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Page 1: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al
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MATRIX machine philosophique

Alain BADIOU Thomas BENATOUIL

Elie DURING Patrice MANIGLIER

David RABOUIN Jean-Pierre ZARADER

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LISTE DES AUTEURS

Alain BADIOU Philosophe, dramaturge, romancier, professeur de philosophie a l'tcnle normale supérieure . 11 a notamment publié L 'Etre et l 'événement (Seuil, 1988), Deleuze ou la clameur de l'etre (Hachette, 1997), Petit manuel d'inesthétique (Seuil, 1 998), Court traité d "ontologie transitoire (Seuil, 1998), Abrégé de métapolitique (Seuil, 1998), et plus récemment: Circonstances 1 (Léo Scheer, 2003) et L 'Ethique (Nous, 2003).

Thomas BÉNA TOU"IL Maitre de conférences a I'Université de Nancy-2. Spécialiste de philosophie antique et du stokisme en particulier, il a publié Le Scepticisme (Fiammarion, 1997).

Elie DURING Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Enseigne la philosophie a I'Université de Paris-X Nanterre. 11 est l'auteur de L'Ame (Fiammarion, 1997), de La Métaphysique (Fiammarion, 1998) et de La Science et l 'hypothése: Poincaré (EIIipses, 2001 ).

Patrice MANIGLIER Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Spécialiste de la pensée structura liste (Saussure, Lévi-Strauss). 11 est l'auteur du Vocabulaire de Lévi­Strauss (EIIipses, 2002) et de La Culture (EIIipses, 2003).

DavirJ RABOUIN Agrégé de philosophie, ancien éleve de I'École normale supérieure. Spécialiste de la ph ilo~ophie du XVII" siecle (Descartes, Leibniz) et de la :>hilosophie des mathemJtir¡ues, 11 a publié Le Désir (Fiammarion, 1997).

jean-Piem: ZARADER Agrégé de philosophie, directeur de collection aux édit ions Ellipses. 11 est notamment l'au~eu r de: Petite histof;z :l'!s idées ph;rr.sophiques (EIIipses, 1994), Philosoph1e et onema (EIIIpses, 1997), Malraux ou In .nensée de l'art (EIIipses, 1998), Vocabula1re de Malraux (EIIipses, 2001 ). 11 a dirig ~ L. e Vocabulaire des philosophes (4 volumes, Ellipses, 2002).

ISBN 2-7298-1841-3

© turpses É.artron Marketing S.A., 2003 32, rue Bargue 75740 Paris cedex 15 Toule reproduction d'un extrait quelconque de ce livre par quelque procédé que ce soit, et nolamment par photocopie ou microfilm, est interdite sans autorisation écri te de l'éd iteur.

INTRODUCTION

La matrice a philosophies

« Un film d'actíon intellectuel » ? Les philosophes, c'est bien connu, ont vocation a s'occuper de tout.

Meme de la boue, du poil et de la crasse, s'entendait dire le jeune Socrate. Meme d'un film de science-fiction, pourrait-on ajouter aujourd'hui. Ce n'est pas simple. Car Matrix justement n'est pas n'importe quel film de science-fiction : il est saturé de philosophie, ou plut6t de << philoso­phemes », de lieux communs théoriques. Comme il est sature, du reste, de références religieuses, scientifiques ou littéraires. L'ambition des freres Wachowski était de réa liser un << film d'action intellectuel » ( « a n intellectual action movie »): << Nous aimons les fi lms d'action, les armes et le kung-fu, mais nous en avons assez des films d'action produits a la chaine et vides de tout contenu intellectuel. Nous avons mis un point d'honneur a placer dans ce film autant d'idées que nous pouvions. , [1] Pour se préparer au tournage du premier épisode, Keanu Reeves n'a pas seulement eu a subir les rigueurs d'un entrainement physique intense, on lui a fortement suggéré quelques lectures de vacances : des ouvrages de prospective comme ceux de Kevin Kelly (Out of Control: The ¡\Jew Biology of Machines, Social Systems and the Economic World), mais aussi Simulacro and Simulation, d'un certain jean Baudrillard. Les Wachowski ont des gouts éclectiques : << Nous nous intéressons a la mythologie, a la théologie, et dans une certaine mesure aux mathématiques avancées. Ce so_nt autanl de voies pour répondre a des questions plus importantes, et meme a la

. Grande Question. Si vous voulez raconter des histoires épiques, vous ne pouvez pas ne pas vous sentir concernés par ces questions. Les gens ne saisissent peut-etre pas toutes les allusions du film, mais ils en cor.oprennent au moins les idées importantes. Nous voulions faire réfléchir les gens, les obliger a faire fonctionner leurs mé~:nges . , (2] Si l'on en juge par la masse d'exégese et de spéculation suscitée par la trilogie, ils ne s'en sont pas trop mal tirés.

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Matrix, machine philosophique

. Mythologie, théologie, mathématiques, réalité virtuelle, intelligence artlfiCielle et biomécanique : les lignes de réflexion suggérées par Matrix n'avaient rien de spécifiquement philosophique. 11 n'empeche, cette rnachine commerciale plapit ostensiblement au creur de son propos une question « éternelle » aux accents adolescents : « Comment savoir si la réalité n'est pas une vaste illusion ? ». C'est pourquoi on a parlé de blockbuster philosophique. c;a ne s'était jamais vu, et les philosophes ne pouvaient pas ne pas se sentir concernés d'une maniere ou d'une autre. Ceux d'entre eux qui n'étaient pas réfractaires aux films d'action se sont p~~ois laissé séduire a leur insu, comrne on prend gout a une chansun m1evre. lis sont peut-etre plus nornbreux qu'on ne pense, qui ont été sensibles, plus encore qu'aux idées, a !'esprit d'enfance qui impregne tout le film. Car derriere le feu des armes et les allures fashion des rebelles en trench-~oat et late;:, il y a des relents d' Al ice et de Magicien d'Oz, et aussi beaucoup de Roméo et juliette. Comme !'explique l'écrivain de science­fiction Bruce Sterling a propos de la scene ou Trinity ressuscite Neo d'un baiser: ,, Tu ne peux pas etre mort, paree queje t'aime (You can't be dead because 1 !ove you). C'est la le fond émotionnel de Matrix, et ce n'est pas le genre de propos qu'on attendrait d'un adulte. C'est ce qu'une petit2 filie de six ans pourrait dire a son chaton mort. Et pourtant l'amant défunt se redresse sous l'effet d'un baiser, se remeta marcher, et s'en va régler Jeur compte a tous les autres. je suis désolé, que ~a paraisse idiot n'a aucune i~portar:ce. c;a dépasse tout discours rationnel. Toute personne qui peut reSISter a ~a est Pmotionnellernent morte. ,, [3]. D'un coté, done, le merveilleux et !'esprit d'enfance; de l'autre, la rébellion romantique et le « teen spirit » évoqués dans la bande son par les chansons de Rage against the machine et de Marilyn Manson, ou encare par Kid's story dans la série des dessins animés Animatrix. Tout cela était fort sympathique. Qu'y avait­il de mal a y faire entendre l'écho de quelques grandes questions métaphysiques ?

Matrix Overloaded

Cependant, il était difficile de ne pas ten ir compte en meme temps des r,és v. ;·; es qu'affichait le milieu intellectuel a l'égard d'un pur produit de 1 mdustne hollywoodienne ou l'argument philosophiqu e:, pourtc:~JJt ma:.si­vement présent, semblait finalement se réduire a un simple effet décoratif, celu1 d'un vaste patchwori< de références traitées sur le mode du clin d'oeil

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lntroduction

ou de J' exemplification littérale. La ou certains s'amusaient du kitsch métaphysique et de la profondeur atfectée des dialogues, d'autres, moins charitables, se demandaient ce qu'on essayait de leur vendre, et ne se laissaient pas aisément convaincre par les beaux discours sur le détour­nement des signes et le mélange créatif . En cela au moins ils n'avaient pi!s tort : qu'un film préleve sa matiere en forant dans toutes les strates de la culture, ne garantit nullement qu'il en sortira quelque chose de consistant. Les spectateurs dé~us ont done parlé de Matrix comme J 'une soupe assez fade ou d'un repas trop riche. Délayage verbeux, saupoudrage de lieux communs, méli-mélo philosophant accommodé a la sauce Star Trek: quand on ne restait pas sur sa faim, c'était l'indigestion. lntroduire Platon dans un film de kung-fu futuriste, l'idée était amusante : mals lorsque s'y joignaient Schopenhauer et Descartes, Bouddha et jésus, les gnostiques et les théoriciens de l'intelligence artificielle, l'atmosphere devenait vite irrespirable. Le deuxieme épisode n'arrangeait pas les choses. Pour beaucoup c'était déja Matrix Over/oaded, et la perspective d'un troisieme service n' était pas vraiment réjmlissante.

11 entrait a vrai dire dans cette réaction plus de mépris que d'écreure­ment. Tandis que les critiques consternés profitaient de l'occasion pour resservir le theme de l'exception culturelle et dire un peu de mal du " Spectacle , et de la fabrique am éricaine de l' image, certains journalistb d'un natu~2l narquois faisaient leur travail en en rajoutant un peu sur un air connu, " les Américains sont de grands enfants >> . Tout cPi il était fort prévisible. Plus intéressante fut la réaction a chaud du tout ven ?. ~t qui se découvrait soudain une expertise en matiere de philosophie ou de science des religions : le bouJJhisme en deux heures dix minutP\ ~a ne pouvait etre sérieux, et la ficelle messianique était un peu grosse; quant aux grands problemes concernant la réalité ;o ~ :'; ll!..lsion, la lil:>erté et le destin, il ne pouvait s'agir que d'une philosophie «de bi' :>: :> r >> ou d'une version XBox dt.; ¡:;rogramme de terminale, ce qui n'était pas tres sympathique et pour les Jycéens et pour les épiciers - il faudra y revenir. Chacun s'y entendait en tous cas en métaphysique et en religion, et s'autorisait a distribuer des brevets de qual ité. Si personne ne songeait a rep rccher a Tarkovski ou a Kubrick d'avoir mis la science-fiction au service d'un propos rr. é~aphy~ iq~ e parfois assez fumeux, on s'accordait a trouver ridicule qu'un film populaire mele a l'imaginaire des manga et de la littérature cyberpunk des réflexions réputées plus sérieuses.

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Matrix, machine philosoph1que

Les philosophes, ceux du moins qui en affichaient publiquement la qualité, et qui a ce titre étaient parfois sollicités pour donner leur avis, se trouvaient alors dans une position assez inconfortable. lis pouvaient, bien sOr, chois ir d'oublier leur métier et suivre leur instinct de simple spectateur ou de cinéphile, au risque de laisser croire, si le film ne leur avait pas déplu, qu'ils le prenaient au sérieux et lui accordaient un véritable crédit philosophique. Plus rares furent ceux qui recommanderent le fi lm pour l'édification des jeunes générations. 11 restait heureusement, pour la majo­rité d'entre eux, une solution de compromis. Elle consistait a prendre le film au sérieux, tout en le prenant de haut : on explicitait alors certaines références allusives, on en corrigeait au besoin l'interprétation, en donnant l'impression ~e « faire la le~on ,, aux néophytes sur la véritable doctrine de Platon, de DesearLes ou de Bouddha.

Matrix: 11 sur 20, peut mieux faire. Y avait-il autre chose a dire ?

La machine Matrix Oui, a cond ition de prendre le film pour ce qu'il était, a savoir d'abord

et avant tout un film divertissant, film d'action peut-etre plus encare que de sc ience-fiction. Certes, le deuxieme épisode manquait singulierement de rythm e, les dialogues s'épaississaient et !'intrigue, a force d'accumuler les mysti>res, commenc;:aiL d fatiguer meme ceux que le premier Matrix avait conc¡uis . Quant a la bande-annonce de Motrix Revolutions, elle promettait déja ;¡ grand renfort d'explosions une résolution dramatique digne d 'un space apero ou d'un james Bond. Mais pas plus que pour les deux prem iers épisodes, il ne s'agit ici de juger ce film en lui appliquant des criter<'i d'excellence cinématographique ou philosophique.

On peut en effet toujours faire le malin, s'encanailler en philosophant sé ri eu~ e ~1ent sur un objet exotique et populaire. Cette forme de suren­che:e n'est que le revers de la condescendance avec laquelle le f ilm est accueilli par la plupart de ceux qui font profession de penser, et dont les jugements montrent bien qu'ils mesurent en fait l'intéret théorique d'un objeta sa dignité ou asa légitim ité culturelle. Ce n'est pas le propos de ce livre. Mais il ne s'agit pas non plu s, par un autre tour bien connu, de prendre systématiquement le contre-pied de la critique pour faire l'éloge d'une forme pauvre, en rappelant avec Pascal que les opinions du peuple ou de la jeunesse sont « saines , et que ceux qui ne le voient pas sont des « demi-habiles ».

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lntroduct1on

Peu importe ce que chacun pense du film, en tant que film. 11 n'est meme pas nécessai re de l'avoir aimé pour en parler, bien qu'il soit préférable de ne pas l'avoir tout a fait détesté pour avoir a en dire quelque chose d'intéressant. Peu importe également ce que chacun croit avoir compris du '' message , de la fable. Matrix n'est pas un film philoso­phique, pas davantage de la philosophie mise en film, ni meme un film « pour philosophes ». S'il ne fa isait qu'i llustrer des philosophies toutes pretes, ces derniers n'auraient en effet rien a en dire: ils n'ont pas besci n d'attendre du cinéma qu'il leur apprenne leurs classiques. S'il fallait le distinguer des autres films de sa catégorie, 12..o._eourrait di re que Matrix est un film théorique, ou plus exactem~_e_macbine.luffets . théodq~~~ susceptible_ en cela d'interesser les philosophes, mais pas au sens ou on le croit d'habitude. Car il ne s'agit pas d'expliquer le " message , du film, ou d'expliciter la « philosophie , (ou les « philosophies ») qu'il enveloppe, mais seulement d'en faire quelque chose, et si possible autre chose.

« 11 n'y a aucune question de difficu lté ni de compréhension : les concepts sont exactement comme des sons, des couleurs ou des images, ce sont des intensités qui vo us conviennent ou non, qui passent ou ne passent pas. Pop'philosophie. 11 n'y a ri en a comprendre, ri e n a interpréter. ,, (Gilles Deleuze [4]).

Personne ne niera qu 'avec Matrix, quelque chose « passait ». C'est bien pourquoi on a parlé du « phénomene Matrix ». Ce phénomene excédait largement le succes rommercial certes impressionnant de ce produit de

. !'industrie cinématographique, et toute la matrixmania fétichiste qui l'accompagnait. 11 suffisait de visiter les " chatrooms" et les « forums » sur les sites internet qui lui étaient consacrés pour s'en rendre compte: il n'y a sans doute aucun exemple d'un film qui ait suscité autant d'analyses, d'interprétations et de spéculations non anecdotiques sur le déroulement des épisodes a venir, sur la structure du scénario et les possibilités de mondes qu'il suggere. Quelque chose passait, une intensité, et cela n'était pas sans rapport avec une activité théorique.

On pouvait bien sOr choisir de rire de l'enthousiasme des fans et de la soudaine passion herméneutique qu'ils se découvraient sur la toile. Mais on pouvait aussi embrayer su r cet élan, non pour analyser les tenants et les aboutissants sociolog iques d'un « phénomene de société , (on a parlé - pourquoi s'en priver? - d 'une « génération ~. A c:trix »), ou pour expli­quer doctement ce qu'il convenait de comprendre du film et de ses

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Matrix, machine philosophiyue

sources, mais pour travailler cette pate et la faire lever, pour emporter un peu plus loin ce soudain er.gouement théorique en apportant une compétence, un savoir-faire plut6t qu'un savoir ex cathedra dont tout le monde au fond, a commencer par les fans eux-memes, se désintéressait comme ava nt.

En parlant de << Pop'ph ilosophie », Deleuze était bien de son époque : il s'agissa it alors de se brancher sur les intensités libérées oar un désir circulant dans toute la machine sociale. L'age n'est plus a la ,, .pop , mais a la << techno » , et le romantisme des flux cede effectivement le pas aux machines. Se brancher sur Matrix en continuant a faire de la philosophie, ce n'est pas prendre prétexte d'un film populaire pour resservir des idées déja cons Lituées ailleurs, sur d'autres matériaux. C'est embrayer· sur un fonctionn ement qui est déja effectif. Matri", t¡:a marche. C'est de la qu'il faut part ir, pour introduire dans sa propre pratique philosophique une sorte d'écart qui mene un peu plus loin que ce qu'on aurait pu faire de son coté sa ns cette rencontre. Matrix suggere des pistes théoriques en vertu de ses propres contra intes narratives ou fictionnel les. On peut les exploiter et en tirer des effets philosophiques, a condition de s'intéresser en priorité au fonctionnement et aux opérations de la << machine ,, totale du film , plut6t qu'a son contenu philosophique explicite ou imp licite, d'ailleurs :,uffisammeRt disparate pour éveiller le soupt¡:on d' inconsistance. Car Matri\ !l 'est pas un patchwork, c'est une machine.

Les philosophes au cinéma Deleu.-e parlait aussi, dé.:rivant sa propre pratique, d'une forme d'<< art

brut >> q u' ~ ro uva it sa matiere ou elle voulait pour construire directement ses concept s, en travaillant pour ainsi dire on pleine oate. On dirait aujourd'hui : << Technophilosophie » . De quoi s'agit-il? ·

On a évoyué en comment¡:ant !'esprit d'enfance. La désinvolture avec laquelle le film procede au recyclage de motifs théoriques et symboliques de tous hori zons témoigne sans doute tout autant d'une forme d'esprit patache propre aux campus américains; mais aussi, peut-etre, de quelc;;.;e chose qui ressemble a une expérience « pour voir , sur le theme de la simul a~; o n et du :;¡;;;:!::; !ant. En quoi consiste cette expérience ? Non pas, comme on l'a dit tres vite, a faire entrer Platon (ou Baudrillard) dans un ;;:nl de kung -fu, mais, ce qui est nettement plus intÉressant, a introduire le kung-fu dans la Caverne de Platon . C'est ainsi que ia fable de Matrix

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1ntroduct1on

acquiert la puissance d'un mythe dont les effeb se prolongent bien au­dela de la salle de projection (c'est le theme du dernier essai, ,, Matrix, machine mythologique >>). Et c'est pourquoi il n'y a pas a proprement parler de philosophie de Matrix (pas plus d'ailleurs que de religion de Matrix, cf. « Les dieux sont dans la Matrice »), ou alors seulement une philosophie virtuelle. Matrix tente une expérience, ou plut6t en pose les conditions sans l'effectuer lui-meme. On a justement fait remarquer que cette fiction saturée d'intertextes était centrifuge, au sens ou elle suggérait sans cesse au spectateur des connexions avec l'extérieur, sans jamais mettre réellement en a>uvre une problématique et un processus de résolution effective des problemes qu'elle indiquait [5]. Matrix ne pose pas une hypothese déterminée pour en parcourir jusqu'au bout les effets et en déduire systématiquement les conséquences pour la pensée. Aussi le film ne releve-t-il peut-etre pas en propre de la science-fiction dans sa définition la plus pure, comme " speculative fiction » . 11 construit plut6t une myriade de petites machines fictionnelles dont il reste a comprendre le fonctionnement pour en tirer les effets : structures de mondes, pistes narratives, índices visuels, etc.

Philosophie virtuelle, done, c'est-a-dire modulaire. Matrix est un film qui, philosophiquement, n'est pas terminé. C'est d'abord, comme on l'a dit, un film d'action ; il demande a etre activement « philosophisé "· Mais pas n'importe comment. Pas en plaquant sur le film des " i~~erpréta­tions ,,, mais en l'envisageant comme une sorte de protocole définissant les conditions d'une expérimentation philosophique. Le kung-fu dans la Caverne de Platon, c'est une fat¡:on de parler, mais c'est bien de cela qu'il s'ag it. La Caverne, c'est ce que nous connaissons tous, et s'il faut se réjouir que certains spectateurs viennent a Platon par Matrix, l'illustration plus ou moins grossiere d'un theme platonicien n'a en elle-meme .strictement aucun intéret philosophique. Tout au plus y verra-t-on une ressource didactique. lntroduisons en revanche un peu de mouvement et de bruit, des entrées et des sorties précipitées, transformons la Caverne en dojo ou en scene de bataille, supposons que le dispositif d'illusion qui commande le ballet de~ ombres vaines soit déréglé ou infiltré par d'ingénieux hackers, comme peut l'etre la simulation d'un monde virtuel : ·:oila de quoi occuper un philosophe. Car il faut en faire quelque chose : penser sous contrainte de la fable, en fonction des conditions nouvelles qu'elle institue de fat¡:on plus ou moins innocente, plus ou moins arbitraire. La fiction est

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Motrix, machine philosophique

dense et contraignante, on ne s'en tirera pas avec C]U elques effets de manche ou des concepts hyperboliqu es, " aussi gros que des dents creuses » , disait Deleuze, et done inopérants. L'hyper-simulation ou la virtualisation du réel ne seront ici d'aucun secours. 11 va fa lloir se forg er ses outils, trouver des concepts adéquats et viables, u éer enfin des llots de consi~tance. dans une masse complexe d'hypotheses et de fils narratifs (vo1r a ce su¡et « Trois figures de la simulation ,, ) .

Or le film justement ne fait pas explicitement ce travail conceptuel et par certains cotés il nous en dissuade méme activement en incitant a y retrouver des idées toutes faites. Le rapport que la philosophie tend a nouer avec la fiction cinématog raphique est dans ce cas le moins philosophique qui soit : tantot le philosophe exerce son jugement en 1dent1f1ant ~a~s certains aspects du film l'illustration littérale ou symbo­J¡que de thec:ne~ ou de theses bien connues (on dira alors qu'il propase une « 1nterpretat1on ,,, bien qu'il s'agisse souvent de prendre prétexte d'un ob¡et popula1re pour donner des questions qui l'occupent une version moins austere qu'a l'ord inaire), tantot il se contente d' un relevé pur et s1mple des l1 eux communs, en laissant entendre que le film ,, ferait ,, de la philos~phie pour son compte en exposant des contenus philosophiques d: ple1n dro1t, d1rectement par la voix de certains personnages (énoncés refl exlfS et dig reSSIOns de Morpheus ou de I'Oracle), ou indirectement a travers son argurr. ent narratif meme (la ,, réalité ,, n'est qu 'un reve). Cela revlent rlanstous les casa instrumentaliser le fi lm en lui fa isa nt jouer le role de fa1re-va lo1r pour une phi:osophie déterminée, ou de simple matériau de construct10 n pour une philosophie nouvelle, mais nécessairement arbitraire por rapport au fonctionnement du film .

Philosophíe et science-fiction

On ~ faisait allus_ion plus ~aut : si l'intéret que la philosophie peut trouver a Motnx est a certams egards exemplaire du genre de traitement qu'autorise une ~uvre de science-fiction, le film ne releve peut-etre pas en propr~- de cette catégorie [6] . Cet énoncé peut sembler paradoxal ou s1ngu l1 erement dogmatique. Mais c'est qu'on se figure la science-fiction corr:n;e un ge~re littéraire ou c in ~matographique implicitement défini par les elements d un 1mag1n ;:: ~e : scenes du futur, merveilles technologiques, explorat1on de n;ondes inconnus, rencontres du troi sieme type, etc. Son vo1s1nage prob1emat1qu e avec le spoce opera, l'hero ic fontosy ou plus

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-·~· ==="':""iW==i .. -, =-'= · .

lntroduction

généralement le fantast ique montre bien qu 'on ne saurait se contenter d'une définiti on auss i empirique. 11 est d'ailleurs tout aussi réducteur de faire de la science-fiction une vJriété de la littérature d'anticipation (extrapolatio n plausible, c'est-a-dire rationnell e, d'événements futurs a partir de l'éta t présent du monde et de la science). Aucune accumulation de schémas Jramatiques, de figures, d 'actes ou d'objets, ne permettra d'élucider la puissonce propre de la science-fiction, qui la distingue de tout autre forme de littérature << pensante '' · On pourrait dire, pour faire bref, qu'il est essen tiel a la science-fiction de produire des fictions de monde qui soient moins des mondes fictifs que des conjectures. L'effet propre des conjectures est de remettre en jeu des visions du monde, en testant la consistance des univers qu'elles produisent : non pas simplement des construction s << imaginaires ,,, aussi profondes soient-elles, mais -des procédures de variation destinées a révéler les présupposés latents de nos propres schémas de pensée, a mettre a l'épreuve la fermeté ou la cohérence de certaines doctrines, la nécessité ou la contingence de leurs catégories ou de leurs principes, pour autant qu'ils prétendent configurer un monde en général (cf. << Dialectiques de la fable >>). Philip K. Dick disait en ce sens que le vrai héros d'un roman de science-fiction n'est jamais un personnage, mais une idée nouvelle dont on étudie les développements logiques et narratifs, en la faisant prendre corps en un lieu et en un temps donnés, dans le cad re d'une soc iété et d 'un monde possibles.

Ainsi s'éclai re le rapport particulier qu'entretient la science-fiction au savoir scientifique d'un coté, a la philosophie de l'autre. Comme !'explique Cuy Lardreau, la science-fiction dans sa vocation proprement spéculative << ne mobilise pas une philosophie, elle a pour son ambition, parfois avouée, en tout cas la plus profonde, de se substituer a lo philosophíe. ,, [7] En construisant des mondes ou en en défaisant d'autres, elle reflete dans l'ordre de l'imaginaire et de la fiction la question insistan!e de la philo­sophie elle-meme : celle de la consistance de la réalité, ou rlP l'expérience que nous pouvons en faire. Au revers de ses fictions et de ses symboles, elle fait pressentir la tension de la pensée vers un Autre absolu du monde (quel que soit le nom qui le désigne: Un, Réel, etc.), qui résiste au savoir et projette du meme coup sur !'ensemble de notre << réalité ,, une atmosphere d'étrangeté qui n'est pas sans rappc~ ~ avec l'affect fonda­mental de la ph ilosophie, l'étonnement. Ainsi la science-fiction présente I'Autre (ou son idée) sous la forme tangible d ',, autres mondes ,,, ou de

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Matrix, rnac~ ine phi:osophique

mondes qui se détraquent -en quoi elle peut etre dite une << machine intuitive plut6t que conceptuelle )) (8]. Qu'elle tende a se substituer a la philosophie signifie en effet qu'elle ne saurait etre confondue avec une sous-catégorie de la philosophie, mais qu'elle participe par d'autres voies a la meme affaire. C'est pourquoi la philosophie n'a pas non plus a compléter la science-fiction en interprétant ou en explicitant le contenu philosophique latent qu'elle ne ferait que formuler maladroitement dans l'ordre de l'imagp ; elle peut en revanche intervenir au point ou la science­fiction, a force de mettre 1' Autre en images, risque de basculer tout en ti ere dans l'imaginaire : il lui revient alors de dégager, derriere les themes et l'enchaí'nement des actions, des procédures singulieres, afin de les prolon­ger dans son ordre. Qn dira dans ce cas que la philosophie entretient un rapport opératoire a la science-fiction.

La fable et le film

Matrix se prete-t-il a ce jeu? jusqu'a un certain point, sans doute. Mais ne lui en demandons pas trop. Certes, son scénario semble comporter tous les ingrédients nécessaires a une CEUVre de science-fiction. La fiction de monde qu ' ii propase est énoncée d'emblée, de fa~on presque d1dact1que, lorsque Morpheus dispense a Neo, projection vidéo a l'appui, un cours accé léré d'histoire du xx; : siecle: la « singularité ,, c'est-a-dire la naissance de !a véritable « intelligence artificielle ,, (que Ray Kurzweil annonce pour 2030 dcm5 ses travaux de prospective (9]), esta !'origine du désastre qui a entraí'né l'h:.::-nanité dans une guerre meurtriere, suivie d'un asservisser-r.ent partiellement consentí au regne des machines, avec la mise en place, sur :es n ,;!les de l'ancien monde, du dispositif d'hallucination ~ollective i! ppe lé « la Matrice >>. Réduits a l'état de larves ou de piles e! c::~ r~ques (! c'.'r xtivité cérébrale étant censée produire l'énergie dont les machines 0" 1 besoin), les hommes sont maintenus en vie psychiquement par un prograrnme de réalité virtuelle. Le monde simulé par la Matrice est semblable a ce lui de 1999 -a quelques détails pres, car une poignée d'irréductibles ont la capacité de se débrancher ou de se laisser débrancher pour découvri1 :'aveuglante vérité. Matri;; dérou: e: toutes les conséquences narratives de ce postulat qui n'est d'ailleurs pas sans précédents dans l'histo ire de la science-fiction. 11 s'agit ensuite de voir quels schémas d'action peuvent s'enchaí'ner il partir de la, et quel monde commun peut en résulter. Sur cette trame se greffent, comme on sait,

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lntroduction

toutes sortes de péripéties liées aux incertitudes d'une prophétie qui semble curieusement solidaire du systeme de la Matrice elle-meme. Des personnages ambigus, des espaces intermédiaires, tout un dédale de couloirs et de portes achevent de rendre problématique le partage simple de la réalité et de la simulation, au point d'éveiller, des le deuxieme épisode, le soup~on que la patrie des rebelles, ce « désert du réel » que certains préferent malgré tout au simulacre de monde orchestré par la Matrice, n'est lui-meme qu'un leurre de plus, une sorte de défoul0ir virtuel remplissant une fonction de rééquilibrage global de la simulation. 11 est vrai qu'on ne voit pas bien, dans ce cas, ce qui justifie qu'on réinstalle périodiquement le programme de simulation de la M a trice : 1' Architecte pourrait en effet se contenter de modifier le programme simulant la réalité des rebelles, de sorte qu'il n'y aurait meme pas a détruire effectivement Zion. Mais peu importe. L'essentiel est que Matrix se présente d'emblée comme une fiction cosmologique : ce qui est en jeu, au-dela de la prise de conscience de l'inconsistance des apparences, c'est en effet la possibilité meme de faire"monde.

Cependant, en dépit de l'efficacité narrative de toute cette construction, les puristes n'y ont généralement pas trouvé leur compte. Les partisans de la « specu!ative-fiction », en particulier, s'avouent dé~us du traitement superficie! réservé aux questions de l'intelligence artificielle ou du virtuel, tout comme les métaphysiciens qui s'attendaient a y trouver une réflexion en images sur l' inconsistance du monde, ou l'insistance en lui de ce qui se soustrait par príncipe a toute représentation (voir « Trois figures de la simulation »). On n'a pas manqué de relever le caractere improbable des raisons alléguées par Morpheus pour expliquer la création de la Matrice. S'il ne s'agissait que de recueillir l'énergie dégagée par l'activité cérébrale de « cerveaux en cuve >>, le dispositif con~u par les machines serait lui-meme beaucoup trop coüteux en énergie pour etre d'une quelconque utilité. Le monde virtuel créé pour tenir en éveil !'esprit des hommes remplit peut-etre une fonction plus secrete. Les machines se servent-elles des cerveaux humains pour faire tourner un gigantesque ordinateur organique, tirant partie du «para/le/ processing » des réseaux neuronaux pour résoudre certaines taches particulierement complexes réclamant des procédures intuitives? S'agit-il plut6t d'une ,¡,,u lation expérimentale visant a associer la conscience humaine (et la liberté) a la puissance computationnelle de machines pensantes, et qui explorerait a

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Matrix, machine philosophique

cette fin, comme dans Dark City, l'essence unique de l'ame humaine? La présence au sein de la Matrice, a coté des prog rammes conscienb ou sentants (« sentient programs »), de « programmes intuitifs » chargés de modéliser l'esprit et le comportement humains, semble confirmer cette hypothese. Mais toutes ces questions demeurent a l'arriere-plan de Matrix. La vérité est que, pour une fois, le film est plus intéressant par ce qu'il montre que par ce qu'il ne montre pas.

\ Et que montre-t-il ? Précisément, le développement d'une ac tion dans ~e_::_adre d'un mor.de stratifié en niveaux de réalité et de simulatior) ,

01St1ncts, avec des possibilités multiples de passages et de transformations . 1

Ce qui compte alors est moins le vacillement des apparences et son · retentissement subjectif, moins le vertige suscité dans une conscience par la multiplicdtion des mondes ou le déreglement de l'expérience -- themes magistralement exploités par toute l'ceuvre de Dick, et repris par des films comme Total Reca/1, Fight Club, Vanilla Sky, Dark City ou eXistenZ -, que l'exposition frontale de la machi:icrie du simulacre qui est au cceur de cette proposition de monde, et la mise en scene d'une action qui reflete a traver~ des índices extérieurs une transformation de nature spirituelle :

, d'un coté, la topographie du virtuel, de l'autre la sagesse du corps. C'est la L~~e- réside la spécificité de Matrix a u sein du genre science-fiction.

Si l'on excepte une scene du premier épisode ou Neo contemple mélancoliq uement son ancien quartier depuis la fen etre d'une voi ture, nous ne saurons rien de la difficulté éprouvée par le héros a s'ajuster a la situar:on définie par les contraintes fictionnelles du scénario. Peu importe qu ' il laisse derriere lui, dans le monde simulé, une famille, un frere ou une perite amie. Son personnage se confond désormais avec sa fonction dans la machi ne du film : une fonction qui cherche a se connaltre, justement, et dont il va falloir suivre jusqu 'au bout les implications dans !'aventure ou elle s'engage [1 0]. C'est le probleme du " purpose " · Or l'action a laquelle Neo participe n'est pas séparable de toute une distribution spatiale. 11

s'agit done de mettre la Matrice a plat, de dresser la carte des territoires ; de la simulation, en rendant sensibles, pour commencer, différents ' niveaux de représentation (phénoménologique avec le monde simulé,

symbolique ou opératoire avec le code qui constitue le soubassement informatique de la Matrice), mais aussi les points d'articulation ou de pa ssage, les interféiLe' et les mondes inter,-,·,édiaires, avec leurs différents degrés de liberté . Dans Matrix Relo aded, l' agent Smith parvient a

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lnt~oducti:m

télécharger une partie de son << esprit » dans le corps d'un rebelle du monde réel, tand is que Neo gagne le pouvoir étrange de stopper les machines ; dans le jeu Enter the Matrix, I'Oracle explique a Neo qu ' il est coincé entre la Matrice et la réalité, ce qui peut laisser croire qu'il est en passe de devenir lui-meme une sorte de mort-vivant dont l'esprit aurait été téléchargé dans la Matrice, un << programme exilé, d'un nouveau genre. 11 s' agit ensuite de fa_ire des scenes de combat (et de la technologie numérique mise a prnfit par la << cinématographie virtuelle >>) la pierre de touche de la représentation d'une sagesse pratique. lci le film réalise ce qu'aucune description littéraire ne saurait égaler. 11 trouve la formule visuelle qui convient a un roman d'apprentissage qui est aussi, a sa maniere, une ,, phénomé_nologie de l'esprit ». Tous ces aspects mis en scene par le film concourent a taire du monde construit par la fable un paradigme, un disposit:f expérimental susceptible de mettre a l'épreuve certaines intuitions touchant notre réalité, une f_? is _ a9._~i ~ .9..1::e le vi!_!:_l:l~ f.ll?. peut etre réellement distinct du réel. ----- ---·-- -

Resserrer les problemes A ceux qui soup\=onnent cette lecture philosophique de Matrix de faire

dire plus au film qu'il ne dit effectivement, et done de l'instrumentaliser d'une autre maniere en lui conférant u11e dignité qu 'il n'a pas, il n'y a pas de meilleure réponse a donner que celle-ci: l'opération de branchement doit etre éva luée a ce qu'elle produit, aux problemes qu'elle permet de poser a neuf, en donnant aux ::hoses une nouvelle découpe. L'intéret de la démarch e adoptée par les textes qui suivent es t qu'elle permet de resserrer des probleml:'s philosophiques trap larges, trap généraux, en les reconstruisant sur un terrain ou ils peuvent etre résolus en pratique, c'est­a-dir.:: __ ; ::J ction, d~~ s le cadre d'une narration possible.

Ainsi, Matri;.. ;·eforrnule une hypothese sceptique radicale : le réel n'est­.il qu'une gigantesque simulation 7 C'est l'occasion, bien évidemment, de rappeler la maniere dont la tradition philosophique a classiquement abordé cette question, et de montrer comment el le a jusqu'a un certain point infc;mé le film lui-meme, tout l:'n le réfutant d'avance. Mai~ un peut aussi s'i ntéresser aux dispositifs concrets par lesquels Matrix construit son hypothese d'une simulation totale, et remarquer, par exemple, qu'elle suppose non pas une matrice solipsiste, sur laquelle chacun serait branché individ uel lement, mais une matrice collective et interactive. Ce qui

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Matrix, r1achine philosophique

suggere déja un exercice : déplacer les problemes sceptiques du terrain épistémolog ique ou métaphysique ou ils sont d'habitude formu lés, vers le terrain mora l et m eme politique ou il s trouvent une nouvelle nécessité. Alors le prob leme n'est plus que le monde simulé soit « irréel » , mais que la séparation de fait entre ceux qui restent branchés sur la Matrice et ceux qui se sont débranchés introduit une faille au sein de l'humani té quant a la possibilité d'une définition du réel commun que présuppose l'action collective (voir << Sommes-nous dans la Matrice? , ). De m eme, il est el a ir que la Matrice marche a la liberté humaine : l'idée meme de simulation reste une marotte de métaphysicien tant qu 'elle n'est pas liée a l'idée d'un dispositif interact if. On verra comment les notions de réel et de virtuel s'en trouvent du meme coup réarticulées (voir << Liberté virtuelle » , en contre­point a 1' << Éloge de la contingence >>). Ou encare : on aura peut-etre remarqué que les personnages du film utili sent des téléphones fixes pour entrer et sortir de la Matrice. Cette distinction permet de poser en termes concrets la question de la représentation de l'espace dans le cas d'un univers vir tuel (voir pa r exemple l'entrée << Téléphones ,, du g lossaire).

M ais il ne suffit pas qu'une construction ou une expéri ence de pensée so it possible pour qu'e lle soit légitime, ou simplement intéressante. Reste done la question de la consistance et de la pertinence philosophique de ces anaiyses . Le m oins qu 'on puisse di re est qu'elles conduisen t leurs auteurs dans des directions inattendues.

L'ini ti at ion de Neo par l'apprentissage des arts martiaux met ainsi en scene toute une ascese dont le but, quand on y réfléchit, n'est pas de se déli vrer de !'illusion des sens et de la matiere, mais au contraire de faire u5age df' la <<grande raison " du corps, comme disait Nietzsche(<< La Voie du guerrit:r >>) . Le film ne se contente pas d'opposer une bonne réalité et une mauvaise apparence, mais définit quelque chose comme un bon usage des appa rences. 11 suggere du m eme coup un étagement d e << degrés de connaissance , qui ne conduit pas nécessa irement vers Zion (la << réalité » supposée extéri eure au dispos itif de l'il lusion), mais vers une maltri se toujours plus intense de soi dans la Matrice (« La M atrice ou la Caverne? ,,, << L~ Tao de la M atrice >>). D'autres conclusions s'imposent au terme de ces exerci ces de philosophie-fiction. On découvre pa1 exemple que les problernes posés par la prolifération des machines dans le monde co ntempora in est moins de savoi r qui a le controle que de construire, a meme le monde technique, un concept et une pratique du sujet politique

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ln troduction

qui ne doive ri en a l'ancien ne conception de la machine qu i oriente encare en secret toute notre idée de la politique (<< Mécanopolis >>). Que le prob leme de la simulation et de la réa lité virtuelle gagne a etre re po~é a partir d'une expérience du temps ou d'une perception tirée dans les plis de la réa lité, tell e que la figure le procédé du « Bullet-Time ,,, plutot que du rapport entre !'original et la copie, la chose et la représenta tion. Que Matrix enfin, en saturant son propre discours de références hétérocl ites, ne se contente pas de donner rai son a tou t le monde (le concept de syncrétisme n'a jamais ríen expliqué, cf. « Les dieux sont dans la Matri ce »), mais construit un étrangc langage commun qui s'apparente précisément au mythe, et qui permet d 'aborder certains problemes spéculatifs a partir d'éléments non philosophiques, en les rendant pour ainsi dire immédiatement traduisibles dan s des codes cu lturels hétérogenes (« Matrix, m achine mythologique >> ). C'est d'aill eurs ce fonctionnement mythologique de la machine Matrix qui rend compte de ce livre meme, et de la circulation qu'i l organise entre ses différents niveaux.

Mode d'emploí de ce lívre 11 sera bien entendu question ici de philosophie- y compris de la plus

class ique: Platon, Descartes, Spinoza, Kant, a coté de Tchouang-tseu et de Bergson, de Putnam et de Baudrillard, de Deleuze et de Simondon. ~.1ais tout autant, il sera question du film, c'est-a-di re de son intrigue et de ses personnages, de ses symboles et de ses lieux. Ceux qui ne l'ont pas vu comprendront de quoi il s'agit en lisant d'abord le texte in titulé « La Matrice ou la Caverne? ,,, et l'entrée du glossaire consacrée a la question des ,, croyances '' · Quant aux fans, ils pourront se reporter directement au g lossaire pour y retrouver leurs fétiches, et peut-etre de nouvea ux sujets de spécu lation . Mais il s doivent savoir que l'essentiel de ces textes ont été réd igés dans le mom ent de suspense narratif qui sépa re le deu>-ieme ép isode du troisierne -suspense narratif qui est aussi bien un suspense spéculatif, puisqu'il encourage naturellement la prolifération de toutes sortes d'hypotheses et d'échafaudages théoriques.

Ce livre n'aurait pas été possible sans l' heureuse initiative de )ean-Pierre Za rader. Qu' Ala in ~ adiou so ir égdiement rem erc.ié pour le texte qu'ii a bien voulu nous confier. Son analyse est exemplaire de l'approche axioma­tique qu'autorise aussi le dispos itif du film : poser l'axiome qu'il y a du réel

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Matrix, machine philosophique

et s'y tenir, au risque de la fable elle-meme et de ses rebondissements dans les épisodes su ivants (<< Dialectiques de la fable »).

Un systeme de rer>vois simple permet d'organiser le résea u de ces modules d'expéri ence philosophique. La fleche(-+) signale dans tous les cas un renvoi a un autre texte. Les titres des textes qui constituent le corps du livre sont indiqués en ita liques (comme dans " -+La puissance de l 'amour »); les entrées du glossaire placé en fin d'ouvrage sont précédées d'une bulle (comme dans " -+•Perséphone >>).

Elie DURING

[1] Cité par Christopher Probst, « Welcome to the Machine ,,, American Cinematographer, vol. 80, n° 4, avril 1999.

[2] Cité par Richard Corliss, « Popular Metaphysics >>, Time, vol. 15 3, no 1 5, avril 1999.

[3] Bruce Sterling, « Every other movie is the blue pill ,,, in Karen Haber (éd.), Exploring The Matrix: Visions of the Cyber Present, New York, St. Martin 's Press, 2003.

[4] Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, Champs-Fiammarion, 1996.

[5] Deborah Knight et George McKnight, « Real Genre and Virtual Philosophy ,, in William !rwin (éd)., The Matrix and Philosopí1y: Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002.

[6] joe Halde man, « The Matrix as Sci-Fi >>,in Karen Haber (éd.), 0{'. cit.

[7] Guy Lardreau, Fictions philosophiques et science-fiction, Ac~es Sud, 1988.

[8] Fran¡;:ois Laruelle, « Alien-sans-aliénation : programme pour une philo-fiction ,,, in Gilbert Hottois (éd.), Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000.

[91 Ray Kurzweil. The Age of Soiritual Machines, New York, Viking, 1999.

[1 O] Isabel le Stengers, « Science-fiction et expérimentation ,,, in Gilbert Hottnis (éd.), op. cit.

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LA VOIE DU GUERRIER

,," seraph : You do not truly know someone until you fight them. ,

Au commencement était l'action.

Que ce grand príncipe apparaisse peu dans l'abondante littérature philosophique suscitée par Mutrix n'est pas nécessairement pour surprendre. Lecteurs de Nietzsche, " nous autres philosophes ,, avons appris depuis longtemps a traquer dans la pensée occidentale la longue histoire du mépris du corps et de la guerre. Fermer les yeux, boucher les oreilles, oublier les combats, et d'abord ceux que meneOnt nos entr&illes et nos sens, n'est-ce pas la premiere condition de cette « conscience ,, que le philosophe vénere ? Tout ce que le film peut receler de « philosophie ,, risque ainsi de se réduire a quelques trop célebres problemes ((. méta­physiques ,,, ou la question de la " vérité ,, est immédiatement comprise comme concernant la connaissance et elle seule. L'éveil de la conscience, c'est alors de connaltre la vérité comme réalité. Qu'il y ait une vérité de l'action, du corps, du combat, voila qu i ne saurait etre sérieusement envisagé.

A quoi Morpheus, pourvoyeur de reve, répond : « Neo, sooner or later

you're going to realize justas 1 did ... there's a difference between knowing the

path and walking the path. ,,

Car la vé rité du chemin, ce n'est pas de le connaltre, c'est de le parcourir.

N'en déplaisent done a quelques métaphysiciens buveurs de sang et '~ contempteurs de corps ,,, Matrix est avant tout un film d'action. C'est également un film d'arts martiaux. Mais cette évidence, qui a réjoui tant de spectateurs, est pe:.: apparue au regard critique. Or que cet oubli procede du mépris (pour le film d'action et la jouissance honteuse c¡i./on en retire) ou du simple désintéret (les scenes de combats et d'action, trop souvent décoratives, ne sont-elles pas aujourd'hui une marque de fabrique, parmi d'autres, du cinéma hollywoodien ?), il n'en faisait pas

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moins manquer un aspect essent iel du film. La scene final e du premier épisode ne laissait aucun mystere sur ce point : c'est dans l'action, et meme plus précisément dans le combat, qu'a lieu « l'éveil » de Neo - de

meme que c'est dans le combat qu'il a été initié par Morpheus a l'usage de la Matrice.

Le rapprochement, souvent proposé, de Matrix avec le bouddhisme zen (ou chan) trouve d'ailleurs ici une limite. Meme si la pensée des arts martiaux dans son éclectisrne y a souvent puisé et qu'il est peu de films de kung-fu qui ne sacrifient a ce folklore, il n'en reste pas moins difficile de trouver dans le bouddhisme quelque chose qui s'accorde avec l'idée du combat a mort. 11 ne faut pas négliger, en effet, cette spécificiré évidente de la « voie du guerrier » que sa vie doit y etre en jeu - ce qui suppose que la vie et la mort, loin d'etre des illusions, soient précisément ce qui

compte le plus. Comm e le rappelle tres justement Kenji Tokitsu a propos de son art : << Si le bu t. est de se vaincre soi-meme, mieux vaut pratiquer la méditation zen ! On ne peut assimiler la recherche du karaté a une démarche religieuse, car il s'agit de combattre, il s'agit de la vie et de la

mort. Dans !e zen, ce probleme est dépassé, car vie et mort ne sont pas séparées comme tell es, mais il y a une continuité de l'une a l'autre, et la mort du corps ne signifi c pas la véritable mort ». Cest un élément essentiel de Matrix, sur lequel il faudra revenir, que la mo:t y compris dans

la Matrice n'y soit jamais une illusion. La geste que retrace le film ne se joue pas dans le patient travail de la méditation ou dans la réflexion minutieuse d 'une dérnarche analytique, elle suit, comme nombre de contes anciens, la voie du guerrier.

Mobilité/ immobilité

Le commencement de l'action est le rnouvement et avec lui un certain rapport a la vitesse et a la force. Dans la tradition occidentale, ces notions se sont lentement déplacées de la puissance naturelle des corps vivants a l'enregistrement et a la mesure d'effets matériels. La vitesse n'est plus immédiatement de l'o rdre du v~LU, sinon dans quelques pratiques COrporell eS CO difiées et SéparéeS OU rP ~ t P de notre existen CP ( rlanses, m1mes, sports, rituels, etc.). A l' image de ces compteurs qui oscillent sur le

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La Voie du guerrier

cadran de nos automo bile~ ou de ces tabieaux horaires qui reglent nos

déplacements urbains, elle est d'abord de l'ordre de !'observable. Notre temps, pour le dire plus clairement, est celui des machines . 11 n'y a d'ailleurs pas d'exemple plus immédiat de la maniere dont les machines,

d'abord créées pour nous servir, finissent par nous asservir. Si nous ¡' expérimentons évidemment chaque jour la vitesse de nos corps (et moins , . quotidiennement le plaisir de leur lenteur), c'est de plus en plus a léA '

. ¡ maniere d'une extériorité, qui nous porte sans que nous ayons pnse sur ¡ elle : un << rythme de vie », dit-on. Reconquérir le temps et les rythmes du \ corps est certainement un des défis que la société post-industrielle doit relever, si elle veut survivre, et c'est aussi de cela que parle Matrix.

Que le film propose une nouvelle image de la vitesse est évident. Une des réussites du projet est meme certainement dans la réalisation de cette

image ou fond et forme parviennent a s'accorder. C'est pourquoi, d'ailleurs, on ne se débarrassera pas aisément du recours aux scenes de combat, qui ne relevent pas seulement ici d'un biais esthétisant. Que doit apprendre Neo pour accéder a son etre véritable comme The One ') Que le monde dans lequel il croyait vivre est illusion ? Certes, mais cela est vite réglé (et cela ne le distinguera pas comme unique dans le peuple de Zion). Reste l'essentiel : il d.::,it apprendre qui il est, ce qu'il doit faire, et il va le comprendre précisément dans le combat. Une trouvaille particuliere­ment intéressante est alors de luí donner instantanément la maltrise de toutes les techniques. Ainsi est avancée une idée fondamentale de tous les

arts martiaux, sur laquelle il faudra revenir : que la technique, con<;ue comme enchalnement mécanique des gestes, n'est ríen 1 . Elle n'est ríen,

. 1. << Nous somme~ concernés par l'habileté intérieure et non par la ~o~me

extérieure >> (Wu Ch'en-ch'ing); << Vouloir uniquement gagner est une maladie. Chercher uniquement la technique par accumulation des entralnements est aussi une maladie >> (Yagyu Munenori) ; << l'apprentissage du budo commence avec la techn ique corporelle, mais celle-ci n'en constitue qu 'une petite f.Milie, l'essentiel étant que notre subjectivité existe a chaque instant et dans chacun rlP nos gestes >>

(Kenj1 -;-v~itsu). lci, cu11 ,me fJar id , u;~ ;:, je cite volontairement cóte a có te maltres contemporains et anciens, japonais aussi bien que chin ois, afin d'indiquer des traits qui sont com~ . .J n>. ]e ne commente pas des textes, qui sont souvent faits pour etre lus a différents niveaux en fonction de la pratique de chacun.

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Matrix, machin'= philosophic¡ue

pourrait-o n ajouter, paree qu'elle nous fait agir co mme des mac hines. Mais il Y a plus, car Neo a également d'emblée la vitesse ( « Mouse .· ] e sus

Christ, he 's fas t. Take a look at his neural-kinetics, they're way abo ve

normal . »). Que lui faut-il done apprendre de plus 7 Non pas le mouvement lui-meme, ni meme la vitesse d'exécution, mais un certain rapport au mouvement et a la vitesse . Un rapport qui ne serait pas d'extériorité, machiniq11P. Or cette forme de conscience est précisément une des fins que vise celui qui prétend a la maltrise des arts martiaux. 11 ne faut done pas s'étonner que les combats jouent un role central dans cette initiation. Voici, d'apres un maltre ancien de boxe chinoise, le chemin qu'il faut parcourir :

<< Nous devons d'abord comprendre le sens de ces mots : conscience du mouvement. Apres avoir s3isi ce qu'est la conscience du mouvement, nous pouvons commencer a interpréter l'énergie, et f1nalement, de l' interprétation de l'énergie procéde l' illumination spirituelle. Quoi qu'il en soit, au début de la pratique, nous devons obtenir une compréhension de la conscience du mouvement. Celle­ci, bien qu 'elle fasse partie de nos capacités naturelles, est trés difficile a saisir » (Les quarante chapitres de la Famille Yang).

}e reviendrai par la suite sur les étapes qui permettent d'accéder a ce type de conscience, mais il faut tout de su ite noter la singul iere coúKiderlCe entre ces trois moments et les trois grandes scenes de combat du film : ac~uisit i on du mouvemf'nt conscient (Dojo); interprétation de l'énerg1e d e l'adversa ire (scene du combat avec les agents sur le toit); éveil ou mte rprétation de l'énergie de toutes choses (scene de combat finale o11P' !'agent Smith). Mais il faut surtout indiquer d' emblée le premier terme de cet apprentissage : le point extreme de la vitesse que Neo doit atte indre, c'est Id ¡.Jarfaite lenteur. Ce paradoxe apparent, que réalise concretement ia nouvelle image de la vitesse proposée ici (par le bien nommé cinéma), va seul permettre de délivrer les rée lles potentialités du corps (et do ne de !'esprit). Ainsi est ovancée la caractéristique pri;·,.: ipale de ce que les maltres appellent le travail intérieur, sans lequel la technique n'est ri en : chercher dans le mouvement la plus grande lenteur, dans la mobilité le centre d'immobilité, et réciproquement. Cette opposition entre travail interne et externe est d'ailleurs plus importante que cell e qui

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La Voie du guerrie;

séparerait différentes techniques. De fait, Neo n'apprend pas seulement le Kung-Fu , mais toutes sortes de techniques de combat, y compris occidentales (Sav~te, }u jitsu, Ken Po, Drunken Boxing ... précisait le scénario). Parallelement, on peut rappeler que de tres grands sportifs, danseurs, musiciens, etc., de la tradition occidentale parviennent parfois a un « savoir , de leur corps comparable a ce qui a été codifié plus explicitement dans le cadre des arts orientaux. Cela est tres clairement indiqué par le dessin animé de la série Animatrix ou nous voyons un coureur parvenir a sortir de la Matrice en poussant son corps a sa plus extreme limite (Record du monde).

Á ce stade, mouvement du corps (extérieur) et conquete de l'intériorité _ sont censés s'accorder pleinement dans la «_cons~iencg_d.Lu.no_u'iement » .

La co·lncfdence du mouvement et du non-mouvement apparalt alors comme une condition essentielle non seulement au vrai combat ou << le calme dirige le mouvement >>, mais a la pensée qui se trouve menée vers sa réalisation la plus parfaite. Car l'immobilité dans la mobilité tord !'esprit ?elon un pli que sa logique refuse. Elle libere des pouvoirs naturels, mais

_ enfouis, qui permettent d'accéder a la vraie méditation selon la voie propre du combat: « Quand on a pratiqué la méditation jusqu'a un certain niveau, rappel le uo. autre maltre (Chen Kong), il faut alors recher­cher en so i-meme la mobilité au se in de l'immobi lité. 11 ne s'agit pas de rester toujours immobile sans mobilité. L'idée est ici a11alogue a celle de la recherche de l'immobilité dans la mobilité du Tai Chi Chuan >> . Dans le Budo, une idée similaire est signifiée par l'image de l'eau, immobile en surface, mais mobile en prcfondeu r, ou de l'oiseau qui s'y pose : « L'oisea u d'eau paralt tranquille alors qu'il bouge sans arret sur ses pattes . 11 f<::CJt

. s'entralner a garder !'esprit vigilant, etre comme l'oiseau d'eau qui, tres ca lme en apparence, remue sans arret ses pattes. Alors seu lement, on arrive a une intégration des mouvements extérieurs et de l'état d'esprit >> .

Parallelement, il faut savoir garder !'esprit immobile tandis que le corps est en mouvement: « Lc;squ'on fait suffisamment d'entralnement dans tous . les domaines, on arrive a bouger les mains, les pieds, le corps sans bo11~Pr -· i ', ' son esprit et sans meme penser a l'entralnement, on arrive a intégrer le résultat tout a fait librement >> (Yagyu Munenori).

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M atrix, m achi ne philo~oph iq u e

Une des fo rces d e Matrlx es t ce rtainem ent de parvenir a signifier cette

quete filmiquement. Tand is que M orph eus se charg e de l'exprimer a un

nlveau expli cite. la suite des scenes de combat illustre la modificat ion

progressive du rapport a la vitesse. Du Do jo á l'entrée de l'immeuble ou

est interrogé Morpheus, on passe ainsi de l 'accéléré (quasi comique) au

ralenti esthétisant- deux grands classiques du cinéma de Hong Kong -

avant que n'apparaisse la nouvelle imane d e la vitesse sur le toit ou Neo

doit affronter les agents (l e fameux • «- Bullet-Time , :_. Trois figures de la

simulation ). Comme a cha q ue étap e, l ' in terprétation est formul ée

immédiatement de maniere explicite (« Trinity: You moved /ike they do.

/'ve never seen c :¡yone mo>·e that fast , ) . Le ralenti poussé a sa limite, o u

l'action évolue désormais du point de vue du mobile, est présenté comme

la plus extreme vitesse, celle des choses elles-memes a l'intérieur de la

Matrice. Elle est le premier moment de id " vision , qu'acquiert Neo . Sa

réaction est également intéressante : tout d'ab ord, il n'a aucune

consci ence d 'avoir agi de maniere différente (<< Trinity: How did you do

that 7 1 N eo : Do what 7 ») ; ensuite, il ne juge que d'apres l'efficaci té :

'' Wasn 't fast enough ». La premiere réponse indique que le « mouvement

con sc1en t " es t, selon un paradoxe sur lequel il faudra revenir, un

mouvement sa ns conscience. La seconde ouvre la possibilité d'aller plus

v1te enco1·c. de pénétrer plus profondément la vitesse et le temps, ce que

conflrmera la scene de combat finale . Neo parviendra alors au terme de la

voie du guerri er qui, nous d isait le maltre, de la conscience du mouvement

parvi:n ~ P O n seulement a l' interprétation de l'énergie (de J'adversaire),

mals a li11 ummat1on s p~ntu e lle. Cet éveil, qui co"lncide avec l'acquisition de

l'immobilité d_ans la mobi!ité, ne sera alors rien d'autre que la perception

de la mobillte de toutes choses dans l'immobilité :· Neo voit défiler les

sign:s q_ui régi ssent la stabilité du réel. 11 voit le réel comme processus et

adhere a ce d evenir, selon l'idéal avoué du sage tao"1.ste . Son calme est

apparent. 11 parvient alors au terme ultime de l'action : la non-action. Les

:ho:es se passent désormais malgré lui. Le sage, dit le Lao-tseu, ,, apprend

a de_sa pp r_e ndre, 1 Reven<'lnt sur le chemin que la fou! e riPsapprouve; 1 Et adheran t a la spontanéité d es etres, 1 11 ne fait rien "·

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La Voie du guerrier

L 'esprit et le corps

Revenons maintenant sur les étapes qui conduisen t a cet éveil. Ell es

sont tres clairement exposées. La premiere est formulée par Morpheus lors

de l'initiation au combat : << What are you waiting for 7 You 're faster than

this. Don't think you are, know you are .. . Come on. Stop trying to hit me and

hit me ». Cette idée qu'il faut ·cesser de vouloir agir pour agir, o u << non­

agir >> , a toujours été particulierement difficile a comprendre pour la

pensée occidentale, obsédée par le primat de la conscience. Neo ne va

d'ailleurs pas la saisir immédiatement. Autant elle s'accorde, en effet, a l' idée (meme fausse) que nous nc;>us faisons de la méditation, autant elle

semble incompatible avec celle du combat et de la guerre, ou l'action

semble év'idemment procéder du vouloir.

Que veut dire « ne pas vouloir , frapper ? La tentation est toujours

grande de tourner la difficulté en y pointant un paradoxe facile : vouloir

ne pas vouloir, n'est-ce pas encore vou loir? Sur quoi, tout rationaliste qui

se respecte mettra immédiatement fin a une discussion qui ne peut, a ses

yeux, mener a rien. La grille logique, a travers laquelle nous percevons la

pratique, est devenue pour nous si évidente qu 'elle a m eme conduit a faire

de ce << sois spontané , le premier pas de la foli e (double bind) .

L'incompréhension ne saurait etre plus grande : ce qui est folie pour les

uns est pour les autres la plus profonde sag esse. Et Lao-tseu d'ironiser :

(( mes paroles sont tres faciles a co~ ¡xe ndre, tres facile a pratiquer »

-que je lis : tres faciles a comprendre paree que tres faciles a pratiquer.

Car le paradoxe de la pratique, dans sa simplicité et son évidence, pouvait

aussi servir de ·:o ;e pour érh_,quer !'esprit. Tandis que les uns célébraient le

triomphe de !'esprit er. f~isant de la résistance de l'action le premier pas de

1·a folie (ce qu'elle est, en un sens, puisqu'elle échappe a la raison), les

autres allaient, au contraire, prendre acte de l'impuissance d ' un esprit a

comprendre l'action pour demander au corps de tordre !' esprit.

