controverse badiou milner

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ALAIN BADIOU, JEAN-CLAUDE MILNER CONTROVERSE Dialogue sur la politique et la philosophie de notre temps Animé par Philippe Petit ÉDITIONS DU SEUIL 25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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Page 1: Controverse Badiou Milner

ALAIN BADIOU, JEAN-CLAUDE MILNER

CONTROVERSEDialogue sur la politique

et la philosophie de notre temps

Animé par Philippe Petit

ÉDITIONS DU SEUIL25, bd Romain-Rolland, Paris XIVe

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Editions du Seuil, octobre 2012

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Non réconciliéspar Philippe Petit

Deux monstres, deux intelligences françaises souvent décriées, et jamais pour les mêmes raisons. Ils se sont ren­contrés en 1967, durant les « années rouges » à Paris. L’un était alors professeur de lycée, l’autre revenait d’un séjour d’un an au MIT. Le premier est aujourd’hui le penseur français le plus lu à l ’étranger, l ’autre, qui l ’est peu, s’est imposé dans l ’Hexagone comme une figure intellectuelle d’envergure.

Tous deux partagent un amour inconditionnel de la langue française et de sa dialectique particulière. Ils n’avaient pas confronté leurs parcours et leurs idées depuis leur rupture en 2000. Elle faisait suite à un article d’Alain Badiou paru dans Libération, qui avait déplu à Jean-Claude Milner. Il y raillait la trajectoire de Benny Lévy (1945-2003), un ancien compagnon d’armes et ami de Milner, passé, comme on sait, ou comme il le disait lui-même, de « Moïse à Mao et de Mao à Moïse ». Ils ne s’étaient jamais vraiment entretenus de leurs divergences de façon aussi frontale.

L’échange que le lecteur va découvrir entre Alain Badiou, né en 1937 à Rabat, et Jean-Claude Milner, né en 1941 à Paris, n ’allait donc pas de soi. Il était susceptible de prendre fin au gré des circonstances. Il fut donc convenu, avec l ’un et l ’autre, qu’il serait mené jusqu’à son terme. Qu’on ne le laisserait pas s’installer dans des faux-semblants, et qu’il porterait autant

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sur les questions de notre temps que sur le dispositif de pensée de l’un et de l’autre. Qu’il serait une occasion d’organiser sur la durée leurs démêlés, de s’expliquer sur leurs présupposés. Et qu’il devait fournir à la lecture un inventaire des différends qui opposent celui qui parle à celui à qui il parle, sans jamais perdre de vue ceux à qui ils s’adressent.

Pour ce faire, il fallut organiser un protocole. Il fut décidé de nous rencontrer quatre fois, entre janvier 2012 et juin 2012. Les trois premières séances se passèrent sur canapé et fauteuil. La dernière autour d’une table. J’en avais fait la demande afin de varier le mode d’interlocution et d’étaler mes feuilles - en réalité, pour moduler au plus près le dialogue. Jean-Claude Milner craignait avec ironie d’être « dévoré » par le système, comme Kierkegaard par Hegel. Est-ce la table ? Est-ce la nature des thèmes abordés ? La dernière séance fut de loin la plus détendue. La conversation - c’en était une - fut menée à fleurets mouchetés.

Ces rencontres avaient été préparées au cours d’un déjeuner où fut adressé un bref récapitulatif des points de friction entre les deux penseurs. L’infini en était un, l ’universel et le nom juif aussi ; mais la discussion tourna assez vite en revue de presse internationale de haute tenue.

La scène aurait pu avoir pour décor la bibliothèque d’une ambassade. Elle s’est déroulée dans un restaurant près de Notre-Dame. Alain Badiou et Jean-Claude Milner venaient de reprendre langue. Ils ont ce jour-là échangé leurs points de vue sur l ’Allemagne et l ’Europe, les campus américains et la vie politique française, mais ils n’ont pas évoqué le Proche- Orient. Peu importe : le dialogue avait été renoué entre eux, tant sur des points théoriques qu’autour d’analyses concrètes. Il ne restait plus qu’à l ’orienter et à le tempérer pour éviter qu’il ne tourne mal.

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Les séances durèrent trois heures chacune et se déroulèrent comme convenu. L’épreuve de la relecture fut particulièrement féconde. Chacun des auteurs relut et corrigea sa partie, sans rien modifier du rythme des échanges, mais en précisant certaines formulations.

Le passage de la parole à l ’écrit resserra les arguments de chacun et intensifia encore le propos. La construction finale respecte néanmoins le ton de la conversation, alternant de longs développements et des réparties plus vives et saccadées. Elle traduit la qualité de l’écoute, l ’étonnement, le désir de convaincre qui s’étaient fait jour à l ’oral.

Car s’il n ’est pas de réflexion sans division interne au sujet et externe à lui, comme il n ’existe pas de violence qui ne soit à la fois subjective et objective, il n’est pas de dialogue vrai sans que soient convoqués les présupposés et la méthode de chacun des interlocuteurs. Il ne suffit pas de s’opposer, encore faut-il convaincre et, lorsque cela ne peut advenir, il ne suffit pas de se justifier, il faut savoir s’expliquer sur ce qui fonde ses arguments. C’est, je crois, ce qu’ont parfaitement réussi Alain Badiou et Jean-Claude Milner dans ce dialogue. Ils ont polémiqué, parfois durement - au point de souhaiter ajouter un post-scriptum relatif à ce qui les taraudait le plus, à savoir leur position respective sur l’État d’Israël et sur la situation des Palestiniens - , ils se sont affrontés sur des questions centrales touchant par exemple au statut de l ’universel et du nom juif, de la mathématique, de l ’infini, mais ils ont aussi croisé leur jugement, ou plutôt harmonisé leur pensée, sur nombre de points concernant l’héritage des révolutions, l’œuvre de Marx, le droit international, les soulèvements arabes, la situation historique de la France, le rôle de la gauche parlementaire, le candidat «normal», le mouvement des Indignés, l ’héritage de Nicolas Sarkozy, et bien d’autres points encore.

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Ils se sont mis, en quelque sorte, d’accord sur leur désaccord et n ’ont pas craint de s’accorder sur le reste. Il le fallait, pour ne pas céder à la facilité, et ne pas donner l ’impression que gisaient ici et là quelques sous-entendus susceptibles de laisser croire à une entente cordiale visant à mettre en scène avantageusement leurs deux parcours. Car c’est un point acquis de l’histoire intellectuelle française qu’elle n ’est comparable à aucune autre. Elle n’est pas supérieure aux autres, elle ne témoigne pas d’une indifférence à l’étranger, mais elle est animée par son propre principe de division. C’est ainsi que Descartes - ce chevalier français - n’est pas plus français que Pascal, et que Rousseau, dans sa langue, ne l ’est pas moins que Voltaire, n ’en déplaise à Péguy et à tous ceux qui déses­péraient de trouver une formule pour définir l’esprit français, dont Nietzsche voulut à tout prix capter le léger caractère.

De cet essentialisme absurde, il n’y a rien à attendre. Mais il convient de prendre la juste mesure de ce qui distingue l ’histoire intellectuelle française quant au style et à la pensée. Sartre fut à la fois un doctrinaire implacable et un analyste hors pair des tensions politiques, un prosateur dans la tradition des moralistes français et un intellectuel engagé au sens fort du terme. Alain Badiou est un philosophe intégral, apôtre de la phrase claire et conférencier de talent ; à la fois prosateur et fidèle à ses engagements. Son père, qui fut résistant et commentait devant son fils, sur une carte affichée au mur de son bureau, les avancées des armées alliées avant de devenir maire de Toulouse après la Libération, fut son premier mentor. Sartre et Althusser furent ses premiers maîtres, et les agitateurs publics qu’ont été les philosophes des Lumières, ses constants inspirateurs. Il n’est pas une ligne de son œuvre qui ne soit redevable de ces traditions multiformes auxquelles il faudrait ajouter les noms de Platon et de Lacan, qui nouent son idée de la vérité et sa conception du sujet.

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On ne peut rien comprendre au déploiement de son œuvre, à sa métaphysique et à sa récente entrée dans le débat public si on ne l’interprète à l’aune de cette histoire. Ce qui fait qu’Alain Badiou est aujourd’hui un penseur global, un philosophe international aussi connu en Argentine qu’en Belgique, en Grèce ou en Californie, tient à cet héritage autant qu’à sa capacité à le tenir à distance. Car le décalage est grand entre la manière dont il est perçu sur les rives de la Seine et celles de la Tamise. S’exprimant en langue anglaise partout où le besoin s’en fait sentir, traduisant en anglais ce que Beckett s’était évertué à exprimer en français, il mesure à quel point le rôle qu’il joue ici ou qu’on lui fait jouer ailleurs ne cor­respond pas à la situation qui est la sienne.

Bien que différente, l ’empreinte laissée par la guerre sur la formation de Jean-Claude Milner fut elle aussi déterminante. Son père, un Juif d’origine lituanienne, était un habitué de Montparnasse. C’était un bon vivant, avare de ses souvenirs, taiseux sur son emploi du temps. Il fut dénoncé par une voisine pendant les années d’occupation et échappa au pire en s’engageant au STO. Mais il ne comprit que vers quinze ans, et par recoupement, qu’il était juif, son père considérant que le mot n’avait guère de sens, sinon dans la tête des antisémites. Sa tante, elle, a disparu au ghetto de Varsovie. Une proche amie de ses parents, qui revint en 1946, avait été déportée à Auschwitz.

Cette histoire a pesé sur ses années d’apprentissage et a eu de profondes incidences sur son parcours intellectuel, mais pas au point d’empêcher l ’adolescent de vivre, de s’enticher de romans frivoles, de se complaire à la lecture de Rosamond Lehmann, d’être totalement envahi par ce silence paternel.

Il ne faut pas s’en remettre trop vite à la vignette personnelle. Et il serait inopportun de réduire cette controverse à une simple différence de tempérament ou d’histoire personnelle.

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À moins d’admettre que le biographème, ou la protohistoire, recouvre la courbe de vie, comme la température, le silence des organes ; ou que la contingence est toute, et que le choix originel n ’est rien; que les déterminations sociales sont un absolu, et 1’« insondable décision de l’être » (Lacan) une lubie de psychanalyste. Il y a bien, dans le cas de Jean-Claude Milner et celui d’Alain Badiou, des cadres explicatifs qui s’enracinent dans la prime enfance ou la jeunesse. Mais il ne faut pas forcer le trait. La tumultueuse liaison entre Sartre et Camus ne se réduit pas à une brouille entre un petit bourgeois parisien aux cheveux bouclés et un enfant pauvre jouant au foot avec les gosses de Mondovi en Algérie, pas plus que la houleuse amitié de ces deux épigones de Mai 68 ne saurait être réduite à un combat titanesque entre le père glorieux du premier et le père fantasque du second - sans parler des mères, qui ne feraient que corroborer l’analyse.

Penser qu’une vie peut salir une œuvre ou la grandir relève d ’un esprit procédurier, certainement pas d’une pensée ins­pirée. Elle impose de façon éhontée le point de vue de la mort sur la vie. Elle rend opaque ce qui peut advenir de ces deux grands vivants dont l ’œuvre n’est pas achevée, et qu’on aurait tort de figer dans la glaise. Jean-Claude Milner, qui avoue dans L’Arrogance du présent (2009) avoir satisfait au « devoir d ’infidélité », est bien placé pour le savoir. Le choix qu’il fit d’épouser la linguistique structurale plutôt que la philosophie, tout en éprouvant une franche admiration - partagée par Alain Badiou - pour Lacan et Althusser, pèse encore aujourd’hui. Il marque une orientation inaugurale qui fut pour lui une manière singulière d’entrer dans la langue française, d ’en supporter les silences, de recueillir les mots de la Révolution française, et de ne pas devenir le « domestique du présent ». Lequel n ’est autre à ses yeux que le porte-voix de la société illimitée, ou, si l ’on préfère, le symptôme du progressisme

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béat, qui n’a d’égard pour les faibles qu’à la condition qu’ils demeurent à leur place et ne dérangent pas trop son appétit de pouvoir, de conquête et de domination masquée.

Ce choix originel désigne en tout cas l’horizon de ce dia­logue quant au destin de la langue française, laquelle est pour Jean-Claude Milner aujourd’hui «une langue morte », comme l’histoire de France est pour Alain Badiou « à bout de course ». Car s’il est un domaine sur lequel nos deux interlocuteurs se sont accordés, reconnus, rejoints, et ce n’est pas un hasard, c ’est celui qui porte le nom de «France», dont l ’histoire s’effacerait - pour parodier Michel Foucault - «comme à la limite de la mer un visage de sable ». Au point de céder la place, sur cette plage désormais sans visage, à un nom séparateur, «Français» en l’occurrence, «auquel individus et groupes ont l’obligation d’être le plus possible semblables pour mériter une attention positive de l’État » (Alain Badiou). Ou bien, signant alors le secret de la tranquillité promise sur cette plage débarrassée du nom « France » : la revanche de 1’« esprit soixante-huitard» qui « s’est fait le meilleur allié de la restauration » (Jean-Claude Milner).

Tel fut donc l’aboutissement de ce dialogue qui dresse un bilan de notre histoire récente. Qu’il s’agisse de la gauche et de la droite, dont Jean-Claude Milner pense qu’elles ne se définissent pas par des « valeurs », de l’héritage de Nicolas Sarkozy, de la spécificité de la machine gouvernementale française, qui ne fonctionne que sous condition de la réconci­liation des notables, de la mort annoncée de l ’intellectuel de gauche, c’est toute une série d’oppositions factices qui vole ici en éclats sous les coups de boutoir de l ’échange. Il n’est pas jusqu’à l’opposition des modernes et des antimodemes qui ne soit rendue obsolète.

Ayant quitté l’un et l ’autre la planète morte de la révolution, par des voies certes différentes, ils ont aperçu que la révolution

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relevait désormais de la tradition. Sa fin signe la fin de sa destination, mais certainement pas la fin de cette fin. Il est donc enfin possible, à la lecture de cet entretien, d’être moderne sans mépris de la tradition, comme l’écrit Michel Crépu à propos de Chateaubriand. Le devoir de transmission étant garant du futur, il n’est même plus besoin d’opposer le passé à l ’avenir pour le faire exister. Le classique n’est plus celui qui s’oppose à la révolution ou au progrès, il n’est pas celui qui recycle le passé dans un folklore aussi vain qu’ennuyeux, il est celui qui le reconfigure, lui restitue son lot d’expériences et d’échecs pour donner sa chance à l ’invention. De quelle chance s’agit-il? C’est ici que les classiques divergent. Et on ne s’étonnera pas de retrouver en conclusion un motif qui parcourt l ’ensemble de cet échange musclé qui s’ouvre sur le rappel d’une polémique originaire.

Car Jean-Claude Milner et Alain Badiou n’ont pas quitté la planète révolution sur le même vaisseau. Et il n ’y a pas de commune mesure entre la sortie de la vision politique du monde chez Jean-Claude Milner et la poursuite de celle-ci chez Alain Badiou. C ’est donc d ’abord à une lecture du siècle des révolutions, comme disait Antoine Vitez, du siècle du communisme, que cet échange nous convie, une lecture à deux voix, qui permet de déplacer ou d’interroger - c ’est selon - l’approche antitotalitaire autant que l’approche séquen­tielle qui considère qu’à l ’échec du cycle des révolutions succéderait une période « intervallaire » susceptible de voir se refonder une vision émancipatrice de l ’Histoire.

De ce point de vue, l ’échange fait suite à une discussion ancienne qui prit un tour inédit à l ’occasion de la parution de Constat en 1992, livre qui marqua un tournant majeur dans le parcours de Jean-Claude Milner. Elle portait alors sur l ’opacité du nom politique et sur le statut de l ’infini, tel qu’il était arrimé à l ’enthousiasme révolutionnaire, au progrès

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induit par la Révolution française. Le rejet par Milner des conduites du maximum, dorénavant disjointes à ses yeux et de la rébellion et de la pensée, frayait le chemin d’une discorde qui ne s’est jamais démentie. Le scepticisme de l ’auteur de La Politique des choses n’a cessé depuis lors de se heurter à la passion doctrinale du philosophe Alain Badiou.

Cette entame de discussion ne pouvait rester lettre morte. Après la mort de Guy Lardreau, en 2008, Jean-Claude Milner renoue avec Alain Badiou, qui aura trois ans plus tard l ’idée de cette disputatio. Comment en reprendre le cours ? Quelle assise donner à cette question, dès lors qu’elle était adressée à cet autre qui désirait encore « changer le monde » ? Osons la lucidité et la prudence ! disait l ’un. Osons émettre des hypothèses ! disait l ’autre. Devant une telle alternative, il fallait bien que l’amoureux de Lucrèce se frotte à la cuirasse de l ’héritier de Platon. Ses arguments minimalistes, en effet, n ’étaient-ils pas une manière de défi adressé aux propositions maximalistes de l’auteur de Logiques des mondes? De même, 1’« hypothèse communiste» de ce dernier témoignait pour un ultime assaut lancé contre les renégats de la « nouvelle philosophie » qui, dans le cas de Jean-Claude Milner, endossait l ’habit non d’un renoncement à la pensée mais de l’anti- philosophie, ou, pour être plus précis, d ’un pragmatisme subtil associant chez lui le rejet farouche de la violence au nom des massacres de l’Histoire et une lucidité crue sur les embardées héroïques de son interlocuteur. Avant que le nom juif - et ce qui en découle quant au statut de l ’universel - ne vienne s’interposer et relancer la querelle, cette fois-ci pour de bon.

Il était nécessaire de la relancer et d’en préciser les enjeux. Il fallait qu’elle fût rapportée à un trajet qui ne pouvait être établi qu’au travers de ce qui constitue le dispositif de pensée de ces deux enfants de la guerre. Par dispositif, il faut entendre

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un peu plus qu’un appareillage ou une armure ; lorsque deux classiques se rencontrent, lorsqu’ils discutent du temps à venir, ce n’est pas du mariage homosexuel dont il est question mais du type d’accès qu’ils ont au réel. Lorsque Jean-Claude Milner dit : « Je n’ai pas d’ontologie affirmative », et qu’Alain Badiou lui répond qu’il peut y avoir une convergence locale entre une ontologie affirmative et une « ontologie dispersive », étant donné que dans les deux cas le monde s’offre à nous sous l ’allure de la multiplicité, il ne faut pas sous-estimer la portée de l’échange. Il inaugure la divergence massive qui se déploie au rythme de cette controverse ; il installe une reconnaissance qui, pour être commune au départ, ne vaut que par ses conséquences, par l ’aventure de pensée qui engendre le différend et le nourrit, afin de dérouler la formule : « Le xxe siècle a eu lieu. » La crise de la politique classique en est la preuve. Là-dessus ils convergent, il est amusant de le constater, mais l ’interprétation que chacun en donne diffère. Chez Jean-Claude Milner, le noyau dur de la politique c’est la mise à mort possible, la survie des corps. Tandis que chez Alain Badiou, c’est le « processus historique de la corrélation collective entre égalité et liberté », et aussi le possible retour à l ’intelligibilité des massacres.

La mésentente à propos du « terrible xxe siècle » et ses suites est ainsi totale. Le deuxième film de Jean-Marie Straub et de Danièle Huillet, sorti en salles en 1965, s’intitulait Non réconciliés. En allemand : Nicht versöhnt. Ce titre convient parfaitement à ces deux intelligences qui ont parcouru le siècle précédent à grandes enjambées. Il dit assez bien leur désir de ne pas solder leur expérience à bas prix. Comme si la violence de ce siècle irriguait encore leur pensée du moment. Et qu’il leur incombait à tous deux de faire savoir au public qu’ils ne s’accommoderaient pas d’un présent humilié ; qu’il était important de se demander si la petite bourgeoisie

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intellectuelle avait encore un avenir; qu’il existait au moins deux manières d’interroger sa sortie de l’Histoire, définitive pour Jean-Claude Milner, provisoire pour Alain Badiou, et qu’il était possible de cultiver l’écart entre deux conceptions voisines, et néanmoins antagoniques, de la transmission.

Deux monstres, disais-je, que tout sépare, et que nous avons réunis. Deux authentiques non réconciliés qui n’ont rien perdu de l ’esprit de dispute, qu’ils n ’entendent pas épuiser de si tôt, et qui scrutent le monde qui vient armés de cette vision partagée : «Pour finir encore. »

Philippe Petit, septembre 2012

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Une polémique originaire

Ph il ippe Pe tit : Alain Badiou et Jean-Claude Milner, je suis très heureux de mener cette conversation entre vous. Je connais votre méfiance commune envers la « baraque médiatique ». Je connais votre propension à vouloir vous extirper d’un certain consensus. Mais cela n’efface pas de profondes différences entre vos parcours intellectuels et vos conceptions du monde. Je pense surtout à votre approche de la politique en général, et de Platon en particulier, à votre conception de l’histoire, de l’universalité, du « nom juif» ; je pense à votre lien ou non-lien aux mathématiques ; et aussi à la question du sujet et de ΐ infini. Car je crois que, sur la fin du cycle des révolutions, sur la fonction de la gauche aujourd’hui ou la place de la France dans le monde, il n’y a pas de mésentente entre vous. J ’aimerais donc que ce dialogue soit l’occasion de préciser les contours de ces différences ou rapprochements. J ’aimerais aussi qu’il ne soit pas simplement Γ occasion de prolonger une guerre de positions, mais d’approfondir vos pensées respectives. L’adjectif « radical » est devenu aujourd’hui une commodité de langage servant à désigner tous ceux qui se détournent du bulletin de vote ou ne réduisent pas la pensée au commentaire du monde comme il va. Aussi, avant d’aborder toutes ces thématiques, pouvons-nous commencer par rappeler les conditions de votre rencontre, votre parcours commun et personnel.

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A la in B a d io u : Notre rencontre date d’un passé assez lointain. C’était à propos de la revue Cahiers pour l’analyse [1966- 1969], dont Jean-Claude Milner était l ’un des fondateurs. J ’ai travaillé pour cette revue plus tard, grâce à la médiation de François Regnault. C’est à ce moment-là que Jean-Claude Milner et moi avons fait connaissance et que nous avons commencé à discuter. Ce fut le temps de la rencontre, mais celui des contradictions est venu presque immédiatement. En effet, nos engagements et nos réactions respectives au moment de Mai 68 et de ses conséquences, notamment nos positions par rapport à l’organisation « Gauche prolétarienne » [1968-1970], ont été fort différents. On ne va pas revenir sur le détail de cette histoire, mais il est intéressant de constater qu’à peine nous étions-nous rencontrés que la contradiction la plus vive se mêlait à l ’apparence d’un travail commun.

Je a n -C l a u d e M i l n e r : C’était une discorde importante.

A. B. : Une discorde très importante avec des textes et articles sévères de part et d ’autre. Déjà la polémique est à l ’ordre du jour. C’est intéressant qu’elle soit presque originaire.

P. P. : De quel ordre était cette polémique ?

J.-C. M. : De façon anecdotique, je note un premier désaccord sur la question de savoir si, après Mai 68, nous allions ou pas continuer les Cahiers pour l’analyse. J ’étais pour que nous ne les continuions pas, alors qu’Alain Badiou envisageait la possibilité de les continuer. L’exemple qu’il avançait alors était celui du piano, tel que l’analysaient certains doctrinaires de la Révolution culturelle chinoise : il y a, disaient-ils, un usage révolutionnaire du piano ; on peut donc poursuivre la pratique du piano afin de servir la Révolution.

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A. B. : Et comme les Cahiers pour l’analyse étaient un excellent piano, sur lequel jouaient Jacques Lacan, Jacques Derrida, Serge Leclaire, Louis Althusser, et j ’en passe...

J.-C. M. : Ma position était liée à la conviction, que j ’ai toujours eue, que si l’on fait une chose, on la fait dans sa forme complète, et si cette forme complète ne répond plus à la conjoncture, alors on arrête.

À ce premier discord s’ajoute une manière totalement différente d’entrer dans le maoïsme. Badiou a toujours eu à l’égard du maoïsme - en tout cas j ’en avais le sentiment - un rapport fondé sur une familiarité voulue, travaillée, réfléchie, avec les textes chinois (ceux de Mao et ceux des divers participants à la Révolution culturelle), alors que moi, ce qui m’intéressait, ce n ’était pas la Chine, à laquelle j ’étais finalement assez indifférent. Ce sont donc deux entrées tout à fait différentes.

Le troisième point de divergence, c’est un rapport différent au marxisme, me semble-t-il. Ce qui m ’intéressait dans la Gauche prolétarienne, c ’était l ’idée que le marxisme était arrivé à une étape nouvelle - la troisième - qui entraînait des déplacements, en fait la fin du marxisme-léninisme, alors que Badiou était plutôt sceptique sur ce point. Je me souviens d’articles dans lesquels il critiquait sévèrement la notion de nouvelle étape, de troisième étape, etc. Le paradoxe veut que l’un et l ’autre soyons entrés dans le maoïsme à la suite de Mai 68, mais nous n’y sommes pas entrés de la même manière. En fait, nous y sommes entrés de manière opposée et avec des choix organisationnels opposés. Ce qui a déterminé la suite - cela s’est révélé plus tard - , ce sont des appréciations complètement opposées concernant la personne de Benny Lévy. Celui-ci était le dirigeant de la Gauche prolétarienne ;

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il a suivi l ’itinéraire que l ’on sait. Badiou a critiqué le point d ’arrivée comme révélant que quelque chose était erroné dans le premier temps du parcours.

A. B. : J’ai en effet perçu qu’il y avait une cohérence, presque explicite d’ailleurs, entre la manière dont les dirigeants de la Gauche prolétarienne se sont ralliés au maoïsme et la manière dont, par la suite, ils ont abandonné non seulement le maoïsme, mais également toute perspective concernant l ’action révolutionnaire organisée, le motif communiste, et même, en bout de course, la politique tout court. La figure qu’a prise leur abandon de la politique active à partir de la dissolution de la Gauche prolétarienne en 1972 a, rétroacti­vement, entièrement légitimé à mes yeux le sentiment que j ’avais que leur ralliement au maoïsme était largement, si l ’on est modéré, une fiction transitoire, et, si l ’on est dans le style de l’époque, une imposture. C’est la raison pour laquelle Jean-Claude a raison de dire qu’il y a, entre lui et moi, une continuité qui va de la différence inaugurale d’entrée dans le maoïsme aux contradictions encore plus vives qui ont résulté de ce que fut, pour les dirigeants de la Gauche prolétarienne, la sortie du maoïsme.

Ce qui est assez curieux, c’est que dans cette histoire, à chacune des étapes, le radicalisme extrême - en tout cas c’est ma perception - est plutôt du côté de Jean-Claude Milner. Je me suis toujours fait de moi-même l ’image d’un modéré. Dès le début je pense que nous pouvons opérer une synthèse entre la continuation des Cahiers pour l’analyse et les consé­quences de Mai 68, ce que ne pense pas Jean-Claude Milner. Ensuite, je pense que le maoïsme est une inflexion créatrice de la vaste histoire de la pensée et de l ’action communistes, alors que Jean-Claude Milner affirme que c’est une étape absolument nouvelle et sans précédent. Et à la fin je pense que

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nous pouvons continuer l’entreprise politique émancipatrice et la philosophie qui l ’accompagne, alors que Jean-Claude Milner pense que tout cela est bon pour la ferraille.

J.-C. M. : Il est clair qu’il y a une différence de conception concernant la notion de synthèse. Sans du tout attribuer à Badiou l ’usage de la trop fameuse trilogie « thèse, antithèse, synthèse », je crois cependant discerner chez lui un moment de la synthèse, une volonté synthétique qui se retrouve, de manière récurrente, sous des formes diverses. Dans le rapport entre la politique et la philosophie : « on peut penser la politique par le biais de la philosophie », alors que je pense qu’on peut penser la politique, mais pas par le biais de la philosophie ; de même sur le rapport de la philosophie et de la mathématique, et je pourrais prendre d’autres exemples. Par contraste, mon abord est toujours un abord séparateur ; je peux aménager des homologies entre des discours différents, mais ces homologies ne sont pas des synthèses.

P. P. : Sans doute. C’ est ce qui explique que vous ne partagez pas avec Alain Badiou le sentiment qu on assisterait de nos jours à un « réveil de l’histoire », même si vous êtes très attentif aux soulèvements arabes et aux conséquences mondiales de la crise économique de 2008. Mais ce différend sur la synthèse n’épuise pas vos différences ou convergences à propos de Marx dont la lecture aujourd’hui semble à nouveau

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nécessaire au vu du rôle dévolu à l’Etat comme fondé de pouvoir du capital.

J.-C. M. : Je crois qu’une chose saute aux yeux : c ’est que le noyau de l’analyse marxiste classique est revenu à l ’ordre du jour. Autrement dit l ’alternative, appelons-la libérale, en tout cas économiste stricte, s’est effondrée sous nos yeux.

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Pour comprendre ce qui se passe, il est clair que le recours au noyau dur de l ’analyse marxiste classique est de loin le plus efficace. L’autre question est de savoir si ce qui s’est passé sous nos yeux dans ce qu’on appelle les «révolutions arabes » correspond ou non au modèle marxiste de ce qu’on appelle une «révolution», mais c’est un autre problème.

A. B. : Sur ce point je suis plutôt d’accord avec Jean-Claude Milner. Sur ce qui structure aujourd’hui l’histoire générale du monde, la crise et tout ce qui va avec, il existe une espèce d ’évidence marxiste, c’est indubitable. Nous assistons à un retour spectaculaire de l ’efficacité analytique du marxisme. Il est vrai qu’un certain «marxisme» avait été pendant longtemps intégré par l ’idéologie générale. Des thèses qui, quand j ’étais écolier, étaient encore sévèrement critiquées par les professeurs et dans les manuels, comme le primat de l ’économie, son caractère déterminant, etc., étaient devenues au fil du temps des thèses consensuelles, des banalités de la discussion idéologique. Aujourd’hui, c’est un peu différent. Ce qui nous est rappelé est bien plus précis. Il s ’agit du caractère cyclique des crises, de la possibilité de certains effondrements systémiques, de la relation entre le capital financier et le capital industriel, de la fonction salvatrice de l’État dans les périodes de crise - les gouvernements comme fondés de pouvoir du capital - et aussi de l’horizon de guerre que tout ceci peut impliquer. Tous ces phénomènes sont pensés par un marxisme analytique, revu et approfondi. Mais quant à déterminer quelles sont les conséquences de type politique qu’on peut tirer de ces constats analytiques, quand il s’agit de savoir si les processus émeutiers, révoltés, massifs, auxquels on assiste ici ou là dans le contexte de la crise, dessinent ou non des perspectives analogues à celles qu’envisageaient les politiques qui se réclamaient du marxisme, c’est une autre

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paire de manches. Entre l’analyse systémique et la clarification politique, il n’y a pas de transitivité.

J.-C. M. : C’est d’autant plus une question différente - et là j ’en viens à Marx lui-même - qu’il a toujours été désemparé devant les mouvements à caractère révolutionnaire dont il était témoin. Il commence par être désemparé, puis il construit un discours. Prenons par exemple la Commune. Après un temps de recul, il s’accroche aux branches pour ensuite trouver un discours qui rende compte de ce qui se passe. Ce qu’il écrit est toujours intéressant, mais c’est vraiment disjoint de sa doctrine d ’ensemble. La question que vous posez à propos de Marx pourrait plutôt être posée à propos du marxisme-léninisme, c’est-à-dire de la relecture léniniste de Marx. Lénine complète le noyau dur de l’analyse marxiste par une doctrine qui fixe les critères de reconnaissance de ce qu’on appelle une « révolution », de ce qui n’en est pas une, quels sont les points de passage obligés, les marqueurs, etc. Le couplage du Capital et de la théorie des révolutions, dû à Lénine, c’est proprement le marxisme-léninisme. Pour le moment, rien de ce qui se passe dans le monde ne me paraît rendre de la vigueur au marxisme-léninisme.

A. B. : Si l’on entend par « marxisme-léninisme » la doctrine ossifiée de ce que j ’appelle le «vieux marxisme», à savoir le placage sur les circonstances les plus variées d’un arsenal immobile de catégories livresques, je pense moi aussi que ce « marxisme-léninisme » n ’a aucune chance de ressusciter, si grave que soit la crise du capitalisme. Comme l’a du reste suggéré Jean-Claude Milner, ce « marxisme-léninisme » était déjà mis à mal par le maoïsme, par de nombreuses inventions politiques issues de la Révolution culturelle. En particulier, le fait que penser une situation ne peut se faire qu’en se

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liant activement à ses protagonistes, qu’il s’agisse de jeunes révoltés, d’ouvriers en grève ou de paysans chassés de leurs terres, et que donc les catégories de la politique supposent des formes inédites de liaison entre les intellectuels et ce que les Chinois appelaient les « larges masses ». Aujourd’hui, le « vieux marxisme », le marxisme de la chaire, est encore plus moribond qu’il ne l ’était dans les années 1960. Par contre, que les émeutes actuelles aient quelque rapport avec une conception du mouvement de l’Histoire tirée du côté des masses, de leur mobilisation effective, de leur imprévi­sibilité révoltée, c’est une autre affaire. Pour affiner ce genre d ’hypothèse, il faut enquêter sur place. Comme disait Mao, « qui n’a pas fait d’enquête n’a pas droit à la parole ».

P. P. : Vous reconnaissez donc tous les deux la validité du marxisme analytique, mais vous êtes en total désaccord sur ce qu on doit penser du type d’organisation politique qui serait souhaitable de nos jours...

J.-C. M. : Il est possible que nous touchions là à une différence radicale. Pour ma part, cela fait longtemps que je pense qu’il ne peut y avoir d’accord théorique entre nous sur la réponse à la question : « Quelle doit être l’organisation politique dans telle ou telle circonstance ? » Je suis de ce point de vue tout à fait pragmatique. Quelque chose qui peut être opportun pendant deux mois peut cesser de l ’être deux mois après. Quand je dis qu’on peut penser la politique, cela ne veut pas dire qu’on peut penser l ’organisation politique.

A. B. : Bizarrement, si l ’on s’en tient à ce que Jean-Claude Milner vient de dire, je ne suis pas en désaccord. Il n ’y a pas aujourd’hui de théorie universellement acceptable ou légitime de ce qu’est une organisation politique visant l ’émancipation

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de l ’humanité ou, pour être plus précis, orientée par l ’idée communiste. Il y a eu pour l ’essentiel, quant à la question de l’organisation communiste, trois étapes. D’abord, la vision de Marx selon laquelle, comme il l’explicite dans le Manifeste, il s’agit d’organiser, à échelle internationale, une tendance idéologique à l ’intérieur de l ’histoire globale des soulè­vements. Pour Marx, les communistes sont une partie du mouvement ouvrier. Nous avons là une vision historiciste de l’organisation politique : elle n’est pas quelque chose de séparé, elle est une composante instruite de l ’histoire révo­lutionnaire, elle en éclaire les étapes à venir et la dimension mondiale. Ensuite, il y a eu la phase léniniste. Par une torsion très sévère infligée à Marx, Lénine propose de bâtir une organisation fondamentalement militarisée, c’est-à-dire une organisation séparée, apte à diriger des affrontements soit de type insurrectionnel, soit de type guerre civile prolongée. Dans tous les cas, ce type d ’organisation doit respecter des principes comme la «discipline de fer», la hiérarchie, l’aptitude à la clandestinité, etc. Ces principes ont fait la preuve de leur efficacité au niveau de la prise du pouvoir, du contrôle de l ’État, après un siècle entier d ’insurrections ouvrières écrasées dans le sang. Ces victoires ont alors rencontré un écho prodigieux, tout à fait justifié. Cependant, au niveau de l’édification prolongée d’une société neuve, s’orientant vers le communisme réel, la « forme Parti » inventée par Lénine a montré ses limites. Fusionnant politique communiste et État dictatorial, elle a combiné l’inertie et la terreur.

Nous pouvons donc dire que, sur la question de l ’organi­sation, les deux premières étapes sont révolues, nous le savons. Le marxisme-léninisme s’est effondré dans la période de la dé-légitimation des États socialistes. La Révolution culturelle, initiative étonnante du maoïsme, a été une tentative, interne à la seconde étape, d’en sauver les principes et le devenir en

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la réorientant vers le communisme par la mobilisation des masses, au besoin contre le parti sclérosé, que Mao nommait audacieusement la «nouvelle bourgeoisie ». Mais comme cette révolution a échoué, nous sommes partiellement démunis concernant les problèmes qu’elle traitait, et qui demeurent les nôtres. Du coup, la divergence entre Jean-Claude et moi ne porte pas sur la question de savoir s’il existe aujourd’hui une théorie formelle de l ’organisation politique communiste, la divergence porte sur la question de savoir s’il importe qu’il y en ait une ou pas. La conclusion qui me semble avoir été celle de Benny Lévy, et finalement celle de Jean-Claude Milner, est que ce point n ’a plus aucune importance. Je déchiffre donc cette position comme une entrée dans le scepticisme politique, purement et simplement.

