octave mannoni (1899-1989) et sa psychologie de la

43
OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION. CONTEXTUALISATION ET DÉCONTEXTUALISATION François Vatin La Découverte | « Revue du MAUSS » 2011/1 n° 37 | pages 137 à 178 ISSN 1247-4819 ISBN 9782707168917 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-1-page-137.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte. © La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - © La Découverte Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - © La Découverte

Upload: others

Post on 18-Jun-2022

2 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

Page 1: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LACOLONISATION. CONTEXTUALISATION ET DÉCONTEXTUALISATION

François Vatin

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2011/1 n° 37 | pages 137 à 178 ISSN 1247-4819ISBN 9782707168917

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2011-1-page-137.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour La Découverte.© La Découverte. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans leslimites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de lalicence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit del'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockagedans une base de données est également interdit.

Powered by TCPDF (www.tcpdf.org)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 2: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie

de la colonisation. Contextualisation et

décontextualisation

François Vatin

Pour Alain Caillé, dont le goût pour la théorie du don se trouve sérieusement éclairé par la lecture d’Octave Mannoni. « Donner, recevoir, rendre », c’est une affaire de jeu de tennis ! Comment n’y avions-nous pas pensé plus tôt ? Mais, dans les échanges humains, comme au jeu de tennis, il arrive que l’on ne puisse rendre…1

1. Psychologie de la colonisation. L’histoire d’une œuvre

En 1950, paraît aux éditions du Seuil dans la collection « Esprit : Frontière ouverte » un ouvrage promis à un avenir étrange d’un auteur lui-même inclassable : La psychologie de la colonisation, d’Octave Mannoni. L’ouvrage reprend et développe un ensemble

1. Je tiens à remercier Jean Fremigacci, qui a bien voulu me transmettre une petite part de sa connaissance inépuisable de l’histoire malgache contemporaine, et Julien Mannoni, petit-fils d’Octave et dépositaire des archives familiales le concernant, qui les a généreusement mises à disposition et qui m’a consacré son temps sans limites.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 3: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE138

d’articles parus en 1947-1948 dans la revue Psyché2, mais aussi dans la Revue de psychologie des peuples, dans Chemin du monde et dans Esprit3. Son auteur, qui avait fait une carrière de professeur de lettres et de philosophie à La Martinique, la Réunion et surtout Madagascar, où il était resté dix-huit ans, était en train d’entamer, en métropole, une nouvelle carrière, celle de psychanalyste dans l’orbite de Jacques Lacan. En désaccord avec la politique coloniale du gouvernement, il avait quitté Madagascar à la suite de la révolte de 1947. Il fréquentait en France les milieux anticoloniaux, comme le prouve sa collaboration à Esprit et aux Temps modernes.

À l’évidence, cet ouvrage est écrit dans la visée d’une critique sans appel du colonialisme. Pourtant, pour des raisons que j’ex-pliciterai plus loin, il est très mal reçu par une partie du milieu anti colonialiste. Mannoni est éreinté par A. Césaire dans son Discours sur le colonialisme en 19504 et c’est pour lui répondre que Franz Fanon publie Peau noire, masques blancs, dont le titre semble lui avoir été fourni par Mannoni lui-même, dont il était proche5. L’ouvrage de Mannoni irrite, mais interpelle. Il inspire

2. L’ensemble des articles de Mannoni dans Psyché a paru en 1947-1948 sous le titre général : « Ébauche d’une psychologie coloniale ». On trouve deux sous-titres : « Le complexe de dépendance et la structure de la personnalité », n° 12, 1947, p. 1220-1242 ; n° 13-14, 1947, p. 1453-1479 ; n° 15, 1947, p. 93 et sqq. ; n° 21-22, 1948, p. 941-945 ; n° 23-24, 1948, p. 1160-1163 ; et « Le complexe de Prospero », n° 25, 1948, p. 1275-1295.

3. O. Mannoni, « La personnalité malgache. Ébauche d’une analyse des structures », Revue de psychologie des peuples, n° 3, juillet 1948, p. 263-281 ; « Colonisation et psychanalyse », Chemin du monde V : « Fin de l’ère coloniale ? », Éditions de Clermont, Paris, 1948 ; « Psychologie de la révolte malgache », Esprit, avril 1950, p. 581-595.

4. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950-1955), Présence Africaine, Paris, 2004. En fait, il est probable que Césaire n’a pas lu la Psychologie de la colonisation. Il ne fait pas référence à l’ouvrage et les passages de Mannoni qu’il cite sont en fait repris à deux articles antérieurs de cet auteur : celui de Chemins du monde (voir infra sur cette publication), où il publie lui-même un article : « L’impossible contact » (p. 105-111), qui constitue la première version de son Discours sur le colonialisme et celui d’Esprit. Ce point, qui n’a en général pas été noté par les commentateurs, à l’exception de Christopher Lane (« Psychoanalysis and Colonialism Redux : Why Mannoni’s, “Prospero Complex” Still Haunt Us », Journal of modern Literature, vol. 25, n° 3-4, 2002, p. 127-149, p. 139) n’est pas sans importance.

5. F. Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Seuil, « Points », Paris, 1952. L’influence de Mannoni sur Fanon est étudiée en détail par Jock McCulloch, Black Soul White Artifact. Fanon’s Clinical Psychology and social Theory, Cambridge University Press, Londres et New York, 1983 ; voir l’appendice I : « Fanon and

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 4: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

139OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

ainsi notamment en profondeur G. Balandier, même si celui-ci en fait une critique très dure dans le compte rendu qu’il en donne dans les Cahiers internationaux de sociologie6. Cette mauvaise récep-tion de l’ouvrage par ses propres amis, politiques et personnels, conduit Mannoni, qui entame alors sa carrière de psychanalyste, à se détourner du sujet. Le rebond vient de l’étranger. L’ouvrage est traduit en anglais en 1956 par Pamela Powesland et publié sous le titre Prospero and Caliban. The Psychology of Colonization chez Methuen à Londres avec une préface de Philipp Mason et une note originale de l’auteur7. Ce nouveau titre fait référence aux personna-ges de La Tempête de Shakespeare dont s’inspirait Mannoni pour penser les rapports coloniaux8. Sous ce même titre, l’ouvrage est réédité en 1964 à New York par Praeger avec une nouvelle note de Mannoni, puis réimprimé en 1966 et 19689. Son édition est ensuite reprise en 1990 par les presses de l’Université du Michigan, avec une nouvelle introduction de M. Bloch, puis réimprimée en 1991 et 1993. Comme on le voit, l’ouvrage est devenu un classique dans la bibliographie anglo-saxonne d’anthropologie sociale.

En France, en revanche, l’ouvrage de Mannoni n’est réédité qu’en 1984 aux Éditions universitaires avec un avant-propos de Charles Baladier, la traduction de la préface de l’édition anglaise de Philip Mason, ainsi que les notes de Mannoni de 1956 et 1964

Manonni : conflicting psychologies of Colonialism ». Je reviendrai sur le fond du débat dans le paragraphe 3.

6. G. Balandier in Cahiers internationaux de sociologie, vol. IX, 1950, p. 183-186.

7. L’édition anglaise de l’ouvrage de Mannoni fait l’objet d’une réception académique assez importante, qui contraste avec la réception essentiellement politique de l’édition française. Nous avons repéré les comptes rendus suivant : Kenneth Kirkwood, in American Sociological Review, vol. 22, n° 2, avril 1957, p. 255-257 ; Raglan in Man, vol. 57 (avril 1957), p. 58-59 ; B.E.W., in Africa ; Journal of the International African Institute, vol. 27, n° 3 (juillet 1957), p. 304 ; George Bennet in International Affairs, vol. 33, n° 3 (juillet 1957), p. 357 ; Bert F. Hoselitz in American Anthropologist, vol. 59, n° 5, octobre 1957, p. 939. L’édition française originale avait déjà fait l’objet de deux comptes rendus dans la presse académique anglo-saxonne : Kenneth Robinson in International Affairs, janvier 1951, p. 62 et (en français) Hubert Deschamps in Africa ; Journal of the International African Institute, vol. 21, n° 1 (janvier 1951), p. 74-75.

8. En fait, Mannoni envisageait déjà en 1947 d’intituler l’édition française de son ouvrage Prospero. Voir infra.

9. J’ai trouvé un compte rendu de cette réédition : Walter Markov in The Journal of Modern African Studies, vol. 3, n° 4 (décembre 1965), p. 623-624.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 5: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE140

pour cette édition anglaise. Pour cette seconde édition française, Mannoni reprend le titre de l’édition anglaise : Prospero et Caliban. Psychologie de la colonisation. L’ouvrage est enfi n réédité treize ans plus tard, en 1997, soit huit ans après la mort d’Octave Mannoni, par les soins de son épouse Maud, dans la collection qu’elle diri-geait chez Denoël. Mais son titre est encore changé et devient : Le racisme revisité. Madagascar, 1947. Cette nouvelle et dernière édition comprend tout le dossier présent en 1984 ainsi qu’une nouvelle présentation de Jean-François de Sauverzac et en annexe deux textes de Mannoni : « The decolonisation of myself », paru dans la revue Race en français et en anglais en 196610 et « Terrains de mission » paru dans Les Temps modernes en 197111.

Par elle-même, cette histoire bibliographique intrigue. Il n’est pas banal qu’un ouvrage soit publié à trois reprises en cinquante ans d’intervalle mais sous trois titres différents, ni qu’un auteur français soit plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France12. Ce qui est plus étrange encore, c’est que, plusieurs décennies après la déco-lonisation, l’ouvrage de Mannoni puisse encore exciter les passions. En 1981, Antoine Bouillon publie une vaste synthèse critique de la psychologie coloniale appliquée au cas de Madagascar, dans laquelle il consacre un chapitre entier à la réfutation de la théorie de Mannoni13. Mieux encore, la préface fournie par M. Bloch à la réé-dition américaine de Prospero and Caliban en 1990 est également une charge violente contre le texte, au point que l’on se demande pourquoi il était utile de le rééditer. Ce texte de Bloch, traduit en français par Gérard Lenclud, est publié dans la revue Terrain en

10. « The decolonisation of myself » est repris par Mannoni dans Clefs pour l’Imaginaire ou l’Autre Scène, Seuil, Paris, 1969, p. 290-300.

11. O. Mannoni, « Terrain de mission ? », Les Temps modernes, n° 299-300, juin-juillet 1971, p. 251-253.

12. Précisons : c’est comme anthropologue, et non comme psychanalyste, que Mannoni est plus connu dans le monde anglo-saxon qu’en France.

13. Antoine Bouillon, Madagascar. Le colonisé et son âme. Essai sur le discours psychologique colonial, L’Harmattan, Paris, 1982. Je ne m’arrêterai pas sur ce texte, issu d’une thèse préparée avec Roland Barthes. Armé d’une bibliographie considérable sur Madagascar et d’instruments théoriques issus de la sémiotique, Bouillon développe une analyse contournée mais finalement assez plate d’un éternel retour du même dans le discours colonial et post-colonial qui ne permet pas de saisir la particularité de l’ouvrage de Mannoni, assimilé, à tort, à la tradition de psychologie coloniale. Voir aussi d’A. Bouillon, « La psychologie des peuples. Croyance et prédication », La Pensée, n° 177, octobre 1974, p. 77-96.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 6: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

141OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

199714, l’année même de la réédition française de l’ouvrage de Mannoni, ce qui ne saurait être un hasard et semble bien destiné à mettre en garde le lecteur français contre un texte « dangereux », selon le mot de Fanon. La critique de Bloch est reprise par Didier Fassin en 1999 dans un article dirigé contre l’ethnopsychiatrie de Tobie Nathan, à laquelle il est pourtant diffi cile d’assimiler la pensée de Mannoni15.

La destinée curieuse de cet ouvrage ne peut être comprise sans que soit éclairée la personnalité complexe de son auteur et le contexte de sa publication : celui de la révolte malgache de 1947 et, plus généralement, du début des guerres coloniales. Mais l’on ne saurait comprendre pourquoi l’ouvrage peut encore aujourd’hui susciter tant d’acrimonie si on ne va au fond de son discours. Ce qui fait sa force n’est en effet pas dissociable de ce qui en constitue l’aspect dérangeant. Dans la deuxième partie de cette étude, je retra-cerai l’histoire intellectuelle d’Octave Mannoni pour comprendre la genèse de cet ouvrage. Dans la troisième partie, je reviendrai sur les critiques qui ont été adressées à son ouvrage, et, par une critique de ces critiques, je tenterai de mettre en évidence ce qui me paraît constituer son apport anthropologique fondamental.

2. Octave Mannoni (1899-1989) : du professeur aux colonies au psychanalyste lacanien

Pour retracer l’itinéraire d’Octave Mannoni jusqu’à la publica-tion de sa Psychologie de la colonisation, on dispose d’un docu-ment extrêmement riche, son journal intime, tenu de 1921 à 1958 et publié de façon posthume en 1990 par les soins de sa seconde épouse, Maud, et de Patrick Salvain16. Ce texte a malheureusement

14. M. Bloch, « La psychanalyse au secours du colonialisme. À propos d’un ouvrage d’Octave Mannoni », Terrain, n° 28, 1997, p. 103-118.

15. Didier Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit », Genèses, n° 35, 1999, p. 146-171.

16. Octave Mannoni, Nous nous quittons. C’est là ma route. Carnets, Denoël, Paris, 1990. Je noterai dorénavant cet ouvrage Carnets. Je ne ferai de ce document qu’un usage documentaire, sans pour autant ignorer la complexité de ce genre de sources. Pour une réflexion sur l’écriture de l’intime qui s’appuie abondamment sur l’exploitation de ce texte, voir Ginette Michaux, « Fragments, journaux, carnets : prendre tout en note, noter le rien », Urgences, n° 31, 1991, p. 67-84.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 7: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE142

été expurgé, selon ses éditeurs, des « fragments s’apparentant aux notations d’un agenda ou d’un répertoire : index des noms du second volume, indications de lecture, citations isolées, notes du quotidien, annonces de rendez-vous, liste d’adresses, invitations », ainsi que, « pour des raisons de discrétion conjugale », d’éléments relatifs à « l’évocation du temps de vie conjugale abordé dans le premier carnet [c’est-à-dire du premier mariage de Mannoni] »17. En fait, ce document n’est pas du tout homogène. Ce journal est principalement tenu au cours de deux périodes : les années d’études à Strasbourg (1921-1925) et, surtout, la période 1943-1948.