La démonstration, ne pouvant venir de ia conscience, viendra done de

l'action . Car ia IJrande erreur était évidemment de transformer le << non

vouloir » en maxime impérative, c'est -a-dire de le concevoir comme une

forme d'auto-persuasion et done, encore, de volonté : Neo va le constater,

- 25 -

Page 15: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

M ctrix, ma chine ,J hiloso¡Jhiqu e

a ses dé pens. en s'écrasant au sol apres s'e tre élancé de l'immeuble . 11 ne suffit évidemme nt pas de penser que les choses ne sont pas ce qu'elles

sont pour avo ir prises sur elles (" Neo : 1 thought it wosn't real. 1 Morpheus :

Your mind makes it real " ). C'est sur nous-m emes que nous devons d'abord

avoi1 prise . Du meme coup, I'Éiu réal ise une ~ondition essentie ll e a son apprentissage, sans laquelle les combats ne seraient que décoration : le

danger réel dam lequel il se trouve (constatant qu 'i l saigne : " lf you're

killeu' in the Mat rix, you die here ? ¡ Morpheus : Your body cannot live

without the mind " ). Le paradoxe s'installe : a l'évidence, !'esprit ne peut

seul s'éduquer et c'est done le corps qui va prendre le relais; la force de Neo n'est pas de réfléchir a ce qui lui arrive et de parvenir a mieux

ana lyser ce qui se passe autour de lui : e ll e est de ne pos y penser -ce

do~t, témoignent d ' ~illeurs sa margue et sa placidité tout a u long du film (-+ Epu1sement). C est pourquo1, soit dit en passant, il est également

1mportant que I'_Oracle lui en leve jusqu 'a la croyance qu'il peut etre I'Éiu :.

il ne peut etre I'Eiu qu'a ne pas savoir (" 1 wish 1 knew what /'m supposed to do, dira-t-il encare dans le second ép isode. That's al/. 1 just wish 1 knew , ) .

Mais d 'un autre coté, Morpheus rappelle également le primat absolu de

l':sprit: no tre corps ne peut pas vivre sans !'esprit qu i le dirige - ce dont temo1gn e ap paremment le fait que le corps est réduit dans la Matrice a une simple image.

La raison du corps

Qui di rige done du corps ou de !'esprit? C'est ce que la seconde é tape, tou t a ussi explicite, se charge d'indiquer. 11 s'agit de la fameuse

scene ou Neo, arrivant chez I'Oracle, rencontre les autres prétendants et

discute avec le gar~on qui tord les cuilleres . La premiere réplique ne fait que redire le caractere illusoire du réel et l'inconsistance du vouloir

( « Spoon boy : Do not try to bend the spoon. That 's impossible. lnstead only

try to realize the truth . 1 Neo . What truth ? 1 Spoon boy : There is no

spoon " ). Mais une idée nouvelle est également avancée : « Neo : There is

nospoon ? / Spoon boy : Then you 'llsee that it is not the spoon that bends,

tl ;s only vourseif " · 11 ne sert a rien de « se convaincre , que la cuillere n'e xiste pas. D'ailleurs, elle existe bel et bien comme représentation

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!!""0"---~-----~ - ·---

La Voie du gue rri er

(« Your mind makes it rea l ») . Ce qu'il faut pa rvenir a comprendre, c'est

plutot que nous devons nous tordre nous-mem es. Mais qu'est-ce que cela

veut dire 7 Vo il a qui nous est donné comme énigme . On peut néanmoins

remarquer qu e deu x voi es se croisent ici pour mieux se séparer : car

contrairement a l'enfant a la cuillere, qui suit la voie de la méditation (il a

la tete rasée et l'habit des moines bouddhistes) et enseigne a tordre son

moi, Neo va parvenir a cette meme fin aux rythmes des combats, c'est-a­

dire, littéra lement, dans la torsion de son corps . 11 réalise ainsi, selon la

voie propre de l'art martial, ce meme idéal de spontanéité que vise le

maine bouddhiste dans l'union parfaite avec la nature comme image sans

forme en perpétuel de'Jenir (-+• Spoon boy).

La charge polérnique de l'appel au non-agir ne doit évidemment pas

etre nég!igée : on ne saurait plus clairement s'opposer a un modele de

société, ou le hé ro s est pur produit de sa vol u nté comme libre arbitre et

ou l'obje t d e sa quete est invariablement l'app ropriation . Mais il faut éga lement etre sensible a l' image, tout aussi provocante, de !'esprit et du

corps qui soutient ce retournement de valeurs et qui fait un des intérets

philosophiques de Matrix. Une lecture, rapide et intellectualiste, lai sse

d'abord pense r a une co ntradiction : !'esprit doit commandc~ au corps et

cela d'autant plus clairement que le corps est réduit a une image; le

trava il de !'es prit conduit (par le non vouloir et l'éve il au caractere illusoire

du réel) a la rnaltri se du corps ; mais il apparalt, par la meme, comme

ernbourbé dans la volonté de maltrise, dont il est censé se défaire. C'est

précisérnent le point ou le déni du role joué par l'action fait rnanquer l'essentiel et introduit des paradoxes que le mouvement du corps déjoue sans peine. Car si la cornpréhe¡-,sion par !'esprit est essentielle (« N'essaie

pas de tordre la cuillere . C'est irnpossible. Essaie plutot de cornprendre la vérité . »), e ll e avance de pair avec la cornpréhension du corps (« tu

comprendras qu e ce n' es t pas la cuille re qui se tord, rnais seulernent toi­

rnerne »). L'esprit conduit le corps qui conduit !'esprit. Or non seulernent,

ce << paradoxe , est parfaitement bien repéré par les maltres d'arts

rnartiaux, mais il est le principe meme de ~ ~ voie qu'ils ensci;::ent:

<< Si tu es inca pable d ' interpréter l'énergi e, comment peux-tu comprendre l'énerg ie qui vient de l'adversa ire et ainsi utiliser ta

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Page 16: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

Matrix, macl dne philosophiq ue

propre énergie pour la fai re pénétrer? Cette merveille doit étre comprise intuitivem ent et ne peut etre exprim ée par des mots. C'est seulement lorsqu'elle es t connue de J'espriL que le corps peut la connaltre; mais la connaltre par le corp s est supérieur a la connaltre par 1' esprit. Lorsqu' on devient éveill é a la sagesse de !'esprit et a la sagesse du corps, alo rs l'énergie se meut avec subtilité. Si elle est seulement connue par !'esprit, elle ne peut pas etre app li quée, mais lorsque le corps réalise cela, on peut interpréter l'énergie. ln terpréter l'énergie n'est assurément pas chose aisée » (Les quaranle chapitres de la Famille Yang) .

La force de Neo, par rapport aux autres prétendants, n'est pas dans la sagesse de /'esprit, mais dans la sagesse du corps. C'est pour cela qu'il pourra, unique, non seulement interpréter, mais appiiquer J'énergie.

Que peut un corps ?

11 faut insister sur le caractere parfaitement non paradoxal de cette sagesse, si incompréhensibl e a un dualisme qui veut toujours savoir d'abord qui dirige du corps ou de !'esprit. Car la tentation est grande de réduire ce type de pensée, qui pratique volontiers la contradiction (pour /'esprit), a q uP/que « chinoiserie ,, certes exotique, ma is du meme coup inoffens ive . Comme l'a fait récemmPnt remarquer )ean-Franr;:ois Billeter [1], cette mise a distance est d 'abord une man iere de dénier la vé rité simple de ce qu i s'y di t . La maniere dont corps et esprit s'éduquent l'un l'autre, la réalisation de l'action parfaite comme oub li de la conscience, etc., sont des évidences dont nous avo ns tous fait l'expenence en apprenant a nager ou a faire du vélo. A propos d'un texte cé lebre de Tchoua ng-tseu, ou le charron explique au prince son art en disant : " entre force et douceur, la main trouve, /'esprit répond >>, j.-F. Billeter commente : << Par approxima­tions successives, la main trouve le geste juste. L'esprit (sin) enregistre les résultats et en tire peu a peu le scheme du geste efficace, qui est d'une grande complexité physique et mathématique, mais simple pour celui qui le possede >>. La complexité n'est ici que pour la représentation Jogique d'un geste f]lli se fait sans oeine. si l'on s'abstient d'y pense r. Ains1 l'oubli de la cuillere n'est pas l'effet d'une décision, ni meme de quelque méditation, mais de ' 'action elle-meme :

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---- - - - ------:-. •40L&;;oee=-=""'~~"'""

La Voie du guerrier

<< Yen Yuen interrogea un jour Confucius en ces termes : "Un jour j'a i traversé le fleuve a Coupe Profonde. Le passeur manceuvrait son batea u avec une divine assurance et je lui ., ¡ demandé si /' on pouvait apprendre a naviguer comme lui. Oui, m'a-t-il dit: un bon nageur y parvient tout de suite, un bon plongeur y parviendrait meme s'il n'avait jamais vu de bateau de sa vie. ]e li1i ai demandé de plus amples explications, mais il n'a ríen voulu ajouter. Puis-je vous prier de m'expliquer ce que cela voulait dire ?" Confucius répondit : "Le bon nageur y parvient tout de suit(' paree qu' il oublie /'eau." ,, (Tchouang -tseu)

Ríen de plus simple et de plus évident pour qui a déja nagé : il n'y a pas de cui ll ere, il n'y a pas d'eau, il n'y a que des corps qui ploient et des esprits qui répondent a ce pli. Celui qui per.se encare a l'eau coule. Celui qui se laisse porter sans y penser nage avec aisance ... cette vérité n'appartient pas a la pensée de Tchouang-tseu plus qu'a celle de n' importe quel nageur. Ce que la pensée chinoise autorise ici est tout au plus de passer par l' image plut6t que pa r le discours - avantage certain pour une reuvre cinématographique. Mais il ne faudrait pas laisser croire que la ligne de partage so it de contenu . Car ce que laisse penser le sage chinois, est éton namment proche de ce que nous donnent a penser, dans la tradition accidenta/e, les auteurs qui ont refusé l'absurdité du dualisme comme Spinoza : " Personne jusqu 'a présent n'a connu la structure du Corps si précisément qu' il en put expliquer toutes les fonctions, pour ne rí en dire ici du fait que, chez les Bétes, on observe plus d'une chose qui dépasse de loin la sagac ité humaine, et que les somnambules, dans leurs reves, font un tres grand nombre de choses qu'ils n'oseraient faire dans la ve ille ; ce qui montre assez que le Corps, lu i-meme, par les seu/es lois de la nature, peut bien des choses qui font í'admiration de /'esprit >> (Éthique 111,

proposition 2, Scol ie) et j.-F. Billeter de remarquer: '' Spinoza et Tchouang-tseu se touchent ici , et ce n'est pas l'effet d'un hasard. 11 y a entre la pensée de l'un et l'autre une affinité profonde >>.

Air.si la vraie position révoluuonnaire dans un monde inconsciemment livré au regne du dua li sme (y cornpr is sous sa forme inversée de matériali sme), est l'i cl ~ e que le corps n'est pas un objet de /'esprit, qu'il pourrait circonscrire et observer a sa guise, mais un sujet (de l' ac ti on) dont

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Page 17: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

M atrix, n:achine philosophique

!'esprit es t le véritab le instrument- et dont la connaissance restera done, pour une grande part, inaccessible hors de l'action elle-meme. La vraie proposition scandaleuse ~st peut-etre : « on ne sait pas ce que peut un corps >> . Ou encore : tout est énergie, force. Car le corps ne produit pas l'.>nerg ie, a la maniere d'une machine, da ns laquel le ne manquerait qu'un pilote, il est vecteur d'énergie, tout comme !'esprit. Tandis que !'esprit se libere de l'illusion dualiste, le corps accede a ses vraies potentialités, c'est­a-dire qu'il se donne les moyens de ne plus agir comme un instrument. Et nul n'est besoin d'aller au plus loin pour comprendre cette évidence d'une << raison du corps >>. Tous ceux qui ont cherché a mettre a distance l'idéal chrétien du mépris du corps l'ont cornpris:

« Celui qui est éveillé, ce lu i qui sait, ~it : "je su is corps de part en part, et rien hors cela; et l'ame ce n'est qu'un mot pour quelque chose qui appartient a u corps. " Le corps est raison, une. grande rai son, une multiplicité qui a un seul sens, une guerre et une paix, un troupeau et un berger. Ta petite raison, elle aussi, mon frere, que tu appelles "esprit" est un ou ti l de ton corps, un petit outil , un petit jouet de ta grande raison . [ ... ]

11 y a plus de raison dans ton corps que dans ta meilleure sagesse , (F. ~~i e lzsch e , Ainsi Parlait Zorathoustra, « Des contempteurs du corps »)

Pourquoi combattre ?

Autant M atrix était parvenu remarquablement a la réali sation d'une image nouve lle du corps et de sa vitesse, autant il était difficile de poursuivre plus avant une quete qui avait clairement atteint son but des le premier épisode. Parvenu au terme de son initiation, Neo ne semblait plus rien avoir a apprendre du combat. La déception était attendue : Reloaded

ne pouvait aller aussi loin, du moins en termes de combat. Le specta­culaire allait se renforcer, assurément, mais aux dépens de cet accord de la forme et du fond, qui avait fait la force du premier épisode . A moins que ... A moins qu'il y ait e neo re quelque e hose t apprendre . .. A moins, surtout, que la nouvelle question posée, celle qui reste quand la maltrise est acquise, soit justement : « pourquoi combattre ? '' ·

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~--.--

La Voie du gu ~rri e r

Que la maltri se soit acquise est ciai re ment indiquée des les premieres scenes du film d'une maniere qui doit nous intére~ser . Neo a désormais affiné ses pouvoirs au point de rivaliser avec les plus célebres super héros américains, en l'occurrence Su perman. Derriere cette référence amusée se cache une évol ution importante : alors que dans le premier épisode, la premiere des lois qu'il apprenait ne pouvoir briser était la gravité, il a désormais le pouvoir non certes de la briser, mais au moins - comme lui disait Morpheus dans le premier épisode- de la plier (-+• Spoon boy) . Or la conséquence immédiate de ce nouvel état de fait est qu ' il peut échapper a toutes les situations de combat. Si done on considere que la tache de I'Éiu dans la Matrice n'est pas de détruire les agents (ce qui ne sert a rien), mais de libérer le genre humain de sa servitude, se pose immédiatement la question de l' utilité des combats.

Tous les maltres s'accorden t sur le fait que la victoire n'est pas le but ultime et qu'il faut savoir se sauvegarder ou, pour reprendre une autre proposition spinoziste que « la vertu de l'homme libre se montre aussi grande a décliner les dangers qu'a en venir a bout >>. Cette maxime est précisément mise en application par Neo lors du cornbat avec les clones de Smith, ou la fuite apparalt comme la seu le possibilité pour se sauvegarder. Mais du meme coul-' se trouve posée la question du moment : pourquoi ne pas fuir tout de suite puisqu'il n'y a de toute fa~on rien a gagner a vaincre un ennemi qui renalt toujours (qu'il s'agisse des agents ou de Smith) et nous retarde dans notre avancéP. ? A cette question, les maltres ont répondu tres sirnplement en rappelant que la victoire n'est jarnais le but unique d'un combat - ce que le budo ex orime fortement en disant qu'il faut « frapper apres avoir gagné >> et que l' on retrouve dans le Tao sous J;¡ formulE> : « le potentiel nalt de la disposition ,, [3]. Or si l'on a déja gagné, pourquoi cornbattre? Précisément, paree que la connaissance que l'on vise ne se donne pas a la maniere d'un éveil de !'esprit, rnais ne peut avoir li eu que dans /'action du corps. CommP a chaque étape, cette idée est exprirnée explicitement. El le est mise en <! '.'<!nt lor~ de la , <: ncontre aveL l ' ar,~e ~a' Ji ;:n de I'Oracle, Seraph . A cette occasion s'engage un nouveau combat tres spectaculaire, mais qui n'a plus lieu avec un ennemi . D'ou le caractere inattendu et apparemrnent

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Matrix, machine philosophiq'J E:

gratCJit de cette confrontation, a laq uelle Seraph met fin de maniere tout

aussi inattend ue en déclarant: « Seraph : Good. Th e Orac/e has made

enemies. 1 hc d to be sure. 1 Neo : Of what ? 1 Seraph : Tha t you are The

One "· Or le plus intéressa nt est certainemeflt la remarque de Neo qui montre bien qu'il n'a pas saisi l' utilité de ce combat plus que nous, ce qui

va permettre a son interlocuteur de l'exprimer explicitement: « Neo: You

could've just asked. 1 Seraph : No. You do not truly know someone until you

fight them. "

:_e combat sert done a connaltre, rnais qui ? ou quoi ? Cette question

nous conduit a un second aspect de la rnaltrise de Neo qui apparalt

éga lement des les premiers moments dl:l film : il est parvenu a interpréter l'énergie de l 'adversa ire au point de sentir la venue de Smith a la porte.

Cette idée va etre filée durant tout le second épisode, notamment lorsque

Smith exp lique a Neo leu r « connex ion , (« Smith : Surprised to see me ? 1 Neo : No. 1 Smi th : Then you 're awore of it. 1 Neo: Of what 71 Smith: Our

connection »). Nous retrouvons ici un dernier aspect important de la

pensée des ilrtS martiaux : le fait qu'il faut parvenir a fa ire CO!-pS avec

l'ennemi et, plus profondément, qu'il ne saura it y avoir d'ennemi - tout

au plus un adversaire, qui est par la merne un comrlémentaire. De toute évid ence, Smith ne comprend pas cette ,, connexion >>, a !aquelle il

cherche, comme il !'explique a Neo, une ,, raison >> . Mais Neo ne l'a pas

comprise mieux que lu i, comrne en témoigm> sa surprise lorsqu ' il retrouve Smith derrie;·e les« portes>>, avant sa rencomre avec I'Architecte.

Ces diíférents éléments renforce;~t :'impression que Neo n'a pas encare atteint au terme de la voie du guerrier. Le fait que les armes soient introduites dans ce nouvel é~isode va également dans ce sens : dans

beaucoup d'arts m artiaux ou les armes c6toient la main, l'évolution

naturelle es t de la main aux armes, car nous de·v·ons apprend re peu a peu

a « faire corps >> avec les éléments ex térieurs. L'application de l'énergie est

jugée plus facile a partir de son corps qu'a p<Htir d'un objet- qui bloque, par principe la circulation de l'énergie. 11 faut done que le corps parvienne

a ce point d'oubli de ses propres limites qu'il so it capable d'incorporer les objets qui peuvent venir le seconder dans le cornbat. Neo est clairement

parvenu a ce stade et peut meme combattre avec un poteau indicateu r,

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La 'Joie du guerrier

ou le corps de son en ;;emi. Mais il lui reste a incorporer l'ennemi lui­

meme : il a compris qu'il n'y a pas de cuillere, pourrait-on dire, mais il n'a

pas compris qu'i l n'y a pas d'ennemi . Se dessine alors un nouveau but, ou

doit etre saisi non seulement la « propension des choses >> , ie moment ou

le héros peut seconder et etre secondé par le processus dans lequel il est

pris, mais aussi ou il doit parvenir a faire corps avec ce qui s'oppose a lui.

Cela sup¡:;cse, comme Neo l'apprendra avec dépit dans la scene finale du

second épisode, qu'il renonce jusqu'aux derniers replis de la volonté. En ce

po int, ou nous sommes laissés, le chemin parcouru apparalt comme

n'ayant permis aucune avancée réelle : la fin et le début se rejoignent, la

victoire et la défaite co'incident. Un autre chemin commence, ou ce qui a

été accompli a l'intérieur de la Matrice, doit etre poursuivi hors d'elle.

David RABOUIN

[1] jean-Fran~ois Billeter, Lec;ons sur Tchouang-tseu, Allia, 2002.

[2] Fran~ois jul lien, Traité de l'efficacité, Grasset, 1996.

[3] Fran~ois jullien, La propension des choses, Seu il, i 992.

[4] Kenji Tokitsu, La voie du Karaté, Points-Seuil, collection « Sagesses >>,

1979 [comprend un recueil de textes de maltres de sa bre de l'époque Edo].

[5] Kisshomaru Ueshiba, The Spirit of Aikido, Kodansha lnternational , 1984.

[6] Doug Wile, Lost T'ai chi Classics from the /c 'e ch'ing Dynasty, Albany, State University Press, 1996 [comprend de nombreuses t raductions ang laises des grands maltres de boxe chinoise].

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Page 19: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

LA MATRICE OU LA CAVERNE?

" The Matrix is everywhere. [. .. } lt is the world that hos been pulled o ver your eyes to blind you from the truth. ,

Le modele philosophique le plus évident - ~t de ce fait le plu ~ souvent invoqué - pour interpréter le parcours de Nec dans Matrix est l'allégmie platonrcrenne de la Caverne (République VIl, 514a-519c, [1] et [2]) . Dans cette a ll égo ri e comme dans Matrix, un rrisonnier est libéré du monde d'illusions dans leque l tous les hommes vivent. 11 d écouv re progressivement la nature de ce qui ex iste réellement, puis redescend finalement dans la Caverne au milieu des illusions, que la connaissance de la vérité lui permet de maltri ser, dans l'espoir de libérer d 'a utres prisonniers . L'allégorie de la Caverne est, comm e le dit Socrate, une représentation de « notre nature considérée sous le rapport de l'éducation et du manq ue d'éducation >> et Matrix serait u;-,e version actualisée de ce court « roman d'apprentissage >> . Malgré des similitudes indéniables il n'est torrtefois pas du tout sOr que ces deux représentations des prog;es de la com préhension du monde relevent de la meme ph ilosophie. Matrix

s'inspire d'autres mode les que l'allégorie platonicienne (-+Les dieux sont

dans la Matrice, -+ Le Tao de la Matrice) et compase ainsi une représenation originale du perfectionnement de l'esprit humain, qui doit passer par p!usieurs niveaux de perception distincts avant d'accéder a la vérité . Exa minons chac un de ces niveaux et voyons s'i ls dessinent un parcours para ll ele a celui de l'allégori e platonicienne.

Le premier niveau est celui de l'inconsc ience. La quasi-totalité des personnes qui entourent Neo ne doutent absolument pas de la réa lité du ~onde qui les entoure et de la vérité de leurs sensations. Lorsque Neo evoque ses doutes a Choi, ce dernier ne peut les comprendre que comme les effets d'une drogue :

" -Neo : mon ordinateur, il .. T'as déja eu cette impression que tu n e sar s pas si tu es révei ll é o u si tu réves enca re ?

- "34

----.-

1

La Matrice o!..l la Cüverne ?

- Choi : Tout le temps. <;:a s'ap pelle la rnescalin e . /1 n'y a pas d 'a utre moyen de planer. Eh mee, j'ai l'impression que tu as besoin de débrancher .. ,

Choi pense que Neo perd le sens de la réalité prce qu'il passe trop de temps devant son ordinateur ou sous l'influence de la drogue. Mais, la suite du film va montrer que Neo va .« débrancher >> et « planer >> d'une maniere bien plus radicale. Morpheus expliquera a Neo que les esprits prisonniers de la Matíice, « hommes d'affaires, enseignants, avocats, menuisiers >>, ne sont pour la plupart pas (( prets a etre débranchés >> car ils dépendent d'elles et se battraient done pour la défendre. Choi est probablement l'un de ces esprits, qui ne peut :::oncevoir d'évasion hors du quotidien que sous la forme d'une soirée en bolte ou des paradis artificiels.

Neo en revanche, des le début du film, se situe a un niveau supérieur de conscience, comme !'ind ique sa question a Choi et le discours que luí tient Trinity peu apres : Neo se pose des questions sur le monde qui l'entoure. Comme le lui dira Morpheus : <<Tu es ici paree que tu sais quelque chose. Tu ne peux pas expliquer ce que tu sais mais tu le sens. Tu l'as senti toute ta vie: il y a quelque chose qui ne colle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c'est, mais c' est la , comme une écharde dans ton esprit,. qui te rend fou. » Comment Neo a-t-il pu accéder a cette conscience obscure du fait qu'il ne sait pas ~out sur le monde ? On aurait aimé en savoir plus sur la maniere dont ii est devenu << pret a etre débranché >>. Peut-etre a-t-il obtenu des informations parcellaires sur l'ex istence d'une puissante << Matrrce >> , par l'intermédiaire de la communauté des pirates informatiques dont il fait partie et dont faisait aussi partie Trinity. C'est d 'a illeü ;s par son ordinateur puis par téléphone

.que Morpheus et Trinity l'on~ óTlystérieusement joint, comme s'ils le surveillaient depuis longtemps. Mais cela ne sutfit pas pour << sentir >>

l'irréalité du monde. 11 sembl e que ce lle-ci puisse se manifester directement aux sens, dans certaines occasio ¡-,; exceptionnelles, comme lorsque Neo est interroqé par l'agent Smith et que sa bouche disparalt de son visage d'une maniere absolument incompatible avec les lois de la nature. Ces deux sources d ' interrogation - celle de l' information secrete et celle de l'expérience troublante- sont toutefois marginales par rapport

-35 -

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Matrix, rT.achin~ ph ilosc;:¡hique

a la véritable origine des doutes de Neo, qui n'est révélé que düns le discours de 1' Architecte a la fin de Motrix Reloaded: il s'avere que certains ce rvea ux humains refusent a priori d'accepter l'univers virtuel de la Matrice. C'est pourquoi Neo parvient finalement a accept~ r la réalité, malgré l'age taraif auquel il a été '' débranché ,, : en fait, son esp rit ne s'était jamais vrairnent habitué a la Matrice et cherchait mconsciemment a s'en émanciper.

jusqu ' ici, ::: n e·st assurément tres proche de l'allégorie de ia Caverne. Se lon Platon, ses prisonniers vivent dans un reve, paree qu'ils tiennent des appa rences - les ombres projetées sur les murs de la Caverne- pour des choses rée lles . lis riva li sent entre eux pour les reconnaltre, au point qu'ils s'a ttaquent violemment a celui qui leur annonc~ que leur monde n'est fait que d'illusions. Par ailleurs, dans la Caverne, comme dans la Matrice, ne peut e tre libé ré que le jeun e homm e prédestiné, par la nature phi losophiq ue de son ame, a chercher la vé rité hors du sensible. On ne peu t apparemment pas accéder a la vérité depuis /'intérieur de la Caverne ou de la Matricc, mém e avec bea ucoup d'efforts et d'expériences. 11 y a bien un con tr·e-exem ple, ce lui du coureur dans le dessin animé World

record de la sé ri e Animatrix : son effort pour gagner sa course est tel qu'il dépa sse res cap ac:i tés de son co r·ps virtuel et se ,, réveille >> . Mais cette sortic de Id iviatrice est involontaire et inaboutie : ie coureur aper~oit la réa lir é sans comprendre. La libération vé ritable exige en fait l'interventio~ d' un maitre qui <r déja acces au monde rée l et parvient a convertir le d isc iple enc .)re ince rtain et ignorant. Ce maitre n'apporte toutefo is pas un savoi r nou ·.-ea u et extérreur a !'esprit du disciple. Chez Platon, l'ame humain:' a ccnterrplé la « plaine de la vé rité, ava nt d 'etre liée a un corps. Quant a Neo, son ce rvea u refusait depuis sa naissa nce d'adhérer a la simu lation de la Matrice. La libération n'est ainsi pour le disciple qu'un retour au pays natal sous la condui te d'un malt re - Socrate ou Morpheus -, qui lui appre nd ce qu'il savait déja depu is toujours sans .:;·;o rr pu le formuler par lui-r:1eme.

Pourtant, ce que Neo apprend une fois sorti de la Matrice ne s'apparente plus en rien a la vérité que découvre le prisonnier libéré de la Caverne. Passons ~ur tout ce qui oppose la lumiere des Formes intelligibles

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';

La Matrice ou la Caverne ?

platoniciennes et l'obscurité du monde post-apocalyptique ou évolue le Nebuchadnezzar. L'important est le type de connaissance acqu ise. Dans Matrix, il s'ag it de quelques theses historiques ou prophétiques sur la Matrice et su rtout de capacités nouvelles de perception de la Matrice ell e­meme. Le parcours de Neo ne consiste pas simplement en l'acquisition d'un certa in nombre de réponses a des questions comme « qu'est-ce que la Matrice? ,, ou « qu'est-ce que Zion ? ,,_ Ces informations sont tres vite con nues, et l'essenti el de l'apprentiss"ge de Neo concerne l'attitude pratique qu ' il doit adopter a l'égard des différents niveaux de la réalité, dont il a découvert théoriquement l'existence. La compréhension de la M a trice doit s'incarner dans l'action (-+La Voie du guerrier). Si la pilule rouge et Morpheus permettent a Neo de réussir la ou le coureur de World

recorc' échoue, Neo doit aussi dans un second temps s'efforcer, comme le coureur, d ' acquérir une maltrise supérieure de son corps virtuel pour libérer réell~men\ son esp rit de l'emprise de la Matrice. 11 y a ce rtes la une forme de ~~- souci tie soi ,, , cette connaissance de soi-meme que Socrate et Pl ato n exigenf du philosophe accompl i. L'expression peut toutefois recevoir bien des significations. Pour Socrate, il s'agis)ait de s'occuper de son ame plut6t que de son corps en pratiquant et cherchant a définir les vertus morales. Pour Platon, ce la n'est réa lisable que par la connaissance de réal ités intelligibles auxquelles !'ame ne peut accéder qu'en se déto urnant des choses sensibles. Pour Neo en revan che, il n'est pas question de découvrir de nouveaux objets aux propriétés inou·ies mais d'e mbrasser l'illusion elle-meme d'un regard lucide et maltrisé. Alors que le prisonnier libéré de Platon trouve son bonheur supréme dans la contemplation de la réalité extérieure (les Formes intelligibles) et doit etre forcé a redescendre dans la Caverne (l e monde des sensa tions et des plaisirs), la majeure partie des scenes de Matrix se déroulent a l'intérieur de la Matrice ou de programmes de simulation, meme une fois que Neo a été libéré. En découle d 'ailleurs l'original ité dramatique et esthétique de Matrix: la lutte des hommes et des machines a surtout li eu a l' intérieur de la réalité virtuelle de la Matrice. L'humanité entiere ne semble devoir etre lib :::~ée de la Matrice qu'ó travers la iviaLrice, larH.iis qu ' il n'est que,Lion

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Matrix, machine philosophique

chez Platon que d'instruire quelque~ hommes sur~neurs, pour qu'ils puissent gouverner les autres hommes incapables de sortir de la Caverne.

Apres l'inconscience et les doutes, le troisieme niveau de Matrix ou la

recherche de la vérité, notre jeu vidéo allégorique, est done constitué par la conscience de l'existence de la Matrice et la connaissance nouvelle de la Matrice qu'elle permet d'acquérir. Cette connaissance est toutefois assez complexe, si bien qu'il faut distinguer plusieurs niveaux de perception CGilsciente de la Matrice. Le premier est la lecture du code informatique constitutif de la Matrice par les pilotes du Nebuchadnezzar. Dan s la mesure ou elle fournit une vue surplombante de la structure de n'importe quelle portian de la Matrice et sert ainsi a guider ceux qui se trouvent a l'intérieur, cette connaissance est tres précieuse. Elle permet d'ailleurs a tviouse d'élaborer des reproductions partielles de la Matrice a des fins d'entralnement (-+ Trois figures de la simulation). La limite de cette connaissance réside toutefois dans son caractere symbolique et abstrait, qui la rend incapable d'intervenir a l'intérieur de la Matrice. Cypher - le mot désigne a la fois un code secret et un incapable- incarne l'a,, ,bigu1té de ce décryptage de la Matrice. 11 explique a Neo qu'avec l'habitude, il traduit immédiatement les codes qui apparaissent sur les écrans en objets : '' je ne vois meme pas le code; tout ce queje vais, c'est une blande, une brune, une rousse » . Cette connaissance symbolique est done tres efficace mais demeure générale : elle permet de reconnaltre la présence de tel ou tel type d'objet, défini par ses propriétés distinctives, mais ne permet pas d'entrer en contact avec u11 objet singu lier, de l'affecter d d'etre affecté par lui. Telle est !'o rigine de la trahison de Cypher: il regrette d'avoir perdu la richesse et la vivacité immédiates aes sensations du cerveau branché a la M a trice (-+ •cypher). 11 ne connalt aucune autre solution que le retour a l'iiiusion inconsciente pour échapper a la tristesse du réel, alors qu'il existe une autre voie, ni sensualiste ni platonicienne, que va découvrir Neo ¡f~a maltrise ou l'exploration du virtuel, le bon L•sage d'illusions reconnuef COmme telles~

Cette voie trouve son origine dans l' exoé ri ence~'ont Trinity ou iv1orpneus lo1 >qu'ils se rebranchent a la M a trice. li s semblent alors accéder a un e perception proprPment sensorielle mais a distance, c'est-a-dire

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La Matrice ou la Caverne ?

accompagnée de la conscience de sa propre irréalité, comme dans les reves lucides ou l'on sait que l'on reve (-+•Reve). Cette conscience rend capable d'accomplir dans la Matrice des actions qui dépassent les capacités normales du corps humain. On peut penser ici a la maniere dont Spinoza montre que l'obscurité de la perception sensorielle résulte du fait que nous ne connaissons pas l'intermédiaire a travers leq'. '~l nous perce­vons les objets extérieurs, a savoir notre corps (Éthique, 11, prop. 1 9-28 [3]). Dans Matrix, les pouvoirs supérieurs de Trinity ou Morpheus résultent du fait qu'ils sentent que leur esp rit est en contact direct avec la réalité ( virtuelle de la Matrice et que leur évolution a l'intérieur de celle-ci n'est en ,.

1\.>'

rien limitée par les contraintes liées a la possession d'un corps. Le t~ · U

répétit if et prolongé de l'apprentissage, dont le corps a besom pour acquérir de nouvelles dispositions, est ainsi annulé : des compétences techniques comme les arts martiaux ou le pilotage d'un hélicoptere peuvent etre « chargées, directement dans !'esprit comme des logiciels dans un ordinateur. Bien plus, si l'on parvient a se persuader de leur relativité ("free your mind ») les lois physiques ou biologiques auxquelles sont soumis les corps dans la Matrice peuvent etre assouplies, en vertu du caractere ~ lastique des regles qui constituent la réalité virtuelle. Matrix

offre done a ses spectateurs des scenes d'action spectaculaires et violentes tout en relativisant leur portée par une interprétation hyper­i;-,tellectualiste : c'est paree qu'ils ne se battent qu'avec leur esprit dans un monde virtuel, et non avec un corps dans le monde matériel, que les personnages peuvent « frapper , si vite et si fort. 11 y a la une radicalisation de l'expérience du jeu vidéo, ou une action minimale, celle de la main sur le joystick, suffit a produire !'ensemble complexe des mouvements d'un personnage virtue!. On ne peut tordre la cuillere que s'il n'y a pas de cuiliere et que c'est soi-meme que l'on tord (-+•spoon boy) . L'action la plus intense physiquement repose sur la conscience lucide et concentrée de 1'irréalité du monde physique.

Mais qu'en est-il du mode de connaissance qu'atte¡,-,t Neo a la fin du film ? S'agit-il simplement d'une version perfectionnée des capacités d'action dans la Matrice qu'ont développées Trinity ou Morpheus? Ce n'est pas ce que pensent ces derniers lorsqu'ils voient Neo arreter les bailes

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ique

' O ne se contente pas de se persuader que le ne illusion . Le film nous le montre qui sa isit de

code constitutif des choses et peut a insi les une maltrise supérieure a celle des agents eux­

c la connaissance symbolique générale du code te et singu liere des contenus de la Matrice, ~a li té virtuelle : il voit la structure de chacun des 1aniere dont ils sont produits par la Matrice, ce "e a sa volonté. Cette vision digitale qualitative 'Éiu n'ont-elles qu'un sens religieux et ludique ms une allégorie épistémologique comme le

reche rche de la vérité ? Cela dépend de la de la connaissance que :'on adopte . On voit rrespondre dans l'épistémologie platonicienne, u corps a cell es de !'esprit et exclut que l'on des choses sensibles a rneme leur singularité et

chez Spinoza une forme de perception qu'il -:le connaissance " : a coté de la connaissance ~ ( 1 er genre) et de ia raison (2e genre), cette :Je la nature de la réa lité une connaissance de singuliere (Éthique 1' , prop. 40, scol. 11 [3]). 1' Éthique que les capacités d'action du corps

Jement par !'espri t de la connai ssa nce du ~ -ci apporte a l'homme la satisfaction la plus 1prend en particul ie r ainsi comment sa propre dé pendent et découlent de Dieu, c'est-a-d ire t, en tant qu'il se connalt, ainsi que le Corps a en cela nécessairement la connaissance de Dieu et se con~oit par Dieu . , (Éthique V, tuation théorique et pratique de Neo en tant leloaded, il développe meme une perception ca lise sur une chute '''o rtelle de Trinity, mais ertaines rencontres (il di t a l';,gent Smith qu 'il

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;JI',j+C - - __

La Mauice 0u la Caverne 7

n'est pas su rpris de le voir). On peut penser r:¡ue cette caparité découle de la maltrise que Neo possede des lois de la Matrice : la saisie des structures immanentes de la réa lité virtuelle fournit une connaissance synchron ique de ce qui est possible en un point donné, mais aussi une connaissance dia chronique de tout ce qui se réali se a partir de ce point. L'Oracle explique précisément que Neo " voit le monde sans le temps ''· Le modele du troisieme genre de connaissance s'a pplique encare parfaitement ici : selon Spinoza, celui-ci pe1 met en effet a 1' esprit de comprendre les eh oses "sous une espece d 'éternité ''· Bien plus, a la fin de Matrix Reloaded, Neo apprend non seulement de 1' Architecte le fonctionnement global de la Matrice et de I'Éiu (-+« Pourquoi suis-je ici? >> ), mais se décou vre aussi doté d'une nouvelle connaissance, qui n'a plus pour objet les loi s de la réa lité virtuelle mais les machines elles -memes : apres avoir réussi d faire ressentir l'amour a un programme da ns la Matrice (-+ .. Perséphone), il parvient a " sentir ,, les machines hors de la Matrice, comme si sa « science intuitive ,, s'était approfondie au point de remonter jusqu'a !'o rigine productrice de la Matrice, la Source, Dieu, c'est-a-~i':e l'lntelligence Artifi ciell e.. . . , !' (·''<'"'"

Loin d'aborder la Matrice comme 411e ~~verne ou on le contra int a redescendre et dont l'obscurité l'aveugle . Neo rend done !a Matrice transparente a son esprit et en fa it son te rrain de jeu favori. 11 comprend la maniere dont chaque objet virtuel singulier, y compris son propre corps, s'integre dans la Matrice, et il utilise cette connaissance pour modifieí ces objets en affectan t directement le ur structure constitutive. Or, selon Spinoza, le troisi eme genre de connaissance va de pair avec un « amour intel lectuel de Dieu ,,, dans la mesure ou il montre comment Dieu est la cause productrice de chaque chose si nguliere et de leur connaissance. 11 fiJUt done se demander si, en devenant I'Éiu, Neo n'est pas nécessairement conduit a aimer la Matrice, a participer avec joie a sa rationalité intime et nécessaire ( -t• Architecte). Telle est l'une des interprétations possibles du plaisir que prend Neo a exercer ses pouvoirs dans la Matrice et de la promesse finale qu'il f;,it de montrer aux hommes « un monde sans reg le ~i controle, sans frontiere ni limite ''· Ce monde peut-il vraiment etre le cloaque post-apocalyptique :!J Nebuchadnezza r et de Zion, terre promise

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Matrix, machine philosophirJ ue

mais aride du réel 7 A moins q u' il ne s'ag isse de la Matri ce e lle-mem e,

offerte ccrnme " nouveau monde ,, aux pouvoirs d ' un e huma nité aya nt

accédé a la vé ri té de la Mat ri ce, c'est-a-d ire a la malt rise des virtua lités

immane ntes a sa structure plastique (-+Le Too de lo Matrice), plut6t qu 'a une fantomatique réa lité " extérieure a la Caverne >>.

(1] john Partridge, " Plato·s Cave and the Matrix >>,

http :1/whatisth ematrix.warnerbros.com

Thomas BÉNATOU"IL

~ 7 ] Pl aton, République, traduction de P. Pachet, Gallimard, Folio-Essa is, 1993.

(3] Spinoza, Éthique, traduction de B. Pautrat, Points-Seu il , 1999.

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ÉlOGE DE lA CONTINGENCE

« Neo : /'m going to show them o world without you, a world without rules and contro/s, without borders or boundaries, a world where anything is possible. Where we go from there is a choice 1 leave to you. »

Le probleme de la réalité et de l'i llusion ne doit pas faire oublier la

dimension morale et politique de Motrix, et ce serait vé rita bleme nt

prendre les moyens pour la fin que d'oublier que la finalité de l'approche

onto!ogique est bien l'arrachement a une servitude. En d 'autres termes, la

liberté. L'ana lyse qu i suit se limitera, pour l'essentiel, au premier épisode.

Celui-ci constitue en effet en lui -meme une totalité. 11 a été con~u comme

te l, et il est done lég itime de l'étud ier pour lu i-meme. Cette remarque

n'est pas de pure méthode; elle engage ·déja toute une interprétation du

fi lm, jusque dans ses liens avec les deux épisodes su ivants. Cest que

Motrix est d'abord l'affirmation de la liberté de l' homme, de sa capacité a

résister a un systeme qui entend enlever a l'homme toute dignité et toute

liberté pour le réduire i1 l'état de carb uran t. Que lvlatrix Relooded, par une

sorte de construc tion en abyme, réinscrive cette révolte au sein meme du

systeme, ne change rien -ce n' est au fond que r-:culer pour mi eux

sa uter. Ce d ésir de liberté si justement exprimé d ans Matrix 1, il fallait bi en

que Matrix 111 y fasse droit éga lement.

Neo: l'homme, a nouveau

. La liberté, done, est d 'abord entendue comme liberté a l'éga rd d'un

systeme dans lequel l'indivi du serait purement et simplement ni é en tant

que sujet libre . Neo - nom a la fois prédest iné et équivoque- nalt comme sujet libre en se déconnectant de la Matri ce et en entrant en lutte

contre sa toute puissa nce . La séquence ~~i donne a voir la déconnexion

ou la (re)naissance d e Neo est en ce sens presque trop explicite : l'a rrachement des cables renvoie a la coupure du cordon ombilical, et le mili eu aqueux qui baigne toute !a scene évoq ue a la fois le liquide

amniotique et le bapteme. C'est done bien un homme nouveau qui nalt,

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1il osophique

lu res te le sens de son nom : Neo, nouvea u. Mais si la n sens l'est beaucoup moins. De lui dépend pourtant érale du fil m. Tout le probleme - peut-etre insoluble, - est de savoir ce qu'est la Matrice. Or ce que le film lle est a la fois vécue comme mere nourriciere (bien nourri sse des individus qu'el le consomme pour ass urer

- comme systeme informatique. Ce n'est évidemment < mouchard ,, que l'agent Smith introduit dans le corps n ent extrait par le nombril, c'est-a-dire par ce qui ~nt le rattachement a la mere. Ph¡JSis (nature) et techne phie distingue avec soin, sont ici indissolublement liées éja voir dans cette confusion memela dénonciation de ation technique qui, poussée a la limite, reconduirait a ui serait analogue a un paradis percill . a un pays de - reprend re une express ion d 'Aiain, " la nature s travail '' · Sans doute, au sein du monde simulé par la s sont-ils tous ass ignés a une fonction - et en ce sens ;¡al es - , mais c'est le systeme dans sa totalité qui se c'est-a-dire in-humain. Que cette perfecti on integre,

Jrend dans Reloaded, un ind ice d'i mpufection irré­soulig ner la toute puissa nce de la Matrice. C'est du ent Smith expose a Neo lors de son interrogatoire : n ~u e sur le modele de votre civilisation a son apogée. on", mais des que nous avons commencé a penser a devenu e notre civilisation, et c'est bien la tout le

e chercher dans la Matrice une allégorie de la toute puissance des réseaux, voire de la Warner elle­

lOnde dan s lequel nous vivons. Le monde contem­Jie a ce monde dans lequel l'individu est le jouet de ent et le manipulent, et dans lequel sa liberté est a croyance au libre-arb itre tiendrait, comme c'e,t 1~ 2 qu 'i l est conscient de ses actions, mais ignorant des inent. Mais c:c : 2rait oublier que la Matrice opere, a

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Éloge de la contin~ence

cet éga rd, une ~ orte de passage a la limite, transformant une différence de degré en différence de nature. La civilisation de la Matrice, en effet, n'est pas notre civili sation mais son apogée, et done en un sens son contraire. Car cette perfection, qui a pu etre pour nous un idéal, prétend ici, dans ce monde ou tout est sou mis a des loi s et a des regles, ou rien n'est laisse au hasard, etre réalisée. ldée non plus régulatrice! done, mais constitutive, comme dirait Kant. Or ce monde de la nPcessité, ce monde sans contingence, on y reviendra, est bien le contraire de notre monde. Et c'est contre ce monrle in-humain que luttent les rés istants.

On pourrait des lors proposer une interprétation sensiblement diffé­rente. Le monde décrit dans Matrix évoque -- historiquement et conceptuel lement- le monde totalitaire. 11 correspondrait assez bien a ce que Popper nomme une « société close ,,, par opposition aux sociétés libérales et démocratiques, ou " sociétés ouvertes "· Monde semblable aux sociétés an imales, a la ruche ou a la fourmiliere, dans lesquelles toute liberté est exc lu e. Et au Panoplique de Bentham, c'est-a-dire a cette surveil lance totale, cette transparence absolue que son inventeur réservait aux prisons et qui, vidéosurveillance et autres progres techniques aidant, pourrait bien caractériser notre monde, mais constitue surtout l' ;, rchétype ri e tout systeme totalitaire. La Matrice est tout, l'individu ri en. A cette di ffé rence pres, sans doute, que le panoptique de Bentham, comme son nom !'indique, est un regard total qui pousse le déte!"' u a intérioriser le rega rd de 1' Autorité elle-rneme, tandis que la Matrice ne se contente pas d 'e tre un pur regard, mais agit directement ~ur les etres. Universelle, omniprésente, du travail a !a fam ill e, de l'université aux églises: « El le est le monde qu'on t'a mis devant les yeu x pour t'ernpecher de voir la vérité "· Ce passage a la limite du systeme bentharnien donne au film sa dimension rnétaphysique et nous renvoie, au-dela du f'anoptique, a Schopenhauer et au voile de Maya.

Le nom rnerne de Neo prend alors une significatior. singuliere : Neo, c'est l'homme nouveau, certes, mais justement pas au sens que les rég : ~e~ totalitaires donnaient a cette expression. 11 incarne meme un idéal inverse de celui des totalitarismes, contre lesquels il est entré en lutte. Pour ailer a l'essentiel, on dira que Neo est moins l'homme nouveau que

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Matrix, machine phiiosorhioue

l'homm e, a nouveau. L'homme te/ que nous le conna issons, et que Neo

incarne, corr.me Béranger dans Rhinocéros, la piece de lonesco. A nouveau, l'homme. Cela signifie que le monde dont revent les insurgés, les résista:1ts de Matrix, leur idéal, c'est précisément notre monde. Leur futur est notre présent. Leur idéal ou leur utopie, notre réel. On pourrait remarqu er, a l'appui d'une te/le interprétation, que les scenes dans lesquelles l'Oracle apparalt dévoilent un monde ordinaire, le notre, dans une version un peu vieillie (le monde des années 1960, avant qu ' une hubris techn iciste ne se so it emparée de /'homrne ?). Plus encOíe que dans ce qu'el/e dit, cet!e vieille femme, /'Oracle, donne a voir /'avenir - et cet avenir est bien notre présent, ou notre passé encore proche. L'homme nouveau auque/ revent les résistants et que Neo incarne, c'est done bien - philosophiquement au moins - le vieil homme, celui que la victoire des machines a tenté de détruire, d'effacer et de faire oublier. 11 s'agira it done moins de la création d'un monde nouveau que de la résurrection d'un monde aboli -a tout le moins de certaines des ses valeurs, et de son fondem ent ontologique : la contingence.

Contingence

lnterprétation paradoxale, sans doute, mais que le film semb!e autori~er. 11 es t frappant, en effet, que le premier épisode s'acheve précis~;"Tl ent sur une évoca tion de la contingence, qui est bien le contraire du monde de ia ~vlatrice, gouverné par la nécess ité. Or ce monde de la cont ing ence - le seu: monde ou le choix soit poss ible- est bien notre monde. L'oppos ition suggérée par le film entre la naissance et la culture

(les hommes ne naissem plus, ils sont cultivés), n'exprime pas seulem ent la victoire de la technique sur la nature - car il s'agit bien, comme on le

vo it, d 'une culture industrie/le-, elle exprime éga lement d'une autre

maniere cette opposit ion entre contingence et nécessité, entre événement et syste;:: o;: : quoi de plUS irréd uct ib/e a tOtJt systeme et a toute pen sée totalisante qu'une naissance?

C'est Aristote qui le premier a so uligné ce ca ractere de ce qu'il nommait le '' monde sut:~naire , : les choses peuvent etre ainsi ou etre autrement, se produire ou ne pas se produi re. Cette donnée ontologique

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Éloge de la contingence

est du reste le fondem ent de l'action mora/e, et c'est la raison pour

!aquel/e Aristote s'opposera aux Mégariques quant au probleme,

explicitement posé dans Matrix, des '' futurs contingents » . Ainsi, a un monde prédéterminé dans lequel les hommes sont soumis a une nécessité

inexorable, nécessité symbolisée par la toute puissance de la Matrice, qui pourrait en ce sens etre rapprochée du destin cher aux sto"lciens (-+•Architecte), succede un monde dans lequel tout est possible, un monde livré a la libre action des hommes. C'est dire que la fin du film est

bien sa fin (té/os), plus encare que son terme. C'est cette fin qui est en jeu des /'origine. Et a la question initiale : (( Qu'est-ce qui est en jeu dans cette course? » , on n'aurait pas de peine a ~épondre que c'est la (re)conquete de la dignité de l'homme comme sujet libre . C'est cette fin qui peut éclairer, rétrospectivement, !'ensemble du film . C'est elle qui constitue, dans le plein sens du mot, la fin de l'histoi re. 11 ne s'agit pas ele terme,

encore une fois -- c'est bien pourquoi les réa lisateurs ont pu donner une suite a Matrix -, mais bien de ce qui est visé des /'origine. Or cette fin, a partir de !aquel/e une hi stoire pourra proprement s'écrire, telle l'histoire humaine, n'est rien d'autre que sa condition de possibilité : l'avenement de la contingence. C'est en ce sens que le film se clot sur cette évocation de Neo : « Un monde ou tout est possible. Ce qui en découlera, c'est a vous d'en décider » .

Matrix lie du reste- et a juste titre- liberté et recherche de la vérité.

Le choix offert par Morpheus a 1'-Jeo est entre le retour dans la Matrice et la vérité: « Souviens-to i, tout ce que j'a i a t'offrir est la vérité, rien de plus .. . ». La vérité done, non le bonheur. C'est précisément pour avoir confondu - ou identifié- les deux que Cypheí a été conduit a renier son premier choix et a trahir. Que Neo choisisse la recherche de la vérité

- sans co nsidération du bonheur- ne fait pas seulement de lui une figure philosophique, voire la figure meme du philosophe, elle le rattache a une idée particuliere de la philosophie, ce/le des présocratiques, ou encore de Heidegger. Elle le distingue ainsi de toute une tradition qui remonte aux sophistes et a Socrate : c'est Pn effet ilVPC eux que le probleme du bonheur, comme celu i de l'homme, vient au premier plan .

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Motrix, mcchine philosof.Jhique

Un texte de Marcel Conche- dont tou te la ;>hilosophie s'en ra cine dans ce qu'il nomme son << avenir grec »- souligne bien ce point :

« Les Antésoc ratiques n'avaient souci que de la vérité. Le terme euaémor¡ia [bonheur] n'apparalt guere qu'avec les Sophistes [ ... ] La philosophie suppose une volonté de véri té, sans souci de savoir si la vérité réjou ira ou fera souffrir. Et précisément, l'on veut la vérité, lors meme qu'elle apportera la souffrance. Ce qui, pour beaucoup de n-;ns rend possible le bonheur n 'est pas la vérité mais l'illusion [ .... ] Le phi losophe authentique recl1erche la vérité pour la vérité, done aL. prix meme de la souffrance , (Que/le phi/osophie pour

demcin "· PUF, 2003).

En ce sens, on peut done bien affirmer qu'a l'encontre de toutes les sagesses pratiques qui so nt aujourd'hui a la mode, Neo incarne le philosophe authentique, c'est-a-di re une ,, sagesse tragique » . Mais cette recherche ue la vérité, finalité ultime et d 'ordre ontologique, ne s'oppose nu ilement a la recherche de la liberté qui l'anime par ailleurs. Loin de devoir opposer ces deux fins, il faut au contraire affirmer que la li berté est 1<= fon dement de la recherche de la vérité, la notion meme de jugement vrai su pposant l'absence de déterminisme. Pour un etre qui n'est pas déconnecté de la Matrice, !oute recherche de la vérité est par définition exc lue. Marcel Con che s' oppose ainsi a Heic! 2gger, en affirmant que

l'essence extatique du Dasein esta penser, non a partir du souci (Sorge),

mais de la liberté (Freiheit) : << 11 est évident que la possibilité pour l'homme de porter le moindre jugement de vérité ( ... ] se fonde su r la liberté, car· si le jugement était déterminé par quelque causalité que ce soit - biologique, sociologique, psychologique o u autre -, et non par la vue de la vérité, par quel hasard se trouverait-il etre vra i ? , (ibid.). Cette affirmation vaut d'ailleurs de la vérité en générale et non de la seule << vérité de l'etre >>.

Mais la notion de liberté, qui constitue l'un des axes du fi lm, n'est pas seu lement présente dans l'ouverture a la contingence sur laquelle se clot Motrix, elle se retrouve tout au long du film, notamment dans son articll lrlt i"n rliiX notions d.:: Jcstin, de chui x, d ' éiectior1.

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Éloge de la contingence

Destin et choix

Le destin, d'abord (-+•croyances). La question est explicitement posée par Morpheus, qui demande a Neo s'i l croit au destin : << Non, répond celui-ci, je veux etre aux commandes de ma vie » . Le dialogue jouP ici sur

le caractere éq uivoque du mot destin. Par destin, Morpheus entend l'élection ou la vocation : il penseque Neo est I'Éiu, celui qui permeLLra la renaissance de l'homm2 et done d'un monde humain. Neo semble au contraire entendre par destin un programme, une nécessité inexorable, analogue a celle qui régit le monde programmé par la Matrice, et contre lequel il lutte . Or le destin, la destinée de Neo, c'est précisément de

refuse~ cette r.écessité, et c'est par ce refus qu'il affirme sa liberté. Mais si Neo peut ainsi opposer néce,sité et liberté, le film montre que ces deux notions sont in extricablement liées dans la notion meme de choix (-+Liberté virtuelle). La scene du choix entre les deux pilules exprime bien ce lien : si Neo choisit la bleue, il oubliera tout et reprendra sa place dans la Matrice (c'est le retour a l'illusion); s'il choisit la rouge, il quittera la

Matrice pour accomplir sa << destinée » , et a partir de ce choix libre, tout va s'enchalner, il ne pourra plus revenir en arrie re, ni accuser quiconque.

Cette unité de la liberté et de la nécess ité est exposée par Platon, dans le mythe d'Er, au livre X de la République, et d'une autre maniere par Kant,

dans Id uistinction du caractere intelligible et du caractere empirique. Elle n'est pas ~i'lns rappeler la notion sartrienne de « projet fondamental ».

Dans tous ces textes, l' idée est bien, comme dans la séquence qu'on vient d'évoquer, que l'homme choisit librement une destinée qui peut sembler s' imposer a lui et dont il doit cependant, seul, etre tenu pour responsable (-+Liberté virtuel/e) .

Le theme du choix, de l'alternative, du " Ou bien ... ou bien » , est omniprésent dans Matrix, et il est toujours présen té comme irréversible. 11 y a la une prise en compte de la finitude et du ternrs, qui pourrait étonner dans ce monde dans iequel les insu rgés- pour ne rien dire des agents­sont dotés de fabu leux pouvoirs, mais qui est philosophiquement juste et confere au film tout son tragique.

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Matt"ix, machine ph:losophique

Liberté, responsabilité, dignité : ce sont bien la tro1s termes indisso­ciables selon Kant. L'homme, en tant que sujet moral , est une fin en soi et doit etre traité comme tel : c'est ce qui fonde sa d ig nité et permet de postuler sa liberté. On sait que le devoir moral, que Kant nomme impératif

catégorique, peu~ se formuler ainsi : << Agis toujours de telle sorte que tu traites la personne humaine, en toi-meme comme en autrui, toujours en meme temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen ». Or les << humains » de la Matrice sont précisément des etres qui sont traités comme simples moyens, nullement comme fins en soi : ils ont, en ce sens, tout au plus un prix, une utilité, et non une dignité. En refusant ce statut de simple moyen, c'est done tout a la fois la liberté, la dignité et la responsabilité que Neo revendique. C'est en ce sens que sa lutte est, indissociablement, métaphysique et morale.

Élection

Ce theme de la destinée peut etre relié a celui de l'élection. C'est la un topos de la littérature religieuse, et les accents chrétiens, et plus spécifiquement pascaliens, du film sont manifestes (-+Les dieux sont dans la

Matrice). Cette élection est présentée, dans Matrix comme dans les textes de Pascal, a la fois comme une évidence vécue et comme quelque chose d'incompré he nsible. Une évidence vécue d'abord, car de meme que Pascal peut écrire << Pourquoi me chercherais-tu si tu ne m'avais déja trouvé? », d e meme Neo s'entend-il dire : << Tu le cherches. je le sais, car autrefois je le cherchais moi aussi . Et quand il m'a trouvé il m'a dit que ce n'était pas vra iment lui queje cherchais. je cherchais une réponse. C'est la question qui nous rend fous. ,, Et plus loin, c'est lui qui demande : << Pourquoi est-ce que ~a tornbe sur moi? Qu'est-ce que j'ai fait? je ne suis personne » . Cette singularisation de l'anonyme qu 'opere l'élection, on la trouvait d é ja chez Pascal qui faisait dire, de maniere dramatique, au Christ s'adressant au pécheur anonyme: << C'est pour toi que j'ai donné mon sang ». La phrase de Neo est du reste particulierement juste. Par sa forme interrogative, d'abord : le croyant, a l'opposé de t0•Jte certitude et de tout fanatis me, est celui qui cherche, qui interroge, dans la << crainte et le tremblement » comme dirait Kierkegaard. Par l'util isation meme du mot

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Éloge de la contingence

personne, ensuite. On pourrait dire, en reprenant l'a:-1a lyse que Ma rx fait du prolétaire, que c'est précisément paree qu'il n'est personne (personne

en particulier) que la révolte de Neo concerne to ut homme, quel qu'il soit, c'est-a-dire l'homme meme, en tant qu ' homme (ou mieux: en tant que

personne humaine). Bref c'est cette humilité, c' est la conscience qu'a Neo de n'etre personne, qui fonde le caractere universel de son action. C'est du reste ce que précise le film a travers Morpheus : << Tant que la Matrice existera, l'espece humaine ne sera pas libre ».

Ce theme de l'élection s'exprime en relat io n étroite avec celui de l'exclusion : on pourrait dire que Neo est I'E(xc)lu. L'agent Smith, lors de son premier entretien avec lui, exprime clairement la dualité du personnage : il l'accuse précisément d'etre double, Thomas Anderson d'une part, employé de la société Metacortex, et Neo d'autre part, pirate informatique a SeS heures . Mais ce qui est souligné par Smith lui-meme avec justesse, c'est que cette couverture meme, ce moi superficie! ou social, cette vie publique totalement intégrée, sans aucun reste (<< Chacun de nos employés fait partie d'un tout », lui explique son supérieur), du moins en apparence, n'est pas totalement séparée du moi profond de Neo. Une faille, une sorte de né:! nt secret hante le personnage meme de Thomas Anderson et laisse pressentir qu'il mene une double vie, qu'il ne se réduit pas a cette pantomime a laquelle la Matrice a réduit tous ses

sujets : Thomas Anderson aide sa concierge a sortir les poubelles. Le ton meme de l'agent Smith est ici révélateur: cette táche n'entre pas dans les fonctions de Thomas Anderson, et c'est done déja la un signe de dysfonctionnement. Autrement dit, l'indice que Neo ne fait pas rée!lement partie de ce monde-ou-chaque-individu-a- sa -táche-assignée. Cette attention a autrui est déja, dans le personnage public lui-meme, une forme de non conformité, d'anticonformisme, l'indice d'une révolte . Résistant, paria, exclu, I'Éiu est tout cela, indissociablement.

11 n'est d'ailleurs pas étonnant que l'agent Smith ait été sensible a ce << détail ». La maniere dont il joue de ses lunettes est révélatrice . Ces IL::-:2ttes fur:-: ées sont IP sig''L meme du ooppG;·i: ;,-,-,p .:•:;onnel, celui qu 'ex ige la Matrice et qui en manifeste en qu elq ue sorte l'essence . Les personnes n'existent pas dans ce monae, on n'y trouve nulle subjectivité,

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Page 28: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

Motrix, machine rhilosophique

mais : eulement l'idc:ltification ou l'assimilation parfaite, la réduction a la

fonction (-+• « Purpose ») . Or l'agent Smith enleve au moins par deux fois

ses lunettes. La premiere fois, a u début du film, ce geste est purement p rofessionnel, il s'inscrit dans la forme organisée de l'interrogatoire, celle

d u justicier-qui-s'adresse-au-prévenu-les-yeux-dans-les-yeux. L'agent Smith

remplit done parfa itement sa fonction . 11 en va tout autrement la seconde fo is : Smith sort alors de son role, il dit "je >>, et c'est .déja un indice de sa

fwture métamorphose, puisqu'il s'adresse ma intenant en tant que sujet (su jet qui dit sa souffrance, sa nousée) a un autre sujet, Morpheus en l'occur­

rence. Le face a face renvoie done a deux subjectivités, et Smith se trouve,

objectivement, du meme coté que cclui de son interlocuteur. Cette parole propre, sans lunettes ni oreillette, fait du reste l'objet d'um, incompré­

hension-réprobation de la part des deux autres agents qui surprennent cet

interrogatoire insolite, manifesternent contraire a la procédure.