P. P. : En tout cas, comme une entrée dans sa critique de la vision politique du monde.

A. B. : Tout le bilan que Jean-Claude Milner fait de cette expérience, que nous avons en un certain sens partagée, en tout cas entre 1968 et 1971, est qu’il n ’y a pas - et en réalité qu’il ne peut pas y avoir - de théorie de l’organisation poli­tique. C’est un bilan sceptique général des deux premières étapes de la question, comme des tentatives inscrites dans la Révolution culturelle. On le résumera philosophiquement en disant que la politique n ’est pas vraiment une pensée, qu’il n’y a en elle rien d’autre que sa pragmatique locale. De mon côté, je crois certes que les deux premières étapes de la politique communiste sont révolues, mais j ’affirme toujours que la politique est une pensée, et que nous inventerons l ’organisation politique de la troisième étape. Une fois encore, nous avons des diagnostics voisins, et des thérapeutiques tout à fait divergentes.

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P. P. : Jean-Claude Milner, vous avez parlé de « pragmatisme ». Est-il la conséquence de votre scepticisme ?

J.-C. M. : Oui, mais je reprendrais le terme de « scepticisme » en lui donnant un sens fort, c’est-à-dire un scepticisme au sens antique du terme, pas un scepticisme aimable. C’est une position sceptique concernant la politique comme organisation. D’où le pragmatisme et éventuellement l ’acceptation du bricolage - avec des diagnostics qui sont toujours à courte échéance, ce qui ne m’empêche pas de faire des prédictions. Pour reprendre la question des révolutions arabes, l ’épisode de la place Tahrir dure quelques semaines, en tout cas pour ce vers quoi c’est censé aller au début. Au bout de ces quelques semaines, l’armée reprend les choses en main, et maintenant les Frères musulmans leur disputent la prééminence.

A. B. : Ce que tu décris là est tout à fait analogue aux «évé­nements » de Mai 68. Ils durent quelques semaines, et puis, à partir du moment où on laisse le pouvoir organiser des élections, elles sont contre-révolutionnaires de façon ouverte. N ’oublions jamais qu’après Mai 68, les élections ont fait un triomphe au parti gaulliste. Entre le mouvement et l ’État, comme en Egypte (provisoirement?), entre l’émeute historique et l ’armée aidée par les Frères, les élections vont - c’est à mon sens une loi - dans la direction conservatrice. Cependant, tu n’as pas tiré de ce retournement, en juin 1968, les consé­quences sceptiques que tu en tires aujourd’hui. Au contraire, tu as rallié la Gauche prolétarienne !

J.-C. M. : Tu peux penser que le scepticisme était là au départ, mais c’est un diagnostic rétroactif.

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A. B. : Non ! Je ne crois justement pas qu’il était là au départ, je crois que c ’est le fruit d ’un bilan. Le bilan de l’échec tactique du maoïsme de cette époque.

J.-C. M. : Il est tout à fait clair que ce qui m ’a animé lors de mon entrée dans une organisation politique, la Gauche prolétarienne, n’était pas fondé sur une position sceptique. Mais il y a le moment où je l ’ai quittée. Je laisse de côté les raisons privées, quoiqu’elles aient été déterminantes. Disons seulement qu’elles ont rendu insurmontable un scepticisme que j ’éprouvais déjà. La Gauche prolétarienne, à ce moment-là, était en apparence en pleine prospérité, et pourtant un sentiment d’inquiétante étrangeté avait commencé de m ’habiter, suscité par les textes venus à ce moment de la Révolution culturelle. Je songe notamment à un texte dénonçant l ’idéologie de la survie. Il m’avait paru porteur des plus graves dangers.

P. P. : Votre scepticisme vous conduit parfois à affirmer l’inanité de toute discussion politique. Quelle serait alors votre définition de la politique ?

J.-C. M. : Ma réponse est très courte : je la ramène à ce qui est pour moi le pivot de la question politique, qui est la question des corps et de leur survie. C’est à la fin des fins le noyau dur. Effectivement, une discussion politique ne devient sérieuse que quand elle est confrontée à cette question.

A. B. : Nous dégageons enfin un point de divergence tout à fait radical. Pour moi, la question politique n’a pas le moindre intérêt si elle est exclusivement la question des corps et de leur survie. Ce qui se comprend parfaitement, étant donné qu’à la fin des fins, nous mourrons tous. Il faudrait du coup

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admettre que le criminel des criminels, en matière politique, est la Nature ! Pour ce qui est d’entasser les cadavres, elle est sans rival. C’est du reste pourquoi, comme l’avait déjà fort bien vu Spinoza, la mort et la survie n’ont jamais inspiré que la pensée morale ou religieuse. La vraie donnée politique a toujours été : qu’est-ce que la vraie vie ? Ce qui se dit aussi : «Q u’est-ce qu’une vie collective au régime de l ’idée?» Abstraitement, la question de la survie des corps relève du funeste concept de « biopolitique ». Concrètement, elle relève des services généraux de l’État. La politique n’a d’existence, absolument à rebours de tout cela, que si elle peut se présenter comme le devenir effectif d’une idée, comme son déploiement historique. Nous ne sommes pas du tout du côté des corps et de leur survie, mais du côté de la possibilité effective que le corps collectif puisse partager activement une idée générale de son devenir. Notre opposition est ici parfaitement claire.

Ce qui est intéressant c’est que cette opposition propose finalement deux bilans différents de la séquence antérieure. Comme Jean-Claude Milner l ’a très justement précisé, je ne peux certes pas lui imputer un scepticisme originel. Je comprends bien que c ’est un scepticisme rigoureux, une conséquence méditée, réfléchie et anticipée d’un bilan plus général de l’expérience révolutionnaire - ou prétendue telle -, des années 1968-1971. Ce qui m’intéresse, c’est qu’au terme de ce que j ’ai appelé la «deuxième séquence», le débat fondamental peut se formuler ainsi : ce que nous avons fait, avec passion, avec un enthousiasme subtil et créateur, il est possible de dire que cela a échoué. Mais puisque la question de l ’échec, on le sait bien, est une question ambiguë, nous demandons : de quoi cet échec supposé est-il l’échec ? D’une entreprise particulière, comme par exemple le maoïsme français de type «Gauche prolétarienne»? Ou de l ’idée générale qui a soutenu, animé cette entreprise particulière

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et quelques autres, et qu’on peut nommer «ouverture de la troisième étape du communisme » ? Si l ’on répond que c ’est bien de l’idée générale qu’il y a eu échec, on plonge, comme Milner, dans le scepticisme politique. Or je pense qu’en effet, singulièrement à partir des années 1980, ce bilan négatif l ’a emporté.

Nous baignons encore aujourd’hui dans le scepticisme politique. Tout le monde sait bien que ce qui se passe, les élections, les « réformes », les déclarations pompeuses des politiciens ne sont ni plus ni moins que la couverture du conservatisme le plus obstiné. Personne n’en attend un chan­gement essentiel, une nouvelle organisation de la société, etc. Mais ce que l ’on découvre alors, c’est que le scepticisme est en réalité l ’idéologie que requiert la perpétuation de nos États. C’est ce qui est demandé aux gens. Le bilan sceptique a en effet conduit à un ralliement pragmatique à la situation telle qu’elle est. Je dirais même: à la satisfaction qu’on trouve, dans cette situation, à ne pas avoir à lever le petit doigt pour une idée. Le scepticisme, c ’est aussi la possibilité béate, et même la justification suprême, de ne s’occuper que de soi-même, puisque rien ne peut changer le monde tel qu’il est.

Et puis il y a un autre bilan, tout à fait minoritaire, qui est que ce que nous avions expérimenté était la phase de transition entre la deuxième séquence du communisme et la troisième, au sens des trois séquences dont je parlais tout à l ’heure. Mais tenir ce bilan suppose qu’on admette que l ’ouverture de la troisième séquence peut être un processus long et complexe. Remarquons du reste qu’entre la première étape du marxisme politique, autour de 1848-1850, et le succès tout à fait inattendu du marxisme-léninisme en 1917- 1920, il y a un écart historique considérable. On le voit bien assez dans la littérature, le scepticisme politique est tout

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à fait dominant chez les intellectuels français à la fin du xixe siècle, après l ’échec sanglant de la Commune de Paris. Alors, dans les conditions d ’un tel écart historique, faut-il promouvoir le scepticisme politique ? Je pense évidemment que non. Ce qu’il faut promouvoir, c’est une ténacité toute particulière, minoritaire et combattante, pour restituer la jonction entre l ’idée et le principe d’organisation dans une figure qui n ’existait pas antérieurement.

J.-C. M. : Concernant ceux qu’Alain Badiou a appelés les « intellectuels véritables » (je laisse de côté le cas de Sartre, qui est un cas un peu particulier), ils ont eux-mêmes tiré un bilan d ’expérience. Le cas le plus évident est celui de Foucault. Il a dans un premier temps pris au sérieux jusqu’à l’extrême la thèse selon laquelle la survie n’est qu’une question d ’idéologie : ce sont ses textes sur l ’Iran et la révolution iranienne. Dans un deuxième temps, d’une manière que je ne peux pas thématiser chez lui, mais que je peux reconnaître, il a rompu avec ces textes pour en arriver à une position de scepticisme généralisé.

Je serais tenté de paraphraser cet itinéraire : « Si la tentative de la Gauche prolétarienne à laquelle moi, Foucault, j ’ai participé ou en tout cas apporté mon soutien, si la révolution iranienne dont l ’idéal a pu en être le substitut, si la fin de la Révolution culturelle c’est un avion qui s’écrase, si, si, et si, eh bien 1) la politique, fondamentalement, c’est du bricolage - et je reviens au scepticisme - et 2) la question centrale est bien celle des corps et de la survie. » D’où la question de la biopolitique qui, chez lui, n’est pas simplement une facilité : il signifie que le premier et le dernier mot de la politique est le bios, en tant qu’il s’oppose à la mort toujours possible. Je crois que la description que fait Alain Badiou est exacte. Mai 68 a plongé la figure révolutionnaire dans le présent, en l’arrachant

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au passé de commémoration et au futur de l ’espérance ; que cet événement ait été révolutionnaire objectivement ou pas, c ’est une autre question. De cette expérience du passage au présent, le bilan a été globalement de l’ordre du scepticisme ; et dans les « meilleurs cas » - je mets des guillemets car je m’y inclus - , un scepticisme de type antique.

P. P. : Ce qui revient à dire quoi ?

J.-C. M. : Ce qui revient à poser: il n’y a pas de méthode en politique, il n’y a que des données et des faits ; dans les situations concrètes, on gère de la meilleure manière possible, et pour une durée très courte et déterminée. Je note dans ce qu’a dit Badiou une sorte de «post-scriptum». Je cite de mémoire : « C’est la demande qu’adresse le système dominant pour sa propre perpétuation. » Il faut séparer les propos. Il y a d’un côté le fait qu’un certain nombre d’intellectuels ont fait l ’expérience de la possibilité révolutionnaire au présent ; ils ont ensuite conclu, après analyse, que ce qui se présentait à eux comme expérience révolutionnaire au présent ne répondait pas à certains marqueurs nécessaires de la politique ; ils ont enfin généralisé : «Le scepticisme est l ’horizon dans lequel s’inscrit tout discours organisationnel politique. » Ce processus, c’est une chose. Mais dire que c ’est une réponse à une demande politique, c’est autre chose.

A. B. : Ce n ’était pas ma thèse. Je ne disais pas que le scepticisme politique s’est constitué comme réponse à la demande de l ’État. Je pense, certes, que le mouvement de retournement d ’une partie de l’intelligentsia française, complètement déployé à partir des années 1980, est une renégation et un abandon de poste, au regard d’une tâche historique entrevue : solder le marxisme-léninisme et inventer

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la politique des temps nouveaux, quelles que soient la difficulté et la durée probable de l ’entreprise. Mais je ne méprise pas ce retournement au point de penser qu’il a été une réponse à une demande systémique de l’État bourgeois. Je dis qu’il a été le cheminement subjectif anticipé par lequel cette demande a trouvé, chez les intellectuels, sa nouvelle forme : le scepticisme politique, et le souci moral des corps et de leur survie. Ce mélange convient parfaitement, on le voit tous les jours, au capitalo-parlementarisme, qui est notre forme sociétale d’État. Il y a donc eu une convenance, mais elle n ’était pas la réponse à une demande, elle était plutôt la constitution de la nouvelle forme de la demande elle-même.

J.-C. M. : Cela ne me paraît pas convaincant. Il y a deux choses bien différentes : d’un côté, tout système établi, appelons-le « gouvernemental » pour ne pas dire « politique », demande sa propre perpétuation et adresse une demande indistincte de discours propres à servir cette perpétuation. D’un autre côté, il y a les discours distincts et notamment ceux que produisent les « intellectuels véritables ». Considérons la période qui est en train de se terminer à cause de la crise ; elle était adossée à l ’hypothèse qu’on avait trouvé les clés de la prospérité continue. Ces clés pouvaient fonctionner de manière inégale, suivant les pays - la France le faisait moins bien que l’Angle­terre de Margaret Thatcher, qui était un modèle censément indépassable, moins bien que les États-Unis de Reagan qui étaient aussi présentés comme un modèle indépassable, etc. - , mais globalement, tout le monde était d ’accord - quand je dis tout le monde, c’est-à-dire tous ceux qui participent de près ou de loin à une machine gouvernementale: c ’était vrai en Europe, aux États-Unis, en Amérique latine, en Asie du Sud-Est, en Inde, au Japon, en Chine, etc. La thèse était :

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« On sait ce que c ’est que la prospérité continue, indéfinie, et indéfiniment croissante. » À partir de là, la demande adressée aux intellectuels en général est une demande indistincte : « Produisez-nous le discours qui conviendra le mieux à cette certitude. » Il se trouve que dans un certain nombre de pays, le discours qui répondait le mieux à cette demande était une forme de scepticisme; mais premièrement, ce n ’est pas pour répondre à cette demande que le scepticisme s’est constitué, et deuxièmement, le scepticisme des intellectuels, ou en tout cas le mien, ne répond pas du tout adéquatement à la demande de scepticisme. Le scepticisme qui est demandé n ’est pas le mien.

A. B. : Mais même l’assertion positive qui est la tienne convient tout de même. Parce qu’à partir du moment où on dit que la question politique se résume à la question des corps et de leur survie, naturellement on est prêt à accueillir la promesse de prospérité générale comme la promesse adéquate. Si l ’idée n ’est pour rien dans l ’affaire, si la politique a pour unique principe la survie, pourquoi ne pas désirer ardemment les marchandises, médicaments compris, pour une survie agréable, et donc désirer plus que tout l ’argent grâce auquel on se les procure ? Parce que la promesse de prospérité continue, qui peut-elle satisfaire ? Eh bien, en priorité ceux qui pensent que la question politique se réduit à la question des corps et de leur survie. La prospérité, dont le capital et ses servants se déclarent les seuls agents possibles, promet que tous les corps pourront bénéficier de conditions raisonnables de survie prolongée. Il y a donc une adéquation absolue entre la doctrine selon laquelle ce qu’on peut et ce qu’on doit espérer concerne la survie des corps, et l ’idéologie générale selon laquelle, avec le capitalisme moderne, on a trouvé la clé de la prospérité continue.

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J.-C. M. : Je ne le crois pas du tout. Je crois que la certitude d ’avoir trouvé la clé de la prospérité continue entraîne comme corollaire que la question de la survie des corps est absolument inessentielle. Les corps et leur survie, mais aussi leur non-survie, ce n’est qu’un moyen de la prospérité continue. Donc, il n’y a pas d’adéquation. On peut les mettre en superposition. Par exemple, aux États-Unis, la promesse de prospérité continue répond à la photo du bébé sur laquelle il est écrit « ce bébé sera centenaire », et réciproquement. Mais le fait que cela se superpose en certains endroits et en certaines occasions ne signifie pas du tout que cela soit nécessairement en relation.

A. B. : En tant que promesse, si. Et d’ailleurs, c’est allé de pair avec la propagande tapageuse autour des sauvetages humanitaires dont les images étaient montrées (sélectivement, il faut le noter, mais c’est un autre problème) partout : à savoir un endroit du monde où les corps n’étaient pas garantis quant à leur survie, et où par conséquent on pouvait, on devait envoyer des parachutistes et des tanks « humanitaires ». Telle était l ’idéologie des droits de l’homme, des interventions humanitaires, du droit d’ingérence, un système idéologique complet. La biopolitique a été interprétée par l ’État de ce point de vue-là. Pourquoi est-ce que cela a marché, pourquoi a-t-on constaté une adhésion importante - car cette adhésion n’a été rompue que par la crise ? Parce que tout le monde - dans l ’Occident prospère - a interprété cela dans le sens: «Ma survie, la survie de mon corps, est devenue l’intérêt général des gouvernants qui ont trouvé la clé de la prospérité universelle. » Que derrière tout cela il y ait eu, en fait, de sordides conflits étatico-capitalistes concernant les matières premières et les sources d’énergie, nul ne s’y intéressait vraiment à échelle

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de masse. On n’allait pas chercher des poux à notre belle conscience morale, on était le soldat tranquille de la survie des corps, et il ne fallait pas aller voir du côté de l ’idée, des agissements impérialistes, du destin des peuples, du communisme, tout ça. Car l ’idée encombre le tranquille scepticisme politique du consommateur occidental.

J.-C. M. : Qu’un individu donné reçoive la promesse de prospérité comme la réponse à sa propre conviction que ce qui est fondamental, c’est la survie, je l’admets complètement. Mais cela ne veut pas dire qu’en sens inverse, la promesse de prospérité continue ait comme corollaire la promesse de survie; ce sont deux choses différentes, ce n ’est pas symétrique.

A. B. : Oui, mais entre les deux il y a les politiques. Les politiques au pouvoir, qui ont exactement cette fonction d’interface. Leur métier, c’est de dire : le système - appelons-le « capitalo-parlementaire » - , dans sa forme moderne, a trouvé la clé de la prospérité continue, et moi, gouvernement au pouvoir, je suis l ’interface entre ce système de prospérité continue et la promesse que je vous fais que vos corps se verront garantir santé et survie. La fonction du gouvernement est justement de transmuter l ’un en l ’autre. Je ne dis pas que la correspondance soit immédiate du point de vue du capita­lisme lui-même, mais, du point de vue de ce que promettent les gouvernements, eux-mêmes immanents au scepticisme politique généralisé, c’est bien cela qui se passe.

J.-C. M. : Oui, mais il faut bien qu’un gouvernement fasse une promesse qui satisfasse ceux qu’il s’agit de convaincre. Rien ne signifie que cette promesse ait la moindre importance.

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A. B. : C’est à voir. Situons-nous dans le champ général de ce système, celui où l ’on voit les servants de l’économie capitaliste déclarer qu’elle a trouvé la clé de la prospérité continue et qu’elle est le seul et unique système qui puisse la trouver. Considérons la masse des gens qu’on suppose animés par la question de la survie et de leur prospérité personnelle. Voyons à l’œuvre un gouvernement qui annonce qu’il va faire communiquer le système et le désir des gens, qu’il va pouvoir donner aux individus la version qui leur est la plus chère de la prospérité économique générale promulguée par le capitalisme, à savoir leur santé, leur bien-être personnel, leur « harmonie » intérieure et leur indifférence à tout ce qui n ’est pas eux-mêmes. Si quelqu’un, dans ce contexte, vient dire, comme tu le fais, que la politique n’a d ’intérêt que lorsqu’elle s’intéresse aux corps et à leur survie, ce quelqu’un est strictement homogène au contexte. Il en est donc un idéologue. Ne peut être hétérogène, dans ce cas-là, qu’une idée dont le terrain d’existence n ’est pas la survie des corps, si même elle en a le souci.

J.-C. M. : Il est homogénéisable à tout ça, mais homogénéisable ne signifie pas homogène. Le système que tu décris fonctionne sur l ’axiome «la prospérité n’a pas besoin des corps », elle a besoin des choses, elle naît des choses ; simplement elle peut parfaitement construire son schéma, qui n’a pas besoin des corps, de telle façon qu’elle promette qu’elle a besoin des corps. Ici, «homogénéisable» veut dire «hétérogène».

A. B. : Je crois qu’ici tu exerces une trop vive torsion sur la dialectique de l’identité et de la différence. Parce que tu as déjà exclu, dans cette affaire, la fonction des États et des gouvernants, qui sont les opérateurs par lesquels la masse des gens est ralliée à ce système de prospérité promise. Et

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ils se rallient parce qu’il y a une complète homogénéité entre l ’activité gouvernementale et le système qu’il y a derrière. Or, les fondés de pouvoir du capital que sont devenus nos gouvernants, de façon beaucoup plus voyante et essentielle qu’ils ne l ’étaient dans les années 1850 aux yeux de Marx, sont précisément ceux qui subjectivent cette homogénéité. Ce sont eux qui sont capables de dire, quelles que soient les variantes de leurs discours, qu’ils vont transformer en prospérité individualisable la prospérité étemelle fabriquée par le capitalisme. Qu’ils le fassent plus ou moins, qu’il y ait des ajustements très difficiles, que ce soit en partie un mensonge, c’est absolument évident, mais en subjectivité, tel est le système dans son ensemble, tel est son fonctionnement. Peut-on se déclarer hétérogène à ce système en continuant à déclarer que la question politique se résume à la question de la survie des corps ? Je ne le crois absolument pas. Et dans ce cas-là, c’est quand même trop homogénéisable, pour reprendre la distinction entre homogène et homogénéisable.

J.-C. M. : C ’est trop homogénéisable pour être vraiment homogène.

A. B. : En tout cas je n ’ai pas vu que le système capitaliste dans son ensemble y ait trouvé beaucoup d ’objections, il s’en est même fort bien trouvé... de l’humanitaire en général, de la survie des corps, de la propagande sur la prospérité, etc.

J.-C. M. : Tu ne peux pas sérieusement tirer argument de cela. Parce que le propre de ce genre de système, c ’est qu’il peut s’arranger de tout.

P. P. : Voilà un vrai point de discorde. Pour suivons-le en introduisant une autre idée, en partant de votre réflexion,

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Jean-Claude Milner, sur la peste d’Athènes comprise comme événement traumatique. Je cite un passage de Clartés de tout (2011) : «La peste d’Athènes n est pas un événement pour Platon, la philosophie n’a pas à en parler sinon pour la raturer, ce que Platon fait dans Le Banquet. » Et, plus loin : «Faire de la peste d’Athènes un événement sans importance c’est une décision philosophique, en faire un événement important, faire de la mortalité la rencontre de l’universel illimité et non pas la rencontre de l’universel limité ce sont par contrat des décisions radicalement antiphilosophiques. Est également antiphilosophique la possibilité que cette rencontre soit rapportée à la dimension traumatique de certains événements. »

Ma question est la suivante : il semblerait que, pour Alain Badiou, la philosophie, mais aussi peut-être la politique, doit être continuée, tandis que chez vous, Jean-Claude Milner, elle doit être réécrite, simplement revisitée. Car il ne fait pas de doute à vos yeux que certaines expériences traumatiques empêchent que la vraie vie soit expérimentée de façon imma­nente dans toutes les situations, comme le souhaiterait selon vous le philosophe. Pouvez-vous expliciter cet aspect ?

J.-C. M. : Je ne peux répondre que pour moi-même. Cela croise la question de Platon qu’Alain Badiou, d’un certain point de vue, réveille par sa traduction de La République. J ’ai toujours pensé, et je ne crois pas me tromper, que son rapport à Platon est constituant de son discours, alors que mon non-rapport à Platon est aussi constituant de mon propre discours. Ce qui ne veut pas dire que je ne lis pas La Répu­blique - et notamment la traduction de Badiou. Effectivement, j ’ai toujours été frappé par le contraste entre Thucydide d’un côté, et Platon de l ’autre. Un contraste qu’on peut observer dans le détail.

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Je m’en tiendrai à la peste d’Athènes. La place extrêmement importante qui lui est accordée est très étrange si on la juge selon des critères modernes. Apparemment, ce n ’est pas un événement décisif dans le cours de la guerre du Péloponnèse. Il y a bien plus important. Mais pour Thucydide, c ’est un événement décisif. Platon, au contraire, se borne à l ’évoquer en passant, comme quelque chose qui est arrivé, sans plus. Il n ’y prête pas grande attention.

J’ai toujours été frappé par cette série de contrastes. J ’y ai consacré un certain nombre de réflexions, jusqu’à ce que je parvienne à la conclusion que vous avez résumée. Effecti­vement, si l ’on considère que la politique minimaliste que je défends a comme noyau dur la question de la survie, alors on doit accorder une pertinence politique à tous les événements où se trouve mise enjeu la survie d’une collectivité. Surtout si cette collectivité s’affirme en tant que collectivité ayant une existence politique. Sous la plume de Thucydide, Athènes est la cité par excellence, pas nécessairement la meilleure, mais la seule dont il parle directement. Or, ce sont les Athéniens qui sont pris par la peste et qui vont, sous l’effet de la peste, agir en sauvages, sans lois ni humaines ni divines.

Selon moi, ces événements, ce type d’événement ont de structure une pertinence politique, dans la mesure même où ils peuvent faire s’évanouir la politique. Je ne peux pas parler à la place d’Alain Badiou, mais il me semble à le lire que la logique de sa position devrait le conduire à dire que ce type d’événement n ’a pas nécessairement, structuralement, de pertinence politique. Il peut en avoir occasionnellement, mais pas structuralement.

A. B. : Je te l ’accorde sans restriction. Tu as parfaitement indiqué dans ton propos la cohérence intrinsèque entre, d’un côté, la thèse selon laquelle la politique a affaire de manière

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centrale, quant à son noyau, au problème des corps et de leur survie et, de l’autre, le caractère nécessairement significatif, voire essentiel, des événements traumatiques concernant les corps et leur survie. Les deux reviennent finalement au même, mais ce qui est fondamental c ’est évidemment la thèse de départ, celle qui dit que la question de la politique c’est la question des corps et de leur survie.

Évidemment, je ne pense pas du tout que ce soit le noyau de la politique. Je pense que le noyau de la politique, c’est en réalité le processus historique de la corrélation collective entre égalité et liberté, ou quelque chose comme ça. La politique, c’est le réel du communisme, sous toutes ses formes. Tout le reste relève de l’État, de la gestion des choses.

Du coup, je pense que les événements traumatiques dont la provenance est naturelle, comme c’est principalement le cas pour la peste, qui est un événement épidémique, ou comme le fameux tremblement de terre de Lisbonne au xvme siècle, peuvent sans doute être historiquement importants et avoir des conséquences politiques non négligeables. Mais qu’ils soient des événements politiques à proprement parler, ça non, je ne le pense pas. La pensée politique est hors d’état de s’enraciner dans de tels événements. Du reste, je ne vois pas qu’aucune idée politique forte ait jamais commencé à s’affirmer de façon constructive à partir de désastres, sauf à conclure au scepticisme. Dans l’histoire, la méditation sur les désastres est théologique ou morale, jamais politique.

P. P. : Mais la Première Guerre industrielle, les gueules cassées, les charniers, la Seconde Guerre mondiale et les camps, cela n’ introduit pas une césure ?

A. B. : C’est autre chose. Les guerres et leur solde, on le sait très bien, sont dans l’espace de la politique, mais pour des

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raisons qui ne sont pas commensurables au désastre des corps. Il en est malheureusement ainsi. Le remaniement des rapports de force planétaires qu’une guerre propose, comme par exemple la guerre de 1914 en tant que signature du déclin irréversible de l ’Europe - dont, à vrai dire, nous constatons aujourd’hui une nouvelle étape et une nouvelle figure -, cela relève évidemment de l’histoire des États et de l’histoire de la politique. Mais on ne peut pas considérer le nombre de morts comme le fait politique principal. Il est bien plus une conséquence de déterminations étatico-politiques, ou une sorte de symptôme.

J.-C. M. : Il y a une différence de hiérarchie essentielle, puisque, bien entendu, je serais le premier à m ’intéresser aux aspects et à la dimension proprement politiques d’événe­ments tels que la Première Guerre entre nations industrielles (1914), la Seconde Guerre entre nations industrielles (1939) ou, avant elles, la guerre de Sécession, qui oppose le Nord en train de devenir une société industrielle et le Sud qui refuse cet avenir, etc. Il m’arrive de commenter ces événements du point de vue politique, au sens classique du terme. Mais c’est vrai que dans la hiérarchie de mes critères, ce qui amène la politique à prendre en compte non pas seulement des déplacements de frontières étatiques, mais des déplacements infiniment plus importants pour les sujets, c’est la dimension des massacres, de la mise à mort. Et c’est une opposition: Badiou ne nie pas l ’importance politique des charniers, mais c ’est second chez lui. Alors que moi, je renverse la relation.

A. B. : Pour ma part, je dirais que le nombre des morts, les cadavres, les massacres ne sont eux-mêmes intelligibles - et par conséquent, qu’on ne peut travailler à les empêcher - qu’en ayant l ’intelligence de la politique qui les a rendus possibles. C’est dans ce sens-là que ça marche. Ce n ’est pas à partir du

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massacre tel quel qu’on peut penser ce qu’est une politique, c’est à partir de la politique qu’il faut penser ce que c’est que le massacre. Il est évident que le génocide des Juifs par les nazis est un fait historique de première importance, mais j ’estime que la racine de son intelligibilité, à savoir comprendre ce qui a créé la possibilité d’un tel massacre, ne peut se trouver que du côté de l ’intelligibilité de la politique nazie en tant que politique. Et cette politique n ’est pas réductible à cela, elle comportait toutes sortes d’aspects et elle disposait cette horreur à l’intérieur de sa représentation générale. Donc, ce n’est pas que je me désintéresse des massacres, absolument pas, mais je pense que l’intelligibilité des massacres, et donc la possibilité qu’ils ne se reproduisent pas, oblige à revenir du côté de l’intelligibilité de la politique à proprement parler, c’est-à-dire, il faut bien le reconnaître, du côté de ce qu’étaient les idées des nazis. Je dis « idée » parce que, malheureusement, « idée » n’a pas de signification positive en soi. Il y a des idées politiques criminelles.

P. P. : Vous avez répondu tous les deux sur le plan de la politique, mais vous n’avez pas repris la distinction qui était établie, dans une phrase de Jean-Claude Milner, entre philosophie et antiphilosophie. En quoi la question de la survie et du traumatisme croise-t-elle celle de la césure entre philosophie et antiphilosophie ?

J.-C. M. : Pour clarifier les choses, on voit bien que le désaccord porte sur une hiérarchie entre ce qui est premier et ce qui est second. Ni l ’un ni l ’autre ne considérons que ce qui est second dans son dispositif est sans importance. Autrement dit, j ’accorderais à Alain Badiou qu’il n ’a pas d’indifférence à l’égard des massacres de masse, de même qu’il m’accordera que je n’ai pas d’indifférence aux déterminations

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politiques - et notamment aux idées nazies sur lesquelles je me suis aussi penché. Effectivement, il y a un rebond dans mon propos. En gros, je dirais : la philosophie, c’est Platon. C’est-à-dire l ’hypothèse que ce qui est premier est l ’idée politique. Je prends politique dans sa portée la plus générale. Chez Platon, c ’est l ’idée de la cité; chez Alain Badiou, ce sera l ’idée révolutionnaire ou l ’hypothèse communiste, qui ne sont pas sans inclure l ’idée politique au sens platonicien. Que l’idée politique soit l ’élément premier et que tout ce qui est autre qu’elle soit nécessairement second me paraît être une position fondamentalement philosophique. Cette position est celle qu’Alain Badiou a présentée comme étant sienne, et elle me paraît aussi caractériser celle que je crois percevoir chez Platon. En sens inverse, la position qui est la mienne est non seulement antipolitique - si on définit « politique » comme le définit Badiou, alors que si on définit « politique » comme je le définis, elle est au contraire éminemment politique - , mais certainement antiphilosophique. En tout cas, si on définit la philosophie comme je le fais et comme le fait, me semble-t-il, Alain Badiou.

A. B. : Ta description me paraît tout à fait correcte. N’oublions pas, dans les strates complexes de la discussion, que la consé­quence à mon avis rigoureuse et inéluctable de la position qui consiste à secondariser l’idée par rapport au caractère effectif ou historique de la maltraitance des corps aboutit inévitablement au scepticisme politique. Ne perdons pas de vue cela, parce que je crois que de ce point de vue-là, c ’est Jean-Claude Milner qui est cohérent, par rapport à d’autres qui prétendent maintenir un fantôme, un spectre de politique véritable, idéale, etc., dans le champ qu’il décrit.

En réalité, nous aurions deux dispositifs disjoints : un dispositif qui maintient l’existence possible de la politique en

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tant qu’effectuation organisée d’une idée, cette idée pouvant être variable, et un dispositif qui, au nom des événements traumatiques ayant pu affecter les corps et leur survie et susceptibles de les affecter à nouveau, conclut au bricolage en matière de politique. Voilà ce que sont les deux positions. Donc, il faut bien voir que le prix payé à la promotion des événements traumatiques comme point de départ - je ne dis pas que tout le reste est méprisé - fait qu’aucune idée n’étant commensurable à ce traumatisme, c’est au bricolage réparateur d ’une pragmatique d ’État qu’on peut au mieux se confier. Et quand on a dit cela, nous ne sommes plus dans une discussion sur la politique.

Je pense que Jean-Claude Milner devrait au bout du compte non pas opposer la réalité de la politique à la fiction éventuel­lement mortifère de la philosophie, mais formuler clairement sa position, qui consiste à dire que la politique n’existe pas. Elle n’existe pas, car ce qui existe ce sont des opportunités réparatrices ou protectrices concernant les corps et leur survie. L’action éventuelle pour empêcher ou interdire les massacres, je ne vois pas pourquoi on devrait appeler cela « politique ». Il s’agit d’une pragmatique, organisée ou inorganisée, étatique, personnelle ou collective : la pragmatique de la défense de l’intégrité des corps. Et cette pragmatique de l’intégrité des corps relève à l’évidence d’un souci de type éthique ou moral, d’une sorte de thérapeutique généralisée, laquelle n’a aucune raison de s’emparer du mot «politique».

J.-C. M. : On peut discuter sur les noms, mais pourquoi est-ce que je conserve une tendresse pour le nom de poli­tique? D ’abord parce que dans mon oreille cela résonne comme un calembour, c’est-à-dire que j ’écris politique de deux manières : d ’une part poli avec un i et d ’autre part poly avec un y. C’est-à-dire que la question de la politique

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repose fondamentalement sur le fait qu’il y a plusieurs corps parlants. Dès qu’il y a plusieurs êtres parlants, chacun des plusieurs peut empêcher chacun des autres de parler ; il réduit alors l’autre à l ’état d ’être non parlant, c’est-à-dire de non-être parlant ou de chose. Cela ressemble à une thèse hégélienne, mais à une différence près - et elle est majeure. Chez Hegel, le jeu se passe à deux, et le deux est décisif ; ici, le plusieurs constitue une série ouverte, illimitée et qui, en tout cas, commence à plus de deux. C’est pourquoi la question de la pluralité des êtres parlants est pour moi le noyau minimal de la question politique. J ’admettrai que le terme politique est ainsi utilisé d’une manière qui n ’est pas classique, mais j ’ai quelques titres à l ’employer ainsi.

P. P. : Cette politique des êtres parlants est-elle du côté de Γ antiphilosophie, pour vous, Alain Badiou ?

A. B. : Je ne la recevrais pas immédiatement du côté de l’antiphilosophie, d’abord parce que c’est une définition de la politique et que, en tant que définition de la politique, elle doit être examinée du point de vue de la politique. Mais surtout, je pense que c’est Jean-Claude Milner, l ’œuvre singulière de Jean-Claude Milner, qui anime son scepticisme politique de la vigueur que lui confère l’antiphilosophie proposée par Lacan. Il l’anime ainsi à partir du fait qu’il soupçonne la philosophie de ne pas prendre en compte de façon effective la menace qui pèse en permanence sur les êtres parlants, et qui est que l ’un d ’entre eux empêche les autres de parler. Ce qui veut dire que la philosophie ne prendrait pas en compte la question du tyran. C’est assez curieux, du reste, parce que le philosophe par excellence qu’est Platon est aussi le premier à avoir inscrit dans le discours philosophique la figure subjective du tyran, et le premier à l ’avoir décrite minutieusement, y compris selon

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les protocoles inconscients qui l ’animent. Faut-il penser que, parfois, il arrive à un défenseur de l ’antiphilosophie de ne pas voir qu’il nage en pleine philosophie ? Quoi qu’il en soit, l’antiphilosophie, sur ce point, résulte du soupçon qu’elle fait porter sur la philosophie, dès lors que celle-ci néglige le corps parlant, dès lors qu’elle prend les choses du côté de l’idée.