C’est cette seconde période qui, bien sûr, retiendra surtout mon attention. Elle correspond pour Mannoni à une grave « crise », dans le sens le plus complet de ce terme : conjugale (il se sépare de sa première épouse en février 1943, en divorce en septembre 1944, et rencontre Maud en janvier 194818 ; entre ces deux dates, il mène une vie amoureuse et sexuelle tourmentée) ; politique (dans le contexte tumultueux de la fi n de la Seconde Guerre mondiale et du début des confl its de la décolonisation, marqué, notamment, par l’insurrection malgache de 1947-1948) ; morale (il commence sa psychanalyse avec Jacques Lacan en novembre 1945, mais les notations psycha-nalytiques sont présentes dans le journal dès 1944) ; professionnelle (il devient psychanalyste), spatiale enfi n (après vingt-trois ans de vie coloniale, il revient défi nitivement en France en août 1948). Or la genèse intellectuelle de Psychologie de la colonisation n’est pas dissociable de l’ensemble des dimensions de cette crise. L’ouvrage rend compte tout à la fois, et de façon inextricablement liée, de sa découverte de la psychanalyse, de son bilan personnel, des rapports

17. Idem, « note de l’éditeur », p. 5. J’ai pu, grâce à l’obligeance de Julien Mannoni, accéder au manuscrit des Carnets. Il m’est apparu que les coupes effectuées dans l’édition publiée ne se résumaient pas à ce qui est annoncé dans cette mise en garde. Si, effectivement, une bonne partie des notes concernant l’année 1943 où sont abondamment décrits et commentés ses conflits conjugaux ont été supprimées pour des motifs de discrétion aisément compréhensibles, de nombreux autres passages ne présentant pas de problèmes de confidentialité ont été également supprimés pour des motifs qui semblent relever de simples choix éditoriaux (de plus, ces coupes ne sont pas indiquées dans l’ouvrage publié). Il s’agit notamment de passages où Mannoni développe des notations ethnographiques qui ne devaient pas intéresser les éditeurs, psychanalystes. Je citerai à l’occasion des passages non publiés, mais une exploitation systématique des Carnets reste à faire. Signalons enfin que ces carnets comprennent de nombreux dessins, plans ou schémas dont il n’est pas fait mention dans l’édition.

18. Carnets, p. 169 et 377.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 8: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

143OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

sociaux coloniaux et de sa rupture avec ceux-ci, et de l’histoire poli-tique collective de Madagascar et de l’Empire français en général, qui se joue sous ses yeux. En 1966, Mannoni théorisera lui-même cette étroite combinaison de cette histoire personnelle et de cette histoire collective dans un article au titre suggestif cité plus haut : « The decolonisation of myself ».

Jacques Dominique Octave Mannoni est né le 29 août 1899 à La Motte-Beuvron en Sologne (Loir-et-Cher), soit, selon ses pro-pres mots « au bord du Néant », rivière de Sologne affl uent de la Loire19. Son père y dirigeait la « colonie agricole et pénitentiaire » de Saint-Maurice, autrement dit, une maison de correction20. Il fait ses études secondaires au lycée d’Orléans, puis entre en Rhétorique supérieure au lycée Lakanal en 1917, études qu’il doit interrompre en raison de sa mobilisation en 1918. C’est à Orléans qu’il rencontre, très jeune, sa première épouse, qui le suivra jusqu’à Madagascar où ils divorceront en 1945, et avec laquelle il aura deux fi lles21. Après sa démobilisation, il reprend ses études supérieures à Strasbourg, où il passe en 1921 la partie physique du certifi cat d’études PCN (Physique-Chimie-Sciences naturelles), correspondant à la première année de médecine, tout en suivant des études de philosophie et de langues orientales22. Il suit notamment, en 1922-1923, les cours

19. « Venue au monde » (mars 1989), Carnets, p. 7 (c’est le seul passage postérieur à 1958, écrit par Mannoni à la fin de sa vie ; il meurt à Paris le 30 juillet 1989).

20. Communication personnelle de Julien Mannoni. La Colonie de Saint-Maurice avait été créée en 1872 par l’État. Elle fera partie de ces institutions dénoncées à partir des années 1930 comme des « bagnes d’enfants ». Elle sera la première à connaître en 1937 une réforme menée dans l’esprit de la future ordonnance de 1945 sur la justice des mineurs. (Voir Jacques Bourquin, « Saint-Maurice, colonie pénitentiaire agricole. Le temps de la réforme (1934-1936-1950) », Revue d’histoire de l’enfance « irrégulière », hors-série 2007 : « Pages d’histoire : la protection judiciaire des mineurs, XIXe-XXe siècles », www.revue.org. (<rhei.revues.org/index3023.html>). On ne peut s’empêcher de penser dans ce contexte à ce que pouvait revêtir pour Octave Mannoni le signifiant « colonie ».

21. Denise Mannoni (1918-2002), peintre, née en France, et Françoise Jaulin-Mannoni (1934-2000), née à Madagascar, qui, après une première formation d’institutrice puis d’orthophoniste, reprit des études en psychologie et en logique et se spécialisa dans les problèmes d’apprentissage des mathématiques. Octave Mannoni eut en 1950, avec sa seconde épouse Maud, un fils, Bruno, qui a fait sa carrière au ministère de la Culture où il s’est spécialisé dans les systèmes d’information. Julien Mannoni, cité plus haut, en est le fils.

22. Je tiens cette précision ainsi que celles concernant le parcours professionnel d’Octave Mannoni dans l’Éducation nationale d’un courrier adressé par sa veuve Maud le 2 septembre 1990 à Charles Baladier. (Archives familiales de Julien Mannoni.)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 9: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE144

de Maurice Halbwachs (1877-1945)23, mais aussi, probablement, ceux de Charles Blondel (1876-1939)24. Il soutient dans ce cadre, le 15 juin 1923, un mémoire d’études supérieures de philosophie sur « L’intelligence et la raison dans le système de Plotin ». En 1924, il est admissible à l’agrégation de philosophie, mais ne peut passer l’oral pour cause de maladie.

Répétiteur au lycée de Strasbourg d’octobre 1920 à janvier 1924, Mannoni est ensuite nommé professeur licencié au lycée d’Altkirch. Le 2 octobre 1925, il s’embarque à Saint-Nazaire pour la Martinique où il a obtenu un poste plus rémunérateur de professeur de lettres et de philosophie au Lycée Schoelcher de Fort-de-France. Il y reste jusqu’au premier octobre 1928, date à laquelle il obtient un congé pour revenir en métropole où il repasse l’agrégation. À nouveau admissible, il échoue à l’oral. Il prend alors un nouveau poste aux colonies, au lycée Leconte de Lisle de Saint-Denis de la Réunion. En octobre 1931, il quitte ce poste pour celui du lycée Gallieni à Tananarive, qu’avait occupé Jean Paulhan une vingtaine d’années auparavant.

23. Il note dans son carnet à la date du 22 décembre 1922 : « Une conversation écrite avec G. M. pendant un cours d’Halbwachs » (Carnets, p. 79). Le 1er mars 1923, il note : « L’université. La plupart des cours y sont inutiles. Je sais que je n’y vais que pour G. M. » (ibidem, p. 85). O. Mannoni avoue dans son carnet en 1943, alors que ses rapports avec son épouse se détériorent gravement, avoir eu « une aventure avec une juive en Alsace » (ibidem, p. 116), c’est-à-dire quand, déjà marié, il était étudiant à Strasbourg ; il s’agit vraisemblablement de G. M.

24. Maurice Halbwachs et Charles Blondel, tous deux normaliens, avaient été nommés en 1919 professeurs à l’université de Strasbourg, le premier en sociologie, le second en psychologie ; ils y resteront, jusqu’en 1935 pour le premier, 1937 pour le second. Blondel, docteur en médecine et en lettres, est un des principaux représentants de la psychopathologie universitaire de l’entre-deux-guerres. Mais il est aussi profondément influencé par le mouvement durkheimien et notamment par Lucien Lévy-Bruhl qui préfaça en 1926 son ouvrage sur La mentalité primitive, Stock, Paris. On verra l’importance de la pensée de Lévy-Bruhl dans la psychologie de la colonisation de Mannoni. Si Blondel est connu pour son opposition virulente à Freud, il développe, comme son contemporain Pierre Janet, une psychopathologie des profondeurs qui converge à bien des égards avec les interrogations de Freud. (Voir sur Blondel et ses relations complexes avec Halbwachs, Laurent Mucchielli, « Pour une psychologie collective : l’héritage durkheimien d’Halbwachs et sa rivalité avec Blondel durant l’entre-deux-guerres », Revue d’histoire des sciences humaines, 1999/1, p. 103-141.)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 10: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

145OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

Toute sa vie, Octave Mannoni aura mené, à côté de son travail d’enseignant puis de psychanalyste, une activité de poète et de critique littéraire. Dès ses années d’études, il donne, en 1921-1922, des articles littéraires (poèmes, contes) à La pensée française. Libre organe de propagation nationale et d’expansion française publié à Strasbourg, dont il est un collaborateur attitré25. C’est à la même époque qu’il commence la rédaction de son journal, dont le premier feuillet est daté d’avril 1921. Lors de son séjour à la Martinique, il fonde, avec ses collègues du lycée Schoelcher : Gilbert Gratiant (1895-1985)26, créole martiniquais, agrégé d’an-glais, et Raymond Burgard (1892-1944), agrégé de grammaire et futur résistant, la revue Lucioles, dont le premier numéro paraît le 15 avril 1927. La littérature ne quittera jamais Mannoni, qui continuera régulièrement à écrire des poèmes, notamment durant sa période malgache. On trouve dans ses carnets de nombreux poèmes dont « Andrianampouinimerne », publié dans la Revue de Madagascar en juillet 1936. Dans son œuvre de maturité, il fournira régulièrement des chroniques littéraires ou théâtrales, notamment aux Temps modernes et, de façon générale, développera une conception très littéraire de la psychanalyse autour de la notion d’« imaginaire ». Il a publié aussi un roman, que j’évoquerai plus loin, et un recueil de nouvelles d’inspiration psychanalytique.

À Madagascar, Mannoni mène aussi une activité de dessinateur, de photographe-ethnographe, et de botaniste27. Il collabore dans ce

25. J’ai compté sept contributions à cet organe entre octobre 1921 et avril 1922.

26. Gilbert Gratiant est un des premiers auteurs à écrire en créole et en français. Il aura notamment pour élève Aimé Césaire. (Éric Mansfield, La Symbolique du regard. Regardants et regardés dans la poésie antillaise d’expression française. Martinique, Guadeloupe, Guyane, 1945-1982, Publibook, Paris, 2009, p. 146-148.)

27. On trouve sur le site interne des Archives d’outre-mer (<anom.archivesnationales.culture.gouv.fr>) un ensemble de soixante photographies prises par Mannoni en 1945 dans la léproserie de Manankavély. P. Boiteau (voir infra) avait travaillé dès 1936 sur cette léproserie, avec comme objectif la mise au point, en coopération avec un guérisseur traditionnel, d’un médicament cicatrisant à partir de suc de cactus. On trouve sur le site internet du libraire Julien Mannoni, petit-fils d’Octave, la référence de deux autres albums de photographies prises par son grand-père lors de missions à Madagascar, respectivement en 1942 et 1944 (voir infra sur cette dernière mission).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 11: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE146

domaine avec Pierre Boiteau (1911-1980)28, bon connaisseur de la culture malgache, créateur du jardin botanique de Tsimbazaza, mais aussi dirigeant du syndicat CGT de Madagascar et membre actif des réseaux communistes, avec lequel il parcourt l’île. Il publie avec P. Boiteau plusieurs études sur des cactées (kalanchoe) en 1947-194829. Il réalise par ailleurs des missions documentaires, comme en sep-tembre 1944 quand il est envoyé par le gouverneur Pierre de Saint-Mart30, dont il était proche, de façon semi-offi cielle dans la région alors très reculée de l’Androy, pays des Tandroy, dans l’extrême sud de l’île, pour enquêter sur une famine31. Il fait à cette occasion un rapport dénonçant l’exploitation des Tandroy par les compagnies commerciales. On trouve dans son carnet trace de son indignation : « On n’oserait pas ne rien faire à Tananarive si on voyait ce qu’on peut voir ici »32. Dans son rapport, il promeut un assouplissement

28. P. Boiteau prend fait et cause après la guerre contre le gouvernement colonial. Accusé de collusion avec les instigateurs de la rébellion de 1947, il est renvoyé en France le 22 juin 1947 et interdit de retour sur l’île. Il adhère au Parti communiste en 1948 et est élu au Conseil de l’Union française, ce qui lui permet de retourner à Madagascar pour diverses missions. Achevant sa carrière en France au CNRS, il joue un rôle important, mais controversé, dans la dénonciation des crimes coloniaux à Madagascar. Il est l’auteur d’une Contribution à l’histoire de la nation malgache, Éditions sociales, Paris, 1952 et 1982 et reste une personnalité emblématique de l’indépendance de Madagascar.

29. La page de garde de Psychologie de la colonisation annonce comme « à paraître » : Les Kalanchoës malgaches (en collaboration avec P. Boiteau). Il s’agit peut-être du manuscrit édité par sa fille en 1995 : Pierre Boiteau et Lucile Alorge-Boiteau, Kalanchoe (Crassulacées) de Madagascar : systématique, écophysiologie et phytochimie, Khartala, Paris, 1995. Il est probable que Mannoni et Boiteau se sont brouillés après la publication de Psychologie de la colonisation, ouvrage vivement rejeté alors par le Parti communiste, dont Boiteau était membre.

30. Pierre de Saint-Mart (1885-1965) avait été nommé Gouverneur général de Madagascar en avril 1943 après que les autorités gaullistes avaient repris le contrôle de l’île aux troupes anglaises. Il est remplacé en mai 1946 par Marcel de Coppet (voir infra).

31. Voir le rapport qu’il adresse le 30 septembre 1944 au Gouverneur général Saint-Mart, disponible aux Archives d’Outre-mer à Aix-en-Provence et dont une copie m’a été remise par Julien Mannoni. Mannoni précise dans ce compte rendu qu’il a été envoyé dans cette région « en vue d’un reportage journalistique » et qu’il est « complètement indépendant et désintéressé ».