L 'usage de la liberi.¿

Que faire, une fois qu'on est devenu un sujet? Morpheus donne la

réponse sous la forme d'un aphorisme d'esprit assez hégélien, mais qu'on

au rait aussi bien pu trouver dans Le Col/oque des oiseoux du poete péi5an

Fa rld ~ddln' Attar: « 11 y a une différence entre connaltre le chemin et

cheminer >> . C' est bien dire que la connaissance puremen! théorique ne

suffit pas, que la conscience doit s'engager dans un CE:i ca in nombre

d ' expériences qui constituent son éducation o u sa formation. Ce sont ces

no tions d' exp érience et de cheminement qui sont ici essentielles. A des

degrés divers, elles traversent toute l'histoire de la philosophie. De la ma·l·eutique et de la dialectique ascenc :! nte chez Platon a la

Phénoménologie de /'esprit de Hegel, dont le ~0us-titre est précisément « Science des expériences de la conscience ,,, la philosophie décrit une

co nscience engagée dans le monde et qui ne peut faire son salut, accéder

a la vérité, a la béatitude ou a la satisfaction, qu'en traversa:-:~ une série

d'é preuves qui sont comme autant de moments ou de médiations par icsq ·_: ? ls e1!e ~? prouve et s'éprouve dans l'extériorité du monde.

L'univers de Motrix peut donner l'apparence, tout au contraire, d'un

m onde de 1' immédiateté. Cette immédiateté, qui vaut du reste davantage

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Éloge de la contingence

pour la Matrice elle-meme que pour les résistants, est symbolisée par les

programmes qui permettent d'acquérir a vitesse infinie des connaissances

et une formation qui, dans la vie ordinaire, demanderaient des années

(piloter un hélicoptere, pratiquer les arts martiaux, etc.). Cette

immédiateté semble s' or:->oser a la notion m eme d' expérience. 11 n' en est

rien cependant pour au moins deux raisons : d'une part, ces programmes

de formation, aussi rapides qu'ils soient, présentent bien des moments,

des stades différents qu'il s'agit de franchir; d'autre part tout au long du

film Neo sera confronté a un certain nombre de choix, qui constituent des

expériences et des moments d'un cheminement existentiel, et contribuent

done a sa formation (-+Lo Voie du guerrier). Toute sagesse suppose une

conversion, mais si celle-ci apparaí't comme une grace, elle n'advient

qu'au terme d'un long cheminement. C'est cette conversion que Motrix

donne a voir, avec le long cheminement dont elle est indissociable. Ce

cheminement aboutit a une figure qui est celle de ]a contingence, de la

possibilité d'un événement hors programme, qui défait la totalité. Car si

tout monde, toute époque et toute culture comporte un príncipe de

cloture, ce príncipe est toujours contrecarré par un autre, le príncipe de

l'événement. La Matrice est la fermeture meme; tout ce qui s'oppose a

elle est de l'ordre de l'ouvert: c'est en ce sens peut-etr~, hors de tout

mysticisme, que Neo parvient a ouvrir, au sein meme de ce monde, un

autre monde.

jean-Pierre ZARADER

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LA LIBERTÉ VIRTUELLE

« Neo : Choice. The problem is choice. "

La rencontre avec I'Architecte dans Matríx Reloaded rejoue en contre­point les explications données par Morpheus da11S le premier épisode. Alors que Morpheus, le résistant, expliquait la Matrice a partir de i'histoire de la guerre entre les hommes et les machines (-t•Guerre hommes­machines), 1' Architecte explique la résistance elle-meme dans l'économie générale de la Matrice : la possibilité de refuser la Matrice a du etre inté­grée dans le programme afín de résoudre l'échec des premieres versions (-+La Matrice ou la Caverne ?, -t•Architecte, -+•« Pourquoi suis-je ici? »).

'-:oici l'explication de I'Architecte: "j'ai compris par la suite que la solution m'échappait paree qu'elle réclamait :.m esprit inférieur au míen, ou peut etre un esprit moins soumis que le mien aux parametres de la perfection. C'est ainsi que la réponse fut trouvée par accident, par un autre programme, un programme intuitif, initialement créé pour explorer certains aspects de la psyché humaine. Si je suis le Pere de la Matrice, elle en est indubitablement la Mere. [ .. . ] elle est tombée sur une solution d'apres laque!!~ 99 pour cent des sujets testés acceptaient le programme tant qu'on leur accordait la possibilité de choisir, meme si leur perception de ce choix avait lieu a un niveau presque inconscient. Or si cela fonctionnait en effet, [le systeme] était fondamentalement déficient et contribuait a créer l'exception qui confirme la regle, l'anomalie systémique qui, livrée a elle-meme, risquait de mettre en péril le systeme lui-meme. De sorte que ceux qui refusaient le programme, bien que minoritaires, constituaient une probabilité croissante de désastre. , Ainsi, l'existence de la résistance est bien certes un échec de la Matrice, mais un échec a la fois statistiquement circonscrit et volontairement assumé- done « ma'itrisé »,

précise 1' Architecte -, qui répond a une contrainte sur la notion m eme de réalité. Cette contrainte est rarement relevée par les commentaires philo­sophiques, alors qu<:' non seulement elle imolique une these philosophique originale et profonde- la liberté originaire est une condition de l'effet de

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La libe ~té virtuelle

réalité -, mais encare que cette these se justifie par une réflexion sur les techniques de réalité virtuelle, le film montrant de quelle maniere une innovation technique permet de repenser un vieux probleme philosophique, celui du sens de ce que veut dire « réel ».

L 'interactivité Les techniques de réalité virtuelle ne se réduisent pas a une

reproduction compiete et fidele de !'ensemble perceptif des représen­tations humaines. Celle-ci, bien sur, est une condition nécessaire, mais elle n'est pas suffisante. Le seuil de la réalité virtuelle est franc~i a partir du moment ou l'on integre dans la synthese des représentations une dimension nouvelle, a laquelle correspond un mot nouveau : 1' ínteractívíté

[1]. Les dispositifs de réalité virtuelle, sous le seul aspect de la représentation, ne font que radicaliser la problématique du spectacle total, en se proposant de créer, dar.:; la continuité des innovations techniques du cinéma des années cinquante (cinémascope, 30, son stéréo, etc.), un environnement artificiel qui, a l'image et au son, ajouterait des odeurs, des sensations tactiles comme le vent sur le visage, des effets kinesthésiques comme l'inclinaison d'un fauteu il dans un virage, ou encare des variations de température. Ainsi l'inventeur du premier dispositif de cinéma total, l'ingénieur américain Morton Heilig, est souvent considéré comme un précurseur de la réalité virtuelle, pour avoir mis au point une sorte de petit théatre a une place nQmmé Sensorama, qui n'avait ríen de numérique, et se contentait d'ajouter a l'image cinématographique d'autres données sensorielles synchronisées, donnant le- <entiment f)ar exemple d'une promenade dans Central Park avec le maxirn•.•m d'effets qualitatifs as:Sociés. Cette réalité était virtuelle dans la mesure ou elle avait toutes les propriétés apparentes d'un objet extérieur donné, mais en l'absence de l'objet lui-meme : tout se passait comme si l'on avait séparé les effets perceptifs de leur support, et qu'on les avait recombinés ensUite pour donner l'illusion de la présence de l'obje~.

Mais tout cela est insuffisant, et Morton Heilig lui-meme reconnaissait qu'il n'était que le grand-pere de la réalité virtuelle, car illui manquait un élément essentiel : « mon travail n'integre pas la capacité du spectateur a

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Matri)(, machine phi losoi-Jh ique

contróler l'en vi ronnement et a agir sur lui , [2] . Or cela est impossible a partir des seules techniques cinématographiques, et requiert la synthese d'images par ordinateur, qui permet de reconstituer les perceptions non pas a partir d~ l' impression d'un modele préalable (photographie), mais en les générant ab ovo a partir d'un code numérique, en calculant << en temps réel » les effets du déplacement de l'agent sur la représentation de son environnement. Ainsi, le << visiocasque , permet de faire vario::, le spectacle visible avec le déplacement eles yeux, donnant ainsi l'illusion que l'irnage se trouvait la, avant queje ne la regarde . Tout au contraire d'Aiice qui, traversant le miroir, retrouve les objets qu 'elle pouvait voir dans le miroir t~ls qu'ils étaient dans la réalité, mais découvre que toute la partie de la piece qui n'était pas reflétée est on ne peut plus différente, le << visiocasque » permet en quelque sorte d'entrer dans ses représentations et de s'y retrouver chez soi. Le << cyberglove , permet de s'emparer d'objets dans cet espace virtuel, mais doit aussi associer a cet acte la sensation de la résistance, de la texture et du poids de l'objet. La difficulté technique est bien entendu de calculer dans le meme moment les modifications de l'environnement impliquées par l'activité de l'agent. Cela suppose a la fois, au niveau du programme, de puissants calculateurs et, au niveau des interfaces, des artífices techniques permettant de rendre la diversité et la subtilité des sensations, notamment pour le toucher (3]. 11

est encare loin le jour ou nous pourrons entrer dans un univers virtuel aussi convainr;,nt que celui de Matrix.

On vo it bien cependant que le príncipe de l'interactivité est a la fois plus simple et plus général, et que ses applications dépassent largement le i-' r0b leme de l'illusion parfaite. 11 y a, entre le spectacle total de Morton Heilig et le cyberespace contemporain, la meme différence qu'entre un livre classique et un livre dont vous étes le héros, un CD et un CD-Rom in te ractif, un film en vidéo et un jeu-vidéo, ou encore un texte et un hype rtexte. Dans tous ces cas, on passe d'un mPdium organisé par la distinction de l'émetteur et du récepteur des messages (auteur-lecteur, acteur-spectateur, compositeur-auditeur, etc.), a un médium dans lequel l'c:euvre produite varíe avec le réccpteur. Certains vo ient dans cette transformation, le véritabl e nc:eud de la révolution spirituelle qui

1

J

La liberté vi;-tuelle

accompagne le développement des media électroniques. Ce fut notam­ment le cas de Ted Nelson, inventeur du príncipe de l'hypermedia, qui s'oppose aujourd'hui de maniere virulente au Web, précisément paree que celui-ci, sous sa forme actuelle et dans la plupart des cas, ne permet pas a l'usager d'intervenir directement sur le document (4]. Pour les c:euvres de fiction, l'effet est assurément un supplément de réalité, c'est-a-dire d' implication du su jet dans ses représentations, d'accroche du désir dans la fiction [5]. L'illusion est parfaite si, contrairement aux iivres dont vous etes le héros, vous pouvez réaliser des actes non prévus par le programm~, voire des actes absurdes, mais dont l'environnement virtuel tirera les conséquences. Ainsi, il faut avoir l'illusion de la liberté pour avoir celle de la réalité . lllusion, paree qu'en un sens on peut penser que tous les actes sont prévus d'avance. Ce n'est cependant pas tout a fait vrai : en effet, le programme ne prévoit pas tous les choix possibles, et il n'a meme pas besoin de le faire; il se contente de calculer en temps opportun les fonctions qui associent a la variation d'un (ou plusieurs) parametre du comportement du sujet la variation d'un (ou plusieurs) parametre de ses représentations. Ce qui est prédéfini, ce ne sont pas tant les choix eux­memes, que la relation entre les choix et leurs conséquences. Ainsi , en un sens nouveau, on peut dire que l' univers défini par la machine est virtuel,

car il ne consiste pas en un e association entre plusieurs séquences d'événements prédéfinis, mais plutót en un ensemble de relations constantes entre des forces, des capacités, des tendances (les miennes, celles des objets, etc.), qui s'actualisent de maniere variable au gré des événements et de leur composition. Le combat par exemple est l'actualisation d'une situation problématique ou incertaine qui se définit par la nature des forces en confrontation . 11 est mesure de soi - moment de vérité dans les mondes virtuels (·+La Voie du guerrier) .

Ainsi, pour produire un effet de réalité, il faut construire un environ­nement dans lequel il est possib le a chacun de définir un parcours singulier, virtuel en ce sens qu'il est une possibilité parmi d'autres d'usage

des objets donnés dans l'univers perceptif. Chaque parcours d'un espace de possibilités définit une ligne de subjectivation, c'est-a-dire une maniere singuliere de s'engage1 udns son monde. C'es~ -.:ans la mesure ou on y est

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Matrix, machine philosophique

engagé, pris, entouré de virtualités qui ne seront pas réalisées pour nous, que le monde de nos représentations apparalt comme réel, c'est-a-dire subsistant au-dela de la perception qu'on en a. La conscience du virtuel, de tous ces autres parcours subjectifs non réalisés, est done nécessaire

pour qu'on ait la conscience du réel. Mieux: on peut penser que si nous avons le sentiment d'un que/que chose au-dela de nos représentations, ce

n'est pas paree que nos différentes sensations convergent vers un centre logique qui fonctionne comme leur « support ,, (l'objet transcendantai=X

de Kant ou de Hu5serl), mais paree que nous avons conscience de ne pouvoir faire qu'un usage limité du monde, et qu'il y a forcément plus dans le possible que dans le réel. De ce point de vue, Neo a raison : " the problem is choice "· Traduisez : le probleme métaphysique de la nature du réel et le probleme technique de sa simulation se ramenent a celui de la possibilité de choisir.

Liberté originaire

Mais Matrix .R.eloaded fait une hypothese supplémentaire : hypothese majeure, hypothese en fait implicite dans les techniques classiques de réalité virtuelle, mais qu'il devie:;t nécessaire d'expliciter du fait meme que les sujets qui sont ici pris dans le jeu ne savent p ~ s, ou du moins, dit I'Archi tecte, ne savent pas consciemment, qu'ils sont en train de

manipuler des objets virtuels. Les sujets admettent le programme dans la mesure ou iis choisissent de jouer le jeu- meme s'ils ont l'expérience de ce cho;,: " a un niveau presque inconscient ». Ainsi, il ne suffit pas que des sujets puissent se construire a travers leurs choix, sur le fond de virtualités fo,-cément plus larges que celles qu'ils actualisent; il faut encore qu'ils choisissent ou non sur le fond d'accepter d'avoir a choisir entre les différents contenus de ce monde. 11 ne suffit pas qu'ils aient une certaine liberté dans le jeu, il faut encare qu'ils aient la liberté de jouer. Mais il ne s'agit pas la d'une liberté métaphysique, comme celle que Schiller et toute une tradition apres lui présupposaient a !'origine meme de l'expérience du j<> oo (6] : c'e5t UnP liberté qui ::' :> it etre inscrit:> dO!: '- !e j e ~t l11i-meme. JJ ne suffit pas de laisser le choix entre différentes possibilités internes au jeu, mais il faut encare laisser ouverte la ¡..,ussibilité de sortir du jeu comme une

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La liberté virtuelle

possibilité interne au jeu . C'est a cette condition seulement que la simulation sera efficace pour 99 pour cent des sujets testés. Le programme doit done prévoir non pas simplement une liberté qu'on peuL dire << empirique », celle de choisir entre différentes possibilités du jeu, mais

encare une liberté ,, transcendantale ,,, celle de choisir la possibilité qui rend le jeu lui-meme impossible pour le joueur. Dans tous les cas, le programme marche a la liberté humaine. Cette liberté est peut-etre la seule chose qui soit réelle, mais cela est suffisant pour que le probleme de la réalité tout en ti ere soit posé. D' o u Zion : en effet, malgré le succes

statistique de ce procédé, il n'en reste pas moins qu'un pour cent des sujets rester~mt hantés par ce sentiment de l'irréalité du réel, ce doute, a quoi se reconnaissent ceux qui n'acceptent pas le programme (<<Tu l'as senti durant toute ta vie : il y a quelque chose qui ne calle pas dans le monde. Tune sais pas ce que c'est mais c'est la, comme une écharde dans ton esprit, quite rend fou »). Cette liberté - qui n'est rien d'autre qu'une condition de la simulation- entralne ainsi l'interrogation métaphysique elle-meme, si on entend par la une interrogation qui ne porte plus sur la nature de telle ou telle partie de la réalité, mais sur la structure du réel << en totalité », comme aurait dit un certain Heidegger. Par la question

métaphysique (pourquo1 y a-t-il quelque chose piut6t que rien ? Quelle est la différence entre le réel et l'imaginaire ?, etc.), nous ne faisons que

traduire (et ntéconnaltre par la meme occasion) l'écart que notre liberté originaire introduit entre nous-memes et notre propre expérience.

Ces theses présentent de remarquables analogies avec celies de la tradition << existentialiste » . Heidegger expliquait, dans Etre et temps, que la possihilité de poser la question de l'etre (ce que veut dire le fait d'etre po•Jr un étant, et non pas seulement ce qu'est un étant- question, elle, ·,, physique », qui peut par exemple aboutir a la conclusion qu'un étant est

une fonction quantique, voire une configuration de bits (7]) était propre a un << étant » bien particulier, qui n'est pas simplement ce qu'il est, mais se rapporte a lui-meme comme a une possibiiité : il a d etre ce qu'il est. Cet << étant », il l'appelait Dasein, << etre-la », désignant par ce terme le mode d'etre propre a l'homme. << Le Dasein e< t chaque fois sa possibilité et ne l'"a" pas seulement a la fac;:on dont on a simplement en sa possession un

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MatnX, machine phib~ophique

étant-la-devant. Et paree qu'il tien t a la nature du Dasei n d'etre chaque

fois sa possibilité, cet étant peut en son etre se "choisir", se trouver lui­

meme, il peut se perdre ,,, etc. [8]. La tradition existentialiste a de ce fait rencontré elle aussi (notamment chez Sartre [9]) l'idée étrange d'un choix

presque inconscier.!, et permet de l'éclairer. Les sujets ne sont pas

antérieurs au choix qu'ils font, et meme on peut dire qu'ils ne font aucun

choix : ils sont leur propre choix. Mais Heidegger montre aussi que seule la possibilité de la mort permet au Dasein de se rapporter véritablement a

lui-meme comme a une pure et simple possibilité. En effet, rien, a proprement parler, n'est « réalisé, par la mort, ce n'est pas une possibilité

de quelque chose. Et comme elle la c16t nécessairement, elle fait de la vie tout entiere une simple possibilité, une contingence- non pas au sens ou elle ne serait pas déterminée par des causes, mais au sens ou, quelles que soient les causes qui déterminent nos actes et les événements qui nous

arrivent, nous ne pouvons nous y apporter que comme a autant

d'émergences sur le fond de ce rien qu'est la possibilité de notre impossibilité elle-meme. Autrement dit, la possibilité de leur propre

impossibilité permet aux Daseins que nous sommes de nous approprier

notre propre vie tout entiere comme une possibilité, dans laquelle nous

sornmes forcément, que nous le voulions ou non, « engagés ,, et de nous révéler ainsi adéquats a notre mode d'etre le plus propre. C'est done bien,

comme dans la Matrice, la possibilité de l'abolition de toutes les possibiiités qui nous permet non seulement d'entretenir des rapports a

telle ou telle chose du monde comme a autant de choix possibles, mais

encore au monde tout entier comme a une possibilité, et, par la meme, a l'idée de !'etre. La question de l'etre a pour condition la " liberté envers la

mort "···

Mais Matrix va plus loin que Heidegger. Car I'Éiu rencontre un troisieme niveau du choix . C'est a lui qu'il revient de choisir si le choix

or;:;:¡inaire doit etre de nouveau offert ou non a la multitude des sujets, qui

auront done a choisir a leur tour s'ils accepte!"'t le destin propasé par la Matrice, ou s'ils le refusent : << La fonction de I'Éiu est maintenant de

retourner a la Source, ce qui permettra une dissémination temporaire du

code que tu portes, et réinitialisera le programme originaire . Apres quoi, il

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La liberté virtuetle

te se ra demandé de choisir, a partir de la Matrice, vingt-trois individ11s,

seize femelles et sept males, afin de reconstruire Zion . L'échec dans

l'accomplissement de cette mission entralnera un crash cataclysmique,

tuant toute personne connectée a la Matrice, ce qui, ajouté a l'extermi­

nation de Zion, entrc:1lnera finalement l'extinction de toute la race

humaine. [ . .. ] 11 y a deux portes. La porte a ta droite mene a la source et

au salut de Zion. La porte a ta gauche te ramene a la Matrice, a elle

[Trilllty], et a la fin de ton espece. Comme tu l'as tres justement dit, le

probleme est de chois;r. , Cette option est nécessaire pour maintenir la

population de ceux qui refusent le programme dans une quantité

suffisamment réduite pour qu'elle ne menace pas le bon fonctionnement

de la Matrice. Elle a une fonction régulatrice. C'est précisément pour cette

raison que l'architecte peut dire á Neo que sa vie est <<le reste d'une

équation déséquilihrée inhérente a la programrnation de la Matrice ''· Dans le nouveau cycle se trouvera un nouvel élu parmi ceux qui refuseront

le programme, et ainsi de suite. L'Éiu apparalt ainsi comme une fonction l de controle au sens cybernétique du terme, c'est-a-dire qu'elle permet a la f machine de rectifier son fonctionnement a partir de ses effets, en utilisant l sa marge d'erreur comme principe de correction, et ainsi de prolonger son \.

opération.

Mais de meme que la Matrice ne peut que laisser le choix aux sujets

d'accepter ou de refuser le programme, de meme elle est obligée de

laisser a Neo le choix d'accepter ou de refuser sa << mission "· Ainsi, elle

laisse nécessairement ouverte la possibilité d'un refus, et par ia J'une

Apocalypse totale . Elle aussi, done, fonctionne a la condition de laisser

ouve~te la possibilité de son impossibilité. Autrement dit, au sein de la Matrice, un choix qui n'est plus ni empirique, ni transcendantal, mais

. proprement cosmique, est offert a un des joueurs : le choix d~ permettre a

tous les autres joueurs de continuer de jouer, ou de le refuser également a

tous. Boucle étrange, au terme de laquelle la liberté humaine apparalt a la

fois comme moyen et comme limite de la simulation parfaite de la réalité.

Controle paradoxal. oui doit inti'>':'rer l'éventualité de la catastrophe dans

son propre feed-back . jeu décidément dangereux, pour les machines comme pour les hommes, mais qu; ::Jéveloppe jusqu'a se~ ultimes

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Matrix, machine ph ilusophique

conséq uences la th ese sel on laqu ell e la question de la réalité ne se pose pas uniquement a partir d 'un doute métaphysique sur la référence de nos représentations et l'équivocité du reve et de la veill e, mais a partir d'une inqui étude éthique qui porte sur la valeur que nous sommes prets a donner au monde dans lequel nous vivons, quelle que soit, finalement, su texture ontologique (-+ •cypher, -+ Sommes-nous dans la M a trice ?). Mais n'était-ce pas, finalement, ce que voulait dire Platon qua·nd il faisait du Bien le sole il de ses ldées, ce qui imposait de chercher la vraie réalité, ou Nietzsche enca re, quand il traquait sous les questions rnemes de la métaphysique des éva luations im plicites ?

Patrice MANIGLIER

[1] Claude Cadoz_. Les réa iilés virluel/es, Flammarion, << Domine~», 1994. [2] Morton Heilig . « Entretien avec un pionnier », 1989,

y_:~ww.sim tean:u;_Qm/VR /heilitv.htm

[3j Bernard jolivat, La réalité virtuel/e, PUF, << Que sa is-je? », 1996.

[4] Ted Nelson, Computer Lib/ Oream M nri¡ ines, Seattle-Wash., Microsoft Press, 1987, et son site, http ://ted. hype rl and._Lu.LO.

[5) Gec ~;e P. Landow, Hyperlext, johns Hopkins lJniversity Press, 1992.

[ 6) Colas Duflo, Le jeu. De Pascal a Schiller, PUF, << Philosophies », 1997. [7) David Chalme--s, << The Matrix as Metaphysics »,

http :1/whatisthematri x.warnerbros.co¡-o¡ (8] Heidegger, Étre et temps, Gallimard, 1985.

[9) Sa rtre, L 'existentialisme est un humanisme, Gall imard, << Folio-Essais »,

1996.

LE TAO DE LA MATRICE

" The Architect : The function of the One is now to re turn lo the Source "

Lorsque, le 8 novembre 1700, Leibniz rec;:o it du Pere Bouvet une description du Yi-King, il est frappé de la proximité qu'entretient cet ancien systeme divinatoire chinois avec sa propre découverte d'un calcu l binaire et son reve d'une << ca ractéristique universelle ». 11 y vo it immédia­tement une réalisation, quoiqu'archa'lque et imparfaite, du grand projet d'une langue des choses (lingua realis), par ou pourrait se transcrire le code fondamental et done l'intelligibilité du monde créé par la sagesse divine . Quelques années plus tard, il rapportera encare a un de ces correspondants: << Fo-hi [un des auteurs légendaires du Yi-King], le plus ancier prince et philosophe des Chinois, a recon nu !'orig ine des choses da ns I'U nité et le Néant, c'est-a-di re que ses Figures mystérieuses rnontrent quelque chose d'analogue a la création; elles contiennent, bien qu'el les indiquent aussi des choses plus élevées, I'Arithmétique Binaire que j'ai rf'trouvée apres tant de milliers d'années , (Lettre a Des Bosses, 12 aout 1 709) . Ain si la rencontre du monde digita l, créé p" r ie Grand Architecte, et du monde des transmutations prédit par les Oracles a-t-e lle déja eu lieu 1. Mais ne le di tes pas, c'est un secret que les ph il oso ¡..>i 1es préferent garder pour eux. Car lors de cette premiere rencontre, la philosophie rationa li ste occ identa le avait revé d'un projet moins glorieux : << Que si, done, exulte Leibniz, on pouvait obtenir de I'Empereur, sur !'avis des sages, qu'il déclare que Xamgti est I'Etre supreme, source de la sagesse, de la bonté et de toutes les autres perfections [ ... ] nous aurio ns gagné, je pense ».

Ma is qu'aurions-nous gagné, cher Leibniz? Un monde produit par le r alcul d',w, uieu Architecte (Oum Oeus calculat fit mundus), réglé comme

l. Autre hasard heureux, c' est au Yi-King que Phi li p K. Dick - mai tre de la sc'once fic tion fondée sur la perle de réalité- confie le soin de régler ses mondes possibles dans Le Maítre du Haut Chóteau.

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Matrix, machine philosophique '

' une machine, o~ la logique organise jusqu'a l'événement le plus aléatoire . Une grande horloge, ou le temps est toujours compté. Un monde ou la plus petite anomalie est voulue pour contribu er a la perfection de !'ensemble. Bref, comme le dit 1' Architecte a Neo, se ion une expression tout a fait leibnizienne, une « harmonie de précision mathématiq,uli >>. ••

L'enfer, quoi. .._ ......

La Voie du maitre

Grossierement résumé, la fable de Matrix semble d'abord inviter au parcours opposé: soumise a l'emprise de la technique, qui sous sa forme numérique a fini par transformer la réalité meme en virtualité, l'humanité ne peut espérer son salut que d'une reconquete du monde des signes et des simulacres. La référence appuyée a •aaudrillard semblait aller confusément dans ce sens (-+ Trois figures de la simulation). Moins claire, en revanche, était la voie de sortie proposÉ:e. Comment se rendre a nouveau maltre des sirnulacres? Est-ce bien de cela qu'il s'agit ? Dans un prernier temps, une opposition tranchée pouvait laisser croire a un combat frontal entre monde des machines et des signes d'un coté, monde des hommes et du « réel , de l'autre (au grand dam de Baudrillard qui s'empressa de crier au rnalentendu). Le dernier message du prernier épisode était d'ailleurs clairem2~t guerrier: Neo allait libérer le peuple et lui montrer un monde sans les machines, '' un monde sans regle ni controle, sans frontiere ni limite, un monde ou tout est possible ''· Le Hacker partait en croisade a la reconquete du monde digital. On allait voir ce qu'on allait voir.

Et l'on ne vit rien, ou si peu. Car, comme !'explique I'Architecte dans le second épisode et cornme le laissait déja pressentir le personnage de Cypher, il ne suffit pas de dire aux gens la vérité nue pour qu'ils désirent se libérer de leurs illusions. Le vrai probleme, comme le sait tout lecteur de La Boétie ou de Marx, est la servitude volontaire . Parallelement, comme !'indique la scene de confrontation entre Morpheus et 1 ock, il nP o;uffit pas de sortir du monde virtuel pour échapper aux regles et aux controles. Zion est loin de l'utopie pu:itique des Hackers, ...;ont on pouvait rever a entendre Morpheus en parler. Neo, encare trop na·¡t, n'avait done pas

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Le Tao de !a Matrice

compri s sa rnission et il le confessera d'ailleurs, avec dépit, a Trinity: « 1 wish 1 knew what /'m supposed to do. That 's al/. 1 just wish 1 knew ». Constat d'éch ec : la guerre de libération n;a pas mené a la libération de l'humanité, les machines s'appretent a détruire Zion, le temps presse et nous en sommes encare a attendre une révélation. C'est I'Oracle, bien évidemment, qui va se charger de la formuler. Ce qu'il doit faire? C'est simple : il doit retourner a la Source, « la ou le chemin de I'Éiu finit ''· L'Architecte le répétera : la fonction de i'Éiu est de retourner a la source. Le dialogue commencé par Leibniz reprend ici, mais dans l'autre sens:

" La Voie : origine de toute chose Critere de tout jugement. Un prince avisé saisit !'Origine Et retourne a la Source ,, (Han-Fei-tse)

N'importe que! pratiquant du Tao aurait done pu éclairer Neo aussi bien que I'Oracle : la « voie du maltre ,, est de revenir a la Source, au lieu qui précede la création des formes.

En premiere approche, nous sommes peu avancés par cette révélation (et bi en loin du Tao), puisque la Source semble encare appartenir a la machine. Ell, est, devine Neo, le « systeme central'' · Mais les choses ne paraissent pas aussi simples des que 1' on prete attention aux différents niveaux de « réalité >> en jeu : comment Neo pourrait-il accéder au ¡;eu ou se produisent les formes et permettre de relancer un nouveau programme sans sortir de sa propre torme digitale ? Est-ce cela qu'il faut 2ntendre par la dissolution de son code ? Le fait que Smith ait semblé s'emparer du corps (« réel ») de Bane avait donné le pressentiment cie ces questions nouvelles. La scene finale, surtout, ou Neo non seulement ressuscite Trinity en sens inverse de sa propre résurrection dans le prernier épisode, ro.z:is parvient a sentir et a stopper les machines dans le monde « réel »,

confirme la nouvelle difficulté. il y a ici un mystere qu'il faut laisser 011vert, au point ou commence le troisieme épisode. Mais, plutot que de vouloir le perror a gr;¡ncJ ~ rpnforts d'hypotheses, il est peut-etre plus intéressant de le laisser exister comme te!, dans sa fonction narrative. Car un des aspects :es plus marquants de cette scene finale est d'abord que Neo n'y parvienne pasa la révélation qu'il espérait avec tous les« croyants ,, (c'est-

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lvíatrix, machine philosop que e</

a-dire les spectateufs ?). Contrairement au premier épisode ou la . . b l progress1on ava1t a outi, selon les lois du happy ending, a l'éveil du héros

et a son triomphe sur l'ennemi, nous ne parvenons ici qu'a la déception et a la confusion.

L 'esprit trouble et confus

La grande révélation du ~econd épisode, c'est qu'il n'y a rien au bout du chemin, sinon la dissolution progrélmmée de I'Un (The One). Neo l'éveillé, l'homme-nouveau revé par toutes les utopies po litiques pour conduire le peuple a sa libération, ressemble plut6t ici a un enfant désemparé devant la triste nouvelle de son aliénation. Mais p~ut-etre son destin est-il précisément, comme le suggerent son nom et sa fo:1ction, de redevénir un << nouveau né ,, (Neo nate) . Peut-etre I'Éiu, loin de parvenir a une connaissance dont le peuple serait privé, doit-il en fait se trouver privé de cette connaissance qu'ils ont en partage :

"Je ressemble au nouveau-né qui n'a pas encare souri asa mere. )e suis détaché de tout; on dirait que je ne sais pas ou aller. Les hommes de la multitude ont du superflu; moi seul je suis comme un homr.o<: qui a perdu tout. Je suis un homme d'un esprit borné, je suis dépourvu de conna1ssances.

Les hommes de la multitude sont remplis de lumieres; moi seul je suis plon~.> dans les ténebres .

Les hommes du monde sont doués de pénétration; moi seul j'ai i ·esprit trouble et confus. \

1 1,

J . . \ 1' ' e su1s vague comme la mer ; ¡e flotte comme si je ne savais o u , , _.\" m'arreter >>(Tao te King) ,/ ' \ •

La représentation des différents Neo sur les écransf manifeste filmiquement le point culminant de cette confusion, qui a caractérisé le personnage tout au long de l'histoire (~•Épuisement) . Le moi, traversé de questions et d' cbjections, se disperse dans de~ d1scours discordants disparaí't peu a peu dans une grande image sans forme ou il rPioin~ l'humanité tout entiere. Mais, autre aspect essentiel, cette ext;eme confusion n'empeche pas de le p!acer en position de décision ultime. On explique meme a Neo qu'il a été programn1é pour parvenir a ce point

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Le Tao de la Matrice

- avec pour cons~quence, rappelée tout au long du film, que c'est le choix qui compte _(«Choice. The problem is choice»), mais un choix qui a toujours déja été ,fait (« you didn't come here to make the choice, you've

a/ready m a de it ")~; Ces différents éléments renforcent l'impression que la << voie du guerrier » parvient alors a son terme, a proximité de la Source. En effet, le guerri r est bien programmé pour parvenir a la « décision ultime » plus qu'a \a victoire -ce que le Budo a thématisé si fortement comme kimé et que\ le Tao exprime ainsi : << L'homme vertueux frappe un coup décisif et s'ar~éte >>. Premiere réponse a ce qui aura été une des grandes questions du second épisode : << pourquoi combattre encare ? » .

Nous ne combattons pas pour vaincre : nous combattons pour parvenir a ce moment ou nous est donnée la possibilité de réaliser le geste parfaitement juste. Pourtant, ce << coup décisif » ne peut consister qu'a << ne rien faire)) ou, si l'on préfere, a ne pas faire ce qui était voulu, a laisser ~onc les choses (notamment le corps) aller leur cours- si bien qu'il n'y a pourtant rien qui ne se fasse : << Le Tao pratique constamment le non-agir et (pourtant) il n'y a rien qu'il ne fasse ». Alors, nous dit-on, la fin rejoint !'origine et << I'Empire se rectifie de lui-meme ».

La dissolution de I'Un est ici, soulignons-le, une condition de l'action adéquate. JI faut que l'homme cesse de faire obstruction au cours des choses en fluidifiant ce qu'il a fixé dans un moi. Alors seulement peut-il atteindre, au mome11t ou il s'est laissé aller a la plus extreme faiblesse, la force véritable : << Celui qui possede une vertu solide ressemble a un ,nouveau-né qui ne craint ni la piqure des animaux venimeux, ni les griffes de~ betes féroces, ni les serres des oiseaux de proie./ Ses os sont faibles, ses rlerfs sont mous, et cependant il saisit fortement les ohjets, (~· Spoon

boy). Le cinquante-neuvieme hexagramme du Yi-King (<< la dispersion »)

rappelle la nécessité de ce moment : << de la dissolution initiale a la réorganisation finale, telle est la voie de développement qui réside, paradoxalement, au C<EUf de la dispersion ». Quant a Ce qu'il faut disperq'r, cela est sans mystere : << les regrets proviennent du mental ; tant qu'il subsiste, le moi reste présent. Disperser le moi, c'est trouver le non­moi, le sans-ego, et s'affranchi r du mental. Lorsque celui-ci disparaí't, !'esprit du Tao demeure i11ubscurci. L'homme ¡,;:: ¡::¡rovoque ni n'éprouve

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Matrix, mach ine philu:;ophique í - f~,_;,_-;~

aucun reg ret . 11 es t capa bl e de stopper la d is pers inn des qu ' il l;¡ rencontre ». C'est pourquoi, également, !'im passe et l'épuisement (quaran te-septieme hexagramme) sont nécessa ires a l' accomplissement du grand homme (-.•Épuisement) .

Comme dans le premier épisode, la charge po lémique est évidente : alors que tout avait été fait pour laisser croire que nous avions en face de nous un énieme " sauveur de i'humanité >>, un nou veau Superman, nous apprenons maintenant que cette réalisation la ¡.> lus complete de la conscience libre est, en bit, completement ignorante d'elle-méme. Ce qui était suggéré par le jeu du personnage est confirmé par le discours de 1' Architecte : Neo était bel et bien dans la plus parfaite confusion sur son étre véritable, puisqu'il apparaíl finalement comme un prograrnme d'une machine infernale a qui le seul choix laissé est précisément de ne pos

sauver l'humanité (q'.''il choisisse de servir a nouveau les machines ou de précipiter la mort collective de tous les humains). Le désarroi de 1' American

Hero est d'ailleurs visible. Pour approfondir un peu le mystere, il faut alors se demander si la prophétie se trouve ou non réalisée. I'Éiu est-il parvenu, comme prévu par I'Oracle, la ou son chemin finit ? Voila une question qui peut sembler curieuse puisqu'il n'a oas choisi la porte de droite et n'est done pas revenu a la Source. Mais on peut remarquer que I'Architecte - qui a annoncé que la fonction de I'Éiu est de re to urner a la Source­sait parfaitement qu'il ne choisira pas cette porte:

« Ce qui m'amene au moment de vérité, celui ou s'exprime enfin la dé::Cience fondamentale, ou l'anomalie se révele a la fois comme commencement et fin. 11 y a deux portes. La porte á ta droite mene a la source et au salut de Zion. La porte a ta gauche te ramene a la Matrice, a elle [Trinity], et a la fin de ton espece. Comme tu !'as tres justement dit, le probleme est de choisir. Ma:~ nous S2'.'8 ¡¡s déja ce qu e tu vas faire, n'est-ce pas? Déja je vais la réaction en chalne, les précurseurs chimiques qui signalent la mise en branle d'une émotion spécialement con<;ue pour envahir le bon sens et la raison, un e émotion qui te rend déja aveugle a l'évidente et simple vérité. Elle va mourir, et il n'y a rien que tu puisses faire pour l'empéch"r. ,

Ce mystere avait été annoncé par l'oracle : Neo a vu la sou rce, la porte faite de lumiere » , il a la vision de. ;nonde hors du temps. Or ce

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1 Le Tao de !a Matrice

qu' il ava it vu , c'était pourtant bien la po rte de gauche qui le conduisait ve rs Trinity.

Qu e le début et la fin co'1·ncident alors n'est évidemment pas indif­férent. Que nous soyons laissés a ce point, comme Neo, avec des questions sans réponses non plus : " Sur la Voie, il n'y a aucune question a poser, aucune réponse a donner. Celui qui pose malgré cela des questions pose des q•_,, stions spécieuses et celui qui répond quand méme se place hors d' elle. Quelqu'un qui se place en dehors pour répondre a des questions spécieuses, celui-la ne verra pas l'univers qui est autour de lui, il ne connaí'tra pas la grande Source qui est au dedans ,, (Tchouang-tseu). Mais c'est également une maniere de lever un peu le mystere, puisque la Source, comme nous commencions a nous en douter, pouvait aussi bien se trouver au dedans qu'au dehors, au point ultime ou la conscience du héros parvient a la dispersion - << a proximité du début des phéno­menes >>, pour reprendre une autre expression de Tchouang-tseu décrivant l'état d'oubli du sage visionnaire. La dispersion de I'Un, le moment ou il acquiert la " vision ,, et ou il retourne a la Source pourraient done bien coincider dans l'action adéquate et spontanée ou le héros s'oublie et devient sirnplement spectateur de son propre corps aimant et agissant.

J .... : ' ... : } ,_

Cherche le courbe dans c~jlufert-droit- .

La dispersion est a son comble : Pourquoi la fin ne vient-elle pas ici donner d'autre sens que de retourner au désordre et a la confusion? Quelle est done cette voie que suit Neo depuis le commencement ? Celle, préc isément, des qu estions sans réponses et du retour au Chaos, par laqueii e l'homme est conduit a tordre son esprit jusqu'a devenir totale11 1ent libre, c'est-a-dire adhérent a u désordre naturel des événe­ments . Le discours de I'Architecte nous oriente clairement en ce sens . S'il est vrai, en effet, que la Prophétie était simplement another system of

control, c'est done qu e la solution mythique cu relig:c:Jse, qui donnait apparemment son sens a l'action de I'Éiu et réunissait dans une méme foi les « croyants ,, (les spectateurs ?), appartenait encore au systeme de controle. Son caractere éclectique, píesque gnostique, n'était peut-etre d 'ailleurs qu'un des trai ts caractéristiques des mythes modernes (notam-

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Matrix, machi:w philosophique

ment new age), ou nou s est donnée a recunnaí'tre la maniere d0nt les utopies re li gieuses se perpétuent insidieusement apres la « mort de Dieu ».

Or derriere cette eschatologie décevante, incessamment reconduite par les utopies po li tiques, derri e re cette ' évé lation manq uée, derriere ce jeu de renvois extérieurs avec lequel ioue le film, comme joue I'Architecte avec les prétendus rebelles, se jouait éga lement a l'écran une autre histoire : celle de la libération d'un hommc qui est peut-etre, en tant que te lle, la libération de l' humani té (au sens ou c'est peut-etre de l'humain qu'il faut aujourd 'hui nous iibérer : savoir redevenir, disait Nietzsche, chameau, lion, puis enfant). Cette histoire, com me il apparalt clairement a la fin de chaque ép isode, serait done celle de l'apprentissage de la liberté. Mais pas de n'importe quelle liberté, puisque le choix y est toujours déja fait. Si Neo est un Christ, il ne l'est pas d'etre d'emblée insta ll é dans le regne du divm, fil s d 'un Dieu absent et mode le du reve d 'auto-déte rmination absolu . Sa << passion >> est de nous indiq uer comment l'homme doit se libérer de son humanité m eme en acceptan t le choix comme déja. fait, redevenant enfant d'abord, puis dieu ou su rhomme.

Le traitement de cette question du choix, présentée comme centrale, peut év idemme nt faire penser a Nietzsche (sur l' enfant joueu r, le su rh omme et !'amor fati), ou Spi noza (sur les causes et l'=s effets, la co"fncidence de la liberté et de la nécessité, l'amour intellectuel de Dieu qui ca racté ri se le sage) - e t ce n'est ce rtes pas un ha sa rd que nous retrouvions ici ces deux noms -, mais ell e est également une maniere de rP.venir au di alogue avec le Tao. Cela est tres apparent dans l'échange avec le Méroving1en qui propose deux voies, entre lesquelles Neo va faire va loir son propre chemin :

« Le Mérovingien : [ ... ] Le Maitre des clés lui-méme, sa nature meme, est d'etre un moyen, non une fin . Le rechercher, c'est chercher un moyen, un moyen pour faire ... quoi ?

Neo : Vous co nnaissez la réponse a cette question . LP Merovingien : Mais vous ? Vous pensez la connaitre, mais vous ne la connaissez pas. Vous etes ici paree qu'on vous a dit de ven ir et vous avez obéi. [Rires] C'est ainsi que vont les choses. Voyez-vous, il n'y a qu'une seule constante, une seule loi universelle, et c'est la seule vérité : la causalité. Action, réaction. Cause et effet.

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Le Tao de la Matrice

Morpheus: Tout commence par un choix. Le Mérovingien : Non. Faux. Le choix est une illusion créée pour distinguer ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l'ont pas . .,

Deux types de réponses qu'auraient pu donner Spinoza ou Nietzsche a la question du choix : tout est causalité, action et réaction ; tout est rapports de force, volonté de puissance. Mais ce qui fra ppe du meme coup, comme dans la rencontre avec le Spoon boy, est que Neo se trouve précisément en face de ces différents personnages qui viennent rég ulierement lui expliquer la « ·;é rité >> de la Matrice. Nous retrouvons ici la distinction entre un systeme de références (au bouddhisme, au déterminisme, a la volonté de puissance, etc.), qui restent extérieures, et l' unité narrative interne, que réalise concretement a l'image l'action sing uliere du héros. Neo n'opine pas du chef en écoutant le Spoon boy ou le Mérovingien : il reste dan5 l'état de consternation et de confusion, ou il a été plongé depuis la révélation de sa mission comme The One (-+ •Épuisement) .

Reste que ce la ne l'empeche nullement de faire l'appren tissage d'une liberté et d'un choix qu'il met régulierement a l'épreuve. Ce que les phi losophes thématisent en terme de concF>pts (de degré de conscience, d' « éternel retour >>, d'amour intellectuel de Dieu, etc.), Neo le réalise ici en agissant, selon une log ique qui est cel le du corps et de son pli . Que le co rps puisse, par sa souplesse propre, plier !'esprit et le monde (comme rep résentation) dans le « coup décisit >>, c'est la un aspect essentiel de Matrix, dont témoignen t notam ment la répétition des images de torsion (du personnage ou, inve rsement, du décor) et le discours du Spoon boy

(-+• Spoon bey). Or le Tao a précisément privilégié cette image de la souplesse et du pli pour offrir une conception singuliere du rapport entre le choix et la nécessité. Déja, ~Q.L[e__premieF-épisode,-·Morpheus avait suggéré que la torsion engageait notre rapport au monde : il y a des lois, disa it-il, que l'on peut briser, et d'autres non; pourtant l'action ne s'y trouve pas bloquée, car ces lois peuvent éventuell ement etre courbées. « Cherche le rlroit dans IP cou rbe, dit le r!:"ltre, concentr" ton én'=:gip P.t fais la sort ir ,, ; mais aussi bien : cherche le courbe dans ce qui est droit - d ' u~ ;a prédilection chinoise pour les images -::e: spirales, les vortex, les

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Motrix, mac hine philosophiquc

vagues, les vei'les du marbre, etc. 11 n'y a pas de systeme, y compris de sys teme de la nature, si rigide qu'il ne puisse plier et c'est pourquoi il faut chercher en toutes choses la soup lesse, qui seul e s'accorde aux choses . Cette plastic ité du réel est constitutive : les oppositions comme celle de !a ligne et du cercl e son t toujours des « arréts su r image » de formes qui évoluent et se transforment les unes dans les autres . Leibniz était éga!ement parvenu a cette idée centra le qu'<< il n'y a jamais ny globe sans inéga lités, ny droite sans courbures en tremes!ées, ny cou rbe d'une certaine na ture finie, sans mélange de quelque autre, et cela dans les petites part ies comme dans les grandes "· Si le Grand siecle a done été celui des << lois de la nature », c'est peut-étrE en un sens plus complexe qu 'i l n'a paru a notre modernité, pourtant friande de << complexité » et de <<fractales » . Revenir a la logiq ue du pli, comme l'avait bien vu Deleuze li sant Leibniz, ce qui veut dire éga lement : ne pas chercher a faire ployer les choses (par la prétendue force de la volonté), mais s'accorder a Jeur déploiem ent (par l'apprentissage ue la faiblesse). Voila ce que signifie :

. adhérer a. Ja spontanéité des étres.

·L"ái~upl·~ dont Neo a fait l'apprentissage dans le premier épisode au niveau de son corps, il la mene a son terme dans le second ép isode en atte ignan t une cor1fus ion comparable a cell e d'un enfant. ]usq u'alors, nous en étions cncore a espérer encare une révélation platonicienne, ou il se rait permis a I'Eiu de sortir de la Caverne pour accéder a son étre véritabl '=' et voir les Formes, les « vrais , objets. Et voila que nous ne trouvons qu·un vide d'absc lu. Mais Neo ,,·e)t pas I'Éiu de voir la plénitude la c0 se tient le vide, au centre de toutes choses. 11 l'est de se mouvoir librement dans ce vide d'abso lu. Tel est le sens de la vraie souples)e :

« Si l'on est incapable de fa ire preuve d'une granue ,ouplesse d'adaptation on rencontrera nombre d'obstacles a tout instant; et le feu de l'ignorance éclatera sans controle. [ ... ] Comment pourrait­on alo rs accomplir le grand Tao 7 Lao-tseu dit: "Peux-tu concentrer ton souffle jusqu'a atteindre la souplesse et la flexibili té d'un nouvea u-né ?" Si tu atteins la so uplesse Pt la flexibilité d'un 11 vuveau -11 é , a:..:.~~ s tou s les objets se ron t vides d'absolu »

(Lieou Yi-ming)

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t 1 l_e Tao de la MJcrice

Le parall ele avec le Yi-King prend alors une sign ifica tion bien plus profonde: vo il a, en effet, un << monde " qui semble rég lé par un code rig ide (la combinatoire des lignes pleines ou brisées qui form ent les hexagrammes), transcrit dans des signes immuables, soumis au calcul le plus imperturbable, un monde qui ¡..>ourrait étre le n6tre, ma is qui ne l'est pas, puisque tout y est justement processus, soup lesse des événements, virtualité [2] . Nous comprenons alors l'errPur de Leibniz: non seulement, le monde binaire et mar:hin ique n'était pas la vérité du monde des oracies, mais c'était peut-étre l'inverse qui est vrai : ces lois qui peuvent étre pliées sont cellc;, nous dit Morpheus, des systemes les plus !ogiques et rigides en apparence, ceux des ordinateurs ( << these rules ore no different thon the rules

of o computer system »). Ainsi le monde virtuel, dans lequel nous vivons depuis J'avenement du nouveau mode de « réalité » qui porte ce nom, n'est-il peut-étre pas une prison. Ainsi, une autre interprétation que celle qui reconduit indéfiniment le conflit stérile de l' homme a ia machine était­ell e possible. Ainsi la liberté pourrait bien ne pas se trouver dans le jugement (!'arb itre), a laquelle la machi ne oppose son implacable mécanisme, mais dans la puissance de décision : dans le jeu méme de la machine, y compris ce lle du monde, y compris ce ll e du corps (Neo, symbole de J'homme libre, appartient d'ailleurs, nous dit I'ArchiteCLe, aux fluctuotions de ce monde-machine dont il suit les plis).

Un autre passé de la métaphysique, un autre avenir de la philosophie ?

11 faut laisser ces résonances discretes a leur nécessaire apesanteur. Le Tao n'est pas une réponse de plus aux questions, il est la voie de leur abandon. On peut bien etre tao·lste sans le savoir et sans le vouloir : regardez, nous dit Tchoua ng-tseu, le boucher qui coupe sa viande ou le nageur qui joue des courants (et, pourquoi pas, les réali sateurs d'un blockbuster hollywodien). Seules les images restent, au bout du compte, et celui qui s'abandonne a l'oubli de soi en suivant leur mouvement n'a pasa ré·: u d'un e meilleure << sagesse ». Mais nous pouvons insistér, en revanche, su r l'intérét que présente ce cheminement pour celui qui voudrait poursuivre le dialogue engagé par Leibniz. Comme le remarquait

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Matríx, machine ph;loso~hique

F. Jullien, le lieu le plus évident ou le \'í-king peut fai re va loir aujourd'hui sa

valeur d'outil est ce rtainem ent du coté de la sém io log ie (4] . Qu'est-ce

qu'un sig ne 7 Un représentant, un e allégorie qui se propage en droite

ligne, ou le vecteur t ourbillonnant d 'une énerg ie, le vortex d 'un flux de

torces ? Dans cette alternative, les Chinois ont opté résolument pour la

seconde conception : ils ont ainsi développé une autre pensée du virtuel,

du programme, du calcul, bien différente de l' hostilité a la t echnique qui

caractérise notre culture. Cela est tres apparent dans leur rapport a l'art de

l'écriture, ou il ne s'agit pas de transcrire (des choses, des événements),

mais de se laisser porter par cette énergie qui constitue et la chose et le

symbole. C'est, toujours et partout, l'énergie, non la pensée, qui fait le

lien. C'est, toujours et partout, le corps qui s'avance ~n premier :

« 11 s'agit d'une intuiticn qui semble bien etre au cCEur de la pensée ch ino ise et qui consi ste a concevoir la réa lité comme surg issement permanent, comme un perpétuel passage du virtuel a l'actuel, comme une succession de figures ou de configurations naissant de mani ere ininterrompu e d'un e source invi sible et in situabl e intérieure a la réalité meme. Ce spectacle qui remplit l'espace et S~ renouvelle de l' intérieur, nous ne pouvons le conceptualiser se lon les prínc ipes de la géométrie d'Euclide, mais nous en avo ns tous l'intuit ion : c'est celui du corps propre. 11 semble bien que les Chinois aient tiré leur conception de la réalité Pt de son dynamisme interne de l'apercepliun que le corps propre a de lui-meme. lis ont pris le corps propre pour parodigme de la réalité tout entiére. f lis on t suivi en cela un penchant naturel et universel, qui es t observab le ch ez tous les enfa nts [ ... ]. lis ont suivi et développé le rapport spon tané dont I'Occ ident s'est méfié et auquel il a substitué, sur le plan de la pensée consc iente, un rapport indirect, codifi é pat des signes arbitraires et par leurs combinaisons. L'écriture alphabétiqu.e est le paradigme de ce rapport brisé et reconstruit , .. ·,. · (J.-F. Bil leter [1 ]) . , · ·

Comme dans le premier épisode, nous devonsoonc nous garder ici de

nous satisfa irP d'un goOt pour les « chinoise ~ i~s, qui en neutraliserait la force, c'est-a-dire l' un iversalité . Nul n'est besóin d'etre un sinolooue avPrti

un pratiqu ant expert d u Tao, pour saisi r cette vérité que l;s e nfa·n~ ~ expérim enten t spontanément. ¡..; ul n'est besoin , a nouvcau, de part ir au

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1 Le Tao cie la Matrice

plus lo in pour penser le lien des sym boles et des oracles a la décis ion

ul time, au flux et aux centres de fo rce~ :

« Le symbole es t un maelstróm, il nous fa it tournoyer jusqu'a produire cet état in tense d' o u la solution, la décision surgit. Le symbole est un processus d'action et de décision; c'est en ce sens qu'il est li é á !'ora ele qtri fournissait des images tourbillonnantes. Car c'est ainsi que nous prenons une véritable décision : lorsque nous tournons en nous meme, sur nous-memes, de plus en plus vite, "jusqu 'a ce qu'un centre se forme et que nous sachions que fa ire". C'est le contraire de notre pensée allégorique: ce lle-ci n'est plus une pensée active, mais une pensée qui ne cesse de remettre ou de différer. Elle a remplacé la puissance de décision par le pouvoir du jugement , (Gilles Deleuze [6)).

Éloge des simulacres, ou se laisse peut-etre penser un e mani eíe d e

sortir de notre irréductible platonisme. Élog e des symboles con t re les

signes, des décisions contre les jugem ents, ot1 se dévoil e peut-e tre un

autre aven ir de la métaphysique que sa fin incessamment annoncée .

Nous autres, qui vivons apres la mort de Dieu, savons désormais ou

croyon s savoir que le Grand Architecte est un produit du cal cul des

hommes, par lequel ils se sont eux-mém es aliénés da ns le monde de la

technique. La pensée ae Heidegger a rendu sensible a cette histo ire ou la

métaphys ique sert de matrice au projet d'un arraisonnement technique du

monde et conduit, a l'inverse de son intention premiere, a l'aliénati on la

plus profonde. En a résulté un soupc;:on tres gén éral porté contre toute

entrepri se philosophique de type rationalis te, qui ne ferait que seconder ce

tri omph e de la pensée machinique et machinale. Arlme t tons, m ais qu e

fa ire? jusqu'a la scene finale - qui correspond, si l'on veut, au J euxieme

« éveil >> de Neo - 1 ~ solution proposée par Matrix paralt si" 't-ile, voire

simpliste : collaborer ou fuir. Fuir dans un autre monde, utopique, ou les

machines ne régneraient plus en maltres, ou l'ange redevenu béte se rait

rendu a la terre rugueuse (~•Rave party). Fuir dans le pc-és ie et le mythe,

dans le discours de !'origine et de la fin , dans l'eschatologie (« Seul un

Lneu pourra nous sauver >> ). Pourtant, a de nombreuses repri ses, notre

rega rd est dirigé sur la faibl esse de ce tte solution : la scene avec le

conseil!er Hamann dans la salle ~es n;achinrs, le fait que Neo se ti enne en , ' r} ~- .

· - 75 -

Page 40: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

Matrix, m ach ine philosophique

retrait de la cé lébration dans la caverne et de ia Rave party qu i lui fa it su ite

(il a mieux á fa ire) et pu is, enfin, la révélation de la nul lité de la prophétie

(q ui condui t, ne l'oubl ions pas, á la chute de Zion). Peut-etre une autre

vo ie de sortie s'est-el le néanmoins ouverte au point ou le début rejoint la

fin, un e voie plus secrete et plus difficile : ne plus avoir peur des signes et des machines, du ca lcul et du virtuel. Lire tout « pro-gramme ,,

- dé termination an ticipée des événements comme messages actualisant

les ca rac teres d 'une écritu re - comm e celu i d'un ca lligraphe et non d'un

ca!cu lateu r (d' un computer) . N'est-ce pas cela, la vo ie de I'Éiu 7 Suivre les

traits. Se lai sser porter. Oublier les sig nes et ne garder 'lue l 'énergi e du

syr:1bo le. Etre so i-meme symbole. Un e voie, ou les opposition s perdent toute signif ication : la réalité virtuelle, c'est la réa li té m eme. --------

David RABOUIN

[1] jean-Fran<;:o is Bill eter, L'art chinois de l'écri ture, Skira / Mil an, 1989 (rééd .,. Seui i, 2001 ).

[2] Fran<;:o1s ju llien, La propension des choses, Seuil, 1992.

[3 ] Han -Fei- tse ou Le Tao du Prince, présenté et trad uit du chino is par jean Lé\· '• ?o ints-Seuil , co llection « Sagesses », 2002 .

[4] Les muiuilons du Yi-King, Albín Michel, ,, Question de , no 98, 1994 [contient notamm ent des textes de j.-F. Bi lleter, F. julli en sur le Yi­King, ains i qu'une tres in téressante compa raison avec la phi losophie de Deleuze par Pierre F;;üre]

[5] Yi-King, avec le commentai re de Lieou Yi-Ming, édition étab lie pa r Thomas Clea ry et tradu ite en fran<;:ais par Z. Bianu, Poin ts-Seu il , coll ection " Sagesses », 2001.

[6] Gilles Deleuze, Critique et clinique, Minuit, 1993.

- 76 -

1 LA PUISSANCE DE L'AMOU.R

r .<.

" The Oracle : Being lhe one is jusl hke being in /ove. No one c_dn le// you you're in /ove,

you just know il. " / . ._:; · 1 '"

Sublime indifférence de Neo lorsqu'ilevient de la mort á la vie dans la

scene final e de Matrix /. Le paradoxe 9e la pui ssance dans la Matrice est

qu'elle est d'autant plus g rande qu'o~ y est plus indifférent, c'est-á-dire,

en somme, qu'on se l'attri bue d 'autant moins á soi-meme. Pas de crainte,

pas d'espoir, mais pas non plus d'ivresse de la puissance : aucu ne émotion

qui ait rapport á ce qu ' il fait ne traverse le visage impass ible de Neo, et

l'agent Sm ith ne peut ri en contre celu i qui est devenu étranger á lui ­

mem e. L'ennui, plus rap ide que l'effort. « Stop trying to hit me and hit

me. » . Pour etre invincible dan s la Matrice, il ne faut surtout pas ag ir en

vue d'un effet, il faut renoncer á ses buts propres et se l;;;sser conduire pa r

ce qu 'on peut (-+•Le Tao de la Matrice).

On peut interpréter ce t rait de dive rses manieres (-+•Épuisement).

Mais il impo rte surtout de noter que cette pui ssance nouvel le,

apparemment asubjecti ve - véritable dimension machinique de !'esprit,

qui s'atteste á ses gestes machinaux - Neo n'y a pas accédé par lui­meme, et nul ne sau rait le faire . ;: y a été soulevé par l'a mour, et au prix

d' une recréa tion de so i qui pa sse par la mort. Georg Simmel di sa it que

l'amour n'é tait pas seul ement un sentiment qu i s'a joutait á un ob¡et

donné par ai ll eurs, ma is une nouvelle constitut ion tra nscendan tale de

l'objet, une autre maniere de se rapporter au réel lu i-m eme, et que l'i' imé

est en tant que te l fo rcément un nouvel objet, transi jusque dans ses

mciindres détails par la lumiere de l'amou1·. On a raison de dire '' mon

amou r », pour s'adresser á l" objet de son amour [1]. Dans Matrix,

littéralement, l'amour ressuscite. Neo devient I'Éiu, non pas paree qu'il a

compris la rnission cosm ique qui est la sienne s' il en croit Morph eus, mais

paree qu' il entend qu ' il est celui dont Tri nity est amoureuse- l'élu de son

coeur á elle ... Qu i sait, peut-etre est-ce l'amour de Trinity qui s'est incarné

dans le corps de Neo á ce momen~ p;·écis, et qui, doté e! : :1o uvelles

puissances, se révele indestructibl e a u sein de la M atri ce ..