P. P. : Du côté de l’idée ou du discours du maître ?

A. B. : Oui, peut-être. Qu’il faille des maîtres, en philosophie, tout le monde le sait, et cela ne me gêne nullement. En tout cas, s’il s’agit de la vision qu’elle se fait de la politique, il est vrai que la philosophie en général, et la mienne absolument, refuse de partir purement et simplement de la multiplicité des corps parlants. En ce qui me concerne, je ferais simplement remarquer - en tout cas pour la vision que j ’en ai - que je pars de la multiplicité. Est-ce que cette multiplicité doit être obligatoirement celle des corps, c’est toute la question. Par exemple, est-ce que la multiplicité des sujets signifie la multiplicité des corps parlants ?

Autrement dit, la discussion pourrait être la suivante : est-ce que « corps parlants » est une définition suffisante de l’espace dans lequel se meuvent les collectifs humains pour qu’on puisse immédiatement parler de politique ? Je ne le crois pas. Je crois que c’est la détermination initiale de la multiplicité des êtres humains comme étant réductible à la multiplicité des corps parlants qui interdit déjà qu’on parle de politique. Parce que la politique suppose bien d’autres paramètres dans la définition même du sujet concerné que simplement le fait qu’il est un corps parlant.

Le corps parlant ne définit que l’humanité en général. Mais la politique n’est pas l ’affaire de l ’humanité en général, la politique est quelque chose qui suppose la figure de l’État, un

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système de relations entre des sujets qui ne sont pas réductibles à leur survie, et en outre des événements qui soient condition d ’un type particulier de vérité. D’ailleurs, cette approche est déjà un peu présente dans ce que dit Jean-Claude Milner, parce que si un corps parlant peut interdire aux autres corps parlants de parler, c ’est nécessairement pour des raisons qui ne se déduisent pas du fait qu’il s’agit de corps parlants. Mais alors quelles sont ces raisons ? C’est là que commence, à peine, la politique.

J.-C. M. : Et c’est là que commence notre désaccord ! Puisque je pense qu’interdire - je préfère dire empêcher - c’est la condition, non seulement nécessaire mais suffisante, pour qu’il y ait politique.

A. B. : Parce que tu confonds « politique », qui est une pensée- pratique, et « État », qui est une institution-pouvoir, ce qui est la faute majeure dans ce domaine. Cependant, ma question ne portait pas sur ce point, elle portait sur la notion même d ’empêchement. Tu ne peux pas déduire la notion d’empê­chement du simple fait qu’on a affaire à une multiplicité de corps parlants. Empêcher suppose un protocole très complexe de relation entre les corps parlants, que tu ne déduiras pas du simple fait que ce sont des corps parlants.

J.-C. M. : Je pense que, sur ce point, nous ne sommes abso­lument pas d’accord. Je pense que l ’existence de la simple parole est en elle-même un empêchement.

A. B. : Alors l ’empêchement est inéluctable.

J.-C. M. : Oui, tout à fait.

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A. B. : Alors, si l ’empêchement est inéluctable, comment peut-on l’empêcher?

J.-C. M. : Parce qu’il se règle, se régule.

A. B. : S ’il se régule, c ’est qu’il peut être empêché. Tu vois bien que tu introduis nécessairement une dialectique différente de celle de la simple identité/différence entre des corps parlants. On ne peut pas déduire quelque consi­dération politique que ce soit de la simple multiplicité des corps parlants, parce que, en réalité, on a affaire à des pro­tocoles d’interdiction, d’empêchement de l ’interdiction, ou d’interdiction de l’empêchement, et que ces protocoles, tu ne peux pas les déduire de la simple multiplicité des corps parlants.

J.-C. M. : Nous sommes entrés dans une discussion qui nous ramène quasiment au schéma des querelles entre post-kantiens. Je veux bien que ce ne soit pas hypothético-déductif, mais considérons que ce sont des thèses ordonnées. Première thèse : la multiplicité des corps parlants ; deuxième thèse : un corps parlant empêche n’importe quel autre corps parlant, par sa simple existence, de fonctionner en tant que corps parlant ; troisième thèse : ou bien on en reste là et il n’y a plus de corps parlants, ou bien les corps parlants continuent d’être des corps parlants et cela suppose un système de régulation, c ’est-à-dire de succession de prises de paroles, etc. Alors, mettons que cette chaîne de propositions ne soit pas d’ordre hypothético-déductible...

A. B. : Mais l ’intégration des niveaux ne l ’est pas. Déjà le passage du premier au deuxième niveau est proprement inintelligible. Pourquoi est-ce que de la multiplicité des corps

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parlants s’inférerait, de quelque manière que ce soit, qu’un corps parlant puisse interdire aux autres de parler?

P. P. : Ce qui revient à se demander en quoi Γ empêchement serait constitutif?

A. B. : Exactement. On pourrait aussi bien dire que, au contraire, la parole est par elle-même autorisation donnée à l ’autre de répondre à une question. Voire même une suscitation de la parole de l’autre. Il est quand même bien dogmatique de penser que le deuxième niveau se constitue ainsi, et quant au passage du deuxième au troisième, il est totalement inintelligible, car s’il est du pouvoir de tout corps parlant d’empêcher les autres de parler, et si c’est cela qui se produit automatiquement, on ne voit pas d’où vient la régulation. Il faut bien que celle-ci soit inscrite, de façon excentrée, dans la situation elle-même. Lacan nomme l’Autre cette inscription excentrée. Moi, je l ’appelle l ’État. De façon du reste très générale : l ’état de la situation.

P. P. : Est-ce qu on pourrait clarifier cette notion d’empê­chement avec celle de pouvoir ?

J.-C. M. : Pour moi c’est le simple fait de l ’existence même, de la prise de parole même. Je veux bien que cela ne soit évident que pour moi, mais comme le cogito n ’est évident que pour celui qui le profère. Cela ne me gêne pas qu’on me dise : « Cela n ’est pas démontrable, ça n’est pas déductible, ce sont des affirmations. »

A. B. : Je suis gêné que ça ne te gêne pas. Mais en outre, le problème n’est pas seulement que ce soit non déductible, ce que je pense, c’est que c’est intrinsèquement inintelligible.

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Pour être fonctionnel et compréhensible, ton schéma devrait supposer qu’en réalité ce qu’il y a - le « il y a » en tant que tel - est toujours composé, prenons ton axiomatique, de corps parlants dans un champ où opère une régulation. Et que c’est ça, pour toi, la politique, ou tout aussi bien son inexistence factuelle. C ’est la définition la plus abstraite possible du fait qu’il y a toujours un pouvoir, un état de la situation des corps parlants. Je veux bien accepter qu’on réduise la situation à la multiplicité - d’ailleurs la multiplicité est ma catégorie ontologique majeure - , mais cette multiplicité (dans ta vision, celle des corps parlants), il me semble que tu devrais concevoir qu’elle est toujours soumise à des régulations interdictrices ou d’autorisation qui sont immanentes à son champ d’existence.

P. P. : Votre argument, Jean-Claude Milner, ne vise-t-il pas les corps parlants en tant qu’ils sont toujours pris dans des dispositifs de discours ? dans des rapports de pouvoir et de savoir ? Lorsque René Cassin, par exemple, en 1948, décide de remplacer le mot « international » p a r le mot « universel », il empêche celui ou celle qui voulait conserver le mot « international » de parler. Une déclaration de ce type d’ailleurs - à l’image de celle de 1789 - ne permet-elle pas d’illustrer votre propos ?

J.-C. M. : On peut prendre ce type d ’illustration. Ce que j ’accepte tout à fait comme objection ou comme fin de non- recevoir, c’est que ma procédure soit volontairement abstraite. C’est une généalogie volontairement abstraite.

A. B. : C’est à ce niveau que j ’essaie de la comprendre.

J.-C. M. : Pour moi, c’est ordonné. Je veux dire par là que, dans un premier temps, il n ’y a pas forcément ce qui semble

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essentiel dans la critique d ’Alain Badiou, à savoir l ’idée que, dès qu’il y a multiplicité, il y a de manière immanente possibilité de régulation. Pour moi, non. Pour moi, ce sont des temps ordonnés.

A. B. : Dès qu’il y a des multiplicités, si tu veux que soit intelligible le fait qu’un terme de la multiplicité est en position d ’empêcher les autres d’exister dans cette multiplicité au même titre que lui - ce que veut dire pour toi, par exemple, leur interdire de parler - , alors tu supposes quelque chose de plus dans les pouvoirs dont dispose telle multiplicité parlante que ce dont elle est supposée disposer au départ en tant que simple multiplicité. Parce que ce pouvoir-là, interdire, empêcher, c’est une relation. Il faut donc aussi que, dans ta généalogie, tu penses la relation. Or, tu ne penses pas que le corps soit une relation, mais pas non plus la parole, puisque la prise de parole est toujours chez toi interdiction faite à l ’autre de parler.

J.-C. M. : Absolument.

A. B. : C’est justement ce qui est inintelligible. D’abord, je ne vois aucune raison pour que la prise de parole soit interdiction faite à l’autre de parler.

J.-C. M. : Parce que ce n’est pas une relation.

A. B. : Mais si ni le corps ni la parole ne sont des relations, et s’il n’y a que des corps parlants, il n’y a aucun espoir qu’il y ait jamais une régulation? Parce qu’il n’y a que la relation qui peut être régulée, rien d’autre. S’il n ’y a que des êtres parlants, tu ne peux réguler ni le fait qu’ils sont des corps ni le fait qu’ils parlent, puisque c’est leur définition même.

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Donc, si tu ne peux réguler aucun des termes, que peux-tu réguler? Il faut bien que tu puisses réguler une relation...

J.-C. M. : Je ne suis pas d ’accord, la première relation est une régulation.

A. B. : Je suis bien d’accord, mais qu’est-ce qu’elle régule?

J.-C. M. : Elle ne régule que la coexistence et la coprésence.

A. B. : Mais il faut qu’elle régule un point bien plus précis ! Il faut qu’elle régule la possibilité qu’une prise de parole ne soit plus l ’interdiction faite aux autres de parler ! Or cela, je regrette, suppose une relation. Je ne vois pas comment tu peux soustraire la relation et ensuite la réguler.

J.-C. M. : Alors là, c ’est moi qui ne comprends pas. Que signifie « supposer » ?

A. B. : Tu supposes que ce qui existe c ’est une multiplicité de corps parlants, et tu supposes en outre que toute prise de parole interdit aux autres de parler. C’est en ce sens que je prends « supposition ».

J.-C. M. : J ’entends bien. Étant donné la multiplicité des corps parlants, Alain Badiou pose qu’y est déjà incluse la potentialité de régulation. Pour ma part, je ne vois entre les deux moments aucun lien de nécessité.

A. B.: Pas seulement potentiellement, actuellement! C’est curieux, tu restaures en un certain sens l ’hypothèse rous- seauiste d’un état de nature.

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J.-C. M. : Oui.

A. B. : C ’est exactement ça. Et après vient le contrat. Je te croyais très antirousseauiste sur ce point, c ’est un peu surprenant pour moi. Tu supposes véritablement qu’il existe un état de nature et que, à un moment donné - qui a toujours été, dans la généalogie rousseauiste, un élément mystérieux supposant l ’intervention d’un législateur venu d’on ne sait où - , cet état de dispersion naturelle devient un état relationnel concentré ?

J.-C. M. : Je t’accorde que je suppose quelque chose d’analogue à un état de nature, mais il n ’en reste pas moins que je postule non pas l’isolement et la dispersion, mais la coprésence, et que c’est cette coprésence qui va faire la difficulté. Rousseauiste, oui, en ce qui concerne la position d’un état de nature ou en tout cas d’un temps logique initial ; non, en ce qui concerne la structure de cet état de nature. Plutôt que Rousseau, tu pourrais alléguer le Freud de Totem et tabou (1913).

A. B. : Toutes les généalogies de cet ordre, oui. Toutes les généalogies qui présupposent qu’il existe un état de coprésence non relationnel, alors que la relation est toujours déjà là. Dès qu’un multiple est localisé, et il l ’est toujours, il y a relation.

P. P. : Pouvez-vous préciser vos différences sur cet état de coprésence ?

J.-C. M. : En réalité, ma position est assez simple et banale. Tout le monde pense ça.

P. P. : C’ est-à-dire ?

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J.-C. M. : Freud le pense, donc tout le monde le pense !

A. B. : Moi, je soutiens que toi-même tu ne le penses pas ! Personne ne pense que la relation, que la régulation par l’État, sont des surgissements inintelligibles dans un univers de pure coprésence où chacun en outre empêche l ’autre d’exister !

J.-C. M. : Je crois avoir exposé ma position, qu’on l ’accepte ou pas ; je crois comprendre tes critiques ; ce que je voudrais, c’est que tu proposes.

A. B. : Mais partout où il y a parole il y a du grand Autre, c’est tout. Donc partout où il y a parole, il y a déjà une législation relationnelle de cette parole.

J.-C. M. : Oui, le pivot chez Badiou, c’est le «déjà». Alors que, chez moi, le pivot est un « pas encore ». Au moment où se pose la multiplicité des êtres parlants, il n’y a, selon moi, pas encore législation relationnelle de leur parole.

A. B. : D’accord. Je dirais pour clarifier la chose que, pour moi, de manière générale, la multiplicité, lorsqu’elle apparaît, est toujours déjà dans une constitution transcendantale qui organise le système des relations possibles.

J.-C. M. : Cela me plaît de te l ’entendre dire, parce que c’est ce que je pense que tu penses. Je pense que ton dispositif repose sur un « toujours/déjà », qui est une sorte d ’opérateur fondamental. J’emprunte cette expression parce qu’elle est familière...

A. B. : Je pense que tout se passe comme si ta conception était en réalité atomistique.

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J.-C. M. : J’allais le dire. Et « mon » philosophe, si j ’ose dire, c ’est Lucrèce.

A. B. : Chez Lucrèce, il y a déjà le clinamen.

J.-C. M. : Alors c’est Lucrèce sans le clinamen !

A. B. : Ça me plaît de te l ’entendre dire. Parce que Lucrèce sans clinamen, cela aboutit, du point de vue de Lucrèce lui-même, au fait que rien n’est régulé, rien n’advient.

J.-C. M. : Il n ’y a pas de nature, oui.

A. B. : Je suis une fois de plus frappé par le fait que, depuis le début, se produit entre nous une sorte de scission immédiate à partir d ’un point qui, quoique presque en éclipse, nous est commun, et est toujours le même. Ce point commun, que nous partageons toi et moi, est une matrice très pauvre, qui peut se dire : il y a du multiple, de la coexistence pure. Pour moi, ce sera dans la figure ontologique de la théorie des ensembles, dans laquelle en effet la relation n ’existe pas (elle est elle-même une forme du multiple). Et pour toi, c’est la multiplicité coexistante des corps parlants, sans même le clinamen. Voilà la matrice.

Mais se produit alors immédiatement une divergence. La construction de Jean-Claude Milner opère par un énigmatique passage « à un autre plan », puisqu’il n ’y a pas de « déjà » qui puisse constituer la relation. Tandis que chez moi - c’est le passage de L’être et Γ événement à Logiques des mondes - , si c’était vrai, ce serait comme dans Lucrèce sans le clinamen, rien n’aurait jamais eu lieu, que les atomes. Pour qu’il y ait quelque chose, ce que j ’appelle un « monde », et que Milner appelle une

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« nature », il faut supposer que les multiples coexistants sont identifiés et différenciés par des conditions relationnelles que je nomme le transcendantal du monde. Au fond, Jean-Claude Milner demeure dans une atomistique radicale, et en fin de compte fait l’hypothèse que ce n’est qu’avec des relations toujours circonstancielles et bricolées, toujours en somme plus ou moins inexistantes, qu’on parvient à empêcher les interdictions que tout atome (tout corps parlant) constitue pour tous les autres. Pour Milner, il n ’y a pas de lien général, ni de doctrine générale de tout cela. Il n’y a pas de monde.

J.-C. M. : Effectivement, pour moi il n’y a pas une nature au singulier, il n’y a pas de monde. Donc oui, la dichotomie de l’approche est flagrante.

P. P. : Il n’y a pas de nature, mais il y a une solitude humaine intrinsèque !

J.-C. M. : Je ne sais pas si c’est le terme que j ’emploierais. Je pense que le terme d’«atomisme» est meilleur. Y compris dans la dimension d’insécable, puisque telle est ma théorie des libertés corporelles, c’est-à-dire qu’il y a un noyau impénétrable. Ne serait-ce que par rapport aux fonctions les plus élémentaires de la police. Un régime de liberté se reconnaît entre autres traits à ceci : mis en face de la police, un être parlant doté d’un corps est en mesure d’opposer une barrière qu’aucun pouvoir légal n’a le droit de franchir. Dans la « politique des choses », tout le problème est de considérer que les sujets sont impénétrables, alors que les choses sont pénétrables...

A. B. :... sont toujours pénétrables, et c’est un point sur lequel je suis descriptivement tout à fait d ’accord, il s’agit d’ailleurs d’un point crucial aujourd’hui.

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J.-C. M. : C ’est pourquoi le terme de « solitude» ne me convient pas.

A. B. : Quant à moi, « solitude » ne me dirait quelque chose que dans l’élément générique de la construction d’une vérité. Dans l’élément générique de la construction d’une vérité, il est en général question de plusieurs individus, voire de collectifs, ou même d’une sensibilité universelle. Il en résulte que rester en dehors d’une telle construction peut induire un sentiment de solitude. Être seul, c’est toujours être exclu d’une vérité partageable. Cela aurait du sens pour moi de parler de solitude amoureuse, quand on a perdu l ’autre. Encore un terrible exemple de l’expérience de la solitude : ne pas comprendre la démonstration d’un théorème, ou d’être indifférent, sur le trottoir, quand se déroule une manifestation révolutionnaire. Ou encore, écouter sans comprendre la création de ce qui sera tenu plus tard pour un chef-d’œuvre de la musique. Ainsi, la solitude peut advenir dans la mesure où des vérités sont créées. Elle n’est pas une donnée primordiale.

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Considérations sur la révolution, le droit, la mathématique

P. P. : Vous avez évoqué votre entrée dans les « années rouges » et votre rapport à la Chine ; quel jugement portez-vous rétro­spectivement sur le bilan de ces années et de la Révolution culturelle ? Aujourd’ hui, après les livres de Simon Leys et les films de Wang Bing sur la Chine et, pour le Cambodge, les films de Rithy Panh, sans oublier les livres de François Bizot, quelle idée vous faites-vous de cette mémoire longtemps occultée de la Révolution culturelle et des massacres commis au Cambodge au nom de la Révolution ?

J.-C. M. : «Occultation» n’est pas le mot que j ’utiliserais me concernant. J’ai lu le livre de Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao, très tôt. Ce que je peux dire, c’est que je l ’ai passé au filtre de la révolution ou du moins de l ’un de ses modèles - le modèle qui régnait alors. On peut le résumer ainsi : la séquence qui s’ouvre en 1789 et se poursuit par 1793 détermine l ’horizon de tout ce qui prend le nom de « révolution ». Mais si toute révolution a comme paradigme la Révolution française, alors effectivement elle s’accompagne de mises à mort. Le fait qu’il y ait eu des mises à mort en Chine n’a donc été pour moi ni surprenant ni déterminant.

Ce qui m’est apparu par la suite, c’est qu’il fallait percevoir la Révolution culturelle comme quelque chose de tout à fait

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singulier. En fait, elle clôturait le modèle de révolution qui m ’avait marqué et dont je viens de parler. La révolution chinoise de 1949 s’y inscrivait encore, pas la Révolution culturelle. J ’ai eu le sentiment de plus en plus fort, quand j ’appartenais au mouvement maoïste, que dans la «Grande Révolution culturelle prolétarienne » - c’est le nom qu’elle prenait - , il fallait tout prendre au sérieux : elle était grande par rapport aux révolutions antérieures ; elle était grande parce qu’elle était prolétarienne quand les précédentes ne l’étaient pas, pour des raisons historiques en ce qui concerne la Révo­lution française et pour des raisons de « faux pas », de « ratage » en ce qui concerne la révolution soviétique. Enfin, elle était grande et prolétarienne parce qu’elle était culturelle. Elle ne se limitait pas aux rapports de production ou à la guerre révolutionnaire, mais s’étendait à l’ensemble de la culture. En fait, elle s’en prenait à la possibilité même de toute culture. La Révolution culturelle, ce n’était pas la conséquence seconde de la révolution accomplie, mais c ’était la condition de cet accomplissement. C’est une innovation radicale au sein du modèle, et sans doute oblige-t-elle à sortir du modèle.

À partir du moment où j ’ai perçu cela, la question des mises à mort est devenue de plus en plus importante. J ’évoquais, lors du précédent entretien, la place qu’a prise alors pour moi la question de la philosophie de la survie. Tout ce qui est venu après comme information m ’a confirmé dans le sentiment que quelque chose de singulier se passait. Or, ce sentiment, je l’ai éprouvé alors que j ’étais encore militant de la Gauche prolétarienne. Bien entendu, je ne dirai pas que, sur le moment, j ’ai pris la mesure de ce qui se passait. Néanmoins, ce que j ’ai appris sur le Cambodge (pour le Cambodge, les informations sont arrivées assez tôt) ou ce que j ’apprends encore aujourd’hui concernant la Chine (pour la Révolution culturelle chinoise, l ’étendue des témoignages est apparue

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progressivement), je ne dirais pas que cela ait entraîné pour moi une rupture. La rupture s’était produite avant. D’abord sous la forme de la nouveauté radicale que j ’attribuais à la Révolution culturelle, puis avec la constatation que cette nouveauté était devenue pour moi un repoussoir.

A. B. : Ma perception est évidemment tout à fait différente. D ’abord, je voudrais souligner que, de même que les plus extrêmes violences ont toujours accompagné les phénomènes révolutionnaires, à partir du paradigme de la Révolution française jusqu’à la Révolution culturelle comme figure sans doute ultime - et j ’y reviendrai - du paradigme révolutionnaire, de même la réduction des phénomènes révolutionnaires aux massacres accompagne, escorte, voire même est constitutive de la propagande contre-révolutionnaire. On peut même dire que le dispositif général de cette propagande contre-révolutionnaire a été mis en place dès les années 1815, où Robespierre n’est pas présenté différemment de Pol Pot aujourd’hui, à savoir comme un fou sanguinaire, développant une violence illimitée, laquelle condamne dans son principe même le phénomène révolutionnaire. Alors, quand on est subjectivement du côté de la tradition des révolutions, de l ’idée de révolution, la méfiance spontanée est de rigueur contre tout ce qui ressemble à cette propagande qui a plus de deux siècles.

Reportons-nous aux années 1960-1970. On est instruit de tout cela, et on est révolutionnaire. Donc, on considère la question de la violence d’un tout autre œil. La violence révolutionnaire est assumée comme une condition intrinsèque de la tradition révolutionnaire sous différentes formes, y compris, on le sait parfaitement, un rapport très complexe entre ce qu’on peut appeler les violences légales ou semi- légales (les tribunaux révolutionnaires de la République, les exécutions, la répression militaire des dissidences en Vendée)

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et les nombreux massacres locaux qui se produisent dans un contexte de terreur populaire. Le paradigme en est, depuis l ’origine, les massacres de septembre 1792 dans le cas de la Révolution française, par opposition précisément aux activités politiquement contrôlées des tribunaux révolutionnaires.

Depuis toujours, les situations révolutionnaires mélangent d ’extrêmes violences étatiques, des violences terroristes de masse, et les révolutionnaires, les gens à subjectivité révolutionnaire, ont toujours assumé qu’il en était ainsi. De même, la propagande contre-révolutionnaire a toujours soutenu que l ’essence des révolutions était en définitive criminelle. Si je me rapporte à l ’époque, sachant tout cela, il faut dire que la question de la violence n’était aucunement au centre de nos préoccupations politiques. Le centre de gravité des questions c’était : à quoi a-t-on affaire du point de vue de la politique ? Qu’est-ce qui est visé comme résultat ? De quel type de transformation de la société s’agit-il? C’est à partir des réponses à ces questions que nous jugeons la violence, et non pas à partir de la violence que nous jugeons ces réponses.

Dans le cas de la Révolution culturelle, on est en effet confronté à une figure inédite et singulière du paradigme, à la fois par son ampleur, par sa durée, mais surtout par le fait que ce phénomène révolutionnaire se produit dans les conditions d’un État socialiste. Or, pour nous, c ’est le point clé. Le point clé qui détermine l’opposition entre maoïsme et stalinisme.

Le stalinisme exerce une terreur presque illimitée, dont le registre est policier, centralisé, étatique. L’État chinois a été l ’héritier de cela dans une large mesure pendant des années, mais avec la Révolution culturelle, on assiste à un phénomène singulier et irréductible, qui est une révolution dans les conditions de l ’État socialiste. Comment la vivons- nous à l ’époque? Nous la vivons comme une chance de

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nouveau offerte au paradigme révolutionnaire de masse après sa confiscation par l ’État stalinien. Donc, la Révolution culturelle apparaît naturellement comme rouvrant l ’horizon révolutionnaire dans des conditions qui sont celles de l’État socialiste. C’est pour cela que j ’ai toujours dit que, d’une certaine façon, la Révolution culturelle, dans des conditions absolument différentes, occupait stratégiquement, du point de vue de la pensée, la même fonction que la Commune de Paris au xixe siècle. La Commune de Paris avait été la première forme - comme on disait à l’époque - de la dictature du prolétariat. Elle avait été la première insurrection ouvrière et communiste momentanément victorieuse. Cependant, elle avait finalement échoué, elle avait été écrasée dans le sang. La Révolution culturelle était la première tentative de révolution communiste à l ’intérieur d’un État socialiste. Il y avait donc un côté singulier et originel dans chacune de ces deux révolutions, qui a d’ailleurs entraîné une comparaison interne, parce que la référence à la Commune de Paris est très vite devenue un élément explicite de la subjectivité des révolutionnaires chinois.

Le point fondamental à mes yeux n’est pas tant le fait qu’on connaisse l ’étendue et le détail des massacres, comme cela arrive toujours après les périodes de révolution. Le point clé, c’est que c’est un échec complet. Et comme après l ’effon­drement de la Commune de Paris, qui a entraîné des révisions fondamentales de la pensée politique communiste, tant chez Marx qu’ensuite chez Lénine, il convient d’examiner de près, après l ’échec de la Révolution culturelle, non seulement la Révolution culturelle elle-même, l’ultra-gauchisme terroriste du Cambodge, etc., mais en définitive la catégorie même de «révolution». Non pas parce qu’elle s’est accompagnée historiquement tout au long de son développement de grandes violences, mais parce qu’on peut penser aujourd’hui que

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lorsqu’il est question de ce type singulier de révolution qui se propose non pas d ’établir un ordre démocratique ou républicain mais un ordre communiste, la catégorie de « révolution » a peut-être épuisé ses vertus quant à la pensée et à la subjectivité politique.

P. P.: Est-ce qu’on peut établir un lien entre l’idée d’exté­nuation de la révolution et celle d’exténuation de ΓHistoire ? Je peux poser la question de façon plus prosaïque : est-ce que, par exemple, aujourd’hui, on peut dire que l’interprétation historique de la Commune est encore un enjeu ? Il y a certes le livre de Pierre Dardot et Christian Laval (Marx, prénom : Karl), qui a relancé la question dans un chapitre conséquent, dans lequel les auteurs ont pointé le peu d’attention de Marx aux idées des communards. L’anniversaire de la Commune demeure un enjeu mémoriel, comme on a pu le constater lors de Γ élection présidentielle de 2012. Mais peut-on dire sérieusement que la Commune est encore un enjeu politique ?

A. B. : L’enjeu primordial aujourd’hui est, à mes yeux, celui du bilan de la Révolution culturelle, dont nous sommes contemporains. Et ce n’est que par rebond de ce bilan - la question de savoir ce qu’il en est de la Révolution cultu­relle - que l’on peut revenir, comme d’ailleurs la Révolution culturelle l ’a fait elle-même, sur le bilan de la Commune de Paris. Pourquoi cela? Parce que la question sous-jacente, c ’est celle du communisme.

La Commune de Paris est une révolution qui ouvre à la possibilité de révolutions qui ne sont pas réductibles aux idées républicaines ou démocratiques, mais qui portent des idéaux plus amples, et qui de surcroît véhiculent également la signification politique du mot «ouvrier». Il y a bien un cycle qui s’étend de la Commune de Paris à la Révolution

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culturelle, j ’en suis convaincu. Or la Révolution culturelle pose à nu - puisqu’on est déjà dans les conditions de l’État socialiste - la question de savoir ce que c’est qu’une révo­lution dont l ’orientation, l ’idée directrice, les mots d’ordre fondamentaux engagent le mouvement historique vers le communisme. Non pas dans sa forme étatique, stabilisée, mais du point de vue du mouvement de masse lui-même.

La question qu’ouvre cette révolution est la suivante : qu’est- ce qu’un mouvement de masse communiste? Il suffit, pour s’en convaincre, de se souvenir des mots d’ordre fondamentaux de la Révolution culturelle : mettre fin à l ’opposition entre travail intellectuel et travail manuel, mettre fin aux formes héritées de la division du travail, remanier complètement la question de l ’égalité entre hommes et femmes, disséminer le pouvoir politique sous la forme de comités révolutionnaires locaux, construire une éducation réellement égalitaire, etc. Tout cela, d’ailleurs, pouvait aussi bien se réclamer de la Commune de Paris. Mais le point sur lequel à mes yeux il faut maintenant méditer, c ’est le rapport entre révolution et communisme.

La Révolution culturelle peut être considérée comme la première tentative pour créer, à échelle de masse, une véritable politique communiste. Et nous devons distinguer cette tentative de toutes celles qui se présentent comme des «révolutions prolétariennes», dont le type est Octobre 1917 : des révolutions qui ont bâti un nouveau type d’État populaire dictatorial, qui s’est appelé l ’État socialiste. Notons qu’il ne s’est pas appelé l ’État communiste. «État communiste» est un oxymore, puisque le communisme s’oriente vers le dépérissement de l’État. Il s’est appelé État socialiste. Donc, on a assisté à la naissance, à partir de 1917, d’un paradigme des révolutions et des États socialistes. Or, la Révolution culturelle ne pouvait pas être une révolution « socialiste »

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puisque c ’était une révolution à l ’intérieur de - et largement contre - un État socialiste, et qu’elle se déployait sons la bannière du communisme.

Nous pouvons donc dire, pour revenir à la question initiale, que la tradition de la violence révolutionnaire, comme des­truction de la figure antérieure de l’État et construction d’une nouvelle forme d’État, semble avoir fait la preuve qu’elle est inappropriée, pour des raisons qui sont encore en partie obscures, à ce qu’on peut appeler le mouvement communiste en tant que tel. Il se pourrait que « révolution communiste » soit non seulement un oxymore, mais que cet oxymore signe la fin de tout usage créateur du mot « révolution ».

J.-C. M. : Il y a manifestement un point d’accord et un point de désaccord. Le point d’accord concernant la Révolution culturelle, c ’est l ’aspect clôturant. Même si la notion de clôture en elle-même recèle une possibilité de désaccord dérivé - la clôture reste-t-elle à l’intérieur de ce qu’elle clôture ou commence-t-elle déjà à lui être extérieure? - , l’accord global demeure. Le point de désaccord porte très précisément sur la question de la mise à mort.

Déblayons le terrain. Alain Badiou a résumé le type de raisonnement que tenaient à ce moment-là ceux qu’il appelle les « sujets à sensibilité révolutionnaire » : la notion de violence est intrinsèque à la révolution, et le fait que ces violences soient choquantes, scandaleuses, est aussi intrinsèque à la notion même de violence révolutionnaire. Sur cette présen­tation, je n ’ai rien à redire. Je m’y reconnais tel que j ’étais. Me concernant cependant, il y a un déplacement - je reviens là-dessus par souci de netteté. À partir du moment où j ’ai eu le sentiment que la Révolution culturelle clôturait le modèle révolutionnaire tel qu’il avait fonctionné pour l’ensemble des gauchistes en France (et pour beaucoup d’autres en France

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et ailleurs), j ’ai senti qu’elle modifiait le statut des mises à mort. Autrement dit, il y avait un avant et un après de la Révolution culturelle.

Le modèle antérieur permettait de traiter un certain nombre de difficultés touchant aux mises à mort. Non pas en termes de bilan « globalement positif », là n’est pas la question. Le point décisif, c’est qu’il y a dans l’affrontement révolution­naire, comme dans tout affrontement d’ailleurs, une dimension de mise à mort. Or, à la différence de la guerre classique où la légitimité de la forme État est admise d ’emblée, la guerre révolutionnaire conteste la forme État - et à travers elle toutes les formes existantes de légalité. Dès lors, les violences révolutionnaires prennent un caractère distinctif : elles sont nécessairement toujours inscrites à l’horizon de l ’illégalisme. Leur reprocher leur illégalité, c’est refuser la notion même de révolution. Tout cela fonctionnait très bien. Mais à partir du moment où j ’ai perçu que la Révolution culturelle prolétarienne bouleversait le schéma d’interprétation antérieur, cela voulait dire aussi que le mode antérieur de traitement des mises à mort cessait de valoir. Quand la question de la survie est rangée du côté de la pure et simple idéologie, alors c’est la mise à mort dans sa nudité qui doit être prise en considération.

Aujourd’hui - mais pas dans les années 1970 - , j ’irais jus­qu’à me concentrer sur la notion de culture, qui est impliquée dans le nom «Révolution culturelle». Une telle révolution doit commencer par détruire toute forme préexistante de culture. Soit. Pour en construire une autre ou pour se dispenser de toute culture? C’est une question ouverte. Mais en tout état de cause, qu’est-ce qu’une culture en général sinon une régulation de la mise à mort et de la survie ? Ranger la question de la mise à mort et de la survie du côté de l ’idéologie, c’est mettre en suspens toute régulation de la mise à mort. Ça,

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c ’est peut-être un point de désaccord entre nous. En tout cas je voulais le préciser.

Bien entendu, une des données fondamentales à retenir aujourd’hui, c’est que la Révolution culturelle est un échec. Dans beaucoup de registres : c’est un échec interne, parce qu’il n ’est pas vrai - pour reprendre l’expression de Brecht - qu’on puisse dissoudre un peuple pour le remplacer par un autre ; il n ’est pas vrai que pour installer quelque forme sociale que ce soit, un peuple puisse se massacrer lui-même au nom du peuple, pour en quelque sorte mettre un autre peuple à la place. Tout cela constitue un échec inscrit dans les termes mêmes du projet. Puis il y a une deuxième raison, c’est qu’on est obligé de juger par les conséquences. Je veux dire par là que la grande Révolution culturelle prolétarienne s’est balayée elle-même. À force de détruire toutes les formes héritées de l ’histoire chinoise, elle s’est détruite elle-même en tant que phase historique.

Je reprendrais un argument qu’Alain Badiou m’a opposé, bien que je ne l’admette pas me concernant. Je dirais que la Révolution culturelle a fait tout ce qu’il était nécessaire de faire pour que le capitalisme s’installe en Chine. Tout ce qui relevait en Chine d’une tradition de méfiance à l ’égard des formes capitalistiques a été effacé. La possibilité de chasser les paysans de leur terre comme cela se passe actuellement sous nos yeux, c ’est une des possibilités qu’a ouverte la Révolution culturelle prolétarienne.

Or l ’échec, pour moi, est un critère. Étant admis que la notion de réussite est obscure et confuse, les révolutions qui ont réussi ne sont pas si nombreuses. La Révolution française a réussi quelque chose, je ne dis pas qu’elle ait réussi selon ses vœux, mais elle a réussi quelque chose ; encore aujourd’hui, le statut de la propriété foncière en France est marqué par la nationalisation des biens du clergé. On mesure l ’importance

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de la décision quand on observe un pays comme la Grèce, où l ’Église orthodoxe possède une bonne partie des terres et où personne n ’ose évoquer la possibilité qu’une manière de résoudre les problèmes économiques de la Grèce puisse passer par la nationalisation des biens du clergé. Les révolu­tions qui ont réussi en atteignant une partie de leurs objectifs ne sont pas si nombreuses que cela. Celles qui ont échoué, je ne les respecte pas. Je suis de ceux, et je le dis clairement, qui n ’ont pas pour la Commune un grand respect. Parce qu’elle a été vaincue.

A. B. : Si en effet les révolutions victorieuses abondaient ou surabondaient, nous le saurions. La rareté de la victoire révolutionnaire est un fait totalement avéré, et c’est la raison pour laquelle nous pouvons considérer que nous sommes encore dans la préhistoire, pour employer le vocabulaire de Marx. Et même dans une phase particulièrement régressive, aujourd’hui, de préhistoire.

N’oublions pas que la séquence révolutionnaire que nous considérons, ouverte par la Révolution française, continuée par la Commune de Paris, la révolution soviétique, la révolution chinoise, est une période historique extraordinairement courte. Ce sont deux petits siècles, autant dire rien du tout par rapport à la durée millénaire des formes étatiques variées et des divisions de classe les plus sauvages. Il faut voir tout de même un peu loin, et ne pas s’imaginer, comme Fukuyama, que quelques siècles d’expansion capitaliste, quelques décennies de marché réellement mondial constituent la fin de l’Histoire. L’histoire de l’humanité affranchie des plus lourdes pesanteurs de son animalité sous-jacente, c’est-à-dire l’histoire du communisme, commence à peine !