32. Carnets, p. 178. Mannoni explique dans son rapport que les famines périodiques que connaît l’Androy sont dues à l’introduction délibérée en 1927 de la cochenille par le botaniste Henri Perrier de la Bathie (1873-1958) pour « faire travailler les Tandroy », en éradiquant le figuier de barbarie local (opuntia), qui assurait la survie de cette population. Il considère en conséquence que les Français ont acquis de ce fait

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 12: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

147OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

de la bureaucratie coloniale : « Il faut dans la mesure du possible laisser se développer dans l’Androy une politique tandroy, et pour cela relâcher autant qu’il est permis les liens administratifs et régle-mentaires qui paralysent les initiatives utiles33. »

Mannoni, qui ne cache pas dans ses Carnets ses appétits de carrière depuis la Libération de la métropole, pense qu’il lui faut, à cette fi n, quitter Madagascar : « Le but principal qu’on pourrait se proposer pour le moment, ce serait, il me semble, de se trouver d’une manière ou d’une autre bien placé à la fi n de la guerre. Si je poursuis ce but, l’essentiel est de quitter Madagascar34. » En juillet 1945, profi tant des congés de six mois en métropole aux-quels avaient droit les fonctionnaires expatriés, il se rend donc à Paris, avec l’intention de négocier une place dans les affaires coloniales. C’est lors de ce séjour qu’il prend contact avec Jacques Lacan, à qui il est adressé par le poète surréaliste Jacques Baron (1905-1986)35, frère de son ami, l’administrateur colonial François Baron (1900-1980)36. Il rencontre pour la première fois Lacan le

une forme de dette à l’égard de cette population, qui exige que même en cette période de pénurie alimentaire en métropole, on prenne leurs besoins en considération : « Je sais bien que la plupart de nos réserves de vivres sont sacrées parce qu’elles sont destinées à la Métropole. Mais bien des colonies et bien des pays alliés (et même neutres) songent déjà au ravitaillement de la France, parfois avec des moyens bien supérieurs aux nôtres. Et qui dans le monde songera à sauver les Tandroy de la mort par la famine si ce n’est pas nous ? » (Rapport, op. cit., p. 16).

33. Rapport, op. cit., p. 15.34. Carnets, 9 juin 1944, p. 131.35. Jacques Baron est un poète surréaliste de la première heure, qui participe

dès 1921 au mouvement dada et publie en 1924 un recueil salué par Aragon, Allure poétique. Son roman Charbon de mer a obtenu le prix des « Deux Magots » en 1935. Voir Jacques Baron, « L’enfant perdu du surréalisme », Nouvelle revue nantaise, n° 5, 2009. Mannoni raconte qu’il a « choisi le divan de Lacan sur le conseil du frère de Jacques Baron » (entretien avec Élisabeth Roudinesco, repris in É. Roudinesco, Histoire de la psychanalyse en France (1994), Pochothèque, Paris, 2009, p. 875). Le nom de Lacan apparaît pour la première fois dans les Carnets de Mannoni à la date du 12 novembre 1945, après l’évocation d’un repas chez son ami François Baron, où il fait connaissance de son frère Jacques. Voir Carnets, p. 271.

36. François Baron, alors en poste à Madagascar, a fini sa carrière comme gouverneur général de Pondichéry ; il est l’auteur d’un volume de mémoire, Les frontières du bonheur, Gallimard, Paris, 1954. Désiré Razafindrazaka (« Octave Mannoni et les événements malgaches de 1947 » in Anny Combrichon (dir.), Psychanalyse et décolonisation. Hommage à Octave Mannoni, L’Harmattan, Paris, 1999, p. 61-69, note p. 64-65) confond à tort François Baron avec Marcel Baron, chef de la sûreté et principal responsable de la répression à Madagascar dans les

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 13: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE148

7 novembre et commence son analyse le 14 novembre. Il le verra régulièrement durant ce séjour d’un peu plus de six mois à Paris. Ce n’est en effet qu’à la fi n du mois de février 1946 qu’il rentre à Madagascar avec pour fonction la direction du service d’informa-tion de la colonie et, par voie de conséquence, celle de la nouvelle Revue de Madagascar37. Le 23 février, il note dans son carnet un ambitieux programme de travail et de vie :

« A. Mon travail professionnel – dont les limites sont assez mal défi nies et où il est essentiel, moins pour des raisons matérielles que morales, que je puisse avoir le sentiment d’une réussite.

B. Se rattachant à ce travail, il me faut apprendre la langue malgache et avancer dans le domaine obscur et imprécis de la psychologie interraciale.

C. Me mêler à la vie collective de Madagascar par les syndicats, le groupe d’études communistes, etc. Me mêler à une vie vérita-blement franco-malgache.

D. Ne pas négliger les travaux acceptés (fi lms, livres). Conserver assez d’intérêt pour un peu de poésie personnelle.

E. Pousser un travail philosophique tourné vers le concret et susceptible de conduire au perfectionnement personnel.

F. M’amuser avec un peu de peinture, de photographie et de botanique.

1947-1948, y compris dans ses aspects les plus ignobles. Marcel Baron n’arrive à Madagascar qu’en mars 1946, alors qu’il est question de Baron dans les Carnets de Mannoni dès le 19 février 1945.

37. Avant même l’annexion officielle de Madagascar par la France en 1896 est édité, dès mars 1895, un Bulletin du Comité de Madagascar, qui devient en 1899 la Revue de Madagascar : organe du Comité de Madagascar, et paraît jusqu’en décembre 1911. Cette revue est reconstituée en 1933 et paraît jusqu’en 1941, puis entre 1943 et 1947. Mannoni est chargé de la publication de la troisième série de cette revue, dont la première livraison est publiée au printemps 1947 (avril-juillet) et qui, à raison de trois numéros par an, comptera trente-trois livraisons jusqu’à la fin de l’année 1957. Mannoni étant licencié de ses fonctions administratives dès septembre 1946 (voir infra), sa contribution à cet organe de propagande coloniale fut faible, voire nulle. Le colonel et cartographe Édouard de Martonne (1879- ?) (frère du géographe Emmanuel de Martonne), peu suspect d’« anticolonialisme primaire », décrivait en effet en ces termes en 1948 la « toute récente Revue de Madagascar, luxueuse et massive publication, illustrée d’une quantité de photos, instrument de propagande émanant du Gouvernement général à Tananarive, qui aligne un flot de production tenant plus de l’exercice littéraire que de l’étude documentaire… », « Psychologie du peuple malgache », Revue de psychologie des peuples, n° 1, janvier 1948, p. 41-83 et n° 2, avril 1948, p. 166-210, p. 77 (note).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 14: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

149OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

G. Cultiver la vie sociale sans y perdre mon temps.H. Réserver un peu de temps pour la culture physique – et me

ménager des possibilités de tournées dans l’île et surtout de séjour dans la métropole38. »

Cet extrait est intéressant à plus d’un titre, car il témoigne que c’est bien le début de sa psychanalyse avec Lacan, et non la révolte et la répression malgaches de 1947, qui a conduit Mannoni à se lancer dans le projet de ce qu’il appelle alors une « psychologie interraciale ». On voit également dès cette époque à l’œuvre le processus qu’il appellera lui-même « la décolonisation de myself » dans son désir de participer « à une vie véritablement franco-malga-che », même s’il conçoit encore ce projet dans le cadre de l’Union française issue de la Libération. Par cet énoncé, il reconnaît en effet que, quoique présent à Madagascar depuis alors quinze ans, il avait vécu jusque-là une « vie coloniale ». Il faut noter enfi n, à l’appui de ce dernier propos, qu’il se propose à cet effet d’apprendre le malgache, ce qui signifi e qu’il ne le pratiquait pas. Enfi n, il conçoit, comme beaucoup alors, cette perspective dans le sillage du Parti communiste, dont est proche son ami P. Boiteau39.

C’est à cette époque que Mannoni, inspiré par ses nouvelles fonctions bureaucratiques, commence à rédiger une nouvelle, La Machine, laquelle devient fi nalement son roman Lettres personnel-les à Monsieur le Directeur, publié au Seuil en 195140. Il n’arrive

38. O. Mannoni, op. cit., p. 515. Une note en marge datée du 15 octobre suivant commente : « pas tenu ce programme comme j’aurais dû ». On s’en serait douté !

39. Mannoni est vraisemblablement resté proche du Parti communiste jusqu’à la fin des années 1940, quand se déclenche la campagne contre la psychanalyse dont sa « psychologie de la colonisation » est en quelque sorte une « victime collatérale » (voir infra). En octobre 1948 encore, il avait participé à une enquête menée par la revue communiste Clarté sur le thème : « La psychanalyse, science ou mystification ». (Bernard Foutrier, L’Identité communiste, la psychanalyse, la psychiatrie, la psychologie, L’Harmattan, Paris, 1994, p. 383.)

40. « Pendant cette insomnie, mes pensées vont surtout à ma nouvelle – La machine – dont la première partie, achevée, me satisfait, et dont la seconde m’intéresse pour les possibilités nombreuses et amusantes que j’y trouve », Carnets, 15 avril 1948, p. 318. Cet étonnant ouvrage est, tout à la fois, une farce kafkaïenne sur la bureaucratie coloniale, le récit métaphorique de sa psychanalyse et une réflexion philosophique sur les apories de la raison. Curieusement, cet ouvrage a connu une destinée similaire à Psychologie de la colonisation. Traduit en italien en 1973 sous le titre L’Analisi originaria (Rome, Armando), il est réédité en français chez Tchou, en

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 15: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE150

manifestement pas à se plier, ni à ses nouvelles fonctions, ni à son beau programme de février et, dès le mois d’août, tente d’organiser son départ : « Au bureau, j’ai écrit trois lettres – à Hydier, à Chapuis, à Baron, qui doivent me permettre avec de la chance et l’appui (intéressé) de Bouteille ou de Coppet – de quitter Madagascar41 ». Il est fi nalement, selon ses mots, « débarqué » le 15 septembre 1946 par le nouveau gouverneur, Marcel de Coppet42 : « Reçu ce matin une lettre du haut-commissaire. Je quitte mon service. Je n’ai aucunement ressenti un “coup” bien que ce soit un peu désagréable de faire partie des gens “qu’on débarque43”. »

Il est diffi cile de savoir quelle est la part politique de ce renvoi. Mannoni avait toute raison de bien s’entendre avec Coppet, avec qui il semble avoir conservé des rapports courtois (voir infra). Ce qu’il faut surtout noter, c’est que Mannoni n’est fi nalement resté qu’un peu plus de six mois en poste dans l’administration coloniale et que son éviction est antérieure au début de la révolte malgache (mars 1947) ainsi qu’à la sortie des ministres commu-nistes du gouvernement (mai 1947). L’échec de Mannoni dans ses nouvelles fonctions, s’il a sûrement une dimension personnelle, qu’il évoque lui-même en parlant d’une « tendance à l’échec44 », est toutefois révélatrice d’un changement de climat politique, qui se

1977, sous le nouveau titre La Machine. Il fait enfin l’objet d’une troisième édition posthume chez Denoël en 1990 sous le troisième titre : Lettres personnelles. Fiction lacanienne d’une analyse.

41. Carnets, p. 327. Paul Bouteille était alors le secrétaire général de Madagascar et à ce titre « numéro deux » de la colonie ; il fut ensuite, de 1950 à 1959, directeur de l’École coloniale.

42. Jules Marcel de Coppet (1881-1968) fit toute sa carrière dans l’administration coloniale. Diplômé de malgache, son premier poste fut, en 1906-1908, auprès du gouverneur Augagneur à Madagascar. D’opinion socialiste, il fut nommé Gouverneur général de l’AOF en 1936 par le gouvernement du Front populaire ; il défendit dans ce contexte une politique de libéralisation du travail forcé qui ne put être mise en œuvre qu’après la Seconde Guerre mondiale. Il est nommé en 1939 Gouverneur général de Madagascar, mais est destitué par le régime de Vichy. Il retrouve le gouvernorat de Madagascar entre mai 1946 et 1948. (Voir sa biographie par Alain Couturier, Le Gouverneur et son miroir : Marcel de Coppet (1881-1968), L’Harmattan, Paris, 2006.) Coppet est aussi proche des milieux littéraires français de gauche et notamment de la NRF : ami et gendre de Roger Martin du Gard, il fréquente Jean Paulhan à Madagascar et, alors qu’il est en poste au Tchad, reçoit André Gide qui prépare son ouvrage de dénonciation du colonialisme : Voyage au Congo, Gallimard, Paris, 1927.

43. Carnets, p. 332.44. Ibidem.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 16: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

151OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

traduit dans son évolution intellectuelle et morale personnelle. Mais on voit à quel point l’invocation récurrente dans les critiques de Mannoni de sa position dans l’administration coloniale est dénuée de fondement45.

Après cet échec, Mannoni reprend donc son poste au lycée de Tananarive durant l’année scolaire 1947-1948. Il est donc sur place quand éclate la révolte sur la côte est, à Moramamga, le 29 mars 194746. Son journal permet de repérer, au jour le jour, sa réaction aux informations qui circulent à Tananarive, où les troubles ne se propagent pas dans un premier temps. Il apprend le 13 avril par une source qui n’est pas précisée (il s’agit des aveux, obtenus sous la torture, des députés malgaches du MDRM arrêté la veille47), qu’il aurait fi guré en cinquième position sur « les listes noires visés par les Malgaches » : « 1. de Coppet, 2. Bouteille, 3. Boiteau, 4. Jaubert, 5. moi, 6. Holderer, 7. Baron – la suite non connue (de moi)48. Si c’est vrai, c’est fort étonnant et les Malgaches n’ont pas fait cela tout seul ! […] Le MDRM a été joué par des gens plus malins qui l’ont fait marcher. Mais qui sont ces gens, et pour qui travaillent-ils ? [illisible] une manœuvre de politique intérieure ?

45. Voir notamment infra à propos de M. Bloch.46. Sur l’insurrection de Madagascar, l’ouvrage classique est celui de Jacques

Trochon, L’insurrection malgache de 1947 (1974) réed. L’Harmattan, Paris, 1987. Le chiffre de 80 000 morts victimes de la répression qu’il avançait, sur la foi des propos tenus en 1949 par le gouverneur Pierre de Chevigné, qui en attribuait lui-même la responsabilité aux insurgés, n’est plus retenu par l’historiographie. Jean Fremigacci, « La vérité sur la grande révolte de Madagascar », L’Histoire, n° 318, mars 2007 dénombre 140 victimes européennes (sur 35 000 résidents). Il évalue le nombre de Malgaches victimes des insurgées à 2 000 et victimes de forces coloniales à 5-6 000. À ces morts violentes, il faut ajouter selon lui une surmortalité due aux conditions de la guerre et au déplacement des populations qu’il évalue à 20 000 à 30 000 morts.