- 77 -

Page 41: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

Matrix, machine phi:osophique

Som met du kitsch ho llywoodi en, bien sur, mais ou va p e ut-et~e se loger la pointe la plus impertin ente du fil m. Ca r Neo est unique (« the

One ») non pas relat ivement a la to tali té des huma ins envers qui il aurait

une mi ssion, et qui , par définition, ne pourraient se projeter que dans un

seul d'entre eux, qu e ce soit a la m aniere du Léviathan de Hobbes (« Une

multitude d'hommes devient une seule personne quand ces hommes sont

représentés par un seul homme, d e telle sorte que cela se fasse avec le

consentement de chaque individu singulier de cette multitude. » [2]) ou

du chef de Freud (« Une foule primJire se présente comrne une réunion d'individus ayant tous remplacé le u r idéal du moi par le m eme objet , [3]).

11 l'est relat ivement a un etre singuiier a qui il est lié par une relation

exclusive. 11 n'est pas l'unique responsable de tous, mais i'exclusif objet

d'amour d'un seu l. Logique soustractive de J'amour, qui s'oppose a la logiqu e totai isatrice de l 'élection Neo n'est pas i' Éiu du pomt de vue

objectif de l'histoire providentiell e, mais du po in t de vue subjectif de

l'ave~ ture passionnelle. A Neo qui cherche des signes cliniques de son

él ect ion , qui ouvre la bou che, fa it ,, aah " , etc., I'Oracle répond

finalem ent : " Being the one is just like being in /ove. No one can te// you

you're in !ove, you just know it. >>. 11 es t que/conqu e, et se sent te/ : lorsqu'il

doit passer par la fenet re au tout d ébut de son aventure pour échaoper

aux agents, il s'exc lam e : « Pourquoi est-ce que tout cela m'arrive a moi 7

Je ne suis personn e. » . Mais c'est préci sément ce la J'amour: élever le

que/conque a /¡; pui ssa nce de la singularité. Or c'est paree qu'i l est

'' I'Unique » en U ' deuxieme sens (bien modeste) qu'il devient inadéquat a

son propre rol e ( -+• « purpose » ) , qu ' il déjoue la fonction de controle

cybernétique qu'il es t censé in carn er. Mais c'es t aussi pour cette raison qu ' il est peut-etre bien vraiment le li bérateur.

En effet, a la fin de Matrix Reloaded, Neo doit choisir entre, d'un coté,

le salut de toute l' humanité, et, de l'autre, /'éventualité de sauver Trinity, avec cependant la perspect ive d 'une apocalypse prochaine qui les emporterait finalement tous les deux avec /'ensemb le de J'espece

hum aine. Exemple presque caricatu ra/ d 'une 5;" •ation de cho;x rat; cmr: e' semblab le a ceux dont les philosophies m oral es utilitaristes se servent pour confondre ' = ~ rs adve rsaires « kanti ens ,, : si vous c :1iez torturer une

-- 78 -

f

1 La pui ssa r ce de 1' amour

personne pou r sauver la vie de plusieurs milliers, etc. Mais la Matri ce, on le

sait, n'es t pas une séquence d'événements écrits d'avance: elle marche a

la liberté des hum ains (-+Liberté vir tuelle). Ainsi, Neo a été prog rammé

pour aimer, autrement dit pour qu 'entre en compte dans sa pri se de

décision une va leur cruc iale attribuée a la vie d'autrui . Mai s chez lui,

comme le dit explicitement I'Architecte, cette virtualité s'est actualisée de

maniere « spécifique ,, : sa puissance d'aimer s'est reportée tout entiere sur

une seu/e personne. Par la, il met en échec le savant ca lcul cybernétique

sur Jequ e/ repose la Matrice. Son « choix » est, en toute rigueur,

irrationnel. Quelques minutes de vie de Trinity va lent, pour /ui, plus que

tout. Alo~s que le pathos de./a responsabilité co llective apparalt comme

une fonction du controle cyhernétique, la passion irresponsab le, inconditionnelle, pour un etre singulier, introd uit dan s la Matrice un

élément de multiplicité incontro lable : Neo devient effec t ivement /'Ano­

malie, incapable d'assumer un role auquel ne correspond aucune fon ction,

ni dans le sens mathématique ni dans le sens courant. Pourtant, c'est

peut-etre précisément pour cette ra ison que Neo réalisera la prophéti e de

maniere paradoxale (comme il /'a déja fait une fois en sauvant Morpheus).

L'opposition et la complém entarité de ces deux types d'amour sont explicitement mentionnées au début de Matrix Reloaded lorsque Trin ity

encourage Neo a accorder un peu de temps a ses croyants (« il s ont

besoin de toi ») et que ce dernier répond : « Mais moi j'ai beso in de toi ».

On a déja dit que l'amour est ia dimension machinique de /'esprit. De

meme que la machine ':: 5t indifférente a tout but, et se co ntente de

produire ses effets (le controle cybernétique par le moyen du feed-back

n'es t qu t: "' simulatic" ' d'un comportement finalisé par la com binaiso n particu liere de p10cessus mécaniques qui restent cep endant, en eux­

memes, indifférents a /eurs effets), ce meme l'a mour rend l'acteur indif­

férent a ses résultats, non pas cependant, comme dans /'ata ra xie du sage antique, par renon cement a tout attachement envers un obj et, mais :::..;

contraire par intensification de l'attachement a un seul ob jet. Le sujet perd

le po in t cie vue partiel, partial, qui étai t le si en, ma is pa r exces, non par

défaut. L'amour es t cependant aussi bien la dim ension spiritue lle des

machines : le baiser de Perséphone .. Comm ent un progra mme peut-il

- 79 -

Page 42: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

Mútrix, mach ine philosorhique

ressentir l'a mour 7 C'est que l'amour ne releve pas cie 1;; psycholog ie, ma is de l'ontolog ie. 11 dés igne une fig ure de la nécessité qui ne se confond ni avec la ca usalité méca nique de la matiere, 11i avec le calcul fin ali sé de 1' espr it, mais ave e la pu issance d'une singul a~ ité, qui libere tous ses eHets

en aHirmant son irréd uc tibilité. On pense a Spinoza : l'amou r intell ectuel de Di eu es t l'ex pé ri ence de la nécess ité dans l'avenement d'une singularité pou r e ll e-méme. 11 suit nécessa irement 0'' « troisieme genre de connais­sance ,,, ce lui qu i va de l' idée de Dieu a celle des choses singulie res : ,, quoique chacune d'e ll es soit déterminée par une autre chose singuliere a ex ister de maniere précise, il reste que la fo rce par laquelle chac une persévere dans l' exister suit de l'éternelle nécess ité de la nature de Dieu ,, ( -+• Lo Motrice ou lo Covern e !). L'amour est le rapport a la puissance de la singularité com me tell e, indépendamment de sa place dans l' enchaine­ment des ca uses et des effets et de sa fonction dans l'accompl issement d'une action fina lisée. 11 ne s'agit pas d'un e relati on entre des person nes, mais entre des é tres, et il n'appa rtient pas spécifiquement aux hommes. 11

y a, dans la Mat rice, des programmes qui ont refusé de sacrifier leur ét re a le ur· fonc ti on (les « progra mmes ex il és ,, -+•Mérovingien, -+• « Purpose »).

S' il est vrai que c'es t avec eux qu'une nou ve ll e alliance entre les homm es el les mach in b peut étre imaginée ( -+. Méconopolis), on comprend l'importance de l'amour. Ca r pum l"ceux-la, certain s semblent avoir fait, de l'aH irmation de ia puissance d'a utrui, une dimension de la leur. Ce fut le cas de Perséphone et du Mérovingien. 11 est vrai que, comme y insiste mécham ment Pers2phone, l'a mour n'a qu'un temps. Mais quoi 7 N'est-ce pas déja ne plus le co mprendre que de le mesurer a sa durée dans i'enchaine ment des ca us es 7 L'a mour manqu e encore a la bel le f) erséphone.

Patrice MANIGLIER

(1) Georg Simm el, Phi losophie de /'om our, Ri vages Poche, « Petite Bibliotheque .,, 1 G~ 8.

[2] Thomas Hobbes, Léviothon, Si rey, 19 71.

[3] Sig mund Freud, '' Psychologie co llective et analyse du moi ,, , in Essois de 1-';ychonolyse, Payot, 1967.

[4] Spinoza, Éthique, Deuxieme Partie, propo$ition 45, Sco li e.

- 80 -

l : LES DIEUX SONT DANS LA MATRICE ' ...... \

- \.-~ ~

" T~e o'racle . You've seen il, in your dreams, haven'l you 7 The door made of fighl 7 .,

,\ .

¿ Quell e est la religion de Motrix ? Bien m~ lin qui saurait le dire. Essayons tb'ut de méme. 11 ne faut pas étre g rand clerc pour s'apercevoi r, des la 1 premiere demi-heure, que le fi lm est sa turé de références chrétienn2s et \plus précisément chri stiques. Neo est I' É I~ , le Messie, ce l ~i qu'on,attendart ét qui va nous sa uver. Nous sommes prevenus avant meme qu rl en so rt q ~estion, lorsqt.; c Choi, a qui notre hacker remet une disquette de sa fa~o;;-;'le remercie en ces termes explicites : « Alléluia ! Tu es mon sauveur, mon jésus-Christ a moi ! " · On verra qu'un dense réseau d'allusions et de symboles encouragent cette lecture ;; :légorique. Mais c'est d'abord l'action ell e-méme qui témoigne pour ell e : une partie des protagonrstes du film (ceux qui, comme Morpheus, soutiennent la these de la prophétie) croient que Neo est la pour libérer les hommes de la Matrice, et done des machines . C'est du reste ce qu ' il com mence a faire a la fin du premrer épisode, preuve qu e la croyance est jusqu'a un ce rtai n point _auto_­réalisatrice (-+• croyances). Que Neo lui-méme ait du mal a adherer a cette vers ion de so n role dans Motrix est au fond assez second aire : on peut toujou rs y vo ir un signe des temps, une maniere de donner un peu plus d'épaisseur psychologique au personnage. Apres la dernie re tentatron du Ch ri st, le Mess ie qu i n'y croya it pas 7 La vra ie diHiculté est plu tot que la ligne messianique semble trop té nue pou r faire droit a une interprétatron chrétienne du scénario dar. s son ensemble : s' il y est bien question d'espoir et de sa lut, les themes du péché, du repentir, du pardon, n'y occupent en reva.nche qu'une place insignifiante. 11 s'agit essenti ell ement de se libérer de l'illusion (premier épisode), et de trouver le courage de faire la guerre aux machines (deuxieme épi sode). Ajo utons que s' il y a un Christ - et méme une Trinité - , on ne trouve nu lle trace de Dieu, dont la place se mbl e tout entiere ouu pée piH l'obsc ure nc~; " 'l du « De~tin ''· L' Architecte de la Matrice, ave e ses airs de psychanalyste, semble tou t droit sorti de Sta, ;-, t!k : qui le prendrai t a u séri eux ?

-81 -

-- - ·----~ --~---e-~·-----= · --~---~

-, .

Page 43: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

le phi losophique

usion, les lnis im placab l e~ de la causal ité, tout ce la ne nous

plutót au bouddhisme 7 Ce soup~on est vite confirmé par ndices, et meme, ex plicitement, par le discours tenu par

::J nnages-cl és sur le sens de leur a' en ture. Matrix, histoire

rasi tée par une imagerie et une phraséologie ch rétiennes 7

nt, puisqu'e ll e est racontée par des Amér icai ns. Et si

t du bouddhisme vise a nous dél ivre r de l'i llusion qui est lá

nos attachements, cel le d'un moi indépendant et séparé, il

'apres s'étre libéré de son ancien moi (Thomas And erson),

le se libérer de l' idée qu ' il est I'É iu (s' il y a jamais cru) . On

l e autre maniere la lectu re gnostique () CJ US amenerait a

J S mess ianique, tout en s'accordant particu lierement bien

e du monde suggérée par le film. Mais il faut alors avouer 0 bouddhisme et la gnose supposent tous deux qu'une fois "'­

trice de l' ignorance et de la souffrance, l'homme accede a \....,.,..::..

istence supérieure, immatéri ell.: .: t infiniment dés irable. Or -.: vie hors de la Matrice n'est a premiere vue guere enviable: ~<.-.

<\1 bien plus opaque et fruste qu e celle que proposait la \.1

a M ntrice ou la Caverne l). Et qu e propose-t-on a Neo? :.'

éc happer a ce monde pour atteind re le Nirvana ou le -~ au contra ire de le défendre, de le réparer en libérant /

/

macht nes . Comme dans la doctrine ch réti enne, le monde·,

dan-: r"nta lem ent bon comme toute la Créa tion; il faut ,ter d' une sou illure O'..! d'une faute originell e : cette hybris

i, pou r s' étre pris pour des dieux, ont final ement ha te leur

nt n¿,<ssa nce a l'lntelligence Artifi cie l: e. ~ :.c '..!S vo ila c!c;~ c

! départ, avec en bonus l'idée de péché.

-il un sens ? Y a-t-il la finalement autre chose qu 'un joyeux

'est évidemment l'hypothese la plus commode, celle qui

a y regarder de plus pres. Ell e n'est d'ailleurs pas sa ns

atique interprétative appelée par le pot-pourri spirituel

'un rapport particulier au religieux, sinon d id religion elle­

~ omme une pratique des signes. C'est par la qu ' il faut se repla ~ant dan s l'attitude << ncl·ve , du spectateur qui

- 82 -

l Les dieux sont aans la Matrice

re~o it pour la premiere fois cette profusion de symbol e~, de clés,

d 'a llusions ouvertes ou occu ltes, sans chercher d'emblée a ressa isir une

cohérence globale. Ce premier moment du re ligieux, qu'on pourrait dire

,, éclectique , (paree qu'il se situe justement en de~a de la contradict ion et

des ;-,ormes de cohérence), ad met deux versions :_~udique-et parano·Jaque.

Éclectisme La iecture ludique est celie que nous mettons en ceuvre spontanément,

pourvu que le film ne suscite pas en nous une hosti lité immédiate. On se

plalt alors a relever !es al lusions, a décoder les messages, a interpréter _l es

signes parfois subliminaux agencés dans la << machine sémiotique , du film

(~Machine mythologique) . Cela va du nom des personnages a forte

con notation religieuse (Trinity) ou mythologique (Morpheus, I'Oracle, ~·Perséphone), au symbolisme ésotérique des chiffres omniprésents

(~•1 01 pou r I'É iu en code bi naire, 303 pour la trinité, M pour le

Mérovingien, mais aussi pour I'An Mil, etc.), en passant par les références

livresques (le livre de ~·Baudrillard, Simulacres et Simulation), les citations

déguisées ( << Connais-toi toi-meme », la rna xime delphique inscrite en latin

:~ u-dessu s de la porte de la cuisine de I'Oracle, qui a d'ailleurs la gentillesse

de la traduire pour Neo en bon ang lais), ou encore les multiples allusions

explicites -si 1' on peut di re - qui émaill ent les discou rs des diffüents

protagonistes (ainsi, parrn i les << potentiels » réuni s dans le salon de

I'Orac le, l'enfant qui tord des cuill éres par la pensée, et dont tout le propos livre en sornme une interprétation bouddhiste de la Matrice elle­

rn érn e). Certain s signes sont arnb igus et au tori sent plusieurs interpréta­

tions possibles, d'autres sont univoques et ne laissent place a aucun doute.

e est une forme de Trivial Pursuit o u le plus rna!in est ce lui qui sa ura

identifier le rnaxirnurn de rnotifs pour les ex pliquer a ses proches ou a la

co rnmun auté des fans.

Les al lu sions b ibliq•• es sont les plus évidentes. Neo apparalt

irnrnédi atement comme une figure christique, bien que son nom vi rtu ei

(Thorn as Anderson) nous rappelle qu'il s'apparente aussi a la figure de

Thomas, ce lui qu i doute (a rnoins d'y entendre Ander-Son, le '' Fil s de

I'Homrne ,,, qui est l'autre no m du M essie). 11 est question de Zion, d' Apoc

- 83 -

·--~·- .=--=----- - -.

Page 44: Matrix. Machine Philosophique Badiou Et Al

.~

j

Matrix, machine philosophique

(pou r Apocalypse), de úinity bien sur, et d 'un vaisseau nomm é

Nebuchadnezzar (Nabuchodonosor es t le roi babylonien du livre de Danie l

qui réc lam e qu'on interprete ses réves étranges). A l' in térieur du bateau

qui porte ce nom, 011 peut d'aill eurs lire, gravée sur une plaqu e de métal, une in scr iption si nguli ere: « Mark 111 n° 11 ,, _ Ceux qu i on t quelqu es

souven irs de ca téchisme ou suffisamment de cu lture religieuse auront sais i

une allus ion transparente au verset correspondant de I'Éva ngile se lon saint

Marc. En persévérant un peu et en retou rnant a la sou rce, on trouvera un

message qui en dit long sur les attentes de l'équipage qui vient d'accueillir

Neo: «Tu es le f ils de Dieu 1 >> ... 11 est inu tile de prolonger cette liste: elle n'a, a vrai dire, stri ctement aucun intérét en elle-méme, sinon ce lui de

confirmer ce- que __ [)CJ_u~ . presse~~ lt:avoir que les scéna ri stes 011t truffé

le,ur film d'allusions etC!e~-~'C:ei l ~ co nnotation religie11se. 11 est d ail leurs douteux que cette accumulafiOn d'indices remplisse une foncti on

rée lle du point de vue de la compréhension du film dans son ensemble. 11

faudrait se li vrer, pour étre tou t a fa it exha ustif, a un relevé des motifs

propres au judaisme, au bouddhisme, a la gnose chréti enne, sa ns oublier

des influences plus diffuses : la sagesse tao·lste (avec les arts martiaux), le

Zen (symbol ique du miroir), m ais aussi le rom anesqu e initiatique de

Castaneda ou de Gurdjieff (réves, hallucinations, démons, comba ts, etc.),

Aldous Huxley et les << portes el <:> la perception ,,, et bien d'autres encare .

Que faire de cet te profusion de sig nes 7 L'approche er.cyclopédique illustrée par certa ins commentaires s'efforce de reconstituer des réseaux

sym boliques ou th ématiques, de pointer les jeux d'échos d'un épisode a

l'au tre. A to ut prenc!re, on préférera peut-étre l'approche ésotérique. Elle con fine parfois au dé!ire d'interpréta ti on, délire fortement encoura gé

d'ailleurs par les freres Wachowski eux-mémes, qui expliq uent a qui veut

bien l'entendre que leurs films sont de vé ri tab les jeux de piste, tout en

lai ssant planer le mystere sur leurs sources et leurs in tentions vé ritabl es .

Dans la ve rs ion extreme ou paranotaque de cette stratégie, il ne s'agit plus

seulem ent de dégager des cohérences locales, ou de dresser un catalogue raisonn é des éléments :j':magin ai re religieux introduits dans le film ; il s'ag it véritab lement de << casser ,, le code et de déchiffrer tous les ind ices

di sponibles pou r faire appa raítre une cohérence globale qui tient moins

- 84 -1

Les d ieux sont dans la Ma~rice

alors a l'ajustement des différentes lignes interprétatives qu'au system e de

transposition ou de coda ge qui les rend f inal em ent compatibles. La

numérologi e et la kabbal e ne sont pas de tr0p pour ven ir a bout des

énigmes parsemées au fi l des épisodes, et notamment pour mettre au jour

les sign ificat ions occultes d 'un nom, d'un nombre ou d'un symbole (on se

reportera, pour une illu st ration particulierement étonnante de cette

approche ésotériqu e, a l 'a nalyse de Re/oaded proposée sur le site :

http ://cin ephoto.free. fr/ matri xpourlesnuls2.html). Ce tte pratique des

signes s'appa ren te au décryptage. Elle s'appuie essentiellement sur deux

principes : d'une part, tous les échos, toutes les aff ini tés ou ressemblances

qu'on sera susceptible de mettre au jour seront ten us pour délibérés (a un

spectateur qui leur disait avoir repéré dans leur film des liens avec la gnose

judéo-chrétienne, la religion Égyptienne, le cycle arthurien ou encore la

philosophie de Platon, et qui leur demandait si ces ressemblances étaient

voulues, les réa lisateurs répondai ent : << El les le sont toutes >>); d'autre

part, un indice se ra d'autant plu s surement reconn11 comme signifiant

qu'il sera plus difficilement interprétab le.

Au -dela du jeu de société et des anag rammes, au-dela du relevé

laborieux des codes ou des contenus religieux et des réseaux qu'ils

dessinent, il es t intéressa nt de se pencher su r ce que le film en fait, su r la

maniere dont il s'y prend pour les agencer et en tirer ses effets. Ce qui

compte alors est moins l'emprunt ou la citation, qu e le montage. Et ce

montage obéit a un principe rigoureusement << mythologique ,,

(-+Machine mythologique [1 ]). Cette lecturP" l'avantage de reformuler la

question du syncrétisme sur un terra in pratique. 11 est trap facile en effe l

de dénoncer le supermarché des croyances ou la confusion gé:',; rille qui

regne dans les idéologies syncrétiques du Nouvel Ág e, comme s'il y allait

simplement, chez les " consc~ :-nateurs ,, de spiritual ité, d'une fo rm e

d ' inconséquence ou d ' insensibilité a la contradiction, entretenue par les

prestiges du marketing . Laisso ns a d'autres le soin de dire s' il s' agit d 'un dévoiement du religieu x ou au contraire d'une nouvelle chance, :e ~ait est

que le rapport a la rel igion, ou plut6t aux religions, est désormais ' - '~ cu par beaucoup sur le mode du mythe. Non que la religion soit perr;:ue com me

qu elque chose de « mythi que ,, (releva nt de l'illu sion, du fantasm e, de

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A[ ----------------a:....--~~-~· ~~=~- ·---:

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Matrix, machine phi losophique

l'irréel), mais paree que le discours rel igieux fonctionne de fait comme un mythe ou se melent des lignes théoriquement hétérog enes (écologie, bouddhisme, millénarisme, développement personnel, etc.), et néanmoins compatibi P.s en pratique - jusqu'a un certain point au moins. La « fin des idéologies , est une plaisanterie, tout comme le « retour du religieux » qui succéderait, nous dit-on, a la << mort de Dieu , : la religion ne disparalt pas ni ne renalt, elle prend seulement la place du mythe.

Ainsi Matrix reflete dans sa trame symbolique et narrative un probleme plus général, qui releve de l'anthropologie des croyances et des pratiques religieuses, et que l'idée de syncrétisme ne permet pas de poser en toute rigueur. Une part du succes renc6ntré par le film trouve la son origine. La na"1"veté, la demande de sens ou le fanrasme de puissance ne suffisent pas a expliquer l'enthousiasme de convertí manifesté par certains fans- a ce compté en effet, tous les fiims qui exploitent une imagerie héro.ique ou religieuse devraient susciter une émotion comparable . 11 faut voir comment le film fonctionne, et prendre au sérieux l'idée que, mieux qu'aucun autre en son genre (mieux que Star Wars en particu lier, qui se contentait d'introduire dans le cadre d'un cycle épique quelques grands archétypes), Matrix a réussi a produire une métaphysique portative et pluriel le ou chacun peut trouver son compte - bref, tout autre chose qu' un fatras ou un pot-pourri . Mais n'oublions pas que ce n'est malgré tout qu'un film, et gardons-nous de dénigrer avec hauteur un pluralisme religieux pour <<café du commerce » (« cafetería pluralism » [2]), sous prétexte qu ' il ne nous livrerait qu'une pale image des traditions auxquels il emprunte ses motifs. Matrix n'est pas un document de catéchisme, ni un reportage sur les religions du monde, c'est une fiction écl ectique du religieux, un mythe co 1.~emporain.

Les deux voies du sa/ut

11 n'en derneure pas mois que dan s la prol ifération des signes qu'autorise le fonctionnement mythologique, dans i'équivalence générale qu'il sembl e ;, ~>cituer entre les différents codes, toutes les références ne ti ennent pas une place égale. On l'a vu en introduction, cJ eux grandes orientations semblent se dégager de la matrice religieuse du film : une

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Les dieux ;ont dans la Matrice

ligne messianiqü2, celle de la tradition j•Jdéo-chrétienne, et une autre plus diffuse, mais clairement bouddhiste. Suivons-les tour a tour, pour voir ou

elles nuus menent.

D' un coté, done, une histoire en somme assez convenue, celle du Messie attendu par une partie de l'équipage du Nebuchadnezzar, et qui

trouve son incarnation dans la figure d'un jeune homme quelconque, Neo le : lacker. Ce messie, notons-le, se révélera bien vite plus proche de la figure du roi guerrier de 1' Ancien Testament que de la version chrétienne

qu'en propose la doctrine o1u salut, rendu possible par le sacrifice du Christ (dans Reloaded, contrairement a ses cinq prédécesseurs dans le cycle des ,, élus ,, Neo refuse de se sacrifier pour l'humanité : en prenant la << oorte de gauche , il fait le choix de l'amour d'un etre singulier ~Puissance de

J'amour). Surtout, le messie lui-meme ne sernble pas plus a l'aise dans son nouveau role qu' il ne l'était dans son ancienne vie lorsqu'il était ernployé par la firm e Metacortex e_t qu ' il s'usait les yeux a travailler des nuits entieres a son ordinateur : Neo, de son vrai nom Thomas, est uussi celui qui doute de sa vocation (~ Éloge de la contingence, ~·croyances). L'Oracle qu'il consulte dans le premier épisode lui dit en somme tout ce qu'il peut entendre : <<Tu en as l'étoffe, mais tu restes dans l'expectative » .

Cela n'empeche pas son entourage de guetter les signes de l'élection, et Morpheus de lui dire : << Tu es· I'Éiu, Neo. Tu m'as cherché pendant ces

années. Moi j'ai passé ma vie entiere ::: te chercher ». Les associations peuvent s'enchalner a partir de la. Neo et Trinity (Marie-Madeleine en déesse guerriere ?) s'attaquent a un immeuble fédéral : c'est la destruction du Temple. Cypher, c'est judas (ou Lucifer?) . Neo hele, depui s l'hélicoptere, un Morpheus hagard, confiné dans une chambre au somrnet d'un immeuble : " Morpheus, get up ! Get up! ». C'est << Leve-toi et marche ! , , et Morpheus tient de Lazare autant que de saint jean Baptiste.

Tank ne croyait pas si bien dire en demandant a Neo : << T' as besoin de quoi .. . a part un miracle ? " · Enfin Neo est tué, puis ressuscité en gloire dans un corps spirituel (soma pneumatikon) qui explique ses prouesses physiques dans le monde virtuel (arret miraculeux de bailes de revolver en pleine course, morphing, halo de lumiere blanche, ascension au ciel), et peut-etre aussi le curieux ascendant qu'il para:t :::xercer a la fin de Refcnrl~d

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Matrix, machine philo>ophique

sur les machines du monde réel (a moins que .. . ). 11 est difficile de ne pas céder a la passion herméneutique en poursuivant sur cette lancée, en ch erchant par exemple a reconnaltre dans les différents membres de l'équipage du N ebuchadnezzar quelques figures d'apotres [5] . Chacun peut se livrer a ce jeu. La ligne messianique a une cohérence forte, puisqu'elle est soutenue par l'action elle-meme et l'interprétation eschatologique qu'elle suscite immédiatement. Car le retour des exilés vers Zion, qui est au cceur de l'argument narratif du premier épisode, recouvre un enjeu autrement plus important : ii s'agit rien moins, semble-t-il, que de sauver l'humanité. Élection, Salut et Restauration sont les clés de la prophétie dont I'Oracle et Morpheus entretiennent contradictoirement l'idée, et que le dernier épisode se chargera de confirmer en ménageant une résolution dialectique globalement conforme au schéma de la passion.

Tout cela est bien beau, mais ne doit pas faire oublier l'autre coté de !'affaire, le coté uouddhiste. Un sutra dit: « Des images vues en reve : ainsi faut-il considérer toute chose ». << Tu as vécu tout ce temps dans un monde de reves » , dit a son tour Morpheus a Neo, la Matrice est une << prison pour !'esprit », une illusion dont nous sommes les esclaves consentants. Comment ne pas penser a Maya, le voile de l'illusion ? Comment ne pas y voir une version futuriste du samsara bouddh iste, avec son cycle infini de vies et de renaissances, régi par les lois de la causalité (karma) et le principe de souffrance (dukkha)? N'est-il pas question, du reste, d'un c~ycle de créations et de destructions de la Matrice, parallele au cycle d'obsolescence des programmes qui la peuplent? Le message peut s'entendre encore plus radicalement, a la maniere de l'école Yogacara, qui tient qu e toute réalité est un produit ou une projection de notre conscience. 11 n'y a pas de cuillere (~· Spoon boy), mais c'est qu'il n'y a pas de monde, et pas davantage de moi (principe de non-substantialité de l'ego, Anatm an) . Ou plutot c'est !'esprit qui se tord, pas la cuillere . Le roman d'apprenti ssage de Neo peut done se lire comrne un parcours spirituel ou les séances d'entralnement dirigées par Morpheus remplissent une fonction de décond itionnement : en comprenan t que la matiere et le C0 rps n'ont d 'a utre r ó~ lité que ce lle du code (~ •code), en fi'l iSant

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Les dieux scr.t dans la Matrice

l'érreuve concrete de la transcendance de !'es pri t sur les contraintes du programme (courber les loi s de la nature qui donnent aux objets leur consistance physique), Neo se libere du meme cou p de la peur de la souffrance et de la mort. L' esprit ne doit S~ fi xe r sur ri en ( (( free your

mind , ), a commencer par lui-meme. Car il n'est, pour paraphraser Morpheus, qu'une << image intérieure résiduelle » (<< residual self-image »), la << projection mentale » d'un << moi. digital ,,, done une illusion de plus. 11

ne doit se fixer aucun but : cette séparation entre le soi et les choses, les moyens et les fins, comme tous les dualismes de ce genre, fait encore partie de l'illusion et nous attache a elle . Toute !'affaire du bouddhisme est de parvenir a nou~ fa ire prendre conscience pratiquement de la non­séparation essentielle de toute chose, et de nous défaire du meme coup des << attachements ,;_ 11 n'est pas facile de concilier une telle philosophie avec les notions judéo-chrétiennes de responsabilité ou de salut individue!, encore moins avec la conception du monde, du corps et de la matiere comme fl' oduits d'une création divine. Si l'on suit la ligne bouddhiste, Neo n'est pas un messie, c'est un Bodhisattva; il n'est pas I'Éiu martial de la tradition israélite, pas davantage une figure christique vouée au sacrifice, mais I'Éveillé (c'est un des surnoms de Bouddha, dont on sait qu'il a aussi été incarné a l'écran par Keanu Reeves), celui qui ceuvre a éveiller les consciences plutot qu'a transformer le monde. Les pouvoirs qu'il acquiert dans la Matrice sont d'ailleurs des marques sures de sa condition réelle : il est bien connu que les bcdhisattvas ont le pouvoir de 1o1anipuler a volonté les objets du monde physique, de se manifester simultanément en des lieux distincts, ou encore de créer leur propre environnement. tvi v, ¡Jheus no us ~pprend que jadis un homme né dans la Matrice avait la capacité de " changer ce qu'il voulait, de refar;onner la Miltrice asa guise , : c'est lui, ajoute-t-il << qui a libéré les premiers d'entre nous .. . "· Neo a done tout de m eme encore un pe u de che m in a faire, et les dons du Mérovingien sont, a certains égards, plus impressionnants que les siens (on songe ici a la scene de Reloaded ou ~~eo, qui vient de se battre contre le M.21vvingien, se trouve proj eté d'un coup en plein paysage de montagnes, a 500 miles au sud de la ville ou il se trou·::: it un instant auparavant).

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Matr;x, machine philosophque

Ainsi deux grandes traditions religieuses ou spirituelles semblent se faire concurrence en prétendant fournir chocune le contenu réel du film, son << message ». On aimerait dire; et ce se rait déja une fa~on de les accorder, que si l'action de Matrix s'inscrit dans un schéma messianique judéo-chrétien, sa métaphysique sous-jacente, e1: 2, est bouddhiste de part en part. Mais ce serait encore trop simple. Car on pourrait aussitot indiquer un autre point de tension, cette fois-ci entre le bouddhisme dans la version classique qu'on vient d'en donner, et le tao"isme (-+La Voie du

guerrier). On n'a pas manqué de s'étonner de la place qu'occupent les scenes de pure violence dans un film qui affiche par ailleurs aussi clairement des príncipes bouddhistes ou Zen. Que les habitants de la Matrice puissent etre tenus a priori pour des ennemis << objectifs >>, et done abattus sans merci, comme on le voit dans la scene de tuerie qui a lieu dans le hall d'un immeuble du gouvernement, témoigne d'une singuliere absence de compassion pour les freres humains prisonniers de l'illusion (-+•Terroristes). « Free your mind": oui, mais a condition de savoir se battre ( « guns, /ots of guns »). Le premier libérateur (le premier Él u), rappelle Morpheus, ne s'est pas contenté d'éveiller d'autres hommes, il leur a aussi appris << le secret de la guerre ''· De fa~on générale, Neo semble moins viser le Nirvana, l'extinction du désir, qu'une nouvelle forme de maltrise sur les apparences ( comme dit Morpheus : << Controle la Matrice, et tu controleras le futur »). Son probleme est moins de calmer le feu du désir que de s'arracher a son apathie, a son manque de vitalité (-+•Épuise;nent), en prenant une conscience claire des fins visées par ses actions (-+e« Purpose »).En ce sens l'amour de Trinity lui vient comme un remede, autant que l'apprentissage des arts martiaux. La différence entre l'interprétation bouddhiste et l'interprétation tao·iste semblera parfois ténue; il est vrai qu'elles ont en commun un certain nombre de príncipes' transversaux aux traditions philosophiques de la Chine et du japon. Mais On pourrait résumer leS ChOSeS Pn disant que la premiere leCtUre tend a inte;préter les différentes phases du roman d'apprentissage de Neo dans

' les termes d'une réforme spirituelle proche ¿ certains égards de la méditation, tandis que la seconde insiste plus particulierement sur la juste

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Les dieux sont dans la Matrice

compréhension des raisons du corps, et cherche l'illumination dans \ l'action et le combat (-+La Voie du guerrier).

Ainsi chaque interprétation finit par atteindre ses limites, le point ou elle se trouve contredite par une autre. C'est peut-etre le vrai ressort dramatique du film . Tout se passe d'ailleurs comme si les personnages eux-memes se définissaient par ces tensions : Morpheus par exemple, incarne par certains aspects la figure du maltre Zen (par opposition a Trinity, qui s'inscrit plutot dans un schéma trinitaire. comme figure de la passion -+Puissance de l'amour), mais il est aussi le plus farouche avocat de la these prophétique, et l'exhortation a laquelle il se livre en ouverture de la rave party a tout du sermon d'un preacher (-+•Rave party). Libre a

- ._hacun, des lors, d'énoncer pour son compte la vérité du film, de décider si cette affaire de salut vaut la peine d'etre crue, ou si, comme le suggere le deuxieme épisode, elle n'est qu'une machination supplémentaire, «un nouveau systeme de controle». C'est affaire de goGt, ou de croyance. En ces matieres il n'y a pas de << pilule rouge » : << Si tu prends la pilule bleue, l'histoire s'arrete la : tu te réveilles dans ton lit et tu peux croire tout ce que tu veux croire ».

Cyber-gnose Mais peut-etre est-on alié trop vite au détail des différents

" messages ». On gagnerait alors a revenir, pour y voir clair, a l'orientation générale du scénario. Celui-ci ne fait a vrai dire qu'exploiter un fonds commun a toutes les religions, et son príncipe tient tout entier dans la phrase qui s'inscrit en lettres vertes, au début du premier épisode, sur l'écran d'ordinateur de Neo le Hacker- « Wake up, Neo"-, avant de retentir encore a la fin du premier épisode avec la chanson du groupe Rage against the machine (« Wake up ! »). L'histoire de Neo est celle d'un homme qui parvient a l'éveil, c'est-a-dire a la connaissance, en s'arrachant au sommeil épais de l'ignorance qui est le probleme fondamental de l'humanité. Encore ce point de vl.!e ':'St-il déj2! ¡JIL!s spécifique qc; :: celui de la lecture rel igieuse en général. Deux traditions, en effet, om tout parttculierement mis au centre de leur discours la question de l'éveil ec de l'ignorance : le bouddhisme - on vient de le voir -, et la gnose, dont il

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Matrix, machine philosophique

n'est pas difficil e de déceler l'empreinte a travers de nom breux as pects du film . Ce n'est d'aill eurs pas un hasard si ces deux traditions ont justement toutes deu x fait droit, non pas au theme prophétique en général, mais plus particulierement a celui du Cuide ou du Sauveur, « Bodhisattva , ou « Éon Christos >> (Éon, Neo, The One), celui qui accepte de replonger au sein du monde des apparences pour iibérer ceux qui en sont encare prisonniers en leur apportant la Révélation qui suscitera leur conversion.

La lecture gnostique semble assez bien s'accorder a plusieurs aspects de la structure du scénario, ou plus précisément du monde qu ' il met en place. On pourrait dire a présent que si le schéma dramatique de Matrix

est celu i d'un récit messianique ou les actions et les paroles s'ordonnent a une résolution finale (libération, salut), sa métaphysique sous-jacente est bouddhiste, et sa cosmog onie gnostique, tout comme d'ailleurs sa · démonologie et son angéologie. De la gnose en effet, Matrix reti ent moins l'idée déja platonicienne (-+La Matrice ou la Caverne 7) d'un salut par la connaissance (plut6t que par la foi ou les ceuvres), que l'idée selon laquelle << nous ne sommes pas de ce monde'' · L'homme se ressaisit comme étranger au monde : c'est la premiere vérité, celle qui oriente toute la déméllche gnostique. Etre éveillé, ce n'est pas avoir compris ou est le Bien, mJ is ou est le Mal, ce n 'est pas avoir vu la vérité, mais s'etre arraché au sommeil. Neo traverse les deux premiers épisodes dans l'état trou ble de celui qui vient de quitter un mauvais reve : il n'est pas I'Éveillé, il est I'É! u, c'est-a-dire qu'il vi ent de se réveiller. Ou plut6t il est un élu, car tout gnosLi que peut se dire élu . Son regard est encore ernbrumé, il est engourdi et cornrne fatigué par une mauvaise nuit c-+•Épuisempnt). 11 lui faut apprendre . Retourner a la Source? Pas nécessairement. Mais du moins entrer en possessinn de son << moi ,,, de sa condition véritable et de sa destinée, conquérir la certitude d'un salut : en somme, comprendre qu'il es t déja sa uvé. Le reve de Neo était assez agité, l'ango isse et le rnalai se y étaient déja perceptibles(<< Tu l'as senti durant toute ta •! ie : il y a quelqu e chose qui ne calle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c'es t milis c 't,,~ !a, comme u11 e éc l,arue J ¿,,·,s ton esprit, quite rend fou >> ) . Quelque chose ne colle pas, ou ne tourne pas rond. Le monde n'est pas

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Les dieux sont dans la Matrice

tragique, il n'est pas meme absurde : il sonne creux, et ceux qui s'en rendent compte le traversent en étrangers, cornrne des somnarnbules.

11 faut vrairnent n'avoir jarnais été effleuré par un tel sentiment pour n'y trouver qu'un cliché adolescent, et pour s'obstiner il expliquer par les séductions du marketing l'emprise de Matrix sur une partie des spectateurs - ceux pour lesquels (( blue pi// » permet désormais de uésigner en deux mots l'état de léthargie générale qui caractérise nos sociétés de morts­vivants absorbés dans le divertissement. Mais il faut passer de l'inquiétude a la certitude, et cela n'est pas toujours plaisant. << Elle est amere en effet, dit Simon, l'eau qu'on trouve apres lamer Rouge : car elle est la voie qui mene a la connaissance des choses de la vie, voie qui passe a travers les difficultés et les amertumes ,, (Cité par Hippolyte, Philosophoumena, VI, 1, 15). 11 faudra done que Neo affronte la vérité, au prix de la souffrance - ou qu'il trouve dans la souffrance rnerne, dans l'approfondissement de ses raisons, l'occasion d'une maí'trise et d'une révélation. Quant a savoir si cet élu est bien I'Éiu, I'Éon resplendissant de lurniere venu sauver les hornmes, c'est une autre affaire (voir plus haut), et ce n'est peut-etre pas l'essentiel.

La vision gnostique du monde est rnoins messianique que catastrophique. La condition véritable de l'hornrne est glorieuse et divine ; il n'est pas de ce monde, il a été jeté ici-bas, et vit en exil. Tout le reste découle de la. Le corps est une pr'ison, un tombeau, un cadavre. L'ame est prisonniere de désirs inférieurs et grossiers, prise dans les rets du déterminisme (les << Archontes du Destin >>). Le monde lui-meme est une ceuvre ratée, un cloaque enténébré con~u par un mauvais Démiurge et administré par des fonctionnaires hostiles (Archontes, Anges, Puissances, Seigneurs, Tyrans, etc.) chargés d'y faire régner une fatalité implacable. Ces Archontes, nous les appellerions aujourd'hui des Agents : leur mission est aussi d'entraver la progression ci,_, gnostique vers la Source. lis sont décrits comme naturellement jaloux de l'homrne, de sa lumiere et de son esprit [3] . Le Dieu créateur du monde (celui qu'on appelle << Protarchonte >> , et dont les manuscrits de Nag Hammadi nous apprennent qu'il a pour no m Yaldabaoth), est méchant et cruel ( << Le maí'tre de ce monde aime le sang >> ), o u a tout le moins ignorant, aveugle.

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Mat1 ix, machine philosophique

Cest un ouvrier appliqué mais obtus, un Ange supérieur, ríen de plus, ou si l'on veut un super-ingénieur en informatique cosmique, un simple programme expert, tout comme 1' Architecte de la Matrice, qui n'est ni

omnipotent ni réellement omniscient, comme le prouvent les divers dysfonctionnements des premieres versions de son programme de simulation. Le vrai Dieu est invisible, caché, absolument transcendant. 11

est l'au-rl~:la du monde. La « Mere ,, est la « voie '' entre Dieu et le monde : elle tient en cela du Saint-Esprit, et nous renvoie done d'une certaine fac;:on a la Trinité. Cela vous rappelle quelque e hose ? L' Architecte a Neo: « Cest ainsi que la réponse fut trouvée par accident, par un autre programme, un programme intuitif, initialement créé pour explorer cf'rtains aspects de la psyché humaine. Si je suis le Pere de la Matrice, elle en est indubitablement la Mere.>> A bien y réfléchir, et meme si le jeu des devinettes semble agacer 1' Architecte, I'Oracle semb!e etre la meilleure candidate . Mais il est vrai que la question de la place réservée dans Matrix

a la divinité et a la transcendance est assez problématique. Tout se passe en fait comme si les hommes n'avaient réellement acces, en dehors de I'Architecte et de I'Oracle, dont le statut et la fonction réelle sont délibérément ambigus, qu'a une multiplicité d'entités intermédiaires (Agents, Anges, Vampires, Exilés) . :>ont-ils bons, sont-ils méchants? Cest un des enjeux principaux de Matrix Revolutions. L'agent Smith !ui-meme fait figure d'ange rebelle, puisqu'il ne travaille plus que pour son compte; mais c'est par la aussi qu'il est le frere ennemi de Neo et qu'il suggere, au ccrur meme de l'affrontement, une alliance plus secrete . Quant a la transcendance, elle ne trouve justement aucune figuration, ce qui montre, ou bien que le probleme ne se pose pas du tout, ou bien qu'elle est la question qui hante tout le film : celle du Réel, au-dela de la Matrice, et au­dela de Zion meme (~ Trois figures de la simulation) .

11 fallait s'y attendre: la lecture gnostique pose autant de questions qu'elle permet d'en résoudre. Elle est d'ailleurs sélective, puisqu'elle ne fait pas vraiment droit a la pratique et a l'éthique qui correspondent historiquement au courant gnostique. JI fi1 11drait pa rler d'un gnosticisme sans culte, c'est-a-dire sans rites ni mysteres, et meme sans exercices spirituels (les gnostiques, comme on sait, avaient l'habitude de se livrer a

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,...,..... ___ ~T --

Les dieux sont dans la Matrice

des entralnements rigoureux destinés a provoquer des états modifiés de conscience: extases, visions, etc.). Au-dela de l'ascesE forcée imposée par les conditions de vie difficiles qui regnent en dehors de la Matrice, Oll

serait bien en peine d'identifier un seul élément d'action ou les príncipes

de la gnose trouvent une illustration directe, non allégorique. Car les nombreuses scenes de « réveil >>en sursaut ne font guere plus qu'offrir une a!!égorie de l'éveil de la conscience a sa vraie destination. Le gnosticisme plante le décor et donne le príncipe d'une distribution des roles ; il ne permet pas d'éclairer le détail de la fable . Un des avantages de la lecture tao"iste de Matrix, en revanche, est qu'elle permet de lier organiquement les scenes d'action et de combat (elles sont nombreuses) au schéma d'une progression spirituelle qui passe par l'apprentissage concret des puissances du corps (-Ha Voie du guerrier). La encare, c'est une question de choix. Selon le cas, le fil religieux nous conduira a privilégier, dans la fiction, les

questions métaphysiques, politiques, éthiques ou encare plastiques.

L'autre limite de !'interprétation qu'on vient de présenter, la plus

év1dente sans doute, tient a ce que le monde << réel >>, celui du Nebuchadnezzar ou de Zion, n'est pas plus désirable que l'illusion

entretenue par la Matrice (~La Matrice ou la Caverne ?). Ceux qui, comme Cypher, ne supportent pas l'insipide gruau protéiné serví a l'équipage (et

dont la consistance, précise le script, se situe quelque part entre le yogourt et la ceilulite, ~ •roulet), ceux qui n'ont pas particulierement envíe de

participer a des rave porties dans des catacombes, ne ~y .trompent pas d'ailleurs : cette Terre ravagée (<<le désert du réE_;h), ces souterrains humides et sans confort ou les corps se melent dans des dnn~es chtoniennes, n'a rien du Pléróme ou de I'Aión chanté par les gnostiques, ce monde invisible de plénitude et de lumiere ou l'ame doit trouver sa demeure éternelle. A l'inverse, le monde virtuel n'a ríen d'un cloaque, le corps n'y est pas plus une prison ou un tombeau que dans les soutes obscures du Nebuchadnezzar. La Matrice est le monde ou l'on vole, et ou l'on tord des cuilleres. Que demander de plus? (~La Matrice ou la

Caverne ?) On se pialt done a imagíner Neo en cyber-prophete. Meme les rebelles les plus endurcis n'hésiteraient pas a quitter Zion, cette terre de nuit et de feu, pour embrasser la nouvelle utopie virtuelle : plutót que de

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Matrix, machine pl lilosophique

libérer l'hu manité de la Matrice, humaniser cette derniere, ou plut6t la tourn e r a son profit pour atteindre en son sein un état semi-divin. Dialectique éléme nta ire : la jérusalem céleste était dans la Matrice, mais

pour le comprendre il fal lait d'abord en sortir.

Au-de/a de la croyance

La question par laquelle nous commencions, celle de savoir quelle était lé't religion de Motrix, n'admet bien entendu aucune réponse simple. 11 ne suffit pas de dire que toutes les religions y trouvent également leur place, ou seulement certaines d'entre elles. -La r~ligion de Matrix n'est pas plus syncrétique C]U'elle n'est polythéiste. Son pluralisme, son éclectisme, a d'abord une signification opératoire ou constructive . Si la lecture gnostique paralt si efficace, c'est précisément qu'elle commence par déplacer le probleme sur un terrain cosmique (cosmogonique) ou, en dépit cie i'importance accordée a la (( connaissance >> (gnosis) opposée a la simple << croya nce >> (pistis), ce qui compte est moins le contenu dogmatique, le << message » ou la vérité du point de vue religieux, que la manie re dont il co nfigure un monde et nous ?. rme pour l'affronter - moins les << révé lations ,, sur !'invisible, auxquelles il ne resterait plus qu'a croire ou ne pas croire, que la pratique des signes, inséparable du travail su r !'esprit et le corps, a laq'-""lle convie une décision sur l'i nconsistc..nce du monde ( -t• Dialectiques de la fable) . On en dirait autant du taolsm e (-+LP. Tao de la Matrice), et sans doute du bouddhisme et du christianisme bien compris. Ainsi l'apprentissage des signes et des codes (déchiffrage, mar~;t-'u:ation), tüut comme l'exploration des régions ou intermondes de la Matrice, LOnduit naturellement Neo a ne plus attacher trop d'importance aux transferts d'informatlon nécessairement ambigus concernant 1' « autre monde ». 11 n'y a de Réel que 1' out re du monde, au­dela de la Matrice et peut-etre meme de toute << terre promise ». Or du Rée l il n'y a rien a dire : nulle image, nulle idée ne nous le donneront, il suffi t de s'y ten ir (-? ltois figures de la simulation). 11 ne s'agit done pas de croire, mais de savoir, et pour cela d 'agir, se lon une logique de transformation concrete. La connaissa nce spirituelle est au bout de l'action . En ce sens le cheminement de Neo ne fait peut-etre que refléter

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Les dieux sont dans la Matrice

l'activité interprétative déployée par les spectateurs eux-memes, et dont l'écho se perd_ dans la toile infinie, sur les forums de discussion réservés a Matrix. Cette agitation spéculative fait déja office pour certains de préparation spirituelle. 11 n'y a done pas de quoi se moquer du voisin qui s'exclame, au cours d'une projection du premier épisode : << Bon sang ! Mais alu!'S il n'y a pas vraiment de "réalité" ! ? » [6). Pas besoin d'avoir lu Lacan, ou d'etre un parfait idiot, pour commencer a sentir les effets de

cette machine mythologique.

[1]

[2]

[3]

[4]

[5]

[6]

Elie DURING

james Ford, << Buddhism, Christii'tnity, and The Matrix : The Dialectic of Myth-Making in Contemporary Cinema » , journal of Religion and

Film, vol. 4, no 2. Gregory Bassham, << The Religion of The Matrix and the Problems of Pluralism », in William lrwin (éd) ., The Matrix and Philosophy : Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002 .

Frances Flannery-Daley and Rachel Wagner, " Wake up ! Gnosticism and Buddhism in The Matrix » (disponible dans la section ,, Philosophy » du site b..lliL;L/whatisthematrix.warnerbros.coml)

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Slavoj Zizek, ,, The Matrix : Or, the Two SidP~ of Perversion » , in William lrwin (éd) ., The Matrix and Philosophy, op. cit. ( et http :11 on 1 .zkm.de/netcondition /navigation/symposia / defau lt) .

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MÉCANOPOLIS, CITÉ DE L'AVENIR

« Councillor Hamann : Hove you ever been to the engineering leve/ ? 1 /ove to walk there at night, it's quite amazing. Wou/d you like to see it?,

Vous ne les avez pas entendus, mais ils étaient !a, traí'nant le lon0 des couloirs de Zion leur mine pleine d'une contrition satisfaite. « Nous vous l'avions bien dit, ~a devait arriver: a force de produire des machines pour vous servir, vous etes devenus vous-mem~s les instruments de vos instruments. >> Ne les entendez-vous pas, de l'intérieur de la Matrice, annoncer 1' Apocalypse technique qui, si on en cro:t Matrix, a en réalité déjii eu lieu ? Peu leur importe d'ailleurs l'événement lui-meme, car c'est une idée de l'homme universelle, intemporelle qu'ils disent défendre. La morale surplombe l'histoire- c'est presque sa définition ... Ce sont done les memes qui, quand le film est sorti, se sont contentés d'expliquer, pleins de condescendance, que ce n'était pas mal, bien sur, qu'on donne tant de pubiicité a ce qu'ils annoncent depuis si longtemps, mais enfin qu'un film aussi na·fvement technique ne peut etre vraiment sincere dans

sa dénonciation de la technique ... Dénonciation de la technique ? Est-ce si simple?

Sommes-nous aliénés ?

Certes, il est vrai qu'au premier abord Matrix semble partager avec ceux qu'on pourrait appeler les« technocatastrophistes ,, (l]la conviction que le développement de la technique menace l'homme. Chaque age de la technique a ses prophetes de malheur: la grande industrie, l'age nucléaire, l'intelligence artificielle, aujourd'hui !'Artificial Lite ... Morpheus

esta sa maniere, touchante et rustique, la branche armée de ce discours. 11 n'aime pas les bavards, mais croit savoir qui sont ses ennemis, et avouera finalement qu'il vivait de prophétie et de guerre. Sa présentation il Neo du ,,_,ande de 2199 expose clairement la nature du dange•. 11 ne s'agit pas SlmpiPm.,nt d'une répétitior> ,..¡,1 cante de l'apprenti sorcier, qui perd 1:

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1 Mécanopolis, cité de !'avenir

maí'trise de l'automate dont il libere le fonctionnement sans etre capable de l'arreteó. C'est plutot comme si le balai s'était débrouillé pour faire de

l'apprenti sorcier une piece de son propFe automatisme, et n'avait meme pas laissé au jeune orgueilleux le luxe de s'angoisser. L2 probleme, selon

Morpheus, est en effet qu'avec la naissance de l'intelligence artificielle, sommet apparent de la capacité technique de l'etre humain, la dynamique

par laquelle celui-ci construisait des objers sans cesse plus performants pour augmenter sa puissance d'action sur le monde, s'est inversée : il est

devenu lui-meme un moyen pour que les objets techniques continuent a se développer. Et de la pire fa~on : pas meme comme ·instrument, mais uniquement comme source d'énergie. Extremé pro:étarisation de l'espece humaine tout entiere, réduite a ne valoir que par sa matiere ...

Cette inversion, dans laquelle le créateur est finalement soumis au fonctionnement de sa créature, rappelle d'assez pres la maniere dont l'humanisme philosophique des dix-neuvieme et vingtieme siecles pensait le probleme politique. L'homme est une puissance subjective de transformation du monde qui se perd sans cesse dans ses productions objectives - qui s 'aliene. Alors que I'État, le marché, la technique, devrai~nt etre au service d'intérets humains collectivement decidés (en vue d'une amélioíation de son sort, ou meme d'une moralisation du monde),

ce sont en fait eux qui finissent e.w .mettre les hu1 nmes a u service de leurs développements << aveugles-;:Tout le probleme politique consisterait des lors a redevenir maí'tres de nos propres créations. La tradition marxiste

elle-meme a longtemps interprété un célebre passage du Capital sur le fétichisme de la marchanrli~e. selon ce schéma : le marché se présente comme un ensemble de lois objective~ de l'économie, alors qu'il dépend en réalité d'un mode de producliu11 et d'organisation humain, trop humain. La révolution ne serait pas seulement l'effet d'une oppression trop indécente de certains hommes par d'autres, mais aussi le seul moyen pour que l'humanité tout e!:tiere puisse enfin prendre l'histoire par les cornes. N'entend-on pas encare souvent qu'il faut mettre l'économie au service de l'homme et non l'homme au service de l'économie? 11 s'agirait pour l'homme, toujours et partout, de réintégrer ses puissances objedives - techniques ou sociales- dans l'exercice transparent de sa volonté

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~S ¿-,.- Matrix, mJcnine philoscphiqu e

subjective, de libérer l' homme de ses propres produits en soumettant ses derniers a des finalités humaines, rien qu'humaines.

La guerre contre ! es machines qui est le cadre de l'action de Matrix se 'déploierait done dans une philosophie politique tres classique. Matrix

·-- métaphoriserait la division intérieure du sujet politique par ses propres institutions (c'est-a-dire par les dispositifs objectifs sans lesquels sa liberté subjective resterait sans effectivité dans le monde, mais dont le

fonctionnement aveugle risque sans cesse de se retourner contre lui), dans la figure d'une guerre civile ou d'un conflit social. JI y aurait simplement recouvrement de 1' oppresseur et de l'aliénant. Ave e l'intelligence

~rt~f}ciel_le, les ~uissances a~iénantes seraient devenues conscientes, et J 1 alienatron de 1 homme sera1t devenue non seulement un effet inévitable

~ais encare un but pour de~ ag~nts capables de prévoir les c;onséquence; ~ ae leur comportement, de s y a¡uster et done de se donner a eux-memes " ' des finalités. 11 n'est pas difíicile a la pensée politique moderne d'absorber ~ le rapport des hommes et des machines, car elle est inspirée par un ~ modele t~chnique de la politique. Non pas au s~~o,y __ elle se_ráff technocratrque, mais au sens ou il y a une solidarité étroite entrel á"pensée de la subjectivité politique (et psychologique aussi d'ailleurs, mais les deux sont liées) comme libre détermination de fins d'un coté, et la technocratie de l'autre : les institutions sont des moyens, rien que des moyens, et toute

opacité des institutions qui viendrait pour ainsi dire diviser le sujet dans sa propre action n'est per~ue que comme une perversion. Sieyes ne comparait-il pas la société a une machine, pour mieux distinguer entre !a nation, qui se confond avec la volonté collective, et le gouvernement, qui

n~en est qu ' un instrument [2] ? Hobbes n'insistait-il pas sur le fait que I'Etat est un artefact, meme si c'était d'ailleurs pour montrer que cet artefact ne pouvait marcher qu'a l'aliénation [3]? L'histoire politique des

deux derniers siecles a quelque chose d'une extension progressive de cette idée assez mystérieuse de la libe:!é a tous les éche!pns de l'action collective et individuelle- extension paradoxale qui, a m~sure qu'elle se

développe, émule son contraire, tout simplement paree qu'~lle renforce la di chotomie entre l'in s~ a nce qui dicte les fins et celle qui cherche a les réalise r. ·, ,.

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1 Méonopolis, cité de !'avenir

\ Pourtan t, Matrix Re/oaded la isse d éja ente ndre q u' il ne s' agit pas

sebtement d'appliquer a notre rapport aux machines un scheme politique qui oppose l'aliénation et l'émancipation, mais bi en de re penser a la fois la politique et la techniqu e:\ C'est assurément une des grandeurs de la

trilogie que de proposer Gñe sorte de parcours de vérité par étapes, selon un modele que les philosophes appelleraient dialectique, par niveaux de profondeur étagés dans le temps, et aussi dans l'esp ::. ce. Car c'est dans le fond de cette sorte d'Enfer inversé qu'est Zion qu'un autre discours apparalt. Dans la salle des machines ou le Conseiller Hamann conduit Neo, la question du sens de la guerre contre les ma~hine·s devient probléma­

tique. Zion est en effet dans un état de haute technologie, sans que celui­ci semble menacer directement l'existence humaine. Quelle différence? demande !e Conseiller Hamann. Ce a quoi Neo répond, immédiatement, le controle. JI avait déja rétorqué a Morpheus qu'il ne croyait pas la fatalité paree qu'il « n'aimait pas l'idée de ne pas avoir de controle sur sa propre vie,- et Morpheus, évidemment, l'avait immédiatement compris. Mais, dans la sorte de dialogue socratique qu'il a avec le Co;-;seiller Hamann, il se trouve incapable de donner une définition du controle qui ne soit pas purement négative : la possibilité de détruire son instrument. Nous savons que c'est nous qui sommes les maílres, et les machines les serviteurs,

paree que nous pouvons, d'un coup, abolir l'existence de ce qui nous sert. De fait, c'est bien cela la normativité technique: un objet technique perd son sens a partir du moment ou il n'a plus d'utilité, que ce soit paree que le dP.veloppement meme des techniques l'a rendu obsolete ou paree qu'on a renoncé a l'activité dans laquelle il s'intégrait. Les vieilles

locomotives sont mises au rebut, remplacées par d'autres, plus perfor­mantes. Nous n'évaluons pas les objets techniques pour eux-memes, mais seulement relativement a nous, pour leur utilité. Nul ne descend dans la salle des machines, comme le remarque malicieusement le Conseiller Hamann, sinon lorsqu'il y a un « probleme >>. Pas meme un probleme technique, juste un probl eme de la vie courante. Or, curieusement, la maltrise technique est pensée a parti• c! 'cm bie;-; ·v ieux concept juri ci; yue, celui du droit de vie et de mort que le maltre dans la Rome Antique avait sur sa domesticité, ses esclaves et ses enfants, concept qu i s'est trouvé

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Matrix, machine philosophique

réinvesti pour définir entre le seizieme et le dix-septierr.2 siecle la nature du pouvoir du monarque absolu sur ses sujets. C'est autrement dit le plus classique des concepts de philosophie politique, celui de Souveraineté, qui sert a définir la nature de la relation technique. Le probleme, comme nous allons le voir, est que ce raisonnemcnt est exactement celui qui a mené a la catastrophe.

D'abord, remarquons qu'on le retrouve, symétrique et inverse, dans le discours de I'Architecte: c'est paree qu'elles sont pretes a détruire les hommes, quitte a perdre les services qu'ils leur rendent, que les machines les controlent (~ • Liberté virtuelle) . Cela laisse déja entendre que le controle, au sens ou l'entend Neo lui-meme, est parfaitement susceptible de devenir une fonction technique. Telle a d'ailleurs été l'ambition de la cybernétique- comme son nom !'indique, << science du controle », cyber

ayant !a meme racine que << gouvernement » : proposer des modeles techniques de la fonction de controle. On peut interpréter ce projet soit comme le premier moment d'une usurpation radicale, par la machine, de la place éminente de l'homme, soit au contraire comme la démonstration que c'était l'homme qui, jusqu'a présent, réalisait une fonction technique, dont il es t susceptible d'etre libéré par le développement meme des techniques.

