagé une peine autre que la perpétuité à propos de Klaus Barbie. » (Page 108). En observant les peines prononcées contre les principaux coupables de crimes contre l’humanité, on se rend compte que les juridictions ont également prospéré dans la voie de la sévérité (57% environ de ces principaux coupables ont été condamné à mort, 18,5% à la prison à perpétuité, 13% à une peine supérieure à 20 ans de prison et 11% à une peine moins sévère). Le pourcentage important des condamnations à mort résulte en grande partie des condamnations prononcées peu de temps après la guerre par le Tribunal de Nuremberg, dont on peut légitimement penser que les verdicts ont été marqués, du moins en partie, par l’émotion suscitée par la découverte récente de la barbarie du nazisme. Le temps joue en effet un rôle important dans les verdicts criminels et les crimes contre l’humanité, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne constituent pas une exception. Selon Zaoui « le facteur temps marque de son empreinte aussi bien le verdict que la réparation. »(Page 107) Ainsi, les condamnations prononcées lors de procès organisés plus tardivement, tels le procès IG Farben ou le procès des ministères, ont été moins sévères. Cela ne plaît pas à l’avocat

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A quelle peine condamner les auteurs de crimes contre l’humanité ? Quelle peine pour le

« crime des crimes » ? Pour la majorité de la population, la sanction doit être, sinon la peine

de mort, du moins une peine très sévère, en appliquant une sorte de loi du Talion atténuée.

L’expression « boucher de Lyon », utilisée pour qualifier Klaus Barbie, illustre ce sentiment

général. Michel Zaoui admet lui-même que « personne, à [sa] connaissance, n’a envisagé une

peine autre que la perpétuité à propos de Klaus Barbie. » (Page 108). En observant les peines

prononcées contre les principaux coupables de crimes contre l’humanité, on se rend compte

que les juridictions ont également prospéré dans la voie de la sévérité (57% environ de ces

principaux coupables ont été condamné à mort, 18,5% à la prison à perpétuité, 13% à une

peine supérieure à 20 ans de prison et 11% à une peine moins sévère). Le pourcentage

important des condamnations à mort résulte en grande partie des condamnations prononcées

peu de temps après la guerre par le Tribunal de Nuremberg, dont on peut légitimement penser

que les verdicts ont été marqués, du moins en partie, par l’émotion suscitée par la découverte

récente de la barbarie du nazisme.

Le temps joue en effet un rôle important dans les verdicts criminels et les crimes contre

l’humanité, contrairement à ce que l’on pourrait penser, ne constituent pas une exception.

Selon Zaoui « le facteur temps marque de son empreinte aussi bien le verdict que la

réparation. »(Page 107) Ainsi, les condamnations prononcées lors de procès organisés plus

tardivement, tels le procès IG Farben ou le procès des ministères, ont été moins sévères. Cela

ne plaît pas à l’avocat des parties civiles qu’est Zaoui. Selon lui, cette sorte de « droit

commun » des verdicts criminels apaisés avec le temps doit être écarté en présence de crimes

contre l’humanité quand on sait que les décennies séparant les faits des verdicts ont été

nécessaires à la France pour « faire totalement échec tant aux délires criminels nazis qu’aux

projets de révolution nationale du régime de Vichy » puis à « se redresser, se reconstruire »

(Page 108). On peut souscrire à l’analyse de Michel Zaoui, ces années ayant aussi permis de

mettre en place une définition du crime contre l’humanité et un cadre procédural pour juger

les accusés le plus équitablement possible. Toutefois, que penser de procès comme celui de

Demjanjuk en Allemagne où l’accusé ne peut comparaître qu’au maximum une heure et

demie par jour, allongé sur son lit d’hôpital ?