47. Carnets, 13 avril, p. 364. Le MDRM, Mouvement démocratique de rénovation malgache, avait été créé en février 1946 en métropole sur une ligne indépendantiste. Les autorités coloniales lui font porter la responsabilité des troubles qui éclatent le 29 mars. Ce parti est dissous le 12 avril à Madagascar et le 12 mai en métropole. Il disposait de trois députés à l’Assemblée nationale. Deux d’entre eux, qui étaient alors en campagne électorale à Tananarive, y sont arrêtés le 12 avril. Le troisième, qui était resté à Paris, sera arrêté le 6 juin, après la levée de son immunité parlementaire. Entre ces deux dates se situe la sortie des communistes du gouvernement français (5 mai). Les députés du MDRM, torturés par Marcel Baron, sont jugés lors d’un procès politique et, pour deux d’entre eux, condamnés à mort le 3 octobre 1948, puis graciés.

48. J’ai déjà cité Coppet, Bouteille, Boiteau et François Baron. Joseph Jaubert était le secrétaire-adjoint de la CGT locale. Holderer était le chef de cabinet du Gouverneur général Coppet.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 17: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE152

Dépendent-ils des intérêts économiques ? Je souhaite de tout mon cœur que l’enquête aboutisse et dévoile la vérité. J’ai l’impression qu’il y aura des surprises49. » Il est clair pour lui qu’il s’agit d’une manipulation policière : « Les chefs du M.D.R.M. ont été arrêtés, ont avoué (sous la torture), sont indiscutablement compromis. Mais leur position n’est pas claire. (C’est un complot monté contre eux par la Sûreté.) […] Les listes noires portent des noms d’hommes de gauche en tête. Ce qui est assez étonnant, les hommes sont classés par l’importance que leur accorde l’opinion blanche, non l’opinion malgache, beaucoup mieux au courant […] C’est la preuve que la liste [des comploteurs] a été faite par Baron de la Sûreté50. » (ibidem).

Mannoni quitte finalement Madagascar et arrive à Paris le 6 août 1947. Il rédige une large part de la première version de sa Psychologie de la colonisation à Madagascar entre février 1946 et août 1947, soit, pour une part, dans la période qui précède le déclenchement de la révolte, et, pour une autre, pendant les trou-bles qui se poursuivront encore toute l’année 1948. Il achève son manuscrit à son arrivée à Paris, à la fi n de l’été 1947. Il note en effet dans son carnet, à la date du 23 octobre 1947, qu’il a envoyé son manuscrit « à Baudoin à Genève, qui l’accepte pour Action et Pensée, avec quelque empressement dirait-on, mais à condition que Desplanque l’accepte aussi51. » Il signale à cette même date qu’il a rendu « visite à Maryse Choisy qui prend la moitié de Prospero pour Psyché52. » Dès novembre 1947 commence en effet à paraître dans

49. Extraits (non publiés) des Carnets en date du 13 avril.50. Carnets, p. 364.51. Extrait (non publié) des Carnets en date du 28 août 1947. Charles Baudoin

(1893-1963) est un psychanalyste d’inspiration jungienne, né en France mais qui a fait sa carrière à Genève. Il y crée en 1942 avec le juriste Jean Desplanque la collection « Action et pensée » dans le cadre de son Institut international de psychagogie et de psychothérapie, fondé en 1920 (aujourd’hui devenu Institut Charles Baudoin), qui publiait depuis 1924 une revue sous ce titre.

52. On voit que Mannoni envisageait dès 1947 ce titre, qui sera donné à l’édition anglaise de l’ouvrage en 1956 : Psyché. Revue internationale de psychanalyse et des sciences de l’homme avait été créée en novembre 1946 par la femme de lettres et psychologue Maryse Choisy (1903-1979). Elle constitue tout à la fois un carrefour des sciences de l’homme et un lieu central de l’éclosion de la psychanalyse en France après la Seconde Guerre mondiale. (Sur l’histoire de cette revue, voir Annick Ohayon, Psychologie et psychanalyse en France : l’impossible rencontre, 1919-1969, La Découverte, Paris, 2006, p. 323-335, ainsi que « Maryse Choisy et Psyché :

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 18: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

153OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

cette revue sa longue série d’articles sous le titre général « Ébauche d’une psychologie coloniale », qui, à peine modifi és, formeront la première partie de l’ouvrage de 195053.

En janvier 1948, Mannoni signale qu’il a porté son manus-crit, accepté par « Action et Pensée », qui demande un an de délai pour le publier, chez Gallimard, où il est probablement adressé par Coppet54. C’est à cette même date du 8 janvier 1948 qu’il évoque ses premières rencontres avec le milieu psychanalytique parisien. Il signale deux conférences qu’il a faites, l’une à Psyché sur « le primitif et l’expérience », l’autre à l’abbaye de Royaumont le 1er jan-vier 1948 sur « Culpabilité et vertu ». Il signale qu’il a revu à cette occasion Dolto-Marette (Françoise Dolto) et « rencontré Maud, qui me fait une grosse impression. […] Je lui ai écrit hier. J’espère la rencontrer bientôt. Voici un nom qui apparaît pour la première fois. Réapparaîtra-t-il ? » (ibidem).

Mannoni commence alors sa nouvelle vie : métropolitaine (« décolonisée »), sentimentale (avec Maud qu’il épouse le 23 décem-bre 1948 avec pour témoins Françoise Dolto et Gilbert Gratiant55), professionnelle (en entamant sa carrière de psychanalyste)56. Il reprend son analyse, tumultueuse, avec Lacan et reçoit ses premiers

Psychanalyse et mondanités », Topique, Revue freudienne, vol. 71, p. 109-140, 87-107.) Maryse Choisy sera invitée par la rédaction de la Revue de psychologie des peuples lors d’un colloque, tenu au Havre du 23 au 25 septembre 1948 et présidé par René Le Senne, pour y faire une communication sur « La psychanalyse comme voie d’investigation de la psychologie des peuples », Revue de psychologie des peuples, 4e année, n° 1, 1er trimestre 1949, « Les méthodes de la psychologie des peuples », p. 71 et sqq.

53. Le texte de Mannoni repris dans ce volume correspond au second des articles de Psyché, publié dans le n° 13-14, 1947, p. 1453-1479. J’ai repris l’ensemble des variantes entre ce texte et celui publié en 1950. Si l’architecture générale du texte n’est pas modifiée, on verra toutefois qu’il y a quelques modifications importantes. Même les modifications mineures – à part celles qui sont de pure forme – sont significatives, en ce sens qu’elles vont toujours dans le sens de modifications de formulations malheureuses, encore trop marquées par le langage colonial.

54. Mannoni note, le 8 janvier 1948 : « Coppet approuve (avec une chaleur qui m’étonne) mon manuscrit » (Carnets, p. 377).

55. Lettre de M. Mannoni à Ch. Baladier, op. cit.56. Mannoni conservera toutefois son poste dans l’Éducation nationale. À son

retour en métropole, il enseigna la philosophie, d’abord au lycée d’Evreux, puis au lycée Lakanal. Il prend sa retraite, de façon légèrement anticipée, en 1961, alors qu’il est âgé de soixante-deux ans (lettre de M. Mannoni à Ch. Baladier, op. cit.).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 19: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE154

« vrais » analysants57. Parallèlement, armé de sa psychologie de la colonisation, il intervient dans le débat qui se développe alors dans les milieux intellectuels parisiens sur le vacillement de la France coloniale. Outre la série d’articles de Psyché, il publie un article dans la Revue de psychologie des peuples en juillet 1948, et un autre dans le cinquième volume de Chemins du monde consacré à « la fi n de l’ère coloniale », qui paraît en octobre 194858. En avril 1950, il contribue au numéro d’Esprit sur le thème « Humanisme contre guerre coloniale » par sa « Psychologie de la révolte malgache59 ». En mai 1951, il donne à Esprit sa dernière grande contribution sur la question coloniale, à l’occasion d’un numéro sur la négritude, dont le dossier s’ouvre sur un texte de Fanon : « La plainte du

57. Il avait en effet pratiqué l’analyse de façon, de son propre aveu, un peu « sauvage » en 1946-1947 à Madagascar, après ses six premiers mois d’analyse avec Lacan à Paris.

58. Chemins du monde constitue une entreprise éditoriale originale des années d’après-guerre, à certains égards comparable aux Temps modernes de Jean-Paul Sartre ou à Esprit d’Emmanuel Mounier, mais qui n’aura pas la même pérennité. Il ne parut en effet que quatre volumes, dont deux doubles, au cours des années 1947 et 1948. La revue avait été créée par Jacques Viénot (1893-1959), précurseur du design en France, avec pour rédacteur en chef François Berge, fondateur en 1924 avec son frère le romancier André Berge (1902-1995) de la revue Les cahiers du mois, et, comme son frère, habitué des « Décades de Pontigny ». Le directeur en était l’industriel Jean Lambiotte et le comité de rédaction était composé du philosophe et écrivain Roger Caillois (1913-1978), de Christian Funck-Brentano (1894-1966), qui fit partie des créateurs du journal Le Monde, de Jacques Heurgon (1903-1995), latiniste dont la femme Édith Heurgon-Desjardin créa en 1952 le centre culturel de Cerisy-La-Salle, dans le prolongement des « Décades de Pontigny », et de Pierre Combret de Lanux (1887-1955), ancien secrétaire d’André Gide.

Le tome V consacré à la « fin de l’ère coloniale ? », paru en octobre 1948, constitue un document particulièrement important, nourri par des contributions riches et de qualité, dont celles de René Grousset, Charles-André Julien, Théodore Monod, Hubert Deschamps, André Leroi-Gourhan, etc. Dans son éditorial, François Berge affirme : « Que nous le voulions ou non, le système colonial est remis en cause ». Mais la tonalité générale du numéro est la recherche d’une solution fondée sur le respect des peuples dans le cadre de l’Union française. C’est aussi dans ce volume que, comme on l’a vu, Césaire publie la première version de son Discours sur le colonialisme.

59. Idem. Il faut rapprocher cet article de celui publié par Hubert Deschamps en octobre 1948, alors même que la révolte des sagaies n’était pas tout à fait terminée, dans Chemins du monde, op. cit., p. 156-162.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 20: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

155OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

Noir. L’expérience vécue du Noir60 » et se clôture par son article pareillement intitulé « La plainte du Noir61 » .

On voit affl eurer dans ce texte de Mannoni, qui est un pas-sionné de théâtre, la fi gure du « masque » qui fournira le titre de l’ouvrage de Fanon de 1952 : « Le Noir est condamné à faire tomber les masques par le fait qu’il montre sa peau », ainsi que cette phrase terrible : « Comme il arrive aux enfants européens, le Noir adopte ironiquement le jugement de ses oppresseurs et joue devant le Blanc le rôle du nègre comme on fait le pitre62 ». On peut lire dans cet article, tout en demi-teinte, une réponse de Mannoni aux critiques qui avaient récemment marqué la réception de son ouvrage et notamment à celle, non encore publiée alors, mais dont il avait manifestement déjà connaissance, de son ami Fanon. Au détour d’une note, il évoque les critiques qui ont été faites à son ouvrage et les explique par le fait que l’on n’aurait pas compris que son analyse reposait sur l’analyse de la situation coloniale et non sur une substantifi cation de ses acteurs. Le « Noir » n’existe pas en soi, il est un produit de la situation coloniale : « Par exemple, les Malgaches encore typiques considèrent comme des Blancs les Antillais noirs qui viennent à Madagascar, ils affi rment qu’ils ne voient aucune différence, que la couleur de la peau n’a aucune importance. […] C’est l’action du Blanc, quelle qu’elle soit (édu-cation ou exploitation, évangélisation ou civilisation, assimilation ou discrimination) qui fi nit par créer le Noir, réduit, pour ainsi dire à la seule couleur de sa peau63… »

Les réactions très négatives à la publication de son ouvrage de la part d’une partie du milieu anticolonialiste ont sûrement blessé Mannoni, même s’il en a peu laissé paraître publiquement. Il pensait avoir fait œuvre anticolonialiste64 et on le renvoyait parmi les idéo-logues coloniaux ! Il suffi t de faire une brève recherche sur Internet

60. F. Fanon, « La plainte du Noir. L’expérience vécue du Noir », Esprit, mai 1951, p. 657-679. Cet article est repris par Fanon dans Peau noire, masques blancs, op. cit., dont il constitue le cinquième chapitre, « L’expérience vécue du Noir », lequel fait immédiatement suite au chapitre consacré à la critique de Mannoni.

61. O. Mannoni, « La plainte du Noir », Esprit, mai 1951, p. 734-749.62. Ibidem, p. 737 et 745.63. Idem, note, p. 745.64. Pour se convaincre de la profondeur des sentiments anticolonialistes de

Mannoni et de leur ancienneté, il suffit de lire son poème daté de 1936 : « Le Blanc est comme un esclave qui serait devenu roi par erreur ou autrement ». Ce poème, publié

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 21: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE156

pour constater combien cette réputation lui a « collé à la peau ». Les plus instruits, qui connaissent les positions anticolonialistes de Mannoni, développent des argumentaires plus ou moins contournés pour montrer en quoi son ouvrage est, en dépit de ses intentions, colonialiste. Les autres se contentent de la lecture de Césaire et de Fanon pour le discréditer sans plus de façon. On dispose à cet égard d’un témoignage suggestif du philosophe béninois Paulin J. Hountodji65, qui fait part de sa surprise lors de sa rencontre avec Mannoni en 1964 : « […] Je me souviens bien d’un autre auteur qui, en toute bonne foi, avait écrit des choses qui paraissaient à Césaire de pures énormités. Octave Mannoni participait, avec sa femme Maud, à un colloque organisé par Présence africaine et l’Association italienne des amis de Présence africaine à l’université de Pérouse, en Italie, en été 1964, sur “La présence de l’Afrique dans le monde de demain”. J’avais déjà savouré la mise en pièces truculente de sa Psychologie du Malgache par Césaire dans le Discours sur le colonialisme. Mais l’homme me paraissait tellement ouvert, tellement fi n, et d’une conversation si agréable, que je crus avoir affaire à un homonyme qui portait simplement le même nom. J’osai lui poser la question. C’était bien lui, et il reconnut, le plus simplement du monde, qu’on ne se rend pas toujours compte, quand on écrit, des implications et des interprétations possibles66. »

On ne sait comment il faut interpréter les propos ici rapportés. Hountodji semble y voir une autocritique de Mannoni. Mais le psychanalyste pesait ses mots et si le récit d’Hountodji est fi dèle, on y lit que Mannoni ne met en cause que les « interprétations » qui ont pu être faites de son ouvrage et les « implications » qui en

par Les Temps modernes en 1991, est repris dans Psychanalyse et décolonisation, op. cit., p. 11-15.