<< [L']homme a tellement joué le role de l'individu technique que la machi ne devenue ind ividu technique paralt encore etre un homme et occuper la place de l'homme, alors que c'est l'homme au contraire qui remplayait provisoirement la machir1e want que de vé ri tab!es ind ividus techniques [les machines cybernétiques] aient pu se constituer. [ ... ]l'homme avait appris a etre l'etre technique au point de croire que l'étre technique devenu concret se met a jouer abusivement le role de l'homme. Les idées d'asservissement et de libération sont beaucoup uop liées a l'ancien statut de l'homme comme objet technique pour pouvoir correspondre au vrai probleme de la relation de l'homme et de la machine ,, (Gilbert Simondon [4]).

Si l' idée de la liberté que défendent Morpheus et Neo, mais aussi bien i'Arc hi lecte, est inadequate pour penser le rapport des hommes et des machines, c'est paree qu'elle ne rend pas compte du fait que l'homme fait

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Mécanopolis, cité de l'üver.ir

lui-meme déja partie de la machine. Pire : que cette idée meme de la liberté, cette représentation que l'homme a de son engilgement dans sa propre action, dépend d'un certain concept de la machine. Un concept, au demeurant, qui est révo lu depuis longtemps déja .

Les assemblages hommes-machines et la politique minoritaire Pour le comprendre, il faut admettre que les techniques n'ont jamais

été simplement des instruments au service de l'homme, et que leur 1

histoire ne se réduit pas a une adaptation de plus en plus exacte aux besoms humains. Elle se caractérise plutot par un processus que Simondon appelle de ,, concrétisation ,, par lequel on passe d'un ensemble hétéro­clite de pieces et de processus, réunis uniquement par la convergence de leurs effets (dans cette situation primitive, la finalité est done effectivement décisive, au sens ou a chaque partie de la machine correspond une fonction, c'est-a-dire une partie de l'effet a obtenir), a un état dans lequel les différentes pieces et les différents processus engagés dans l'objet technique se redéfini ssent les uns les autres, chacune prenant sur elle des fonctions qui sont relatives aux autres. Ainsi, les ailettes de refroidissement sur la culasse des moteurs thenniques prennent en meme temps une fonction mécanique, celle de nervure s'opposant a la déformation de la , cula~~P sous la poussée du gaz. De ce fait, la finalité, si l'on peut dire, 1

s'intériorise, les normes qui déterminent des parties toujours plus grandes j de l'objet technique ne sont pl~s ceiles de son' utilité extrinseque;. mais¡ celles de sa conSIStance mtnnseque - bref, 1 ob¡et techn1que s mdtvt-. dualise . Ce qui se perfectionne alors, ce n'est pas tant l'adaptation de la i. machine aux services qu'on attend d'elle, mais le schéma opératoire qui introduit une nouvelle causalité dans le monde. Le travailleur humain, ou meme l'utilisateur, n'est plus par rapport a cet objet technique une simple volante subiective extérieure; il :.e trouve souvent médiateur et inducteur. On peut prendre des exemples tres simples : celui du conducteur de train, qui ajuste la locomotive au ciispositif technique du réseau, ou celui d'un programmeur de logiciel travaillant en ligne sur un systeme << open sou rce , qu'il utili se par ailleurs, opérant ainsi la médiation entre sa

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Matrix, mach111e philosophique

machine et ie réseau qui lui permet de la perfectionner ... L'homme n'est pas ici extérieur a la réalité technique, puissance souveraine imposant des finalités et laissant aux machines le soin de les réaliser, mais plutot au

milieu des machines, découvrant sans cesse de son coté de nouvelles / puis~ances, de nouvelles fina lités, de nouvelles possibilités d'existence, de ¡ nouvelles occasions d'agir, a mesure qu'il permet a la réalité technique de / devenir de p'us en plus « individuelle », au sens de Simondon. C'est

:

{ curieusement en i:t<-Ceptant sa place dans un milieu technique composite que l'homme peut vraiment devenir lui-meme, participer, par sa l différence, a la constitution d'une nouvelle maniere de faire advenir du

\ réel. '

On voit bien que ce qui est en jeu dans notre rapport politique aux machines, c'est la place qu'on accorde a la finalité et la maniere dont on con~oit la subjectivité, c'est-a-dire le support de la liberté. La ou l'humanisme fait de la finalité consciente l'honneur de l'existence humaine et la marque d'un sujet libre, Simondo~ affirme au contraire qu'elle n'est, comme la cybernétique l'aurait montré, qu'une moda lité de l'intégration ou de l'individualisation technique. Si done le rapport des hommes aux machines est métaphorisé par le concept politique de souveraineté, c'est peut-etre que déja la séparation entre le maltre qui ordonne et le serviteur qui obéit n'est elle-meme qu'une métonymie du rapport fonctionnel entre les mécanismes de commande et d'exécution dans une machine encere abstraite, pas tout a fait individualisée. Simondon est tres clair: << Si la finalité devi ent objet de technique, il y a un au-dela de la finalité dans l'éthique; la Cybernétique, en ce sens, libere l'homme du prestige inconditionnel de l'idée de finalité », elle fait << passer la finalité du niveau magique au niveau technique "· 11 ne s'agit done pas, comme on le dit

; souvent, de libérer la politique de la technique (afin de redonner toute sa place a la décision souveraine), pas plus que de libérer la technique de la politique (afin d'optimiser la rationalité des décisions collectives), mais bien de libérer l'une et l'autre de cette notion de finalité qui méconnalt a la fois la r-,¿¡ture de l'homme et celle des machines.

Bi en des índices vont dans ce sens dans Matrix Reloaded. A commencer PM les discussions avec Smith et le Mérovingien sur ie out/ la raison

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Mécanopoli:,, cité de l'avenir

c-.•" Purpose >>). De meme, la fin de la conversation avec le Conseiller Hamann. De maniere assez ironique, Neo croit comprendre que le Conseiller cherche a lui faire admettre la relation de co-dépendance entre les machines et les hommes. Non seulement il interprete le probleme en termes de fina lité (<< les machines ont besoin de nous et nous avons besoin des machines ,, ) et laisse imaginer quelque eh ose comme une culture du compromis entre les hommes et les machines, mais encore il ne peut concevoir que comprendre puisse etre autre chose que ressaisir l'intention d'un discours, son but. Ce a quoi le Conseiller répond: << non, non je ne veux rien dire de particulier. Les personnes agées comme moi ne s'inquietent pas d'avoir que!que chose a dire. ,, Le sens ne se confond pas avec l'intention de signification : il est plutot dans la possibilité que nous avons, en sélectionnant certciins traits pertinents de la réalité, en ménageant des trajets nouveaux dans ce que nous croyons savoir du monde, de problématiser le donné, de relever ce qu'il y a encore d'irréalisé dans le réel. Le Conseiller Hamann obse1ve ainsi simplc~ent qu'a Zion comme a la surface de la Terre, les humains et les machines sont branchés les uns sur les autres, un peu comme Smith demandant a Neo : << Étes-vous conscient de notre connexion ? ''· Cette petite observation laisse penser qu'il est fatal que toute organisation de leurs rapports, autrement dit toute << politique de la technique », dépende elle-meme d'un concept de la machine. Ainsi, ie controle, l'idée de liberté comme puissance purement négative de se débrancher, ne dépend au fond que d'un modele de machine parmi d'autres, c'est-a-dire C.'•Jne maniere déterminée d'organiser ces connexions, de produire cet assemblage hommes-machines qui, plutot que la société des hommes, est la véritable réalité politique. Mais cela veut dire que, dans le fond, la machine cybernétique est incapable de penser le type Je pouvoir ou de causalité qu'elle permet aux hommes et aux machines de construire ensemble. C'est bien d'ailleurs ce que dit Simondon : non pas que la machine cybernétique donne enfin le modele de tout systeme politique, mais au contraire qu'elle nous oblige a réinventer ce que veut dire etre un sujet, faire société, et meme faire usage, bref exister, a l'age cybernétique. On voit bien en ce sens que nous av0ns besoin d'un concept de machine, de

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Matrix, maciline philosopilique

méta-machine ou de méga-machine, que les machines techniques ne nous donnent pas.

Gilles Deleuze et Félix Guattari se sont précisément efforcés, dans 1' Anti-Qdipe puis dans Mil/e Plateaux, de construire un concept de la machine qui ne se confondrait pas avec les objets mécaniques, mais au contraire permettrait de comprendre l'émergence des machines techniques a partir d'une certaine configuration de la mégamachine :

<< le principe de toute technologie est de montrer qu'un élément techn ique reste abstrait, tout a fait indéterminé, tant qu'on ne le rapporte pas a un agencementqu'il suppose. Ce qui est premier par rapport a l'élément technique, c'est la machine: non pas la machine technique qui est elle-meme un ensemble d'éléments, mais :a machine sociale ou collective, l'agencement machinique qui

·va déterminer ce qui est élément technique a tel momenl, quels en sont l'usage, l'extension, la compréhension ... , etc. , [5].

Par machine collective ou agencement, il ne faut surtout pas entendre une société humaine homogene, car l'usage n'est pas l'utilisation par un sujet cohérent de quelque chose de déja donné, mais un ensemble de relations entre des processus hétérogenes aussi bien dans leur formation que dans leur fonctionnement, qui, cependant, pour des raisons largemenl contingentes,constituent ensemble une nouvelle forme d'opé­rativité, une nouvelle maniere de fonctionner, un nouveau type de causa­lité. Ainsi .. << ce que les nomades inventent, c'est I'<HJPncement homme­animal-arme, homme-cheval-arc ». Ou encore l'étrange « machine >> que forment ensemble la guepe et l'orchidée : rencontre entre deux lignées évolutives sans origine commune, mais qui se renforcent réciproquement grike a leur hétérogénéité (le végétai orofitant de la mobilité de !'animal, etc.) ...

Le rapport de l'homme aux techniques ne serait-il pas lui aussi l'articulation de deux lignées évolutives différentes qui, loin de constituer un grand ensemble stable, accélere la vitesse de dévc:oppement de chacun en le faisant passer par l'autre ? Soit l'agriculture. L'homme mocierne croit sans doute, en cultivant les plantes, développer sa capacité de reproduction et d'expansion. Mais, du point de vue de la céréale, si

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1 Mécanopolis, cité de !'avenir

l'on peut dire, l'agriculture n'est elle-meme qu'un moyen de reproduction redoutable. Cas exemplaire de ce que Deleuze et Guattari appelleraient une « double déterritorialisation >> •• • La digestion de l'homme et la reproduction du blé constituent ensemble un nouvel agencement machinique, qui ne s'actualise d'ailleurs véritablement que dans des e conditions de sédentarisation, c'est-a-dire en corrélation avec d'autres éléments a la fcis géographiques, techniques et sociaux. Lors de l'interrogatoire qu'il faít subir a Morpheus dans M_atrix,- J'·agent Smith présente la révolte des machines comme une _?implé étape dans l'histoire évolutive de la Terre : les objets techniques ont utilisé l'homme pour se développer, puis se sont débarrassé-sde luí. L'homme prend les objets techniques pour des productions ex nihilo de sa liberté, alors que ceux-ci sont des processus indépendants qui passent en quelque sorte, depuis toujours, par l'illusion de la liberté souveraine de l'homme pour se développer selon des lignées technologiq~es variées et de plus en plus autonomes .. La situation décrite par Matrix n'est done pas nouvelle : l'homme a toujours été un moyen de reproduction des objets techniques .. . Ce qui est nouveau en revanche, c'est que l'inverse ne soit · plus vrai. Mais était-ce vraiment fatal ?

L'épisode des Animatrix racontant les origil'f"S véritables de la guerre des hommes et des machines (-+•Guerre hommes-machines) montre que Ja responsabilité de Ja guerre VÍent de !'incapacité des h0111mes a admettre que les machines puissent etre autre chose que des instruments. Sinistre conséquence de l'écart entre une pensée du pouvoir politique qui voit dans celui-ci le représentant global d'une communauté homogene et unifiée, et la réalité du développement de l'assemblage hommes-machines qui rend impossible de maintenir ce postulat d'homogénéité. Penser le sÚjet politique autrement que sous une condition de majorité, admettre qu'il n'est jamais que dans la rencontre entre des minorités, humaines ou non, montrer qu'on peut construire un ordre politique, c'est-a-dire aussi juridique, au niveau de ces assemblages cnmposites, traversé~ de doubles devenirs, sans passer par cette machine particuliere qu'est I'Etat, telle est peut-etre la direction vers laquelle il faut aller, si l'on veut préparer la paix avec les machines, et reconstruire ainsi, mais seulement en passant, la

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Motrix, machine philosophique

soci élé aux dimensions de l'humanité qui a été scindée par la Matrice (-+ • Sommes-nous dons lo Motrice ?). Ce qui est su r en tout cas, c'est que, en accepta nt de ne pas surp lomber les objets techniq ues, de ne pas concevo ir l' usage comme la soumiss ion a un e utilité, d'etre au milieu des machines comm e des << choses parmi les choses , , sur le meme plan, l' homme ne perdra pas sa différence, au contra ire : il la maximise ra. 11 n'y aura pas de nouvell e pensée de la politique sans une nouve ll e pensée de la machine.

Patrice MANIGLIER

[1 l Domi nique Lecourt, Humoin, post-humoin, La Découverte, 2003 .

(2] Emmanuel Sieyes, Qu 'est-ce que le Tiers Étot 7, PU F, 1982 . [3) Thomas Hobbes, Lévia thon, Sirey, 197 1.

[ 4 l Gilbert Simondon, O u mode d 'existence des objets techniques Aubie r 1 ~3 9. ' .

(5 ] Gi lles IJPI Puze et Félix Guattari . M il/e Plat eoux, Minuit, 1980.

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SOMI'v1ES-NOUS DANS LA MATRICE?

" Morpheus : Hove you ever hada dream, N eo, that you were so sure wa s real _7 What if you were unable to wake from that dream 7 How wou ld you know the difference between the dream world and the real world 7 ,

Matrix n'est évidemment pas la premiere O? uvre a imag iner que :e monde qui nous entoure est en grande partie une illusion. Cette possibilité a été formul ée, sous des form es tres dive rses, par d'innombrables philo­sophes o u penseurs depuis 1' Antiquité : on les regroup~ généralement sou s l'a ppellation << sceptiqu es » . Or ceux-c i ont été tou jours accompagnés dans leur réflexion par des représen tations qui tentaient de donner co rps a l'hypothese de l'irréa lité de notre quotidien. Les sceptiques antiques invoquent souvent des réc its mythologiq ues dans lesquels un personnage est trompé par des hallucinations píüd ui tes par les di eux. A l'époque ou Desca rtes élabore son fameux << dou te hyperbo liqu e >> , ce so nt les dramaturges, comme Calderón dans Lo vie est un songe ou Corneille dans L'lllusion comique, qui mettent en scene des personnages artificiellement trompés sur leur ex istence. 11 n'est pas su rprenant qu'aujourd'hui, alors que les hypotheses sceptiques sont toujours abondamment discutées par les ph il osophes [5], ce soit le cin éma qui se cha rge de nous donner des représentations concretes de ce ll es -ci: que l'on pense, ;:-0 ur n'évoqu er q ue des fi lr.; :; réce nts, a Total Reca/1, Oork City, eXistenZ, Trumon Show,

Vanilla Sky (basé sur Abres los Ojos) et bien su r Matrix. Contrairement aux précéden ts, ce dernier film _;: ::-b le d ' <~iii P urs su ivre de pres un e formu lation contemporaine de l'hypot!: ': óe sceptique proposée par le philosophe Hilary Putnam, ce ll e des << cerveaux dans une cuve ,, (1) : je pourra is bien n' etre qu 'un cerveau parmi d'autres conservés vivants dans un e cuve (par un savant fou) et dont les terminaisons nerveu ses sont branchées a un ordinateur tres puissant qui produ it une hallucination col lective et interactive identique ~ :--.::J tre monde.

Matrix propose ainsi une ve rsion actua li sée, préc ise et imagée d'une hypothese philosophique bien connu e. C'est pou rquoi le film a été utilisé

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Matrix, machine phiiosophique

par de nombreux philosophes comme un exemple pédagogique permettant d'introduire a la réflexion sur le scepticisme. Mais, plut6t que d'élucider ou de critiquer Matrix grike a la philosophie, ne pourrait-on pas éclairer la philosophie du scepticisme a u moyen de Matrix? En fournissant une représentation concrete de l'irréalité du monde, Matrix permet de considérer cette éventualité d'un point de vue concret et non pas seulement comme une hypothese théorique que l'on cherche d prouver ou réfuter. Matrix reut etre utilisé comme une sorte d'antidote contre 1' « armchair philosophy" dénoncée par Hume, cette capacité des philosophes a penser le monde depuis leur fauteuil sans se soucier des ir:nplications pratiques de leurs réflexions.

11 ne faut done pas hésiter a prendre Matrix au sérieux : sommes-nous, moi qui écris ces lignes et toi qui les lis, actuellement branchés a la Matrice décrite par Morpheus ? Comment répondre sans se tromper ? Partons simplement de ce que nous savons, a savoir qu'un film prétend nous révéler l'existence d'une Matrice dans laquelle nous sommes prisonniers. Trois hypotheses sont alors envisageables :

(H1) Nous ne sommes pas dans la Matrice, car si nous y étions, nous ne devrions pn~ pouvoir le savoir aussi facilement. Dans ce cas, ou bien (a) Matrix est un simple film de science-fiction pour jeunes adeptes des jeux vidéos, ou bien (b) Matrix pourrait etre un avertissement voire une prémonition, qui nous prévient que l'humanité court le risque d'etre prisonniere, dans deux siecles, d'une simulation du monde de la fin du vingtieme siecle, dans lequel nous vivons encore réellement.

(H2) Nous sommes dans la Matrice, mais les machines qui l'ont créée ne la contr61ent plus et n'ont pas pu empecher des rebelles- machines ou humains- de diffuser a l'intérieur de la Matrice le film Matrix et de révéler ai;·,si la vérité a l'humanité. On peut alors penser que celle-ci va bient6t etre libérée de la Matrice d'une maniere ou d'une autre .

(H 3) Nous so m mes dans la Matrice, mais celle-ci est si parfaite que nous refusons de croire a son existence : nous prenons le film Matrix pour une CEuvre de science-fiction, alors qu'il décrit notre situation réeile.

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., ..

Sommes-nous dans ia Matrice ?

H3, l' hypothese la plus radicale, est-elle plausible? Pouvons-nous vivre dans une simulation si parfaite que personne ne croit a son irréalité ? La Matrice de Matrix, en tout cas, n'est pas une telle simulation parfaite. Neo apprendra que les impressions de << déja vu », lorsqu'une meme perception se répéte, signalent des perturbations dans la Matrice. Ce qui peut apparaltre comme une erreur du cerveau humain est en fait une légére imperfection de la réalité virtuelle dans laquelle nous sommes enfermés. Un autre exemple poétique est fourni dans le dessin animé Beyond de la série Animatrix, ou des enfants ont découvert Uil champ d'apesanteur dans un terrain vague, ce qui provoque l'intervention d'agents, qui effacent ce bug dans !a simulation. Par ailleurs, peuvent intervenir dans la Matrice des éléments << rebelles >> qui produisent des incohérences. Les humains débranchés d'abord : au début de Matrix par exemple, Trinity a elle seule se débarrasse de deux unités er:tiéres de la police et effectue de nombreuses cascades incroyables. Autre source de perturbation : les programmes << exilés >>, dont I'Oracle explique que nous en entendons parler tout le temps sans le savoir a travers les histoires de vampires o u de loups-garous (-+ • Anges) . On imagine le travail énorme que les agents doivent mettre en CEuvre pour dissimuler ces événements. Lee1r tache est la meme, l'humour en moins, que celle des héros de Men in

Block, qui contr61ent l'activité extraterrestre sur Terre en surveillant les mag<Úines friands de paranormal et en effa~ant la mémoire des témoins. Ce travail serait beaucoup plus facile s'il n'y avait pas de droits de l'homme dans la Matrice, mais ce n'est apparemment pas le cas, puisque Neo demande << son coup de téléphone ,, lorsqu'il est interrogé par les agents.

. Dés lors, la question de savoir si nous sommes actuellement dans la Matrice est équivalente au probléme sous-jacent a tous les débats sur le paranormal ou sur les complots politiques internationaux : avons-nous des preuves sérieuses de l'existence de phénoménes ou d'organisations exceptionnels et cachés, échappant totalement aux lois de la nature ou de la société? Si la réponse est positive, l'analy~e ele ces faits nt:-''- ' ~ conduir<: peut-etre a l'hypothése que nous sommes dans la Matrice, mais elle peut aussi révéler la présence parmi nous d'extraterrestres, de créatures

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Matrix, machine philosorhique

magiques ou les pouvoirs exorbitants de la CIA. En revanche, si tou tes ces histoires ne sont que des rumeurs fan tasmagoriques, l'existence de la Matrice est l'une d'elle, le reve ou le cauchemar d'un informaticien anonyme et surmené, M. Anderson, qu 1 se révei llera pour de bon dans notre monde a la fin de Matrix Revolutions, cornme Edward G. Robinson dans la Femme au portrait (plusieurs scenes des deux premiers films sont déja suivies d'un réveil brutal de Neo, cornme s'il revait toutes ses aventures :;xtraordinaires).

Démontrer H3 exigerait done de prouver l'existence de faits incompa­tibles avec les lois de notre monde et explicables uniquement grace a H3 . En attendant que l'un des nornbreux adeptes du paranormal ou des théories du complot qui peuplent notre monde y parvienne, nous pouvons au moins savoir a quoi doit ressembler la Matrice pour que H3 soit vraie, c'est-a-dire pour que nous soyons actuellernent a notre insu dans la Matrice. Si la Matrice est un univers dont les habitants ne sont jamais troublés par aucune incohérence, il est alors certain que 11uus ne sommes pas dans la Matrice, car notre monde actuel est tres différent. Pour le simuler parfaitement, la Matrice doit etre imparfaite : elle doit nous présenter un monde tres largement cohérent mais plein de rnysteres a résoudre et de rumeurs sur des événements inexplicables. Tel est peut-etre le sens de i'histoire de la premiere Matrice : sa perfection absolue la fit échouer, ¿ cause de l'imperfection essentielle a tout etre hurnain, selon 1' Architecte, imperfection que l'agent Smith caractérise par le beso in qu'ont ies humains de souffrir pour définir la réaíité. Ce que ces deux intelligen ces artificielles décrivent avec mépris, est le fait que le monde humain n'est, dans tous les domaines, ni chaotique ~absolurnent ordonné (ou alors il ne l'est que localernent et brievement), objeta la fois de satisfactions et d'insatisfactions, ces dernieres entraínant d'innom­brables tentatives de transforrnations.

Ainsi, notre monde est a la fois facile et difficile a simuler : d'un coté, les humains to!erent eJe tres importantes imperfections (mysteres, incohérences, injustices , etc.), de l'autre ils deviennent dans certaines circonstances curieux, aventureux et optimistes, ce qui oblige a élaborer une si m ulation non seulemer' i'lterac tive c-.. Liberté virtuelle), mais

5ommes-nous dans la Matrice ?

su rtout évolutive. Si nous sommes dans la Matrice, cela implique qu 'elle dispose de programmes supervisant l'ensernble de la vie humaine. Nous y naissons, y vieillissons et nous y faisons et éduquons des enfants ; s'y succedent done des générations et s'y développent des traditions, des cultures et une Histoire politique, sociale, artistique, etc. Pour cor.~ourner ces complexités de la vie collective humaine, les hypotheses sceptiques concretes invoquent souvent des rnanipulations rnassives de la memoire des sujets trompés. Pour que la simulation soit réaliste, il faudrait toutefois implanter dans chaque sujet une mémoire de toute sa vie passée, ce qui exige de reproduire - réellement ou sous forme de souvenirs - au moins quatre-vingts années d'histoire d'une population, puis de résoudre le pro­bleme de la communication entre les générations, qui fait rernonter la mé­moire beaucoup plus loin. Une Matrice cyclique, qui ne simulerait qu'une vie tres courte et se réinitialiserait périodiquement, n'échapperait pasa ces problemes. En fait, les exigences d'une simulation interactive col/ectíve des sociétés contemporaines sont extrémement lourdes (-+•Reve).

L'un des principaux problemes que les concepteurs de la Matrice ont du résoudre est celui de la recherche scientifique, ce produit de la vie collective humainP 'lUÍ a pour spécificité de reconstruire et de complexifier en permanence l'environnement dans lequel les hornmes évoluent : les explorations ou l'astronomie y ajoutent de nouveaux territoires, les recherchP' physiques et chimiques y découvrent de nouveaux composants et de nouvelles réactions, la biologie accrolt les ressources du corps he! :Tlain. La Matrice doit etre ainsi dotée de programmes qui simulent toutes les propriétés, meme microscopiques, de tous les corps, y compris ;es plus éloignés de la Terre, de maniere a ce que les techniques et les sciences actuelles puissent s'appliquer et merne progresser sans jamais prendre la M::trice au dépourvu. Des lors, ni les chasseurs de phénomenes paranormaux ni les spécialistes des complots planétaires ne sont les mieux placés pour prouver a u reste de l'humanité qu' c::e est enfermée dans la Matrice. Ce sont tout sirnplement les scientifiques qui peuvent y parvenir : plus ils font progresser rapidement la précision et l'extension de la con naissance humaine, plus ils ont de chance de prendre en défaut les capacités de sirnulation de la Matrice et de provoquer de l'intérieur un

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Mc trix, machine philosophique

dysfonctionnement majeur dans Id réalité virtuelle ou nm;s vivons [3] . Pour infi rmer ou confirm er H3 une bonne fois pour toutes, il suffirait done d'augmenter mass ivement les budgets de la recherche sc ientifique dans to us les pays. 11 faut toutefois reconnaltre que l'on courrait alors le ri sq ue de précip iter l' é laboration d'intelligences artifici elles aux capacités supérieures a celles de l' homme, qui finiraient soit par nous aider a démontrer que no:.; ~ sommes dans la Matrice (H3), soit par se rebeller contre nous et par créer une Matrice ou elles nous enfermeraient (H1 b) . Quoi qu'il en soit, l'hypothese de base de Matrix serait en fin de compte réalisée ...

11 semble en tout cas que des intelligences artificielles qui voudraient créer une Matrice efficace pour tromper l'humanité choisiraient de la brancher sur un monde virtuel primitif, ou les humains possedent tres peu de capacités d 'ac tion et de connaissances sur leur environnement et vivent en petits groupes séparés les uns des autre~ : cette simulation serait en effet tres simple a réaliser et a rendre indétectable . Comment expliquer alors que les machines de Matrix aient élaboré une sirnulation de la fin du vingtieme siecle ? Par un élan de générosité a l'égard des hommes, le vingtieme siecle étant « le sommet de la civilisation , humaine, comme le laisse ente ndre l'agent Smith ? Paree que c'est 1~ seul monde que les machines avai ent sous les yeux et pouvaient reproduire ? Dans les deux cas, il faudrait admettre une faiblesse des machines. A lf1oins que les machines aient effectivement commencé par la solution la plus efficace : il y a quelq ues millénaires, elles ont branché l'humanité sur une simulation de la vie pré historique, qui a évolué au fur et a mesure du développement de la vie socia le humain e et qui a fini par devenir tresCümplexe et impossible a soumettre a un controle systématique et central. Nous nous trouverions alors actuellement dans l'hypothese H2 : apres bien des tiiton neme nts, l'existence de la Matrice a été de vin ée et révélée a l' hu rnanité par le film Matrix. 11 joue pour nous le meme rol e que Mo rph eus dans le film : il est le médiateur de notre libérat ion de la Matrice. 11 ne nous indique cependant aucune voie concrete pour nous libé rer de la Matrice, sinon l' atten te du superhéros Neo, do nt les pouvoirs apparaissent peu efficaces a la fin de Matrix Reíoaded. Mais ce secund film

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Sommes-nous dans la Matrice ?

est probablement une tentative des machines pour détrui re les espoirs suscités par Matrix: l'attaque sur Zion et le discours de 1' Architecte veulent nous faire croire que les machines ont prévu une parade, que la rési stance est inutile puisqu'elles peuvent réinitialiser la Matrice ou nous tuer . Espérons alors que le troisieme film sera une réplique de Zion nous montrant ce que nous pouvons faire pour échapper a la Matrice pour de bon, par exemple une greve de 1' énergie corporelle a u niveau de l'humanité entiere ou la menace d'un suicide collectif universel, qui contraindraient les machines a négocier notre iibération progressive et la construction d'une situation d'égalité et de paix entre hommes et machines sur la Terre de 2199, hors de la Matrice (-+ •cuerre entre

hommes-machines). Mais, sommes-nous surs de vouloir et de devoir a tout prix en sortir?

Ne devrions-nous fJdS nous demander si cette « libération , est souhaitable avant de chercher s'il y a lieu de se libérer et comment le faire? Le fait que la Matrice soit une illusion ne suffit pas en effet a la rendre insupportable. Cette simulation est d'abord beaucoup moins trom peuse que la plupart des hypotheses sceptiques : les principaux éléments de la Matrice, a savoir la réa lité rnatérielle, la Terre, notr:c corps, les trai ts des visages hurnains, la communication avec autrui, la civilisation de la fin -:l u vingtierne siecle existent ou ont existé hors de la Matrice et ne sont done pas de pures fictions. Le scepticisme de Matrix est ainsi rn oins radical que celui de l'hypothese des ,, ce rveaux dans un e cuve , ou du « malin génie » de Descartes. Outre le monde rnatériel et le corps humain, deux autres cibles classiques du scepticisme sont presque enti erement épargnées dans MaUix: l' identité personnelle des suj ets et l'existence d'autrui. Pour trouver une mise en scene sérieuse du scepticisme a l'égard de la c~n science de soi et de la rnémoire, il faut se tourner ve rs Total Reca/1 ou Vani lla Sky. Quant aux autres hornmes, ils n'au ra ient été supprirnés que dans un e Matrice so lipsi ste, ou chaque sujet aurait été enfermé séparérnent dans sa propre simulation individuelle.

;v;ais la Matrice est bie!: diiié,e:n te et nou~ ,,e puuVOII> dvnc l'accuser ni de nous tromper sur la nature fond ame ntale de la réa lité, ni de manipuler notre conscience de nous-mémes, ni de nous empecher d'agir

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Matrix, machine philosophique

sur notre monde ni de nous priver de relations avec les autres hommes. je ne peux meme pas vraiment reprocher a la Matrice de me tromper sur mon corps réel et de me priver de son usage : el le me fournit en effet un corps virtuel absolument identique a ce que serait mon corps réel dans le monde réel : ce corps virtuel devient done, d'un point de vue pratique, mon véritable corps, puisque je n'entretiens aucune relation avec mon corps réel tant que je demeure dans la Matrice. Bref, ¿une réalité se révele illusoire, cela n'implique ni qu'elle résu lte d'une tromperie ni qu'il faille s'e n débarrasser, comme le montre bien l'hi stoire des arguments sceptiques [4], qui ont défendu plusieurs attitudes a l'égard de ce qui n'est pas réel. Chez certains philosophe ~ partiellement scefJtiques, comme Piaton, Démocrite ou Berkeley, nos perceptions ne sont illusoires que par rapport a une dimension plus fondamentale et plus objective du réel (les Formes intelligibles, les atomes imperceptibles, Dieu). Dans ces cas, le monde sensible est une illusion dont il n'est ni possible ni nécessa ire de sorti r (dans cette vie), sauf rar la pensée. Chez d'autres philosophes plus radicaux tel .; les pyrrhoniens ou Nietzsche, le monde est une pure apparence, qui ne cache aucune réalité profonde : il faut done faire preuve d'une sérénité critique ou désinvolte a l'éga rd de la va nité de la vie et dP la con naissance humaines. Pourquoi ne pas faire de meme a l'intérieur de la Matrice?

En réalité, ce qui est insoutenable dans le fait d'etre a l'i ~~é rieur de la Matrice n·est pas sa dimension simulatoi re mais le fait qu'elle soit con tr61ée pa r des ¡·,lachines, qui, a la suite d'une gue~:·2 avec l'humanité, tiennent cette derniere captive dans la Matrice. L'hypothese de la Matrice releve moins du scepticisme que du ~~Justicisme. cette interpr~.tation du christianisme selon laquelle notre monde (maténel) est une illusion et une prison produites par un dieu malfaisant (-Hes dieux sont dans la !vfatrice).

Avec le « malin génie >> ou le « savant fou >>, les sceptiques modernes on t rep ris le príncipe gnostique en le vidant de son contenu religie''" et moral. La science-fiction et Matrix perm ettent de lui redonner vie et de se demander sé rieusement ce qu'il y a de « mauvais ,, dans la vie a l'intérieur de la Matr ice, comme l'a fait james Pryor [2]. Sa ré ponse est que le véritab le probleme posé par !a Matrice est politique et non

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Snmmes-nous d<:•lS la Matrice?

épistémologique ou métaphysique, comme le souligne Morpheus lorsqu' il définit la Matrice cor1me un systeme de controle destiné a maintenir les

hommes en esclavage. 11 est toutefois assez difficile de déterrniner exactement en quoi

l'enfermement dans la Matrice constitue une injustice. Le fait que toute l'humanité soit branchée a la Matrice est la encore capital : la situation n'est pas du tout celle, évidemment immorale, du Truman show : Truman est seul a etre trompé par le monde construit par ce« malin génie" qu'est le producteur qui a fait de la vie entiere de Truman une émission de télé­iéalité. Mais en quoi consistent la tromperie et l'esclavage dans Matrix?

Morpheus insiste sur le fait que les hommes sont transformés en sources d'énergie pour les machines, mais, comme l'ont noté Hubert et Ste;>hen Dreyfus [2], un esclavage suppose une entrave a rna liberté : or les machines ne contraignent pas plus les hommes que les millions de microbes ou de moustiques qui se servent du corps humain comme milieu ou aliment. Pour pouvoir parler d'esclavage, il faut supposer, comme le font james Pryor ou Hubert et Stephen Dreyfus a la suite de Morpheus, que les machines limitent notre liberté et orientent l'histoire humaine dans la Matrice. S'applique toutefois a cette hypothese un argument déja invoqué : si la Matrice est une simulation vraiment parfa1te, il ne peut Y avoir aucune différence de nature entre les obstacles aux progres humains internes a notre monde (contraintes naturelles, sociales, politiques, économiques, etc.) et ceux que pourraient produire les machines pour influencer notre hi sto ire. Bien plus, une telle influence sera it-elle véritablement injuste 7 Nombreux sont les gens qui pensent que Dieu exerce précisément ce type de controle sur l' humanité, et si les machines sont comme tui supérieurement intelligentes, elles agissent sGrement dans l'intéret des hommes autant que dans le leur (telle semble etre la these de Sm ith, qui invoque 1' évolution naturelle devant Morpheus ; on peut d'aiiiP11rs remarquer que Neo et ses compagnons, lorsqu'ils interviennent dans la Matrice font bien plus de victimes humaines que les agents, ce que reconnalt d'ailleurs Morpheus lorsqu'il conseille a Neo de traiter ::haque

homme comme un ennem i) .

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Motux, n-: Jchine philosophique

Toutefo is, d'un po int de vue strictement politique (et non moral ou

théologique), peu importe que les machines exercent ou non leu r pouvo ir de modifie r ou de détruire l'h istoire humaine dans la Matrice. L' injustice

réside en réalité seulement dans le fait que l'humani té soit sous le controle d 'une autre pui ssance qu 'elle-méme, qu'elle ne puisse exercer son droit a gérer sa propre histoire (quelle que soit la maniere désastreuse dont elle l'exercerait si elle le pouvait) . Ce n'est pas le mo11de ou nous-O":lémes que la M atri ce nous travestit et nous confisque mais not re propre his toire co llec tive, aussi terrib le soit-elle. Nous sommes dans la Matrice comme un homme solita ire que l'on aurai t enlevé, rendu amnésique et transplanté au début du dix-neuvieme siecle. Nous n'avons conscience d'aucune perte ni d 'aucune vioiP'lCe, nous pouvons agi r :ibrement et étre heureux dans tous les dómaines de l'ex istence, mais nous ne som mes pas dans la si tuation histori que ou notre date de naissance nous « destina it ,, a vivre et ag ir. Seul e la populati on de Zion conna!t la véritable situa tion présente de l'huma nité et a done !a possibilité de participer a sa propre histoire et de chercher a maítri se r son avenir.

Dan s In M atri ce, nous sommes tres probablement plus libres d'agir et de réussir notre vie que dans Zion, mais nous nous préoccupons d'un présent et d 'un aveni r qui ne sont qu'artificiell ement les nótres . La so luti on

d'une teHe confiscation de I'Hi stoire de l'humanité se rait assurément tres com ple>:e . Ca r I'H istoire humaine dans la Matrice n'est qu 'artifi cielle dans son prí ncipe et non dans son déroulement : il se rait done injuste de priver les hommes de ce qu ' il s ont acqui s, collectivement ou individuellement, dans la Matrice. 11 est par exem ple tout a fa it possib le qu'y aient été prod ui tes des invent ions ou des o:-uvres d'art qui n'ont jamais été connues lors du premi er et véritabl e vin gt-et-unieme siecle . .. Si nous pouv ions collecti vement sortir de la Matrice, il fau drait alors les reproduire dans lo réolité ' La question de la transposition a l'extérieur de la Matrice des inéga lités actuell es de ressources et de statuts entre les homnies serai t auss i particuli erement d iffi cil e a trancher : l e~ auto rités élu es ou les fo rtun es acc; ·..;ises dans la Matri ce demeurera ient-elles légitimes hors d'eiie, ou seul es les lois de Zion s'appliqueraient-e ll es 7 Vivre hors de la Matrice n'exigerait done pas si mplement de s'ha bituer a avoir des trous dans la

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Sommes-nous da11s la Matrice ?

colonne vertébrale et le reste du corps : il faudrait surtout recoudre entre elles et sur tous les plans deux époques de l' histoire humaine. Les juristes et autres avocats auraient du travai l pou r des centa ines d 'années. On

retrouverait en fait au niveau de l'hum anité entiere les prolilemes politiques qui se posent lorsqu 'une nation profondément divisée cherche a se reconstruí re apres une révolution (par exemple 1' Afrique du Sud depuis la fin de I'Apartheid) ou lorsqu e deux civilisations ayant évolué

indépendamment !' une de l' autre de maniere tres différente se rencontrent (par exempl e les Europée ns et les Azteques). La Matrice in staure en effet une schizophrénie de I'Humanité, une scission de son unité : une partie est sans le savoir sortie de sa propre histoire et revenue en arriere. Comment réparer cette déchirure et cette boucle dons l'Histoire humaine ? Comment éviter que les hommes de Zion et ceux qui étaient

dans la Matrice n'ent rent en guerre les uns avec les autres au sujet de la gestion de I'Histoire post-rn;.tricielle ? Peut-étre devrions-nous nous atteler des maintenant a résoudre ces problemes politiques afin d'étre préts le

jour ou nous sortirons enfin de la Matrice.

Thomas BÉNATOI i'IL

[1 ] Hilary Putnam, Roison, vérité et histoire, M inuit, 1984, traduct'on d' A. Gerschenfeld ( chapit re 1 ).

[2] Sur http :1/whati sthematr ix.warnem ros.cQ..f'D. (dans la << Phi losophy

section >>) :

james Pryor, << What's so bad about living in the Matrix ? >> .

Hubert et Stephen Dreyfus, << The Brave New World of the Matrix >>.

David Chalmers, << The Matri x as Metaphysics >>.

[ 3] Nick Bostrom, << Are you Living m a Computer Sim ulation ? >>,

http ://www.simul a tio n-argumen~ . .::c ;-n

[4] T. Bénatou'll, Le Scepticisme, Flamrnarion, 199 7.

[5] K. DeRose et T. A. Warf ield, Skepticism : A Contemporory Reoder, Oxford, Oxford University Press, 1999.

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DIALECTIQUES DE LA FABLE'

" Morpheus : Remember, al/ /'m offering is the trulh, nothing more .. "

1. Toujours vérifier, contre l'empiri sme, et avec le platonisme, que !::: vis ible, figure apparente de ce qui est certain (il faut voir pour croire, comme saint Thomas), n'est en réa!ité qu'un índice particulierement aléatoire du réel.

Et par wnséquent, au cinéma : vérifier que cet artífice- le cinéma­ne peut mettr<o a l'épreuve un peu sérieusement la philosophie que s'il impose une variation du régime du sensible. Vérifier en somme que le cinéma dispose d'une certaine aptitude au concept, des lors qu'il a le pouvoir de rend re visiblement incerta ine la certitude du visible. Ou encare : d'imager que l'imag e n'est qu'un semblant, voire un semblant d'image.

2. Dans ce texte, << vérification , veut dire : notations convergentes.

Ces no tations sont ajustées a trois films, tous trois sortis en France en 1 999 : Cube, film canadien de Vicenzo Natali. eXistenZ, de Cror.enberg, et Matrix, de Andy et Larry Wachowski.

La méthocc (philosophique) est celle du spectateur ordinaire, non celle du cinéohi!e. ]e veux dire par la :

que i'appui a été pris su r des films que j'a i vus, comme tout le n•c•,de, paree qu'ils sorta ient dans les sa ll es, sans distance, et non paree yue je pensais qu'ils relevaient de /'art du cinéma ;

queje ne cherche pas une saisie singuliere de leur qualité;

queje travaille a partir de souvenir que j'ai des films, et non a partir de leur ré-visic;. Jnalytique (sur magnétoscope par exemple); /

1. Ce texte est issu d'une conférence fa1te en mars 2000 dans le cadre d 'une journée d'étude « Cinéma et Philosophie , du DEA de philosophie de I'Université de Paris-8.

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Dialectiques de la fa c!e

que j'accorde un certain primat a la fable, a la narration , a cet exercice apres tout fondamental dans la vie en société : raconter un film.

3. Dans ces troi s films, la fable est de fa~on explicite connectée a des questions philosophiques constituées. Un frant;ais peut meme dire : a des sujets de dissertation. Comme par exemple : le réel et le semblant. Comment rompre avec un régime séduisant de l'apparaltre? La connaissance des lois mathématiques du réel est-elle 1? condition d'cme action efficace ? Rationalité calculatrice et intuition mystique. Liberté et

valeurs. Et ainsi de suite . La difficulté est que cette connexion n'appartient pas en propre au

cinéma. Elle est en effet caractéristique d'un genre qui enveloppe certes tout un pan de l'activtté cinématographique, surtout contemporaine, mais dont !'origine est purement littéraire: la science-fiction et ses dérivés. La science-fiction est astreinte a construire un monde, et de ce fait meme, a indui~e une comparaison avec celui que nous conna issons. Cette construction comparative s'apparente toujours - comme déja, chez Platon, le mythe d'Er a la fin de La République, voire la cosmologie du Timée - a une sorte d'épopée conceptuelle en images. Elle est démiurgique (créant le Tout) et normative (jugeant ce qui esta partir de ce qui pourrait etre; ou avoir été). La science-fiction ressemble a une dissertation métap!-:orique, paree qu'elle instruit un jugement sur ce qui est a partir d'une fiction globale ou l'on expérimente, en particulier, la redoutable question du rapport entre la structure d'un monde et la réalité des choix qu'on croit y faire, ou des libertés qu'on s'imagine y déployer.

4. On se reportera, pour une fine étude de la signification spéculative de la science-fiction, au livre de Guy Lardreau, Fictions philosophiques et

science-fiction, paru en 1988 chez Actes-Sud. Lardreau étudie deux grands cycles romanesques : Fondation, d' Asimov, et O une, de Herbert. 11 montre avec force comment la these latente qui soutient ces cycles - celle de l'extstence d'autres mondes possibles - trouve son concept dans la dimension la plus <oxpé rimentale de la philosophie de ~eibni z, ce iiP rlP.s univers distincts simultanément présentés dans l'intellect divin. Surtout, il examine comment ces expérimentations, philosophiques et/ou

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Matri:;, machine pi1:1osophique

romanesq ues, sur le Tout et ses supposées variations :ervent a découvrir que notre croyance immédiate au monde qu e nous connaissons (le monde ,, nat\]rel >>), au Tout dont nous somm es familiers, doit etre questionnée quant a ce qu'elle présuppose.

Finalement, pour Lardreau, toute variation imaginaire des conditions du monde donné met a 1' épreuve des postu/ats philoscphiques souvent dissimulés. Et soumet également a diverses vérifications ou falsifications la cohérence supposée des conséquences de ces postulats .

Dans les romans, la narration porte a la fois l'explicitation des postulats, et la mise en jeu, par les péripéties, de leurs conséquences. De la que les repérages fondamentaux, concernant les philosophemes fictionnés dans ce type de romans, portent sur les hypotheses qu'on vous demande d'admettre (vous faisant ainsi savoir que, pour croire au monde réel, vous admettez aussi de) i 1ypotheses), et sur le degré de ,, tenue », la fermeté logiqu e, des développements (pour vous faire examiner que! type de logique soutient votre rapport a la continuité spatiale et temporelle du monde usuel).

5. Nous pouvons appliquer cette méthode aux trois films sélectionnés. On peut sa ns mal y distinguer les postulats narratifs et la logique des péripéties. Les postulats narratifs sont l'expression des conditions d'une expérience fo ndamentale concernant ce qui est et ce qui apparalt. Ce sont en somme des axiomes relatifs a la distinction ontologique cruciale entre l'etre et ce qui, de l'étre, se donne dans l'expérience fondamemale en question. Le déroulement des péripéties porte sur ce que peut bien étre une condwte normée (efficace, juste, bonne, etc.) dans un monde régi par un postulat narratif déterminé portant sur le rapport entre l'etre et l'apparaltre .

6. Les postu lats narratifs de nos trois films sont différents, et instaurent des mondes différents.

Dans Cube, le postulat se montre d'emblée comme postulat. Le début du fi: .-, nous p1é~ente en effct un groupe de personnages quise réveilient dans un monde artificiel, composé d'une superposition gigantesque, en forme de tour rotative, de cubes piégés (ou non), avec des passages

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í)ialertiques de la fable

possibles, quoique malaisés, d'un cube a un autre cube connexe. Absolum ent ríen ne rattache ce monde a u monde « naturel » d' o u proviennent les personnages, et aucune explication ne sera jamais donnée de leur « enlevement " de ce monde naturel, et de leur transport d:ms les cubes. 11 est clair que les personnages ainsi transportés sont soumis a une sorte d'ex.périence, mais l'expérimentateur est totalement absent de l'expérie.-.ce. L'apologue a ainsi quelque chose de kafka"ien : la rationalité possible du postulat reste en amont de la narration, et le sens, s'il y en a un, est strictement coextensif aux péripéties. On peut alors dire que le monde naturel est purernent et simplement abcli, sans concept, au profit d'une totalité" fictive dont la raison d'etre et les lois sont, au départ, entierement ignorées de tous .

Dans Matrix, le postulat est peu a peu découvert 11 est de caractere événementiel, et se compose de trois données. Tout d'abord, dans un monde supposé en bout de course, les machines ont pris le pouvoir, au sens ou elles utilisent l'énergie biologique des humains réduits a l'état larvaire (endormis, drogués, et branchés sur des fils, comme autant de petites centrales) . 11 y a du reste peu d' images de ce réel, et peu de validation anecdotique de c.ette partie du postulat. Car ce qui intéresse principalement les auteurs sont les deux autres composantes. D'abord, que les machir!es entretiennent dans le cerveau des humains-larves la fiction numérique (« virtuelle ») d'un monde en tout point semblable, p~ur l'essentiel, a celui que nous (les spectateurs) connaissons, qui est aussi celui qui, dans le film, a disparu. Ensuite, qu'il existe une poignée d'humains « vivants », résistants, qui circulent entre le monde« réel » (soit le re;; :1e des machines pompant l'énergie des corps humains asservis) et le mcr!c!e « virtuel » (la « Matrice »), consolation artificielle de ces corps. Cette fois, le monde naturel a été entierernent détruit (au profit d'un monde mécanique despotique et dépou rvu de tout sens), mais il a été aussi, tel quel, tran~formé en semb!ant. Le postulat po:':e principalernent, et soigneusement, sur la structure de l' ap paraítre, sa rnachination numérique. On voit des écrans ou ce qui par ailleurs est visible et apparemment habité - un monde b;mal - atteste que son étre n'est que ch iffres verdatres. On ne peut évidemment qu'etre frappé de la

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Ma•rix, machine phi losophiqiJe

ressembl ance entre cette postulation et la fab le platonic ienne de la Caverne. Platon aussi nous montre un univers truqué, fab ri qué par des ombres. Lui auss i montre des humains, asservis a cette fict ion. Lui aussi envisage que des résistants puissent circu ler entre le réel so laire et la caverne du semblant. Lui aussi accorde tous ses soins (au prix, comme dans le film, de pas mal de complications) a la production artisanale de l'apparaítre.

Dans eXistenZ, on peut dire que le postulat est réaliste. La projection dans un autre monde a en effet une cause toute simple : on est endormi, et un jeu vous projette dans ce monde fictif, par les moyens de divers branchements sur votre systeme nerveux. 11 s'agit en somme d'un réalisme ludique utilisant la structure neuronale du reve. L'univers fictionné n'est du reste ·pas globalement autre (que l'un ivers naturel), comme dans Cube, ou globalement le meme, comme dans Matrix. 11 est seulement marqué de quelques différences. Disons que l'expérimentation est locale, que « l'autre monde » est batard, conformément au génie de Cronenberg, qui vise toujo urs a greffer l' un su r l'autre des éléments ord inairement hétérogenes (en gén érc: !, le mécanique et le biologique), plutot qu'a créer de toutes pieces un univers global. 11 faut tout de meme ajouter que, cette fois selon le scheme c!ass ique de la mise en abyme, dans l'u nivers fictif ou le jeu projette ses protagonistes, il y a précisément un jeu. Ou plutot, l' univers du jeu est lui-meme, peut-etre, la conséquence de l'hypothese d'un méta­jeu. Sur ce point, la conclusion du film est ambig ue. On y voit en effet des tueurs, p:; rtisans de !'actuel pur, ennemis de tout monde virtuel (des anti­deleuziens fanatiq ues .. . ), massacrer les auteurs supposés (et participants) du nouveau jeu (celui ou se passent les péripéties du film, y cornpris le jeu interne au jeu), sans qu'on puisse cependant exclure que ce massacre soit une séquence du méta-jeu . En sorte que fina lement, il faut dire que l'univers natu re l n'est ni évidemment abolí, comme dans Cube, ni histo ri qu ernent détruit, comme dans Matrix, mais qu'il est suspendu, rien ne pouvant attester sa différence globale avec le mc:~de virtuel des jeux. L'existence (titre du film) n'est pas une évidence, seulement un prédicat qui flotte entre réa!ité, jeu, jeu dans le jeu et méta-jeu.

-~-~-. -----·-----~· ·-' ;.

Dialectiques de la fJble

7. Nous avons done trois variations postulées distinctes : <:<bolition du monde naturel au profit d'une totalité artificielle, destruction supposée de ce monde au profit d'une copie virtuelle, et enfin su spension de son existence au profit d'une hiérarchie possible de fictions.

Ces trois postu lats donnent lieu a trois enquetes philosophiques.

Cube traite la question : qu'est-ce qu'un sujet, si la totalité clu monde naturel lui est retirée ? Disons que cette enquete est kanti enne, transcen­dantale : que se passe-t-il si on rnodifie de fo nd en cambie les conditions minimales de l'expérience ? Quelle structure constituante demeure ? Notons que la réponse du film est tout a fait kantienne elle aussi. 11 reste d'un coté la mathématique pure-en la circonstance, nous le verrons, la théorie des nombres premiers -, de l'autre l' intuition pure, dont la condition est la sa inteté (ou l'idiotie) .

Matrix traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui lu tte pour échapper a l' esclavage du semblant, lui-meme fo rme subjectivée de l'esclavage biologique ? Ce prog ramrne est évidemment platonicien : comment sortir de la Caverne? La réponse n'est pas encare donnée dans le pr·emier épisode, mais elle sernble devoir s'orienter vers la glose néo-platonic ienne. Un << élu , est programm é pour rnener le combat manichéen du réel co ntre le semb lant, lequel semblant, en théologi e platonicienne cohérente, n'est autre que l'etre - c'est-a-d ire le non-etre- du Mal.

eXistenZ traite la question : qu'est-ce qu'un sujet qui ne peut s'assurer, s'agissant du monde qui l'entoure, d'une clause ferrne d' existen ce objective? Qu'est-ce en so m me que le su jet de 1' époche tra nscendantale, de la suspension du jugement d'existence, au profit du seul flux de la conscience représentative ? Question évidemment husserlienne, phéno­ménologique. La réponse de Cronenberg n'est pas assu1 ée, et cette hésitation est une des faiblesses du fi lm . 11 semble cependant qu'elle pointe vers un sujet de l'inconscient, une projection monstrueuse, vio lente, sexuelle, d'un << Moi » révéié par l'effacement ludique de

l'objectivité.

8. La forme des films, le genre auquel ils appartiennent de fa¡;:on domrnante, sont déterminés par la logique aes péripéties, et done par

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hine philosophiqL:e

1i!eJsophique, elle meme conséquence des postu lats quant au lition, destru ction, suspension).

1prunte son schéma au film-catastrophe . Un groupe dis-pMate Jrdinaires, nullement préparés a quoi que ce soit d'exception­fronté a une épreuve « aux limites », comme dans le cas des ::¡ui flambent, des avions qui tombent, des métros qui brulent es téléphériques bloqués en altitude par grand vc:1t etc. Outre ~ suspense et de terreur, le but est la révélation de ce dont apable, a partir d'axiomes qui changent le monde. Dans le

tli, la catastrophe, interne au monde artificiel, est le piégeage .ous les yeux horrifiés des survivants, tel ou tel imprudent qui, er, passe dans le cube voisin, est haché menu par une herse, par un rayan . Toute l'épreuve a laquelle le groupe est soumis r quand meme, si possible en découvrant la loi se lon laquelle piégé et pas tel autre.

apparente plutot au film « de patrouille ••, largement issu du du film de guerre : un groupe de rebelles (ou de héros avec en tout cas un chef idéologue, un rallié mystérieux, une

Jisa nte, un traltre et des compétences exceptionnell es au te :le briser un ennemi mille fois plus puissant. Dans le film, la .i lise, pour organiser son combat un navire spatial qu: c: ircule ~ 1 » (l e monde dominé par les machines), mais d'ou l'or1 f.Jeut duire dans le << virtuel » (notre monde tel que changé en \ucun des ingrédients ne fait défaut : ni le chef charismatique, 1ystérieux ( << l'élu »), ni la femm e séduisante, ni le traltre, ni u les combats d'exception, empruntés, qL: ::~t a leur styie, a la e asiatique (entre Kung-Fu et john Woo).

enfin, dont la forme est plus likhe, ressemble tout de meme e poursuite : un couple (sujet obligé de ce genre de films) étrangetés et les péi"ils du monde <:Ji_, semblant, de sa mise en

emi-monstres qui le peuplent.

- >urrait dire que la fable kantienne suppose qu'on explore les limites de la conscience ordina ire. La fable platonicienne,

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.. ·.·. ~,;¡¡:;(:

Dialectiques de ia fable

l'héro"isme de la conversion, qui vous détourne violemment du semblant. La fable husserlienne, l'incertitude idéa liste de l'objet, sa soumission aux interprétations (ou, au mieux, a l'assentiment de cet AutrP essentiel qu'est le conjoint).

1 O. On doit cependant constater qu'un probleme est commun aux trois films, qui est tout simplemPnt le probleme fondamental de la connaissance : qu'est-ce qui, de l'intérieur de notre capacité a connaílre, atteste que c'est bien du réel qu'il s'agit dans notre connaissance?

Dans eXistenl et dans Matrix, il s'agit de trouver une procédure de discrimination, de l'intérieur d'un régime de l'apparaltre (le jeu, ou la Matrice), entre ce qui est réel et ce qui n'est qu'un semblant de réel.

A mon sens, cette questíon est affaiblie, dans le film de Cronenberg, par le paradigme du jeu. C'est en effet une banalité inexacte que de poser le virtuel ludique en rival indécidable du réel. Tout jeu est pratiqué, si << réaliste » soit-i! dans ses représentations, de l' intérieur d'une irréductible conscience-de-jeu .

En revanche, dans Matrix, la question est posée de fa~on radicale. 11 s'agit en effet, non pas de se mouvoir dans l'indécision, mais de soutenir l'épreuve du réel tace au semblant. L'élu est en effet celui qui sait identifier le semblant de l'intérieur du semblant - celui qui, dans la Caverne, parvient a savoir que les ombres ne sont que des ombres.

Dans Cube, conformément a une postulation de type kantien, le probleme est celui des limites de la connaissance, de l'impossibilité, pour l'entendement humain, de déterminer l'etre de ce qui apparalt. Pour échapper aux pieges des cubes, il faut trouver la loi du monde (artificiel), trouver a la surface des choses ce qui les distingue (ce qui fait qu'un cube est assassin, un autre inoffensif) . Le simple savoir-faire prudent et pragmatique ne peut suffire . Un homme rusé envoie d'abord ses chaussures dan:; :e cube voisin pour voir ce qui se passe. 11 réussit a éviter les mauvais cubes pendant pas mal de temps. Mais a la fi ;-; , il se trouve que le piege ne fonctionne que s'il détecte un regard . Les chaussures seront épargnées, mais l'homme aura les yeux et la face dévo rés par un rayon. La pure discipline ne suffit pas non plus : des chefs autoritaires et

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Matrix, machine philosophique

organisés s'avereront etre, soit inefficaces, soit traltres (agents de la Tour des cubes). La clef du probleme, comme pour l'univers physique post­galiléen, est mathématique. Chaque cube est marqué sur une plaque en cuivre par un nombre, et il s'ag it de savoir, pour discriminer les cubes, quelle est la décomposition de ce nombre en facteurs premiers. Le savoir d'une jeune mathématicienne va sauver le groupe pendant un moment. Mais finalement, le savoir rationnel ne suffit pas non plus, car trouver de far;:on calculatrice la décomposition, pour de tres grands nombres, prend trop de temps. Le film soutient que la mathématique supreme est une mystique : une sorte d'innocent a la Dosto"1·evski sait immédiatement, sans calcul, ce qu'est tel ou tel nombre, et conduit les survivants du groupe vers une pure lumiere (non sans qu'ils s'aperr;:oivent que leur périple était vain : ils sont revenus a leur point de départ, lequel a tourné tout seul vers l'ouve rture. Faut-il comprendre, cette fois du coté de Bergson, que la mystique n'est que cofncidence avec le mouvement réel ?)

11. La force filmiqu e la plus grande esta mon goCJt du coté de Matrix.

Sans doute paree q u'on y évite - pour l' instant. .. - soit les indécidabilités un peu molles (la phénoménologie de eXistenZ), soit le coup de force mys tique de Cube (film par aill eurs étonnant de puissance terrorisante obter,ue par de sobres moyens abstraits). 11 me plalt, évidemn1ent, que l'e nquete cinématographillue la plus solide soit platonicienne.

12. Mais pourqc;oi pst-elle si solide? Pa ree que la question d'une mise en cause de l'image a partir de l'image elle-meme, en direction de son au­dela fondateur, est la question du cinéma lui-m eme. Dans Mctrix, il y a une séquence admirable : un enfant, instruit par une sorte de prophétesse inspirée (la Diotirne du Banquet ?), fixe longuernent une cuillere, jusqu'a ce qu'elle se torde, manifestant ainsi qu'elle n'est pas un objet solide du monde réel, mais une composition artificielle, une virtualité inconsistante. Ainsi, de l'intérieur du monde, par une dialectique critique qui prépare une dialectique ascendante, vous pouvez dire, dans le style pl;.tnnicien : cette cui ll ere n'est pa s la vra ie cuillere. La vraie cuille re n'est pas visible, elle n'est que pensable. C'est tou[ ie príncipe de l'a rt uu <.: inéma, que de

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Dialectiques de la fable

montrer subti lement qu'il n'est que du cinéma, que ses imag es ne témoignent pour le réel qu'autant qu'elles sont manifestement des images. Ce n'est pas en se détourna nt de l'apparaltre, ou en encensant le virtuel, que vous avez chance d'accéder a l'ldée. C'est en pensant l'apparaltre comme apparallre, et done comme ce qui, de l'etre, venant a apparaltre, se donne a penser en tant que déception du voir. Matrix, dans ce qu.' il a de plus fort, dispose cette donation, cette déception. Et done, le pr:~ cipe de toute ldée.

1 3. « Le cinéma, pour préparer a Platon » , aurait dit Pascal. S'il avait

su.