Comme pour toutes les infractions, la peine prononcée contre le criminel contre l’humanité se

doit d’être individualisée. La tâche n’est pas aisée pour les juges et pour les jurés, qui doivent

faire face à l’émotion des victimes, et parfois d’eux-mêmes et établir une sorte de hiérarchie

dans l’impardonnable. En effet, il serait totalement illogique de condamner à la même peine

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un policier ou un simple soldat chargé, sous la surveillance constante de ses supérieurs,

d’arrêter des juifs et de les escorter vers les camps de concentration et les hauts dignitaires

nazis qui, le 20 janvier 1942 lors de la conférence de Wannsee, ont décidé la « solution

finale », c'est-à-dire l’extermination programmée des juifs d’Europe. Cela entraînerait des

incompréhensions quant au sens à accorder à la peine.

Pour éviter cet écueil, Michel Zaoui propose que l’on accorde une grande importance à la

distinction entre donneur d’ordre et exécutant. Il en donne lui-même les définitions. Le

donneur d’ordre est selon lui « tout accusé ayant eu un jour le choix de refuser d’ordonner ou

de commettre un acte criminel, ou bien tout accusé telles qu’il aurait pu modifier la destinée

d’une seule victime. » Les exécutants sont, eux, en revanche totalement dépourvus de cette

faculté de choix. Barbie et Touvier, par leurs fonctions et leur personnalité, peuvent être

considérés comme des exécutants. La question est, nous le verrons, plus discutée en ce qui

concerne Maurice Papon. Ces définitions semblent à première vue offrir une distinction claire.

Ce n’est toutefois pas le cas car chaque soldat ou policier agissant pour le compte du régime

nazi a eu, ne serait-ce qu’au moins une fois, le choix de modifier la destinée d’une victime.

[rajouter théorie baillonettes intelligentes] Ils n’avaient pas en permanence un supérieur

derrière eux pour les surveiller. Dans ce cas, c’est l’ensemble des personnes au service du

régime nazi qui pourrait être considéré comme donneur d’ordre. La distinction deviendrait dès

lors inopérante.

Le pendant juridique de la distinction donneur d’ordre/exécutant est celle entre l’auteur

principal et le complice, avec toutefois certaines précisions. Il convient ici de rappeler

quelques généralités sur la notion de complicité en droit français. L’article 121-7 du Code

pénal dispose « Est complice d’un crime ou d’un délit la personne qui sciemment, par aide ou

assistance, en a facilité la préparation ou la commission. Est également complice la personne

qui par don, promesse, menace, ordre, abus d’autorité ou de pouvoir aura provoqué à une

infraction ou donné des instructions pour la commettre. » L’article 121-6 du même code

précise que « sera puni comme auteur le complice de l’infraction, au sens de l’article 121-7 ».

La doctrine a dégagé deux grandes théories de ces articles.

La première de ces théories est celle de l’emprunt de criminalité. Puech, dans son ouvrage

Droit pénal général affirme à propos de celle-ci que « la théorie de l’emprunt de criminalité

implique, de manière générale, que la responsabilité du complice est étroitement commandée,

quant à l’incrimination et à la peine légalement applicable, par l’infraction commise par

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l’auteur. » Ainsi, pour qu’il y ait complicité, il faut qu’existe un fait principal constitutif d’une

infraction.7

Cette théorie a pu poser problème en matière de crime contre l’humanité, en particulier pour

Maurice Papon. Si l’on retient les critères posés par Michel Zaoui, Maurice Papon doit être

considéré comme un exécutant. Zaoui affirme d’ailleurs très clairement que « Maurice Papon,

lui aussi, avait cette marge de manœuvre » lui permettant de refuser d’ordonner ou de

commettre un acte criminel. La condamnation de Papon à une peine peu sévère de dix ans

d’emprisonnement laisse entendre qu’il a été considéré comme exécutant. Toutefois, les arrêts

de Cour d’assises n’étant pas motivés, il est impossible de connaître les raisons exactes de ce

verdict. Les propositions du rapport Léger en la matière permettront peut-être d’éviter de

telles interrogations à l’avenir.