65. Né en 1942, ancien élève de l’École normale supérieure et agrégé de philosophie, Paulin J. Hountodji a enseigné dans diverses universités françaises et africaines. Son œuvre est dirigée contre l’ethnophilosophie, c’est-à-dire le projet d’une philosophie proprement africaine. C’est donc un jeune normalien de vingt-deux ans, qui était encore dans l’enfance en 1950, qui croise en 1964 Mannoni, qui a alors soixante-cinq ans.

66. P. J. Hountodji, « Pensée personnelle : note sur “ethnophilosophie et idéo-logique” de Marc Augé », L’Homme, 2008 1-2, n° 185-186, p. 343-363, p. 349 (note). Dans cette note, Hountodji rapproche Mannoni d’une autre victime de la verve de Césaire, le père néerlandais Placide Tempels (1906-1977), auteur de La Philosophie bantoue (1945), traduite en français par Présence africaine en 1949. (Voir infra sur cet auteur.)

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 22: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

157OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

ont résulté, c’est-à-dire les réactions ulcérées de certains de ses amis, mais aussi des adhésions qu’il n’avait pas souhaitées (voir infra). On pourrait reformuler le propos par le proverbe : « Toute vérité n’est pas bonne à dire ». C’est sur ce point que Mannoni fait son autocritique, reconnaissant que la publication de son ouvrage en 1950 était pour le moins malencontreuse puisqu’elle a eu des effets contraires au but qu’il recherchait. Pour autant, rien ne porte à penser qu’il aurait, sur le fond, si ce n’est dans certains détails, rejeté ses analyses de 1950.

Considérant qu’il ne pouvait être compris, mobilisé sans doute par d’autres tâches, Mannoni préféra manifestement se taire sur ce sujet après 1950. Il faudra l’édition anglaise de 1956 pour le faire sortir de son silence. Dans un bref avant-propos, il reconnaît le caractère aventureux de certains de ses propos, qu’il attribue au fait que sa psychanalyse n’était pas alors « très avancée » : « À ce moment précis, ma propre analyse n’était pas très avancée et j’utili-sai avec témérité certains concepts théoriques qui demandent à être traités avec plus de précautions que je ne m’en rendais compte à l’époque. Je dois admettre franchement que les faiblesses évidentes que présente le livre à ce point de vue me dérangent maintenant67. » L’avant-propos à la seconde édition anglaise de 1964 est plus subs-tantiel. Mannoni y réitère son autocritique de 1956 concernant son usage trop hâtif des concepts psychanalytiques, mais manifeste aussi son regret quant à l’usage qui avait pu être fait de sa théorie par les administrateurs coloniaux : « Les administrateurs, les offi ciers et même les missionnaires qui s’occupaient des problèmes pratiques de la vie coloniale ont adopté le livre dans le but de l’exploiter et en ont tiré des méthodes et des trucs à appliquer pour poursuivre leurs propres fi ns, évolution que j’aurais pu prévenir si je m’y étais attendu, mais qui me prit au dépourvu68. »

On a toutefois quelque mal à accorder totalement crédit à Mannoni sur ce dernier point. Il ne pouvait manquer en effet de savoir à qui il s’adressait en publiant son article sur « la personnalité

67. O. Mannoni, note à l’édition anglaise (1956) de Psychologie de la colonisation, in Le racisme revisité, op. cit., p. 27-29 et 28.

68. O. Mannoni, note pour la seconde édition anglaise (1964), ibidem, p. 31-34 et 32. Cette préface est contemporaine de la rencontre avec Hountodji ; on voit ici se dessiner certaines des « implications » que Mannoni regrettait.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 23: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE158

malgache » dans la Revue de psychologie des peuples69. Cette revue venait en effet de publier un important article de Georges Hardy70 appelant au développement d’une « psychologie des populations coloniales » en vue de poursuivre l’œuvre colonisatrice : « Si on ne veut pas perdre le bénéfi ce de tant d’efforts, qui tout de même ne furent pas sans mérite et dont beaucoup furent magnifi quement désintéressés, il importe de reprendre à nouveaux frais l’exploration de l’Afrique, de l’Asie et de l’Océanie. Il ne s’agit plus cette fois de reconnaître les itinéraires ou de tracer les limites territoriales ; le désert ni la forêt n’ont plus de secrets, l’homme qui les habite à garder les siens : c’est au fond des âmes qu’il nous faut aller71. » Mannoni avait toutefois dès cette époque bien conscience du pro-blème et répondait à Hardy dès le début de son propre article : « Il

69. La Revue de psychologie des peuples a été fondée au Havre en 1946 par Abel Miroglio (1895-1978) dans le cadre de l’Institut havrais de sociologie économique et de psychologie des peuples, lui-même fondé par Miroglio en 1937 dans l’orbite de l’historien André Siegfried (1875-1959), avec le soutien de mécènes de la bourgeoisie havraise, souvent liés aux intérêts coloniaux. Miroglio, agrégé de philosophie, qui succéda à Jean-Paul Sartre au lycée du Havre en 1963, est l’auteur en 1958 d’un « Que sais-je ? » consacré à La psychologie des peuples. Sur l’histoire de l’Institut et de la revue, voir Frédéric Carbonnel, « Origine et développement de l’Institut havrais de sociologie économique et de psychologie des peuples », Annales de Normandie, 1-2, 2007, p. 117-150, ainsi que Pierre Singaravélou, « De la psychologie coloniale à la géographie psychologique. Itinéraire, entre science et littérature, d’une discipline éphémère dans l’entre-deux-guerres », L’Homme et la société, 2008/1-2-3, n° 167-168-169, p. 119-148.

Deux thématiques dominent les livraisons de la Revue de psychologie des peuples à la fin des années 1940 : la reconstruction européenne et les questions coloniales. L’Institut havrais organise en septembre 1948 un colloque au Havre sur « Les méthodes de la psychologie des peuples » dont les travaux sont repris dans un numéro spécial (4e année, n° 1, 1er trimestre 1949). L’une des séances est consacrée à « L’emploi de la méthode psychanalytique en psychologie des peuples ». Elle comporte une communication envoyée de São Paulo par M. Roger Bastide, ainsi qu’un exposé de Maryse Choisy, la fondatrice de la revue Psyché.

70. Normalien, agrégé d’histoire, ami de Lyautey, Georges Hardy fut notamment directeur de l’enseignement en AOF, puis directeur de l’École coloniale de 1926 à 1933. Il commença ensuite une carrière de recteur, mais fut révoqué à la Libération. Il est l’auteur de divers travaux d’histoire et de géographie coloniale. Sur Georges Hardy et le projet d’une géographie psychologique coloniale, voir le riche article de Pierre Singaravélou, op. cit.

71. Georges Hardy, « La psychologie des populations coloniales. État présent de la question », Revue de psychologie des peuples, 2e année, n° 3, juillet 1947, p. 233-261. Voir aussi, du même auteur, « Psychologie et tutelle », Chemins du monde, « Fin de l’ère coloniale ? », 1948, p. 41-49.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 24: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

159OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

n’y a pas de doute que des bases solides dans ce domaine seraient d’une grande utilité pratique à quiconque prétend formuler ou appliquer des règles d’action politique. Mais on peut, on devrait en tout cas, viser plus haut. De l’étude des situations coloniales nous devrions tirer des enseignements plus précieux, même s’ils ne sont pas immédiatement utilisables72. »

Mais par-delà son autocritique et son autodéfense un peu fragi-les, Mannoni défend son ouvrage de façon plus positive sur deux terrains. D’une part, il se fl atte d’avoir joué un rôle précurseur chez les ethnographes et les sociologues, en prenant pour objet la « situation coloniale » non comme « situation bâtardisée » mais comme objet propre de l’analyse, mais aussi en mettant au cœur de l’analyse la subjectivité même de l’observateur : « De nouvelles préoccupations se sont fait jour dans leur recherche, dans lesquelles mon livre a joué un certain rôle, bien que, comme c’est toujours le cas quand se produit quelque nouveauté, ils [les ethnographes et les sociologues] lui aient reproché d’être aventureux et contraire aux “règles” qu’ils suivaient73. » D’autre part, il se défend contre la critique qui avait été faite de son ouvrage par les intellectuels communistes qui avaient « dénoncé le livre comme une tentative d’obscurcissement74 ». Le passage de Mannoni portant sur ce sujet mérite d’être longuement cité, car, au-delà des péripéties politiques de l’époque, il attaque le cœur du problème :

« S’ils [les communistes] se sont mépris sur mon objectif, c’est en relation avec le fait que la recherche de solutions psychologiques peut trop souvent être un alibi pour ceux qui refusent d’affronter les

72. O. Mannoni, « La personnalité malgache », op. cit., p. 263.73. O. Mannoni semble bien répondre là à la critique assez sévère qu’avait faite

G. Balandier dans son compte rendu des Cahiers internationaux de sociologie, op. cit. Balandier y affirmait notamment : « M. Mannoni a voulu déboucher sur une anthropologie au sens large ; il y serait parvenu plus aisément en conservant à son analyse psychologique un contexte sociologique concret. » (p. 186).

74. O. Mannoni, note pour la seconde édition anglaise (1964), in Le racisme revisité, op. cit., p. 32. L’ouvrage de Mannoni paraît au moment où le Parti communiste français lance une grande offensive intellectuelle contre la psychanalyse, « science bourgeoise ». La campagne anti-psychanalytique du PCF se développe en 1949 avec la publication, le 7 juin 1949, dans La Nouvelle critique, d’un texte autocritique des psychanalystes français membres du Parti : « Autocritique, la psychanalyse science réactionnaire » (p. 52-73). Voir sur cette histoire, Bernard Foutrier, op. cit. ; Annick Ohayon, p. 338 et sqq. ainsi qu’Élisabeth Roudinesco, op. cit., p. 800 et sqq.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 25: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE160

véritables problèmes politiques. Néanmoins l’hostilité des marxistes français ne me semble pas justifiable maintenant. Car les faits ont démontré qu’il ne suffit pas de dénoncer la situation coloniale comme une situation d’exploitation économique, ce que, bien sûr, elle est. On doit aussi accepter d’examiner dans tous les détails la manière dont l’inégalité économique s’exprime, comment elle s’incarne, pourrait-on dire, dans des luttes de prestige, dans l’aliénation, dans des positions de marchandage et des dettes de gratitude, dans l’invention de nouveaux mythes et la création de nouveaux types de personnalité. Le fait est que les communistes français n’ont pas su descendre à ce niveau et se sont retranchés sur les hauteurs abstraites de la théorie économique de sorte que, malgré toute leur activité et tout leur dévouement, ils n’ont joué qu’un rôle négligeable dans les processus de décolonisation, processus qui est loin d’être achevé75. »

La critique est sévère, mais porte juste, tant sur le plan historique (Mannoni évoque là notamment, implicitement, l’impuissance du PCF dans la résolution de la question algérienne) que sur le plan théorique, avec la dénonciation du réductionnisme économique au profi t d’une conception plus vaste de la science sociale. C’est autour de cette thématique que je vais reprendre le débat en repartant de la réception de l’ouvrage de Mannoni en 1950.

3. Colonialisme et anticolonialisme : la réception de Mannoni en 1950

Mannoni est littéralement éreinté par Aimé Césaire dans son Discours sur le colonialisme. Comme on l’a vu, ce pamphlet publié en 1950 reprenait et amplifi ait un article paru en 1948 dans un volume où fi gurait aussi un article de Mannoni (voir supra). Le nom de Mannoni était sûrement familier à Césaire depuis longtemps, puisque ce dernier était professeur au lycée Schoelcher de Fort-de-France au moment où il y était lui-même élève76. Ce brillant pamphlet, qui marque une radicalisation politique de Césaire, alors

75. O. Mannoni, note pour la seconde édition anglaise (1964), in Le racisme revisité, op. cit., p. 33.

76. Aimé Césaire est entré au lycée Schoelcher en 1924 et y a obtenu son baccalauréat en 1931 ; Mannoni y fut en poste de 1925 à 1927. Il est donc probable qu’il l’ait eu pour élève.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 26: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

161OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

au Parti communiste, dans le contexte du début de la guerre froide, dénonce tous les avatars du racisme dans la pensée française, y compris dans celle en apparence la mieux intentionnée, depuis Ernest Renan jusqu’au géographe Pierre Gourou. C’est sur cette liste qu’apparaît Octave Mannoni, armé d’un nouvel instrument, la psychanalyse : « Foin du racisme ! Foin du colonialisme ! Ça sent trop son barbare. M. Mannoni a mieux : la psychanalyse. Agrémentée d’existentialisme, les résultats sont étonnants : les lieux communs les plus éculés vous sont ressemelés et remis à neuf ; les préjugés les plus absurdes expliqués et légitimés et magiquement les vessies deviennent des lanternes. »77

Le compte rendu de Psychologie de la colonisation fourni par Alioune Diop78 dans Esprit, s’il est plus analytique, n’est guère différent quant au fond. Diop rapproche la pensée de Mannoni de celle du père Tempels, dont le concept de « force vitale », issue de son anthropologie des Bantous, exprimerait plus précisément ce que Mannoni a appelé la « dépendance79 ». Diop souligne (ce qui n’est pas contradictoire avec la théorie de Mannoni) qu’une telle cosmologie n’est pas spécifi que aux Malgaches et peut s’exprimer, même en Europe. Mais surtout, il critique l’ambiguïté politique de l’ouvrage : « Pour M. Mannoni, donc, le phénomène colonial est fait de malentendus psychologiques. L’économique et le politique se résorbent et cèdent place à la psychologie psychanalytique. Le

77. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950), Présence Africaine, Paris, 2004, p. 25. Cette attaque contre la psychanalyse n’est pas innocente, émanant d’un militant communiste, si on rappelle qu’elle est contemporaine de la croisade lancée contre cette « science bourgeoise » par les autorités intellectuelles du Parti (voir note supra). Mannoni fait d’ailleurs l’objet d’une critique virulente en 1951 sous la plume du Dr Jean Sanson dans le premier numéro de la revue La Raison, créée sous la direction du psychiatre Louis Le Guillant dans l’orbite du Parti communiste avec l’objectif explicite de combattre la psychanalyse (voir A. Ohayon, op. cit., p. 350 et sqq.). Jean Sanson s’attaque à la revue Psyché et prend pour illustration de ses turpitudes théoriques la psychologie de la colonisation de Mannoni : « Science étonnante que la psychanalyse ! Ne va-t-elle pas trouver dans l’inconscient du peuple malgache le désir d’être colonisé ? » (J. Sanson, « Psyché et les sciences de l’homme », La Raison, n° 1, 1951, cité par A. Ohayon, op. cit., p. 353).

78. Alioune Diop (1910-1980), d’origine sénégalaise, est le fondateur en 1947 de la revue Présence africaine. Il fut notamment sénateur, élu SFIO, entre décembre 1946 et novembre 1948.