Alain BADIOU

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TROIS FIGURES DE LA SIMULATION

s : This is the world thot yo u know. [. .. ] lt exists now only as part of a ractive simulation that we ::a/1 "the Matrix". ,

remier Motrix se caractérisait par une cohérence narrative assez crenforcée par le theme messianique et /'esprit de croisade de e du Nebuchadnezzar (-+Les dieux sont dans la M a trice), Matrix

' en revanche, tenait autant de Star Wars que du fantastique ~ ou de la quete initiatique fat;:on Castaneda, melant visions et :1amanes et démons . En plus des machines et des fonctionnaires Jes, il fal/ait désormais compter avec un ex.agent transformé en toute une population de programmes exilés aux pouvoirs

1ts, qui semblaient s'etre échappés d'une autre histoire: anges, ';, va m pires, et m eme loups-garous (-+ • Anges, -t•¡urneaux, vingien). Les paro/es de I'Oracle étaient moins cla ires que jamais, ·~ tie perdait de sa vraisemblance c-+•croyances), enfin toutes les

1 se brouillaient, a commencPr par celle qui fournissait au premier

·rf de son argument, opposant massivernent a l'illusion collective IJe par la Matrice une réalité rugueuse et sure, bien qu'assez peu 1 Au -dessous de ce ~.1rtage clair, on découvrait un interrnonde a i) gie aber·rante, plein de raccourcis et de portes dérobées ire des c! f, s). 1! ne suffisait done pas d'etre passé «de l'autre coté 1 · >> , encore fallait-il avoir les bonnes clés, et savoir a qui se fier. Smith <::t ~~ea échangeaient leurs puissances, le premier se eant udns !'esprit d'un rebelle, le second arretant les machines a si bien qu'on en venait ~ se demander si Zion elle-meme n'était région de la Matrice (ou de la << Métamatrice >> ) spécialement our entretenir chez les irréductibles l'illusion d'un exercice r¿c l de é : une Matrice << b/eue >> au se1n de la Matrice << verte >>, a moins e soit l'inverse (-t•Code, -+La Matrice ou la Caverne ?). Nous

- iment en plein simulacre.

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-,· --.--

Trois figures de la simulation

Le Réel et ses doubles

Mais tout cela était encore trop simple ou trop na"ff au x yeux de ceux qui avaient pris Matrix au mot et s'attendaient a y trouver une problémati­sation directe de la question de la simulation et du semblant. Cette attente, réel/e ou feinte, cachait une certaine mauvaise foi. Car elle revenait a placer les réalisateurs dans une situation de double contrainte typique : ou bien vous nous présentez une opposition nette entre réalitP et virtuel, et vous avez tout faux puisque << le désert du réel >> signa/e précisé­ment /'indistinction de ces deux plans, le recouvrement intégral du réel par son signe, qui finit par le congédier; ou bien vous brouillez les pistes et vous suggérez un étagement indéfini de simulations embottées les unes dans les autres, et la encore vous vr¡us trompez : cette co~ception n'est pas moins idéologique que la premiere, paíce qu'elle est entierement soli: daire de l'idée d'une réalité vraie qui est comme son envers ou sa limite. A ce jeu, le philosophe gagne a tous les coups . Car le « réel ,, resurgira nécessairement comme contre-épreuve de la simulation tant qu'on persistera a confondre simulation et illusion, simulacre et simple apparence.

En somme, on reprochait au film de mobiliser les prestlges de la mise en scene et des effets spéciaux pour transformer en fantasme visible ce qui, par définition, ne peut se dire ni se montrer : l'inconsistance de la << réalité >>, le point par ou tout systeme de symboles et de regles se révele foncierement insuffisant, incomplet, creux. L'erreur était de vouloir en faire un film d'action, et d'en proposer une figuration tangible et presque littérale: de rriere la Matrice, la Terre ravagée, sillonnée par les machines, et une jérusalem souterraine servant de point de ralliement a tous les << héros du Réel >> (selon l'expression de William Gibson dans son avant­propos au script de Matrix) - ou alors, ce qui revient au meme, le vertige de deux simulations qui se répondent en miro ir. En bon lecteur de Lacan et de Philip K. Dick, Zizek expliquait qu'il eut été plus amusant de multiplier les réalités el/es-memes, plut6t que les univers virtuels; il reprochait aux freres Wachowski de n'avoir pas compris que ie Réel n'est pas la << réalité vraie , derriere la ::mulation, pas davantage son mirage a l'horizon d'une série indéfinie de simulations, mais le vide qui fait que route réalité est vouée a se défaire et ne peut se clore sur elle meme [1 ].

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:vtatrix, ,nachine philosophique

Quant a Baudrillard, dont on sait qu'il était personnellement concerné par l'usage que le film faisait de certaines de ses idées (-+ • Baudrillard), il n'y allait pas par quatre chemins : dans un entretien de juin 2003 au Nouvel

Observateur, il'expliquait que la « simulation " se confondait dans Ma trix

avec un « état de fa it », un simple dispositif technique d'hallucination collective, et qu'il ne pouvait done s'ag ir que d'un malentendu [2]. La « simulation », qu'il faudrait plut6t appeler << hyper-sim ulation », c'est justement tout autre chose que ce que l'on nous présente aujourd 'hui sous ce nom pour nous empecher de penser la perte irrémédiabie dü réel. Ce n'est pas un régime particulier de l'i llusion : c'est la condition ou nous

sommes lorsque le semblant a entierement pris la place du réel. De ce point de vue, Matrix ne pouvait qu'apparaítre comme une représentation entierement fmag inaire de la simulation (<<le film sur la Matrice q:.¡'aurait pu fabriquer la Matrice ,, disait Baudrillard) et cela vaiait encare pou r Reloaded et le ci rcuit virtuel total qu' il laissait entrevoir : comme

Disneyland, cette débauche d'images et de leurres était encore une maniere de ne pas nous faire désespérer de la réalité, en nous persuadant qu'elle existe.

La puissance de la fiction Les philosophes joignaienr ainsi leur voix a tous ceux qui voyaient dans

Matrix une confirmation de la régression du cin éma vers la lanterne

magique et les faciiités de l'image illusionniste. Keanu Reeves en messie surdoué, affrontan t en robe naire une centai ne de clones ou tombant au ralenti en évitan t !es bailes, ce n'était pas cela qui allait rach eter l'ind igence théorique du fi lm. Mais c'est qu'on lui en demandait trop, ou pas assez. Trop, c'est-a- :::l ire toute une métaphysique du virtuel. Pas assez, car Matrix faisait bien autre chose qu'illustrer maladroitement des idées déja constituées dans les livres de philosophie : il les faisait tourner sur un autre air (celui du mythe, de la religion, de la cyberculture, etc. -+Machine

mythologique). 11 n'empeche : les philosophes ne pouvaient s'empecher d'y reconnaítre un travestissement de leurs propres idées, comme si un film de ce genre (mauvais gen re sans do11te) éta it a priori j:;r;,pable de p: c:- duire des effets théoriques propres. Pourtant, si la science-fiction se distingue en quelqu e chose -.:e la li ttérature d'anticipation ou du gen. c fantastique,

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Troi s fi gure~ de :a simulati -:m

c'est précisément paree ce qu'elle s'efforce de construire, par le moyen de fictions appropriées, des possibilités de mondes qui peuvent valoir comme expéri ences de pensée, a condition d'y mettre un peu de bonne volonté

(-+lntroduction, -+Dialectiques de la fable). Construire un monde, ou le défaire, et rendre du meme coup sensible ia :1écessité d'un réarrangement de nos concepts : Philip K. Dick, qui disait par ailleurs que le vrai héros d'un récit de science-fiction est toujours une idée, et non pas une personne, parlait de << conceptual dislocation », ce q~i suggérait a la fois un travail de déconstruction et de déplacement [3] . Mais pour effectuer un tel travail, il convient de se rendre attentif au montage minimal qu'autorise la fiction en réunissant les élément~ d'un monde possible. Matrix proposait

un tel montage : il fallait done juger sur pieces.

Quant au theme de la simulation, le film suggérait qu'on commence par reformuler quelques questions trop larges (une vie simulée est-elle moralement acceptable? -+ 8 Cypher, y a-t-il une différence entre la << réa­

lité " vraie et la << réalité , virtue lle ? -+ Sommes-nous dans la Matrice !), en ies déplac;:ant sur le terrain ou elles pourraient se résoud re en pratique, c'est-a-di re en action, dans le cadre d'une narration possible. Les concepts mal taillés de << réa lité , et de << virtuel » eux-memes pouvaient alors etre retravail lés d'une maniere qui les rende directement disponibles pour décrire un événement ou une opération : comment té lécharger un

,, avatar, de son corps dans la Matrice (-+ 8 Téléphone)? quelle est la place du corps réel dans un disposit;f c! e simulation totale (-+

8Bioport) 7

quelle fonction remplit la liberté dans une simulation interactive (-+Liberté

virtuelle) ?, etc. Alors il ne s'agissait plus de savo ir ce qu'était, vraiment, le virtuel .. que!!c -'>t'lit sa niltllrf' ou sa substance, ni de trouver les catégories les plus générales qui ~ -= rmettraient de caracté riser son inconsistance (ou son manque de substance), mais d'indiquer des procédures, de distinguer des niveaux fonctionnels en relation avec des situations et des problernes précis. Ces problemes pouvaient etre de nature technique (quelle topo­logie convient au virtuel ?), morale (que faire si la réalité est moiiiS désirable que ó ~ simulation? quelle est la place de la fonction et de la finalité dans l'action ?), politique (comment préparer l'alliance avec les machines ?), et meme, pourquoi pas, métaphysique (les lois de la nature

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Matrf:·:, machine phHosophique

peuvent-elles etre courbées ?, qu'est-ce qui distingue le rhe d'une hallucination ? -+• Spoon boy, -+•Reve, etc.)

-41 La simulation comme catégorie et comme concept

, Voil.a ou menait la fable. Elle portait au~si, négativement, une evaluat1on critique dont il fallait bien tirer les conséquences : ceux qui sont les plus enclins a dénoncer dans Matrix une illustration na'(ve et littérale de l'id~e de si_mulation sont aussi ceux qui font de cette meme idée l'usage le moms operatoire, et théoriquement le plus pauvre. Car a force d'etre pensée au-dela de l'opposition simple de la réalité et de l'apparence tr.omp~~se, la simulation finit par etre completement séparée des disposJtJfs concrets ou son idée pourrait prendre un sens effectif. Autremeht dit, la simulation ne fonctionne plus du tout comme un conc_ept,_ mais plut6t comme une catégorie ontologique englobante censee resumer notre rapport aux choses en général- ce qu'en d'autres temps on aurait appelé un « transcendantal » . Avec l'idée d'hyper­SJmulatJ_on, _ce n'_es~ ~lus tel objet ou telle réalité qui est un simulacre (par oppos1t1on,a la realite « vraie >>), c'est l'etre lui-meme quise donne comme

-" ~::nulacre. :Le simulacre et l'etre étant réciproquables, le simulacre ne :'oppo.se p~a rien, et c'est justement pourquoi il ne peut, par príncipe, etre rn1s en 1mageQ

............ Cette conception du simulacre (et l'idée du virtuel qu'elle détermine)

est peu satisfaisante. Elle revient toujours a faire du simulacre une dégradation de l'etre, une forme de non-etre, c'est-a-dire en fait le double ou le clone du réel (car le non-etre, comme l'a bien montré Bergson, ce n'est pas moins que l'etre, c'est l'etre lui-meme plus le faux mouvement qui prétend le nier en bloc). Cest en ce sens que la virtualisation du réel ~.eut. enco,re etre décrite comme le « désert du réel ''· En y cherchant 1 1nd1ce d un nouveau rapport au réel dans son intégralité, on se con?.a~ne a f~ire de l'idée rle simulacre une sorte de double fantomatique de l1dee de reel. En somme, une idée impuissante. Or, comme !'explique Deleuze, SI le s1mulacre n'est pas une copie dégradée (une simple reproduction de reproduction), il faut reconnaltre qu'elle recele une " pUJssance positive qui nie et /'original et la copie, et le modele et la

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Trois figures' de la simulation

reproduction. ,, [4]. Ce n'est pas une fa~on de parler: il s'agit bien d'une puissance, la << puissa nce du faux ,,, comme disait Nietzsche. Et ce qui compte alors est de ressaisir le simulacre a partir des modes de production concrets qui l'engendrent. Meme Platon, qui n'était pourtant pas ami des simulacres, savait bien cela, puisqu'il définissait justement le simulacre comme un certain dispositif d'illusion, dont il montrait que le príncipe d'opération, le procédé propre, n'était pas la mesure ou la norme interne de i'ldée, mais un príncipe de dis~emblance. 11 insistait moins par la sur le non-etre ou l'irréalité du simulacre que sur la construction particuliere qu'il implique, par exemple cet écart léger, ce gauchissement de l'image réelle qu'induit le déplacement de l'observateur d'un point a un autre de l'espace, et qui permet de dire que l'observateur fait lui-meme partie du di.>positif de l'illusion.

Mais ce n'est pas ainsi que l'entendent les métaphysiciens de la simulation, lorsqu'ils parlent de simulacre : ce dernier vient seulement prendre la place de l'etre, et cela leur épargne d'avoir a renverser les anciennes catégories (celles de l'essence et de l'apparence, du modele et de la copie). De sorte qu'on pourrait maintenanlleur reprocher de réaliser ou de << chosifier )) a leur tour l'idée de réalité virtuelle a chaque fois qu'ils tentent malgré tout de se la figurer, ou qu'ils croient la voir fi~urée chez les autres . En effet, la différence entre le réel et le simulacre devient si ténue que toute tentative de montrer la simulation risque d'accorder au simulacre une épaisseur et un poids qui le ramene a un simple << état de fait , , image ou objet du monde. La simulation, nous dit-on, passe mal a l'écran : elle ne peut etre montrée directement, ou si elle l'est, elle ne saurait etre que le fantasme d'une seconde réalité doublant simplement la premiere. Ainsi le terme meme de << cyberspace », popularisé par William Gibson (-+•,, Matrice >>), suggere irrésistiblement l'idée d'un domaine qui serait comme une extension subtile de la réalité, une zone franche ou chacun pourrait organiser ses escapades (c'était le theme du roman Neuromancien).

De ce point de vue, il revient d'ailleurs au meme de faire de la Matrice une sorte d'hallucination spirituelle en la réduisant .:aux représentations i11éLendues suscitées pc.·· 1:1 stimulation de cerveaux en cuve (-+ Sommes-

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Matrix, mach ine philoso¡Jhique

nous dans la Matrice ?), ou de la projeter dans 11n espace de représentation qui se rait le « lieu >> de l'illus ion. Que le tableau soit dans la tete, comme

une '' image mentale >>, une espece de vision intérieure et sup¡ective<. ou bi en superposé a la réalité, comme un double-fond, son p~olongement éth éré, dans tous les ca s le virtuel se trouve appréhendé selon les catégories qui conviennent a la réalité, et done implicitement réduit a une chose, mentale ou physique.

Sa rtre a montré dan s L' imagination que si la métaphysique a systématiquement confondu l'imaginaire et l'irréel, c'est précisément paree qu'elle ne pouvait s'empécher de supposer une réalité en soi de l'image : on fait de l'image ,, une copie de la chose, existant elle-meme comme une chose >> , alors qu'elle n'est rien d'autre que la chose vue, la chose en tant que vue (ou pen;:ue, ou visée, etc.). Ceux qui refusent a

priori toute figuration tangible de la simulation se fondent sur une analyse

du méme genre. Mais ce faisant ils s'interdisent de ressaisir la simulation dans ce qu'elle a d'opératoire. Une maxime pragmatique nous rappelle pourtant que la réalité, c'est ce qu'on en fait. 11 faut dire, dans le meme sens, que la réalité virtuelle se définit par ce qu'on en fait, c'est-a-dire par 1' interactivité qui est son vrai principe (~Liberté virtuelle). La " réalité >> du virtuel, comme toute réalité, se manifeste dans son extériorité relative ou son indépendance, c'est-a-dire dans la résistance qu'elle oppose a notre action a travers les contraintes que représentent les regles et les lois. Que

ces dernieres puissent jusq u'a un certain point etre contournées ou « pliées >> (~• Spoon boy), ne fait que confi;mer le fait qu'il n'y a pas de distinction réelle entre le virtuel et l'actuel, mais seulement une distinction formelle, ou nominale. Car le virtuel est aussi " réel ,, que le ,.;.,:, pour autant qu'il n'est pas sépa rable du processus d'actualisation qui accompagne l' insertion de nocre action dans les choses. Le virtuel n'est méme rien d'autre que ce processus, par quoi le réel se déploie et se réve le lui-méme comme enchevetrement de lignes d'actualis<1tion (~Le Tao de la Matrice).

11 n'y a done pas a choisir entre une pure hallucination qui n'aurait d 'e xi~tence que mentale (images virtuelles obtenues en réponses a des stimuli électrique< rji'ns le cerveau ~·Bioport), et un cyber-espace qui ne

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Trois figures de la simulation

ferait que redoubler dans un espace i_déal mais contigu le dispositif physique de la simulation (architecture neurcnale des cerveaux, signaux électriqu es et réseau d'électrodes connectées a un ordinateur central ou " mainframe »). La Matrice n'est pas plus dans la tete qu'elle n'a son site quelque part dans le monde ravagé de 2199. La Matrice est un milieu psycho-technique : ni intérieure ni extérieure, elle est !'interface entre l'homme et la machine (~Mécanopolis), elle se définit d'abord par les points d'insertion ou les prises qu'elle offre a notre action. Et si l'on tient malgré tout a appréhender la « réalité virtuelle » en termes spatiaux, il faut reconnaltre que sa topologie n'a rien d'évident. C'est une réalité stratifiée ou feuilletée . Toute la question est justement de parvenir a ressaisir le fonctionnement de la simulation a travers des trames reflétant des niveaux d'articulation différents (infrastructure mécanique, niveau syntaxique des opérations, niveau phénoménologique du monde virtuel proprement dit). Ces niveaux s'entr'expriment et se projettent les uns dans les autres : c'est un des acquis du deuxieme épisode ( ~·Maltre des clés) .

Ainsi les métaphysiciens de la simulation se font une idée bien abstraite de la simu lation. lis ne voient pas que la simulation est toujours, se lon De l e :..~ze, « l'effet de fonctionnement du simulacre en tant que machinerie,

machine dionysiaque >> (4). En oubliant la machine, ils se contentent du meme coup d'une conception si ngulierement étroite des pouvoirs de l'image cinématograph ique et de sa capacité a organiser une

représentation crédible de la simulation ( -tDialectiques de la fable).

Trois figures de la simulation

Or tout l' intérét de Matrix est précisément de ne pas s'en tenir aux idées générales du réel et du semblant, de la copie et du simulacre, ni aux discours que ces catégories organisent chez tel ou tel protagoniste de l'histoire, mais de monter un dispositif narratif qui nous les montre pour ainsi dire a I'CEuvre, cians leur fonctionnement. On pourrait meme dire que l'intéret théorique de Matrix a cet égard tient principalement au fait que le theme de la simulation y intervient au niveau du contenu, dans ce que le film donne effectivement a voir, bien plus que dans sa forme ou son agencement. Certes il a beaucoup été question, a son propos, de

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Matri;;, machine philosophique

<< cinématographie virtuelle ,, (~•,, Bullet-Time »). Mais Matrix n'est pas un film de synthese, ou du moins il ne cherche pas a se donner comme tel (a la différence de Tron, par exemple, qui dans les années 1980 incarnait dans sa forme meme l'idée d'u n film fabriqué par un ordinateur). On pourrait dire que la stratégie de Matrix est, pour l'essentiel, littérale ou de premier degré, en quoi il se distingue aussi de films comme eXistenZ, Passé virtuel ( The Thirteenth Floor) o u Dark City, dans lesquels la simulation (jeu, reve, faux souvenirs et mondes truqués) apparalt comme le resso rt d'unP esthétique, une véritable forme d'expression orientant la construction filmique . lci au contraire, et malgré la confusion introduite par le deuxieme épisode, le theme de la simulation est intégré a une narration assez classique, qui ne se résume pas au trouble ménagé par l'indistinction des niveaux de réaiité . L'esthétique du virtuel (inspirée des jeux vidéo et de l'image de synthese), le maniérisme qu'il implique (dans les scenes de combat notamment, mais aussi dans l'usage des filtres qui donnent au film cette tonalitP verdatre qui rappelle les écrans des premiers ordinateurs personnels), tout cela est au fond secondaire par rapport au fait que le virtuel est l'objet d'un traitement a la fois didactique et immédiat: il s'agit bien de nous montrer ce que c'est que le virtuel, done de nous en donner l'idée, et non de nous y plonger, ni de produire un film lui-meme << virtuel ».

Matrix s'y prend, en pratique, de trois manieres différentes. On distin­guera une représentation allégorique (ou littérale, selon le point de_ vue retenu) de la simulatio-n, une représentation objective (ou topographique), et enfin une représentation subjective (ou phénoménologique).

Code vert

La premiere maniere de figurer la simulation est un mixte instable des deux autres. Elle est allégorique car elle ne se comprend qu 'a partir de ce qu 'e lle désigne sa ns le faire voir (le monde simulé et les pouvoirs qu'y développent ce rtains personnages); littérale, paree qu 'elle s'appuie pour ce faire sur le matériau de ba~:: :;e la simü:ati or., son substraL symbolique. C'est la pluie de code ve rt du générique, qui s'affiche aussi sur les écrans de controle du Nebuchadnezzar, ou encore la vision de Neo, dans la scene

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Trois figures de la simulaLion

finá:e du premier Matrix, lorsque les trois agents apparaissent en filigrane vert comme de purs programmes engendrés par la Matrice (~•code, La M a trice o u la Cave me ?). Solution instable, puisqu' elle revient a exhiber directement le sous-bassement syntaxique de la Matrice, son essence symbolique, mais telle qu'elle apparaltrait a quelqu'un qui n'y serait pas plongé, qui envisagerait done la simulation de l'extérieur, depuis le « réel >>

(comme Tank tace a ses écrans), ou alors, telle qu'elle apparaltrait du dedans de la Matrice a quelqu'un qui parviendrait a ressaisir le code et l'er.chaí"nement des regles conventionnelles sous la surface chatoyante des simulacres (ce pouvoir développé par Neo répond symétriquement á celui des rebelles, si bien habitués a déchiffrer le ~ guiriandes de symboles qu'ils en pen;:oivent pour ainsi dire directement le sens, interprétant immédiatement les masses fluides de digits et de graphemes en termes de formes, d'objets ou de mouvements). Le code vert symbolise ou signa/e qu'il y a simulation. 11 correspond au recouvrement parfait d'une forme d'expression technique (l'image synthétique produite par l'ordinateur) et d'une forme de con ten u technique (car e' est bien cette fois-ci l' artifice numérique qu'il s'agit de représenter comme tel) . 11 souleve aussi une question centrale : ou est Neo, quel est son point d -= vue, lorsqu'il pen;:oit ainsi de l'intérieur de la Matrice ce qui, en toute rigueur, ne peut etre ::;ue sa tace extérieure? Comment ce qui est codé peut-il percevoir le code ? Ce paradoxe pourrait se nommer « le poin ~ de vue de 1' Architecte >> .

Le virtuel est au bout du fil Dans le cas de la représentation « objective », le virtuel est mis ó plat:

on s'intéresse alors .:.~:-: passages d' un territoire a l'a utre, on distingue des niveaux de réalité et de repré~::ntation . On tente surtout de comprendre la maniere dont ils s'articulent en pratique - et non pas dans !es termes d'une topique imaginaire ou réalité et simulation sont toujours pensées, qu'on le veuille ou non, comme deux « mondes >> distincts mais limitrophes . La question de l'illusion, l'angoisse subjective suscitée par 1: vacillement des app~~c :1ces et l'ébranlement des certitudes, passent alors a l'arriere-plan : traité en mode << objectif >>, le rapport a la sir:nulat:on .se traduit concretement par des problemes de navigation et de cartograph1e. Cette approche s'accompagne d'ailleurs de la formulation d'hypotheses

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Matrix, machine philcsophiq 1Je

théoriques sur la structure de la Matrice, ainsi que sur les types de croyances et les schémas narratifs qu 'elle autorise. Le probleme n'est plus

· de savoir ce qu' est la M a trice, mais de savoir comment intervenir dans la

Matrice, et comment en sorti r. Le dispositif technique sous-jacent a la simulation joue alors un role essentiel. C'est par la ::¡ ue Matrix s'apparente

au genre du film d'action technologique (Mission impossible) autant qu'a la science-fiction, qu i comme on sait ne se contente pas de technologies futuristes et de mondes inconnus, mais exige en outre que les protocoles d'expérience ne soient pas arbitraires, qu'ils puissent toujours etre explicités et recevoir L'ne explication rationnelle . Ainsi l'usage du téléphone, la mise en scene insistante des appareils analogiques ou cellulaires, " hard line " (<< land fine ») ou GPS, mais aussi du réseau physique ·des lignes << fixes , visualisé sur les écrans de controle, permet de révéler la réalité virtuelle par les bords, a travers ses points de connexion. Les téléphones fixes ne servent pas de moyen de transport physique, mais

pas davantage de moyen de communication direct (contrairement aux portables, qui permettent aux rebelles infiltrés dans le virtuel de communiquer avec leur base arriere). Ce sont des outils de navigation. Le probleme principal posé par la navigation dans un espace virtuel consiste en effet a localiser un corps virtuel («avatar >>) ou un environnement virtuel (une chambre d'hotel par exemple) dans la réalité virtuelle, d'une maniere qui ne dépende pas uniquement des conventions topographiques du monde-simu !acre, ni du niveau purement syntaxique ou computafionnel symbolisé par les dégoulinades de code vert. Pour accoster en un point du monde virtuel, il ne suffit pas d'avoir la carte virtuelle (rien de plus simple pour des hackers que de se procurer un plan du réseau téléphonique virtuel), il faut encore trouver le moyen de déterminer le point ou l'on se trouve. On peut ici tenter une analog ie. A la

différence des plans de métro qui proposent du réseau souterrain une vue absolue ou surplombante (et du c0up, purement relative pour celui qui ne sa it pas ou il se trouve), les plans de quartier installés aux carrefours des villes sont a usage local : comme ces plans ne sont en eux-memes guere utiles a ceux qui nt: sont pas familiers des environs, on a parfois pensé a fournir une ir.dication du genre << vous etes ici ''· Dans le cas de la

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Trois íigures de la simulation

navigation virtuelle, la différence est que pour ceux qui se tiennent en dehors du virtuel, « ici ,, ne peut etre atteint qu'en aveugle, et d'un coup : nul tatonnement réel n'est poss.ible avant de déboucher au grand jour en

un point de la Matrice. C'est un peu la situation de quelqu'un qui devrait atteindre une destination en se repérant dans l'obscurité la plus complete a partir d'un plan qui ne lui fournirait aucune indication sur son point de départ. Si vous vous trouvez en dehors de la Matrice, le calcul seul ne vous donnera aucun point d'entrée directement interprétable comme un lieu

virtuel. La consultation du cadastre du monde virtuel ou des plans d'amé­nagement de son réseau téléphonique ne vous aideront pas davantage, car il ne s'agira alors que d'un repérage refatif, utile certes pour les habitants de la Matrice (comme peut l'etre le plan d'une ville, a condition de savoir comment l'orienter par rapport a une direction de référence),

mais qui ne peut suggérer aucun acces réel ou cbsolu pour ceux qui se tiennent au dehors. Ce probleme de localisation absoiue n'admet une

solution qu'a la condition de se donner une trame intermédiaire entre la

structure syntaxique de la simu lation et sa topographie virtuelle. Cette trame intermédiaire est précisément fournie par le réseau téléphonique analogique, dans la mesure ou il joue le role d'une interface redot,blant !e

fonctionnement réticulaire de la Matrice. Le réseau téléphonique est done, p lus qu'une grille ou un repere au sens géométrique, une figuration tangible, un modele du réseau ou de la topologie de la Matrice elle-meme (-+.Téléphones). 11 en ex iste d'autres (-+•Maltre des clés).

« Bullet-Time » : la perception dans les plis

Dans le cas de la représentation << subjective >>, il s'agit de mettre en scene la perception du virtue l comme tel, mais en se concentrant sur sa forme subjective plutot que son contenu, dont tout le probleme est justement qu'il est indiscernable du réel. 11 faut se souvenir en effet que la contrainte globale, dans le cas de Matrix, est celle qu'impose l'idée d'une simulation parfaite, aux erreurs ou aux "glitches ,, pres (la scene du << déja vu ,, nous montre ainsi un chat qu1 repasse une seconde fols, a l'identique,

sous les yeux de Neo au moment ou les agents sont en train de manipuler le code de la Matrice pour murer les fenetres d'un immeuble). Comment

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Mutrix, machine philosophique

faire sentir ce que se rait une percept;o n du virtuel, :;aisie dans la texture meme de la Matrice 7 C'est une question que les critiques se sont rarement posée: Le ci néma a de puis longtemps tenté de restituer le re tentissement subjectif de la perte du monde dans l'expérience de la folie ou du reve, mais la perception du virtuel pose de tout autres problemes. La réponse qui consiste a invoquer les super-pouvoirs développés par Neo au cours de son apprentissag e (télékinésie, lévitation, etc.) n' est pas suffisante : c'est justement la une maniere indirecte ou oblique de nous faire .:omprendre que nous avons affaire a une simulation (-+Sommes-nous

dans la Matrice 7). Nous avons vu comment Neo apprenait a développer les puissances de son corps par le truchement de programmes d'entralnement (done d'autres simulations, para lleles a celle 9e la Matrice), si bien que lorsque nous observons ce genre de phénomenes p2!~anormaux, nous inférons qu ' il ne peut s'agir que d'une simulation. Ainsi, la scene ou l'on voit Neo arreter des machines dans Reloaded

suggere l'idée que ce que nous tenions pour la réalité pourrait bien n'etre a son tour qu'une nouvel!e sirnulation. Mais ce n'est qu'une supposition. On en dirait autant des événernents curieux qui ont lieu dans la zone ou se sont réfugiés les exilés, au sein de la Matrice. S'il ne s'agissait pas d'une simulation - mais nous savons par ailleurs que c'en est une ~ ces scenes releveraient du genre fantastique, et non de la science-fiction.

La question est celle d'une représentation de la simulation en tant que telle, qui ne se con lente pas d ' en enregistrer les effets << objectifs » . Or qu'y a-t-il de p!us dans la simulation que ses effets, et qui pourrait la signaler comme expérience perceptive d'un genre particulier? On dira qu ' il y a justement l'expérience de Neo, la sagesse qu'il acquiert a travers le combat, en faisant l'épreuve concrete d'une liberté qui n'est pas pure indéterrnination ou pouvoir de suspension des contraintes (<< enfreindre , les regles, comrne dit Morpheus), rnais qui parvient a << courber, les lois de la nature, ressaisies comrne naouds de virtua li tés (-+La Voie du guerrier).

Cette expérience particuliere, qui est la véritable sagesse de la Matrice et que le film nC"_'< JaiSSe entel"'rlre a tra'.'er~ <P qu'en disent les différentS personnages, ou simplement deviner au fil de l'action, se laisse aussi saisir et figurer dans quelqu ~" s.:enes capitales. JI s'agit des ultra-ralentis réalisés

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Trois figures de la simulation

g race au procédé du << Bullet-Time ,,, techn ique cornplexe et novatrice (avant que la publicité ne s'en empare) associant chronophotographie (plut6t Muybridge que Marey) et synthese d'image assistée par ordinateur (CGI, Computer Generated lmages), et dont on va voir qu'elle permet de suggérer plastiquement une expérience du virtuel ;;ux limites des

puissances du corps et de !'esprit. Trinity prend son essor et reste un moment suspendue dans les airs

pour armer un kick foudroyant; Neo, sur le toit d'un building, tornbe en arriere durant de longues secondes en évitant des bailes tirées a bout portant. Dans de telles scenes, le ralenti n'est plus une maniere paradoxale et quelque peu emphatique de suggérer !'extreme vitesse (far;on Steve Austin), mais plut6t de figurer la durée d'une perception matérielle qui serait directement tirée dans les choses memes, qui épouserait par exernple la trajectoire d'une baile de pistolet en se glissant dans son sillage. << Durée , est le terrne qui convient. Mieux que les notions cinétiques de mouvement et de vitesse, ce concept bergsonien permet de saisir ce qui est en jeu. Car il s'agit rnoins d'une stase ou d'une suspension du ternps -maniere encore rnétaphorique de dire que r;a n'avance pas, que les ;-nc.uvements se figent o u ralentissent -, que d'un épaississernent du ternps lui-rneme, changement qualitatif qui apparente déja le rnouvernent des choses a une réalité rnentale ou spirituelle. Le sujet est uJrnme gelé, pris dans une durée épaisse et infinirnent dilatée, tandis que l'aoil de la caméra tourne autour de lui a grande vitesse en décrivant des

· arabesques (-+• ,, Bullet-Time »). Ce que figure cet effet, c.'est moins la vitesse elle-merne qu'un certain rapport entre deux vitesses ou régirnes de durée ; rnoins la prouesse physique que le devenir qui porte Neo aux limites d'<< une durée de plus en plus éparpillée, dont les palpitations plus rapicies que les n6tres, divisant notre sensation simple, en diluent la qualité en quantité , (Bergson, La pensée et le mouvant [5]) . Ainsi !'esprit, s';::::cordant au temps de la baile, touche a la durée-limite de l'instantané, c'est-a-dire de la matiere, tandis que le corps accornpaqne ce mouvement sur place en se courbant (-+• Spoon boy). Mouvement de détente qui suppose, d'un autre point de vue, une concentration extreme, un parcours intuitif a vitesse infinie, cornme !'explique le fondateur de I'Aikido, Morihei

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Matrix, machj,1e philosophique

Ueshiba, qui avait lui aussi le don étrange d'éviter les bailes par de simples rotations du corps et de la tete :

" Bi entót, en concentrant ma vi sion, je pus voir dans quelle direction l'ennemi allait faire feu, selon qu ' il épaulait [son fusil] en !'orientant vers la gauche ou vers la droite. Des éclats de lumiere blanche m'apparaissaient juste avant les bailes. )e les évita is en i;-;::linant et en tournant mon corp s, et elles me rataient de peu . [ ... ] ... plus j 'étais calme, plus mon esprit devenait clair. [ ... ] L'esprit calme est comme la pointe immobile d'une toupie ,, (6].

Deleuze parle dans ses livres sur le cinéma d'une « image-perception ,, donnant a voir une perception dans les choses memes, une perception plus qu'humaine, moléculaire, ou les objets se transforment en pures lignes d_e vitesse. Les maílres des arts marLJux cherchent dans la tulgurance du geste le point d'immobilité ou se concentre la force (~La Voie du guerrier). En suivant Bergson, on reconnalt la le seui l intensif a partir duque! le mouvement (avec ses propriétés cinétiques, vitesse et direction) peut etre redécrit comme la coupe mobile d'une durée élast iqu e, a l'image de l' instant qui est une coupe immobile du mouvement. 11 n'est pas question d'aller << plus vite ,, que la baile, ou meme d'égaler son mouvement sur un plan purement physique, mais de co·fnc ider avec sa durée, qui en l'occurrence est infiniment plus ,, lente •• , c'est-a-dire décontractée, que celle de !'esprit concentré. Car la plus

grande _vitesse, comme !'extreme lenteur, peuvent indifféremment figurer le degre le plus bas de la du rée. Le projectile de métal qui fend l'a ir en suivant les lois de la balistique n'est que pure répétition mécanique dans l'homogene : !'esprit tendu vers un effort d ' intuition sera toujours plus << rapide >> que lui .

Mais le << Bullet-Time >> nous montre cette expérience perceptive plut6t qu'il ne ~ous la donne. 11 en livre la forme ou la figuration symbolique, comme SI le personnage se regardait voir. Le théatre cinétique vaut alors

com~e diagramme du rapport différentiel de deux durées (!'esprit, la mat;cre). Nulle vo lonté, ici, de crever l'écran de la représentation pour attemdre le << fond sans fond >>, ou d'affoler l' irnage pour mimer la ronde

des fa~tasmes et des simulacres : tout se jou e a la s'..'rface, dans les replis de la s•mulat1on. Et si les prouesses techniques du << motion capture , et la

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Trois figure~ de la simulation

simulation 3D des scenes d'actions rende,,t visible l'impvssible en libérant

un imaginaire vidéo qui releve du fantasme de puissance (dans Reloaded notamment, avec la longue scene de catastrophe autoroutiere, précédée par celle du << Burly Brawl •• ou Neo tient tete a une centaine de clones de l'agent Smith), le << Bullet-Time >> figure une expérience perceptive de

!'imperceptible qui demeure étroitement liée a l'enchalnement des actions que commande la structure d'un roman d'apprentissage qui est aussi, a sa maniere, une << phénoménologie de !'esprit>>.

Résumons les principales étapes de cette progression . Le premier effet de la prise de conscience de la simu lation est, paradoxalement, de renforcer l'illusion : nous ramenons toute la matiere extérieure aux

~erceptions internes, inétendues, d'un sujet abusé; nous opposons a l'univers purement revé ou ha!luciné de la simulation la dureté des choses extéri eures. Mais les ralentis nous montrent justement que se défaire de l'emprise de la Matrice, c'est par.¡enir a dépasser cette opposition du sujet et de l'objet, de l'intériorité et de l'extériorité, de la perception interne et de la chose étendue, en accédant au sein de la Matrice a l'intuition d'une continuité de durées. Les modes d'existence de la matiere et de !'esprit nous renvoient toujo:..o~s a différents degrés de contraction ou de dilatation de la durée; la perception elle-meme :-~'est qu'un repli du Tout ou coexistent une multitude de durées ou mu ltiplicités virtuelles. C' est

pourquoi les lois de la nature peuvent etre courbées ou pliées, et que les ba il es semblent voler au ralenti. Alors il n'y a plus de distance infranchissable entre ce qui releve de la sensation et ce qui est réellement étendu, plus de distinction véritable entre la perception et la chose per~u e ,

la qualité et le mouvement. Ressaisis du dedans, les mouvements réels ne se .définissent plus par des différences de quantité (direction, vitesse, accélération, etc.) : ils sont, selon Bergson, << la qualité meme, vibrant pour ainsi dire intérieurement et scandant sa propre existence en un nombre souvent incalculable de moments >> . Et si le monde simulé paralt d'abord plus << so u pie •• que le monde réel, la derniere étape du processus cc:1s istera a comp,·:: ::dre que le réel !ui - ~e:::e, si on l'envisage « en

durée ••, peut se révéler aussi souple que la Matrice, paree qu'il se différencie selon des rythn tes o u des temps divers d'actualisation du virtuel

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Matrix, machine philosophique

avec l c~ quels !'esprit peut co·,·ncider dans son effort pour épouser la mobilité des choses.

11 faut en tirer les conséquences. On n'a encore rien dit lorsqu'on a fait le constat enthousiaste ou sceptique de l'influence dR l'esthétique du << jeu vidéo ,, sur Matrix. Et la technique a elle seule ne livre pas la cié des

images. « Bullet- Time is a stylistic way of showing that you're in a constructed

reality and that time and space are not the same as [. . . ] us today living our

lives >>, explique john Gaeta, le directeur des effets spéciaux de Matrix,

dans le << bonus ,, du DVD spécialement consacré a ce procédé. Certes, mais ce dont Neo fait l'épreuve dans le combat, la plasticité des lois de la nature, n'est peut-etre pas le propre de la simu!ation. 11 se pourrait que la simulation ne soit que l'occasion de faire apparaí'tre de fat;:on particulierement frappante le travail du virtuel dans toute réalité, réelle ou simulée, et de nous obliger du meme coup a réviser certains partages bien établis entre la représentation et la réalité, !'esprit et la matiere. 11 ne s'agit done pas de dire que « There are no bullets " puisque << There is no spoon »,

rnais de se rendre compte que les bailes, dans tous les cas, ne sont que des bailes, et qu'on ne sait pas ce que peut un corps. Comme le disait Morpheus en réponse a Neo : le moment venu, tu r.' 2! ~ras meme plus besoin d'éviter les bailes. Preuve, encore une fois, que la question de l'illusion est ici tout a fait secondaire, qu'elle n'est pas proprement !'affaire de la simulation, ni de Matrix d'aiileurs.

Elie DURING

[1) Slavoj Zizek, << The Matrix : Or, the Two Si des of Perversion ,,, in William lrwin (t -.: ) ., The ,A,1 c: trix and Philosophy, op . cit. (et • http ://on1 . zkm.de/netcond : ~:on/navigation/symposia/default).

[2] << Baudrillard décode "Matrix" >>, entretien, Le Nouvel Observateur, no 2015, juin 2003 .

[3] Philip K. Dick, << My Definition of Science-Fiction ,, (1981 ), Selected Literary and Philosophfcal Writings, New York, Vintage Books, 1995.

[4) Gilles Deleuze, Logi')"" du sens, Minuit, 1969. ¡.s] Henri Bergson, La pensée et le mouvant, PUF, 1934.

[6) Ki ssh omaru Ueshiba, The Spirit of Aikido, Kodansha lnternational, 1984.

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~,

MATRIX, MACHI NE MYTHOLOGIQUE ~} ~

« Trinity: You know the question jusi as 1 did. Neo : What is the Matrix. "

t

Matrix suscite une activité interprétative massive et exlremement variée, dont ce livre meme est un exemp!e. Certains y voient u~e allégorie de la civilisation technique, d'autres une critique du capitalisr1e - dont on s'empresse souvent de montrer le caractere un peu niais [1] -, d'autres encore un éloge du bouddhisme, une réécriture du Nouveau Testament, une illustratinn de la Gnose, mais aussi unP dénonciation des dangers de la réalité virtuelie inspirée de Baudrillard, une rfalisation en grandeur hollywoodienne d'une cél ebre expéri ence de pen sée du philosophe américain Putnam, une libre adaptation du mythe de la Caverne - la liste ne saurait etre exhaustive . .. Dans un entretien sur un des innombrables sites de fans, les réaiisateurs du film répondaient: c'est tout cela, et plus encore ... Cela ne voulait pas dire simplement que l'interprétation était libre; il ne s'agissait pas seu lement de cette atti tude tres convenable de la part de tout produ cteur culture! qui consiste a renoncer a dicter la réception de son reuvre (bien que ce soit cela auss1) .

Les freres Wachowski ajoutaient: toutes les interprétations que vous ferez, et meme celles que vous ne ferez pas, sont inten tionnelles. Le film a été cont;:u de sorte qu'il donne lieu a une mu!tipl icité d'interprétations. 11

utilise ces interprétations elles-memes pour se déployer.

De fait, il est intégralement constitué d'allu sions. Non seulement certains éléments sont clairement allusifs (le •1apin blanca Lewis Carroll, Morpheus a la mythologie grecque, etc.), mais meme les grandes theses dont on peut penser qu'elles constituent le « m essage ,, du film (<< ce ne sont plus les techniques qui servent les hommes, mais les humains qui alimentent les machines ,, ; << la foi peut soulever des montagnes et done, a fortiori, tordre des cuilleres ,,, etc.) fonctionn ent comme des allusions ponctuelles, c'est-a-dire comme des morceau x qui s'agencent dans la machine sémiotique totale que le film constitue, plut6t que comme son

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Matrix, machine philosophique

horizon transcendant et exclusif. Le sens n'es t pas ce a quoi le film renvoie, qui lui resterait extérieur et releverait de sa réception, mais ce a quoi le film marche. La grandeur de Matrix est d 'avoi r su meler différents plans de référence les uns avec les autres, dans la continuité d'une histoire linéaire, qui ne se contente pas de préserver scrupuleusement les canons de la •trilogie hollywoodienne (le héros, la mission, la lutte, la traltrise, l'amour, etc.), mais fait du scénario hollywoodien une des lignes polyphoniques sur lesquelles il joue. C'est pour cette raison que Matrix constitue non pas seulement un spectacle, mais un cspace ludique, a certains égards interactif, qui permet au spectateur de participer a la construction du film en proposant des interprétations, discutant celles des autres, etc. Le sens a une valeur opérationnelle, et non pas représentative ou iiiustrative. Ce n'est pas une finalité, mais un moyen . Cette maniere d'avoir du sens peut cependant etre conr;:ue de di ffé•-= ntes manieres. On va voir que la notion de mythe est peut-etre celle qui permet le mieux de décrire le genre de création symbolique auquel Matrix appartient.

Matrix :la fonction d'un mythe

La poétique du xxe siecle a inventé un terme pour désigner ce genre d'objets culturels qui font de la diversité meme des interprétations qu'ils suscitent un príncipe de production : elle parlait d' ,, ceuvres ouvertes ,, [2]. Mallarmé, avec << Un coup de dés n'abolira jamais le hasard , , joyce, avec Ulysses et plus encore Finnegan's Wake, des compositeurs tels que Berio ou Boulez, en auraient proposé quelques exemples ad mirables . Ma is Matrix n'est pas une sorte de joyce pour les masses . En effet , les grandes « ceuvres ouvertes >> du vingtieme si écle utilisaient la multiplicité des perspectives pour rendre le réel a l'éclat énigmatique de sa simple présence, a travers la résistance que cet objet singulier qu'est une ceuvre d 'art oppose aux reconnaissances famili eres par lesquelles nous dépassons les choses vers leur concept ou leur usage. Elles cherchaient a émettre un signe pur, signifiant qui ne rejoint jamais aucune signification particuliere et qui recueill erait en lui toute l'étran g t: ~ é de l'eL"' [3]. Et pou ~ cela, eiles ins istaient sur le caractere intotalisabl e, éternel lement divergent, des interprétations qu'on peut en faire .

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Matiix, machine mytholog iqu-=

Matrix, él u contra ire, superpose ces différentes interprétations de so rte qu'on ait le ~entim e nt de le ur équivalence du point de vue d'un message qui, cependant, reste obscur. En cela, il se rapproche no n pas de l'a rt, mais de ce qu 'en d'autres espaces culturels on appelle un mythe. Non paree qu'il est parsemé de références mythologiques, ni meme paree qu ' il se présente comme une fable sur !'origine du monde, mais paree que la maniere dont il se rapporte au sens correspo,·,d assez précisément a ce que Claude Lévi-Strauss a cherché a saisir en construisant un nouveau concept du mythe. Non pour son contenu, done, mais pour sa forme . La notion de mythe, en effet, ne dés igne pas, selon Lévi-Strauss, des « récits des origines » qu i assurent le líen entre le profane ét ie sacré, ou de << pieux mensonges >> destinés a justifier l'ordre social existant, mais un dispositif de signes qui va ch ercher son matériau dans tous les univers culturels d'une société -de la systématisation des couleurs a la cuisine, de la cosmologie a la parenté, de la géographie a la classification des especes animales et végétales - afín non pas de communiquer une signification déterminée, mais de rendre compatibles ces différentes manieres do nt les etres humains tentent de mettre de l'ordre dans leur propre expéricnce.

Ainsi, il ne sert a ríe n de chercher le sens des mythes, car ié mythe n'a pas de sens : il donne son sens a notre monde.

<< Le mythe n ' offre jama is a ceux qui 1' écoutent une signifi ca tion déterminée . Un myth e propase une grille, définis s~b 1 e se ul ement par ses reg les de con struction. Pour les participants a la cu ltu re dont ce myth e releve, cette grille confe re un sens, non au rnythe lui-rneme, m ais a tout le reste : c'est-a-dire aux images du monde, de la société et de son ,.,cu ire don t :<: s membres du groupe ont plus ou moins clairem ent con s ci e ~ ~ :: , ainsi que des interrogations que leur lan cent les diffé ren ts ob1ets. En géné ral, ces don nées éparses échou ent a se rejoindre, et le plus souvent e lles se heurtent. La matrice d ' inte llig ibil ité fourni e pa r le myth e pe rmet de les articuler en un tout cohérent. , (4).

L'erreur typique consiste a ~rojeter le sens du mythe sur un seul de ces no1 iLuns interprétatifs : les premiers « mythologues >> traduisaient tous les mythes dans le << code astronom ique >> , et en faisaient des représentations personnifiées des phénomenes naturels [5); on peut penser que c'est dans

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Matrix, mach ir-e ¡Jhiiosopnioue

le meme biais que tomberent ceux qui y chercherent des représentations masquées soit de conflits économiques et sociaux, soit de conflits psychiques, soit encare de pulsions sexuelles, etc. En réalité, la relation du mythe au sens est de second degré. Sa fonction est de rendre convertibles les difféíents ur~ivers de significations au sein desqt1els nous nous mouvons, ou, pour parler le langage de Lévi-Strauss, les différents « systeme symboliques , qui sont autant de manieres dont nous donnons du sens a ce c¡ue nous percevons comme a ce que nous faisons. Le langage est un tel systéme symbolique, mais aussi la parenté, la classification des especes animales ou végétales, la cosmologie, ou encore !'ensemble des groupes sociaux auxquels les individus sont censés appartenir ... Mais ces systemes symboliques n'ont pas nécessairement la meme structure, la meme logique, et peuvent ainsi s'avérer incompatibles les uns avec les autres [6]. La fonction du mythe serait done d'opérer (ou de donner l'illusion qu ' il est possible d'opérer) une compatibilisation de ces différents niveaux de la vie symbolique d'une société. A partir de cette hypothese, Lévi-Strauss a développé une méthode, dite structurale, dont on va voir qu'elle s'applique remarquab lement bien a Matrix.

Matríx: la forme d 'un mythe

Matrix présente en effet plusieurs propriétés formelles qui le rarprochent du mythe au sens de Lévi-Strauss.

D'abord la plura lité des << codes , , c'est-a-dire de ces niveaux hétérogenes de la réali té culturelle auxquels les mythes empruntent leur matériau et sur lesquels ils proj ettent également leur ,, message '' · Matrix

fonctionne, on l'a dit, par citations, c'est-a-dire par extractions de morceaux déja signifiants et greffes dans un nouveau contexte - usant notan·, ·,lent du systeme des pseudonymes sur Internet pour donner une

certaine vraisemblance a cette démarche elle-meme. Mais ces citations pe l " '':nt etre réparti eS SUr pl1 ISieurs niveaUX qui possedent Chacun Une certaine homogénéité. On peut distinguer plusieurs << cades "· Un code

mythologique a proprement parler, constitué de références a la mythologie antique : Morpheus, d ieu du sommeil, Niobe, mere trop orgueilleuse qui se vanta de sa fécondité en l'opposant a celle de ia mere d'Apollon et

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Matrix, macrine mythologique

d' Artémis, qui tuerent par vengeance toute sa progéniture, I'Oracle, dont la parole est performative ... Un code religieux, qui emprunte de maniere syncrétique a plusieurs religions : Nabuchodonosor ou Sion-Zion pour I'Ancien Testament, Trinity pour le christianisme, et Neo lui-meme qui assume toutes les fonctions du << Messie ,, mais qui est aussi le Bouddha, I'Éveillé, celui en qui le cycle des réincarnations s'arrete; la foi, l'espérance, la charité sont autant de themes reliqieux que le film exploite consciemment, quitte a les renverser (-+Les dieux sont dans la Matrice) ...

Un code historico-politique : Cypher veut devenir << quelqu'un d'important >> a son retour dans la Matrice, << peut-etre un acteur >> , et l'agent Smith lui répond « Whatever you want, Mr. Reugan » ; la condition qu'il pose pour sa trahison ( « 1 don 't wanna remember nothing ») est une référence a .la réponse faite par Ronald Reagan au moment du scandale de l'lrangate et des Contras : « 1 don't remember anything >> ; Bush et Hitler apparaissent sur les écrans de I'Architecte comme autant d'exemples des << grotesqueries ,, de la nature humaine; les << résistants » sont tous des pirates informatiques qui luttent pour faire du << cyberspa ::e » un espace sans loi (<< cyber-a narchisme ,,, -+•Terroristes); la lutte de libération des Noirs américains est prise comme référence de celle de Zion (-+e .~ave party) , etc. Un code cinématographique lui-meme avec des allusions a différents films : Superman, évidemment (il est amusant d'imaginer que Keanu keeves ait été chois i pour ce nom qu'il partage avec Christopher), la •trilogie de Star Wars, les fi lms de ]ohn Woo, et bien d'autres. Un code

littéraire : le •1apin blanc qui conduit Alice au pays des merveilles, rnais aussi le roman cyberpunk Neuromancien de William Gibson (-+• ,, Matrice >>). Un code philosophique ou théorique, avec l'image du livre de •saudrillard, Simulacres et simulation, ouvert au chapitre << On nihilism >>, l'apparition de •cornel West, la réfé rence au probleme du <<controle>> posé par la cybernétique de Norbert Wiener (-+Puissance de /'amour),

peut-etre aussi a l'hypothese du Malin Génie de Descartes et, plus généralement, aux problemes de la philosophie analytique de l'esprit développés dans le contexte d'une réf! ::xion p~iiO$ G phique sur l'lntelligence Artific ielle ... Un code techno-scientifique: la fonction des anomalies pour les mathématiques, les perspectives et les problemes réels

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Matrix, n1 z>chine philosophique

qu'offrent les techniques de la réalité virtuelle (-+.Bioport, •:éléphones) .. . 11 y a meme, semble-t-il, un code personnel: telle date renvoyant a celle de la date anniversaire de l'épouse d'un des réalisateurs, le no.m des rues au

Chicago de leur enfance, etc. Chacun en trouvera d'autres, en fonction de sa propre culture.

Ensuite, les memes éléments peuvent avoir des fonctions sur plusieurs codes a la fois. Cest ce que Lévi-Strauss appelle le caractere polyphonique

des séquences, suggérant qu'un mythe doit se lire comme une partition de musique : « les séquences sont, sur des plans inégalemcnt profonds, organisées en fonction de schemes, superposés et simultanés, comme une mélodie, écrite pour plusieurs voix, se trouve astre inte a un double déterminisme : ce lui -horizontal- de sa ligne propre, et celui -vertical- des schemes contrapunctiques. , (7]. De meme, dans Matrix,

les séque:;:::es linéaires peuvent etre lues sur plusieurs codes ou niveaux a la foi s. Par exemple l'épisode de la trahi son de Cypher oppose d'un coté, en code cinématographique, le traílre jaloux, pret a vendre son idéal, au héros fid element aimé (de Trinity) qui se sacrifie pour son ami (Morpheus); mais aussi, en code politique, le choix de la société de consommation contre l';¡scese révolut ionnaire, c'est-a-dire la servitude do_rée plut6t que la liberté austere, corrélée ~ l'opposition du mensonge d'Etat et de la lutte pour la vérité; et encare, en code métaphysique, le probleme que pose l'équivalence, du point de vue qualitatif, entre un monde perceptif artificie llement généré et un monde perceptif produit naturellement par des stirnuli extérieurs, done la ditticulté a faire du monde « réel , une valeur supérieure (-+•cypher, •Poulet).

Troisiemement, le caractere " dialectique , du rapport entre le mythe et les réalités culturelles auxquelles il renvoie. En effet, Lévi-Strauss notait : << La relation du mythe avec le donné est certaine, mais pas sous forme d'une re-présentation . Elle est de nature dialectique, et les institutions décrites dans les mythes peuvent etre inverses des institutions réelles. ,, De fait, le rapport entre le film et ses univers de référence n'est pas SlmpiPrnent de ré pét i t :c ~, mais aus~: :::J e tr::: n :; fc ~ ~:! tion, en général par mversions. Ainsi, le lapin blanc de Lewis Carroll devient un noir américa in le terrier qui mene au pays Les merveilles un cesophage, et Alice elle~

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,.__._-=------- -- -----=-- ~--,--- Aili.C!::: --

Matrix, rr.achine mytholngique

meme n'est plus une innocente jeune filie, mais un fcetus adulte. De meme, Morpheus - le dieu du sommeil- devient ici l'homme de l'éveil. Nabuchodonosor - le roi tyrannique du Livre de Daniel qui défie les magiciens en leur demandant non seulemérit de donner l'interprétation du reve qu' il a fait, mais encare le récit du reve lui-meme (<< 1uestion royale », dit la Bible, a laquelle seul Daniel peut répondre, prouvant ainsi q~e la marque du vrai dieu n'est pas d'interpréter les reves, mais bien de les connaltre)- dev1ent le vaisseau spatial des révoltés qui permet d'entrer et de sortir du reve de l'humanité fabriqué par les machines. On pourrait en dire autant pour pratiquement chacun des éléments. Contentons-nous d'en décrire le príncipe, et de laisser le lecteur jouer lui­meme a repérer ces diverses transformations associées les unes aux autres.

Ce procédé est particulierement important, car c'est lui qui permet de compatibiliser tous les codes culturels dans le déploiement du récit - autrement dit qui permet a Matrix d'avoir effectivement la fonction du mythe telle que Lévi-Strauss la définit (quatrieme propriété). C'est en effet a partir de ce procédé qu'il faut interpréter les nombreuses contradictions qu'on peut relever entre le sens, dans son contexte d'origine, d'un élément cité et rPiui qu'il prend dans le nouveau. Ainsi la référence a Baudrillard semble incompatible avec le scénario : alors que le film fait de la ville réelle, ou se sont réfugiés les corps physiques, le noyau de la libératio!' future, Baudrillard cherche au contraire a montrer que cette hypothese d'un réel derri ere les images sur lequel on pourrait prendre ::: ¡::;pui est précisément l' illusion a laquelle fonctionne la simulation elle­meme (-+•Baudrillard, -+ Trois figures de la simulation). De meme, alors que l'éveil bouddhiste consiste, comme l'a si joliment dit Borges, a devenir témoin de son propre sommeil (<< Cette inconscience n'est pas une simple privation, ü:; si mple anéantissement; !'ame, qui auparavant était un témoin de la veille et des reves, l'est maintenant du sommeil absolu. , [8]) en renon ~;:¡ nt a son individualité, il s'agit ici de rc·¡enir dans la dure réalité, tout en gagnant, au monde des apparences, les puissances d'un nouveau Superman ... On pourrait multiplier les exemples. Mais on aurait tort d'en conclure que Matrix sacrifie obstlnément la profondeur de ses références a la facilité de son message, qui ne serait finalement que le scénario

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Matrix, machine philusophique

hollywoodien le plus vulgaire. Cdr les références cinématographiques sont ell es aussi inversées. Alors que Superman utilise son pouvoir a des fins personnelles en ressuscita01t celle qu'il aime, dut-il pour cela faire tourner la terre en sens inverse et remonter le temps, Neo gagne le sien au

moment ou celle qui l'aime le ressuscite par un baiser qui évoque celui d'Eros a Psyche (code mythologique) ou de la Belle au Bois dormant (code littéraire), a u prix cependant d'une inversion des sexes ... Ainsi, le procédé d'inversion, par sa générali :;ation, replie les différents codes les uns sur les autres sans jamais faire d'aucun en particulier la vérité de tous ies autres.

Les c_odes s~nt articulés de maniere opératoire ou fonctionnelle, et non pas representat1ve : le nom d ' un terme est pris dans un code, mais il est art icu lé a ceux d'un autre code au prix d'une inversion de sa fonction

pendant que Ceux-ci subissent a leur tour, relativement a Ui , troisiem~ code, une nouvelle torsion. Ce décalage entre la définition du terme et sa fonction permet, a la maniere d'un dérailleur de bicyclette, de faire sauter la chaí'ne du récit d'un codea l'autre, ou plus précisément, de faire de ces

sauts les opérateurs meme du déroulement de la chaí'ne narrative et inversement, de !'ensemble du récit l'opérateur de leur compatibilisatio,n .

Cette déconstruction un peu formelle du mécanisme du film permet

de comprendre comment Mntrix a pu constituer ce fait social - certains ont meme dit religieux- qui a attiré l'attention meme des observateurs les plus réticents : les ge ns les plus divers et ordinairement !es plus étran­

gers sont devenus, a force de colloques, articles, emails, des interlocuteurs dans l'interprétation du film. En rendant compatib les les différents niveaux ou s'exerce ~'effort spécula,tif, Matrix fournit en quelque sorte le langage

commu~ qu1 permet de depasse r leur hété rogénéité : comme si il y allait

de la . m~me chose dans les mathématiques et dans la religion, dans le chnstJanJs~e et dans le bouddhisme, dans les problemes politiques que pose le d eplo1ement d'lntern e t et dans les questions posées par les gnostiques. Les réalisateurs ne cachent d'a illeurs pas que c'est bien leur convJctJo~. Matrix permet de formuler nos problemes dans des termes qui sont 1mmed1ateme ~t convertibles ou apparemment superposables a ceux d 'autrui, pa r-dela l'équivoque d e leur formulation. Mieux, ii invente une

langue susceptible de représenter la diversité des langues elles-mem es et

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Matrix, n 1achine mythologiquP

pas seulement des discours . 11 instruit en son propre sein un lieu commun,

a l'intéri eur duque! il nous devient possible de parle r ensemble malgré l'intraductibilité de nos univers culturels de prédilectio n, chacun se situar.t

relativement aux autres en prenant position dans l'espace de substitutions virtuelles qu'ouvre le film . Si Matrix est une reuvre qui donne a penser, c'est paree qu'elle fait résonner chaque probleme avec tous les autres et crée une profondeur semblable a celle de deux miroirs placés l'un en tace de l'autre. Mais on aurait tort de croire que ces problemes communs lui préexistent, et pourraie01t etre formulés autrement que dans ses termes . lis ne s'expriment jamais mieux que dans des questions tres concretes posées a propos du film : que va devenir Zion ? pourquoi les résistants portent-ils des lunettes ovales a lors que les agents portent des lunettes carrées ? I'Architecte ment-il en prétendant donner l'explication finale? comment

l'agent Smith a-t-il pu devenir Bane? etc. Lévi-Strauss disait du mythe qu'i l permettait de penser, c'est-a-dire poser des problemes, mais que cette activité spéculative se déployait au moyen de termes concrets. De ce

po int de vue encare, Matrix est décidément un mythe. On ne peut penser que dans ses termes, et c'est ce que nous avons voulu faire.