Pour permettre le renvoi de Maurice Papon devant la Cour d’assises, la chambre criminelle de

la Cour de cassation a adopté une solution curieuse. En effet, elle avait jugé dans l’affaire

Barbie que le crime contre l’humanité imposait qu’il soit commis au nom d’un Etat pratiquant

une politique d’hégémonie idéologique. Par un arrêt du 23 janvier 1997, la Cour de cassation,

saisie d’un pourvoi de Papon, a précisé qu’il n’était pas nécessaire « que le complice de crime

contre l’humanité ait adhéré à la politique d’hégémonie idéologique des auteurs principaux, ni

qu’il ait appartenu à une des organisations déclarées criminelles par le Tribunal de Nuremberg

». Cette solution entre en contradiction avec le principe de l’emprunt de criminalité ci-dessus

défini. En effet, la poursuite du complice d’un crime contre l’humanité est rendue plus facile

que celle de l’auteur du crime lui-même. Cette décision illustre parfaitement l’idée de

« justice à la carte » et ne visait pour la chambre criminelle qu’à permettre le renvoi, et donc

la condamnation future, de Maurice Papon.

La seconde grande théorie en matière de complicité est celle de l’emprunt de pénalité et

résulte directement de l’article 121-6 du Code pénal : le complice encourt la même peine que

l’auteur principal. Toutefois, si l’on suit les conclusions de Michel Zaoui, cette théorie doit

être relativisée en matière de crimes contre l’humanité. En effet, on déduit de ses écrits que la

peine de l’exécutant (c'est-à-dire du complice) doit rester inférieure à celle du donneur d’ordre

(c'est-à-dire de l’auteur principal).

Comment échapper (ou du moins tenter d’échapper) à une sanction lourde écrite d’avance ?

Les accusés de crime contre l’humanité se sont souvent entourés d’avocats connus et

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médiatiques, à la réputation parfois sulfureuse (tel Me Jacques Vergès). Deux grandes

stratégies de défense peuvent être dégagées.

Certains comme Klaus Barbie ont mis au point avec leurs conseils une défense basée sur la

provocation. Ainsi Me Vergès n’a pas hésité, dans sa plaidoirie pour Klaus Barbie, à qualifier

l’Union générale des israélites de France de collaborateur ou, alors que l’on relatait le cas

d’une femme atrocement violée par Barbie accompagné d’un chien, à déclarer que celle-ci ne

pouvait qu’être consentante. Un tel mode de défense relève plus du théâtre que du droit. Me

Vergès aimait d’ailleurs, ainsi que le relate Zaoui, se tourner vers le public lorsqu’il lançait

ses « petites phrases ». L’efficacité d’une telle défense apparaît toutefois faible, tout comme

son intérêt. Il y a de grandes chances pour que cette pratique desserve l’accusé, qui peut se

mettre la Cour et les jurés à dos. Cela est d’autant plus vrai quand l’accusé est absent ; Me

Vergès représentait ainsi Klaus Barbie aussi bien juridiquement que physiquement. Michel

Zaoui lui-même s’interroge sur la pratique de son confrère. S’il est habitué aux saillies de

Vergès, qui connaît bien « toutes les ficelles du bretteur de cour d’assises », le but de celles-ci

laisse l’avocat des parties civiles songeur : « en écoutant mon confrère Vergès, je finissais par

me demander s’il plaidait pour défendre son client, ou si cette défense n’avait pas pour objet

essentiel de tenir un discours politique dont la finalité était totalement étrangère à la réalité

des crimes commis par son client Klaus Barbie ». Force est de constater que, du point de vue

de la défense de son client, le procès a été un échec pour Vergès. Quant au fait de savoir si un

message politique a été ou non transmis, chacun reste juge…

D’autres accusés ont opté pour une défense beaucoup plus juridique. Même si les trois

accusés évoqués dans l’ouvrage ont tous formé un pourvoi en cassation contre leur

condamnation, celui de Paul Touvier nous apparaît le plus intéressant. Celui-ci arguait que

l’article 6 du statut du Tribunal de Nuremberg violait le principe constitutionnel de non-

rétroactivité de la loi pénale prévu par l’article 8 de la Déclaration des droits de l’Homme et

du Citoyen de 1789.