79. Voir supra la référence de l’ouvrage de Tempels, que Diop venait d’éditer en français.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 27: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE162

malentendu grave que risque de créer ce livre est, au contraire, de laisser croire que si le Malgache est colonisé, c’est bien sa faute. […] Le mal est fi gé dans l’âme du Malgache ; c’est à l’en guérir que s’emploie l’auteur. Or c’est bien là la thèse favorite du colonialisme. Ce qui nous étonne, c’est que l’auteur se veuille non colonialiste sans s’affi rmer anti-colonialiste80. »

Dans le même numéro, Jean-Marie Domenach juge utile de répondre à Diop dans un texte très mesuré, qui va au fond de la question, celle de la place qu’il convient d’accorder à la dimension économique, entendue dans un sens marxiste, dans l’analyse de la relation coloniale : « Bien que je la trouve injuste, la sévérité de notre ami Alioune Diop est en elle-même un avertissement : en pareil domaine, le sang et l’injustice ne se déversent pas impunément ; le sujet est à vif et toute étude qui porte sur lui risque d’éveiller les inquiétudes sur la façon dont elle sera comprise et utilisée. Mais les nécessités de la lutte, d’une lutte où Esprit, comme Mannoni, comme Diop sont clairement engagés, ne doivent pas nous conduire à un aveuglement proche de celui des doctrinaires marxistes qui récusent tout ce qui n’est pas explication économique81. » Et ici, Domenach cite un passage fondamental de l’ouvrage de Mannoni : « Si les noirs, en Amérique du Nord, sont plus malheureux que les ouvriers blancs, ce n’est pas parce qu’ils rapportent plus de cette manière : ce calcul se révèlerait faux si on ne le posait qu’en termes d’économie. En réalité, ils sont maltraités parce qu’on les traite en nègres, c’est-à-dire d’une façon justement que l’économie ne peut pas décrire dans ses concepts82. »

Le compte rendu que fait G. Balandier dans les Cahiers interna-tionaux de sociologie prend une forme plus académique que celui de Diop dans Esprit, mais la même gêne domine : « Je dois dire que l’analyse – brillante – faite par M. Mannoni n’est pas entièrement convaincante. Trop générale, trop peu concrète, elle permet au doute

80. A. Diop, « Compte rendu de Psychologie de la colonisation », Esprit, octobre 1950, p. 584-586, suivi d’une réponse de Jean-Marie Domenach, p. 586-588.

81. J.-M. Domenach, op. cit., p. 587.82. O. Mannoni, Psychologie de la colonisation, op. cit., p. 25 (cité par Domenach,

p. 587).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 28: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

163OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

de s’insinuer83. » Il conclut pourtant : « Malgré toutes ces réserves, il importe de ne pas sous-estimer une telle tentative. Elle donne un sens nouveau aux recherches entreprises au sein des sociétés colonisées. En insistant sur la notion de “situation coloniale”, elle marque la nécessité de saisir réciproquement le “colonisé” et le “colonial”, les structures sociales au sein desquelles ceux-ci s’ins-crivent84. » Toutefois, par-delà la critique, la thèse de Mannoni a marqué Balandier, qui consacre en 1951 un grand article de Cahiers internationaux de sociologie au concept de « situation coloniale » en référence à l’ouvrage de Mannoni auquel il se réfère d’emblée : « Parmi les travaux récents entrepris en France, seuls ceux de O. Mannoni ont accordé une attention minutieuse à cette notion85. » L’année suivante, Balandier fournit à la même revue un article inti-tulé « Sociologie de la dépendance86 ». S’il s’efforce de banaliser le concept « d’un usage assez fréquent en économie politique et en psychanalyse », c’est bien encore Mannoni qui l’inspire, même si, d’après lui, dans son analyse du « besoin de dépendance », ce

83. G. Balandier, compte rendu de Psychologie de la colonisation, Cahiers internationaux de sociologie, vol. IX, 1950, p. 183-186 et 184. G. Balandier reprend les termes de ce compte rendu de façon un peu plus ramassée dans L’Année sociologique, troisième série, 1951, p. 168-169. Ce volume est en fait paru en 1953, soit après la publication de l’ouvrage de Fanon, dont Balandier rend compte aussi, p. 169-171. Il est amusant de voir qu’il associe finalement Fanon et Mannoni dans une même critique, celle d’une psychologisation de la question coloniale : « M. Fanon reproche à certaines études du fait colonial leur caractère non exhaustif. Dans une large mesure la critique pourrait lui être renvoyée. Il ne tient guère compte des situations concrètes et diverses, des implications économiques et politiques, de la liaison toujours présente entre infériorité raciale, exploitation économique et asservissement. Il se place d’emblée au niveau des rapports entre le Moi et Autrui ; cet autre qui pour le Noir est toujours le Blanc […]. Les recours à Hegel et à la littérature psychanalytique ont conduit M. Fanon à perdre de vue les caractères spécifiques des conditions actuellement assumées par les Noirs. » (p. 170-171).

84. G. Balandier, « Compte rendu de Psychologie de la colonisation », Cahiers internationaux de sociologie, op. cit. p. 186.

85. G. Balandier, « La notion de situation coloniale », Cahiers internationaux de sociologie, XI, 1951, p. 44-79. Le texte en est repris dans la Sociologie actuelle de l’Afrique noire, PUF, Paris, 1955, dont il constitue le premier chapitre. Le passage cité est p. 4 de cette seconde édition ; voir aussi les p. 29-33 où Balandier reprend la thèse de Mannoni.

86. G. Balandier, « Contribution à une sociologie de la dépendance », Cahiers internationaux de sociologie, XII, 1952, repris sous le titre « Sociologie de la dépendance » comme le chapitre premier de la deuxième partie de Sens et puissance, PUF, Paris, 1971, p. 151-168.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 29: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE164

dernier se serait contenté de reprendre « les exemples bien connus cités par L. Lévy-Bruhl […] et par D. Westermann87 ». Enfi n, en 1954, il fournit, toujours dans la même revue, une « Sociologie de la colonisation », ici encore, en référence explicite à Psychologie de la colonisation de Mannoni qu’il cite88. Balandier est ainsi partagé entre un intérêt non dissimulé pour l’ouvrage de Mannoni, un désir de le minorer en rappelant que celui-ci est moins original qu’on pourrait le croire89, une volonté de se poser en « sociologue » contre le « psychologue » et une inquiétude politique sur l’orientation sous-jacente des thèses de Mannoni.

En revanche, dans son compte rendu publié par Les Temps modernes en juillet 1950, Francis Jeanson (1922-2009) prend clai-rement la défense de Mannoni90. Cette référence est importante pour deux raisons : d’une part, on ne saurait douter de l’engage-ment anticolonialiste de Jeanson ; mais, surtout, d’autre part, son compte rendu est postérieur à la polémique sur Mannoni à laquelle il fait allusion : « Las ! Il paraît que ce faisant [en s’intéressant à la Psychologie de la colonisation de Mannoni], je me faisais complice d’une abominable entreprise, qui ne pouvait consister qu’à “noyer le poisson”. En réalité, M. Mannoni n’était rien d’autre qu’un suppôt du colonialisme ; et si je me refusais à admettre que telle fut son intention, du moins devrais-je constater qu’objectivement c’est à ce moulin qu’il apportait de l’eau. […] J’ai donc relu ce texte subversif – et je ne l’ai guère trouvé différent de ce qu’il m’était tout d’abord apparu91. »

Après avoir présenté les thèses de Mannoni, Jeanson, comme Domenach, va au fond des choses, le rapport au marxisme ou,

87. Diedrich Westermann (1875-1956), Professeur à l’université de Berlin (1921-1950), puis directeur de l’Institut africain international de Londres. Mannoni cite de lui Noirs et blancs en Afrique, Payot, Paris, 1937 (traduit par Georges Montandon).

88. G. Balandier, « Sociologie de la colonisation et relations entre sociétés globales », repris, corrigé, in Sens et puissance, chapitre II de la IIe partie sous le titre « Sociologie de la colonisation » ; Mannoni est cité p. 171 de cette seconde édition.

89. Balandier fait référence à Lévy-Bruhl, qui est une source importante de Mannoni, mais aussi à d’autres auteurs que Mannoni ne cite pas mais qui, comme lui, tentent alors une combinaison de la psychanalyse et de l’anthropologie, notamment Abram Kardiner (1891-1981) et Roger Bastide (1898-1974).

90. Francis Jeanson, compte rendu de Psychologie de la colonisation, Les Temps modernes, n° 57, juillet 1950, p. 161-165.

91. Ibidem, p. 161.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 30: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

165OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

plus exactement, au « marxisme orthodoxe », c’est-à-dire au stali-nisme théorique : « Sur le plan de la connaissance, on a aussi créé “deux blocs”. L’un est marxiste orthodoxe et l’autre par défi nition ne l’est pas. Et l’hostilité du premier à l’égard du second sem-ble marquée par une sorte de phobie de la subjectivité – fort peu marxienne si on se réfère à certaines défi nitions que Marx a donné des classes sociales et fort peu révolutionnaire s’il n’est pas aberrant de concevoir la révolution comme le ressaisissement par l’homme de sa propre histoire. » Comme Domenach encore, il s’accorde avec Mannoni pour affi rmer que, dans la relation coloniale, l’ex-ploitation économique n’est que seconde : « Enfi n, ne devra-t-on pas convenir avec l’auteur que l’exploitation économique prend en pays de colonisation un aspect particulier, et qu’elle y devient exploitation coloniale. Dire que le nègre est malheureux parce qu’il est exploité, c’est incontestablement une vérité. Mais c’est une vérité incomplète si l’on n’explique pas aussi qu’il est exploité parce qu’il est nègre. »92 Deux ans plus tard, Jeanson éditera au Seuil Peau noire, masques blancs de Fanon et en écrira la préface, dans laquelle il prend à nouveau brièvement la défense de Mannoni : « Ces critiques [celles de Fanon à Mannoni] ne me semblent pas absolument décisives93… »

Citons enfi n le compte rendu paru dans la Revue de psycholo-gie des peuples, sous la signature d’Étienne Kruger (1895-1983). Celui-ci, qui avait été missionnaire protestant de 1923 à 1947 à Madagascar, où il dirigeait un collège à Tananarive, se sentait en accord avec les analyses de Mannoni, notamment sur le contexte qui avait favorisé le déclenchement de la révolte de 1947-1948, mais il avait parfaitement compris que ce livre ne satisferait en défi nitive personne : « Le psychologue et le sociologue trouveront dans cet ouvrage matière à amples réfl exions. Mais cette analyse psychologique subtile risque fort de ne satisfaire ni les Malgaches, ni les Vazaha [Blancs] de Madagascar, ni les Blancs d’Europe ! Déjà l’auteur est accusé de transformer en “rébus psychanalytique” un problème économique qui ne peut être résolu que par la politique et (contrairement à l’évidence) on le traite de raciste et de colonialiste !

92. Ibidem, p. 165.93. Francis Jeanson, « Préface à Peau noire, masques blancs », Sud/Nord, 1/2001,

n° 14, p. 175-188 (p. 180 pour la citation).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 31: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE166

Les psychanalystes sont accoutumés à ce genre de réactions passion-nelles, preuve, d’ordinaire, qu’ils ont touché juste94. »

Les compliments de la Revue de psychologie des peuples n’étaient probablement pas pour plaire à Mannoni puisqu’ils condui-saient à associer sa pensée à la psychologie coloniale, ce qui est un complet contresens. Pourtant, soixante ans plus tard, le malentendu court toujours. La plupart des auteurs qui citent Psychologie de la colonisation ne semblent connaître l’ouvrage que via Césaire et Fanon. Même quand on reconnaît la sincérité de ses opinions anti-colonialistes, on le traite comme le fait encore M. Bloch, comme un « allié objectif » des colonialistes, ce qu’auraient bien perçu les « vrais » anticolonialistes qu’étaient Césaire et Fanon. Pourtant, comme on l’a vu, la réception de l’ouvrage de Mannoni, à l’époque de sa publication, ne se réduit pas à ce débat caricatural. Mannoni fait en effet l’objet de trois critiques, logiquement indépendantes, mais qui convergent dans le contexte et sont de fait portées par les mêmes personnes. La première est une critique « affective », émanant d’auteurs « noirs » (Césaire, Diop, Fanon), qui sont heur-tés par le propos de Mannoni, au point, comme on va le voir avec Fanon, de faire des contresens majeurs sur le texte. Les deuxième et troisième critiques sont stratégiques et ne peuvent se comprendre sans se référer aux orientations politiques et idéologiques du Parti communiste français à l’époque. Quand le PCF quitte le gouverne-ment en mai 1947, il fait une volte-face sur la question coloniale. Or, comme on l’a vu, c’est précisément à ce moment que se déclenche la révolte malgache dont le PCF va se saisir. Par ailleurs, comme on l’a vu aussi, en juin 1949, le PCF lance une campagne idéologique contre la psychanalyse. Dans un tel contexte, Mannoni était une cible de choix : son explication psychanalytique du colonialisme pouvant facilement être présentée comme une justifi cation psycha-nalytique du colonialisme.

On comprend a contrario la réaction de la gauche non commu-niste, incarnée par les rédactions d’Esprit et des Temps modernes. Domenach comme Jeanson essayent de déplacer le débat autour de la question centrale posée par Mannoni : celle de la place qu’il convient d’accorder aux questions « économiques » (au sens de ce

94. Étienne Kruger, « Compte rendu de Psychologie de la colonisation », Revue de psychologie des peuples, 1950, p. 380-363.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 32: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

167OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

terme dans le marxisme stalinien) dans l’analyse du fait colonial. La question était bien sûr centrale car elle engageait les conditions de la décolonisation et l’avenir des anciennes sociétés coloniales : suffi sait-il d’abattre la domination coloniale pour rompre le lien de « dépendance » ? Domenach et Jeanson sentaient bien que Mannoni avait mis là le doigt sur une question majeure, qui, soixante ans plus tard, n’a pas perdu son actualité. Pourtant, la pensée de Mannoni reste occultée, quand elle n’est pas ostracisée. Les textes toujours massivement diffusés de Césaire et Fanon, devenus l’un et l’autre des icônes de la lutte anticoloniale, font encore aujourd’hui obstacle à la compréhension de celui de Mannoni. C’est pourquoi, au terme de ce parcours, je vais repartir du texte de Fanon pour livrer ma lecture de Mannoni.