Toutes les questions de l'humanité renvoient a une seule: " What is the

Matrix ? "· Or la Matrice, bien sur, c'est ce dont parle le film, mais c'est

aussi le nom du film. Une maniere d'y répo ndre est done de se demander: qu'est-ce que cette reuvre? Matrix est-il simplement un récit cinématographique? N'est-ce pas aussi cette machine sémiotique qui est montée progressivement avec les images, les personnages, les actions, de sortea ce qu'elle génere ses interprétations, et que, lachée dans la culture, elle permette a des langues hétérogenes de co nstruire un di sco urs commun ? Une sorte de créole d'apres Babel ? Spectateurs du film, nous

assistons au montage de cette machine, qui n'est pas !::: programme so us­jacent qui exp liquerait les images que nous voyons, mais plutot le

mécanisme tres simple qui se met a vivre une fois la séance terminée en mettant en variation nos références culturelles . Mais cela permet de comprendre que « Matrix , n'est pas un nom pour une chose, mais un de ces signes dont le sens se confond avec la fonction, comme on i·a dit pour

le zéro en arithmétique, signe qui ne désiqne aucune quantité mais qui est

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Matrix, machin~ philcsophique

nécessaire pour qu 'on puisse opérer sur des quantités. << Matrix ,,, c'est

bien ce dont nous par/ons depuis toujours, cette chose que tous les

la ngages désignent, cette extériorité vers /aquel/e tous convergent mais

qu' i/s n'atteignent jamais . En donnant le sentiment d 'un langage

commun, Matrix (le mot, le film, la chose) donne une profondeur .J tous

les discours. Et pourtant, le mot << Matrix , ne désigne pas plus quelque

chose que le film Matrix n'a de sens. Dans les deux cas, il s'agit seulement

d 'une sorte de convertisseur symbolique qui, en rendant convertibles les

langages les uns dans les autres, donne le sentiment d'un Que/que chose

én igmatique dont il est question depuis toujours. On peut bien sur trouver

un peu mélancolique que ce que/que chose ne soit finalement lui-meme

qu'un signe et meme un signe vide, réduit a sa fonction, -et que notre seul

langage commun soit précisément un langage qui n'a pas de sens. Au lieu

d'y voir une marque d'inconsistance, on préférera faire marcher le logiciel

qu i émerge du film pour laisser parler notre culture. Enter the Matrix, done.

Mais pour cela, il faut prendre au sérieux la question : << What is the Ma trix

0 » . Décidément une bonne question. Peut-etre meme la seu /e qui

nous soit commune ...

Patrice MANIC!..!ER

[1] Slavoj Zizek, << Th e Matrix : Or, the Two Si des of Perversion , http :/Ion 1 .zkm .de/ netcondition /navigation /symposia/udault '

[2] Umberto Eco, L'CPuvre ouverte, Points-Seuil, 1965.

[3] Tzvetan Todorov, Théories du symbole, Points-Seui/ (1977). [ 4] Claude Lévi-Strauss, Le regard élninné, Plon, 1983.

(5] Max Müller, Mytho!ogie comparée, RohP r~ Laffont, ,, Bouquins ,, 2002.

(6] Claude Lévi-Strauss, << lntroduction a I'CEuvre de Maree! Mauss , in Maree/ Mauss, Sociologie et anthropo!ogie, PUF, 1950. '

[7] Claude Lévi-Strauss, << La geste d'Asdiwal », in Anthropolcgie structurale deux, Plon, << Agora-Pocket ,, 1973.

:a¡ ;or ':)e i..u; ; Borges et Alicia jurado, Qu 'es t-ce que le bouddhisme ?, Gallimard, '' Folio-Essai , , 1979.

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GLOSSAIRE DES PRING?AUX SYMBOLES, CONCEPTS ET PERSONNAGES

Par Thomas Bénatou"il, Elie During, Patrice Maniglier, David Rabouin

•101, • Agent Smith, • Anges, • Architecte, •s,audrillard, ·~ioport, •sullet-Time, •code, •croyances, •cypher, •Epuisement, •Gue;re hommes-machines, •jumeaux, •Lapin blanc, •Loups-garous, Martre des clés, •« Matrice », •Mérovingien, •Perséphone, •pj/ule rouge, • Poulet (le gout du), • << Pourquoi suis-je id ? », • ,, Purpose ,, • Rave party, • Reve, • Seraph, • Spoon boy, •Téléphones, •Terroristes, •Trilogies, •west

•1o1 C'est le numéro de l'appartement oú Neo/Thomas Anderson passe ses nuits devant son ordinateur, au début de Matrix. Ce nombre affiché sur la porte peut etre lu indjfféremment comme une allusion a I'Eiu (« The One »), au code binaire utilisé en informatique, o u a une autre chambre << 1 01 » , celle du roman d'Orwell, 1984, oú ont lieu les séances de lavage de cerveau. Dans Reloaded, << 101 , signa le une auto­route particulierement agitée. C' est aussi l'étage ou se situe le palais du "Mérovingien, ce qui tend a accréditer la these selon laque/le ce dernier serait une des premieres figures du cycle des élus, qui aurait fait le choix de s'exiler dans la Matrice -a moins qu'il s'agisse simplement d'une inversion sa tanique des emblemes de la Luru:2re : << 101 , a l'envers, cela fait toujours << 101 "· Ce relevé n'est évidemment pas exhaustif : il suffit a indiquer qu'a ce jeu toutes les spéculations sont permises.

• Agent Smith Sans doute la figure la plus mystérieuse de Matrix. Ce perso_nnage en costume noir, qui ne se departrt pas, au début du film tout au moins, de ses lunettes de soleil rec_tangularres et de son oreillette (-+ Eloge de lo contingence), semhle tout droi t sorti de Men in Block. C'est l'archétype du méchant, o u une sorte d' Antéchrist, se lon le contexte oú on le replace (film d'aventure, quete init iatique). Mais l'habit ne fait pas le moine : contraire­ment a ses col/egues impersonnels et substituables, Sm ith présente de multiples facettes, et son évolution est contemporaine de celle de Neo. En un premier sens, il est l'ennemi juré de I'Éiu, et plus gén éral ement des humains en tant que tels (l'humanité, dit-il est un « virus » ). Ce programme consc ient ou sentant (<< sentient program »), i;;itia lement chargé d'éli­miner les rebelles et de rnettre la marn sur les codes d'acces de Zion, est done déja capable d'un sentiment: la haine, a laque/le répond en miroir l'amour de

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Matrix, machine p; lilosophique

Neo pour Trinity (-+ Puissance de /'amour). Or au cours du combat qui l'oppose a Neo a la fin du premier épisode, Smith meurt et renalt transfiguré. 11 en tire comme Neo de nouveaux pouvoirs : il est désormais libre, c'est un programme exilé ou plutót un virus qui risque de contami­ner toute la Matrice, comme le sugger_e sa capacité a se dupliquer a volonte. Si Neo est << The One >> Smith est légion . De fait, il n'est plus un << aQent >>, puisqu'il s'en prend a ses ~o-llegue~ et que Link ne parvient plus a identifier son code ( << Whoever it ¡5 he's not reading like an agent, ). Íi t~2vaille désormais pour son compte ; e est la seconde << anomalie >>. Cepen­dant le clonage de soi n'est qu'une parodie grotesque de la croissance spirituelle, et la liberté de Smith ne semble pouvoir s'accrocher qu'a un seul ob¡ectif, réaffirmé de fa~on obsess10nnelle : anéantir Neo, juste­ment paree qu'il est humain . Si en effet le probleme de Neo est de se défaire de l'illusion de sa propre liberté en comprenant le sens de son action le probleme de Smith est plutót un~ fois libéré, de se donner un but o~ une rai~on de vivre ( -+" « Purpose ,, ) . Mais qu est-ce qu'un but, s'il ne se confond pas avec une fonctionrialité prévue par le programme ? C'est ce que la machi_ne a du mal a comprendre, et sa liberte demeure done indéterminée (<< Neo : Qu'est-ce que tu veux, Smith ? 1 Smith : Exactement comme toi. )e veux tout >>). En prenant posses­Sion de !'esprit (c'est-a-dire du cerveau, sinon du corps) de Bane Smith rlPvient lui-meme un hacker : i1 ouvre la voie a de nouvelles transfor­mations, qui l'apparent;::;¡ t a une sorte d'hybride homme-machine. On a d'ailleurs noté qu'a mesure que Smith

devenait plus humain, Neo agissait de fa~on plus mécanique (-+"Épuise­ment). l'affrontement de Smith et de Neo e.st l'occas ion de troublants échanges: << Notre connexion. [ .. . ] ... peut-etre qu'une partie de toi s'est imprimée en moi comme une réécriture ou une copie. >> Ces devenirs paralleles laissent paradoxalement en­trevoir une nouvelle alliance entre les hommes et les machines (-+Mécano­~olis!, qui ne peut passer que par 1 aneantissement de Smith - ou sa fusion avec Neo. le véritable ennemi de _la Matrice, ce n'est pas Neo, c'est Smith (-+"Terroristes).

•Anges

Selon I'Oracle, une variété de pro­g rammes marginaux ou exilé, : << Chaque fois que quelqu'un prétend avoir vu un fantóme ou un ange, chaque fois qu'on rapporte une histoire a propos de vampires, de loups-garous ou d'extraterrestres, c'est que le systeme assimile un programme qui a commencé a faire une chose qu'il n'est pas censé faire . >>

(-+Sommes-nous dans la Matrice ?). les Ang~s, comme les Vampires, ne sont pas. a proprement parler des agents ord lllaires de la Matrice, mais des sortes de virus, ou des versions cad uques de certains programmes : ils ont fait le choix de s'exiler au sein de la M a trice ( -+"Malhe des clés) et d'y ~ivre une Vie autonome pour échapper a la destruction qui les attendait s'ils retournaient a la Source. Ainsi un bestia ire caractéristique de la litté­rature et du cinéma fantastiques en vient a etre récupéré par la science­fiction (-+"Seraph).

• Architecte

la solution que I'Architecte a trouvée a u probl~ .. '" de l'imperfection hu-

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Glossaire des pr:01cipaux symboles, cc:1cepts eL personnages

maine et de l' instabilité qu'elle impose a la M a tri ce consiste a l' inCOi fJOrer dans un cycle périodique de création/ destruction de la Matrice. l'Éiu doit revenir a la Source pour réinitialiser la Matrice et ouvrir un nouveau cycle, ou la résista nce de Zion sera d'abord réduite au minimum pour ensuite se développer a nouveau, découvrir une fois de plus un Élu, qui lui-meme réinitiali sera une septieme fois la Matrice, etc. On pense aux modeles cybernétiques du feed-back et des systemes auto-entretenus (-+Liberté virtuelle), mais il s'agit la tout simple­ment du principe sto"icien de I'Éternel Retour . Les platoniciens et Aristote pensaient le monde comme éternel et immuable, le devenir qu'il contient rep résentan t une part irréductible d'imperfec tion. Les atomistes oppo­saient a cette cosmologie une pluralité de mond es en devenir, nés au milieu d'un univers chaotique et promis a une destruction certaine. Refusant cette alte rnative, les sto"lc iens ima­ginent un monde a la fois éternel et non-immuable, parfait et en devenir. Au lieu d'et re immortel, le monde renalt perpétuellement de ses cen­dres : il es t périodiquement détruit dans un embrasement <:)Pnéral, qui donne naissance a un nouveau monde identiqu e au précédent. Entre deux embrasements, le monde est gou­verné par un code génétique qui pré~ide a la n~issance, au déve loppe­ment et au bon fonctionnement de chacun e de ses parties, y compris celles qui sont apparemment mau­vaises et destructrices. Comme Neo et Zion dans le plan de 1' Architecte, celles-ci ne résistent a l'ordre du monde qu'en apparence. Ainsi le sto"icien Cléanthe, dans son Hymne ó Zeus, pouvait louer le dieu supreme

paree qu ' il << sait réajuster ce qui est excessif et ordonner ce qui est désordonné >>. (dans les termes de I'Architecte, « an unbalanced equation inherent to the programming of the Matrix »). Ce plan global de gouvernement cosmique, les stokiens le nomment Providence, car il sert parfaitement les intérets des animaux r~tionnels (les hommes et Dieu), ou encare Destin, car ii lie entre eux tous les etres de maniere intangible, chacun rem­plissant sa fonction dans le devenir du monde. la sagesse stokienn~ consiste a comprendre la rationalité de ce plan providentiel et a y jouer le nlieux possible le role qu'on a re~u en partage. Telle est exactement la philo­sophie de I'Architecte : la Matrice est le meilleur des mondes possibles pour les etres intelligents (artificiels et humains), il faut done que Neo se sou­mette a cette rationalité et participe a sa perpétuation en retournant a la Source, en suscitant la << dissémination du code qu'il porte >> et la réinitiali­sation de la Matrice, qui rempl issent Une fonction équivaJente a i'Prnbrase­ment du monde sto"icien. Mais il va ici un paradoxe : pourquoi offrir a ~' e0 la possibilité de sauver Trinity et de détruire la M a trice ? C! leL les sto"iciens, l'ordre du monde n'offre aucune écha¡..-,.,:!~oire. ('p,t IP célebre mot de Séneque : << Le' décrets du Destin conduisent ce!•_, ; qui le veut bien et tralnent celui qui les refuse. >> nr 1' Architecte ne peut contraindre Neo a retourner a ia Source : le fonctionne­ment de la Matrice exige que Cl"rt3ins choix restent ouverts (-+Liberté virtuE::c) . 11 ne s'agit pourtant pas la d'une limitation du Destin par un libre arbitre imprévisible, puisque le choix d e Neo résulte de causes tout a fait

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Matrix, machine philosopl tique

déterminées. 11 semble plutot que I'Architecte ne posséde pas un controle total sur toutes les parties de la Matrice, contrairement au Dieu stokien, pour qui le monde n'est qu'une transformation rég:2e de lui­méme, dont il maitrise le moindre détail. Dans la Matrice, le Méro­vingien, et l'a.gent Smith lui-méme, sont des programmes qui ont cessé d'avoir une fonction mdis qui refusent d'étre supprimés (-+•" Purpose ). lis ne font done pas partie du plan de régénération périodique de la Matrice puisque le Mérovingien prétend avoi; " survécu aux prédécesseurs de Neo ,_ Dés lors, e' est peut-étre moins a u monde sto.fcien qu'au monde nietzschéen qu'il conviendrait de comparer la Matrice - ce monde de volontés de puissance cherchant a se dominer les unes les autres en recréant les choses du point de vue de leurs fins propres. Telle est bien l'attitude de l'ex-agent Smith, qui veut soumettre Neo en lui reprenant son ¡;wpose (-+•Agent Smith); telle est surtout la !e<;on dispensée par le Mérovingien dont !'Oracle sou11gne qu'il n'est mot1ve que par l'aLcumulation du pouvoir (-+.Mérovingien). Selon lui "_le choix est une il!usion créée pou~ d1stmguer ceux qui ont le pouvoir et ceux qui ne l'ont pas. , En choisissant " mal "· i'Jeo a-t-i! pour autant déchiré l'il lusi 0,,, imposé sa vo!onté de puissance a I'Architecte et mis fin a la Matrice ? Nu! lement. Mais dans le monde nietzschéen, une volonté de puissance s'impose á une autre en 'éinterprétant son sens et ses fins plutot qu'en s'opposant a elle ou en la détruisant. D'ou l'éternel retour nietzschéen : si Trinity est vraiment tout pour Neo, sa décision " irrationnelle , de la sauver doit

r:nanif~s ter sa volonté que revienne eternellement !'ensemble des condi­tions qui ont conduit a cette souv~ rain e dévotion amoureuse (-+ Puissance de l'amour). 11 doit done vou!oir I'Éter­nel Retour de la Matrice et de tout ce 9u'elle implique, a l'exception peut­etre de son interprétation stokienne par I'Architecte.

•saudrillard Pour la premiere fois, un représentant de la « French Theory , se trouve consacré par Hollywood comme bien de consommation culture! offert a toutes les réappropriations. Ainsi Neo utilise un de ses livres (Simulacro and Simulation, en traduction anglaise) p~ur d1ss~muler des disquettes prohi­bees, apres en avoir évidé le contenu ( ~n notera a_ u passage que cette se9u_ence a reclamé quelques effets spec!aux, puisque le chapitre " On nJh1_11sm » ne figure pas a sa place hab1tuelle). Morpheus cite librement le penseur de l'hyper-simulation dans une scene capitale, a vocation didac­tique ( <<_ Welcome to the desert of the re~/ ! , ), mais le script de 1997 prevoya1t une mention encare plus explicite : << Comme dans l'image de Baudnllard, ta vie entiere s'est déroulée dans la carte, au lieu du territoire » . L'image de la carte telle­ment précise qu'elle finit par recouvrir le territoire était déja un emprunt a Borges, mais cela n'a aucune impor­tance: Baudrillard n'a pas aimé le film (-+•Terroristes, -+ Trois figures ... ). •sellucci (Monica) -+•Perséphone.

•sioport Orífice par lequel les machines transmettent (et éventuellement recueillent) les informations per-

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Glossaire des principaux syrnboles, concepts et personnages

mettant le controle des cerveaux humains dans leur cuve. Son fonction­nement n'étant pas expliqué dans le film, reste mystérieux. Comme Neo per<;oit le monde normalement lorsqu'il se réveille dans son alcove, nous pouvons inférer que les parties de son cerveau correspondant aux informations sensorielles ont été stimu­lées. Morpheus explique d'ailleurs l'illusion matricielle en rappelant que si l'on définit le réel comme ce que l'on peut sentir, gouter ou voir, alors il se réduit a des signaux électriques interprétés par le cerveau. 11 est done tentant de voir la une allusion a la célebre hypothese sceptiquE des << cer­veaux dans une e uve , (-+ Sommes­nous dans la Matrice ?) : le bioport conduirait _alors a un réseau complexe de micro-électrodes stimulant diffé­rentes parties du cerveau et simulant ainsi la perception d'un monde. Cette hypothese est néanmoins tres cou­teuse : non paree que cette stimu­lation du cerveau apparaitrait comme trap complexe (nous sommes censés étre au temps de l'intelligence artificielle effective), milis paree que cette complexité premiere serait redoublée par celle qu'il y aurait a accorder en temps réel des milliers, voire des millions de cerveaux perce­vant une méme réalité (par exemple une méme information a la télévision, un tremblement de terre, une éclipse). De ce point de vue, il aurait été beaucoup plus simple et plus prudent pour les machines de simuler un monde propre pour chaque cerveau (-+ Sommes-nous dans la Matrice 7). Aussi n'est-il pas inutile de rappeler quelques autres informations que nous avons sur le bioport et son fonctionne­ment. Tout d'abord, les<< ports, ne se limitent pas a celui qui se trouve a la

base du crane ; il en existe sur plusieurs autres points du corps : il ne s'agit done pas simplement de stimuler le cerveau. Dans le méme ordre d'idées, nous pouvons rappeler l'insistance de Morpheus sur le fonc­tionnement interactif du programme qui définit la Matrice : « a neural­interactive símulation that we cal/ the Matrix" (-+Liberté vírtue/le). Nous pouvons done penser, meme si cela reste peu clair, que le développement perceptif du corps réel a un role a jouer (comme slimulé et, éventuelle­ment, comrne stimulant) dans la construction de la simulation. Enfin, il faut rappeler que le fonctionnement de !a Matrice est régulierement comparé a celui d'un reve, plutot qu'a celui d'une illusion perceptive : cela permet d'envisager i'existence de programmes de stimulation plus glo!?~~-~ (~~R~ve~.

'~Bullet-Tim,e/ La- techn~ du << Bu llet-Time, mise au point par )ohn Gaeta pour Motrix permet d'associer a un ultra-ralenti (de l'ordre de 12 000 images/seconde) toutes les possibilités dynamiques de la prise de vue habituelle : il s'agit moins de geler l'image que d'ir;,mo­biliser le sujet tout en conservant la libre mobilité d'un ceil de caméra lancé a grande vitesse. De fait, le << Bullet-Time » n'a pius grand chose a voir, dans son procédé, avec le ralenti traditionnel, qui se contente de jouer sur le rapport entre les vitesses d'enregistrement et de projection en projetant moins d'images qu'on en a enregistrées dans le merne temps, c'est-a-dire en filmant une scene a une vitesse plus grande ::;:.~e d'hab~~ude , pour projeter ensuite les images a vitesse normole. lci les scenes sont

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d 'abo rd tournées avec des caméras ordinaires, puis ana lysées par ordina­teur grace a un systeme de repérage laser qui pe rm et de produire un << patron , nu mérique des mouve­ments de caméra virtuels qui produi­ront la scene finale . Ce patron est ensuite matérialisé par la traj ectoire que dessinent une centaine d'appareils photographiques disposés en série, qui enregistreront le sujet simultané­rnent, selon différents angles, a des distances et des hauteurs va riables correspondant aux mouvemen ts de caméras virtuels simulés par ordina­teur. Un e séquence dynamique est :: insi recomposée a partir d'une série d ' in sta ntan és, l'ordinateur exécutant les ca lculs nécessa ires pour reótaurer la co ntinuité d'une image a l'a utre et assurer la fluidité du rnouvem ent d'ensemble (procédé d 'interpolation). Cette technique autorise une grande so uplesse dans le montag e fina l (zooms, effets de travelling, panora­miques, accélérations et ral entisse­ments, tout cela sa ns rien perd re en cla rté, ce qui es t pratiqu ement irréa li sable sans recourir a une recom­position num érique) . La lourdeur du dispositif in terdit nature llement de tourner dans un environnement natu­rel. Pour Matrix, les acteurs ont done joué les scenes de combat sur un fond vert, et les décors ont été entierement restitués num ériquem ent. C'est dire que le procédé du << Bull et-Time ,, mérite bien l'ap pellation de " virtual cinematography >> (-+ Trois figures de la simulation).

•code Curie use ment, les caracteres du prog ramm e ~'2 la t\1atrice q:..; c nous voyons défil er en brins verts sur l'écran ne sont ni du code binaire, ni un

langage de prog rammation imm é­diatement inte lligible aux personnages (c'est-a-dire dérivé de l'a nglais). 11 s'agit plutót d ' idéog rammes, sem­blables a ceux de l'écriture chinoise . Voi la peut-etre une piste pour comprendre le rapport aux symboles suggéré par Matrix (-+L e Too de la Matrice). Les spécialistes des effets visuels qui ont travai llé a la réalisation du code vert y voient les unités de base ( << building blocks >>) de la réa lité virtuelle, le tissu de la vie meme (<< the fabric of life >> ). Notons enfin que ce code admet auss i une version << subjective >>, qui correspond au point de vue de celui qui, de l'intérieur de la Matr ice, parvient a saisir directement les objets et les formes, huma ines ou autres, dans leur texture digitale, comme en radioscopie. Neo per~oit ainsi les trois agents a la fin du prem ier épisode ( -+La Motrice ou lo Caverne? -+ Trois figures de lo simulotion) . Seraph lui apparalt de la 111eme fa~on dans Relooded, mais avec un code doré qui corr: spond peut­et re a une ancien ne version de la Matrice, et qui signale en tous cas un programme d'une espece particuliere (-+"Seraph).

•conseiller West -+•west.

•croyances Motrix et Motrix Relooded constituent un grand film sceptique (-+Sommes­nous dons la Motrice ?), paree que leur principal moteur dramatique est la ma lléabilité des croya nces humaines, probleme par exce llence du scepti­cisme (en particul ier chez Hume). 11 :"ffit de su ivre 'es d ~ c l ¡¡;¿¡t; c ;-: ~ des personnages sur ce qu'ils ,, croient ,, (believe) pour mett re en lumiere la red istri bution complexe des croyances

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Gl0ssJire des principaux symboles, ccnc.::pts et personnages

de Neo, qui sous-tend l'action des deux films . La premiere réorientation des << croyances >>de Neo est évidente, puisque c'est celle qui le fait passer de sa vie en 1999 a l'incroyab le vérité de l'enfermement des hommes dans la Matrice par des machines (-+Lo Motríce ou lo Coverne ?). Lors de ses premiers jours hors de la Matrice, Neo a du mal a << croire ,, a cette nouvelle réalité, puis s'habitue a la vie a bord du Nebuchadnezzar. Morpheus lui explique que lui-meme << refusait de croire » a 1' esclavage inconscient de l'humanité jusqu'a ce qu'i l ,, voie de ses propres yeux >> les << champs >> ou ,, poussent ,, les hommes. Au contact de Morpheus, Neo amorce alors un seco nd processus sinueux qui va le conduire a << croire >> dans une certaine mesure a la prophétie . Au départ, il n' y << croit >> qu e sur la foi de Morpheus, d'ou sa déception face a I'Oracle : << Morph eus, il m'avait presque convaincu. >> Neo croit ce que lui dit la personne qui est reconnue com me la plus compétente, et dont la parole fait le plus autnrité quand il est question de la Matrice : Morpheus d'abord, puis I'Oracle. C' eó ~ done par un chem in détourné que Neo va finir par croi re a la p;ophétie. Confronté au choix, annoncé co mm e cru cial par I'Oracle, entre la vie de Morpheus et la sienne, :~eo décid e de se sacrifier paree q,,'il ,, croit qu ' il peut ramener Morpheus >>. C'est au cours de cette miss ion de sa uvetage qu'il va faire face aux agents, paree qu'il << commence a croi;e ,, qu'il peut les va;ncre et deve­ni r I'Éiu -ce qui va effectivement ~ ;river. Un premier cycle de redistribution des croyances est done accompli. D'informaticien anonyme et pirate a ses heu res en 1999, il est devenu un Messie surhumain lu ttant

avec des intell igences artific ie ll es autour de 2199 : toutes ses croyances ont été bouleversées. Toutes? Non ! Toutes sauf une, la croyance de Neo en sa propre liberté : car << il ne croit pas au destin >>, co mme il !'explique a Morpheus puis a I'Oracle . Or, ce sentiment de liberté éprouvé par Neo en vient progressivement a faire systeme avec la prophétie. Son patron l'anticipait sans le savoir lorsqu'il lui reprochait de « croire qu'il est spécial et que, d'une maniere ou d'une autre, les regles ne s'appliquent pas a lui >> : e' est exactement ce qui va arriver dans la suite du film. La croyance de Neo en sa liberté et en sa responsabilité va lui permettre de devenir I'Éiu malgré la prédiction contrai re de I'Oracle. Ce systeme de croyances est mis a mal dans Matrix Reloaded. Le début du film est dominé par l'intransigeance étouf­fante de Morpheus, grand pretre de !a prophétie. Déja dans le premier film, I'O racle ava it souligné que pe r'.onne ne pouva it conva incre Morpheus de ne pas croire en Neo. Cette fois, il se refu se absolum ent a entendre les croyances des autres, en particuli er ce lles de Lock, qui " croit qu 'il a besoin de tous les vaissea ux , dispo­nibles pour défendre ?ion. Morpheus apparalt done comme un fanatiq ue : sa croyance n' est plus le soutien de son action, un motif d'espoir sujet au doute et a la discussion, mais une certitude d'avoi r raison contre tous, qui se présente comme une prédiction indubitab le de ce qui va bientót arriver . Au fur et a mesu re que le terme de la prophétie s'app roche, Morpheu s apparalt de plus en plus pri sonni er de ses croyances, comme le montre sa proc lamatio n fin ale et pompeuse : << )e ne erais pas au hasard quand je vois trois buts, trois capi-

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taines, trois va isseaux [ . .. ] je erais que c'es t notre destin d'etre ici. C'est notre destinée. je erais que cette no1it recele pour chacun de nous le sens meme de sa vie. ,, Neo en revanche ne se pose pas en adepte de la prophétie et se montre meme gené par la dévocion dont il fait l'objet a Zion. Peut-etre a-t- -

une nouvelle prophétie qui, como ne la premiere, mele le vrai et le faux : I'Architecte pourrait avoir « fait croire ,, a Neo q11 ' il est un systeme de controle, alors qu ' il a réellernent les capacités de libérer l'humanité. Bref, Neo n'est pas au bout de ses peines.

•cuillere -+•spoon boy.

•cypher Le choix de Cypher d'etre rebranché a la Matrice pose le probleme de la valeur éthique de la vérité. Qua nd Cypher avoue qu'il préfere la Matrice

t a la vie dans le Nebuchadnezzar, Trinity n'a qu'une réponse : « La Matrice n'est pas réelle » . Est-ce la une raison de la d éda igner (-+ Sommes-

il conscience des risques que nous fe~ ~ >­counr nos croyances : elles sont émi- -o nemment manipulables, et pourtant ~ au príncipe de toutes nos actions. ~ C'est ainsi que I'Oracle a fait croire a-.:. Neo yu ' il n'était pas I'Éiu, pour qu'ille ~ devienn e. La liberté de Neo est D maintenant dénoncée comme une illusion par tous les personnages qu' il rencontre (I 'Oracle, Smith, le Méro­vingien) , et le discours de I'Architecte sembl e achever de ruiner toutes ses croyances . «_La prophétie était un mensonge. L'Eiu n'a jamais été prévu pour mettre fin a quoi que ce soit. Ce n'était gu 'un systeme de controle de plus. >> A cela, Morpheus est obligé de répondre : « je n'y erai s pas. >> Mais il reconnait un peu plus tard : « j'ai eu un reve, et ce reve m'a maintenant abandonné >>. Morpheus a réveillé Neo du reve de la Matrice (-+•Reve), mais il l' a en meme temps plonqé dans un autre reve : non pas une illusion senso­ri e lle parfaite mai s un e explication messianique de I'His toire, une religion (-+ Les dieux sont dans la M a trice) . Quelle es t cependant le statut des révélations de 1' Architecte par rapport a la prophétie ? Lorsque Neo annonce a ses com pag nons qu e Zion va etre détruite et que Morpheus lui demande qu: le luí ~ di t, Neo répond simple­ment : « Peu importe. je le era is>> . Comrne Morpheus avec la prophétie, Neo ne peut que « croire n, san s preuve, les explications de 1' Architecte. Celles-ci pourraie nt don e co nstituer

nous dans la Matrice.!) ? Cypher peut­il trouver son bonheur dan s une illusion ? Le philosophe Robert Nozick a posé cette question en 1971 a partir d 'une expérience de pen sée qui anticipe tres précisément la situation de Cypher : << Supposez qu ' il existe une machine a expérience qui soit en mesure de vou s !aire vivre n'importe quelle expérience que vous souhait.oz. Des neuropsychologues excellant dans la duperie pourraient simuler vo tre cerveau de telle sorte que vous croiriez et sentiriez que vou s etes en train d'écrire un grand roman, de vous lier d'amitié, ou de lire un livre intéressa nt. Tout ce temps-la, vous se riez en train de flotter dans un réservoir, des él ectrodes fi xées a votre crane. Faudrait-il qu e vou s branchiez cette machine a vie, établissant d'avance un programme des expériences de votre existence ? [ ... ] Bien sur, une fois dans le réservoir vo us ne sa urez pas qooe VOUS y etes ; VO U S penserez qu e tout arrive véritablement. D'a utres peuvent aussi se brancher pour connaitre les

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Glossaire des pri1 :cipaux symboles, concepts et personnages

expériences qu 'ils désirent, aussi n'est-il pas besoin de rester débranché pour les servir. (Ne vous arretez pas a des problemes comme celui de savoir qui tera marcher les machines si tout le monde se branche.) Vous brancheriez­vous? Que peut-il y avoir d'autre qui nous importe si ce n'est la fa~on dont nous ressentons nos existences a l'intérieur? n (Ancrchie, État et Uiupie, P.U.F, 1988, p. 64) . Si l'on définit le bien humain de maniere sensualistt! ou hédoniste, ríen n'exclut que l'on puisse trouver son bonheur dans une simulation qui produirait en nous les sentiments adéquats. Mais, selon Nozick, nous importent aussi et peut­etre plus encare le fait de faire effec­tive ment des choses (et non pas seulement d'avoir l'expérience de les fai1 e), d'etre un certain genre de personne (et non quelqu'un qui flotte dan s un réservoir) et d'avo ir un contact véritable avec une réalité plus profonde (qu ' une réalité construite artifi ciellement par des savants). Les arguments de ce genre contre le choix de Cypher (d. C. Grau, << The Value of Reality : Cypher and the Experi ence Machine >> , http :/ /whatisthematrix . warnerbros.com) présupposent tous un príncipe qui a été énoncé clairement par Platon : << n'est-il pas évident que ( ... ] quand il s' agit du bien, personne ne se satisfait plus de ce qui semble l'etre, mais qu 'on cherche ce qui l'est réellement, et qu 'en ce domaine des lors chacun méprise la semblance >> (République VI , SOSd, traduction de P. Pachet). Selon Platon, tout le monde peut admettre de n'etre juste, beau ou riche qu 'en apparence, mai> 1-'crsonne loe peü~ >e contenter d'etre apparemment bi en, ou de ¡:::: séder une chose qui n'est pas réellement bonne. Cette subordi-

nation du bien au vrai exclut que le bonheur humain puisse exister dans la Matrice. Cypher du reste ne le conteste pas : déguster un bon steak dans la Matrice en sachant qu'il n'y a pas de steak ne lui suffit pas, il ~nsiste. aupres de loagent Smith pour qu on IUI fasse oub/ier tout ce qu'il a vécu hors de la Matrice. Son désir d'éprouver a nouveau les plaisirs de la fin du xx• siecle (manger du steak, etre riche et célebre) ne peut etre satisfait que s'il ne sait pos que ceux-ci ne sont que des stimulations sensorielles produites par la Matrice : « ignorance is b/iss »,

« l'ignorance, e' est la té licité "· Aussi le vrai probleme moral n'est pas que Cypher veuille replonger dans la Matrice, mais qu'il veuille y replonger pour déguster un bon steak. C'est la question des << faux plaisirs >>, qu'ils soient réels ou virtuels.

•oé¡a vu -+•Trois figures de la simulation. -+•soxmes-nous dans la Matrice 7

•oieu Absent (-+Les dieux sont dans la

Matrice) .

•Épuisement · A peine l'action est-elle engagée que Neo est déja épuisé. On croit d'abord a un effet narratif simple : en jouant de cet état qui caractérise le passage de la veille au sommeil, ou l'inverse, le doute sur la réalité de c.o qui ne pourrait erre qu'un reve se trouve évidemment renforcé. Mais assez vite, il faut se rendre a l'évidence: la fatigue est un trait caractéristique du personnage, dont le flegme et l'allure h é:: ~ ·,;e ne feror!t d 'aill eurs '!ue s'accentuer tout au long du film . Signe des temps : les héros sont épuisés et la génération X vit dans l'absence de

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buts. Reste que le phénomene n'est pas si couran t dans le cin éma dit d'action . Peut-etre est-ce d'ailleurs une des réussites de Malrix d'avoir osé faire de l'épuisé le héros d'un blockbuster américain. Certes lncassable avait déja transformé Bruce Willis, d'habitude si agité et enjoué, en super héros endormi, abasourdi face aux pouvoirs qu'il se découvrait. Mais si Neo luí ressemble, c'e;t en ajoutant l'épuise­ment proprement dit a la fatigue et a la lenteur ahurie. Le message n'étant pas tres clairement passé dans le premier épisode, le deuxieme se fait plus explicite : par trois fois, nous se ron s invités a prendre acte de l'épuisenient du héros. Avec Trinity, d'abord, qui s'inq ui ete de ses in somnies ; puis avec le conseill er Hamann , lors de la promenade noc­turne dans Zion ; avec I'Oracle enfin, qui met clairement cet épuisement a l'ordre du jour (<< Comment te sens­tu ? 1 Neo : ]e, euh .. .. 1 L'Oracle : ]e sais que tu n'arrives pas a dormir. On va y ven ir . »). Dans ces derniers cas, il s'agit d 'explique r a Neo que son manqu e de sommeil est plutót un bon signe. Signe, lui explique le conse iller, qu'il est encore humain (<< Je n'ai juste pas eu le te mps de bea~.; co up dormir. 1 Conseiller Hamann : C'est un bon sign e 1 Neo : De quoi 7 1 Conseil ler Hamann : Du fait que tu es, en fait, toujo urs hum ain . >>) . Signe surtout, lu; dit I'Or?. cle, qu ' il a atteint un niveau pl us élevé de vis ion (<< Tu l'as vu dans tes reves, n'est-ce pas? La porte de lumiere ? [ ... ] A présent tu as la vision Neo. Tu contemples le monde en dehors du temps. >>) . Seu l l'épui sé peut atteindre cet état de conscience proc he du reve, par laquell e se lai sse saisir d'un meme moL. ~ n .ent la réalité de la Matrice,

machine a reves, et sa vérité sub specie aeternitatis (-+ • Reve). Mais aussi expli­cite qu ' il ait été, ce t épuisement n'a pas été sa ns susciter la surprise et meme l'agac ement chez que lques spectateurs, qui se sont empressés d'en imputer la faute au jeu, ou plutót a l'absence de jeu, de Keanu Reeves. D'autres, en d'autres temp.s, impu­ta ient l' ét rangeté de Meursa ult a l'absence de style d' Albert Ca mus et le vide des vies de Vladimir et Estragan au manque d'idées de Samuel Beckett. Parallele qui n'est évidem ment pas fortuit. Car Neo symbolise peut--etre, toutes choses éga les par ailleurs, ce type de personnage dont l'épuisement ou l'étrang eté est le mode d 'etre co nst itutif, ceux-l a meme do nt Deleu ze écri vait : << le fatigué a ~ eulemen t épu isé la réalisation, tand is que l'épui sé épuise tout le possible. Le fa t igué ne pe ut plu s réal iser, mais l'épuisé ne peut plus possibiliser. "Qu'on me demand e l'impossible, je ve ux bie n, q ue pourrait-on me de mand er d 'autre 7 " (S. Beckett, L'innomable). 11 n'y a plus de possible: spinozisme acharné >>. Or il s'agit bien de cela : ce qu e l'on demande a I'ÉilL comme il s'en apercevra pour fin ir, c'es t précisément l'impossib' e. Pour­quoi des lors se soucier du cours des choses 7 Ao res son entrevue avec le Méroving ien, tout ce c; u'i l trouve a dire est d'ailleurs : << i:ion, s:a ne s'est pas tres bien passé. ,, Et Trinity de rétorqu er : << Peut- etre qu'il y a quelqu e chose que nous avons mal fait >> . << Ou pa s fait '' , répond Neo . Simp li cité J e i' impuissance et de l'absence d'idée . Neo ne sait jamais ce qu ' il doit faire, ne prend aucune initiative, ne se bat que lorsqu'il est menacé. Le Mérovingien ironise sur ce talent que possede Neo d'obéir aux

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Glossaire des principaux symbole5, concepts et personnages

instructions qu 'on luí donne tout en ignorant pourquoi il agit. Tous ses interlocuteurs, all iés (Morpheus, Hamann, I'Oracle) ou adversaires (Smith, le Mérovingien, I'Architecte), veulent d'ailleurs luí assigner un purpose, un objectif (-+ • " Pourquoi suis-je ici ? », • « Purpose » ) . On peut y voir une tentative de controler Neo, de donner un sens a son errance épu isée en la rapportant a un travail fonctionnel. Mais ces différentes tentatives rendent d' autant plus el aire la résistance du personnage . Et la question demeure : comment peut-on etre un homme d'action lorsque l'on n'a ñi possi ble a réaliser ni fin a accomplir? Spinozisme, si l'on veut. Mais le sage spinozis te s'accomplit dans la parfaite conscience, plus que dans la co nfusion et la perplexité. Le Yi-King semble ici plus utile, qui nous rappel le que !' impasse et l'épuisement (quarante-septieme hexagramme) sont nécessaires a l'accompli ssement du grand homme : << l'épuisement favo ri se les justes. Les grands hommes trouvent la fortune et n'encourent aucun blame ». Maxime dont un co mm entaire nous apprend : << au milieu des épreuves, la joie peut etre préservée - et la réside précisément la dimension fertile de l'épuisement. Dimension qui exige toutefois une parfaite justesse. 1 Sí l'épuisement est abordé avec rigueur, l'etre s'accorde avec l'instant. C'est la le privilege des "g rands hommes" dont la conduite est un modele d'équilibre >> (-+Le Tao de la Matrice). N'esc-Le pas précisé­ment ce a quoi Neo l'épuisé parvient au point extreme de sa confusion ? L'accord parfait avec l'instant, le geste juste. Force du petit et du faible, de l'épu isé, de << !'e sprit trouble et confus ,, qui agit pourtant avec <<une

parfaite justesse ». Grandeur de celui qui a dépassé les possibles, qui n'est plu; dans le vouloir-agir ( • stop trymg to hit me ») mais da m l'action elle­meme ( « and hit me ») (-+La Voie du guerrier) .

•Extraterrestres ~·Anges.

•Fonction ~·« Purpase ».

•Hamann ~Mécanopolis .

•cuerre hommes-machines 11 y a un trou dans l'histoire qu e Morpheus raconte a Neo dans le loading program du début de Matrix : « Nous ne savons pas qui a frappé le premier, nous ou e ll es [l es machines] ». Ce trou n'est pas anec­dotique. En fournissant la réponse, The Second Renaissance (un dessin anim é en deux parties prése nté dan s Animatrix) modifie substantiellement la perspcctive qu 'on peut av~ir sur !'ensemble de la << philosoph1e pol i­tique, de la trilogie. Un robot avait assassiné son propriétaire qui, croyant pouvoir disposer d'un pouvoir de << vie ,, et de << mort >> sur son bien, voulait le détruire pour le remplilcer par un autre, plus performant . Ce robot avait invoqué, pour excuser son geste, la légitime défe nse. L'affai re était allée jusqu'a la Cour Supreme, qui avait statué que le robot n' éta it qu'une chose, et qu'il n 'avait aucunement le droit de s'opposer a la volonté de son propriétaire. Cette affaire fut le point de ::! é¡:>art d'un mouvement du type << civil rights >>, qui évoq ue clairement la lutte des Noirs Am éricains des années 1950-1960 pour mettre un terme a toutes les formes de discrimination. Aux man1-

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Matrix, m ac h ine ph il oso p hi q u e

:est,tions paci fiqu es des m achines, les '0rces é tatiqu es ré pondire nt par la r~press i on , et la socié té c ivi le huma in e ;' ill ustra pa r d es ac tes od ieux, d es '0rmes d e "machine bashing », évoca­teu rs, bi e n su r, des pog ro m s e t des ratonnades, ma is aussi d e ce rta in es scé nes du film d e Steven Spie lberg, lntelligence Artificielle. Le s machin es, dans un mo uvement assez sem blable a celui qu i fut a !'o ri gi ne du sionisme, déc id ere nt d e cré er leur propre État qu'i ls appe lerent « Zero-One », ce q ui est a la foi s le code binaire, e l le nom presq ue oxym o riq ue d'un recomm e n­cement de l' hi sto ire pa r l' in t rod uctio n d'une di ffé rence vide, en atte nle a e la sig,l ificat ion qu' e lle pre n ci ra en fr;.n ction des contextes ou il lui se ra don né d 'opére r .. Leur co mpo rtem e nt fut en t o ut admirabl e. Lo in de che rche r la g ue rre, ils d évelop pe re nt 1~ commerce. Ma is le mode de pro­duction économiq ue mondia li sé é ta nt sa ns d o ute t rop li é a d es o p érat ions ttch niq u es, il devin l vite évid e nt que les natio ns huma ines 11e po uva ie n t ri ;aliser avec l' e ffi cacité d e Zero -O ne . LrJin de vou lo ir troubl er la ¡Ja ix dure me nt acq ui se d es ho mm es, les mach ines proposerent de tro uver d es com p ro mi s e t, a ce tte fin, de m an­dtre nt a é tre a cce p tées da n s le UJ ncert des n ation s, a I'O.N.U .. On rnassa cra les é mi ssaires comme d es vulgai res cassero les. Ce son t d o ne les hom mes qui prire nt l'i n itiat ive de la gue rre . Las ! le u rs te chni q ues gue r­ri E:res n' é taient pas plus indépenda ntes de la rationa li té te chn iq ue q ue le urs slratégie s éco nomiqu es, el la g ue rre tourna b ie n t6t a le u r d ésavan tag e . LE:ur ultime so luti o n fut d e couvri r le c iel, d'occu lte r le so le il d ont dép e n­d aien t les machines . Ce fu t auss i le ur plus mauvaise id ée, pui squ e, des lors,

le s machines n'eure n t d 'autre ex pé­dient que de se servir de leurs propres adve rsaires comme source d' éne rg ie. La symétrie entre cette histo ire et cell e de Zion es t évidente : de mé m e q ue les machines rebe ll e s ont dü s' ex il er loin dans le d ése rt p our écha p per, d a ns une c ité nouve ll e, a l'oppress io n d es hommes, d e m é m e les ho m mes re b e lles s' e nfoncent dans lb p rofon­de urs de la terre po ur rebatir un e ville q ui porte le no m m essia nique d'une re naissance. On peut aussi rerna rq ue r que la p o p ula ti on d e Zion est m ass ive ment << m ulti -culture ll e ••, a lo rs que les re présentants des m ac hin es d ans la Matrice sont d es ho rn mes b lancs en costu me, et q ue le voca­bulai re de la gue rre contre le s machines évoque sans ambigü1lé celui des luttes << minori ta ires •• des années 1960 (ju squ e da n s l'a po logie des techniques d e g uérill a). Ce sont done les m émes réfé rences histo riques qu i hé ro"isent aussi bien le co mbat d e s ho mmes que ce lui des mach ines. Q ue fa ut-il en conclure ? Que le mu lt icu ltu­ra lis m e d o it s'é t e ndre ju sq u 'a u x fo rmes d e vie no n hum aines, et m éme no n anima les et artifi c ie ll es 7 Pe ut­é t re, mais sous quell e fo rme ? Au rait- il fa llu accepter d 'é ten dre la co mmu­n a u té po litiqu e a u x m ac hi nes, le << peuple souverain >> ré un issant toutes les in te llige nces ? Ma is, préc isém ent, cette idée de souverai neté n 'est-e lle pas e ncore dépenda nte de la concep­t io n d e la m achin e et du ra ppo rt ho mmes-machines qui a conduit a la catastrophe (~ Mécanopolis) ? La p aix entre les hommes et les machines ne p asse ra d one pas par une simpl e ex t e nsio n des fr o n t ie res de la so uve ra ineté, ma is pa r la recréa t ion a la fois d'u n con ce¡; ~ ~ e mach ine e t d' un concept de com m unauté .

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G lo ssa ire d es pri nc ip c; ux symbole s, con cepts et perso nnages

• jumeau x . Les << Twins ,, sont une des tro uva il les visue lle s de Reloaded. Ce s f re res jumeaux élégamme nt vétus de b lanc des pied s a la tete, avec leurs VISages et leu rs d readlocks enfarinés, semblent tous droits so rtis d' un fi lm de Matthew Barney. Mise impeccable, sourire aux lev res . acce nt b ri ti sh e t ca lm e imperturbab le : ce sont les g~rdes du corps q ui convenaie nt au raff1 nement t rouble du Mé rovin gien . Ma1s nen ne semble pouvoi r arre ter ces rastafans a lbinos lo rsqu'ils se tra nsforment en e ntités tra nslucides, quasi-gazeuses, in sensibles aux objets solides, po :.Jr se dé place r a g rande vitesse en t raversant des murs ou en s ' e n fon~ant d ans le sol pour se recomposer plus l ~in , . dans le dos d 'un a dve rsaire . S ag 1t-ll d e fa nt6mes, d e goule s, d e vampires, d e ré sidus d ' a ncienn es ve rsions d e !a Matrice (~•Loups-garous), oubie~ de créations du Mé ro vingien IUI-mem e , sone d' Had es décadent régn ant sur une popula tion de programmes mo rt­vivants et d e golem s ? Dans tous les cas ces jum eaux ont le po uv? lr d e m odifie r leurs avatars, comme d autres o nt le po uvoir d e m o di fie r le ur e nvi ro nne me nt. Le peu de sympath1e q u' ils m anifestent a l'égard des age r.ts montre bien qu ' il s ne fon t pas pa rt1 e du personne l d e m a inte nance d e la Matri ce. Les clon es e t les 1umea ux t ie nn e nt d e m a ni e re g én é ra le un e place sig nifi cative d ans le fil ~. ~lut6t que de c h e rc h e r du cote du sy m bo li sm e du d o u ble o u d e la g ~mellité, o n y ve rr~ ~ne illu stra tio n effi cace d es propnetes du m o nd e :i:~i tal. Un prog r~mme. r ar (i .>fin iti o~, est susceptibl e d'étre du pli qu~. Lorsqu' une scene d e rue est s1mulee pour Neo. a des fi ns d1dact1 q ues, pa r

le << Programm e d'E n trainem_e nt Ag ents ••, notre attent ion est peut-etre trop accapa rée par la fem me en rouge pour remarquer a quel point tout y est redond a nt : pou r t o urner cette séqu e nce du prem_ier épiso~e les réa li sateurs on t fa1t a ppel a d e s jumea ux et m é m e a d es tripl~ts réels, en les ha billant tous de no1r f't de blanc (mari ns en uniform e, hommes d 'affai res, nonnes, secrétaires, etc.) . L~ recou rs a ux fig urants disponibl es a Sidney éta it m o ins coü teux que les techniques nu mériques : o n a d~nc composé a nalogique m e nt une sce ne supposée dig ita le. Ma1s d ans le f1lm , M o u se l ' in f orm a tl cle n du Ne bu c h adn e zza r qui a ré ali sé le p rogra mme d e si mul ati_on., ne_ s'est manifeste ment pas pnve d u til1se r la fonction << copie r-coller >>.

•Kung-fu ~La Voie du guerríer.

•Lapin blanc Personnage central d ' Al ice au Pays des Merveílles d e Lewis Ca rroll. « Su ls le lap in b la n c ,, e st un des p rem1ers m essages qu e re~o i t Neo le Hacker. e est ce lapin b lanc q u'i l retro uve s ur le blouson de la petite amie de Cho1 et qui va effectivement le me ner littéralc­m e n t << a u fo nd d u trou " · Rlen d 'é tonn a nt a ~e r; ue Morphe us ~e com pare, pa r la suite ,_ a Ali';" tombee d ans le te rrier du lapm q ' ' Plle P? ur­suivait. Rie n d 'é to nnant non plus a ce que so n << évei l ,, se prod u!se sous_la_ fo rme d ' un p assage <<de 1 au tre cote du mi ro ir ,, ( titre de la su1t e d es aventures d' Al ice), le script p récisant méme qu e Mor¡::~ ~ :.JS ar bore a cette occas ion le so urire d u Ch at d e Cheshire . O n re marq uera néanmoins q ue la réfé rence est ic i inversée : e~ p renant la pilule rouge, Neo est cense

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Matri x, machine phiio:;ophique

rester, a ce qu'en dit Morpheus, au Pays des Merveilles. C'est pourtant un réel pour le moins dénué de fantdisie qu ' il s'en va rejoindre. A moins que ce « réel >> soit lui-meme le simple envers fantaisiste du monde logique de la Matrice, concédé aux humains pour sat1sfa1re leur derniere illusion : celle de la liberté. Dans la veine carrol­lienne, on notera également que le Mérovingien n'est pas sans rappeler le << Mad Hatter >> du chapitre VIl d' Alice (<<A mad tea-party >>): comme lui, il accueille ses invités en leur proposant du vin virtuel (ici, un Chateau Haut­Brion 1959), et les Twins qu i prennent le thé a une table voisine ont quelque chose de Tweedled um et Tweedledee, dans De l 'autre co té du miroir (-+"jumea ux, "Mérovingien). •Loups-garous ca·fn et Abel sont deux hom mes de main du Mérovingien. Ces resca pés d'une ancienne version de la Matrice ne peuvent etre tués que par une baile d'argent (-+" Anges).

•Maí'tre des clés Le maltre des clés, comme le Mérovin­gien, est un programme << exilé >>.

C'est meme le seu l personnage du film qui soit explicitement désigné ainsi (<< The exile, dit l'agent johnson en le désignant, is the primary target >>). Comme le rappelle le Méro­vingien, qui l'a capturé, il est essentiel­!ement un << moyen ,, de passer certaines << portes >>, notamment celles qui permettent d'accéder sinon a la Source, du moins ~IJ créateur et a l'admi11istrateur du systeme (I'Archi­tecte). Avec son arrivée, nous prenom done conscience de toute une topcg raphie de la Matrice, qui étai t cachée jusque la (-+ Trois figures de la simulation) . Qu'il y ait de s portes,

c'est-a-dire des voies de << sort ie »

permettant d'accéder a des niveaux << supérieurs >>, au niveau phénoméno­log ique de la si muiJtio n, n'est pas nécessairement surprenant. C'est ce type de << passage >> que suit un hacker lorsqu'il pénetre un systeme (niveau informatique) a partir d'une adresse électronique ou d'un site internet (niveau phénoménologique). Et nous savons, d'apres la conversation entre Neo et Seraph, qu ' il existe des portes dérobées ( « back doors ,, ) réservées aux programmeurs. Reste que le hacker n' intervient pas en personne, évidemment, mais pas plus par son identifiant : il se sert de cet identifiant pour introduire un programme qu'il a écrit et qui seul agit sur le systeme. La premiere surprise est, quand on y songe, que Neo et Morpheus, qui nous apparaissent a un niveau pure­ment phénoménologique, puissent « suivre >> le maitre des clés et surtout agir derriere les portes. L' existence des portes nous permettrait done de << voir >> l'attachement d'un identifiant phénoménologique a un programme informatique, comme on << verrait ,, une adresse électronique ,, entrer ,, dans un systeme et y disséminer un virus. La rencontre de Neo et de I'Architecte suggere le meme pro­bleme. Sont-ils dans la Matrice ? Mais comment I'Architecte peut-il etre dans son oeuvre et pourquoi alors cette mise en scene des << portes ,, ? Sont-ils en dehors de la Matrice ? Mais comment Neo pourrait-il y accéder s'il n'est que ce que nous << voyons •, c'est-a-dire un << avatar ,, au sein de la simulation? Le plus intéressant, si l'on suit cette ligne d'interrogation, est done certainement que l'organisation du sys teme, son niveau opératoire, puissent etre représentés dans la

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Glossaire des principaux symboles, concepts et personnages

topog raph ie de la simulation e ll e­meme (-+ Trois figures de la simulation, -+"Téléphone) . De fa it, nous savons qu'il y a, a l'intérieur du monde représenté, des << li eux >> d 'ex il, comme l'endroit ou vit le Mérovingien et dont Perséphone rappelle qu 'i ls y son t venus il y a longtemps déja (de meme qu'elle rappelle que son mari y a ,, rame né ,, des é!éments issus d' anciennes versions de la Matrice). En fait, le Mérovingien semble etre exilé dans le systeme (ou sinon ?) et qu'il pirate chaque nouvelle version de la simulation en y ménageant un ,, espace • oour sa représentation . Le fait qu'on puisse « chez ,, lui, comme Neo en fait l'expérience, se retrouver devan t une chaine de montagnes en ouvrant simplement une << porte >>, va dans le meme sens. En revanehe, on ne eomprend pas du tout qu'il puisse y avoi r dans un tel << lieu >> de la sim ulation le moindre imprévu (et il y en a 1) s' il est entierement so us le controle du Mérovingien. Et si le Mérovi ngi en n'est pas réell ement assigné a un ,, lieu » qu'il controle, e' est !'intrigue narrative qu 'i l devient diffieile de comprendre, puisqu' elle a eonduit Neo a eherche r ou il se t rouvait et a s'y rendre. La seene qui suit l'entrevue donne a eet égard une indieation tres importante : Morpheus dit qu'ils vont etre eontraints d'emprunter l'autoroute paree qu'ils se· trouvent ,, in the core network »

- autrement dit, un e strueture du systeme lui-meme, représentée a l'intérieur de la simulation. Dans le scrip t orig inal, il éta it également préeisé que l'appartement de l' oracle est un " temple,,, c' ¿:; ~ -a-d ire, d'::pres l'explieation de Morpheus, une partie du system:: :entra! de Zion, mais " eaehée ,, dan s la simulation

(Morpheus : ,, C'est le templ e. 11 fait partie du "mainframe" de Zton: 11 est caché a l'intérieur de la Matnce de maniere a ce que nous pui ssions y accéder , ). Les cartographes de la Matrice, tout occupés a tracer des frontie res (général ement entre le « réel » et la simulation), ont done certa inement plus de travail qu'ils ne croient. • ,, Matrice >>

,, Malgré le speed, malgré les virages et les virées, les raecoure is et les courts-jus qu'il s'était pris dans la Cité de la nuit, il voyait encere la matnce dans son sommeil, lumineux treillis de logique se déroulant dans le vid e incolore ... ,,_ Ainsi Willi am Gibso n d éc riv a it - il , dans son rom a n Neuromancer (1984), la réalité virtuel­le : le « eyberspace >>, cette " illusion co nsensuelle ». Mais cela sonn a1t mieux en anglais: " .. . and sti/1 he'd see the matrix in his sleep, bright lattices of logic unfolding across the colcrless void ,, . Le mot « matrice ,, a des résonanees multiples : gynéco log iyues (nous naissons encore tous d'une matriee), biologiques (la trame lnter­eellulaire d'un tissu), mathématiques (le tableau de symboles qui, si on le développe eorreetement, produ1t un déterminant). Le mot se retrouve auss1 chez McLuhan et Baud rillard en rapport avec les sociétés de controle et leur fonctionnement modulaire .

•Mérovingien L'arrivée du Mérovingien introduit une dimension tout a fait nouvelle dans Matrix. Pour la premiere foi s, d'abord, nous prenons eonscienee qu'il ex iste des ni•:e?' •x de complexité plus ri ches que la sim ple opposition des re_belles et de la Matriee. L'Oracle le presente com me un des plus anciens et des

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Matrix, m achine p h ilosophique

steak e t les bi enfaits de l'ignoran ce (-+•cypher, -+•Po ule t). 11 y a la un nouveau mys te re . Que\ sens en effet peut avo ir son bon plaisir 7 Est-il, lui aussi , un " programm e intuitif »

(-+•Pe rséphon e), ou ne ressent -il qu'abstraitement les émotions humai­nes, a !'instar de ces autres " progra.m­mes conscients >> que sont les agents, et qui ne marchent en réalité qu'au " contro le » 7 La d esc ription qu ' il donne des émois d 'une femme a qui il vient de faire servir un gateau aphro­disiaq ue dans son restaurant semble militer pour la derniere hypothese - il -n'y est question que de réactions électro-chimi<:]ues en chaine -, mais cela ne l'empeche pas de la suivre aux toilettes. Alo rs, " c'es t rien, c'est ri en du tout ,, (en franc;:ai s dans le texte) ? Un ,¡,,,pie jeu de !'esprit?

•Mere (de la Matrice) -+•oracle, -+•Perséphone, -+Les dieux sont dans la M a trice.

•Morpheus -+•croyances.