Mais je voudrais revenir sur un point : je pense premièrement que la question de l ’échec indubitable de la Révolution

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culturelle ne porte pas jugement sur la relation interne entre échec et terreur. Parce que la Révolution française, en tant qu’elle a été en partie victorieuse, a littéralement inventé la terreur. Et donc, il est bien vrai que l’invention de l’idée révolutionnaire a été aussi, en même temps, l ’invention de la terreur. Il y a un lien originaire entre l ’une et l ’autre qui s’est trouvé reproduit sous différentes formes dans tout ce qui a succédé.

À propos de la Commune, la question est de savoir si, en hésitant comme elle l ’a fait sur la terreur, elle a eu raison ou tort. C’est une question tout à fait ouverte. Le deuxième point c’est qu’il faut bien voir que le processus que décrivait Jean-Claude Milner de l ’autodestruction, de l’autodévoration de la révolution - et le thème selon lequel la révolution dévore ses enfants est aussi ancien que la révolution elle- même, comme l’est le fait que les groupes révolutionnaires s’auto-exterminent, il n ’y a qu’à voir Condorcet, Danton, Robespierre, etc. - est consubstantiel à la révolution. Pour­quoi ? Parce que le processus de radicalisation interne lui est immanent et nécessairement, pour partie, incontrôlé. C’est un fait qu’aucune révolution n ’est en état de se normer elle-même, car si elle pouvait le faire, elle ne serait pas une révolution. Il n ’y aurait pas les éléments de surgissement, d’imprévisibilité, de montée sur la scène de l’Histoire de gens qui n’y étaient pas, etc. On sait parfaitement que, dans les révolutions, les dirigeants révolutionnaires eux-mêmes sont constamment sur le qui-vive et qu’ils ne contrôlent qu’une partie limitée de ce qui se passe, d’où le recours à la terreur. Tous ces phénomènes sont liés. Le recours à la terreur est toujours une mesure de simplification et une manière de tenter d ’abolir les problèmes plutôt que de les résoudre, c ’est indubitable. Pour toutes ces raisons, je ne pense pas que la Révolution culturelle mette à l ’ordre du jour de façon

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singulière ou spécifique la question de la terreur. Ce qui met en jeu la question de la terreur, c ’est l ’ensemble de cette histoire.

Ce qui est vrai néanmoins, c ’est que la question de l ’appropriation de la figure révolutionnaire en tant que telle, terreur comprise, en vue d’atteindre les objectifs communistes (et non plus seulement prolétariens ou socialistes) que se proposait la Révolution culturelle, nous est léguée par son échec même. De la même façon que la Commune a légué avec son héritage d’échec - qui l ’expose à la critique - la question de l’organisation, la question du parti, la question de savoir quelle forme organisée est en mesure de conserver le pouvoir, de vaincre les forces contre-révolutionnaires immédiatement liguées contre elle. On en est là.

Bien entendu, quand on en est venu au scepticisme politique, on peut considérer que l’échec de la Révolution culturelle ne met à l ’ordre du jour que la question de la terreur, retraitée comme question de la survie, du traitement des corps, etc. C’est l’optique dans laquelle Jean-Claude Milner s’engage, et qui le fait consonner avec le point de vue de Simon Leys sur cette révolution. Mais du point de vue de la pensée politique, ce bilan est superficiel et sans intérêt. La vraie question est celle de la catégorie de révolution et de sa pertinence contemporaine au regard des objectifs de l’émancipation communiste.

R R : Alain Badiou, est-ce que vous approuvez Jean-Claude Milner lorsqu’il souligne et affirme que la Révolution cultu­relle a aussi ouvert la voie au capitalisme ?

A. B. : L’échec d’une révolution ouvre toujours la voie à la contre-révolution. N ’oublions pas que Deng Xiaoping était qualifié, pendant la Révolution culturelle, de « plus haut des

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responsables du parti engagé dans la voie capitaliste ». À l ’époque on s’est moqué de ces déterminations, mais on a bien vu par la suite, quand il a repris le pouvoir, qu’il était en effet, et bien plus même qu’on ne pouvait l ’imaginer, un haut responsable engagé dans la voie capitaliste. L’éti­quette qui lui a été accolée par la Révolution culturelle a été parfaitement validée par la suite, et la défaite des révo­lutionnaires, l ’emprisonnement final de leurs dirigeants, la Bande des Quatre, a ouvert une période de contre-révolution déchaînée.

Or, qu’est-ce que la contre-révolution quand les enjeux sont communistes ? C’est le capitalisme ! Parce que la contra­diction principale, c’est la contradiction entre capitalisme et communisme. Je n ’en vois pas d ’autres. Et de fait, la question de savoir si ces phénomènes étaient proprement chinois ou pas n’a pas à mon avis grande importance. L’enjeu de la modernisation de la Chine, ce que Deng Xiaoping appelait les «quatre modernisations », c’était bien de rendre ce pays apte au développement du capitalisme le plus déchaîné.

La Révolution culturelle en est bien responsable au sens où toute tentative - surtout de cette étendue, de cette durée, de cette violence et de cette ampleur - , lorsqu’elle échoue, crée des conditions favorables pour son opposé. C’est inévitable. De même, d’ailleurs, l’écrasement de la Commune a orienté et stabilisé la possibilité de la IIIe République dans son devenir républicain, capitaliste et impérial.

J.-C. M. : S’agit-il d’une nuance ou pas? Je dirais que c’est plus que cela. Bien entendu, je ne vais pas contredire Alain Badiou sur le fait que la défaite d ’un mouvement qui se présente comme révolutionnaire entraîne la victoire d ’un mouvement qui se présentera, ou qu’on diagnostiquera,

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comme contre-révolutionnaire. Je laisse de côté les détails, cela me paraît le b.a.-ba de la physique de l ’histoire, cette physique des forces qui constituent les processus historiques. De ce point de vue, je n’ai pas d’objection.

Mais il me semble qu’il est un trait supplémentaire dans la Révolution culturelle telle que je l'interprète. Il me semble que la Révolution culturelle porte en elle l ’élimination, comme catégorie d ’analyse, de tout l ’héritage - qu’on peut juger bon ou mauvais - de ce qu’on appelait l ’analyse de classe. Je pense notamment que l’idée que la paysannerie représentait une forme culturelle qui freinerait l ’établissement d ’une forme étatique, ou en tout cas d’une forme de gouvernement de type révolutionnaire, était en germe dans la Révolution culturelle. Bien entendu, Deng Xiaoping a développé son programme sous une forme extraordinairement limpide, et il ne s’embarrassait pas de vaines formules. Quand il parle des « quatre modernisations », il prend le taureau par les cornes. Cela me rappelle la clarté avec laquelle, au moment du Consulat, Napoléon Bonaparte écrit : « La révolution est terminée. » Au fond, c’est assez exactement ce que veut faire entendre Deng Xiaoping. Mais au-delà du simple phénomène de réaction lié à l ’échec, il y a quelque chose de plus, qui est la conviction que la paysannerie chinoise doit disparaître. Cette conviction, Deng Xiaoping l’affirme, mais la Révolution culturelle l ’a déjà enracinée.

A. B. : C’est un jugement tout à fait exagéré, pour ce qui concerne la Révolution culturelle. Je citerai, de ce point de vue, deux phénomènes.

Premièrement, le fait que les campagnes sont pratiquement restées à l ’écart de la Révolution culturelle. Et elles sont restées à l ’écart selon le vœu même des dirigeants maoïstes. La Révolution culturelle a été d’abord un phénomène étudiant

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et scolaire, relevant de ce qu’on peut appeler le mouvement de la jeunesse, puis un mouvement ouvrier. Usines et universités ont été les lieux centraux de cette révolution, comme du reste de Mai 68 en France. Les quelques tentatives pour définir quelque chose comme la Révolution culturelle à la campagne ont avorté et n’ont joué aucun rôle dans l’affaire, au point que, lorsqu’il est apparu que l ’affrontement des factions - qui était le mode le plus anarchique et sanglant de la Révolution culturelle, et qui concernait surtout des factions étudiantes - menait au chaos, on les a envoyées à la campagne. Il s’est agi d’un mouvement gigantesque: la quasi-totalité des gardes rouges ont été envoyés à la campagne. Et la motivation idéologique qui a présidé à cette décision était précisément le contraire de ce que tu dis, à savoir que le facteur de stabilisation, de reconstruction d’un ordre tenable et acceptable, avait sa source dans les campagnes, comme Mao Tsé-toung l’a toujours pensé, introduisant de ce point de vue des idées nouvelles. Rappelons, sur ce point, les critiques extrêmement sévères de Staline faites par Mao Tsé-toung, critiques qui portent pratiquement toutes sur le fait que Staline méprisait les paysans et les a soumis à de telles contraintes qu’il a déséquilibré et terrorisé la société tout entière. Je pense que la dimension paysanne du maoïsme originel s’est maintenue pendant la période de la Révolution culturelle en dépit de tentatives ultras de certains groupes de gardes rouges. Ce sont au demeurant ces gardes rouges-là qui ont fait l ’objet, vers la fin, d ’une répression étatique extrêmement violente.

P. P. : Permettez-moi, Alain Badiou, de reprendre une de vos formulations : « L’intelligibilité des massacres, et donc la possibilité qu’ils ne se reproduisent pas, oblige à revenir du côté de V intelligibilité de la politique à proprement parler,

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c’est-à-dire, il faut bien le reconnaître, du côté de ce qu’étaient les idées des nazis. » Vous parliez alors du nazisme. L’histoire des massacres ne s’achève pas, hélas, avec le nazisme, ni avec le Goulag ou le Rwanda. Face à cette inéluctable folie meurtrière, faites-vous droit aujourd’ hui au progrès de la conscience juridique et philosophique ? L’apparition de la catégorie de «crime contre l’humanité » fait-elle partie, à vos yeux, de cette intelligibilité du politique dont vous vous réclamiez ?

A. B. : Je ne le crois pas du tout. Je pense que la juridici- sation - tout comme du reste la moralisation - des phénomènes qui relèvent de la violence politique n ’a jamais contribué de façon décisive à leur intelligibilité. Les catégories traitant des massacres, qui sont en gros celles qui relèvent de la théorie de droits de l ’homme, sont actuellement plaquées sur des situations dans des conditions telles que ces situations restent inintelligibles. En fin de compte, il s’agit alors uniquement de légitimer l ’intervention militaire extérieure. Or, aucune intelligibilité n’est ouverte par le simple constat de ce que, dans telle ou telle région, la survie de la population, des corps parlants, pour parler comme Jean-Claude Milner, n ’est pas assurée, surtout quand ce constat est fondé sur quelques images télévisées, aussi atroces soient-elles. On ne sait ni pourquoi il en va ainsi, ni ce que sont les ressorts antagoniques localement à l’œuvre, ni s’il s’agit d’une guerre civile ou d’une incursion étrangère, ni ce que sont les enjeux sous-jacents concernant par exemple telles matières premières ou telles sources d’énergie, ni qui fournit les armes.

Il y a peut-être une opportunité défendable, du point de vue des rapports entre États et des causes de guerre classique, dans les tentatives, du reste fort anciennes, de créer un droit international, mais cela ne représente aucun progrès du

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point de vue de l’intelligibilité politique. Je pense même que cela accroît la confusion, car la question qui reste en suspens est de savoir qui sont les agents exécutifs de ce droit. Dans les faits, ce sont les grandes puissances, et elles seules.

P. P. : II y a eu cependant un moment Nuremberg, la recon­naissance progressive du droit des droits, la possibilité de

S

critiquer le droit de l’Etat. Cette reconnaissance ne peut-elle pas s ’articuler avec une quelconque raison politique ou philosophique ?

A. B. : Je le redis : le droit des droits est pour l’instant le droit des puissances et le droit des vainqueurs. C’est absolument clair. Ce qu’on appelle la «communauté internationale» aujourd’hui, ce nouveau sujet emphatique qui dit le droit à échelle planétaire, est une coalition de puissances. Il l’est au point que les « vraies » grandes puissances sont explicitement soustraites à ce prétendu droit. A-t-on jamais poursuivi un Français, un Anglais, un Américain? Ou aujourd’hui un Chinois ? Ces nations ont pourtant commis, et tout récemment, de fort nombreux crimes, des milliers de civils sont morts sous leurs bombes et dans leurs cachots, elles ont programmé de façon ouverte des assassinats politiques, elles ont commandité des tortionnaires... Tout le monde le sait. Mais tout le monde sait aussi qu’on ne sera jugé que si on est ressortissant d’un petit pays, ou d’un pays vaincu.

La coalition des puissances est un régime interne bien connu, qui fait partie d’ailleurs de la restauration, aujourd’hui, d ’un contexte type xixe siècle où, en réalité, l ’antagonisme simple entre camp socialiste et camp impérialiste ayant disparu, il s’agit de manœuvrer et de négocier un équilibre des grandes puissances dans un nouvel espace international entièrement dominé par le capital, le marché, et le cynisme

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de la puissance. Parler de «droit» dans un tel contexte est une imposture.

P. P. : Vous diriez la même chose de la Déclaration univer­selle des droits de l’homme de 1948 ? Ne crée-t-elle pas une ouverture historique spécifique ?

A. B. : Je ne le crois pas. Je pense que pour comprendre notre situation actuelle, en matière internationale, il faut remonter beaucoup plus loin, aux conséquences du traité de Versailles après la guerre de 1914-1918, à la création de la Société des Nations et à ce qui s’en est suivi. Et je pense que s’est alors affirmée une nouvelle doctrine de la paix mondiale, qui a succédé à la notion purement européenne de l’équilibre des puissances, tout en en conservant le principe majeur: c’est la puissance qui dit le droit.

Ceux qu’on appelle les Occidentaux sont considérés comme la citadelle juridique générale disant le droit partout ailleurs dans le monde, mais comme ils sont aussi ceux qui sont à l’origine de la puissance, cette coalition entre la puissance et le droit est intrinsèquement suspecte. D’ailleurs, quand on a affaire à aussi puissant ou à trop puissant, ce droit suspend ses effets aussi subitement qu’il a été invoqué.

P. P. : Je pose la question différemment : est-ce que vous ne faites pas du tout droit au droit des droits ? Au combat d’un homme comme Paul Bouchet, qui fut résistant dans le Forez, fut V avocat du FLN pendant la guerre d’Algérie, que j ’oserais qualifier de « conscience française », qui n’ est pas droits-de-l’ hommiste au sens où on l’entend, mais qui a cru, pensé, qu’un droit des droits pouvait faire avancer la conscience des peuples...

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A. B. : Je suis bien d’accord avec cette perspective, et je suis favorable au soutien et au déploiement d’une conception du droit des droits. La question, celle que je pose, est de savoir qui est le sujet actif dans cette affaire. Dans l ’hypothèse d’une souveraineté symbolique reconnue d’une Internationale communiste, je serais un partisan très ferme du droit des droits. Mais tant que le seul exécutif demeure une coalition des puissances, je le suspecte. Et je dispose de témoignages et de preuves abondantes à l ’appui de la légitimité de ce soupçon. Pour l ’heure, l ’action dominante de ce type de coalitions a consisté à détruire et dépecer des États - comme la Yougoslavie, l ’Irak, l ’Afghanistan, la Somalie, la Libye...

P. P. : Y compris le Tribunal pénal international (TPI) ?

A. B. : Y compris le Tribunal, qui ne juge que des personnalités secondaires et vaincues, raison pour laquelle je demande expressément sa dissolution, tout comme du reste celle de l ’OTAN, et même de l’ONU dans sa forme actuelle.

P. P. : Jean-Claude Milner, que pensez-vous de cette question ?

J.-C. M. : Je vais revenir sur une phrase d’Alain Badiou que vous avez rappelée : l’idée que l’intelligibilité des massacres pourrait contribuer à prévenir leur réitération. C’est un point sur lequel je ne suis pas du tout d’accord. Je pense que l’intelli­gibilité des massacres est une chose fondamentale, mais qu’elle n’a aucune vertu préventive ou thérapeutique d’aucune sorte, précisément parce que je suis fondamentalement d’accord avec ce que je crois comprendre de la thèse d’Alain Badiou, à savoir que s’il y a des massacres, c’est parce qu’il y a des puissances. Et que cela ne vient pas d’une disposition intime

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de l ’être humain qui le porte à massacrer, ni d’un mauvais concours de circonstances.

Cela étant dit, à propos de ce qu’on appelle le moment Nuremberg, je voudrais faire observer qu’il s’agit d’un moment intéressant et important dans la conception même du droit : il marque la fin du droit romain.

Dans le droit romain, le droit a comme source le pouvoir d’État. Alors qu’au tribunal de Nuremberg, c’est la conception germanique qui s’impose, en tout cas anglo-saxonne, à savoir que le droit a une source propre, indépendante du pouvoir d ’État, et que par voie de conséquence il peut s’imposer au pouvoir d’État. Dans le droit romain, il peut s’imposer au pouvoir d’État quand l ’État consent à se limiter lui-même; dans le droit anglo-saxon, le consentement ou non-consen- tement de l’État n’est pas requis. L’un des acteurs du procès de Nuremberg a parfaitement compris qu’on changeait de droit, qu’on avait affaire à un procès «à l’américaine», et que la notion du « plaider coupable » y était essentielle si l ’on voulait sauver sa tête. Je pense à Albert Speer. Il a plaidé coupable, ce qui lui a permis d’occulter une bonne partie de ce qu’il avait vraiment fait, de sauver sa tête et, finalement, de publier un best-seller. Il est même devenu une figure de l ’ordre moral international. Mais le ressort du « plaider coupable », c’est la négociation. Speer a littéralement négocié sa survie. En fait, son repentir public ne lui a pas seulement été utile à lui ; il a validé l ’ensemble du processus. Le tribunal de Nuremberg est légitimé par ce qu’il a révélé, mais la véracité de ce qu’il a révélé est garantie par le repentir de Speer.

Les tribunaux internationaux en général fonctionnent sur le modèle du tribunal de Nuremberg. Ils reposent sur une conception du droit qui consiste à ne pas s’interroger sur la manière dont le tribunal est constitué, puisqu’il suffit de dire que c ’est du droit pour qu’on ne se préoccupe plus d’où il

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vient et pour qu’il puisse s’imposer aux États. Un positiviste se demandera d’où vient ce pouvoir du droit. C’est ce qu’avait objecté Churchill : il était contre le tribunal de Nuremberg, disant qu’il s’agissait de la justice des vainqueurs. En cela, il demeurait un Européen classique. Cela dit, le procès a eu lieu, et il reste l ’horizon dans lequel nous nous inscrivons.

A. B. : Je suis entièrement d’accord avec Jean-Claude Milner sur ce point, et je voudrais me contenter d’une petite nuance : il faut bien comprendre que tout cela signifie que le droit intervient là, non pas dans sa connexion avec la politique, avec l ’intelligibilité politique, mais dans sa connexion avec la morale subjective. Du coup, la négociation de ce que l ’on a fait et le repentir doivent être des éléments déterminants de la subjectivité de celui qui comparaît, s’il veut sauver sa peau. Je suis entièrement d’accord pour dire que ce moment de Nuremberg marque une rupture dans la figure du droit. Mais comme toujours dans la tradition américaine, à ce moment-là, ce qui intervient est, si je puis dire, génériquement biblique. Et d’ailleurs, soit dit en passant, je pense que les États-Unis sont un pays qui ignore totalement ce qu’est la politique, mais c ’est une autre affaire...

J.-C. M. : C’est un autre point sur lequel nous ne serions pas en désaccord, donc il n ’est pas très intéressant... De même, je suis d’accord pour raisonner en termes d’opportunité : qu’il y ait des couloirs humanitaires, qu’il y ait des interventions, tout cela se juge au cas par cas. Nous différerions sûrement dans l’appréciation des opportunités, là où l ’un dirait oui, l ’autre dirait non, mais c’est autre chose.

Pour en revenir à la justice internationale, je tiens que la pierre angulaire en est le «plaider coupable». Celui qui, à l’exemple d’Albert Speer, a l’intelligence d’avouer que ce qu’il

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a fait est mal bénéficiera du principe bien connu selon lequel, lorsque vous êtes en position de faiblesse, il vaut mieux avouer la moitié de ce que vous avez commis ; ainsi, vous éviterez que l ’on scrute l ’autre moitié. Mais le fait est que, jusqu’à présent, je ne vois pas beaucoup de chefs d ’État inculpés qui se soient conformés à cette façon de procéder devant un tribunal ; ils ont généralement tenu leur position, ce qui les a conduits à la mort ou à l’emprisonnement. En cela, la justice internationale atteint rarement son but et déçoit souvent. De ce fait, on bricole. Puisque l’opinion internationale attend une variante du « plaider coupable » sous la forme de la repentance et puisque le plaider coupable est une négociation, l’horizon de la justice internationale, c’est une négociation. Celui qui est en position de faiblesse doit accepter de perdre quelque chose pour conserver quelque chose. C’est généralement la proposition qu’on lui fait, et comme l’expérience a montré que, devant un tribunal, la repentance est rare, on cherche à lui éviter le tribunal. C’est ce qu’on a fait avec le président Ben Ali : acceptez de partir et vous conserverez votre épouse et votre train de vie. C’est la même chose qui se profile, au moment où nous parlons, avec le président Bachir al-Assad.

P. P. : Mais le bricolage, c’est le contrat?

J.-C. M. : Si l’on quitte le quotidien des journaux pour regarder du côté des principes, le nom noble de la négociation, c’est en effet le contrat : la négociation est bien un contrat. Alors pourquoi le moment de Nuremberg a-t-il pris cette forme ? C’est aussi parce que s’est installée aux postes de comman­dement l ’idée que les formes politiques sont contractuelles. Et quand je dis contractuelles, ce n’est pas au sens du contrat social de Rousseau, il s’agit d’un contrat à l ’anglo-saxonne, un deal - et je le dis sans mépris. Le contrat, plutôt que la loi.

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On comprend d’ailleurs très bien que, à la limite, le procès de Nuremberg n ’applique aucune loi qui lui soit antérieure. Il se déroule dans le cadre d ’un contrat accepté par les vainqueurs - et finalement aussi par les vaincus. Parmi les vaincus idéologiques, intellectuels, du procès de Nuremberg, il n’y a pas seulement le régime nazi : c’est toute la doctrine européenne de l’État qui a été mise à l ’écart.

P. P. : Changeons de perspective si vous le voulez bien. Alain Badiou, dans votre préface à la réédition du Concept de modèle vous établissez un lien entre le tarissement de votre enthousiasme révolutionnaire au tournant des années 1970 et vos retrouvailles avec la mathématique, à laquelle vous assignez une fonction rectificatrice et apaisante. Et dans votre conférence consacrée au rapport énigmatique entre la philosophie et la politique, vous soutenez que la mathéma­tique est probablement le meilleur paradigme de la justice qu’on puisse trouver. Vous notez à ce sujet ceci : « Une preuve est une preuve, pour qui que ce soit, sans exception, qui accepte le choix primitif et les règles logiques. Ainsi, nous avons choix, conséquence, égalité, universalité. » Tel est, selon vous, le paradigme de la politique révolutionnaire classique, dont l’objectif est la justice. Il faut accepter ce choix fondamental. Ce qui est valable pour la politique classique l’est-il, selon vous, pour la politique contemporaine ?

A. B. : C ’est le problème central, qui n’est pas totalement extérieur à ce que nous discutions tout à l ’heure. Je crois que nous vivons une crise de la politique classique. Et cette crise enveloppe, d ’une part, la forme moderne de la poli­tique classique sous sa forme représentative, parlementaire, multipartisane, etc., mais aussi l ’ensemble des formes de représentation de la politique révolutionnaire qui a quand

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même, dans sa phase classique, partagé avec ses adversaires un principe fondamental de représentation. Un principe fondamental selon lequel les forces sociales étaient poli­tiquement concentrées dans des figures organisées, dont l’enjeu ultime était de se rendre maîtres de l’appareil d’État. Bizarrement, cette conception fut, à un certain moment du xxe siècle, presque unanimement partagée. Si la guerre froide a été froide, c’est en dernier ressort parce que quelque chose de la conception de l’État était en partage. Ce qui autorisait une guerre négociatrice : une guerre dans laquelle à tout moment la faiblesse de l’un pouvait négocier avec la faiblesse de l ’autre.

Ce dispositif est entré en crise progressivement. Et je pense d ’ailleurs que certains aspects des soulèvements contem­porains - Mai 68, la Révolution culturelle, et jusqu’aux soulèvements dans les pays arabes - sont des épisodes sin­guliers et particuliers de cette crise. Il s’agit d’une crise du rapport entre la politique et l ’État, puisque, au fond, dans la conception classique, le pouvoir d’État est l ’enjeu du conflit, éventuellement antagonique, des forces politiques représentées dans les figures organisées qui sont les leurs et dont le nom générique est «parti». C’est pour cela que le concept clé, du point de vue du camp populaire, prolétarien, appelons-le comme on veut, est la révolution. Puisque la révolution désigne le moment où s’est ouverte la possibilité que cet enjeu, l’État, soit accessible, c’est-à-dire soit dans la possibilité de sa capture, de sa saisie, de sa destruction et de son remaniement.

Je pense que, pour les raisons que nous avons déjà évoquées, la Révolution culturelle marque la fin de cette disposition, parce que, parvenu à un certain seuil des questions politiques en jeu, le processus en question n ’est plus valide. S’il est vrai que l ’hypothèse communiste, sous toutes ses formes, est articulée à un processus de dépérissement de l ’État, on

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ne voit pas qu’elle puisse être réalisée par le seul moyen de la saisie du pouvoir d’État. Paradoxalement, on pourrait soutenir qu’une des sources de la terreur est la position paradoxale d’occupation d’un pouvoir d’État par une force dont la doctrine repose sur l ’idée de la dissolution de ce pouvoir ou de son renoncement. Cela est constamment vécu sous la forme du péril, de la menace, de l’adversaire infiltré, de l ’espion japonais, etc.

Il faut donc en finir avec tout cela, ce qui signifie que pour la période qui s’ouvre - et je ne sais pas quel en sera l ’aboutissement - la politique doit se tenir à une distance respectueuse de l’État. Elle ne doit pas accepter que son enjeu immédiat soit la saisie du pouvoir, et elle doit s’absenter de toutes les procédures qui, comme telles, lui proposent cette hypothèse ou cette alternative. Disons que la fin de la politique classique est l ’établissement d’un nouveau réglage, d’une nouvelle distance, d’un calcul de séparation singulier entre ce qu’on appellera le processus politique proprement dit - qui est toujours un processus intrapopulaire lié à des mouvements, à des mots d ’ordre, à des organisations - et l ’État, qu’il s’agit à mon avis beaucoup plus de contraindre que de saisir. Et de ce point de vue-là, nous ne relevons plus d’une logique à trois termes, à savoir l ’action populaire, les organisations et le pouvoir d’État.

Nous allons progressivement nous orienter vers une logique à deux termes : la figure étatique d’un côté - son système de puissance et de manœuvre - et le processus politique comme distance, comme extériorité organisée. Du coup, la phase qui s’ouvre doit être considérée comme intervallaire puisqu’elle est absolument expérimentale : même les éléments doctrinaux caractérisant la situation nouvelle sont encore assez faibles. Tel est le bilan qu’on peut dresser, non pas simplement des épisodes récents de la vie politique, mais de la séquence

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historique dont nous étions en train de parler précédemment, à savoir grosso modo celle ouverte par la Révolution française.

P. P. : Du coup, Γ idéal de justice s’en trouve reconfiguré...

A. B. : L’idéal de justice est absolument reconfiguré dans la mesure où il n’a plus pour paradigme la figure du « bon État ». Déjà chez Platon, et encore bien davantage chez Aristote, la figure de la justice est corrélée de près à la figure du « bon État». Ce paradigme était encore celui des États socialistes, il faut bien le dire. C’est pour cette raison que la dernière révolution chinoise s’est étrangement appelée « culturelle » : il s’agissait d ’une révolution subjective et idéologique, et non pas simplement de passer d’un État mauvais à un État meilleur. Cette nouveauté radicale nous lègue un problème d’une extraordinaire difficulté à régler : quelle est la définition de la justice lorsque celle-ci n’est plus représentable sous la figure du bon État, de l ’État bénévolent?

P. P. : Jean-Claude Milner, êtes-vous d’accord avec l’idée de phase intervallaire ?

J.-C. M. : Descriptivement, c’est possible, mais je ne suis pas sûr de poser les questions ainsi, même si sur plusieurs points je pourrais être d’accord. Il me semble que, du point de vue des représentations politiques, le primat de la notion d’État n’a jamais été complètement vrai. Il est vrai pour ce que j ’appellerais la pensée politique européenne, ou continentale, c’est-à-dire l’espace qui a été affecté de manière durable par la Révolution française et ses suites. Ce qui veut dire que la Grande-Bretagne n’en fait pas vraiment partie. Mais ce sont des nuances. Le deuxième point, et il faut sans doute y insister, c’est que dans la mesure où l’hypothèse communiste n’a pas de sens pour moi, il

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est évident que tout ce qui, dans la problématique, dépend du rapport que la validité de cette hypothèse entretient avec la validité ou la non-validité de l’État, tout cet ensemble de réflexions ne vaut pas pour moi. Un dernier aspect de prise de distance, c’est la question de la justice et du relais pris par le paradigme mathématique par rapport au paradigme étatique dans le dispositif de pensée de Badiou. Mais, si j ’ose dire, je ne vais tout de même pas me mettre en situation de dépendance à l ’égard de l’approche de Badiou !

P. P. : En quoi la mathématique est-elle un recours ? Chez vous, Alain Badiou, le sujet est étroitement lié à des opéra­tions formelles, dont seule la mathématique peut nous faire entrevoir les ressources. Sur cette question du recours à la mathématique et de ses effets sur le sujet, qu’est-ce qui vous sépare ou vous rapproche ?

A. B. : Quand j ’ai parlé biographiquement de la mathématique comme facteur personnel d’apaisement et de calme au regard des désordres et des échecs de la politique, cela ne voulait pas dire que la mathématique et la politique entretiennent entre elles quelque rapport que ce soit. C’est même le contraire. Cela voulait dire qu’en orientant ma pensée dans une direction absolument étrangère à la politique, la mathématique pouvait fonctionner provisoirement comme thérapeutique subjective.

Je rappelle que, pour moi, la mathématique, science du multiple pur, science de la formule multiple comme telle, c’est l ’ontologie. Il y est question de l’être en tant qu’être, et cela n ’est impliqué que de très loin par des dispositifs de pensée comme l ’art ou la politique, qui procèdent dans des mondes déterminés. Même si, bien sûr, la mathématique est une des conditions de la philosophie, et l ’une des plus importantes, comme on le voit de Platon à Husserl ou moi-même. Mais ce

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n’est que par des médiations spéculatives très particulières que l ’on pourra établir, dans la philosophie, comme le fait Platon, un lien entre mathématique et politique, sans que jamais la mathématique parvienne en position de condition directe pour la politique elle-même.

J.-C. M. : Je ne suis pas sûr qu’ici on puisse marquer beaucoup plus qu’une distance. Puisque pour moi la mathématique, que je ne prétends pas du tout pratiquer au même degré de profondeur que Badiou, n ’a aucune autre importance que pour la mathématique elle-même. Je ne considère pas qu’elle apporte quelque lumière que ce soit en dehors de la mathématique elle-même. Donc, de ce point de vue-là, je ne peux que marquer une distance...

A. B. : Une distance très antiphilosophique d’ailleurs, parce que c ’est quand même rejeter d’un revers de la main une conviction profondément enracinée, au moins de Platon à moi, qu’au contraire la mathématique a une importance excep­tionnelle dans l’histoire du devenir de l’humanité pensante. Au point que des gens aussi différents que Spinoza, Kant ou Husserl déclarent que s’il n ’y avait pas eu la mathématique, la philosophie aurait été impossible. C ’est une idée anti­philosophique d’autant plus curieuse qu’elle n’a, il me semble, pas toujours été la tienne, Jean-Claude. Elle est par ailleurs sans évidence aucune, voire évidemment fausse. On voit bien que la mathématique est aujourd’hui omniprésente dans notre environnement immédiat. Le moindre objet technique n’a pas d’autre sens que celui de résulter d’une configuration mathématique extrêmement sophistiquée, le moindre télé­phone suppose un nombre de calculs considérable. Le monde matériel lui-même a été bouleversé par ce que tu appelais la «puissance de la lettre». Se passer de la mathématique,

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c ’est accepter d’être totalement ignorant du fonctionnement élémentaire de ce qui nous entoure.

J.-C. M. : Ce sont à mon avis deux questions différentes. Je suis d’accord, cela n ’a pas toujours été ma position. Je me souviens très bien d’un premier débat que nous avons eu il y a fort longtemps, et que tu avais «emporté». C’était au début des années 1990, juste après la chute du mur de Berlin, je venais de sortir Constat. La confrontation était à peu près équilibrée entre nous jusqu’au moment où Alain Badiou a fait remarquer que dans Constat, je fais usage de la notion d ’infini, et qu’il m’a objecté que je ne tenais pas compte de ce que la mathématique nous enseigne à ce sujet. Je répondis que je n ’entendais pas l ’infini au sens mathématique du terme. Cela a été pris comme une défaite. Ajuste titre, parce que ma réponse était négative. Ce que j ’aurais dû dire, et que je dirais aujourd’hui, c’est que la notion d’infini n’a d’intérêt que dans la mesure où la mathématique ne s’en saisit pas.

A. B. : Ce qui a toujours été, je le note au passage, le point de vue de la théologie.

J.-C. M. : Je ne le nie pas. À l’époque, je dois l ’avouer à ma courte honte, je n’avais pas lu le livre de Jonas Cohn, Histoire de l’infini, que j ’ai lu depuis. Il date de la fin du xixe siècle et se présente comme une histoire de l ’infini dans la pensée occidentale jusqu’à Kant. En fait, il s’arrête à Georg Cantor, parce que, laisse-t-il entendre, l ’histoire de l ’infini s’arrête aussitôt que s’impose un concept mathématique clair et distinct.

Il est tout à fait vrai que j ’ai admis pendant longtemps que l’on pouvait apprendre quelque chose de la mathématique. Je ne parle pas ici d’application, de mesure, de mathématisation, etc. Je vise la possibilité que des propositions philosophiques

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nouvelles soient obtenues à partir de procédures et de concepts pleinement mathématiques. Cette conviction venait des Cahiers pour l’analyse. Comme Jacques-Alain Miller, comme Badiou, comme Lacan lui-même, mais avec des connaissances bien faibles par rapport à eux, je pensais que ce qui se passait du côté de la mathématique en général, et de la philosophie de la mathématique en particulier, était non seulement hautement intéressant (ce que je continue de croire), mais fondamental. Je n’avais pas encore conclu que la logique de ma position était que la mathématique est fondamentale pour la mathématique elle-même, et pour elle seule.

L’importance matérielle dont tu fais état est liée à la mathé­matisation de la physique, dont je ne méconnais pas, bien au contraire, le caractère fondamental pour la physique. Après tout, je me réfère souvent à Koyré. Mais la mathématisation de la physique n’est justement pas le tout de la mathématique. Qu’il y eût ou non une physique mathématique, ou plutôt mathématisée, la mathématique pouvait poursuivre sa route.

P. P. : Mais pouvez-vous répondre l’un et l’autre sur la question de V infini ?

A. B. : Je crois que Jean-Claude s’est exprimé de façon claire, lorsqu’il a dit que le concept d’infini n’est à proprement parler intéressant que pour autant que la mathématique ne s’en est pas emparée. Il a en tête une généalogie, une histoire, dans laquelle la mathématique ne joue pas un rôle fondamental. Alors que je pense exactement le contraire.

Je pense que le concept d ’infini est vague et adossé à la discursivité théologique, jusqu’au moment où il est progressivement mathématisé, et à ce moment-là il entre dans la configuration pensante rationnelle dont il était exclu. Il est tout à fait naturel que dans une mathématique qui

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ne touchait pas encore vraiment à la question de l’infini, les Grecs aient reconnu la validité d’une hypothèse finitiste sur l ’organisation cosmique. Il existe une espèce d’axiome de finitude latent dans la pensée grecque, lié au fait que la mathématique ne peut encore rendre rationnel le concept de l’infini. L’histoire rationnelle de l’infini commence de manière différenciée au xvne siècle. C’est par l ’entremise du calcul différentiel et intégral que la question de l ’infini se réintroduit non seulement dans la mathématique mais dans la mathématisation de la physique, presque simultanément d ’ailleurs, avec Leibniz et Newton.