4. De la critique de Fanon à la lecture durkheimo-maussienne de Mannoni

En 1952, Franz Fanon se lance dans le débat, lesté de deux argu-ments de poids : il est « nègre » et il est « psychiatre ». Il consacre un chapitre entier de Peau noire, masques blancs à la critique « Du prétendu complexe de dépendance du colonisé ». Dès l’introduction, il annonce que son ouvrage est une réponse à celui de Mannoni, qu’il juge « dangereux » : « Au quatrième chapitre, je critique un travail qui, à mon avis, est dangereux. L’auteur, M. Mannoni, est d’ailleurs conscient de l’ambiguïté de sa position. C’est peut-être là un des mérites de son témoignage. Il a essayé de rendre compte d’une situa-tion. Nous avons le droit de nous déclarer insatisfait. Nous avons le devoir de montrer à l’auteur en quoi nous nous écartons de lui95. » La sincérité de la critique de Fanon n’est pas douteuse et certains arguments portent justes, comme quand il reproche à Mannoni une interprétation passablement arbitraire de rêves recueillis chez les jeunes Malgaches en ignorant l’atmosphère de violence de l’épo-que96. Pourtant, on s’étonne de l’ampleur des contresens qu’il fait

95. Franz Fanon, Peau noire, masques blancs (1952), Seuil, « Points », Paris, 1971, p. 10.

96. Fanon forçait pourtant le trait, car on ne saurait faire l’injure à Mannoni d’avoir délivré des rêves d’adolescents ayant effectivement subi des violences. Il est probable qu’il a recueilli ces rêves auprès de ses jeunes élèves du lycée de Tananarive, qui

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 33: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE168

sur le texte de Mannoni. Citons un passage : « Toutefois, nous nous découvrons en opposition avec lui [Mannoni] quand nous lisons cette phrase : “Le fait qu’un Malgache adulte isolé dans un autre milieu peut devenir sensible à l’infériorité de type classique prouve de façon à peu près irréfutable que depuis son enfance, il existait en lui un germe d’infériorité”. À la lecture de ce passage, nous sentons chavirer quelque chose et l’“objectivité” de l’auteur risque de nous induire en erreur97. » En effet, si, isolé de son contexte, ce passage que l’on retrouvera dans le texte publié dans ce volume, peut sembler indiquer une « infériorité » native du Malgache, au sens ordinaire de ce terme, il a, pour un lecteur attentif de Mannoni, un tout autre sens. L’éclaircissement de la confusion de Fanon peut nous servir à fournir l’essentiel de la théorie de Mannoni.

Ce bref passage, loin d’affirmer une infériorité native du Malgache, est en effet, paradoxalement, doublement a-raciste. Il faut comprendre en effet que « l’infériorité de type classique » à laquelle Mannoni fait ici référence renvoie, dans ses catégo-ries, non à la « psychologie typique » du Malgache, mais, tout au contraire, à celle de l’Européen, marquée par un « complexe d’infériorité » mis en évidence par Alfred Adler98. Pour Mannoni, cette psychologie-type de l’Européen (le « complexe de Prospero ») s’oppose à la psychologie-type du Malgache (ou plus généralement de l’ensemble des peuples « non civilisés99 ») fondée quant à elle sur le complexe symétrique de « dépendance » (le « complexe de Caliban »). Mais, de plus, le fait que Mannoni fasse référence, dans le passage cité, à la possibilité que le Malgache éprouve un « sentiment d’infériorité » adlérien, c’est-à-dire un complexe

n’ont jamais été exposés directement à la répression coloniale, mais qui témoignent sûrement de l’atmosphère de violence dans laquelle ils baignaient. Tout cela est à inscrire dans le contexte traumatique qui, au-delà des violences réelles, entoure la réception des événements de Madagascar sur place mais aussi dans l’ensemble de l’Union française, comme l’a bien mis en évidence J. Fremigacci, op. cit.

97. F. Fanon, op. cit., p. 68.98. Alfred Adler (1870-1937), médecin et psychothérapeute autrichien,

primitivement disciple de Freud avec lequel il rompt rapidement. Mannoni cite de lui Le tempérament nerveux : élément d’une psychologie individuelle et application à la psychothérapie (1911), Payot, Paris, 1926 (réédition 1970).

99. Mannoni hésite en permanence entre une analyse spécifique de la psychologie Mérina et une analyse plus large de celle de l’ensemble des populations « primitives ». Voir sur ce point infra.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 34: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

169OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

typique, non de sa civilisation, mais de la civilisation européenne, montre qu’il ne considère absolument pas les individus soumis à un déterminisme culturel, a fortiori racial. Pour lui, « complexe d’infériorité » et « complexe de dépendance » constituent deux formes antagoniques de « liquidation de l’Œdipe ». Ces comple-xes ne constituent pas, en soi, des pathologies, car ils structurent les personnalités « normales », respectivement en Occident et à Madagascar. C’est pourquoi aussi, on peut trouver une expression du « complexe d’infériorité » chez des Malgaches (ce qu’il dit dans le passage dénoncé par Fanon), de même que l’on peut trouver une expression du « complexe de dépendance » chez les Européens.

En conséquence, l’explication des structures psychologiques différenciées des Malgaches et des Européens a un fondement socio-logique. C’est dans le processus de socialisation que se structurent les psychologies-types « dépendante » du Malgache et « infério-risée » de l’Européen. Mannoni explique ces deux structures par des fondements anthropologiques qui puisent leur source dans les conceptions religieuses. Chez les Malgaches, l’enfant n’aurait pas à se révolter contre le père, puisque le pouvoir serait incarné, non dans les vivants, mais dans les morts. C’est ce lien intime qui associe les vivants et les morts dans un tissu social sans brisure qui serait à l’origine du « complexe de dépendance » : l’homme n’aurait pas à gagner sa place dans la société ; il l’aurait d’emblée. L’histoire coloniale serait ainsi la rencontre entre le complexe d’infériorité et le complexe de dépendance lesquels, chez Mannoni, s’incarnent dans les personnages de la tempête de Shakespeare : Prospero le blanc et Caliban le sauvage. Selon une logique de « transfert » au sens psychanalytique du terme100, le Malgache aurait reporté sur l’Européen son lien de dépendance traditionnel avec les ancêtres, et l’Européen, de son côté, aurait profi té de cette disponibilité

100. C’est dans son article « Colonisation et psychanalyse » (op. cit.) que Mannoni développe de la façon la plus explicite cette transposition du concept de « transfert ». La rébellion de 1947 relèverait donc d’une inversion de ce transfert : « Si l’on en vient à douter que l’administration soit capable de jouer ce rôle de protection hyperbolique dont on la chargeait […], alors la culpabilité finit par se projeter sur les images de l’autorité, dans une sorte d’amok collectif, selon des lois que nous sommes encore mal préparés à comprendre. Elles ressemblent étrangement à celles qui régissent les parricides. » (p. 95).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 35: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE170

psychique de l’indigène pour assouvir sa volonté de puissance, née de son complexe d’infériorité101.

Ce qui était insupportable à Césaire et à Fanon dans cette théo-rie, c’était l’idée d’une « prédisposition » du colonisé à la soumis-sion coloniale. La thèse est bien sûr dérangeante, mais elle n’a chez Mannoni aucun fondement racial ni même culturaliste puisqu’elle ne peut se penser que dans une interpsychologie. Subrepticement, Césaire et Fanon dérivent en fait de la notion de prédisposition à celle de « prédestination ». La dépendance à l’égard du colonisateur ne s’est produite que parce que celui-ci est arrivé, ce qui n’était pas inscrit dans le destin des sociétés « primitives », sauf à raisonner dans une étrange téléologie historique providentialiste. Enfi n, et ce point est reconnu à Mannoni par Fanon102, la prédisposition culturelle du Malgache (ou plus généralement du non-civilisé) à la soumission est symétrique de la prédisposition culturelle de l’Européen à la domination. Or, les auteurs anticolonialistes adop-teront volontiers – jusqu’à aujourd’hui – cette seconde thèse tout en rejetant la première alors qu’elles ont le même fondement épis-témologique. Pourquoi serait-il légitime d’admettre une disposition spontanée de l’Européen à la domination, disposition issue de sa culture et forgée dans sa socialisation, et scandaleux d’imaginer que d’autres peuples auraient une disposition spontanée, issue de leur propre culture et forgée dans leur propre socialisation, à la dépendance ?

On rencontre ici probablement la grande limite de la thèse de Mannoni, liée tout à la fois à un excès de modestie et à une trop grande volonté de démontrer. Tout au long de l’ouvrage, on le voit en effet hésiter entre une sociographie de la population malgache et un désir de généralisation à l’ensemble des peuples « non civili-sés ». Derrière l’argumentaire psychanalytique affl eure en fait sans

101. Mannoni appuie cette idée d’une possible assimilation des Blancs aux ancêtres en se référant au « culte du cargo » mis en évidence chez les indigènes de Nouvelle-Guinée par le pasteur luthérien M. H. F. Hanneman dans un article qui venait de paraître : « Le culte du cargo en Nouvelle-Guinée », Le monde non-chrétien, n° 8, 1948, p. 937-962.

102. « Nous ne pouvons qu’adhérer à cette partie du travail de M. Mannoni qui tend à pathologiser le conflit, c’est-à-dire à démontrer que le Blanc colonisateur n’est mû que par son désir de mettre fin à une insatisfaction sur le plan de la sur-compensation adlérienne » (Fanon, op. cit., p. 68).

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 36: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

171OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

cesse une anthropologie d’inspiration durkheimienne et, comme on le verra dans le passage reproduit ci-après, une inspiration trouvée dans la Mentalité primitive de Lucien Lévy-Bruhl103. Une relecture de l’ouvrage en termes plus explicitement durkheimiens l’éclaire singulièrement et permet d’échapper à de faux débats en faisant ressortir, par-delà le contexte historique précis de l’œuvre, son apport anthropologique fondamental. Les deux pôles qu’oppose Mannoni, dans les schémas des complexes de dépendance et d’in-fériorité, dans les fi gures de Caliban et de Prospero, ne sont autres que les deux grands modèles de sociétés identifi és par Durkheim dès sa thèse de 1893, celles fondées sur la solidarité mécanique, où l’individu se confond avec la totalité sociale, et celles fondées sur la solidarité organique, dans le cadre desquelles se développe l’individualisme, c’est-à-dire, dit en termes psychanalytiques, le complexe d’infériorité adlérien. C’est pourquoi Mannoni fait si souvent référence au « primitivisme », non sans chaque fois y mettre des guillemets.

Si l’on me suit dans cette lecture, il faut impérativement décon-textualiser le texte de Mannoni pour en saisir l’apport anthropologi-que fondamental104. À cet égard, les critiques récentes de M. Bloch sont de peu de poids. Le titre même de son article est un déni de justice, tant il est clair que non seulement Mannoni ne défendait pas le colonialisme mais que son ouvrage en fait, d’une certaine manière, la critique la plus virulente car la plus désespérée qui soit. Citons pour s’en convaincre un passage de la conclusion de l’ouvrage où Mannoni ferraille contre l’explication économique du colonialisme de ses amis marxistes : « L’économie nous explique

103. Lucien Lévy-Bruhl (1857-1939), sociologue et anthropologue disciple de Durkheim. Mannoni cite de lui La mentalité primitive (1922), Flammarion, Paris, 2010, « Champs ». Rappelons que Mannoni lui-même avait été formé à la sociologie durkheimienne par Halbwachs à Strasbourg. L’anthropologie d’inspiration durkheimienne de Lévy-Bruhl constitue, avec le freudisme, sa référence théorique majeure.

104. À ce stade, le lecteur pourrait se gausser de mon propos. Je viens en effet de tenter la contextualisation la plus érudite possible de l’œuvre pour conclure qu’il faut la décontextualiser ! Mais, précisément, ce travail de recontextualisation était indispensable pour « nettoyer » la question de toutes les scories de l’histoire. Ce travail mené, nous espérons que le lecteur pourra apprécier pour elle-même la valeur anthropologique de la thèse de Mannoni, comme celle d’un texte qui mérite de figurer dans les « classiques ».

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 37: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE172

comment on peut chercher à dominer les hommes pour acquérir une richesse supérieure. Mais elle ne trouve plus grand-chose à nous dire devant quelqu’un qui se sert de sa supériorité économique sim-plement pour le plaisir d’asservir un homme. Or il est nécessaire de tenir compte de cette sorte de plaisir dès que l’on veut comprendre l’économie coloniale en tant que coloniale105. »

On reste stupéfait par ailleurs de la méconnaissance qu’a Bloch des conditions de rédaction par Mannoni de son ouvrage, alors qu’il entend en rappeler le contexte pour un lecteur de langue anglaise. Passe encore qu’il reprenne à Boiteau et Tronchon la thèse des 100 000 morts de la répression coloniale, mais peut-on excuser cette phrase de la part d’un préfacier : « Le lecteur ne saurait oublier que ce livre est dû à la plume d’un Français qui devint par la suite le responsable des services offi ciels de l’information dans la colonie106 » ! Mannoni, comme on l’a vu, occupa ce poste de février à septembre 1946, c’est-à-dire avant et non après la révolte malgache. Par ailleurs, Bloch situe l’écriture du livre en 1948 à Madagascar, alors que, comme on l’a vu, elle était commencée probablement dès 1946 et, si elle est bien achevée en 1948, c’est à Paris, où Mannoni était rentré dès l’été 1947. Je cite cette erreur secondaire car elle soutient la thèse erronée de Bloch sur l’objet du livre qui aurait été « de rendre compte de la rébellion et de sa répression », ce qui le conduit d’ailleurs à s’étonner de ce que Mannoni « au fur et à mesure qu’il avance dans son texte s’écarte de sa préoccupation première », pour « entamer une vaste réfl exion à caractère théorique107 ». Ici aussi, la réalité historique est exacte-ment à l’inverse : inspiré par sa psychanalyse avec Lacan, Mannoni avait commencé une réfl exion sur les relations psychologiques coloniales dans le contexte malgache quand éclata la rébellion, qu’il chercha à interpréter dans son modèle.

Si l’on veut bien passer sur ces contrevérités fl agrantes pour aller au fond des choses108, les critiques de Bloch sont de deux

105. O. Mannoni, Psychologie de la colonisation, op. cit., p. 218.106. M. Bloch, op. cit., p. 103.107. Idem.108. Je me serais dispensé de ces critiques de maître d’école, si Bloch ne se posait

pas en redresseur de la vérité. Citons, sur ce registre, un dernier point : Bloch reproche à Mannoni d’avoir considéré que la rébellion malgache était le fait de « primitifs » alors qu’« au plus haut niveau, c’était des hommes politiques qui avaient reçu la

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 38: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

173OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

ordres : d’une part, Mannoni aurait fourni l’explication de la révolte qui convenait aux autorités coloniales ; d’autre part, il se serait complètement trompé sur la psychologie malgache et notamment dans son analyse de son exemple princeps : le comportement de son professeur de tennis Merina, mais aussi dans son interprétation du culte des ancêtres à Madagascar, qu’il aurait confondu avec un modèle africain109.