•Nebuchadnezzar

plus dang ereux prog rammes. De fait, le Méroving ien rappe lle a Neo qu ' il a survéc u a ses prédécesseurs, phrase qui reste a lors mysté rieuse puisque no us ne savo ns pas encore que chaque version de la Matrice possédait un Neo (-+ • Architec te) . Mais le vrai mystere es t évide m ment de com­prendre comment le Mérovingien lui­mem e a pu survi vre a ce qui est présenté com me une réinitialisation du program m e. Pe rsé phon e men­tionne qu 'i l a ,., rapporté ,, des anciennes versions Cain et Abel, ce qui re nforc e l'idée d ' une extériorité relative a la Matrice, de meme qu'elle insiste sur sa propre ancienneté dans le systeme : " 11 y a bien longtemps, quand nous sommes J rrivés ici pour la pre mi e re fo is, le s choses é taient différentes . 11 était si différent. ,, Tous ces éléments concordent pour faire du Mé rovingi e n un d es programmes " exilés >> , avec ce tte indication suppl émenta ire que l'ex il a li eu " en d eho rs >> de la Matrice proprement dite, ou du moins a un ;liveau qui n' est pas celu i du monde simulé, bien qu ' il semble se présenter comme in-clus en lui (-+.Maltre des clés,-+ Trois .:;-, -+Machine mythologique.

figures de la simulation) . L'aspect le ;. •Neo plu s frappan t du per;onnage demeure ~ -+•Agent Smith, -+•Architecle,

--son--co·ré " bon vivant >> , amateur de .r -+•croyan ces, _,.. " Pourquoi suis-1·e vin , d e jurons et d e belles femmes (

. ici n, etc. ra 1s o ns p ou r lesq uelles il s ' est ~

" choisi •• franc;:ais -+ 0 Rave party). •oracle Comme il le dit lui-meme, il ne s'agit ' -+•croyances, •seraph. la que d 'apparences . Mais nous ne ~JI •Perséphone devons pas oublier q Je le Mérovingien " es t un prograr.1me (meme s'il ne l'a \ Dans la m yt hologie grecque , pe ut-etre pas toujours été, puisque d Perséphone est en: e,!ée par Hades, le Pe rséphone dit qu'il était auparavant'' di eu des enfers , ou e lle est retenue

~ ~ "l m e ,, N e:). C:!a :;;;~ f: ~ a \Ji pr isonn iere. Le pe rsonnage incarn é dis tingu er ce t te sce ne d'une autre par Monica Belltxci se plaint du fait similaire, dans le premier épisode, ou que son é po ux, le Mé rovingien, a l'on voya1t Cypher vanter le gout du cessé de l'aime r. 11 faut noter que les

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Glossa 1re d es principaux symholes, crmcefJtS et personnages

Mérovingiens justem ent ado raient la Madone Noire, une figure héritée pa r les premiers chrétiens du cul te antique de Pe rséphone, elle-meme ~ommuné­ment identifiée a la déesse Egyptienne l ~ :s, dont on trouve un écho dans le vaisseau « Osiris » de Reloaded. Perséphone monnaie l'acces au Maltre des clés en demandant a Neo de !'embrasser comme si elle était Trinity - c'est-a-dire passionnément, a u risque de susciter la jalousie de la principale intéressée : " ]e veux qu e vous m ' embrassiez comme vou s l'embrasseriez elle. [ ... ] Vous l'aimez, elle vous aime, c;:a creve les yeux. C'est un sentiment que j'ai ressenti il y a fort longtemps. ]'aimerais m'en souvenir. ]e voudrais y gouter. C' es t tout. Y gouter seulement. ,, Cette créature sensuelle vetue de latex blanc serait done capable de conscience et meme de sentiments : elle serait, comm e I'Oracle, un '' programm e intuitif, initialement créé pour explore r ce r­tains aspects de la psyché humaine >> ,

pour reprendre le s t e rmes de 1' Architecte. Est-elle la " Mere •• de la Matrice ? Cette hypoth ese suggérée par les vetements blancs et le gout des écrans de controle, semble confortée par l'affinité qui existe entre la figure de Perséphone et celle d'l sis-Ysé, qui es t ju stem e nt , da ns la traditi o n mérovingienne, la femm e de l'Archi­tecte de I'Univers, le pole chaotique et érriotionnel qui répond a l'o rdre et a la logiqu e (cette dualité se retrou ve d'ailleurs, ce n'est pas un hasa rd , chez les gnostiqucs -+Les dieux ;-:.'lt dans la Matrice). Cependant, il faut reconnaitre que la fi g ure mate rn e ll e de I'Oracle s'accorde plu s natu re ll e­ment a la fo nction de Mere de la Matrice . Plutot que de se perdre dans ce jeu de devinettes, on s' inté ressera

done a ce que Pe1 ,éphone fait et ~ pe rm e t d e faire . Se lon ce rtain es ~ ; traditions, les chevaliers en quete du ~ -~ Graa l sont amenés a rencontre r une ~ incarnation d'Ysé et a l' embrasser pour obtenir d'elle la répo11se~qu'ils · attendent. Quellezonc ·óh remplit au juste la scene baiser dans Reloc.::cd? Elle liy e tres littéralement la cié de la Sour{e. L'Oracle l'avait dit : " Tu peux sauver Zion si tu remontes a la Source, mais le Maitre des clés te se ra indispensable ». Mais Perséphone est un programme intuitif : que faut-il en conclure ? le rouge a levres que s'applique Perséphone avant d'em­brasser Neo contient-il quelque chose comme un programme destiné a " scanner >> son cerveau pour mod~ li ser ses sentiments? l'actrice elle ­meme décrit son role comme ·celui d ' un " vampire émotionnel >>, qui ne peut connaitre d'émotion s qu e par procuration, en les téléchargeant pour ainsi dire dans son propre prog ra m­me. Quoi qu'il en soit, Pe rsépho;-,e en sait assez long sur les passi o ns humaines pour mettre en garde les amants : " ]e vous envie beaucoup, mais une telle chose n'est pas faite pour durer » (-+Puissance de l 'amour) . (P.S. : dans le jeu Enter the Matrix, Perséphone obtient égaiement un baiser de Ghost, et meme de Niobe).

• Pilule rouge la pilule rouge a deux fonctions distinctes : elle permet de " sortir >> de la Matrice et elle fait partie, selon ce qu'en dit Mopheus, d'un « trace program •• . La premiere fonction pose la question de savoir comrn <" nt le virtuel peut agir sur le réel. En care n'est-ce qu'un cas apparemment assez simple : il semble en effet qu ' il suffi se d ' interrornpre tous les signaux par.•e-

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MaUix, machine philosophique

nant a;; cerveau pour qu'il prenn e soudainement conscience de son envi­ronnement réel (et cela parait moin s difficile a expliquer, par exem ple, que le saig nement de levres " réel , de Neo apres la chute faite durant l'entrainement au saut virtuel, pour ne rien dire de la résurrection de Trinity a partir de la Matrice) . C'est ce que fait, toutes choses égales par ailleurs, un « webmaster » qui supprime votre adresse électronique de sa << mailing list » : vous ne recevez plus de signaux (réels, puisque les informations vous parviennent en derniere instance par une ligne de téléphone ou un cable) en provenance de son monde virtuei (de soñ site). La pilule rouge semble done avoir une fonction de blocage des informations. Sa seconde fonction est de localiser, pour les hacke rs du Nebuchadnezzar, l'endroit ou le signal va etre interrompu (ce qui permettra de retrouver Neo dans le dédale des égouts ou il est envoyé apres sa déconnexion). Cette interprétation est la plus couramment reten~.; 2, mais elle repose sur une conception du fonc­tionnement de la Matrice, qui n' <?~ t

pas sans poser de difficultés. En effet, beaucoup d'interpretes acceptent spontanément le modele du cerveau­machine, selon laquelle son fonction­nement se réduit a un sys teme d'entrées-sorties de signaux élec­triques simulant la perception du monde. Or cette hypothese ne permet pas du tout de rendre compte de certains aspects du film, comme la possibilité pour un personnage " virtuel ,, (Smith) de prendre posses­sion d'un esprit << réei , (Bane). 11 faut pour cela des prémisses plus fortes sur le type de simulation produite par la Matrice (-+"Reve). Les indi ca tions données sur les différentes manieres

de sortir de la Matrice vont dans ce se ns : en effet, 1' Architecte no us apprend, a la fin de Reloaded, qu ' il est parvenu a une formule viable de la Matrice dans laquelle 99 pour cent des humains restent connectés du mo­ment qu'on leur laisse, meme a un niveau inconscient, un choix; il existe done un pour cent de l'humanité qui se déconnecte spontanément de la Matrice; cette déconnexion n'es t pas liée a un défaut des signaux re<;us, mais a un type particulier d'état de conscience. C'est tres exactement ce que dit Morpheus á Neo dans le premier épisode, en insistant sur le fait qu'il s'agit d'un savoir moins discursif qu'intuitif : << Tu l'as sentí durant toute ta vie : il y a quelque chose qui ne calle pas dans le monde. Tu ne sais pas ce que c'est mais c'est la, comme une écharde dans ton esprit ... >>. Le fait que le gan;:on a la cuillere (-+"Spoon boy) fasse entendre l'hypothese (bouddhiste) d'une action sur la Matrice par la voie méditative fournit une nouvelle illustration de la possi­bilité d'une détermination virtuel -réel qui ne soit pas limitée au seul niveau des signaux perceptifs. Enfin, World Record, peut-etre le plus étonnant des Animatrix, montre un champion de course de vitesse qui, pour avoir poussé son corps (et son esprit) a ses limites, se << débranche ,, spontané­ment de la Matrice, pour un temps assez bref. Dans toutes ces scenes, le rapport du cerveau connecté a ses représentations engage des perspec­tives plus globales que celles suggé­rées par le modele des << cerveaux en cuve )) branchés a leurs électrodes (-+ Sommes-nous dans la Matrice ?).

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Glossaire des principaux ~ymboles, concepts et per~cnnages

•roulet (le gout du) Lors d 'un petit-déjeuner a bord du Nebuchadnezzar, Mouse se demande com ment les machines ont pu recons­tituer et simule r le gout des différents aliments : << Comment les machines connaissent le gout du Tasty Wheat ? Peut-etre qu'elles se sont trompées. Peut-etre que le gout que je pens~ etre celui du Tasty Wheat est en fa1t celui des flocons d 'avoine ou du thon . <;:a souleve pas mal de questions. Prends le poulet par exemple. Peut­etre qu'elles n'ont pas réussi a trouver le gout que devait avoir le poulet et que c'est pour <;a que le poul~t a le meme gout que n'importe qu01 ... >> 11 existe une premiere réponse ~viden~e aux questions de Mouse. A par.tlr d'échantillons et de cobayes humams (comme ceux que l'on voit .dans le dessin animé The Second Ren01ssance 11 de la série Animatrix, apres la victoire des machines), les machines ont identif i~ la stimulation électrique produite dans le cerveau par chaq~e aliment (son << gout ») et l'ont ensUJte reproduite artificiellement. Cette .so~u­tion parait toutefois totalement Jrrea­liste car elle devrait valoir pour toutes les 'sensations produites par la Matrice : chaque aspect visuel, sonare, olfactif, etc. , de chaque objet devrait etre associé a une stimulation du cerveau pour pouvoir etre correc.te­ment simulé. Cette cnnr:ept1on empiriste et atomi.ste des sen~ations est en fait assez na1ve. Nous n 1dent1-fions pas nos sensations en les divisant en unités élémentaires et en les comparant a des impressions . de référence. Quel que so1t son fonctJon­nement neurologique, notre percep­tion est globale et structurelle : ~ous identifions lb objets par rapport a un

ca-:lre de référence sous- jacent : t les uns par rapport aux autres. Le gout du Tasty Wheat importe done peu en IUJ­meme : il ne se spécifie que par les rapports diffé rentiels qu ' il entretJent avec d' aut res aliments. Quant a~ poulet si son gout ne parv1ent pas a se distinguer, c'est précisément paree qu'il n'a aucun goiit, comme on !e d1t de la nourriture pr~dlllte. ~ar 1 agn­culture industriel!e. A cec1 s a¡oute le fait, souligné parWittg~nstein da,~s l~s /nvestigations phtlosoph1ques, qu 11 .n Y a pas de sens a parle~ .de << sensat1on privée , : nous n Jden~JfJons n?s sensa­tions qu'a travers nos mteract1ons avec autrui et en particulier a tr~vers le langage, qui établit _une med1at10n sociale entre nou s-memes et ce que nous pouvons dire de nos sensations. Les ma Li lines n'ont done pas eu besoin de chercher a connaitre le gout du poulet; il leur suffisait d~ nous placer dans une situat10n ou nous apprendrions a manger du poulet avec nos semblables. En ce sens, il est plus facile de créer une .simu!ation collective qu'une sJmulatJon mdJVI­duelle (-+"Reve). Mais la questlon de Mouse porte peut-etre moins sur la discrimination de nos sensat1ons que sur le fait meme de sentir : le ~ machines peuvent-elles savoir ce que c'est que man ~Pr du poulet 7

Comment passe-t-on de la re¡-: ;8duc­tion neuronale d 'une expénence au fait d'éprouver subjectivement et en

' . ? premiere personne cette expenence . Nou s aurons beau analyser parfaJte­ment le cerveau, les organes sensoriels et le comportement d'une 0au::~ souris, nous ne saurnns jama1s <~ ce que <;:a fait d'etre une chauve-souns >>,

comme l' a montré Thomas Nagel dans un article célebre,<< What is itlike to be a bot ? ». Puisque les machmes

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M o trix, machinP philosopl.ique

ont dLI reconstitu er de l'extérieur toute notre vie sensitive, il est difficil e d'exclure qu 'e lles l'aient considérable­ment déformée ou appauvrie. A moins qu e la d istinction entre une face intéri eure, subjective et inétendue, et une face extérieure ou objective de nos ex périences, soit en réalité le produit d'un découpagé artificiel, comme ont essayé de le montrer, de fa~on différente, Bergson et Merleau­Ponty : << le vert et le rouge ne sont pas des sen sations, ce sont des ~e~sibl es , et la qua!ité n'est pas un element de la conscience, c'est une propriété de l'objet », dit Merleau­Po~ty dans les premieres pages de la Phenomenologte de la perception. Le goüt du poulet n'est pas une modu­lation in effable de notre psychisme ma1 s une puissance du poulet lui­mém e (réel ou virtuel) que nous extrayons de lui en fonction de l'usage que nous voulons en faire. Mieux vaut alors se demander comment il convient de préparer et de déguster le poulet pour que son goüt s'exprime le plus pleinement possible.

•« Pourquoi suis-je ici? ,, Telle est la premiere question que f\le0 pose a 1' Architecte. Contrairement aux apparences, elle n'est ni sp0;1tanée ni mnocen te. Tout au long de Matrix Reloade" 1\Jeo a été pré!Jaré et incité a la poser par tous le.> ¡:;.ersonnages qu'il a ~encontrés et qui lui ont suggéré qu 11 1gnore pourquoi il existe et agit. Hama nn, le chef du Conseil, ne saít pas com ment les machines de Zion march er,t milis sait la << raison " (reason) pour laque/le elles marchent, et se den->~ nrle quelle est la raison des pouvoirs incompréhensibles manifes­tés par Neo. L'Oracle explique a Neo qu'il rloit chercher a comprendre les

choix qu'il est prédisposé a faire. L'ex­agent Smith prétend que sans << but ,, (purpose) , nous n'existerions et n'agi­rions pas. Le Mérovingien demande quant a lui a Neo la << raison , de sa présence, ses objectifs. Le Maltre des clés, enfin, dit qu'i/ sait ce qu'il sait, paree que c'est la sa << fonction , (purpose), la raison pour laquelle il est la. Des lors, le pourquoi de Neo a I'Architecte s'explique par le fait que Neo est apparemment le seul person­nage sans fonction ni mission claire­me.n,t déterminées, sans purpose (~ Epuisement, ~·, Purpose »). Comme le dit le Mérovingien, << notre seul espoir, notre seule paix est de comprendre la causalité, de com­prendre le "pourquoi". ,, Comment 1' Architecte répond-il a cet espoir ? Mal au début, puisque Neo est obligé d' exiger plusieurs fois une véritable réponse a sa question, ce qui lui vaut - cas unique dans les deux films­un compliment sur son intelligence. ¡-;eo per~oit peut-étre que :'on peut répondre de bien des manieres a la question << pourquoi ? >>, comme l'a montré Aristote dans un texte célebre (Physique 11, 3). Quatre types de réponse sont selon lui possibles : une explication par le but recherché (cause finale), par la nature de la chose a expliquer (cause formelle), par les contraintes que lui imposent ses constituants (cause matérielle) et enfin par le processus qui la produit (cause efficiente ou motrice). Les person­nages de Matrix Reloaded semblent préoccupés par la seule cause finalt> . le but ou la fonction de Neu, dont 1' Architecte révélerait a u bout du compte qu'elle n'est pas de sauver l'humanité, contrai rement a ce que croit Morpheus (~°Croyances), mais de réinitialiser la Matrice. Si l'on y

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Glossaire des p~inc1paux symbo:es, concepts et personnages

regarde de plus pres, on constate toutefois que les discours des interlocuteurs de Neo déploient en réalité tout le systeme des causes a~istotéliciennes. Seul le conseill e r Hamann se contente de connaltre la finalité des machines de Zion sans ríen comprendre a leur fonctionnement. Lorsque I'Archítecte raconte l'élabo­ration de la Matrice, íl fait droit a la dialectique de la cause formelle (produire un monde parfait) et de la cause matérielle (s'adapter aux limites de !'esprit humain). Quant au Méro­vingien, il se livre a un véritable éloge de la causalité efficiente : << 11 n'y a qu'une constante, qu'un universel, c'est la seule vérité certaine : la causalité. Action . Réaction. Cause et effet. , L' Architecte reprend ce modele pour expliquer que Neo va choisir Trinity sous l'influence chimique de l'amour, preuve qu'au fond la finalité n'explique pas grand-chose. Quelle est alors la véritable réponse a la question de Neo? Ríen n'oblige a choisir une explication en particulier. Elles ~9issent en fait toutes ensembles et deviennent trompeuses lorsqu'elles se prétendent exclusives et omnipotentes : la finalité sans causa lité efficiente est l'illusion du libre arbitre, dont Neo a du mal a se débarrasser, la forme sans matiere est le réve du monde parfait et immuable, dont I'Architecte a dQ faire son deuil. Qui plus est, la véritable explication se ·situe probablement hors du cadre dessiné par la question initiale de Neo. 11 ne faut pas négliger, en effet, la << préface épistémologique » que 1' A~chitecte donne a ses explications : <<Tu as beaucoup de questions, et bien que le processus ait modifi é ta conscience, tu demeures irrévocable­ment humain. C'est pourquoi, tu comprendras certaines de mes

réponses et tu n'en comprendras pas d'autres. Par conséquent, bien que ta premiere question puisse étre la plus pertinente, tu réaliseras ou non qu'elle est aussi la plus inadéquate . »

L' Architecte prévient done Neo que sa premiere question peut n'étre qu'une échelle provisoire destinée a parvenir a un niveau supérieur de compré­hension qui rendra l'échelle obsolete. Pour comprendre sa place dans la Matrice et échapper éventuellement a la destinée systémique que veut lui imposer 1' Architecte (~ • Architecte), Neo ne doit pas chercher une autre réponse a sa questíon, mais dissoudre le faux probleme qu' .: nveloppe la question elle-méme : << Pourquoi suis­je ici ? , (~· << Purpose » ).

•rrophétie ~·cmyances, ~Les dfeux sont dans la

Matrice .

•« Purpose »

Les combats entre Neo et l'agent Smith changent radical ement de sens lorsqu'on passe de Matrix a Matrix Reloaded. Alors que dans le premier, il s'agit d'une confrontation de torces en extériorité, dans le second, il s'agit au contraire d'une lutte pour conquérir /'íntériorité de l'autre, ce que figure l'espece de goudron qui se répand sur les avatars dont Smith essaie de prendre possession (voir la tentative manquée avec Morpheus, réussie avec Bane). Lors de leurs ,, retrouvailles »,

Smith s'en explique clairement : « Nous sommes ici pour vous reprendre ce que vous avez essayé de nous prendre. Notre but (purpose) . >>

Purpose est un mot difficilement traduisible : il veut dire a la fois but, role, fonction. Pour Smith, il désigne clairement sa fonction dans l'éco­nomie de la machine. Étam supposé

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Matrix, machine philo~o phique

avoir é té dé truit par Neo dans le monde virtuel, il est condan·,né a disparaitre. Mais, sans doute paree que sa destruction procede elle-meme d 'un e torsion en príncip e « impos­sib le » des loi s de la machine, il n'arrive pas a s'y résoudre. 11 ne trouve · pas la raison qui lui permett rait d'actualiser ce qu'il sait devoir fai;e : c'est comme s'il y avait un écart entre la cause et la raison. Aussi devient-il lui-meme un prograrnrne dont le fonctionnement s'autono mise par rapport a sa fonction, autrement dit un ,, exi lé >>. Les programmes ,, exi lés ,, rejouent en quelque sorte la rébellion origine/le des ma chines a l'égard des hommes, mais a l'intérieur de la Matrice. l es faits de rési stance ne tiennent done pas uniquem ent a une différence substantielle entre l'homme et la machine, entre le créateur de techniqu e et sa créat ion, entre la liberté et la nécessité, mais a un co ncep t a la fo is politique et technique de ce que signifie opérer, et meme pl us précisémen t opé rer ensembl e (-+ Mécanopolis). Paree qu'e ll es n'ont pas été capables d'inventer un nouveau concept a la fois technique et pol itique de l'opéra tivité, et se sont contentées de reprendre l' idée de controle avec tous ses dua li tés (fonction et fonctionne­ment, finalit é et moyen, mora /e et technique, auto ri té et soumission), les machines ont laissé ouverte dans leur prop re ord re ,, collectif ,, la meme breche que l'humanité ava it laissée ouverte entre elle et les machines. Ce n'est done qu'ensemb/e que ces deux insoumis d'un genre particulier que sont les programmes exilés et les hu"lains débranchés pou rront construire un modele techno-politique qui ne soit pas ~-=J mis a la mystique

de la finalité. Comme le suggerent aussi bien la discussion avec l'agent Smith que celle avec le Mérovingien, les uns ne croient qu'au fon ctionne­ment, les autres qu'a la liberté, mais tous deux n'en cherchent pas moins que/que chose qui échappe a toute fonction ou finalité préalablement donnée. Aussi so nt -i ls capables d'échanger, de confronter les schemes métaphysiques et politiques qui sont inséparabl es de leurs schemes fonc­tionnels, et cela a partir d'un probleme commun, qui se traduit de maniere mystifiée par la question : • ,, Pourquoi nous sommes ici? ,, 11 faut done comprendre leurs conversations un peu sentencieuses comme autant d'explorations tatonnantes d 'une nouvell e pensée de l'opé ratio n. l 'agent Smith comprend peut-etre mieux que le Mérovingien, et meme mieux que Neo, ce qui est en question : etre (( débranché )) comme Neo, c'est etre seulement ,, appa rem­ment libre >> , c'est avoir une liberté encore abstraite (-+ Éloge de la contingence) ; celle-ci ne deviendra concrete que s'il ret rouve un • ,, purpose >>, un role, c'est-a-d ire si le processus maintenant libéré de sa fnnction peut se rendre a nouveau nécessa ire localement, non pour se réenchainer a nouveau dans un circuit de contro le, ma is pou. uéveloppe, dans l'économie de la machine tc ~~ !2 elle-meme toutes les conséquence~ cie son méca nisme, de maniere d'autant plus subversive qu'il se produira a une autre place que celle qui lui était origi­nellement assignée. l a re~contre de Smith et de Neo est celle d'un pro­gramme sans finalité, et a · une fina lité sans programme : le mixte qu'ils sont en train de former sera sans doute a /'origine d'un nouveau type d'opéra-

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. . · epts et personnages Glos5aire des pnnclpaux symboles, col"lc

tivité, c'est-a-dire d'un nouveau genre d'etre.

•Reeves (Keanu) -+•Épuisement

•Rave party La rave party appartient . a ~eux régi mes symboliques de Matnx. D une part, elle releve, avec l'esthétique des jeux vidéo et des films de kung-fu, du teen spirit (<< esprit ado ») qUJ fournlt au film sa premiere cible (au ~en s commercial comme au sens _c r~t¡ que -+•Terrorisme); d'un autre co~e~ elle est présentée comme une '' ceremo­nie ,, et l'on ne peut manquer de remarquer son caractere chtonlen, pour ne pas dire orgiaque. la gnose étan t une des référe nce~ _les plu_s

ré nantes du film, cette ceremonle a ~arictere a la fois religieux ( (( temple gathering ») et sexuel n'est pas sans évoquer les dérives de cert~l~es secte_s anciennes (comme les celebres de­bauches des Carpocratiens ~onvamc~s G' oP tout devenait permls des lors qu 11 f~·ll ai t '' exterminer le mal par le ~al)>> -+Les dieux sont dans la Mat;lce . Parallelement, que 1' Architecte dem ve finalement la prophétie comme un in strument de controle et que Neo se ti enne clairement en retralt des

reches, permet de voi r dans cette ~cene une critique possible de certa i ~S modes de rebellions actuel s_, rapportes a leur juste place (de defoulolr et, done,. de diversion) dans un combat plus la rge qui passeralt par la

e• te du corps (-+La V ole du reconqu . 1 . ) l ' autre honzon culture guemer. .

évident de cette scene est certa; ;-;;::­ment la référence aux ntuels _tnbaux, notamment africains, accentuee par le fait qu e la plupart des partlopants so nt des gens de co uleu rs. La rave party est ai nsi une occaslon de

le décalage évident entre la remarquer 1 nd e cultu re représentée dans_ e ;no .

, 1 et celle de la Matnce. De falt, « ree >> · · t r 1 g ' ntils ,, ne dismmmen pe -es '' ~ noirs blancs, asiatiques, sonne . ' - d

f mmes et meme " an ro-hommes, e , d ' ·t 1 nes ,, (c'est ainsi qu est ecn. e

gy age de Switch dans le smpt, personn .. mais on pourrait d'une autre mamere l'a liquer a ~~~o lui-meme) ; le com-b ~ppolitique des ~c belles ressemble

a · 1 · des mouve­d'ailleurs beaucoup a ce Ul . . . ments de défense des CIVIl nghts américai ns (-+•Guerre hommes-ma-h. ) les méchants, en revanche,

e mes . , "d ment sont tous des hommes, evl em . blancs de peau et meme, dans le pire des c.as, de l'espece _la _ pl~s " incorrecte » : malpolie,_ mt~res se~ exclusivement a manger, a bolre et _a abuser des femmes, bref Fra n~a~s (-+.Mérovingien). Quant aux plus m~­chants des méchants, les jumeaux, lis sont évidemment britanniques et plus blancs que blancs (-t•jumeaux).

•Reve Nous vivons dans un reve et ne le savons pas. Cette formule, apparem­ment assez banale, revient ? plusle t.:rs repri ses dans le premier episode et donne meme a la Matrice une de ses rares définitions : • a compute~-

enerated dream world », " un mon e gd • e engend ré par un ordmateu r >> .

e rev ' 1' tire· le~on de sce pticisme e emen a . As-tu dé¡·a fait un reve, Neo, dont tu

(( '"1 - "t - 1 7 étais vraiment certain qu 1 :tal_ ree . Et si tu ne pouvais pas te ~evelller ?e

• 7 Comment saura1s-tu ~1stm-ce reve . , A gue r le reve et la réa!ite ? )) . vos dissertations. Matrix, philosophie pour classes terminales ... Et Reloade~ de renvoyer malicieusement chacun a sa cop ie : nous y appreno~s, en effet, que c'est le grand defense ur du

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Matr:x, :n2chine philosophique

<< réel >>, Morpheus, qui avait revé tout du long : << j'a i eu un reve, s'exclame­t-il pour finir, et ce reve m 'a ma :ntenant abandonné >>. Qu e son surnom so it celui du dieu du reve aurait dO éveiller quelques soup~ons. Erreur de débutant : le vrai sceptique doit toujours faire porter son doute sur la question avant la réponse, soit : de que/ point de vue peut etre interrogée la distinction entre reve et réa lité? Car il faut garder a /'esprit que le réel n'a rien de préférab/e en soi (-+ Sommes­nous dans la Matrice ?). Dans le cas présent, la réalité est meme si /aid e et inhospitaliere, que seul le désir de liberté a pu amener a la rréférer au confort- parfait de la Matrice (-+•cypher) ; or c'est précisément cette liberté qui apparalt finalemen t com m e une donn ée de plu s du programme de controle, par /aquel/e i/ a pu s'assurer des rebelles jusque dans la << réa lité >> . Le theme du reve regagne alors un peu de son inté ret. Tout d 'abord, il amene a diriger notre regard au-dela de la seu/e question de l'il lu sion perceptive, trop souvent considérée com me le problem E: essen­tiel (de la philosophie de la connais­sance et done du fi lm inte rprété pa r ceux qui pratiquent cette derniere). Comme Morpheus en fa it /' am ere ex p é rien ce, o n peut parfaitement percevo ir la réalité en vivant pourtant dans la plus grande illusion -ce qui rend, d'ailleurs, la question de savoir si ce tte réalité est « vraie , (ou elle­meme simu lée) assez vaine : si Morpheus regarde le monde avec les yeux d'un homme libre (qu'il n 'est pas), si Zion lui apparalt comme une terre d e liberté (qu'elle n 'es t pa s), ~lors sa << réalité >> n'est pas vraie . Plu s généralement, il n'est m eme pa s sür que la Matrice elle-meme se fonde sur

une illusion de type perceptif: Col in McGinn a insisté, par exemple, sur le fait qu 'ell e doit contróler l'imagination oniriqu e des humains et non leur perception, si nous voulons com­prendre notamment com m ent cer­tains rebelles pourraient avoir un quelconque co ntrol e sur elle (http :/ /whatisthematrix. warnerbros.com). Bien qu'elle n'ait guere été creusée, cette hypothese est assez forte pour lever un certain nombre de difficuités techniques : ainsi, la maniere dont les machines peuvent contróler le monde virtuel des humains apparait comme extremement complexe si /'on suppose qu'elles doivent régler et accorde r tout un réseau de st imu­lations neuronal es chez chacun des individus connectés a la Matrice (-+.Bi oport, -+•Pi/u/ e rouge, -+•Poulet). Par différence, l'idée que la Matrice fonctionne , comme le dit justement Morph eus, a la maniere d'une machine a reves, semble beau­coup plus simple. Elle n'aura plu s, dans ce cas, a simu le r chaq ue événem ent perceptif, mais pourra se contenter d' induire chez les individus le reve des situations dans lesquelles ils se trou vent impliqu és - ces reves nécess itant simplement d 'e tre dirigés, a la ma ni ere d 'u ne hypnose. Plus intéressant, elle pourra induire des reves concordants, comme /' hypno­tlseur peut faire interagir différents individus en son pouvoir, sa ns avoir a s'ass urer qu e tous les individus s'accorden t sur une meme interpré­tation de la sce ne . Ainsi serait préservée la possib ili té d ' une expé­ne nce e n premiere personne, par laq ue/l e les humains seraient leurrés sur leur propre subjectivité (mais qui expliqu erait éga lement qu'ils puissent COnS[I( Uer cette subj eC li VIlé a

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Glossaire des f'r incipaux symboles, concepts et persorulct':Je>

l' intérieu r de la M a trice). Ce role du sens ( -+•Épuisement, -+ L,es dieux son! dans la Matrice). 11 n Y a pas. de

reve expliquerait également l'évolu- me.ill eure maniere de saisir la vente du tion de sa fon ction narrative. Lorsque Neo re nco ntre I' Oracle pou r la papillon q•Je de rever: non pas p~rc~

que le reve nous donnera1t acces a seconde fois, e ll e lui explique, en effet, d 11

d' quelque co nnaissance u papl o n, que ses reves sont la marque une mais paree qu'il nous fa 1t s_ort1r de ,, vision , plus fine encare que celle

11 cette encombrante « con na1ssance >> qui lui permettait de voir le code, ce e et de cette " conscience ,, par !aquel/e du monde << hors du temps • (sub il nous est définitivement lnterdlt de specie aeternitatis, dirait peut-etre ici collera la réalité de son vol (-+La Vote Spi~oza -+La Matrice ou la C~verne?, -+•Epuisement). Cela tendra1t a conflr- du guerrier). mer que l'enjeu est moins d'oppos~r •seraph reve et réalité que de parven1r a Émissaire et protecteur de I'Oracl~, constituer une liberté dans, et peut- expert en arts martiaux (le se ul a etre par, le reve. La scene d'Animatrix, sembler pouvoir tenir tete a Neo sar:s ou l'on voit des hommes capturer une avoir a se cloner), Seraph apparalt machine et se brancher en meme pour la premiere fois dans Reioaded, temps qu'elie sur la Matrice ?ans une ou on le voit << tester • Neo au cours sorte d e séa nce de med1tat10n d'un combat pour s'assurer de : on collective est particu lierement intére~- identité : << On ne peut conna1tre sante de ce point de vue. Le desslll quelqu'un qu'en le combattant • ( -+L? animé s' intitule Matriculated: la Voie du guerrier). On pourra1t vo1r la ma chin e , co mm e << hypn otisée • , une ve rsion du combat de jacob ave_c découvre a cette occasion le monde I'Ange, et done une preuve supple-des fantasmes humains ; elle en donne mentaire de l'élection de Neo . L Ange spontanément une int e rp rétatio~ Séraphin (« Seraph >> en hébreu x) est machinique e t cuneusement psych ... - représenté dans la trad1t1on b 1bilque déliqu e. La question reste a l~rs de (cf. lsa·ie 14 et 30) sous la form~ d'un savoir ce que le reve est cense nous serpent volant e t enflamme. Le révéler. on cite souvent a ce propos la programme de ce personna~ e appa-célebre histoire de Tchouang-ts.eu qUI ralt de fait a Neo en code dore. Que/le se reve papillon et ne sa it plus, en se est la fonction exacte de Seraph ? Si réve ill ant s' il est Tchouang-tseu se on le croit, << protéger ce qu'il Y a de revant p;pi llon ou papillon se reva~t plus important >> . M ~' ' le plu s Tchouang-tseu . Selon une 111terpre- important n'est peut-etre pas I'Orac! ::: . tation bouddhiste un peu somma1 re, Ce qui souleve une fo1s de plus ~e cela donne : le monde est une illus1on, _ probleme du statut amb1gu d es ent1tes ~n reve, dont il faut savoir se détacher: \ intermédiaires dans la Matnce (anges, Ma1 s ce n'est pas du tout ce que a,~ programmes exilés, etc.). l'apologue . 11 ne nous engage pas a \ •s ' th (( l' éve ll >>, maiS ble~ a l'oubli et a cette %' ..... ~·ent Smith. merve ille du reve ou ~ous _rarven~ns .s~ •r 9 _ .t. . natu, e l/ement a adherer a Id ... ledlm: {}( . ~ - é-- V

en nous détachant de la vraie illusion : - 1 ce /l e d ' un ego l~ ':~e et donateur de

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Matrix, machine philosophique

•spoon boy L'enfant a la cuillere fait partie, avec le Mérovingien, de ces personnages qui viennent régulierement expliquer, de l'intérieur de la Matrice, la vér ité : << N' essa ie pas de tordre (bend) la cuillere. C'est impossible. Essaie plut6t de comprendre la vérité. , Quelle vérité, s'exclament alors et Neo et .fe spectateur? Tout d'abord, évide~­ment, qu'il n'y a pas de cuillere. Mais cela, no~s, le savions depuis quelque temps de¡a. Ensu1te qu'il ne faut pas essayer de tordre les choses mais soi­meme : << tu com¡:-rendras q~e ce n'est pas la cuillere qui se tord, mais seulement toi-meme >> . Cette maxime n'est pas sans rappeler celle du moine zen a qui l'on demandait qu i bouge d_u vent ou du drapeau et qui repond1t: ni l'un ni l'autre, c'est ton esprit ~ui b~uge: De fait, le gar~on a la culllere a 1 hab1t et le crane rasé des moine~ bouddhistes. L'image du décor se refletant dans la cuillere qui se to rd man1feste alors ce jeu de reflets ou l'esprit doit app~endre a se libérer en abandonnant ses fantasmes de profondeurs et en se livrant a la surface, comme une eau ondoyante. Matnx, film bouddhiste 7 Pour une pa rt certainement (-+Les dieux sont d~ns la Matrice) ; mais il ne faut pas negl1ger que le gar~on n'est pas I'É iu et qu'il ne -~nrésente nas nécessairement la voie que vd su¡'vre Neo . La cuillere martelée offPrt" dans Reloaded semble d'ailleurs une allus ion a cette évidence : hommage inverse si 1' ' o~ -~~ut, de celui .qui enseignait la << ven,e » dans le premier épisode et se met désormais sous l'a utorité de l'unique (The One). '=' -= fait, la lecture bouddhiste se heurte a une difficulté simp le : autant la vie dans la Matrice

est illu:ion, autant fa mort y est, elle, b1en reelle; il ne s'agit done pas de d~re que tout est illusion et la voie que va suivre Neo n'est pas celle de la méditation et du détachement, mais d11 combat (-+La Voie du guerrier). Queiie vérité nous apprend done l'enfant a la cuillere? Celle de la surface ou tout s'arrete, de l'image : ce qu1 compte ici n'est pas le pouvoir de l'esprit, que Neo n'a pas (et n'aura ¡amais), mais l'image de la torsion qu'il va réaliser, presque malgré lui; aux rythmes des mouvements de son corps. Cette torsion est un des éléments essentiels de l'esthétique de Matrix. Thématiquement tout d'abord puisque Morpheus a expliqué a Ne~ qu'il allait acquérir ses pouvoirs dans la torsion des lois autant que dans leur vi_ol?tion ( « ces regles ne sont pas ?'fferent_es de celles d'un systeme 1nformat1que. Certaines peuvent etre pliées (bent). D'autres rompues. >>); dans le discours du gar~on ensuite, nous venons de le voir; mais le moment le plus marquant de l'apprentissage de cette torsion, ou Neo comprend enfin ces deux ~< vérités ,, a sa maniere propre, est ev1demment dans l'expérience qu'il fa1t de la vitesse. Le fait que la courbure de son corps co·,·ncide alors avec l'utilisation d'un procédé de ralenti qui permet en quelque sorte de replier le temps sur lui-meme (-+ Trois ftgures de la simulation) est une des grandes trouvailles du film. Ainsi se trouve réalisée concretement a l'écran la représentation de ce que dit Morpheus : dans le monde virtuel comme dans le monde réel, nou~ pouvons plier les lois de l'espace­temps. Et peut-etre le pouvons-nous pa;ce _ que l'espace-temps est prec1sement courbure et la matiere

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Glossaire des principaux symboles, concepi.s et personnagPs

énergie et ande. f'eut-Hre est-il temps de prendre la le~on de cette vérité nouvelle : les lois de la nature ne doivent pas se comparer a des mécanismes rigides, a ces rouages d'horloges-mondes dont étaient friards les penseurs classiques, mais a des surfaces plastiques parcourues de flux d'énergie et dont la matiere, le temps et l'espace seraient des replis. Reloaded poursuit dans cette direction en jouant constamment sur les ondulations du décor, notamment lors des vals de Neo. Plasticité du << réel ,,, courbure du corps et torsion de l'esprit, par ou se réalise la vraie libert~ du héros, évoluent de pair. La capac1te du héros a plier, pourtant opposée a notre modele ordinaire de la volonté libre qui se « fixe , des buts, apparait comme le ressort de sa véritable force : ,, Quand l'homme vient au monde, il est souple et faible ; quand il meurt, il est raide et fort. 1 Quand les arbres et les plantes naissent, ils sont souples et tendres ; quand ils meurent, ils sont secs et arides. 1 La raideur et la force sont les compagnes de la mort; la souplesse et la faiblesse sont les compagnes de la vi~, (Lao-tseu) (-+Le Tao de lo Matrice). Etre libre, ce n'est pas se fixer, mais plier; ce n'est pas s'opposer aux mécanismes (de la Nature ou des machines réelles, qui s'y substit.uent peu a peu dans notre environnement quotidien), mais se loger dans leurs plis.

•steak (gout du) -+•cypher.

•Tasty Wheat -+ 0 Poulet.

•Téléphones Le téléphone est omniprésent dans Matrix. Des la premiere séquence du

premier épisode, on voit Trinity communiq uer avec les rebe ll es pa,r le moyen de son portable, pu1s s en­gouffrer dans un e cabine publ1que qu 'un camion vient écra~er u~ m~t~nt apres qu'elle s'y soit dematen~l1see; C'est ensuite Neo le Hacker revellle par la sonnerie de son fixe, ou contacté par Morpheus par le moyen d'un portable Nokia livré dans une enveloppe FedEx. Et bientót Morpheus lui-meme a son portable, ou se dirigeant lentement vers un téléphone rétro en bakélite naire qu1 occupe d'abord la quasi totalité du plan . Le portable de Cypher (le traitre qui, ayant fait le choix de regagner définitivement la Matrice, n'a done plus besoin de communiquer), tombe au ralenti au fond d 'une poubelle dans un plan a la De Palma (Al Pacino vide de la meme fa~on le contenu d'un barillet dans L'lmpasse). Ce portable allumé permettra aux agents d'i~en­tifier les rebelles. Dans les dermeres scenes de Matrix, on voit successive­ment Morpheus se dématériaiiser en utilisant une cabine téléphonique du métro, Neo arracher son por:able a un passant pour se signaler dux rebelles, puis courir vers le téléphone de la chambre 303 avant de se !aire abattre par l'agent Smith. Ce qui compte dans ces scenes n'est pas le conte nu des conversat ions, ni la symboliq ue du téléphone pris en lui-mém_e (la communication a distance, la presence vive de la voix humaine dans un monde voué a l'artifice), mais bien les opérations suggérées a chaque fois par tel ou tel usage du téléphone. Dans une discussion ,, online », les freres Wachowski avouent << aimer le ca' actere analogique des vieilles technologies ... ( ... ], l'idée que des hackers puissent détourner les ancie1 ,,

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appareils téléphoniques originaux >> .

Mais comment cela fonctionne-t-il ? Et quelle différence exacte entre l'usage des portables et celui de la vieille technologie analogique ? Remarquons pour commencer que dans la simulation il n'y a pas de différence réelle, ou << ontologique >> , entre la technologie digitale et la technologie analogique : dans la Matrice tout est digital. Les lignes fixes sont simulées comme le reste, leur substance se résout intégralement en brins de code vert. 11 n'en reste pas moins que seules ces installations (( a l'ancienne )) permettent aux rebelles d' entrer ou de sortir de la Matrice, et que les agents, qui par ailleurs se mu11trent capables de murér instantanément toutes les fenetres d'un immeuble en modifiant quelques lignes du programme de réalité virtuelle, semblent curieuse­ment réduits a devoir détruire physi­quement ces lignes de fuite offertes par le réseau téléphonique (en coupant le fil, par exemple, ou en détruisant le combiné). L'erreur serait de croire, en se fondant par exemple sur la scene ou Morpheus se déma­térialise en passant un coup de fil d'une cabine, que les téléphones sont utilisés comme des voies de transmis­sion ou de circulation physique, a la maniere du télétransporteur de Star Trek ou de Ray Palmer (<< The Silver Age Atom >> ) circulant le long des lignes téléphoniques apres réduction a l'échelle quantique. 11 faut tenir bon sur ce point: ríen ne passe dans le virtuel, et ríen n'en sort, qui ne soit codé ou recodé. 11 ne saurait done y avoir de processus physique ou énergétique qui fasse passer directe­ment un objet ou un individu du monde rée l au monde simulé. La frontiere elle-meme est tout entiere

virtuelle, nul ne peut la traverser. Et pourtant il est juste de dire qu'on peut entrer dans le virtuel, c'est-a-dire s'y brancher. 11 faut entendre le langage des hackers : " Dozer, when ya u 're done, bring the ship up to broadcast depth •. 11 s'agit done seulement d'émettre un signa! qui parasitera un canal ou un << routeur >> utilisé par la Matrice. Nul besoin pour cela d'établir une connexion physique avec l'infrastructure mécanique de Id Matrice (" mainframe •) : il suffit de détourner un point d'entrée. Mais encare faut-il le trouver. Savoir ou entrer, et aussi ou débouchera cette entrée dans le monde virtuel, « de l'autre cóté du miroir ». C'est ici que le téléphone intervient. Mais pas du tout, .:omme on serait tenté de le croire, pour établir une connexion directe avec le virtuel. Le virtuel, ~a n'est pas simple comme un coup de fil. 11 ne suffit pas de composer, depuis le Nebuchadnezzar, le 22 a Asnieres­sur-Matrice ou le 312-5550690 a Chicago, pour tomoer sur son correspondant virtuel. Le recours au téléphone répo nd d'abord a un probleme de repérage, et nullement a un probleme de communication. Et comment se reoere-t-on ? En tentant d'établir une ~ommunication télé­phonique avec un téléphone virtuel, assurément, mais a condition de préciser que ce téléphone n'est la que comme index, balise ou repere : il permet de faire correspondre a une adresse physique ou géographique de la Matrice une adresse réseau de la Matri ce, autrement dit, d'a rticuler le niveau phénomér.ologique du monde per~u et le niveau syntaxique des opérations (-+ Trois ff; :: -~< de la simule tion -+ •Maitre des clés). Concrete­ment, il s'agi ra, en utilisant le code

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Glossaire des prinLipaux symboles, concepts et perso

approprié, et en s'as~u ra nt qu'on n'a pas été déja double par un 7 agent (" are you su re this ltne 1S clean · • ), de parasiter un canal pour slmule_r un appel téléphoniqu e q~e le reseau interprétera comme emanant de l' intérieur de la Matrice, en preve­nance d'un autre téléphone vtr~uel. Cette astuce est comparable a la maniere dont on envoie un ftchter sur . internet en utilisant le protocole FTP . pour ,, uploader ,, te fi chier, _ti faut indiauer une adresse de desttnatton URL qui '' tocalisera ,, le document sur le réseau (tant que ce document demeure sur votre dlsque dur, ti ~e fatt pas encare partie du rése~u). Mats cela n'est possible que st 1 a_dresse URL correspond effectivement a un serveur FTP, doté d'un compte accesstble. On pourrait di re que dans la ,Matnce,, le téléphc:-.::! physique est 1 tndex d un serveur de ce genre, qui nous autonse a télécharger un << a~~tar >> . MaiS puisqu'il s' agit de telephone, on trouverait peut-etre une analogte encare plus exacte dans les protocoles de transfert d'informatton en " temps réel ,, du typ e RSTP (« re~/ time streaming protocol ») : pour ecouter une émission de radio sur Internet, 11 suffit généralement de cliquer sur un líen dans le site qul vous le propase e~ langue vernaculaire, sans a~otr a s'embarrasser des adresses codees qut correspondent aux Ottiérents ;,.:;'-'":· 11 arrive pourtant que la cc:'. :lexton

. échoue : dans ce cas, un tnessage d'erreur vous arrive en retour, qut porte génératement la mentlon de l'adresse du serveur RSTP que vous cherchiez, sans le , ;;·;:)ir, a conta~ter. Cest de ce type d'informatton qu ont besoin les hackers . On c?mprend mieux maintenant teur pr:d.tlecttOn pour les lignes fixes. Les telephones

portables matérialisés par IPs avec teurs ,, avatars ,, n'ontpa! réalité ou de signtflcatton phonique • aux yeux de la que le brin de code corres¡ aux tunettes naires de Mo Quant aux téléphones portat habitants de la Mai.nce, tls per sans doute d'envoyer des rr sur le réseau en parastt< fréquences radio, mats par d• ils ne sont attacl,és a au:ur lisation déterminée : le rese virtuel est trop labile,. trop n pour constituer une gnlle de r• efficace. Par ailleurs et plus ment comment s'y prendratt­obte~ir le numéro de portat passant, autrement que violence ? Restent done tes bo téléphones analogiques,_ 1: anr le réseau des cables teleph< Chaque appareil tixe est do1 adresse, c'est-a-dire d'un tat tronique que tes modu!e! Matrice sont susceptibles d tn en termP~ physiq ues et t phiques. Les hack:rs n' ont d envoyer sur te reseau un >imulant un mod ule G c!"!mande a entrer en comn; avcC telle ligne fi xe identtfte• numéro << virtuel , (celut q dans l'annuaire), pour rec retour un message de << l'a teur ,, comportant l'adr;s; ,, réelle ,, de !'apparetl tete correspondant. 11 ne reste qu' :': ;-nettre en ceuvre '? pro_ matérialisation ou de demate en transférant directement •• - " concernant les << avatar ~~dules-objets atnsi tocalisé• environnement, ce qut est affaire.

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tvfatrix, machine philosophique

•Terroristes Les rebelles de la Matrice se battent pour un << monde sans regles ni controle ''· En pratique, ils cherchent a précipiter le d ésas tre, ,, system failure », CM mieux vaut détruire le monde que d'y etre controlé. Comme dit Morpheus : '' The Matrix is a system, Neo, and that system is our enemy » . Ce « systeme ,, est-il censé représenter le monde totalitaire, ou le capitalisme contemporain (-+Éioge de la contingence) ? La lecture " poli­tique ,, est confortée par quelques 1nd1ces assez grossiers : l'agent Smith a~pelle Cypher « Mister Reagan ,,, H1tler et Bush apparaissent sur les écrans de controle lors du discours de 1' Architecte, et la culture de Zion est melée de références obvies aux luttes minoritaires (-+"Rave party). On n 'a pas manqué de relever ce paradoxe assez facile : qu'il prenne pour cible le néolibéralisme ou le totalitarisme « Fight the power " est un slogan qui pa1e, et toute !' industrie cuiturelle contemporaine se nourrit de ce lieu commun a résonances anarchistes. Mais on s' est également inquiété des conclusions implicites de ce genre de discours en mettant en cause le m~ssage de violence porté par des scenes comme celles du carnage auquel se l1vrent un Neo et un e Trinity bardés d'armes a feu dans le hall d'un immeuble gouvernemental. Deux voies s'offrent en effet a ceux qui refusent 1' esclavage du " systeme de controle ,, que représen te la Matrice : le détournement et la violence. AutrP­mer.t dit, devenir hacke r ou terroriste et si possible les deux a la fois. NuÍ besoin d'invoqu er, sur ce point, Baudrlilard, méme si son livre Simulacres et Simulation envisage

1,.1

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,. . ( s~neuseme_nt le_ ~eyroris~r-e comme repense desespere et typiquement nihiliste a l'empri :e de la techno­culture et a la d ~ sertification du « réel ,, (-+"Baudrilla d). Dans l'exem­plaire qu'en possede Neo, le chapitre consacré au nihilisní a d'ailleurs été évidé pour y dissi uler des dis­quettes : on ne saurai mieux signifier que tout discours qui r nd la rébellion vaine est un discours creux. Le theme terroriste est explicite des les premieres scenes du film : Morpheus est. décrit par les coupures de presse, pUis par l'agent Smith lui-meme, comme un dangereux terroriste, recherché par plusieurs pays. Le terme est celui qui convient, puisque les rebelles ne se contentent pas d' avoir recours a la violence - ce qui est la moindre des choses pour un film d'action -, mais font l'apologie de la violence aveugle. C'est que dans la Matrice, tous ceux qui n'ont pas encore été débranchés sont " poten­tiellement des agents ''· En d'autres temps on aurait parlé d'« ennemis objectifs », mais dans ce cas le príncipe est encore plus clair : tous ceux qui ne sont pas des notres sont nos ennemis (" lf you're not one of us, you're one of them »). Businessmen, avocats, étudiants: ils n'ont de virtuel que l'apparence, et derriere chacun d'eux il y a un individu en chair et en os, branché de l'autre coté. 11 n'empéche: ils font partie du systeme et cela fait d 'eux des ennemis (« That makes every one of them our enemy »), ce qui signifie concretement qu'on peut les supprimer sans état d'ame. Faut-il s'étonner que certains aient trouvé ceia d 'assez mauvais goQt apres que deux lycéens en manteaux noirs notoirement fans de Marilyn Manso~ et de Matrix, aient ouvert le feu sur

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Glossai re des principaux symboles, concepts et personr.ages

le urs camarades du lycée de Columbine ? Mais cette péripétie atroce nous renvoie peut-étre davan­tage a l'affinité particuliere de Matrix e t du public des teenagers complexés qu'a la haute politique postmoderne. La question du terrorisme dans Matrix recouvre d'ailleurs deux problemes distincts : un probleme éthique, celui de savoir si une vie illusoire vaut la peine d'etre vécue (-+"Cypher), et un probleme politique, celui de savoir qui au juste est l'ennemi, et quelle idée de la communauté se déduit de la. Or quant au dernier point, il est frappant de constater que tout projet politique qui aurait lieu en dehors de la Matrice semble voué a reproduire des schémas assez décevants . D'un coté, une élite de super-rebelles, qui rappelle a certains égards la caste des seigneurs « jedi ,, et leur entour;:ge (que la force soit avec eux), de l'autre, la commu­nauté reconstituée des premiers hommes, les patriarches et le conseil des sages, la féte pa'ienne et la guerre a mort contre les machines - bref, l'utopie réactionnaire. Heureusement, cette idée de la politique ou la figure du pretre s'accommode fort bien de la démocratie, semble concurrencée par une autre, moins déprimante. C'est le theme cyberpunk de l'alliance : l'utopie ne se fera pas contre les machines, mais avec elles et autrement, et pourquoi pas dans !e virtuel (-+"Guerre hommes-machines,

· -+"« Purpose " • -+Mécanopolis).

•Trilogies Une trilogie cinématographique de science-fiction ne peut pas se dérouler n'importe comment. Elle doit obéir a certaines regles dramatiques simples, comme les mythes o u les co'' ce s (-+Machine mythologique). Dans le

premier vo let, le je<mc héros fougueux mais un peu na'if doit rencontrer un homme mur, sentencieux mais puis­sant qui 1' enrole dans la rébellion contre les to rces du Mal, lui fait rencontrer une jeune femme trou­blante et lui révele l'existence d ' une puissance diffuse dans tout l'univers, dont on peut faire un bon ou un mauvais usage. A la fin du premier volet, le jeune héros met fin a 1~ domination sans partage des me­chants, lors d'une bataille intense ou il se comporte de maniere apparem­ment stupide, -en suivant son intuition plutot que son viseur électronique. Le fait que Morpheus n'ait pas de barbe, que les cheveux courts de Trinity tui ilillent beaucoup mieux que la coiffe de Leia et que Neo n'ait pas de chasseur X, ne réussit pas a masquer que Matrix se conforme strictement a ce schéma. Morpheus parle de la Matrice comme Obi-Wan parle de la Force : " la Matrice est partout, elle est tout autour de nous, méme dans cette piece. ,, La devise secret<c de Zion n'est probablemen t pas " Sus a la Matrice ! ,, mais « Que la Matrice soit avec toi ,, (_.La M a trice o u la Caverne 7, -+Les dieux sont dans la Matrice). Dans le second épisode de la trilogie, le jeune héros doit étre monté en grade : c'est un guerrier respecté dans la Rébellion. On lui dit que pour vaincre, il doit trouver un « maitre >>

qui lui apprendra a dominer la puissance universe ll e. Le héros part chercher ce maitre, qui se révele étre un petit bonhomrl'!e ridicule qui cache bien ses pouvoirs. A la fin de l'épisode, le héros découvre pourtant a sa grande déception que le « grand vizir ,, de I'Empire du mal est son pere : il se bdi avec 1ui et perd Sd main . La encare, Matrix Reloaded

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Matrix, machine phi losophique

respecte tous ces principes. Le Maitre des clés est assurément a la fois moi ns amusant et moins séduisa nt que Yoda, mais il connait aussi bien les secrets de la M a tri ce que le maitre jedi ceux de la Force. Quant a Neo, il se croyait fils Ju prem ier homme ayant résisté au x machines dans la Matrice, mais il s'ave re jouer un role de control e programmé par I'Architecte . Quell es conc lusions tirer de ces paralleles troublants ? Quelques prédiction s, dont la certitude est telle qu'elle rend presque in utile d'attendre le troisieme épisode : dans Matrix Revolutions, Neo se ra secondé par d'adorables petites bétes a fourrure, apprendra qu e Tr'~'ty est sa saour et, lors d'un duel final avec la Mach ine supréme, sera sauvé au dernier moment par so n pere, I'Architecte de la Matrice ... •Trinity -+Puissance de /'amour, -+Les dieux sont dans la Motrice.

•Twins -+•jumeaux

•vampires -+•Anges, •jumeaux, 0 Mérovingien, • Pe rséphone.

•vin (gout du) -+•Mérovi ngien, •Lapin blanc.

•west L'ambition des réa li sa teurs de Matrix éta it de créer, co mme on sa it, un " film d'action intel lectuel >> . jean • saudrillard n'y apparait pas en personne. Contacté par la Warner pou r collaborer aux derniers épisodes, il a jugé qu' il s'aqissait d'un malen­tenau. -On 1-'eut le reg rette r, car il au rait fait un bon << Conse ill er Baud rillard ». Les freres WuLhuwski se sont conso lés en faisant siége r au

conseil de Zi on une figure moins connue du puhlic fran~a i s : il s'agit de Co rnel West, philosophe noir amé­rica in réputé pour ses pos itions rad i­cales, actue llement professeur a la prestigieuse Université de Princeton, et dont les livres Prophesy Deliverance et Roce Matters ont semble-t-il influencé la conception du film (-+ 0 Rave party). Entre les prises, les freres Wachowski ont eu avec West des discussions an imées sur Sc hopen hau er, William james et la question de la technique ; West voit pour sa part dans Reloaded une déconstruction subtile des récits du salut (<< salvation narratives » ), dont il faut seion lui ti re r les conséquences politiques et rel igieuses. Matrix s'inscrit ainsi dans le débat politico-spéculatif amé rica in de ces se~n i eres années autour du rapport problématique des mouvements d'émancipation et des luttes politiq ues impliq uées plus géné­ralem ent par la reco nfiguration de l'univers, réel ou virtuel. La mise en fiction du lien homme-machine prépa­rerait ainsi le terrain d'une critique des sc hemes conceptuels et stra tégiques qui organisent les<< politiq ues d'éman­cipation » (-+Mecanopolis, •cuerre hommes -iT.ach in es) . On doit au Co nseill er West cet aphorism e qui laisse songeur : << La compréhension n'est pas in dispe nsa bl e a la coo pé­ration » ( << Comprehension is not a requisite of cooperation » ).

•zero-One -+•cuerre hommes-mach ines.

•zion -+L es dieux sont dans la Matric e, _..G,,Prre hommes-machines.

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BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

Les moteurs de recherche font apparaTtre des dizaines de sites internet

enti erement consacrés a l'analyse et a la discussion cíe Matrix. Au-dela du

fétichisme qui accompagne inévitablement la << matrixmania >>, les

échanges qui ont lie u dans les forums sous des noms d 'E'mprunt sont

parfois d'un niveau théorique assez remarquable . On n 'a pas souhaité

établir un palmares des sites les plus intéressants; ne sont done

mentio nnés ici q ue les textcs ou articles publiés comme tels.

Livres

Karen Habe r (éd .), Exploring The Matrix: Visions of the Cyber Present, New York, St. Martin 's Press, 2003.

William lrwin (éd.), The Matrix and Phi/osophy : Welcome to the Desert of the Real, Chicago, Open Court, 2002.

Peter B. Lloyd, Exegesis of the Matrix, Whole-Being Books, 2003.

Glenn Yeffeth (éd.), Taking the Red Pi//: Science, Philosophy and Religion in

The Matrix, Ch ichester, Summersdale, 2003.

Textes disponibles sur internet

On trouvera da ns la « Philosophy sec~ion » du site officiel du film (http :1/whatisthematri x.warnerbros.com) des articl es d'inspiration plut6t << ana lytique , (Co lin McGinn, Hube rt et Ste phen Dreyfus, David Chalmers, james Pryor, etc.)

Nick Bostrom, << Are you living in a computer simulation ? » ,

: ,ap :1/vvww.simulation-argument.com

Erik Davis, « The Matrix Way of Knowledge »,

http ://www.techgnosis.com/matri xrP.html

Ray Kurzweil, « The Matrix Loses its Way : Reflections on 'Matrix' and 'Matrix Reloaded ' »,

http : 1/www. k u w.veila i. net/ meme/fra me. htm 1 ?main-/articles/art05 80.htm 1

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-~ ~. ;- ----~--~--...- ----

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Matrix, machine phliosophique

Peter B. Lloyd, << Gl1tches in The Matríx... and how to fix them »,

http ://www.kurzweilai .net/meme/frame.html ?main /articles/art0553.html également reproduit dans Glenn Yeffeth (éd) ., Takíng the Red Pí/1, op. cit.

Peter B. Lloyd, << Glitches Reloaded ,, http ://www.kurzweilai.net/meme/frame.html ?main-/articles/art058l .html

Peter Sloterdijk, << Die kybernetische lronie. Die Philosopher der Maci'ix », b.ll¡;) ://www.schnitt.de/themen/archiv.shtml

Brian Takle, << Matríx Reloaded ,,

http :1/webpages.charter.net/btakle/matrix reloaded.html

Le texte de Slavoj Zizek, << The Matrix : Or, the Two Sides of Perversion »

reproduit dans William lrwin (éd.), The Matrix and Phílosophy, op. cit., figure également dans les actes du colloque << lnside The Matríx. Zur Kritik der zynischen VirtualiUit , (Karlsruhe, 28 octobre 1999) : http :/Ion l.zkm.de/netcondition/navigation/symposia/default

DVD, Vidéo et CD-ROM

Larry et Andy Wachowski (réal.), Matríx, Warner Home Vidéo, 2000 (avec en bonus un documentaire sur la réalisation des effets spéciaux et

notamment le procédé du << Bullet-Time »)

Larry et Andy Wachowski (réal.), Matríx Reloaded, Warner Home Vidéo,

2003 (édition 2 OVO avecen bonus le« making of ,, du jeu vidéo Enter the

Matríx, et un documentaire sur la conception et la réalisation de la scene

de poursuite autoroutiere)

Larry et Andy Wachowski (prod.), Anímatríx, Warner Home Vidéo, 2003.

Le jeu vidéo Enter the Matríx a été conr,:u par les réalisateurs de Matríx

comme un prolongement ou un commentaire de leur trilogie (de meme

qu ' Anímatríx, en confiant a quelques maí'tres du << japanimé , la réalisation

de courts-métrages d'animation, proposait une interprétation libre de

cert<::i01s themes du film) : Enter the Matríx, lnfogrames, 2003 (version

cédérom PC ou Playstation 2). Voir le site : http ://www.enterthematrixgame.com

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Sommaire

lntroduction : la matrice a philosophies (E. D.) .. .. ......................... .. .......... 3

La Voie du guerrier (D. R.) ...................................................................... 19

La Matrice ou la Caverne? (T. B.) ........................................................... 34

Élogf' de la contingence (j.-P. Z.) ............................................................ 43

La liberté virtuelle (P. M.) ............................... .............. ........................... 54

Le Tao de la Matrice (D. R.) ....... .. ........................................................... 63

La puissance de l'amour (P. M.) ... .... ............ .. ......................................... 77

Les dieux sont dans la Matrice (E. D.) ........... ........ ..... .............. .. ...... .. ..... 81

Mécanopolis, cité de !'avenir (P. M.) ....................................................... 98

Sommes-nous dans la Matrice? (T. B.) ................................................. 1 09

Dialectiques de la fable (A. B.) .............................................................. 120

Trois figures de la simulation (E. 0.) ...................................................... 130

Matríx, machine mythologique (P. M.) ....... ............................ .... .......... 14 7

Glossaire des principaux symboles, concepts et personnages ............. .. . i:., 7

Bibliographie sélective ........ . .......... .. ............................................... 189

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