A partir de ce moment-là, l ’histoire de l’infini se confond avec celle, déployée, d ’un concept rationnel. Je note que cette histoire n’est nullement terminée, puisque, au cours des trente dernières années, avec des théorèmes stupéfiants démontrés par une pléiade de mathématiciens de génie (Solovay, Martin, Jensen, Kunen, Woodin...), on a encore assisté à des transformations majeures de cette conception au niveau le plus fondamental, celui de la hiérarchie des types d’infini. Il y a bien une divergence entre nous sur ce sujet, mais j ’en renvoie l’approfondissement à plus tard, en raison de la réintroduction par Jean-Claude Milner, dans son appareil conceptuel propre, d’une certaine dose de théologie. D’ailleurs, je pense que sur cette question de l’infini, il n ’y a que deux options : l ’horizon mathématique ou l ’horizon théologique. Je ne pense pas qu’il y ait de tierce position stabilisable. Et j ’interprète aussi, dans cette direction, des choses dont nous discuterons peut-être une autre fois, comme la déclaration selon laquelle l ’historicité contemporaine est entièrement articulée au retour du nom juif. C’est-à-dire quand même une figure qui, si je puis dire, tient bon sur l ’élection divine, sur une conception élective de l ’infinité comme de l ’universalité.

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P. P. : Jean-Claude Milner, ce que vous pensez à ce jour de l’universel est Γaboutissement d’un long parcours. Pouvez- vous en rappeler les méandres ?

J.-C. M. : Distinguons bien, pour l ’intelligence du débat, la question de l’infini et celle de l’universel. Même si les désaccords (certains) qui nous opposent sur la question de l ’infini vont se nouer autour du désaccord (éventuel) sur la question de l ’universel.

Pour ce qui est de l’universel, il s’est effectivement agi pour moi d’un parcours. Un parcours subjectif. Je me suis un jour à moi-même posé la question, car en lisant les textes, j ’avais le sentiment que la référence à l’universel, par exemple chez Kant, fonctionnait par elle-même comme un opérateur de clarté. Faire apparaître la pertinence de l ’universel, poser une question du point de vue de l ’universel, universaliser le propos, tel était le premier pas d’une entreprise de clarté et de distinction. Pour moi, le premier pas a été de remettre en question ce premier pas et de m ’interroger : « L’universel est-il lui-même clair et distinct ?» À partir de ce moment, j ’ai cherché à déterminer les conditions de clarté et de distinction qui permettraient de répondre : « Oui, l’universel est une notion claire et distincte. » Au cours de ce parcours, j ’ai été conduit à croiser un autre questionnement, totalement indépendant et plus anecdotique : l ’ensemble des incertitudes que suscitaient en moi les écritures du tout chez Lacan, et notamment l’hypothèse qu’il n ’y a pas une seule, mais deux manières d’écrire le tout.

D’un certain point de vue, j ’ai croisé ces deux question­nements. Je ne veux pas dire que j ’ai réfléchi sur l ’universel pour expliquer Lacan ou que j ’ai réfléchi sur Lacan pour résoudre mon embarras sur l ’universel. J ’ai simplement supposé, aiguillonné par Lacan, que la notion d’universel

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ne serait claire et distincte que si l’on se rendait compte du fait qu’il existe plusieurs notions d’universel, et que chacune pose des conditions spécifiques à sa propre intelligibilité. Une fois que j ’ai pensé cela, je me suis replongé dans certains textes. Cela m’a conduit à constater des points de désaccord fondamentaux avec Alain Badiou sur l ’usage de la notion d ’universel.

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De l ’infini, de l ’universel, et du nom juif

P. P. : Afin de relancer les dés, j ’aimerais pouvoir clarifier avec vous, Jean-Claude Milner, le lien que vous entretenez à la mathématique en général et à la notion d’infini en particulier. J ’ai été frappé, en relisant Constat (1992), par le fait que ce livre se termine sur le projet de passer au crible l’éthique du maximum, dont la particularité est d’être une éthique absorbée par la question de la politique. Votre vœu était, au contraire, de les disjoindre. Vous ajoutiez à ce programme un autre impératif: « Il faut aussi la disjoindre de la question de Γ infini pour le sujet», écriviez-vous. Pourriez-vous préciser ce point et expliquer ce qui vous différencie d’Alain Badiou à ce propos ?

J.-C. M. : Ce texte avait donné lieu, au Collège de philosophie, à une discussion entre Badiou et moi. À cette occasion, je me suis rendu compte que je n’avais pas pris la mesure de ma propre position. Constat s’appuie sur la notion d’infini telle qu’elle est à l ’œuvre dans la révolution galiléenne. Je reprenais à Koyré la notion d’univers infini qu’il développe dans Du monde clos à Γ univers infini (1957). Je soulignais que la Révolution française se noue, explicitement chez ses plus grands représentants, à la possibilité de la science moderne, c’est-à-dire, à ce moment-là, à la possibilité d’une physique mathématisée. Comme la Révolution française détermine

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l’horizon de la politique au xixe siècle et dans la plus grande partie du xxe siècle, comme elle a placé la notion même de révolution en position de critère politique fondamental, elle accorde du même coup à l’infini une portée politique : elle en fait le support de la maximalité dans la volonté et dans la pensée politiques.

Tout cela, je le maintiens aujourd’hui, mais j ’y ajoute un correctif. Je n ’avais pas alors thématisé avec suffisamment de netteté une sorte de décalage, de dyschronie : quand la physique mathématisée commence à réfléchir à l ’univers infini, l ’infini est pour les mathématiciens une idée obscure et confuse. Leibniz parle du labyrinthe de l’infini; Newton est obligé de recourir à Dieu pour sortir de l’embarras ; Kant réfléchit à partir de la possibilité de la physique newtonienne, et quand il relie étroitement la question de l’infini et celle de la liberté, il est évident pour lui que, sur l ’infini, il n’a rien à apprendre des mathématiciens. Certes, ils mettent l ’infini à contribution dans le calcul infinitésimal, mais ils ne savent pas de quoi il s’agit. Il existe une dissymétrie entre le fait que l ’infini fonctionne de manière féconde dans le calcul et le fait qu’il n’existe pas de théorie mathématique de l’infini. On pourrait supposer que la philosophie kantienne cherche à rendre compte de cette dissymétrie, mais passons.

Cette disposition d ’ensemble, Constat en a conscience, mais ne l’affirme pas. Aujourd’hui, je l ’affirme. C’est dans la mesure exacte où l ’infini n ’était pas une notion mathé­matique claire et distincte qu’il a pu fonctionner comme repère, aussi bien dans la philosophie classique que dans la physique mathématisée. Que la physique se mathématise et que, en se mathématisant, elle ouvre la possibilité de l ’univers infini, mais que pourtant elle ne sache pas, en termes mathématiques, ce qu’est l’infini, c’est un paradoxe. C’est le point sur lequel Alain Badiou avait porté le fer en 1992. À

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bon droit, puisque c ’était à ce moment-là un maillon faible de mon dispositif.

Je l ’ai maintenant transformé, à mes propres yeux, en maillon fort, en posant que, justement, la superposition de la maximalité et de l ’infini n’est possible que si l ’infini n’a pas de statut clair en mathématique. À partir du moment où il jouit d’un statut clair en mathématique, ou bien on choisit d’être indifférent à la mathématique ou bien on laisse l ’infini de côté. Cela peut conduire à réfléchir sur l ’infini en termes non mathématiques. Je l ’ai fait; je ne suis pas le seul. Chez Badiou au contraire, le raisonnement me paraît être : 1) en philosophie et en politique, il faut avoir une idée claire et distincte de l’infini ; 2) seule la mathématique donne une idée claire et distincte de l ’infini; 3) la mathématique est centrale aussi bien pour la philosophie que pour la politique.

A. B. : Cette question de l ’infini est en effet pour moi tout à fait centrale, et j ’entends développer encore son élucidation dans mon travail à venir. Elle est centrale dans sa connexion immédiate à la catégorie de vérité. Dans mon dispositif, toute vérité est un ensemble de caractère générique (donc universel) et l ’infinité d’un tel ensemble est une exigence intrinsèque. Toute procédure de vérité est, à ce titre, inachevable. Ce qui explique du reste que les vérités transitent dans le temps et l ’espace, non pas seulement par la reconnaissance de leur universalité, mais par leur poursuite, leur développement, l ’examen varié de leurs conséquences.

Finalement, il est crucial de séparer l ’infini de l ’Un, d’en finir avec la théologie, de penser la multiplicité des infinis. Nous savons en effet qu’il y a des infinis de types différents dont le rapport, le croisement, la complexité sont engagés dans n’importe quelle vérité réelle. Il est absolument décisif

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que la philosophie prenne la mesure de la clarification par la mathématique du concept d’infini, clarification progres­sivement engagée à partir de Cantor, et dont la prospection n’est pas achevée, puisque au cours des vingt dernières années on a assisté à des progrès et à des transformations considérables dans la mathématique contemporaine sur ce point.

P. P. : Mais pourquoi cette pensée de l’infini, dès lors qu’on a évacué ce que vous appelez, Alain Badiou, Γ « infini de prome­nade», rencontre-t-elle nécessairement la théorie du sujet?

A. B. : À partir du moment où on définit un sujet comme ce que devient un individu, un animal humain, quand il s’incorpore à une procédure de vérité (c’est le lexique de Logiques des mondes) ou quand, dans le lexique de L’être et Γ événement, on définit le sujet comme un point local d ’une procédure de vérité, on comprend qu’un sujet soit toujours en proie à l ’infini, pour les raisons que j ’ai dites, à savoir le caractère inachevable, et donc infini, de toute vérité.

P. P. : Pourquoi cette présupposition est-elle suspendue chez vous, Jean-Claude Milner ?

J.-C. M. : Dans mon dispositif, les notions de maximum et de minimum déterminent la question la plus importante, la question première. L’infini est une des versions du maximum ; c’est celle qui s’est imposée à partir du moment où l’hypothèse que l’univers est infini se noue avec la possibilité de la science moderne. Or, on peut dire que la politique a été partagée, à partir, disons, de Rousseau et de la Révolution française, entre deux postulations : soit elle regarde du côté du monde antique, soit elle regarde du côté de l’univers moderne. La Révolution française est vraiment, y compris dans ses discours, y compris

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dans ses actions, en balancement constant entre ces deux postulations.

D ’un côté, vous avez la référence à la cité grecque et à la République romaine; de l ’autre, vous avez la perception claire d’une modernité. Cette modernité a deux manifestations que les Lumières avaient liées et que la Révolution délie, sans cependant renoncer à aucune des deux : d ’une part, la science (la physique mathématisée); d’autre part, la forme marchandise. Newton et Adam Smith, si vous voulez. Comme je le rappelle souvent, la nationalisation des biens du clergé revient à plonger une énorme masse de propriétés foncières dans l’espace de la marchandise, puisqu’il s’agit de les vendre pour reconstituer les finances publiques. On voit très bien que la postulation de type antique aurait au contraire conduit à faire des biens du clergé une zone échappant à la forme marchandise. Donc, cette oscillation est présente. Je pourrais montrer encore que la découverte de la forme marchandise s’inscrit dans la promotion de l’infini qu’avait engagée la physique mathématisée.

Ce qu’on appelle l’économie politique repose sur l’axiome : l ’univers infini newtonien et le marché mondial sont une seule et même chose. C’est une question de savoir si Marx et après lui Lénine acceptent ou pas cet axiome : je crois que oui, tout en signalant au passage qu’il est à mes yeux totalement illusoire, mais ce n’est pas le moment d’en discuter. Si l ’on veut caractériser le paradigme révolutionnaire dans sa généralité, il faut tenir compte de cet axiome. De tout cela suit une conséquence : étant admis que la révolution doit pousser le sujet politique à la maximalité de sa volonté et de sa connaissance, la révolution moderne va être plongée dans la configuration : « Le maximum, c’est l ’infini. » Or, je pense qu’aujourd’hui l ’opposition minimum/maximum peut et doit être disjointe de la question de l ’infini.

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Dans mon approche, ce sont les notions « plus de » et « moins de » qui sont cruciales. Or, celles-ci ne sont pas mathématiques. Si la notion de « plus-value » doit avoir un sens, le « plus » qui est en cause n’est pas mathématique ; je ne suis d’ailleurs pas sûr qu’il le soit chez Marx lui-même, et en tout cas il n ’est pas mathématisable. L’opposition « plus de »/« moins de » - et donc maximum/minimum - est pour moi plus importante que la question de l’infini. D’où ma remarque finale : la question du maximum doit être disjointe de celle de l’infini parce que la question de l’infini n’en est qu’une des formes historiquement attestées.

P. P. : Cette disjonction aboutira néanmoins à la politique des choses, et si le point de départ chez vous est manifestement commun, le point d’arrivée ne Γ est pas.

J.-C. M. : Le point de départ n ’est pas commun puisque chez Alain Badiou, l ’opposition maximum/minimum n ’est pas du tout pertinente.

A. B. : Je conteste cette remarque. L’opposition entre maxi­mum et minimum est pour moi tout à fait pertinente, non pas certes au niveau de la multiplicité pure, qui est celui de l’ontologie, mais du point de vue de la particularité mondaine, de l ’intensité avec laquelle tel ou tel objet-multiple apparaît dans un monde déterminé. J’établis, dans Logiques des mondes, que l ’évaluation transcendantale de quoi que ce soit dans un monde déterminé s’effectue dans un dispositif qui comporte un maximum et un minimum. C’est selon le maximum qu’on peut dire que quelque chose appartient absolument à un monde, et selon le minimum qu’on peut dire que cette chose, quoique étant dans le monde, y est cependant tenue pour inexistante, puisque son degré d’appartenance à ce monde est minimal.

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La divergence avec Milner réside donc dans l’agencement des niveaux plutôt que dans leur nature propre. Pour résumer : l ’infini est un prédicat ontologique de l’être-multiple pris en lui-même, cependant que le maximum et le minimum comptent parmi les opérateurs principaux de l ’analytique mondaine. Nous sommes exactement dans la question de l ’universalité et de la particularité, ou de l’universalité et de la singularité. Posons - c’est inévitable - qu’une procédure de vérité construit de l ’universel à partir de matériaux particuliers, et que le devenir d’une vérité universelle se fait en immanence à des situations particulières. C’est une simple conséquence de ce qu’une vérité, quelle qu’elle soit, vient à apparaître dans un monde particulier. Cette dialectique n ’est intelligible qu’en stratifiant la procédure. Il y a un niveau ontologique où l ’infini est normatif. Et il y a un niveau que j ’appelle 1’« apparaître », qui est simplement la mondanité de la chose, sa particularité, dans laquelle le maximum et le minimum sont des opérateurs essentiels.

J.-C. M. : Mais on voit très bien apparaître, me semble-t-il, le point de divergence, c’est que je n’ai pas d’ontologie affir­mative.

P. P. : Cette opération ne vous conduit-elle pas, Jean- Claude Milner, à une mise à distance progressive du geste philosophique ?

J.-C. M. : On peut le présenter comme ça, mais ce n’est pas le moteur. Quand je dis que je n’ai pas d’ontologie affirmative, cela ne veut pas dire que je n’émets pas de propositions de type ontologique. De là l’importance que j ’accorde à quelque chose de très ténu en apparence, mais qui pourrait avoir des consé­quences majeures. Je veux parler de la position saussurienne.

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Sans peut-être bien mesurer ce qu’il dit, Saussure définit un type d’être qui n ’est lié qu’à la différence. Cela détermine ce que j ’appelle une mé-ontologie, en m’appuyant soit sur le mè négatif grec, soit sur le mé- négatif français qu’on trouve dans méforme, méconnaissance, etc. Une telle onto­logie rejette entièrement l ’hypothèse que l ’être et l ’un sont en apparentement. Elle retire du même coup tout caractère fondamental à la question de leur généalogie réciproque : «Est-ce que l ’on commence par l ’un pour continuer par l ’être ou le contraire?», etc. S’il y a une ontologie de mon côté, elle n ’est pas affirmative au sens où celle d ’Alain Badiou pourrait l ’être; elle ne définit pas un niveau; elle est disjointe de ce qu’Alain Badiou appelle le «niveau mondain ».

A. B. : Remarquons que, sur ce point précis de l ’ontologie, nous sommes dans une proximité difficile plutôt que dans une opposition radicale. Pourquoi ? Parce que l ’opération de disjonction de l ’être et de l’Un est constitutive de ma propre proposition comme elle l ’est de celle de Milner. C’est peut- être le seul point - essentiellement a-théologique - sur lequel nous soyons d’accord. Pour autant qu’il y ait dans nos pensées quelques restes d’ontologie, dispersive chez Jean-Claude Milner ou systématique chez moi, il faudra en tout cas que ces restes soient compatibles avec la disjonction de l’être et de l ’Un, plutôt de façon différentielle chez Jean-Claude Milner, plutôt dans un apparaître multiforme chez moi. Il convient de souligner ce point, puisque c ’est précisément de l’intérieur de cette convergence locale que la divergence massive postérieure prend son sens.

P. P. : Cette divergence se retrouve à propos de la notion d ’« universel » qui, je le rappelle, au moment des Noms

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indistincts (1983), n’ est pas encore pour vous, Jean-Claude Milner, « un maître mot». Il le deviendra plus tard.

J.-C. M. : Oui. Vous avez raison de noter qu’il n ’était pas apparu dans Les Noms indistincts. C’est progressivement que je me suis confronté à ce qui me paraissait masqué dans la plupart des approches. Il est généralement admis que la notion d’infini mérite réflexion ; en revanche, la notion d’universel semble passer pour claire et distincte par elle-même. Pour montrer qu’il n’en est rien, je prendrai un exemple simple. Quand on publie la Déclaration universelle des droits de l ’homme, on considère qu’«universel» porte en soi-même sa propre clarté. Or, par « universel », on peut viser bien des significations. On peut vouloir dire que la déclaration vaut en extension pour tous les êtres humains, présents et à venir, autrement dit que les êtres humains en tant que plusieurs peuvent et doivent adhérer à cette déclaration : on part de l ’universel en extension pour dire ensuite qu’il y a des droits universels. Mais on peut aussi l’entendre en intension : la déclaration définit la notion d’être humain. Qui plus est, elle la définit en tant que l’être humain est capable d’universel. En ce sens, on ne part pas des droits pour dire qu’ils sont universels, on part de l’universel pour dire qu’il y a des droits. Conclusion : on ne sait pas ce qu’on dit. Ce n’est pas une critique, c’est une simple observation. Je suis même prêt à admettre qu’il vaut mieux qu’une institution ne se fixe pas un idéal de clarté et de distinction. Mais la réflexion intellectuelle s’impose d’autres critères.

J’ai été amené à conclure que la notion d’universel réclame autant d’attention que la notion d’infini. En mathématique, cette dernière a commencé à devenir claire à partir du moment où on a introduit plusieurs types d’infini; c’est le geste de Cantor. Par ce geste, l ’infini se dit au pluriel et non plus au

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singulier. De la même façon, j ’ai essayé de faire valoir que l ’universel pouvait se dire de plusieurs manières possibles, et que celles-ci n’étaient pas équivalentes. Cela m’a conduit à porter la critique sur des positions qui me paraissaient faire l ’impasse là-dessus. Je laisserai à Alain Badiou le soin de me rectifier, s’il en est besoin, mais selon l ’interprétation que j ’avais de sa pensée, j ’avais l ’impression que l ’universel y était homogène à lui-même, alors que l’infini ne l’était pas.

A. B. : Mais tout de même ! La conviction que la notion d ’universel doit être révisée, transformée et examinée est inauguralement la mienne ! En particulier, je ne me sens pas concerné par les considérations de Jean-Claude Milner sur l ’universalité de type analytique. Je ne pense absolument pas que l ’universalité, c ’est la quantification universelle des jugements. L’universalité n ’est pas le «pour tout x» d ’un jugement supposé universel. Pour moi, l ’universalité, c ’est-à-dire le prédicat possible d’une vérité, est toujours une construction, une procédure, qui se dispose dans une situation ou un monde particuliers. L’universalité est toujours construite avec des matériaux particuliers. En outre, cette construction est immédiatement confrontée à l ’infini - cette dialectique effective de l ’universalité et de l ’infini - du fait qu’elle est inachevable.

Il est donc trois attributs primitifs de l’universalité : premiè­rement, on ne peut qualifier d’universelle qu’une procédure liée à un monde particulier, une construction particulière ; deuxièmement, cette construction particulière, en tant qu’ina­chevable, est du registre de l ’infini quel que soit le type d ’infini concerné; et troisièmement, en tant qu’universelle, une vérité particulière n’est pas intégralement réductible à la particularité du monde où elle est créée. C’est évidemment cette échappée ultime qui intéresse la philosophie depuis

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Platon : qu’est-ce qu’une construction qui a lieu dans un monde particulier et qui, cependant, n ’est pas réductible aux paramètres de ce monde particulier? C’est la question que posait Marx dans l’introduction aux Grundrisse : pourquoi l ’art grec nous touche-t-il, alors qu’il nous parle, dans une langue morte, d’un monde que nous ne connaissons plus, un monde qui est devenu tout à fait obscur pour nous ? Ou encore : pourquoi les mathématiques euclidiennes nous sont-elles parfaitement intelligibles ? Qu’est-ce qui fait que le contexte anthropologique de ces constructions artistiques ou scientifiques n’en épuise nullement la communicabilité et la transmissibilité ? On peut donc dire que l ’universalité d’une vérité, c ’est ce qui fait exception à l ’emprise anthro­pologique d’une particularité, ou à l ’emprise d’un monde historique et culturel, à l ’emprise du contexte dans lequel elle est construite.

La clé de l’affaire, c’est, en amont, une théorie de l’exception immanente : qu’est-ce qui est en état de faire exception à un contexte anthropologique donné ? Je réponds : un événement. Et, en aval, qu’est-ce qui peut faire exception au système identitaire qui règne dans toute particularité ? Je réponds : la possibilité de multiplicités génériques et donc irréductibles à une identité. Penser l ’universalité d ’une vérité devient l’élucidation de la façon dont une multiplicité générique peut s’édifier à l ’intérieur d’un contexte déterminé et particulier, sans avoir à sortir de ce contexte. Sur ce point, je suis bien obligé de dire que la mathématique est décisive, comme elle l ’a été à différents tournants de la philosophie. À mon sens, la théorie des multiplicités génériques - une invention du mathématicien Cohen - est aussi décisive philosophiquement que l’ont été le calcul différentiel pour Leibniz ou la géométrie d’Eudoxe pour Platon. Et, dans tous les cas, appliquée à peu près au même problème, à savoir comment de l ’universalité

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peut se dire, se prononcer et se construire dans un contexte irréductiblement particulier.

P. P. : J ’entends bien l’idée que les vérités universelles sont finalement des processus de création chez Alain Badiou. Et que, par conséquent, les conditions d’accès à l’universel ne peuvent être sous la dépendance de la notion d’« origine », voire de « destination ». Je comprends les idées d’ontologie dispersive et d ’ontologie systématique, mais je ne saisis pas bien comment cela s’articule avec la manière dont vous entendez l’un et l’autre le nom juif. Chez vous, Jean-Claude Milner, les Juifs n’existent que parce qu ils s’appellent «Juifs », et donc le nom juif est celui qui porte à son extrême le statut de Γ être parlant. Nous allons y venir. Mais en quoi cette position est-elle vraiment incompatible avec celle d’Alain Badiou ?

J.-C. M. : Chaque fois que j ’écoute Alain Badiou, je suis frappé par le fait qu’il n ’y a pratiquement aucune position qu’il ne puisse inscrire dans son discours. J’exagère, bien entendu. Certaines positions lui sont radicalement étran­gères, hostiles ou ennemies. Mais prenons par exemple une position critique à l ’égard de l ’universel tel qu’il fonctionne dans la plupart des doctrines reçues; il est clair qu’Alain Badiou peut très bien l’intégrer en tant que position critique. C’est-à-dire en tant que position qui introduit et pointe des insuffisances dans l’opinion ou dans la théorie courante. En fait, toute position avec laquelle il entre en relation de dialogue possible apparaîtra à l ’issue de ce dialogue comme un cas particulier de sa propre doctrine. C’est le propre des formes systémiques. J ’imagine que lorsqu’un épicurien discutait avec un platonicien, le platonicien démontrait à un moment donné que la position épicurienne n ’était en réalité qu’une possibilité déjà inscrite dans tel ou tel grand dialogue de

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Platon, et ça n’est d’ailleurs pas faux. En tout cas, soyons conscients de cela, parce que c ’est un des éléments qui rend notre dialogue assez platonicien. Dans les grands dialogues platoniciens, l ’opposant finit toujours par être incorporé. Il y a un côté dévorateur de la machinerie...

A . B. : Sur l ’universel, je ne suis pas sûr justement...

J.-C. M. : J ’espère que ça n ’est pas sûr... La différence d ’approche est à mes yeux tout à fait claire. De la même manière qu’on pourrait dire que l ’ontologie, c’est la gram­maire du verbe « être », de même je dirais que la théorie de l’universel dans son ensemble, c ’est la grammaire du mot «tout». Comment et dans quelles conditions peut-on employer cet opérateur? L’emploie-t-on au singulier ou au pluriel ? En fait-on un substantif ou pas ? L’accompagne-t-on de l ’article (tout le, tout un, etc.), ou pas ? Il ne s’agit pas de méthode pédagogique, mais de plus que cela: c’est le fait qu’un être parlant puisse parler. Il peut parler l ’universel, en passant par l ’opérateur «tout», avec des obscurités qui ont été notées depuis longtemps, mais qu’on peut mieux synthétiser aujourd’hui : est-ce que la totalité est une totalité ail inclusive ? Est-ce que la totalité se définit du fait qu’il y a une exception ?

Je renvoie à l ’opposition que Lacan avait marquée. Mon abord n’est pas du tout le même que celui de Badiou, puisque je pars de ce qui se dit. De la même manière, j ’accorde beaucoup d’importance au fait que l ’universel aristotélicien parte du mot holos, qui signifie le « tout intégral », alors que dans la traduction latine qui s’est imposée, « universel » renvoie à 1’« un » mais pas au « tout ». D’un côté vous avez un nom de l’universel qui ne fait pas mention de 1’« un » et qui fait mention du «tout», c ’est l ’approche grecque (aristotélicienne); de

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l ’autre, vous avez l’approche latine qui ne mentionne pas le «tout» et qui mentionne l’«un». Le «tout» apparaît alors comme une sorte d’horizon qu’on ne nomme pas. Surplombant cette approche dédoublée, l ’opération chrétienne va aller au-delà de la traduction du grec en latin, pour poser leur synonymie essentielle en Dieu.

P. P. : Il ri empêche que dans la lignée de Benny Lévy et du Nom de l’homme (1984), il s’agit pour vous, Jean-Claude Milner, de faire vaciller saint Paul...

J.-C. M. : J’y arrivais. Quand je parle de l’opération chrétienne, je tiens qu’il est tout à fait remarquable que l ’Église se soit définie en latin comme Église universelle, et en grec comme Église catholique. Pour autant, je n’identifie pas saint Paul et l ’Église. Au contraire, je les distingue. Saint Paul, à mes yeux, se livre à une opération tout à fait étonnante. Pour pouvoir dire qu’il n’y a plus ni Grecs ni Juifs, il passe par un «Nous sommes tous “un” en Jésus-Christ». Considérons la phrase. « Nous sommes tous un » ou « vous êtes tous un » part du pluriel « vous êtes » ; puis l’attribut est « un » au singulier, avec le mot grec au singulier. Saint Paul ici brutalise la langue grecque puisqu’il attribue un singulier à un pluriel, ce qui ne va pas de soi, et il brutalise la logique grecque puisqu’il met en équation tous (au pluriel) et un. Enfin, saint Paul, Paul de Tarse, avec son histoire très singulière, fait reposer cette opération de conversion d’un pluriel en singulier, d ’un tous en un, sur ce qui est pour lui le réel même et l ’impossible même : le Christ ressuscité.

Si l ’on s’en tient à saint Paul lui-même, l ’universel est réellement impossible. D’où je conclus que le présenter comme possible immédiatement ou médiatement, ici-bas ou là-haut, aujourd’hui ou demain, c’est imaginaire. Il ne me semble pas

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que sur la lecture initiale de saint Paul il y ait entre Badiou et moi une divergence profonde, et notamment sur le fait que le pivot de l’universel soit un impossible - ou plutôt l’impossible même. Je pense que la discorde vient d’ailleurs. Elle vient de ma théorie des noms, qu’Alain Badiou ne se représente pas, me semble-t-il, de manière complètement fidèle. Pour moi, il est tout à fait capital que le nom juif soit un nom dont l’intensité maximale - on revient à cette opposition du maximal et du minimal - passe par la profération en première personne.

P. P. : Les Juifs ri existent que parce qu’ils se nomment tels ?

J.-C. M. : En première personne. Dans leur généralité, les noms existent proférés en troisième personne. Si je suis français, c’est parce qu’il existe un tiers, qui s’appelle l’État français. De sa position de troisième personne, « la République française » va valider - ou pas - le fait qu’on puisse dire de vous que vous êtes français, le fait qu’un fonctionnaire puisse vous dire que vous êtes français, le fait enfin que vous puissiez dire de vous-même que vous êtes français. Dans ce cas, les temps de première et de deuxième personne existent, mais sont postérieurs logiquement et temporellement au temps de troisième personne. Il existe, par ailleurs, un ensemble de noms auxquels j ’ai consacré mon activité de linguiste. Pour ces noms, le premier temps n’est pas de troisième personne, mais de deuxième personne : ce sont les noms injurieux.

On peut édifier sur ce fondement une théorie linguistique de l ’insulte. Je l ’ai fait. Dans La Nausée de Sartre, le mot « salaud » apparaît en deuxième personne, à la fin de la visite du musée de Bouville: «Adieu beaux lys, adieu Salauds», avec un « S » majuscule dans le texte original. Je crois qu’on peut identifier ainsi un type de mot, que j ’appellerais des mots de deuxième personne. La grandeur à mes yeux de la

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position de Sartre, dans les Réflexions sur la question juive, c ’est d’avoir compris que le nom juif n’était pas un nom de troisième personne, à la différence des noms du type « les Français » ou « les Allemands ». En revanche, son erreur, le point à partir duquel je me sépare de lui, c’est qu’il a considéré que le nom juif était un nom de deuxième personne. C’est alors dans la bouche de l ’antisémite, dans l’instant où « Juif » apparaît comme une insulte, que se constitue le nom juif.

Pour moi, le moment fondamental du nom juif n’est pas en deuxième personne, mais en première personne. Ce qui n ’est pas le cas, je l ’ai dit, pour le nom français ou pour les noms nationaux usuels. Ce n ’est pas le cas non plus pour les noms de religion. En tout cas, pour le nom chrétien, il faut l’opération du baptême : « ego te baptizo », «je te baptise », où s’entendent à la fois la donation d’un nom propre et l ’entrée dans la communauté chrétienne. Ce moment est un sacrement, c ’est-à-dire un moment d ’Église; même s’il passe par la personne du prêtre, qui parle en première personne {ego), même s’il s’adresse en deuxième personne au sujet baptisé {te) : c ’est bien la troisième personne de l’Église qui valide le sacrement. D’ailleurs la formule complète fait apparaître cette troisième personne : in nomine Patris et Filii et Spiritus sancti, au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.

La singularité du nom juif est liée à une théorie du nom. Je distingue 1) les noms dont le premier temps est de troisième personne, les temps de première et deuxième personne étant dérivés ; 2) les noms dont le premier temps est de deuxième personne, les autres temps étant dérivés ; 3) le nom juif, qui est le seul que je puisse mentionner en Europe aujourd’hui (je dis bien aujourd’hui) comme étant un nom dont le temps fondamental est de première personne, les autres temps étant dérivés. Ma position n ’est effectivement pas sans rapport avec celle de Benny Lévy, et le titre de son livre, Le Nom de

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l’homme, renvoie bien à quelque chose que j ’ai repris - même si je disposais déjà d’une théorie des noms et même si l ’usage que fait Benny Lévy de la notion de nom lui demeure propre.

Bien entendu, mon approche du nom juif fait qu’au moment où ce nom se constitue, l ’universel ne peut pas lui être noué par le biais d’un « tous » au pluriel. Le « tous » pluriel, en effet, n’est pas encore constitué. Je renvoie à ma théorie de l’être parlant qui fait taire les autres. Si universalité il y a, à ce moment-là, il ne peut s’agir que d’une universalité en intensité. Ce type d ’universalité qu’on obtient quand on déchiffre « tout homme est mortel » non pas comme synonyme de « tous les hommes sont mortels », mais du côté de l’accom­plissement le plus intense en l’homme de ce qui le fait homme.

A. B. : Pour reprendre les choses à partir du même point de départ, je suis tout à fait séduit et conquis par la théorie trinitaire grec-latin-chrétien : d ’abord l ’universel dans sa connexion à la totalité, ensuite l’universel dans sa connexion à l ’Un, et enfin l ’universel connecté à la fusion de l’Un et de la totalité, ce « Un-tout» dont j ’ai toujours été frappé de constater que c’était ce que revendiquait Deleuze chez Spinoza. Je suis d’autant plus séduit par cette trinité que je suis obligé de conclure, non sans satisfaction, que j ’ai créé un quatrième temps ! Pour la raison, ici flagrante et immédiatement lisible, que l’universel n’a chez moi rapport ni à l ’Un ni au tout.

D’abord, et c’est un énoncé primordial chez moi, la totalité n’existe pas. Elle est l ’impossible propre de la multiplicité comme telle. Deuxièmement, l ’être n ’est pas lié à l ’Un puisque, précisément, le tissu ontologique est la multiplicité sans Un. Il en résulte que l’incorporation subjective à une procédure de vérité, en tant qu’universelle, est toujours en première personne. Elle ne peut être qu’en première personne puisqu’elle ne peut se soutenir ni du tout ni de l ’Un. De fait,

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«je suis communiste », par exemple, ne se dit qu’en première personne. Sauf naturellement si la chose a été re-totalisée après coup par une Église ou son équivalent. Mais si l’on est encore dans le temps paulinien de la chose, on va le dire en première personne.

Le fait que le sujet inclus ou incorporé dans une procédure universelle se manifeste en tant qu’il se prononce en première personne est une caractéristique de l ’universel lui-même. Que, de ce point de vue, il y ait une connexion lisible entre l’être juif et l’universel, je l’admets et je l ’ai toujours soutenu. Le fait est qu’il y a cette caractéristique majeure qu’en définitive le nom juif se dit en première personne, et cela, Jean-Claude Milner l ’a très clairement rappelé et démontré. Ce qui fait qu’il y a certainement, dans la médiation du subjectif comme tel, une position singulière du mot juif dans la dialectique de l ’universel. C’est évidemment une des raisons pour lesquelles Paul, en son temps, ne pouvait apparaître que dans le monde juif, et énonce toujours cette appartenance comme une fierté.

P. P. : Position et exception peuvent-elles être synonymes ?

A. B. : Le tout est de savoir de quoi «juif» est l ’exception. Eh bien, il fait exception à ce que le dire national ou même religieux se prononce en troisième personne, représente une incorporation à une totalité instituée, État ou Église. « Juif », historiquement, objecte à l ’État. C’est la raison pour laquelle, à partir du xixe siècle, tant de Juifs ont animé la pensée et l ’action communistes, qui prononcent le principe du dépérissement de l’État. C’est bien pourquoi la tentative de ré-étatiser le mot «juif», de déclarer l ’existence d ’un « État juif », pose tant de graves problèmes, et d’abord à tant de Juifs.

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J.-C. M. : Je n’ai pas ici le sentiment d’assister à une absorp­tion de la part d’Alain Badiou, mais plutôt à quelque chose de l’ordre d’une consonance possible entre deux morceaux de musique dont les clés sont différentes. Peut-être aussi à une prise en compte plus exacte de mes thèses. Dans un texte récent qu’Alain Badiou a coécrit avec Éric Hazan (L’Antisémitisme partout, 2011), la présentation qu’il faisait de ma propre position ne rendait pas justice au fait que ce moment de première personne est, dans le cas du nom juif, chez moi, fondamental. La notion de « moment de première personne » implique que la division sujet/prédicat, héritée d ’Aristote et des Grecs, ne fonctionne pas. Dans cette division, on commence par un sujet qui est posé comme sujet ; ensuite, on lui ajoute des prédicats. Dans «je suis juif », c ’est ju if qui marque l’émergence du sujet et qui, par rétroaction, constitue le «je». On est à l ’opposé du schéma prédicatif. Voilà une première remarque.

La deuxième, qui m ’importe beaucoup, ramène à une question à laquelle je suis tenté de répondre d’une certaine manière, sans être absolument fixé. Alain Badiou dirait-il «je suis communiste», en usant du nom «communiste» comme d’un nom de première personne ? Supposons que ce soit le cas. Il est clair pour moi qu’il ne dirait pas de la même manière «je suis socialiste» (je ne pense pas ici au PS de Martine Aubry, mais à l’épithète « socialiste », telle que Lénine l ’employait en fondant l ’URSS). Pourquoi? Parce qu’il y a chez lui une hypothèse communiste et qu’il n’y a pas - ou il n’y a plus - d’hypothèse socialiste. De la même manière, je pense qu’il n’admettrait pas que qui que ce soit dise de soi «je suis fasciste », en usant du nom fasciste comme d’un nom de première personne. Pourquoi? Parce qu’il n’y a pas d’hypothèse fasciste chez lui et, de façon générale, il pourrait démontrer qu’il ne peut pas y avoir d’hypothèse fasciste.