Sur le premier point, il apparaît clairement que c’est Bloch lui-même qui est défaillant dans sa connaissance, tant de l’histoire de la rébellion malgache que de l’écriture de l’ouvrage de Mannoni. Sans doute, la thèse de Mannoni selon laquelle la révolte se serait déclenchée précisément au moment où l’autorité coloniale s’était relâchée en raison des désordres dus à la guerre mondiale et à la succession des régimes (Vichy, l’occupation anglaise de mai 1942 à janvier 1943, le retour à la souveraineté française sous direction gaulliste) est dérangeante dans l’optique d’une rhétorique anti-colonialiste et pouvait satisfaire les partisans d’un retour à l’ordre ancien. Elle n’en est pas moins assez vraisemblable et conforme au mouvement général de décolonisation qui démarre après la Seconde Guerre mondiale. Mais surtout, Mannoni n’avait jamais dit que le retour de l’ordre ancien était souhaitable, ni même qu’il était possible. Il décrivait, avec la froideur d’un entomologiste, une forme d’équilibre, celui de la « situation coloniale » en train de s’effondrer. Mais ce que ne pouvaient pas lui pardonner les militants anticolonialistes radicaux, c’est qu’il était sans illusion sur ce qui pourrait résulter d’une libération formelle du joug colo-nial : « Abandonnés à eux-mêmes, c’est bien une société féodale que les Malgaches s’efforceraient de reconstituer, spontanément et sans même s’en rendre compte. Ils la baptiseraient république ou

meilleure des éducations ». Par cette remarque, il valide la thèse des autorités coloniales de 1947 qui font porter aux dirigeants du MDRM la responsabilité du déclenchement de la révolte, ce qui est faux, comme l’ont montré les recherches historiques (et comme Mannoni lui-même l’avait compris dès l’époque : voir le passage de son Carnet cité plus haut). De toute façon, dès mai 1947, les dirigeants du MDRM, sous les verrous, se trouvaient bien en peine de coordonner des violences qui se poursuivirent encore toute l’année 1948 et que les historiens tendent aujourd’hui à considérer comme un ensemble complexe de mouvements peu coordonnés et qui, pour certains, relèvent plus de la « jacquerie » que de la lutte nationaliste anticoloniale.

109. Bloch discute aussi la pertinence de l’interprétation des rêves des jeunes Malgaches, à l’évidence très fragile, y compris aux yeux de Mannoni lui-même.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 39: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE174

démocratie, mais leur besoin de dépendance les pousserait à peu près inévitablement à l’organisation de clientèles autour de patrons selon leur goût110. »

Domenach, qui cite ce passage dans sa défense de Mannoni contre Diop, lui reproche seulement son adverbe : « C’est cet à peu près inévitablement qui est grave et qu’il aurait fallu préciser111… » Mais il ajoute : « Ce n’est pas parce que nous voulons l’émanci-pation des peuples coloniaux que nous devons nous aveugler sur les obstacles complexuels qui l’entravent. Le simplisme, même progressiste, est néfaste. » Cinquante ans après la décolonisation, comment rejeter cette mise en garde de Domenach ? À l’époque de sa publication, l’ouvrage de Mannoni pouvait être considéré, quoique à tort, comme une défense de l’ordre colonial au nom de l’impossibilité de son renversement effi cace. Mannoni le reconnaît dans son article de 1966 : « Je voyais bien qu’il lui [à son livre] arrivait d’entamer certaines mystiques qui étaient utiles, en fait, à la cause anticolonialiste. On ne pouvait pas l’éviter112… » Mais nous n’avons pas aujourd’hui à refaire cette histoire, à rejouer des rôles d’une scène disparue. Aussi, nous pouvons aujourd’hui lire ce livre autrement. L’ordre colonial ne pouvait subsister et Mannoni en était le premier convaincu. Mais son abolition politique ne suffi sait pas à son sens à résoudre la question qu’il théorisait sous le nom de « dépendance ». C’est ce concept qui doit retenir notre attention, ce qui conduit à s’arrêter sur le second registre de la critique de Bloch.

Mannoni, comme on le verra dans le texte publié ci-après, analyse, par le concept de « dépendance », une relation de don per-vertie, où la réciprocité est impossible. Bloch répond que Mannoni s’est complètement leurré sur le comportement du jeune Malgache qui lui réclamait des présents, que celui-ci s’inscrivait en fait dans une relation de don « normale », réciproque, c’est-à-dire que le jeune Malgache attendait, dans le cadre d’une relation d’ami-tié, que Mannoni lui réclame lui aussi en retour des présents. Je ne dispose pas des compétences pour trancher cette controverse.

110. O. Mannoni, Psychologie de la colonisation, op. cit., p. 64-65.111. J.-M. Domenach, op. cit., p. 65.112. O. Mannoni, « The decolonisation of myself » in Le racisme revisité,

op. cit., p. 319.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 40: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

175OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

Peut-être Mannoni a-t-il fait effectivement un contresens (quoique l’argument d’autorité de Bloch n’emporte pas la conviction). Mais la question est moins essentielle qu’on ne pourrait le penser. Toute l’anthropologie a été construite avec ce type de contresens créatifs. En fait, comme on pourra en juger au vu du texte publié dans ce volume, le cas du professeur de tennis Merina a moins d’importance dans l’analyse de Mannoni que l’exploitation et la réinterprétation du corpus fourni par Lévy-Bruhl. Cette remarque conduit aussi à écarter la critique que fait Bloch sur l’interprétation par Mannoni du culte des ancêtres. L’ouvrage de Mannoni ne saurait être consi-déré comme une œuvre d’anthropologie érudite sur les populations malgaches. Son objet est l’analyse des relations coloniales pour la compréhension desquelles il essaye de construire un appareillage théorique adapté en s’appuyant sur ses observations, mais aussi sur la tradition anthropologique et notamment l’ouvrage de Lévy-Bruhl qui lui fournit un riche corpus d’exemples. Sa démarche relève donc d’une anthropologie théorique, visant à construire des schèmes interprétatifs à partir de matériaux divers, à l’instar de celle de Lévy-Bruhl cité, mais aussi, par exemple, de celle de Marcel Mauss.

Sous le nom de « complexe de dépendance », Mannoni a indis-cutablement mis en évidence un type de rapport social observable, peut-être à Madagascar, mais aussi ailleurs, y compris en Europe. Il n’y a, dans ses catégories psychologiques, aucune ontologie raciale. Elles sont le produit de confi gurations sociales et, à bon droit, n’en déplaise à G. Balandier, Mannoni aurait très bien pu intituler son ouvrage « Sociologie de la colonisation ». Le triptyque conceptuel « don »/« reconnaissance »/« dépendance » que l’on verra à l’œuvre dans le texte reproduit ne peut manquer d’intéresser le lecteur de la Revue du Mauss. Tout le modèle de Mannoni repose sur l’analyse de la perversion du don, produite par le fait colonial. Je laisse à plus compétent que moi en la matière le soin de traduire la théorie de Mannoni dans la grammaire maussienne du don. Mais je voudrais seulement insister sur le fait que nul mieux que Mannoni n’a montré ainsi le caractère pervers du « don de civilisation » par lequel on voudrait aujourd’hui parfois justifi er l’histoire coloniale.

Parmi les rares commentaires contemporains de la psychologie de la colonisation de Mannoni, il faut citer celui, remarquable d’in-telligence et de fi nesse, du philosophe et écrivain Pierre Pachet qui,

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 41: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE176

dans un article de La Quinzaine littéraire, est revenu sur le débat entre Fanon et Mannoni113. Il montre avec justesse l’impasse de la position de Fanon, radicalisée dans Les Damnés de la terre en 1961, et surtout dans la préface que donne Sartre à cet ouvrage. En faisant du colonialisme une « blessure absolue », Fanon est conduit, pres-que malgré lui, à ne pouvoir donner comme réponse à la violence coloniale que la contre-violence du colonisé : « D’où d’étranges formules, à la dialectique glissante, insaisissable : “La violence du régime colonial et la contre-violence du colonisé s’équilibrent et se répondent dans une homogénéité réciproque extraordinaire114”. »

Pachet montre aussi comment Mannoni, en raison de sa vigi-lance psychanalytique (« en tant que psychanalyste freudien, il sait qu’il n’y a pas d’indépendance totale, “absolue” »), a mis en ques-tion la revendication simpliste des mouvements anticolonialistes, ce qui lui fut si fort reproché, car, comme il l’a compris ultérieurement, il mettait ainsi en question des « mystiques utiles » à la « cause anticolonialiste » (voir supra). Mais, comme je l’ai déjà évoqué, ce faisant, Mannoni avait une « longueur d’avance », car il pouvait penser déjà, à la différence de Fanon par exemple, la situation post-coloniale : « Se restreindre à la revendication et au mot d’ordre d’indépendance, c’est privilégier la relation à l’ancien maître, c’est vouloir être ce qu’il était ; et comme c’est évidemment impossible, parce que si on devenait lui on ne serait plus soi, et parce ce qu’il est, c’est justement quelqu’un qu’on imite, et pas quelqu’un qui imite, on aboutit aux terribles lendemains de l’indépendance, et en particulier à cette plainte : que le colonialisme a été remplacé par le “néocolonialisme” (concept qui se veut astucieux mais dont tout l’effort est de repousser vers l’extérieur la responsabilité de l’échec de l’indépendance), plus sournois que ne l’était l’ancien système, et en un sens plus écrasant, plus impossible à renverser115 ». Armé d’une telle intelligence psychanalytique du texte de Mannoni, Pachet parvient, à la différence de la plupart des commentateurs, à le décontextualiser pour lui conférer sa « portée universelle » car, dit-il, « un individu, au sens moderne du terme, c’est bien

113. Pierre Pachet, « Deux théories de la colonisation », La Quinzaine littéraire, n° 560, août 1990, « Que sont “nos” ex-colonies devenues ? », p. 15-16.

114. Pierre Pachet, op. cit. et citation de Franz Fanon, Les Damnés de la terre (1961), La Découverte, Paris, 2002.

115. Idem, p. 16.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 42: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

177OCTAVE MANNONI (1899-1989) ET SA PSYCHOLOGIE DE LA COLONISATION…

quelqu’un qui se forme à travers des confl its autour de son identité et de son émancipation, de l’imitation des modèles et du rejet de ces modèles, de la dénégation de ce qu’on est, de la dépendance et de l’indépendance. Aussi terrible soit-elle et justement pour cela, la violence coloniale a quelque chose de familial116. »

La lecture de Pachet nous permet d’accéder au véritable enjeu du texte de Mannoni, dans le va-et-vient complexe qu’il élabore entre les structures psychiques individuelles et collectives, comme entre l’universalité de la psyché humaine et ses modes variés de réalisation dans les diverses cultures. L’œuvre de Mannoni nous conduit donc à penser les liens épistémologiques qu’il convient d’établir entre la psychanalyse et les sciences sociales. Il écrivait à un moment où ce lien apparaissait possible, voire souhaitable, comme en témoignent des entreprises éditoriales comme celle de Psyché ou celle de la Revue de psychologie des peuples auxquel-les il a participé. C’est, comme on l’a vu, nourri de la sociologie durkheimienne qu’il est entré dans l’univers de la psychanalyse. Son parcours et, d’une certaine manière, l’échec de sa psychologie de la colonisation, lui ont fait personnellement renoncer aux sciences sociales. Mais son héritage intellectuel laisse la question ouverte.

Qu’on en juge à propos du concept de « dépendance », qui s’est largement diffusé dans les études socio-économiques des sociétés post-coloniales, mais qui est également au cœur de la psychologie des pratiques addictives. On se convaincra sans peine à la lecture de Mannoni qu’il s’agit bien du même concept visant, dans les deux cas, à concevoir la perversion de l’attachement. Il serait absurde d’attribuer à Mannoni la paternité exclusive de ce concept dans son double sens politico-économique et psychologique. Mais, contrai-rement à ce qu’affi rmait Balandier en 1952, ce terme n’était alors pas d’un usage banal, tant en psychologie qu’en socio-économie au moment où Mannoni écrivait. Le terme de « dépendance » a, jusque dans les années 1950, plutôt un sens logicomathématique (la liaison nécessaire de deux variables). On le trouve aussi dans un sens institutionnel : tel territoire est une dépendance de telle puis-sance. Ce n’est qu’à la fi n des années 1940 que l’on voit apparaître quelques usages psychologiques ou politico-économiques. Quand, en 1959, Pierre Bourdieu emploie ce terme, il le met encore entre

116. Idem, p. 15.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte

Page 43: Octave Mannoni (1899-1989) et sa Psychologie de la

PSYCHANALYSE, PHILOSOPHIE ET SCIENCE SOCIALE178

guillemets et fait référence à Mannoni dans un passage qui mérite d’être cité : « Le simple don (aide matérielle, distribution de vivres et de vêtements, etc.) outre qu’il exige moins, contrairement aux apparences, de la part du donateur, risque d’instaurer une relation de “dépendance”, cause de stagnation pour celui qui reçoit et source de déception pour celui qui donne117. »

Conclusion

L’ouvrage de Mannoni est à l’évidence daté. Il a été écrit dans un moment troublé, pour son auteur comme pour son objet : les rela-tions coloniales. Pour des raisons historiques complexes, soixante ans plus tard, les plaies de la décolonisation ne sont pas refermées. Aussi, une lecture contextualisée de cet ouvrage est-elle nécessaire si l’on veut éviter contresens et polémiques inutiles. J’ai tenté à cet effet de fournir toutes les pièces disponibles du dossier. Mais pour autant, l’ouvrage de Mannoni n’a pas qu’un intérêt historique. Il élabore un modèle qui peut aider à comprendre des confi gurations psychologiques et sociales variées, bien au-delà des seuls rapports coloniaux. Il serait dommage de se priver de cet apport aux sciences sociales. J’espère que le lecteur partagera à la lecture des pages qui suivent le plaisir que j’ai eu à les découvrir.

117. Pierre Bourdieu, « Logique interne de la société algérienne originelle », in Le sous-développement en Algérie, Alger, secrétariat social, 1959, p. 40-51, repris dans Esquisses algériennes, Seuil, Paris, 2009, p. 99-111 et 107.

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

-

- 90

.29.

196.

154

- 12

/04/

2020

11:

54 -

© L

a D

écou

vert

eDocum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - - - 90.29.196.154 - 12/04/2020 11:54 - ©

La Découverte