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A. B.: En tout cas certainement pas d’hypothèse fasciste dans la connexion à une exception fondatrice d’universalité : la logique fasciste est toujours identitaire, le générique est son ennemi fondamental.

J.-C. M. : Dans la position politique d’Alain Badiou, il y a une connexion entre « hypothèse » et « communiste » qui fait que tout emploi du mot « communiste » sous sa plume doit être mis en relation avec l’hypothèse communiste. La question pour moi concerne la profération en première personne de certains noms politiques. J ’ai longtemps hésité; je pense maintenant, mais c ’est un point d’analyse concrète, qu’il n ’y a plus d ’emploi possible de formes du type «je suis x ou y » avec un nom politique qui soit de première personne originairement. On en revient au fait que je ne crois pas à la possibilité d’hypothèses - au sens de Badiou - qui seraient de l’ordre de la politique. Et ça, c’est une divergence de fond.

P. P. : D ’où la politique des choses ?

J.-C. M. : Si, comme je le suppose, il n’y a pas de place pour des noms de première personne en politique, alors tout se dispose pour que les choses y régnent. Bien entendu, le mensonge guette ; le mensonge de la politique des choses est justement de faire comme si les choses parlaient et disaient «je veux, j ’ordonne, j ’interdis ». Exemple : « les marchés ont confiance », « les marchés s’interrogent », etc. En résumé, on dit aux êtres parlants : « Vous ne pouvez pas vous nommer politiquement en première personne », et on ajoute : « Mais les choses le peuvent à votre place ». J’énonce la première proposition, mais je me garde bien de passer à la seconde. Pour moi, la politique des choses n’est pas une hypothèse et, si cela devait en être

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une, je veux dire au sens de Badiou, ce serait une hypothèse abominable. Soyons précis. Il n ’y a pas de contradiction logique à considérer qu’on puisse dire «je suis communiste » en première personne et que ce temps soit originaire. Il n’y a pas de contradiction logique, mais je pense que cela n’est réellement pas possible.

P. P. : Néanmoins, et peut-être ici ferez-vous jonction, il est sans doute plus facile pour vous de parler de l’universel difficile que de défendre la politique des choses ?

J.-C. M. : De façon générale, mes paroles de critique sont nombreuses et mes affirmations sont rares.

P. P. : Et diriez-vous qu’Alain Badiou est un sectateur de l’universel difficile ?

J.-C. M. : Après l ’avoir entendu, je mesure du moins que sa doctrine de l’universel tient compte plus largement des difficultés de l ’universel que je ne l’avais supposé. Pour en revenir à mon propos, si je ne crois pas possible le fait de dire quelque chose comme «je suis communiste» en un temps originaire de première personne, cela va de pair avec le fait que je crois qu’il n’y a pas de place pour des hypothèses, au sens où Alain Badiou l’entend, en politique.

A. B. : S’il y a divergence ici, il y a divergence aussi sur le mot « politique » lui-même. Dans « politique des corps parlants » ou « politique des choses », « politique » me semble purement métaphorique. Une politique, pour moi, c’est une procédure de vérité. Elle est donc toujours susceptible d’une prononciation en première personne, relativement soit à un processus réel, soit à une hypothèse, soit à d’autres configurations subjectives ;

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mais, en tout cas, elle est prononçable en première personne. Si rien de politique n’est prononçable en première personne, c ’est qu’il n’y a pas de politique. Jean-Claude Milner pense avec force, dans la lignée de la condamnation de toute « vision politique du monde », que la politique, au sens où je l’entends, n ’existe pas.

J.-C. M. : Cette position, Alain Badiou me l ’a attribuée il y a assez longtemps et je n’y objectais pas.

A. B. : Alors que moi je pense que la politique existe mais, aujourd’hui, dans un régime de subjectivation qui est affaibli, ce que « hypothèse » vient exactement désigner.

J.-C. M. : À une époque, la notion de rareté était associée à la politique dans le discours de Badiou et de quelques autres ; je pense à Sylvain Lazarus.

A. B. : De manière générale, les procédures de vérité sont rares, puisqu’elles s’enracinent dans une exception aux lois empiriques du monde. « Hypothèse » désigne un mode par­ticulier de la rareté politique dans le monde contemporain.

J.-C. M. : Je pense effectivement que c ’est un point de divergence ancien entre nous concernant la politique. Cela dit, chacun de nous a continué de travailler. Logiques des mondes (2006) avance des propositions nouvelles par rapport à L’être et Vévénement (1988). J ’ajoute, dans des écrits postérieurs, des précisions à ce que j ’ai pu dire dans Constat (1992). C’est assez normal. Et même si cela fait relativement longtemps que je pense qu’il n ’y a pas de politique au sens où Alain Badiou l ’entend, j ’ai eu une hésitation. Par exemple, affirmer qu’il n’y a pas d’hypothèse politique, donc

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pas d ’hypothèse communiste (au sens où Badiou entend «hypothèse »), c ’est une conclusion qui s’est déployée dans le temps, de la même manière que la notion d’hypothèse elle- même s’est déployée dans le temps. Or, refuser la possibilité d’hypothèses politiques a pour conséquence que les assertions politiques, même si elles peuvent prendre l ’apparence de la première personne, ne sont pas en première personne. Le temps de troisième personne est généralement premier. Sauf exception, lorsque le rôle est tenu par le temps de deuxième personne.

A. B. : Pour être précis sur ce point, je dirais que si des asser­tions politiques sont réduites à être en troisième personne, ce ne sont pas des assertions politiques, ce sont des assertions étatiques.

J.-C. M. : Tout à fait, et si la politique est en troisième per­sonne, cela revient à dire que c’est à l’horizon de l’État que tout cela se situe et s’articule. Mais de l’État au sens large, qui déborde la notion d’État telle qu’elle est généralement entendue par les juristes ou les sociologues. En ce sens, la notion de troisième personne est meilleure. J ’ai ajouté que, dans des cas marginaux, ce qui apparaît comme une assertion politique commence par l ’assertion de deuxième personne. Je suis de ceux qui pensent, pour ne pas parler du nazisme en général, mais plutôt de Hitler en particulier, que ce dernier a commencé par une assertion de deuxième personne concernant les Juifs. Une pure et simple insulte. Sur cette base s’est développée ensuite une politique qui se dira en troisième personne. Qu’il y ait une politique nazie, qu’elle ait affaire à l ’État au sens étroit du terme et à l ’État au sens large, je n’en doute pas.

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A. B. : Dans la mesure où l’assertion nazie primordiale, hitlé­rienne, est en deuxième personne, elle a ressemblé formelle­ment à une assertion politique. Je t ’accorde que le nazisme n ’a pas été strictement réductible à la troisième personne. Mais le point essentiel est que sa substance identitaire bloque toute universalité et interdit une subjectivation politique dans l ’élément de la vérité. À la fin, la seule réalité du nazisme est bien l’État, dans la forme de la guerre et de l ’extermination.

P. P. : Reprenons les choses par un autre bout. L’universel en un sens classique est aujourd’ hui contredit par la dynamique des identités. Le règne de Γ entre-soi généralisé se consolide. Et pas seulement d’un point de vue religieux ou communau­taire. Cet entre-soi n’ est pas, néanmoins, le dernier mot de l’histoire, il est travaillé malgré tout par ce qu’on pourrait appeler une « prise de conscience politique mondiale » qui engage le destin des générations futures autant que le climat et l’environnement.

J.-C. M. : J’évoquais le fait que l’universel fonctionne comme porteur par lui-même d’évidence et de clarté, et qu’à mes yeux ce fonctionnement est illégitime. J ’ajouterais que l’espace matériel où l ’universel apparaît comme allant de soi, comme porteur d’évidence et de clarté, est aussi un espace où l ’universel apparaît comme désirable. L’universel n ’y est pas seulement réputé clair par lui-même, il est aussi demandé. Or, l ’espace de la demande d’universel est lui- même un espace limité, pas forcément désirable, et dont à certains égards les desseins sont trop clairs. De même que, pour des raisons théoriques, il ne va pas de soi que le terme « universel » soit clair et distinct par lui-même, il ne va pas de soi que la demande d’universel soit par elle-même porteuse de la légitimité qu’elle revendique.

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P. P. : Sans doute, mais cela suffit-il à expliquer Γ omniprésence de la catégorie de l’humain aujourd’hui ? On la trouve chez François Jullien, chez les anthropologues évidemment, et chez tous ceux qui ri ont pas renoncé à questionner les figures de l’homme.

J.-C. M. : Si j ’ai raison de considérer que ce qui passe pour universel prétend se définir comme ce qui fonctionne toujours et partout, non seulement toujours et partout maintenant, mais aussi toujours et partout jusqu’à la fin des temps, alors l ’universel, à mes yeux, c’est la politique des choses.

P. P. : D’accord, mais vous êtes un lecteur de Sartre et de Foucault, et vous ri êtes pas un simple humaniste, que je sache ? Le «nom d’homme » entre-t-il en résonance avec votre pensée ?

J.-C. M. : Si le nom d’homme ne peut pas s’employer en première personne, sauf sous la forme d’une platitude, alors, dans mon approche, ce nom n’a aucune espèce d’importance. J ’observe les propos qui se tiennent; en fait, je pars de là. Ce que j ’ appelle la politique, c ’ est le fait de parler politique. À s’en tenir à l’observation, le parler politique est présent dans un certain nombre de lieux du monde. Je ne dis pas qu’il soit présent partout ; il peut être empêché, interdit. Mais là où il est présent, il a affaire à la division. On retrouve ce que j ’avais énoncé au début de nos entretiens : la politique commence avec la mise en suspens de la mise à mort. Autrement dit, parler plutôt que tuer. Cela suppose que la division habite la politique ; à cette condition seulement, il y a réel évitement de la mise à mort.

Du coup, un nom est politique, dans mon usage, dans

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la mesure exacte où il divise. Il est d’autant plus politique qu’il divise plus profondément. Le nom d ’homme étant employé comme un signal du type « arrêtons nos divisions, embrassons-nous Folleville», il n’est pas un nom politique. Cela, je ne suis pas le seul à le dire. Carl Schmitt le disait, à des fins exécrables, certes, mais Althusser le disait aussi. Son antihumanisme est une affirmation de la politique, ramenée à son caractère essentiellement divisif. À l’inverse, quand on parle d’humain et d’homme en prétendant parler politique, ce qu’on dit réellement, c’est « bouclez-la sur la politique ».

A. B. : Je pense qu’il faut distinguer les fonctions possibles des mots « homme » et « humain » de ce que j ’ appelle 1 ’ « animal humain». L’animal humain n ’a aucun intérêt spécial du point de vue de la politique, ni du point de vue d ’aucune vérité d’ailleurs, car il désigne la substructure multiforme de toutes choses. Il est l ’ordre des choses. On peut en revanche soutenir que quelque chose comme l’homme ou l’humain existe quand il y a une figure subjective. Et il y a une figure subjective quand il y a une procédure de vérité. Donc l’humain, ou l ’homme, sont des mots qui désignent la capacité d’être incorporé à une procédure de vérité. S’il n ’y a pas de vérité politique, il n’y a aucun sens à employer les mots « homme » ou « humain ». Il n’existe qu’une agitation étatisée des animaux humains, dans la configuration des différents ordres matériels et symboliques par lesquels ils sont structurés. En revanche, s’il y a de la politique, c’est autre chose.

P. P. : Vous rejoignez donc Jean-Claude Milner sur le destin funeste de l’humanisme ?

A. B. : Il n ’y a pas de figure générique de l ’homme, ça c’est une question réglée. Il n ’y a que des sujets (humains) de

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vérités singulières. Donc j ’approuve Jean-Claude Milner lorsqu’il dit que, quand on parle d’homme et d’humain sans se demander à quelle procédure de vérité on se réfère, en réalité on dit non seulement : « Ne parlez pas de politique », mais aussi : « Ne nous cassez pas les pieds avec des choses comme l’art, la science ou l ’amour». Mais peut-être qu’aujourd’hui la France, ce vieux pays à bout de souffle, n’est-elle pas un bon point d’observation pour s’assurer du devenir réel des vérités, quelles qu’elles soient, et donc pour savoir où nous en sommes du degré d’existence de l’homme et de l’humanisme, en tant que figure subjective pour l’un, et doctrine des vérités universelles pour l ’autre.

J.-C. M. : Il vaut mieux effectivement prendre pour point d ’observation un endroit où les décisions se prennent. On en prend, à Pékin, à Sâo Paulo, à Bombay ou ailleurs, mais certainement pas à Paris. Il m’est arrivé de dire que la langue française était une langue morte. Cela va de pair avec le fait que peu de décisions soient prises dans cette langue - allons plus loin : que cette langue devienne la langue de la non- décision.

A. B. : Je pense que la seule restitution possible d’un espace de décision pour notre point d’observation actuel, c’est la fusion pure et simple de la France et de l ’Allemagne.

J.-C. M. : C’est une doctrine ancienne chez Badiou. Qui se heurte à la difficulté des langues - et pas seulement à cela...

A.B.: Soit dit en passant, j ’ai été très étonné de lire que Michel Serres défend avec force la thèse de cette fusion. Il y a là la base d’un front uni très singulier. Quant à la question des langues, nous avons tout de même sous les yeux l’exemple

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de la Suisse. En tout cas, nous aurions là de quoi reconstituer un pôle de puissance véritable.

J.-C. M. : Et il y avait quelqu’un qui avait compris cela, j ’ose à peine le dire, c’était Napoléon. Fondamentalement, le projet du blocus continental, c ’était cela. Des côtes atlantiques jusqu’aux frontières de la Russie.

A. B. : Je dois même avouer, et c’est encore moins ma filiation naturelle que ne peut l ’être Napoléon, qu’il y avait dans l’alliance de Gaulle-Adenauer quelque chose du même ordre.

J.-C. M. : Tout à fait. Sinon qu’Adenauer, c ’était vraiment la rive gauche du Rhin ; il ne voulait surtout pas de la Prusse, y compris pour des raisons confessionnelles. Il a clairement joué la division de l’Allemagne, il n’y a aucun doute là-dessus. La défaite fondamentale d’Adenauer, c’est la réunification de l ’Allemagne, qui est aussi d’ailleurs une défaite du gaullisme.

P. P. : Et vous, Jean-Claude Milner, vous êtes plutôt d’accord avec Alain Badiou sur cette idée d’union de la France et de Γ Allemagne ?

J.-C. M. : Oui, abstraitement, comme un jeu d ’esprit. Je n ’appellerais même pas ça une hypothèse.

A. B. : Non, moi non plus, il s’agit purement et simplement d ’une représentation régulatrice.

J.-C. M. : La catastrophe européenne, et en fait mondiale, a procédé de la décision de Bismarck de toucher aux frontières de 1815. L’unité allemande n’en avait pas besoin. L’influence de la science a été en l ’occurrence déterminante : je pense

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aux linguistes et aux historiens allemands qui n’ont cessé de démontrer, preuves et raisonnements à l’appui, que l ’unité française était un artifice. Non seulement l ’Alsace et une partie de la Lorraine devaient retourner dans le giron de la langue allemande, mais ils prédisaient que, sous l’effet de la défaite, la France d’Oïl et la France d’Oc se sépareraient. Les faits leur ont donné tort, mais on avait mis en place un mécanisme ; il a produit deux guerres mondiales.

Je n’objecte pas à la proposition de Badiou, telle qu’il la formule. Mais si l ’on considère la réalité empirique et si on laisse la question de la langue de côté, l ’obstacle à mes yeux viendrait du néo-bismarckisme qui pointe et qui lui aussi s’appuie sur une science ou prétendue telle. Il ne s’agit plus de la linguistique ou de l’histoire, mais de l ’économie. Si l ’on en croit les spécialistes de cette dernière, la France, au sein d’une union franco-allemande, deviendrait un dominion, comme la Pologne est en train de le devenir. Le scénario manque évidemment d’attraits.

Mais laissons cela. J ’en reviens à notre discussion sur l’humanisme. Sous l’inflation des références à l’homme, à l ’humain, à l ’humanisme, à l ’humanitaire, etc., se pose une question réelle : celle de la mise à mort possible. Considérez la Syrie à l ’été 2012. L’amorce du mouvement d’opinion qui s’affirme alors, c’est la mise à mort, ce sont des images de mise à mort. Les mots d’«homme» et d’«humain» font irruption dans la doxa comme autant de termes à l’apparence affirmative, mais en fait ils ne renvoient à aucune réalité spécifique. Le réel, lui, insiste sous la forme d’une question, non d’une affirmation : la mise à mort individuelle ou de masse est-elle licite ou illicite, légitime ou illégitime ? Cette question, elle, est réelle.

P. P. : Est-ce que, sur cette question, vous pouvez comparer la manière dont vous avez réagi aux différentes interventions

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militaires depuis le Koweït? Certaines furent décidées par l’ONU, d’autres ne le furent pas, à l’exemple de la Libye. Alain Badiou ne s’est jamais départi d ’une condamnation quasi générale de ces interventions, y compris dans l’ex-Yougoslavie. Que diriez-vous aujourd’ hui de la Syrie, Jean-Claude Milner ? On présente souvent le conflit qui traverse ce pays comme une guerre ethnique ou religieuse, alors qu on a récemment assisté - en juin 2012 - à des assassinats politiques ciblés dans nombre de familles d’intellectuels, de médecins, ou autres. Quel jugement portez-vous sur ces assassinats ?

J.-C. M. : Nous avons constaté précédemment qu’il n’y a pas pour moi de politique au sens où Alan Badiou l’entend. Si la politique a un sens chez moi, un sens qui excède le pur et simple conversationnel, cela renvoie à un trait distinctif minimal : la politique commence à partir du moment où la mise à mort de l’adversaire est en quelque sorte hors champ. Je ne suis pas du tout l ’inventeur de cette définition. On la retrouve chez Guizot dans De la peine de mort en matière politique (1822) ou encore chez Hannah Arendt. Je ne prétends absolument pas à l ’originalité. Dans ces conditions, la mise à mort ne saurait être le moyen de remporter une victoire politique. Cela veut dire que l’assassinat politique est une contradiction dans les termes. Tel est le point de départ.

Le deuxième temps, c’est que, dans l’opinion comme dans la théorie, il est rare qu’on s’en tienne au minimal. L’une des considérations les plus courantes consiste à définir la politique comme la conquête ou la conservation du pouvoir d’État. Si la politique est comprise ainsi, alors tous les pouvoirs de fait, sauf exception, pratiquent de manière plus ou moins ouverte l ’assassinat politique. Si l ’on pense à la France, la période de la guerre d’Algérie a surabondé en assassinats politiques. J ’y inclus les ratonnades. Dans les années récentes, la France

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étant géographiquement moins ambitieuse, les occasions de pratiquer l ’assassinat politique ont été moins nombreuses, mais aussitôt qu’un État atteint une certaine dimension ou juge qu’il y va de sa propre pérennité, la question revient. À une époque, l’Allemagne de l’Ouest s’est considérée comme suffisamment menacée par la Fraction armée rouge (RAF) pour adopter à l’égard de ses leaders emprisonnés une conduite qui se rapproche beaucoup de l’assassinat politique. Tout cela parce que, à ce moment-là, l’Allemagne de l’Ouest craignait de disparaître, absorbée par le monde soviétique. Aux yeux de ceux qui connaissent bien les États-Unis, la possibilité de l ’assassinat politique y est quotidiennement présente ; ce n’est pas par hasard si tant de fictions télévisées ou de films en tirent la matière de leur scénario. Même chose pour la Russie et bien d’autres pays, dont il est inutile de dresser la liste.

Je me borne ici à noter que l’assassinat politique est extrê­mement répandu. Cela n ’empêche pas qu’il s’agisse de la négation de la politique ou, si l ’on préfère, que la politique soit faite pour que la mise à mort ne soit pas l ’un de ses moyens. En ce sens, l ’indignation devant les mises à mort ne saurait se limiter à une explosion de sensibilité ; elle doit avoir une portée politique. Il arrive que ceux qui s’indignent aient conscience qu’il y va de la politique elle-même. Toute mise à mort dit que la politique a cessé. Pour un instant ou pour toujours, la différence ici importe peu.

Quoi qu’il en soi, l ’indignation est la chose du monde la mieux partagée. C’est-à-dire que personne ne pense devoir éprouver plus d’indignation qu’il n’en éprouve. Je reprends ici les formules de Descartes sur le bon sens ; elles s’appliquent à merveille. Cela veut dire aussi que l’indignation est toujours partielle, et donc sélective. Cela veut dire enfin que chacun mesure à l ’aune de son propre imaginaire l ’occasion et le degré de son indignation. Mais, par ailleurs, je m’inspirerai

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d ’une autre formule de Descartes concernant les passions : l ’indignation est toujours toute bonne.

Il se trouve que la Libye a suscité l’indignation de quelques- uns. Peut-être, au départ, d’un seul, Bernard-Henri Lévy. Kadhafi pratiquait l ’assassinat politique à grande échelle, or tout assassinat politique doit susciter l ’indignation. Cette indignation en tant qu’indignation est toute bonne; en tant qu’elle se réfère à la définition minimale de la politique, elle peut être toute politique. Simplement, ce qu’on peut observer, mais cela fait partie de la chose, c ’est que cette indignation est circonstancielle. Et de fait, on pourra toujours dire que des choses analogues se passent en d’autres lieux, à propos desquelles on ne dit rien, mais cela est inévitable. Dire «Indignez-vous» sans préciser le jour et le lieu, c’est du prêche. Dire « Indignez-vous » en précisant le jour et le lieu, c ’est du filtrage. Donc oui, il y a eu, à propos de la Libye, l ’indignation de quelques-uns, et le président de l ’époque, Nicolas Sarkozy, a jugé opportun d’adhérer à cette indignation-là. Dès ce moment, on est passé du côté de la politique d’État, et on la jugera comme telle.

Entre l ’indignation subjective et la politique d’État, il y a toujours un hiatus, nécessairement. Les États ne jugent pas en fonction d’une indignation, ils jugent en fonction de leurs intérêts. Qu’ils prennent l ’indignation subjective de quelques-uns pour prétexte, cela ne dévalue pas l’indignation elle-même. Je peux m’indigner de la duplicité étatique, mais je ne m’indigne pas de l ’indignation.

P. P. : Alain Badiou, vous indignez-vous de Γ indignation ?

A. B. : Je suis absolument en désaccord avec la thèse selon laquelle la politique commence quand on déclare que l’assas­sinat politique est toujours une mauvaise chose. Évidemment,

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l’expression « assassinat politique » n’a déjà pas bonne mine. On se croit aussitôt dans l’univers du Néron de Racine... Du reste, « assassinat politique » est une expression du registre de l ’État bien plutôt que de celui de l’action politique col­lective. Si l’on parle de la nécessité de se défendre lorsqu’on a conquis une position, de la nécessité de constater qu’il y a des traîtres et des collaborateurs, si l’on parle dans des situations effectives, ce discours moralisant est totalement fictif. La violence n ’est pas, n’a jamais été, une question décisive de la politique. Comme pratiquement tout le monde - sauf les fascistes et quelques tenants de certaines variantes du gauchisme - , je souhaite que la politique évite la violence, mais je pense que ce vœu ne saurait se transformer en axiome. Ma position est celle de Mao : nous ne désirons pas la guerre, mais si l’adversaire nous l’impose, eh bien, nous n’en avons pas peur.

Maintenant, en ce qui concerne l’indignation. Il se produit en effet, dans le monde contemporain, des atrocités. En général, elles ne sont pas perçues de l’intérieur d’une vraie constitution politique du jugement. Elles sont perçues au niveau élémentaire du rapport de compassion à l ’égard des animaux humains lointains dont on observe qu’ils sont massivement victimes de désastres divers. L’indignation, de ce point de vue, est légitime, mais inéclairée. Et ce qui est révoltant, outre les atrocités elles-mêmes, c ’est l ’instrumen­tation de cette compassion inéclairée par les puissants États : ils interviennent militairement pour poursuivre des objectifs qui n ’ont rien à voir avec les atrocités. Ces objectifs relèvent de la constitution de zones où États et grandes firmes pourront poursuivre tranquillement les pillages économiques qui seuls les intéressent. Les objectifs de ces puissants États ajoutent pratiquement toujours aux malheurs des populations d’autres atrocités infinies, comme on le voit en clair aussi bien en

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Irak qu’en Afghanistan, en Côte d’ivoire comme en Libye, au Congo comme à Haïti.

P. P. : Et la Syrie ?

A. B. : La Syrie, je ne sais pas. Je constate que les puissants États sont dans l ’embarras le plus grand quant à savoir quel est le système qui serait le plus avantageux au regard de la situation. Ce qui prouve bien, d’ailleurs, que ce ne sont nullement les atrocités et l ’indignation qui les meuvent, mais que, quelles que soient les situations, ils sont, comme Nietzsche l’a fort bien vu, les plus froids des monstres froids. Il ne faut donc leur confier aucun pouvoir de police morale.

J.-C. M. : Preuve en est l ’hésitation de la Russie, qui est objectivement la puissance dominante dans cette région ; le fait qu’on puisse un instant envisager qu’elle change de position, alors qu’on ne peut pas dire que le pouvoir russe ait changé de nature, est un signe. Un signe de quoi ? D’une incertitude quant au résultat des calculs d’intérêt, du côté de la puissance dominante. Mais je voudrais revenir en arrière sur la définition minimale que j ’ai donnée de la politique. C’est un point de désaccord très important. Il faut donc que j ’en dise davantage. Notamment sur la question de la mise à mort en elle-même. Elle est centrale et mérite d ’être dépliée.

Elle peut s’aborder sous deux angles, à la fois distincts et complémentaires. Celui que j ’ai évoqué : la politique comme mise hors champ de la mise à mort de l’adversaire, mais aussi celui que Max Weber indique implicitement. Dans Le Savant et le Politique (1919), il définit l ’État comme ayant le monopole de la violence physique légitime. J’interprète : mise à mort légitime. Tout bien considéré, il ne s’agit pas

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seulement d’une définition de l’État, mais, au sens propre, d’une délimitation de la politique.

Ainsi déterminé, l ’État apparaît comme la forme limite de la politique : limite externe, puisqu’il met à mort, et de ce fait se pose hors de la politique ; limite interne, puisqu’en se réservant le monopole de la mise à mort, il constitue le champ d ’où la mise à mort est exclue. En ce sens, il appartient à la politique. Cela revient à dire que la relation de l ’État à la politique est une relation toujours problématique. Là-dessus, Badiou et moi serons d’accord. Mais nous cesserons de l’être sur ce qui fait que la relation est problématique. Selon moi, l ’État rend la politique possible en se réservant ce qui la rend impossible. En tant qu’il la rend possible, il détermine le lieu en quelque sorte géométrique des phrases politiques ; mais du même mouvement, il est toujours en passe de maté­rialiser ce qui nie la politique.

Si l ’on considère les événements de grande ampleur, et je crois que nous serons d’accord pour y inclure la Révolution française, cette question a été cruciale. Et l’hésitation a été cruciale, elle aussi. Elle est incarnée par Robespierre. Il s’est opposé à la guerre et à la peine de mort, précisément parce que la politique pour lui place la mise à mort hors champ. Il est prêt, par ailleurs, à admettre qu’il est des circonstances où la mise à mort est légitime, mais elles doivent être aussi rares que possible. En fait, elles doivent être exceptionnelles.

C’est parce que le roi s’est placé lui-même en dehors de la politique, et c’est en définitive parce que tout roi en tant que roi s’excepte de la politique que Louis XVI peut et doit être exécuté. Puis, à la suite des nécessités liées à la guerre et à la Terreur qui, dans une large mesure, est une conséquence de la guerre, l ’exception est devenue la règle. La mise à mort s’est transformée en procédure de gouvernement, en règle d’État. L’État est ainsi devenu chaque jour plus nécessaire à

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la possibilité de la politique, jusqu’à s’approprier la politique et la transformer en son contraire. Bon nombre d’historiens considèrent que Robespierre a consenti à sa propre chute. Je supposerais volontiers qu’il a tiré les conséquences d’un échec - échec de Titan, pour reprendre le mot de Virginia Woolf à propos de Joyce. Sous ses yeux et par ses propres actions, la politique avait cessé.

A. B. : Certes, il faut avoir comme maxime «mieux vaut ne pas tuer si on le peut». Je distingue toujours la politique de l’État et, quand je dis que la politique peut être armée du principe étroitement surveillé et contrôlé « il vaut mieux ne pas tuer», je sais que cela ne garantit pas absolument qu’il en soit ainsi, parce que la politique est antagonique, et qu’il y a les États. Donc le camp de la politique émancipatrice, ou communiste, n’est pas seul à décider. Comme le fait justement remarquer Jean-Claude Milner à propos de Robespierre, et comme l’expérience des États socialistes nous en lègue l’expérience, tuer ne résout pas les problèmes. Parce que, en général, tuer crée l’apparence d’une disparition du problème plutôt que le réel de sa solution.

J.-C. M. : Je partage le point de vue d’Alain Badiou sur ce qu’il appelle « antagonique ». Après tout, le terme « antago­nique» qu’il emploie ne fait que reprendre en grec ce que dit, chez moi, le latin « adversaire ». Celui qui considère que la politique rend illégitime la mise à mort de son adversaire ne peut pas être certain que son adversaire est dans la même disposition d’esprit. Dans le combat politique, cette conception de la politique n ’est pas forcément partagée par les deux camps.

Il est des adversaires antipolitiques. Soit, par exemple, la guerre civile espagnole. Si je reprends le texte de Bernanos,

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Les Grands Cimetières sous la lune, il en ressort que les républicains font de la politique et que leurs adversaires sont hors politique. Il ne va pas de soi, quand une lutte politique s’engage, que les adversaires mettent tous hors champ la mise à mort, c ’est là une évidence.

P. P. : Pouvez-vous vous expliquer l’un et Γautre ce que vous entendez par «décision politique » ? C’est une expression qu’on retrouve davantage chez Jean-Claude Milner que chez Alain Badiou. La décision politique induit nécessairement une différence entre ceux qui en prennent et ceux qui ri en prennent guère. Elle est du côté du désenchantement de la parole démocratique, parce que prendre la parole en démocratie, ce ri est pas prendre des décisions politiques, on en a la preuve tous les jours.

J.-C. M. : Quand je disais que les décisions se prennent ailleurs, j ’ouvrais la possibilité qu’il y ait toute une série de décisions qui ne soient pas politiques au sens strict du terme. Dans l’usage courant, est politique ce qui revendique le nom de «politique». Que ce soit de fait politique ou pas. Je ne me sens pas tenu par cet usage.

P. P. : Mais la décision politique est du côté du pouvoir, elle...

J.-C. M. : Si l ’on s’en tient à l ’usage courant, tout ce qui est décidé par le pouvoir d’État - exécutif et législatif - est décision politique ; seul ce qui est décidé par le pouvoir d’État est décision politique. Dans mon approche, j ’admets la relation entre politique et État ; même si, comme je l’ai soutenu, cette relation est dysharmonique ou même contradictoire. Pour simplifier la discussion, j ’admettrai donc qu’il arrive que ce qui est décidé par le pouvoir d’État soit décision politique.

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Mais il n ’est pas vrai que tout ce qui est ainsi décidé soit décision politique.

Je prends un exemple très banal : on considérera géné­ralement comme une décision politique le fait de passer, pour les élections législatives, d’un scrutin majoritaire à un scrutin proportionnel. Cette décision occupera beaucoup les discours et les propos, mais, à mes yeux, les conséquences seront très faibles. Il y aura certainement plus de députés issus des courants minoritaires, mais je tiens cela pour un détail au regard de ce que je considère comme politique. Il me semble évident que, dans l’ensemble de ce que l’on s’accorde à baptiser du nom « politique », les décisions que l’on prend dans un pays comme la France ont des conséquences politiques relativement mesurées.

A. B. : L’expression « décision politique » est un peu obscure parce qu’elle ne rend pas lisible la distinction entre décision d ’État et décision politique. Si on veut clarifier un peu la signification de «politique» dans «décision politique», on dira qu’on a toujours affaire à des décisions d’État, et que la question de savoir s ’il s ’agit d ’une décision politique concerne peu ou prou la subjectivité collective, ou le type de sujet collectif auquel on se réfère quand on parle de politique. C’est la résonance subjective de la décision qui va permettre de la qualifier de décision politique et de la distinguer plus ou moins des décisions du pouvoir ou des décisions éta­tiques, lesquelles sont innombrables et très souvent mal connues.

J.-C. M. : J ’entends bien. Mais il faut faire droit au fait que, dans nombre de pays disons européens, on reconnaît une bonne décision politique, autrement dit une décision qui mérite légitimement d ’être dite politique, au fait qu’elle

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change le moins de choses possible, conformément à l ’esprit de la démocratie.

A. B. : Oui, tout à fait, telle était d’ailleurs la grande maxime d’un homme politique de la IVe République : «L’immobilisme est en marche, rien ne pourra l’arrêter ! » Au fond, le pouvoir n’est pas là pour prendre des décisions politiques. La décision d’État existe, le plus souvent cachée, et son maquillage en décision politique est avant tout une activité rhétorique, une activité d’annonce. Il n’y a qu’à voir la signification qu’a prise le mot « changement ». Le changement est la catégorie électorale majeure. Tout candidat annonce : «Le changement, c’est aujourd’hui, si vous m’élisez.»

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De la gauche, de la droite, et de la France en général

P. P. : Il y a, entre Γ idée socialiste telle qiï elle s’est constituée au xixe siècle, de Saint-Simon à Jaurès, et la social-démocratie actuelle, qui s’est largement compromise avec le néolibéra­lisme, un grand écart qui ri est pas près de s’amenuiser. Afin d’en préciser les contours, je poserai d’abord une question à Alain Badiou. La voici : dans un entretien datant de 1995, intitulé «Les échecs de Mitterrand », vous insistiez sur le fait que la ténacité de François Mitterrand avait toujours eu comme principe Γ épuisement de ses propres soutiens. C’ est ce que vous nommiez alors la « gouvernementalité de consensus », soutenue par une figure du réel plombée par la mort. Au regard de cette analyse, que diriez-vous aujourd’hui de la nouvelle gouvernementalité mise en place par François Hollande ? Que diriez-vous du candidat « normal » ?

A. B. : J ’ai élargi, depuis les années 1980-1990, l ’analyse que je propose de la catégorie parlementaire de « gauche ». Moi et mes amis de l ’UCFML [Union des communistes de France marxiste-léniniste, 1969-1985], puis de l’Organisation politique [1985-2007], avons été, en 1981 et durant les années qui ont suivi, dans la nécessité immédiate de nous distancer du consensus festif qui avait accueilli le candidat Mitterrand. Nous devions marquer notre dissidence, très minoritaire,

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au regard du triste «on a gagné» de l’époque. J ’ai depuis analysé plus en profondeur le concept historico-politique, et assez typiquement français, de la « gauche ». J’ai compris - je fais état de cette compréhension dans un petit volume publié en 2012, Circonstances 7 - à quel point la gauche, singuliè­rement dans notre pays, représente ce que dans mon langage philosophique j ’appelle une «Idée».

Oui, la gauche est plus qu’un courant politique parlemen­taire, plus qu’une tendance idéologique mouvante, plus qu’une forme de critique. Elle est une Idée. De là sa résistance et sa permanence. De là aussi un phénomène très curieux, qui est l ’indifférence publique aux échecs et aux vilenies de la gauche. Le fait que rien de ce qu’elle annonce ne se passe, qu’elle recule au moindre obstacle, qu’elle met soigneusement ses pieds dans les empreintes de la droite, etc., rien de tout cela n ’empêche la subsistance et le retour périodique au pouvoir de cet ectoplasme parlementaire. Une idée, en effet, peut survivre à ses incarnations les plus misérables.

P. P. : Quel est le contenu de cette idée ?

A. B. : Je propose de dire que la gauche, dans notre pays, est une synthèse factice entre le consensus parlementaire ordinaire - donc le maintien des choses du capitalisme telles qu’elles sont - et une tradition dotée de ses principes, de son folklore, de ses images, et qui peut fort bien supporter son évidente impuissance. Cette tradition est faite d’emprunts républicains à la Révolution française, d’emprunts socialisants à la fin du xixe siècle, de références diverses et incohérentes à Marx, à Proudhon, à Jaurès... La « gauche » nomme l’idée qu’on peut proposer une synthèse entre cette tradition lar­gement folklorique - qui a finalement pris le nom de « gauche » après en avoir adopté quelques autres - et le consensus qui

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régit aujourd’hui l ’ensemble des «démocraties» occiden­tales, consensus pro-capitaliste qui ne tolère que d’infimes variations.

La gauche vient au pouvoir dans les brèves périodes d ’épuisement subjectif de la droite, c ’est-à-dire quand la situation est telle qu’il faut réordonner le consensus et y rallier à nouveau des strates de la population qui s’en éloignent. Sarkozy a brutalisé les notables et les corps constitués, insulté le folklore de gauche, adoré les riches, ressoudé l’alliance atlantique, méprisé la littérature française, qui est chez nous une vache sacrée... Ce faisant, il a induit une dangereuse détestation de sa personne, voire du régime qui a toléré ses méfaits. Pour ramener au bercail ces groupes sociaux irrités, rien ne remplace une bonne cure de gauche.

Je peux alors répondre à la question : le candidat « normal » me paraît en effet normalement de gauche. Et je crois que tout va se passer comme d’habitude. On prendra au début quelques mesures destinées à montrer qu’il s’agit bien d’une synthèse entre la tradition progressiste, émancipatrice, républicaine, révolutionnaire, démocratique, et la situation « déplorable » léguée par la droite. On assistera à de longues et stériles « consultations des partenaires sociaux ». Viendra enfin le temps du retour aux affaires sérieuses - celles de la concurrence capitaliste - avec l’inéluctable mise en œuvre d’un plan d’austérité. Ce plan a été baptisé assez élégamment, en 1983, le «tournant de la rigueur». J’ignore à ce jour quelle sera cette fois l ’invention verbale. L’invention verbale est très importante pour la gauche, car, comme la synthèse dont elle se réclame est fictive, il faut toujours la faire exister dans des mots. Le «tournant de la rigueur» n ’était pas mal. La prose de Hollande sera-t-elle plus inventive encore ? Nous le saurons très bientôt.

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P. P. : « N’ anticipez pas trop, la vie est plus intelligente que vous», a déclaré un jour François Mitterrand. Cette «force tranquille » ne l’a pas accompagné jusqu’au bout, si l’on en croit cette décomposition cadavérique que vous avez à juste titre soulignée, mais qui ne peut servir de grille de lecture pour le premier septennat et son héritage aujourd’ hui.

A. B. : Je parlais évidemment du Mitterrand de 1995, date à laquelle le mitterrandisme était à bout de souffle, et dont le symbole est la mort qui envahit le corps du président lui-même. Aujourd’hui, nous n’aurons aucun des phénomènes singuliers du mitterrandisme, ni le désolant enthousiasme initial, ni le crépuscule horrifique. Nous n ’aurons, si je peux dire, que la vacuité synthétique de l ’idée. Nous n’aurons que le tournant de la rigueur, sous un nom qui restera - en nous le goût des langues l’espère - une invention digne de l’étemelle facticité de la gauche.

J.-C. M. : Le cas Mitterrand est particulier pour beaucoup de raisons. Je n’y reviendrai pas. À tort ou à raison, j ’ai le sentiment qu’il est oublié. J ’ignore si cet oubli est ou non définitif, mais il me convient. De manière générale, je n’appor­terai que quelques retouches à l ’ensemble des remarques qui ont été faites.

Première remarque : les termes « droite » et « gauche » n’ont de sens que dans un espace parlementaire. Je ne vois aucune raison d’en étendre l ’usage. D’autant plus que ce vocabulaire ne s’est pas imposé à tous les systèmes parlementaires, ni en Grande-Bretagne ni aux États-Unis notamment. Ces exceptions sont suffisamment importantes pour qu’on doive se garder d’accorder à l’opposition droite/gauche une valeur excessive.

Deuxième remarque : selon moi, il n ’y a pas de valeurs de gauche opposables à des valeurs de droite. Être de gauche,

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c’est voter pour quelqu’un ou pour un parti qui s’affirme de gauche ; même chose pour la droite.

Troisième remarque: peu à peu s’est installée en France l’idée qu’on peut se dire de gauche, mais qu’on ne peut pas, sans risque, se dire de droite. La gauche est devenue la seule étiquette qui puisse être revendiquée par ceux qui s’en réclament. L’étiquette «droite» vous est accolée par l ’adversaire. Le philosophe Alain, qui appartenait au parti radical, l ’avait noté, dans les années 1930, je crois. Je cite de mémoire : « Quand quelqu’un commence par dire “je ne suis pas de droite, m ais...” je conclus qu’il est de droite.» Le mouvement par lequel on arrive à qualifier quelqu’un comme étant de droite passe toujours par une dénégation : celui qui est de droite peut employer le mot «droite», mais en l’accompagnant d’un «je ne suis pas ». Réciproquement, quelqu’un de gauche se gardera comme de la peste d’employer le mot « droite » pour parler de lui-même, et surtout pas de manière négative. Quand un politique professionnel se sent obligé de proclamer : « Je n’ai jamais été de droite », « La droite, ce n’est pas ma famille », etc., il avoue qu’il a été mis sur la défensive. Il y a sans doute des exceptions, mais c’est une règle générale et même, plus exactement, une règle de civilité.

Quatrième remarque : nous avons observé, au cours du quinquennat de Nicolas Sarkozy, la volonté de troubler ce dispositif hérité. Avoir une droite qui se dise de droite, avec l ’émergence d’un groupe qui s’appelle «droite populaire», cela est contraire aux usages de la droite en général et de la droite gaulliste en particulier. Cette dernière avait toujours tenu à ne pas utiliser le mot « droite » pour se qualifier elle-même. Le mot « populaire », le mot « national », oui, mais pas le mot « droite ». Nicolas Sarkozy a manqué aux usages ; ce man­quement forme série avec tous les impairs de conduite qu’on

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lui a reprochés, le « Casse-toi », le Fouquet’s, etc. Il révèle que ces impairs ne relevaient pas seulement d’inadvertances ou d’une anormalité «caractérielle», mais s’inscrivaient dans une stratégie politique. Laquelle a été jugée intolérable.

Ainsi s ’explique le rejet global dont a été marqué le quinquennat. Nicolas Sarkozy a troublé, volontairement, un vaste ensemble de dispositifs qui étaient en place depuis longtemps. Il s’est ainsi aliéné une grande partie de l’appareil UMP. La question du Front national est la forme visible du trouble ; mais la vraie question, c’est de savoir si la droite peut reconquérir le pouvoir en se disant de droite, ou si elle ne doit pas plutôt en revenir au dispositif antérieur, où la droite doit ne pas se dire de droite. Au-delà des règles de langage, qui sont fondamentales, il y a l ’objectivité qu’elles expriment. Cette objectivité, je l’appelle la « division/réconciliation des notables ».

Pendant très longtemps, le système français a reposé sur la division des notables. Au xixe siècle, ils s’étaient divisés entre légitimistes et orléanistes, entre royalistes et bonapar­tistes. Au xxe siècle, ils se sont divisés sur la collaboration et la résistance, sur les guerres coloniales. La division droite/ gauche apparaissait alors comme subordonnée. Aujourd’hui, il semble qu’il ne reste plus qu’elle. À la division répond la réconciliation devant le danger, c’est-à-dire devant les troubles sociaux. Thiers, qui n’était pas un imbécile, prononce en 1850, à l ’ombre de 1848, une phrase qui donne la clé du système français moderne : « La République est le gouvernement qui nous divise le moins. » Ce « nous » est trop clair : nous, ce sont les notables. Chercher le gouvernement qui divise le moins, c ’est nécessaire, précisément parce que la division est là et, en cas de danger, elle doit être mise en suspens. Installer la République comme la forme la moins divisive, Thiers s’en souviendra après la Commune.

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Je laisse de côté la mise en relation de ce modèle avec ma propre définition de la politique. Pour le moment, je veux seulement mettre en lumière une grille d’interprétation de la machine gouvernementale française : réconciliation provisoire sur fond de division ; réconciliation provisoire suscitée par la crainte.

De Gaulle est revenu au pouvoir en 1958, quand les notables, confrontés au risque de pronunciamento militaire et mesurant que la guerre coloniale risquait de les mettre définitivement à l ’écart de la prospérité mondiale, ont constaté qu’il était temps de se réconcilier. Mais ils ne pouvaient pas y parvenir par leur propre force. Ils se sont alors adressés à la statue du commandeur - qui a très bien compris de quoi il s’agissait. Quelque chose d’analogue s’est produit après 1968 : saisis par une grande peur devant « la rue » (l’expression est de Georges Pompidou), les notables se sont réconciliés sur un deal combinant l ’élimination de De Gaulle et l ’acceptation de la Constitution de 1958. C’est en effet à ce moment-là que la gauche cesse de faire du rejet de la Constitution un marqueur décisif et engage, avec Mitterrand, le processus d’arrivée au pouvoir. Cela a mis plus longtemps qu’elle ne l ’espérait, mais c’est un détail.

Pour en revenir à l ’analyse d’Alain Badiou, je rejoins, par mes propres voies, sa thèse sur l’importance capitale, pour la gauche, de la déclaration rhétorique. Se dire de gauche, c’est cela qui la définit. Cette nécessité est aussi un privilège. La gauche est le seul groupement politique qui puisse s’annoncer positivement en tant que groupement. La droite ne le peut pas ; aussi tend-elle à passer par le patronyme d’un seul.

Pour compléter ma propre analyse, je pense qu’on a assisté à deux ou trois reprises, au cours de la Ve République, à une tentative visant à rompre le système de réconciliation/ division des notables, ne serait-ce que parce qu’il conduit à

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un immobilisme de principe. Un jeu à somme nulle. Sarkozy a poussé très loin la tentative. Quand il devient président, il pense pouvoir s’appuyer sur la prospérité mondiale ; tout le monde alors la croyait éternelle. Il s’est adressé aux notables en leur disant que, s’ils voulaient participer à l’enrichissement global, il fallait qu’ils changent de rythme et de rapport à l ’argent rapide. Quand la crise est arrivée, il s’est trouvé sans projet positif ; il ne lui restait plus qu’à s’imposer aux notables par la peur de la crise. C’est-à-dire par la peur de la perte de prospérité. Sur ce point, il a été assez habile tactiquement, mais il s’est trompé stratégiquement. Il a trop ouvertement répété aux notables : « Votre heure est finie ; le patrimoine n ’est rien comparé au profit; en toute chose, il faut accepter la loi du plus fort. »

A. B. : D’où son hostilité permanente aux corps établis, aux corps intermédiaires. C’est à mon avis cela qui l ’a coulé.

J.-C. M. : Effectivement. Le thème de la normalité a joué un rôle dans la campagne; je l ’entends plutôt comme une normalisation après la tentative de bouleversement d’un certain type d’équilibre. Il s’agit d’une normalisation réactive. Ceux qui ont voté pour François Hollande souhaitent réconcilier les notables autour d’un modèle où le président de la République est là sans être trop là, où les régions sont reconnues mais pas au point de dissoudre l’unité nationale, où vis-à-vis de l ’Allemagne, qui joue la carte néo-bismarckienne avec de plus en plus d’évidence, il faut rappeler les droits des petites nations mais sans céder sur la France comme grande nation, etc. Ce qui se passera dans les faits, c’est une autre question.

A. B. : Je suis très largement d’accord avec Jean-Claude Milner. Je suis convaincu que la politique internationale intervient

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dans cette affaire, dès lors qu’il s’agit de retour à une vision équilibrée. Cet équilibre est homogène à une gestion intérieure « normale », laquelle se propose de rétablir les équilibres traditionnels entre les notabilités républicaines et aussi de protéger un grand souci affiché du « social », qui fait partie de ces équilibres généraux, et qui en outre est capital dans la composition de l ’idée de gauche. Je suis aussi d’accord pour dire que la présidence Sarkozy - dont j ’ai souligné dès le début l ’originalité réactionnaire - nommait une tentative réelle d’en finir avec ces équilibres.

J.-C. M. : Réelle, sûrement. Mais portée par quelqu’un qui n ’avait pas l ’envergure suffisante pour la porter. De la même manière, mais avec un personnel politique autrement solide, le gaullisme ou, plus exactement, la présidence de De Gaulle, avait été une tentative réelle, impliquant notamment la dissolution ou l ’affaiblissement de toute une série de pouvoirs locaux.

A. B. : Et d’ailleurs le référendum de 1969, qui supprimait le Sénat, référendum que de Gaulle a perdu, avait dressé contre lui le ban et l’arrière-ban des notables provinciaux. Le traître Giscard, ministre des Finances du Général, avait pris la tête de cette fronde et a touché en 1974, contre le candidat gaulliste à la présidentielle, le salaire de sa trahison.

J.-C. M. : D’un certain point de vue, la perte du Sénat par Sarkozy est de même nature que la perte du référendum de 1969. Lequel portait justement sur une réforme du Sénat. À partir du moment où la droite constate qu’elle perd le Sénat à cause de Sarkozy et de sa réforme territoriale, elle y reconnaît un signal d’alarme. Il ne s’agit pas seulement de la droite en général et du pouvoir législatif; il s’agit d’une certaine

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droite, celle que j ’appelle la droite patrimoniale, fondée sur l ’héritage plutôt que l’entreprise, sur les mairies plutôt que les postes ministériels, bref, des notables au sens le plus classique du terme. Bien entendu, l ’analogie de Gaulle-Sarkozy a ses limites. La possibilité d ’un coup d ’État militaire en 1958 était bien réelle. Tandis que là ...

A. B. : Oui, le risque n ’est tout de même pas du même ordre.

P. P. : De ce point de vue, que reste-t-il du sarkozysme selon vous ?

J.-C. M. : Mon hypothèse est qu’il reste des groupes d’influence qui considèrent que le modèle français est à bout de souffle. Il y a un certain nombre de gens qui théorisent cela et, si on les prend au sérieux, cela signifie un certain nombre de choses. Par exemple, que la droite doit pouvoir employer le mot « droite » à son propre propos ; que le système des notabilités locales doit être jeté aux oubliettes ; qu’il faut détruire les machines à multiplier les notables - je pense à la décentralisation ; que la négociation à la française doit être radicalement transformée.

Il est généralement admis que la pierre angulaire du modèle social français est la négociation et que la pierre angulaire de la négociation à la française n’est pas, comme en Allemagne, la mise en présence de l’organisation patronale concernée (métallurgie, automobile, industries chimiques, etc.) et de la branche syndicale concernée. Négocier, c’est bien plutôt mettre en présence, sous l’égide du gouvernement, des hauts fonctionnaires et des représentants des grandes centrales syndicales. La notion de branche d’une part, et le rôle des organisations patronales, de l ’autre, étant secondaire, ainsi, il faut bien le dire, que la notion de représentativité : les grandes

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centrales et leurs dirigeants ne sont pas plus représentatifs que les hauts fonctionnaires qu’ils ont en face d’eux. Un certain nombre de gens qui se réclament du sarkozysme pensent qu’il faut mettre fin à tout cela. Ils considèrent que le jeu est truqué, parce que les hauts fonctionnaires n’ont pas une idée exacte des nécessités capitalistes et que les syndicats, numériquement faibles, n ’existent que par la considération que leur portent les hauts fonctionnaires.

La présidence Sarkozy a effectivement mis en place un autre modèle pour la réforme des retraites. Dans le modèle classique, les manifestations répétées, le soutien global de l ’opinion, les avis des commentateurs, tout cela aurait conduit le gouvernement à céder, le Président intervenant en dernier ressort pour calmer le jeu. Dans le cas des retraites, le Pré­sident lui-même, fort de son élection au suffrage universel, a choisi de mettre au défi les syndicats : oseraient-ils pousser la mobilisation d’un cran, oseraient-ils troubler l ’ordre public ? Il était persuadé qu’ils n’oseraient pas. Il avait raison. Ce changement de méthode a été perçu comme extraordinairement violent parce qu’il ramenait au pur et simple rapport de force. Je suis certain que, dans certains groupes de réflexion, cet épisode est ou sera bientôt érigé en modèle, de même d’ailleurs qu’il est érigé en contre-modèle à gauche et dans une bonne partie de la droite.

S’inspirer de ce modèle, le généraliser, l ’idéaliser, je suis certain que des groupes de réflexion vont s’y employer. Mais je prévois qu’ils auront de plus en plus de difficultés à se construire une représentation au sein du dispositif électif. Je ne parle évidemment pas de la gauche, mais à droite, on assiste au retour des élus provinciaux, des maires de grandes villes, qui ne raisonnent pas du tout en ces termes. Les notables en tant que notables pensent qu’une chose entre toutes est à préserver : la bonne entente sur le système qui les

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a placés en position de notables. Pour parler plus crûment : étant eux-mêmes numériquement faibles et économiquement marginaux, ils ne veulent surtout pas tabler sur la faiblesse syndicale ; ils risqueraient de trahir leur propre secret. Des gens comme Juppé ou Fillon raisonnent en ces termes. Il peut y avoir un courant d’idées que l’on pourrait qualifier de « sarkozyste », comme il y a eu un courant d’idées reaganien aux États-Unis, mais aujourd’hui les républicains ne sont pas reaganiens, et le fait qu’il existe un courant d’idées sarkozyste ne veut pas dire du tout que la droite sera sarkozyste.

P. P. : Au regard de cette recomposition et de cette bipolarité constitutive, et vis-à-vis de ce qu’Alain Badiou nomme la «gauche éternelle», qu’en est-il de Γintellectuel de gauche aujourd’hui? Jean-Claude Milner, vous avez dit un jour : «Aujourd’hui l’opération de 1981 a réussi, nous n avons pas d’intellectuels de gauche mais des intellectuels qui votent à gauche. » Cette maxime est-elle toujours à V ordre du jour ?

J.-C. M. : Je ne sais pas si Alain Badiou sera d’accord avec cette description et cette analyse, mais il me semble effecti­vement que le type idéal de l’intellectuel de gauche a été, au moment des guerres coloniales par exemple, soutenu par des intellectuels qui ne cèdent en rien sur leur activité d’intellectuel.

Je prends l’exemple de Sartre ; il ne cède en rien sur sa position d’intellectuel. Il publie la Critique de la raison dia­lectique (1960) ; quand il écrit dans les journaux, ce ne sont pas des articles journalistiques, mais des articles de philosophe- écrivain (Situations V [1964] est impressionnant à ce titre). Ne cédant rien sur sa position d’intellectuel, il prend appui sur cette position pour réorienter le discours de ceux qui se disent de gauche, en sorte qu’ils soient amenés à dire des choses que d’eux-mêmes ils n’auraient pas dites. Sur l ’Algérie

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par exemple, le mouvement propre des partis de gauche n’était pas de considérer le FLN comme un interlocuteur, ni d’admettre l ’aide au FLN comme une pratique à encourager. Mais pour Sartre en particulier, et pour l’intellectuel de gauche en général, s’adresser à ceux qui se disent de gauche, c’est nécessairement s’adresser aux partis.

Quelqu’un comme Alain Badiou ne cède en rien sur sa position d’intellectuel, d’une part, et, de l ’autre, ne cède en rien sur sa volonté de faire entendre des propos que la gauche à ses yeux devrait formuler. Je ne pense pas pour autant qu’il cherche à obtenir des effets comparables à ceux que Sartre avait obtenus. Tout simplement parce que pour lui, les partis de gauche ne sont pas des interlocuteurs. Il n ’exclut pas de se faire entendre d’eux, mais il exclut de s’adresser à eux. Peut-être dirait-il qu’il s’adresse aux sujets qui se disent de gauche pour réorienter leurs propos et leurs actions, mais ce faisant, il les déconnecte entièrement des partis de gauche. Il est un intellectuel, mais il n ’est pas un intellectuel de gauche. Au fond, je ne dirais même pas qu’il est de gauche, puisque, dans mon langage, on est de gauche si - et seulement si - on vote à gauche. Or, Badiou a théorisé une conduite politique qui n’inclut pas le vote. Dès lors, dans mon langage, la qualification «de gauche» ne s’applique pas à lui.

Si je considère à présent le cas général, il y a beaucoup d ’intellectuels qui votent à gauche, donc pour un parti de gauche. Mais je n ’en vois pas qui entreprennent de modifier de manière significative les choix de ces partis - et notamment pas en prenant appui sur leur position d’intellectuel.

A. B. : Je pense en effet que l’existence de l’intellectuel de gauche - encore une notion bien française - , si on reconstitue son histoire, n ’est aucunement dissociable de l’existence conjointe du camp socialiste à l ’extérieur et d’un puissant

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parti communiste dans notre pays. Le PCF - dont il faut rappeler qu’il a réuni jusqu’à près de 30% des voix et qu’il contrôlait totalement le syndicat de loin le plus nombreux et le mieux organisé - représentait, à l ’intérieur du dispositif parlementaire, une force qui se déclarait par ailleurs étrangère à ce dispositif. Il était toujours possible de contester les positions du PCF sur tel ou tel point. Il était possible de ne pas beaucoup apprécier le régime soviétique. Mais l ’un et l’autre faisaient vivre l’hypothèse que, à l’échelle mondiale, d’une part, et à l ’intérieur du système parlementaire français, d’autre part, pouvaient exister des forces non consensuelles.

Ces forces attestaient qu’il est possible qu’un discours venu de l ’extérieur soit repris à l ’intérieur, ou ait une influence à l ’intérieur. Même si on ne suivait pas le Parti ou l’URSS, ils représentaient la possibilité d’une dissidence intérieure, d’une authentique altérité, praticable dans les pays capitalistes en général, en France en particulier. C’est à juste titre que l ’on a mis en avant la catégorie de compagnon de route (du PCF). Cela ne voulait pas dire que le compagnon de route était d ’accord ou qu’il tenait le même langage que le PCF ou que les Soviétiques, mais cela voulait dire que la route existait, et que sur cette route, l ’orientation pouvait provenir de ce que disaient ou écrivaient les intellectuels, dont l ’influence n ’était aucunement tenue pour nulle.

Nous sommes dans une situation très différente aujourd’hui, et je pense que la catégorie d’intellectuel de gauche n’a plus le même sens, parce que la gauche elle-même n’a plus le même sens. Il y a bien ce que j ’appelais la « gauche étemelle », mais l ’existence pratique de cette gauche étemelle est périodisée dans des situations qui sont extrêmement variées. Quand on sort de la Résistance et que se produit la grève générale des mineurs en 1947 ou celle des fonctionnaires en 1953, quand, en pleine guerre d’Indochine, le PCF organise des manifestations

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contre la venue de Matthew Ridgway en France aux cris de Ridgway go home /, quand plusieurs dirigeants du PCF sont arrêtés les jours suivants, quand la guerre en Algérie provoque la chute de la IVe République, alors le contexte autorise la dialectique que décrivait Jean-Claude Milner.

Rien de tel n’existe aujourd’hui. Il en résulte que l’intel­lectuel dissident, l ’intellectuel, disons, communiste au sens générique du mot, ne peut qu’être en position d’extériorité. Sans emprise véritable sur le jeu social et étatique existant, il doit œuvrer directement - c’est sa chance nouvelle - à la création d’une politique neuve. Il faut tracer la route, ce qui interdit d’en être seulement le compagnon. Mais après tout, c’était déjà la situation de Marx, et de bien d’autres depuis, dans bien d’autres pays.

P. P. : Je suis frappé par votre absence de références à la tradition du socialisme français, au mouvement solidariste, à Jean Jaurès, à Léon Blum.

J.-C. M. : Y a-t-il une tradition? Je n’en suis pas sûr. Ce sont des références pour campagnes électorales. Autrement dit, des noms propres que seuls les spécialistes peuvent relier à des contenus historiques déterminés. Si j ’en juge par l ’usage qui en a été fait récemment, ces noms ne sont mentionnés que pour susciter un vague devoir d ’admiration générale. Or, j ’en sais assez pour me souvenir qu’ils étaient au contraire porteurs des plus violentes divisions. Dans le cas de Jaurès, l ’assassinat; dans le cas de Blum, les attaques verbales et même physiques en temps de paix et, pendant la guerre, la déportation à Buchenwald avec le statut d’otage « de marque », livré aux Allemands par le gouvernement français. Il s’est donc agi, pour un temps, de noms politiques. Aujourd’hui, la politique s’en est retirée.

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A. B. : En quoi ce socialisme français s’est-il montré inventif et réellement extérieur tant au parlementarisme que, plus gravement encore, au colonialisme ? Jaurès a bien adopté par deux fois des positions que l’on peut admirer: contre l ’occupation du Maroc par la France et contre le mécanisme consensuel qui a conduit à la guerre de 1914-1918. Mais sa méthode politique restait typiquement gouvernée par l ’idée de la gauche telle que je l’ai décrite. Quant à Blum, rappelons qu’il reçut le mouvement gréviste de juin 1936 «comme une gifle » et qu’il a refusé de soutenir activement, matériellement et publiquement le gouvernement républicain espagnol, gouvernement légitime confronté à un coup d’État militaire et à l ’intervention flagrante et massive des États fascistes allemand et italien.

P. P. : Sur toutes ces questions, concernant la gauche et les socialismes, il ne semble pas y avoir de différences majeures entre vous ; mais j ’aimerais néanmoins creuser le diagnostic avant d’en arriver à d’éventuelles divergences. Alain Badiou, dans une récente conférence consacrée au contemporain, vous avez décliné de manière très séquentielle les figures possibles de Γ engagement telles qu’ elles se sont déployées au cours de l’après-Seconde Guerre mondiale : la Résistance et la collaboration, Γ impérialisme et l’anti-impérialisme, le gau­chisme et Γanti-gauchisme, les droits de l’homme et le devoir d’ingérence jusque dans les années 1990, et vous avez laissé ouverte la possibilité de nouvelles configurations s’agissant de l’émancipation. Vous avez parlé d’«exil intérieur», et vous avez parié sur Γ émergence d’un « intérêt désintéressé ». Face à cette reconfiguration de la politique française, mais aussi face aux figures subjectives qui pourraient se déployer, quel serait votre pronostic ? Il y a peu de chances que l’on

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échappe au laminage des classes moyennes, au creusement des inégalités et aux fragmentations sociales dans les pays riches, et, en même temps, on constate l’existence deformes de résistance. Je pense à Occupy Wall Street, aux Indignés, etc.

A. B. : Le diagnostic que je porte sur l ’état mondial des politiques est celui d ’une période intervallaire, qui sera probablement longue. J ’appelle période intervallaire une période qui se situe après l ’exténuation d’une figure singu­lière, appelons-la figure de l’émancipation, qui a occupé les esprits, les territoires et les actions sur une période qu’on peut faire remonter soit à la révolution bolchevique de 1917, soit aux mouvements ouvriers français du xixe siècle, soit même à la Révolution française, période qui était en toute hypothèse dominée par la catégorie de révolution. Le mot « révolution » était ce à partir de quoi commençaient des divergences massives sur l’analyse des situations, la référence doctrinale, les formes d’organisation, etc., mais, en tant que principe subjectif, c’était le maître mot.

Il faut être clair: je pense qu’aujourd’hui plus personne ne sait ce qu’est ou ce que peut être une révolution. Pendant ce qui a été appelé par ses acteurs la « Grande Révolution culturelle prolétarienne », la GRCP, et quoi qu’on en pense, le nom « révolution » était encore utilisé, et c’est la dernière fois qu’il l ’aura été de façon autre que vague ou métaphorique.

Personne ne sait ce qu’est une révolution, et la conséquence qu’on en a tiré très vite est qu’on ne sait plus non plus ce qu’est l ’Histoire. L’historicité elle-même, en tant qu’activité subjective à échelle d ’ensemble, est devenue entièrement obscure. Nous savons que la figure désignée par le mot «révolution» est obsolète, mais nous n’avons aucune figure qui soit en situation d ’équivalence, même minimale, à ce qu’a été ce qui se pensait sous ce nom. Donc nous sommes

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dans une période de recomposition qui, comme toujours, est incertaine. Telle est la subjectivité intervallaire.

Quand on parle d ’Occupy Wall Street, ce qui est très frappant c’est la double faiblesse des actions et plus encore des langages. Le langage est insaisissable. Donc, ou bien on pense que la bonne manière d’occuper cette période inter­vallaire c ’est de trouver dans le monde, individuellement, la meilleure place possible, et de s’y tenir, en acceptant les discours dominants. Ou bien on pense autrement, on conserve un élément de rébellion, auquel cas il faut satisfaire, à mon avis, à trois opérations.

La première est de présenter un bilan singulier, hétérogène au bilan dominant de la période précédente. C ’est l ’enjeu de mon livre Le Siècle (2005). À supposer que la planète « révolution » soit une planète morte, nous devons disposer de notre propre bilan sur cette mort, nous devons penser par nous-mêmes ce qu’ont été les entreprises de Robespierre et de Saint-Just, de Marx, Engels, Blanqui ou Varlin, de Lénine, de Trotski et de Staline, de Mao et de Hô Chi Minh, de Castro et de Guevara, des millions de gens, connus ou inconnus, qui ont participé aux aventures terribles que dominait le mot «révolution». Abandonner l ’évaluation de tout cela à la grossière propagande réactionnaire est proprement insensé. Nous ne pouvons faire autrement que penser par nous-mêmes cette histoire et assumer sans peur notre propre bilan. Tout consensus sur l’histoire des révolutions est calamiteux.

La deuxième opération, c’est de faire des hypothèses idéo­logiques, des propositions intellectuelles visant à maintenir le principe d’une possibilité qui ne soit pas réductible à la figure intervallaire elle-même. Ce travail est à la fois politique et philosophique, car il est une projection dans la pensée, dans la possibilité historique.

La troisième opération consiste à être extrêmement attentif

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à l’ensemble des expériences politiques dispersées, des nou­veautés locales qui semblent hétérogènes à l ’ordre capitalo- parlementaire, si minimes soient-elles, et attentif à un niveau mondial, parce que nous ne savons pas a priori ce qui importe ou non dans ces expériences.

J.-C. M. : Si je reprends cette présentation d’Alain Badiou, je dirais que sur les trois opérations, je pourrais en retenir deux, à savoir l ’examen à la fois patient et minutieux de ce qui a eu lieu, d ’une part, et l ’attention aux diverses émergences dans le monde, d’autre part.

Le xxe siècle a eu lieu. Il convient d’autant plus de l ’exa­miner dans le détail et d ’en parler qu’il devient de plus en plus opaque. Badiou et moi sommes fondamentalement des gens du xxe siècle, c’est à la fois notre force et notre limite. C’est notre force, parce que nous comprenons de quoi le xxe siècle était fait. Cela ne va pas de soi. Je le mesure quand je donne à la presse un entretien. J’ai normalement affaire à des gens nettement plus jeunes : dans ce que j ’évoque, beaucoup d ’éléments ont cessé d ’être perceptibles ou simplement imaginables. À cela s’ajoute un déplacement d ’une autre nature ; la langue dont nous sommes porteurs se trouve dans une situation critique. Dans la culture mondiale, elle était langue majeure ; or, elle est passée au statut de langue mineure. Nous avons vécu ce passage. Nous ne sommes pas dans la position où était Sartre, par exemple. Du coup, cela nous amène à nous confronter à la pluralité des langues du monde d’une manière qui n ’a pas de précédent - ou du moins pas de précédent que nous puissions imaginer. Il nous faut innover.

La nécessité de reprendre en détail le xxe siècle, j ’en retrouve un analogue au xvme siècle. Pour les penseurs politiques de langue française, la grande question fut Louis XIV. Était-il un tyran ou pas ? Voltaire et Montesquieu se sont interrogés, et

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leurs réponses furent opposées. Nous avons à nous demander si le XXe siècle n’est qu’un enchaînement d’abominations. La réponse de Badiou et la mienne différeraient sans doute dans le détail (or, le détail est ici essentiel), mais pour nous deux, la question elle-même est légitime.

L’autre opération d ’Alain Badiou que je reprendrais à mon compte, je l ’ai dit, c’est l ’attention portée aux diverses émergences dans le monde. Ma perception globale n ’est pas la même que celle d’Alain Badiou, bien entendu, mais pour prendre un exemple, nous nous accorderions, je crois, sur la possibilité qu’un capitalisme de type original se construise en Chine et en Inde. C’est-à-dire dans des pays qui deviennent des acteurs majeurs du capitalisme, après en avoir été, sous la forme du colonialisme, les jouets passifs. Parallèlement, nous serions portés, je crois, à partager une sorte de négligence à l ’égard du mouvement des Indignés de Wall Street.

Là où il y a une différence majeure, c’est sur la question des hypothèses. Autrement dit, la deuxième opération dans la liste de Badiou. Une hypothèse, en son sens, se définit d’aller au-delà du « il y a ». J ’affirme, moi, qu’il n’y a pas lieu, qu’il n ’y a jamais lieu d’aller au-delà du «il y a». Puisque La République [de Platon] vient d’occuper Badiou, je reviens sur le mythe de la Caverne. Pour moi, nous ne sortons pas de la caverne ; je m’identifie méthodologiquement aux prisonniers qui enregistrent des figures qui se suivent, les successions de ressemblance, de dissemblance, etc. Tous mes raisonnements, et cela dès la période où je me suis occupé de linguistique, s’en tiennent à des procédures de cet ordre. À l’inverse, sur les trois opérations d’Alain Badiou, celle qui repose sur la notion d ’hypothèse affirme qu’on peut sortir de la caverne et que, le pouvant, on le doit. On mesure le fossé. J ’ajoute que dans le système que vient d’exposer Badiou, les trois opérations se nouent entre elles. Puisque je refuse l ’une des trois, tout

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se disjoint. D’autant plus que l’opération que je refuse me paraît de loin la plus importante et la plus caractéristique.

P. P.: Il y a néanmoins chez vous, Jean-Claude Milner, l’hypo­thèse de la fin : celle de la petite bourgeoisie intellectuelle, celle de la langue française...

J.-C. M. : Ne jouons pas sur les mots. Badiou appelle « hypo­thèse » une proposition qui se place en dehors du « il y a ». Moi, je fais des hypothèses qui sont de l’ordre du «il y a». Elles constituent des prévisions, analogues à celles que font les prisonniers sur les figures qui pourront apparaître ou pas sur l’écran (je reprends l’interprétation explicitement filmique de Badiou).

Je ne cache pas que mon analyse est très largement fondée sur une analyse de type marxiste classique. Concernant la petite bourgeoisie intellectuelle en France, sur le fait qu’elle existe en France de manière particulière par rapport à d’autres pays, j ’ai émis des prévisions. Globalement, elles n’ont pas été démenties. J’avais signalé dès 1997 la difficulté, pour le système capitaliste, d’accepter, en cas de crise structurelle, de payer aux bourgeois des salaires aussi élevés qu’avant. Je prédisais une baisse tendancielle du niveau de vie de la bourgeoisie salariée. Mais mes hypothèses ne vont pas toujours dans le sens d’une fin. Ainsi, je prédisais l’émergence d’une bourgeoisie salariée en Inde et en Chine. Cela aussi s’est confirmé.

A. B. : Et c ’est du reste pourquoi, au vu de la substructure «scientifique» de cette analyse, j ’en valide la plupart des aspects. La prévision, ici, se distingue en effet absolument de l ’hypothèse, au sens que je donne à ce dernier mot.

Au fond, la situation que décrit Jean-Claude Milner est

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tout simplement ce qui peu à peu se montre comme une évidence, à savoir la baisse tendancielle du taux de profit. C’est de cela qu’il s’agit. La baisse tendancielle du taux de profit, point à partir duquel Marx énonce que le capitalisme n’a pas d’avenir, a été l’objet de discussions infinies pendant toutes les périodes d’expansion manifeste dudit capitalisme. Aujourd’hui nous sommes parvenus à une mondialisation saturée, ou en voie de saturation. Les régions soustraites à l ’emprise impériale et au pillage des matières premières se raréfient et font l ’objet de concurrences acharnées. Ces zones de violence et de misère organisée se concentrent de plus en plus sur le continent africain, vaste chaos politique dépourvu de tout État fort, et où les pillards capitalistes de toutes provenances font leur marché.

Mais cela ne durera pas éternellement. Déjà, le capital est incapable de tirer du profit du travail de tous les humains disponibles, de sorte que se constitue, à échelle mondiale, une armée de réserve de chômeurs et de paysans sans terres pro­prement gigantesque. Comme nous le savons, un pourcentage significatif des populations dans les pays « démocratiques » eux-mêmes finit par entrer dans cette armée sans emploi. Ainsi, les correctifs impériaux et guerriers à la baisse tendan­cielle du taux de profit ne sont plus aussi disponibles qu’ils l ’étaient, et la ressource du marché intérieur elle-même est engagée dans un processus de baisse, dont la crise actuelle n ’est qu’un épisode... Le capitalisme oblige à considérer désormais que de vastes masses humaines sont, au regard de l ’urgence du profit, totalement inutiles. Dans ces conditions, la nécessité pour nos maîtres de moins payer les soutiens traditionnels du capitalisme et de son système politique « démocratique », c’est-à-dire la frange supérieure de la petite bourgeoisie, voire la frange inférieure de la bourgeoisie, est une réalité.

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Mais rien de tout cela ne constitue une hypothèse. C’est en effet une simple analyse de ce qu’il y a, et de cette seule analyse ne résulte - contrairement à ce que peut la dynamique subjective d’une hypothèse - aucune orientation politique, rien qui puisse tracer la route d’une sortie de ce « il y a ».

J.-C. M. : Nous en revenons, nous concernant, à la différence de méthode. Elle est fondamentale. Comme je l ’ai déjà dit, je considère que l’on ne sort pas de la caverne. Cela vient sûrement de mon passé de linguiste, puisque la linguistique, en tant que science, ne peut pas sortir des langues telles qu’elles sont : elle est ce que j ’appelle une science « cavernicole », par opposition à la mathématique.

A. B. : On pourrait dire que nos positions sont à certains égards dans la même relation que celle qui distingue radicalement la linguistique de la mathématique. C’est une métaphore. Mais une métaphore que Jean-Claude Milner a raison de proposer. Je dirais que non seulement tu ne peux pas sortir de la caverne mais que tu es obligé d’assumer de surcroît la complète contingence de cette caverne.

J.-C. M. : J’en conviens. Lorsque tu fais le tableau des traits caractéristiques de l’antiphilosophe, je crois bien me rappeler que tu utilises le mot « science ». Tu parles d’une négligence de l ’antiphilosophe à l’égard de la science, attestée par sa négligence à l’égard de la mathématique. Alors que, pour moi, il faut distinguer : je tiens que la mathématique en elle-même n’apprend rien à personne ; je tiens en revanche que la physique mathématisée et toute la science moderne méritent la plus grande attention. En fait, on peut tenir la physique pour cavernicole. Elle ne l’était pas pour Platon, bien évidemment...

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A. B. : Et encore. Parce que si l ’on considère la position de Platon à l ’égard de la mathématique telle qu’elle se présente dans La République, dans le Théétète ou dans le Ménon, et si l’on prend ensuite sa position à l’égard de la cosmologie telle qu’on la lit dans le Tintée, on constate que ce n’est pas du tout la même. Parce que la physique suppose la mathématique, même chez Platon, alors que la mathématique ne suppose aucune physique particulière et se tient donc beaucoup plus près de ce qu’on peut appeler la neutralité de l ’être-multiple. Dans mon propre dispositif philosophique, je reconnais le caractère cavernicole de la science physique, même mathéma­tisée, en tant qu’elle est la science d’un monde, et le fait qu’elle n ’est pas en état, comme le montre l ’existence en son sein de paramètres purement contingents (vitesse de la lumière, masse des particules, etc.), de se présenter comme la science de tout monde possible. Elle est la science de ce monde. Mais rien, dans la physique, ne nous oblige à considérer que ce monde est le monde.

P. P. : Mais est-ce qu’ on peut faire entendre de façon autre cette différence concernant ce qu’ Alain Badiou appellerait Γexception : la possibilité de l’aléatoire dans la structure du monde rapporté à la formule «qu’il n’y a que des corps et des langages sinon qu’il y a des vérités». N’est-ce pas sur ce « sinon » que vous divergez ?

J.-C. M. : Est-ce un « sinon » qui fait sortir de la caverne ? Est-ce un « sinon » qui reste intérieur à la caverne ?

A. B. : Il ne faut pas perdre de vue que dans « vérité» est contenue la dimension suspensive du hasard événementiel. C ’est aléatoirement que s’ouvre une possibilité de sortie de la caverne antérieurement inaperçue. Cependant, dans

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«vérité», il y a aussi le générique; or le générique c ’est ce qui fait que, de l ’intérieur de la situation, de l’intérieur de la caverne des apparences peut précisément apparaître, dans des conditions particulières sur lesquelles je ne reviens pas, un type de multiple-réel qui n ’est pas réductible aux particularités ni aux lois du lieu. Il est générique en ce sens-là : il contient en lui-même, bien qu’il soit intérieur à la situation, une caractéristique potentiellement universelle. Aucun des prédicats disponibles de la situation ne permet réellement de l’appréhender, de le nommer ou de le découper. Pour reprendre la métaphore qui nous oppose, comme la linguistique s’oppose à la mathématique, «générique» désigne ce qui, dans la théorie mathématique des multiplicités, n ’est pas réductible à la singularité d’une langue. Donc, une multiplicité linguistiquement indiscernable.

Or, une multiplicité indiscernable dans la langue de la caverne, dans la langue de la situation, est un appui décisif pour sortir de la caverne, ce qui veut dire : pour s’incorporer à une vérité neuve. Pourquoi ? Parce que ce qui est indiscernable dans la langue de la situation peut valoir au-dehors, en tant qu’universel. Telle est me semble-t-il notre divergence : ce lien entre universalité du vrai, indiscemabilité ou généricité, et sortie de la caverne, Jean-Claude Milner ne croit pas à son existence.

J.-C. M. : Il faut tenir ferme sur ce point parce que, par ailleurs, je suis parfaitement en mesure de procéder à des variations. Je peux dire : « Les choses sont ainsi, mais elles pourraient être autrement. » Mais le détour par le « ce pourrait être autrement », c ’est ce qui va me permettre de revenir au « il y a ». Autrement dit, il est vrai que je suis comme le prisonnier rivé à ma caverne, mais je ne suis pas de ceux qui pensent que le défilé des figures sur l ’écran détermine le seul film

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possible : je peux jouer avec les possibilités et les faire varier. Dès lors, il peut y avoir une consonance entre ce qui, pour moi, est de l ’ordre de la variation et ramène au «il y a», et ce qui, chez Alain Badiou, est de l’ordre de l ’hypothèse et est censé ne pas ramener au « il y a ». Il peut y avoir une homophonie.

A. B. : Il peut d’autant plus y avoir une fausse apparence d ’accord que, platonicien jusqu’au bout, j ’assume que la sortie ne sert qu’à revenir. On doit toujours être un militant des vérités, les faire connaître, y rallier ceux qui stagnent dans la caverne. Il faut donc y rentrer. C’est en politique le principe maoïste de la liaison de masse : si les intellectuels ne se lient pas aux ouvriers, aux paysans, aux petits employés, aucune politique communiste n’est possible. Nous aurions ainsi deux systèmes très différents, mais en boucle l ’un et l ’autre. Il y aurait la grande boucle de l ’universalité, qui prétend sortir par l ’extérieur, et la petite boucle pragmatique, qui propose des variations intérieures.

P. P.: Si l’on prend l’exemple de l’annulation de la dette, qui est une mesure de sagesse politique pour une large frange du personnel politique ; si l’on reprend la figure de l’homme endetté, est-ce que ce raisonnement en boucle fonctionnerait ?

A. B. : Je ne suis pas sûr que l ’exemple fonctionne, car je crois que le motif même de l’annulation de la dette, tel qu’il est manié à l ’heure actuelle, reste strictement interne. Il n ’assume aucunement l’hypothèse d’une sortie, il propose une simple variation : ne peut-on pas examiner l ’endettement sous l ’hypothèse de son annulation, de sa résorption ou de sa diminution? On sait que c ’est possible, on a diminué

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de 50% la dette grecque sans que le monde s’écroule. Il y a quelques années, l ’Argentine a imposé un moratoire de grande ampleur sur sa dette et a surmonté la crise très grave où elle était plongée, sans proposer pour autant la moindre sortie du capitalo-parlementarisme.

La figure de l’homme endetté touche pour moi à un autre problème, qui est le destin de la petite bourgeoisie. Le ral­liement de la petite bourgeoisie au capitalisme, le fait qu’elle soit le pilier du système « démocratique » avait pour base, a encore pour base, la modalité d’une vie d’aisance à crédit. Jean-Claude Milner faisait remarquer à très juste titre que le système capitaliste, dans sa passe actuelle, n ’est plus en état de proposer cette vie à crédit de façon soutenue et durable.

J.-C. M. : Oui, il y a un certain nombre de paramètres objectifs à observer. Par exemple le nombre de personnes vivant sur la Terre. On parlait autrefois de bombe atomique spirituelle, on a là une bombe atomique matérielle.

A. B. : Le vieux théoricien démographique des guerres qu’était Gaston Bouthoul [1896-1980] en aurait conclu que la guerre est inévitable, de façon à ce qu’on sacrifie d’un seul coup plusieurs dizaines de millions de personnes.

J.-C. M. : Je me souviens du deuxième livre de Peyrefitte sur la Chine [La Chine s’est éveillée, 1997]. Il y retranscrivait un entretien qu’il avait eu avec un Premier ministre chinois, celui qui avait écrasé Tian’anmen. De manière intéressante, ce Premier ministre lui avait fait savoir qu’il acceptait l’entrevue, parce que Peyrefitte avait rencontré en mai 1968 un problème analogue. Au cours de la discussion, le Premier ministre chinois expose ce qui, à ses yeux, relève de l ’évidence: la Chine est trop peuplée par rapport à l ’entendue des terres

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cultivables dont elle dispose, et l ’Afrique est sous-peuplée par rapport à la terre dont elle dispose. Il en conclut que ce déséquilibre se résorbera d’une manière ou d’une autre. En fait, il annonçait ce qui se passe depuis plusieurs années. Pas nécessairement par les voies de l ’État chinois, mais en tout cas par l ’immigration chinoise. On peut dire que, dans les pays d’Afrique subsaharienne, tout le petit commerce est passé aux mains des Chinois. Voilà un exemple de prévision ; on voit bien que cela ne nous fait pas sortir de la caverne.

A. B. : Pour transformer la question de la dette en hypothèse de sortie, il faudrait imaginer une force politique qui utiliserait l ’ensemble des moyens étatiques - dans des conditions que je ne peux vraiment pas imaginer aujourd’hui - , et qui annulerait la dette parce que telle serait la conséquence inéluctable d’un corps général de mesures portant violemment atteinte à la propriété privée (nationalisations, expropriations, saisies, contrôle rigoureux des changes, blocage des frontières, etc.). Il faudrait évidemment supposer la promulgation d’un état d ’urgence, l ’annonce de sacrifices considérables, la mobi­lisation active et volontaire de l ’écrasante majorité de la population... Alors, «annulation de la dette» signifierait qu’on sort du système existant, au prix de risques énormes pour tous. Ce qui suppose un état du système mondial des forces politiques qui n’existe pas aujourd’hui.

J.-C. M. : Et vraisemblablement un modèle d’échange qui serait complètement distinct du système actuellement dominant, et que nous sommes incapables d’imaginer.

P. P. : Si l’on croise vos méthodes et si l’on se tourne vers une autre problématique qui éclaire vos approches respectives

S

concernant la question de V Etat et de la petite bourgeoisie

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intellectuelle - ce que vous appelez, Jean-Claude Milner, la« classe stabilisante » qui aurait justement cessé de stabiliser

/

Vappareil d’Etat - , quel tableau pouvons-nous dresser de la situation actuelle ?

J.-C. M. : Je vais peut-être rappeler ma position sur ce point. Dans mes derniers textes, je parle de l’Europe. Je dis qu’un des phénomènes importants la concernant, c’est qu’au XXe siècle, elle a fait l ’expérience de la fragilité de l’État. Au xixe siècle, on partait de l ’hypothèse que ce qui garantissait en droit et en fait la stabilité d’une société, c’était un État bien conçu. On pouvait discuter sur les critères du «bien conçu»; la conception anglaise n ’était pas la même que la conception française ; et la conception française a évolué : partant de la conviction qu’un État républicain était voué à l’instabilité, elle a néanmoins fini par conclure que l’État le plus stabilisant était républicain. La conception allemande était encore différente. Mais peu importe. Tout le monde admettait que l’État est le stabilisateur par excellence.

Or, au xxe siècle, l ’expérience dément cette certitude. Il apparaît que l’État n’est pas stable par lui-même. C’est le dernier mot de l ’expérience des fascismes : l’État est quelque chose dont on peut s’emparer en quelques jours. La guerre de 1914 a évidemment été capitale. Les pays qui l ’ont perdue ont expérimenté la non-stabilité sous l’angle de la défaite. Les pays qui l’ont gagnée ont fait la même expérience, mais à retardement. Pour la France, c ’est 1940. La génération de nos parents a découvert ce qui pour elle était impensable : l ’État français pouvait voler en éclats. D’un certain point de vue, même si cela n’a pas été vécu sur le mode dramatique cette fois, nous qui avons été enfants sous la IVe République et avons vécu le passage à la Ve République, nous avons vu de nos yeux que l ’État se prenait facilement. Si cela est vrai,

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cela veut dire que l’État, n’étant pas stable par lui-même, n ’est pas non plus ce qui stabilise la société.

La grande découverte de la bourgeoisie, suscitée par l ’expérience du xxe siècle, c’est 1) qu’elle n ’a pas d’autre recours que d’être elle-même la classe stabilisante et 2) qu’elle peut l ’être. Je décris cela pour l ’Europe, mais il me semble qu’un certain nombre de pays non européens se posent la question en termes analogues : si nous voulons un État stable, n ’avons-nous pas besoin d’une classe stabilisante? À partir du moment où on entre dans le marché mondial, comme c ’est le cas pour la Chine ou pour l’Inde, est-ce qu’il ne faut pas que cette classe stabilisante soit articulée de manière structurale au fonctionnement capitaliste ? On pense d’abord à la production, mais les producteurs - j ’entends les producteurs de type entrepreneurial - sont toujours minoritaires dans un système capitaliste ; de ce fait, ils ne peuvent pas, à eux seuls, stabiliser l ’ensemble. Il faut donc réformer le capitalisme classique, tel que Marx le décrit, parce qu’à terme, Marx toujours, les plus nombreux ce sont ceux qui ne bénéficient pas du système. Le Capital prédit que, tôt ou tard, ceux qui ont intérêt à voir disparaître le capitalisme formeront l ’écrasante majorité.

Pour que le système soit stable, il faut renverser cette logique. Le groupe de ceux qui tirent avantage du système doit devenir suffisamment nombreux. C’est là qu’on rencontre ce que j ’appelle la «bourgeoisie salariée»; elle tient au capital, non plus seulement par le biais fragile de la propriété foncière ou de la rente, mais par celui, bien plus direct, du salariat. Du point de vue du nombre, elle excède largement le groupe de ceux qui perçoivent directement les bénéfices de la plus-value - et surtout, elle se pense comme devant et pouvant croître en nombre. C’est le thème de l’ascenseur social. Mais si la bourgeoisie salariée devient un type sociologiquement

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dominant, ce n’est pas en vertu d’un mécanisme purement sociologique, c’est parce que son existence résout la question décisive : comment développer une classe qui va stabiliser, par son existence et par les intérêts qui sont les siens, le dispositif d ’ensemble ? Voilà pour la notion de « classe stabilisante ».

A. B. : L’intérêt du concept de « classe stabilisante » est qu’il ne se superpose pas au concept de « classe dominante ». Je suis frappé par le fait qu’actuellement on ne peut pas parler vraiment de classe dominante, si l’on entend par là une classe qui peut être archiminoritaire tout en étant perçue comme capable d’exercer une domination acceptée. La proposition de Jean-Claude Milner me paraît empiriquement fondée, quand il dit que ce qui peut aujourd’hui exister est une classe « stabilisante » plutôt que la classique « classe dominante ». Cette classe stabilisante - j ’adopte ce mot, très suggestif - est certes articulée à des intérêts matériels immédiats, mais elle ne dispose ni d’une vision du monde ample et argumentée, qui en impose à tous, ni d’un prestige ou d’un raffinement qui la distingue, ni d’une idéologie impériale qui l’autorise à jeter toute la population dans la guerre. La « distinction » selon Bourdieu est devenue un anachronisme, et la participation des «citoyens» à une guerre nationale est aujourd’hui à ce point inimaginable qu’on supprime partout le service militaire. Il existe bien une oligarchie rapace, mais elle est presque anonyme, elle est invisible, quoiqu’elle régente les mécanismes généraux de gestion du Capital. En ce sens, elle ne « domine » pas, elle gère, elle stabilise.

La classe stabilisante rencontrera - c’est déjà le cas - des problèmes, prise qu’elle est entre sa dépendance mondiale et sa situation nationale. Je suis frappé de constater l ’émer­gence d’un nombre considérable de salariés internationaux, d’experts en tous genres venus de tous les pays, d’une sorte

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de fonctionnariat planétaire de la mondialisation capitaliste. Tout à coup, nous voyons arriver comme ministre intérimaire du Mali quelqu’un qui sort de Harvard, et c ’est la même chose pour Ouattara en Côte d’ivoire, comme pour le récent candidat au pouvoir en Libye. L’Afrique est petit à petit mise aux mains de clients directs du capitalisme mondialisé, et ce phénomène montre que les ressources internes de la classe stabilisante sont non seulement extraordinairement faibles en certains endroits, mais peut-être globalement limitées, sans prestige véritable, et inaptes à susciter quelque enthousiasme que ce soit. En ce sens, oui, la classe stabilisante n’est pas une classe dominante.

P. P. : Mais alors, quand vous disiez avec ironie qu’il faut stabiliser la classe stabilisante, quel sens a le «il faut» ?

J.-C. M. : Admettons que les êtres de pouvoir souhaitent persévérer dans leur condition d’êtres de pouvoir - le contraire est rare. Supposons ensuite que cette perpétuation passe par la stabilité de l ’ensemble dont ils détiennent les leviers, vous avez une première réponse à votre question : d’où et de qui vient la demande de stabilité ? Mais il y en a une seconde.

Durant une longue période, la source de stabilité, c’était tout simplement la force armée. Puis on est passé du militaire au civil, en considérant que la source de stabilité est l ’État; on a d’ailleurs qualifié cette conception de « civilisée ». Aujour­d ’hui, dans un nombre non négligeable de pays, la stabilité est assurée par une classe stabilisante. Elle est stabilisante non pas parce qu’elle détient des moyens militaires ou qu’elle possède des richesses extraordinaires, mais parce que son intérêt, constamment renouvelé, va dans le sens de la stabilisation de ce qui est. La classe stabilisante demande la stabilité du système qui la place elle-même en position de

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classe stabilisante. Cette machine qui s’entretient elle-même, on peut appeler cela « préserver des acquis », c’est le langage syndical, mais son mot d’ordre pourrait aussi être « songer au monde à venir» ou au «bien-vivre de ses enfants». Les discours sont à peu près les mêmes, sauf que l’un est tourné vers le passé et l ’autre vers l ’avenir.

Cela étant dit, il peut se produire beaucoup d’événements qui troublent les processus. Il peut se révéler notamment que l’entretien de la classe stabilisante coûte trop cher par rapport aux surplus que peut dégager la production mondiale actuelle. La petite bourgeoisie intellectuelle est la première à être en ligne de mire : son rapport à l ’économie est indirect ; les bénéfices qu’elle procure en termes de stabilisation sont évanescents ; la question de son coût se pose très vite. En France, cette petite bourgeoisie entretient un rapport étroit au fonctionnariat. Les propositions qu’on entend aujour­d’hui concernant les fonctionnaires concernent en réalité la petite bourgeoisie intellectuelle et son avenir (ou manque d’avenir).

J’ai répondu à votre question, mais je voudrais compléter. La stabilité, ça se calcule. J ’écoute religieusement les commen­tateurs des radios du matin ; religieusement est le mot, puisqu’ils célèbrent unanimement le culte de la stabilité. À les entendre, ils disposent de définitions de l’espace où l’indice de stabilité doit être calculé. C’est un espace international: d ’abord mondial, puis se subdivisant en grands groupes, parmi lesquels l ’Europe, les États-Unis, la Chine, etc. Pour eux, la stabilité se mesure à cette échelle. Pour l ’Europe, ils ne descendent pas au niveau national. Alors qu’un nombre croissant de gens considère que le niveau national est le bon. On voit très bien qu’en Allemagne, l ’opinion va dans cette direction. Bientôt, on y entendra des doctrinaires res­pectés - de droite et/ou de gauche - affirmer que c’est bien au

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niveau allemand qu’il faut donner la mesure de la stabilité ; il ne leur faudra pas beaucoup d’efforts pour persuader plusieurs politiques français d’adopter un raisonnement analogue. La stabilité est tenue pour désirable pratiquement par tout le monde, mais le niveau où se calcule la stabilité n’est pas forcément le même, suivant les analyses. Plus la crise va s’accentuer, plus on tendra à définir des zones de stabilité étroites.

P. P. : À ce propos, que pensez-vous de Γ avenir de l’Europe ? Intégration ? Fédération d’Etats-nations ? Europe fédérale ? Comment se pose la question pour vous ?

A. B. : J’ai un point de vue là-dessus, qui est étroitement che­villé au « il y a» et non dépendant de mes hypothèses générales. Un point de vue caverneux, pour une fois. L’idée - souvent soutenue par l’extrême gauche - selon laquelle on peut obtenir un principe de stabilisation de notre oligarchie propre en revenant à une échelle plus petite, nationale ou purement locale, n ’a à mon avis aucun avenir dans les conditions actuelles. Les exemples que l’on prend parfois, l ’Islande, ou la Suisse, ou même à un certain moment le Japon, qui a été paradigmatique, mais qui est tombé malade tout de suite après, et qui n’est toujours pas sorti de la maladie, sont des exemples qui ne sont absolument pas convaincants. Et quand on prend l ’exemple allemand, il faut se souvenir qu’il y a très peu d’années, l ’Allemagne était le pays malade en Europe. Tout ceci est d’une fragilité extraordinaire. Si j ’étais élu - vous voyez que je me situe délibérément au pire point de notre caverne - , je dirais aussitôt : « Chers compatriotes, finissons-en avec la France, dont l’histoire est déjà plus longue qu’il ne convient. Fusionnons avec notre voisin allemand, qui du coup en finira, lui, avec l’Allemagne, ce dont tout

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le monde sera content. Et alors, nous ferons peur à tout le monde, ce qui est pour un État un bon début. »

P. P. : Peut-être pouvons-nous clore sur ce chapitre. Alain Badiou, votre conversation avec Alain Finkielkraut s’achevait sur cette phrase : «La France est finie. » Est-ce qu’à partir de ce syntagme vous pouvez, l’un et Vautre, non pas tracer les voies de la renaissance mais anticiper, à la fois sur le plan intellectuel, sur le plan intergénérationnel, et du point de vue historique au sens large, ce que vous entrevoyez ?

J.-C. M. : Je pense que la France est avant tout le résultat de son histoire : au-delà de sa situation géographique, qui en fait l ’aéroport de l ’Europe, c’est l ’aboutissement d ’une histoire. Or, la langue française entretient avec cette histoire un rapport très particulier, qui ne se retrouve pas forcément ailleurs. Il est vrai que j ’ai tendance à être extrêmement sensible au fait que le xxe siècle est en France un ratage : toutes les grandes occasions historiques ont été manquées. Je souligne que je parle uniquement de la France comme pays héritier d’une histoire, d’une langue, dirigé par un certain type de personnes, dotées d’un certain type de formation, dans laquelle la rue d’Ulm dont nous sommes les produits a joué un rôle non négligeable - et globalement calamiteux. Qu’on prenne la manière dont la Première Guerre mondiale a été engagée et la manière dont elle a été traitée et réglée en 1918, qu’on prenne la Seconde Guerre mondiale, qu’on prenne l’empire colonial, tout cela est catastrophique. On est confrontés à un ensemble d’échecs que ne compensent pas quelques réussites. Dont certaines relèvent de la pure et simple apparence - je pense par exemple aux dix années de présidence de De Gaulle. Au fond, je ne retiens qu’une seule réussite réelle - et vous savez qu’elle est de plus en

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plus souvent remise en question : avoir éliminé le nom de Dieu du vocabulaire politique.

Quand on dit « La France est finie », ce qui me fait de la peine, c’est fondamentalement la question de la langue, dont je pourrais presque dire que je lui co-appartiens. Quand je faisais de la linguistique, j ’écrivais mes articles en anglais et je pensais en anglais. Penser dans une autre langue, j ’en ai fait l ’expérience. Et il est vrai qu’il y a une différence. Mais, m’objectera-t-on, une différence n’est pas nécessairement une perte. Or, je pense qu’avec la langue française, telle que le xxe siècle l’a formée, une perte menace. Avec la disparition de la langue allemande en 1933, la tâche de penser le xxe siècle est revenue à la langue française. Faute de mieux. Après le IIIe Reich, cela ne pouvait pas se faire en langue allemande. La langue italienne avait été la langue de Mussolini, et après 1945, le poids du couple PCI/Église catholique s’est lourdement fait sentir. La langue espagnole, n ’en parlons pas : ce fut à la fois la langue de Franco, celle de l ’Église catholique, celle des dictatures d’Amérique latine, et cela, pendant longtemps. Quant à la langue anglaise, son problème n’est pas de penser le xxe siècle sous l’angle des drames du xxe siècle, mais de le penser sous l’angle des solutions dont la langue anglaise est porteuse. C’est-à-dire le marché. Il y a bien entendu beaucoup d ’exemples du contraire, y compris dans la philosophie anglo-saxonne, mais cela reste vrai dans l’ensemble.

Penser, procéder à une analyse détaillée, minutieuse, profonde des événements du xxe siècle, la tâche n ’est pas achevée, et je ne suis pas certain qu’elle puisse se poursuivre sans la langue française. Pas nécessairement en français, mais pas sans cette langue et pas sans qu’elle continue d’être audible. Or, j ’ai le sentiment, concernant la langue française, qu’elle perd de son audibilité, y compris parmi ceux qui s’imaginent la parler.

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A. B. : Dans ce triste constat concernant la France, je partage le premier point, nommément la nostalgie langagière. Et je l’expérimente de manière directe par l’obligation dans laquelle je me suis trouvé de penser et de parler en anglais, uniquement parce que, petit à petit, le français qui, lorsque j ’étais jeune, était encore une « langue de culture » mondiale, une langue qui se suffisait à elle-même, est devenu une langue ignorée presque partout, et qui, si elle subsiste en partie dans son statut de langue culturelle, le fait comme une langue morte ou quasi morte. À cela, je ne vois aucun remède. Toutes les grandes langues de culture ont connu, en raison des péripéties de l ’Histoire, cette figure de déclin.

Je remarque cependant, et c’est une consolation précaire, qu’il subsiste un intérêt mondial, non pas pour la langue française, qu’on ne parle plus, mais pour ce qui s’énonce dans la langue française, dans la capacité qu’on prête à cette langue de dire des choses qui ne se disent pas ailleurs, des choses neuves et audacieuses.

Dans cette prédisposition intellectuelle mondiale, qui attend quelque chose des Français, et de moi-même dans le tas, subsiste un rapport à ce qu’on appelle la « radicalité » et qui est en réalité le rapport mondial à la Révolution française, tel qu’il a transité dans ses relais successifs, comme les révolutions de 1848, la Commune de Paris, mais aussi le Parti communiste français, Sartre, Foucault, Mai 68, etc.

P. P. : Vous diriez vraiment que cela perdure ?

A. B. : Cela perdure au point que je suis constamment obligé de jeter de l ’eau froide sur l ’ardeur « radicale » de mes amis et auditoires étrangers, en leur expliquant (en anglais...) à quel point la situation française est triste et peu conforme

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à leur attente, et à quel point rien de ce qu’ils imaginent ne va se produire. Mais ils ne désirent pas me croire. Subsiste bel et bien un imaginaire français lié à la radicalité révolutionnaire. Et au demeurant, quelles que soient mes dénégations, je suis censé être une illustration adéquate de l ’intellectuel français « radical », je suis une excellente preuve de la fausseté de mon pessimisme national.

Cela ne me réjouit pas, parce que c ’est comme si mon pays était plombé par une sorte de mythologie séduisante. C ’est pourquoi je me dois constamment d ’expliquer que la France est aussi le pays d’une grande et solide tradition conservatrice et réactionnaire, que, s’il est bien gentil de penser aux communards, il convient de rappeler que ce sont les versaillais qui ont triomphé dans les grandes largeurs et à un prix exorbitant, et que, s’il y a eu Mai 68, on a assité tout de suite après au triomphe de la réaction, des «nouveaux philosophes » contre-révolutionnaires et pro-américains, puis au règne des lois scélérates contre les étrangers, et ainsi de suite...

J.-C. M. : On voit bien que le monde entier est fasciné par la reine d’Angleterre. À un degré bien moindre, la fascination pour la France est d’une nature comparable. Sauf que c’est pour des raisons opposées. Ce ne sont pas les fastes royaux, mais les audaces de la Révolution qui retiennent. Mais effectivement, je conçois les difficultés que cela te pose...

A. B. : Disons que je me trouve paradoxalement obligé, au lieu de m’enorgueillir en disant : « Oui, vous avez tout à fait raison », de m ’en tenir au devoir du réel.

J.-C. M. : Chez certains auteurs se perçoit tout de même une forme d’audace ou de témérité de la réflexion. Il arrive qu’en

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langue française se tiennent des propos qui provoquent un mouvement violent dans la réflexion sur l ’histoire récente.

A. B. : Je le dirais d’une autre manière, qui est particulièrement sensible dans la discipline dont je suis formellement porteur, et qui s’appelle la philosophie. Il est incontestable qu’une partie des effets produits sous ce nom-là en langue française ne le sont pas sous ce nom-là ailleurs. C’est vrai depuis les « philosophes » du xvme siècle. Sous le nom « philosophie », ou sous des noms périphériques, parce que même « antiphi­losophie » fait partie, en langue française, de cet espace, comme « psychanalyse » en a fait partie, « anthropologie » aussi, et même « politique », en un sens plus flou ; sous tous ces noms, donc, se disent en langue française des choses qui ne sont pas réductibles au discours de l ’université ou au discours médiatique. Cette vitalité irréductible aux manies universitaires et aux opinions dominantes est perçue, je peux en témoigner directement, par la jeunesse intellectuelle du monde entier comme un phénomène singulier, qui l ’attire presque irrésistiblement, du moins pour la fraction de cette jeunesse qui ne se résigne pas à n’avoir pour destin que le business.

P. P. : Est-ce que ce socle linguistique ne signe pas, malgré tout, une singularité française quant à la question du sujet et de la subjectivation ? Les Anglo-Saxons abordent ce point d’une manière beaucoup plus pragmatique. Eugen Weber disait, dans sa préface à Ma France (1991 ), que ce qui caractérise les Français c’est que pas un Français ne ressemble à un autre Français. Vous en êtes la preuve vivante. Mais il est vrai que cela venait d’un Juif viennois de langue anglaise, amateur de vins d’Alsace ! Un français qui tiendrait le même propos serait tout de suite taxé de chauvinisme congénital.

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Peut-on, quoi qu’il en soit, parler de singularité française à défaut d’exception ?

J.-C. M. : Si singularité il y a, ma position personnelle est de dire qu’elle est historiquement déterminée. Pour en découvrir les origines, il ne faut pas remonter très loin dans le temps. J ’accorde une importance majeure à l ’émergence de ce que j ’appellerai la langue dialectique. Si vous prenez un philo­sophe-écrivain comme Bergson, sa langue ne porte aucune trace de dialectique. Puis, à partir d ’un certain moment, la philosophie de langue française va adopter une langue dialectique. Ensuite, à son école, la critique littéraire et la littérature elle-même feront de même. On peut évidemment invoquer les traductions de Hegel, celle d’Henri Lefebvre, puis celle d’Hyppolite. On peut mentionner l’influence de Kojève. On peut rappeler que, dans les années 1950 et 1960, l ’hégélo-marxisme passait, hors de nos frontières, pour la pensée obligatoire des intellectuels de langue française. On peut ajouter que cette langue dialectique, qu’un certain nombre de gens ont parlée et écrite (et parmi eux, Lacan), ne se parle ni ne s’écrit plus guère aujourd’hui. Mais ce qui m’importe, c’est autre chose.

En fait, peu m’importe la dialectique en elle-même. Le point important, c ’est que la langue française, en tant que langue du concept, ait changé dans les années 1930. La langue dialectique a été la trace visible du changement, mais la cause profonde du changement tient à des événements de grande ampleur. À savoir, Immigration d’un certain nombre d ’intellectuels allemands ou simplement marqués par la langue allemande. Je ne m’étendrai pas sur le rôle du nom juif en la circonstance - on sait ce que j ’en pense. Je m ’en tiendrai à ceci : face à la tâche de penser le xxe siècle, j ’ai soutenu que la langue française avait un rôle spécifique ;

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encore faut-il qu’elle en soit capable. Si la langue française est encore capable aujourd’hui de penser le xxe siècle, de le penser en relation aux révolutions du xixe et de la fin du xvm e siècle, cette capacité dépend de cet épisode très singulier que fut l’intrusion de la langue dialectique et du raisonnement dialectique. Cela est datable et doit être rapporté à un contrecoup du nazisme. Qu’on me comprenne bien. L’hégélo-marxisme s’est éteint; la langue dialectique, je l’ai dit, ne s’écrit plus; en fait, la période critique fut très courte. Mais le changement qui fut en cette circonstance imposé à la langue continue de la marquer. Il a marqué des auteurs qui ne passent pas pour hégélo-marxistes. Il me plairait de démontrer à un public anglo-saxon que la French theory ne peut se comprendre sans cette cicatrice. Cicatrice hautement honorable, puisqu’elle signale la continuation de la pensée et de l ’écriture en un temps d’obscurité. J’accorde à Alain Badiou qu’il s’inscrit directement dans cette voie. Pour moi, j ’entends parfaitement la langue dialectique et je peux la maîtriser le cas échéant, même si je ne souhaite pas m ’en revendiquer intégralement. Mais je ne suis pas sûr qu’elle continue longtemps ni à être pratiquée ni, surtout, à être entendue.

A. B. : Cela me donne envie de clore ma propre intervention en disant que, si la force de la philosophie française a été cette dialectisation de la langue que tu décris, c’est bien la preuve que l’avenir est franco-allemand. Une nation nouvelle, simultanément «révolutionnaire », fût-ce de façon mytholo­gique, et « dialectique », fût-ce de façon oublieuse, voilà un socle convenable pour de nouvelles aventures de la vérité.

P. P. : Ma dernière question sera une manière d’hommage inquiet au livre de dialogue entre Benny Lévy et Jean-Paul

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Sartre, L’Espoir maintenant (1991) : qu’ est-ce que Γ espoir maintenant pour vous, Jean-Claude Milner et Alain Badiou ?

J.-C. M. : Pour moi, les catégories d’«espoir» et d’«espé­rance » n’ont pas de sens, parce que je n’ai pas d’autre objet de pensée que le « il y a ». L’avenir ou le temps verbal futur sont des modulations à partir du « il y a ». Bien que je ne sois pas du tout spinoziste, je serais disposé à ranger l ’espoir et l ’espérance du côté de l’illusion imaginaire.

A. B. : Je n’emploie pas non plus souvent le mot «espoir», que je trouve néanmoins tout à fait à sa place comme titre d’un roman de Malraux - un roman, soit dit en passant, qui a joué un rôle considérable dans mon obstination philosophique, politique, et même existentielle. Cependant, quand je suis en position de m’adresser à des jeunes gens d’aujourd’hui qui ont l’intention de développer une intellectualité en langue française, donc à un public restreint, je leur dis, sous une forme ou sous une autre, qu’il serait intéressant pour eux de connaître la langue dont nous parlons, cette langue dialectique. De la connaître, d’abord parce que de mauvais maîtres ont tenté de les en détourner, et ensuite parce qu’ils pourront librement se demander s’ils en ont un usage au regard du monde tel qu’il est. Or je constate, avec espoir, que ce conseil est de plus en plus entendu.

J.-C. M. : Étant admis qu’on laisse de côté la question de l’espoir ressenti ou pas, je dirai que combiné à « espoir », « maintenant » veut dire « demain ». Je pose la question de l’instant d’après. J ’ai suffisamment parlé du « il y a », au présent, pour insister sur le fait qu’on ne peut penser le présent qu’à partir de l ’instant d ’après. Comme je le dis souvent, le grand livre est celui qui n ’a pas encore été écrit, et la phrase la plus

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intéressante est celle qui n’a pas encore été prononcée. Étant donné les limitations biologiques, cela veut dire que les phrases les plus intéressantes pour moi seront prononcées par des gens qui sont encore à venir. Autrement dit, mes phrases à moi n ’ont d ’intérêt que dans la mesure où elles sont en relation avec des phrases que je ne prononcerai pas.

P. P. : Je vous remercie pour votre patience et pour cet exercice de lucidité.

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Post-scriptum

À la relecture de leurs entretiens, A. B. et J.-C. M. ont souhaité que soient mis en évidence, à l’intention du lecteur, certains désaccords. Ils ont échangé des courriers à ce propos. Les voici.

1. Remarques préliminaires de Jean-Claude Milner

Pour lancer la discussion, je résume quelques propositions différentielles.

Je commencerai par une définition. J’entends par « nom politique » un nom qui met la politique en demeure d’exercer sa fonction principielle : empêcher la mise à mort de l ’adversaire. Un nom est donc d ’autant plus politique qu’il pousse la politique vers sa limite, la question de sa capacité à empêcher la mise à mort. Un nom est politique non pas parce qu’on meurt à cause de lui (ou pour lui ou contre lui, etc.), mais parce que, s’il n ’y avait pas la politique, ce nom est tel qu’on pourrait mourir à cause de lui. Il arrive que la politique cède et que la mise à mort arrive. Une autre manière de dire cela : un nom est d’autant plus politique qu’il divise plus profon­dément les adversaires.

Je reprends volontiers la formule d ’Alain Badiou: le

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xxe siècle a eu lieu. Mais ce qui a eu lieu pour moi, c’est d ’abord la découverte progressive que le nom ouvrier avait cessé de diviser. Il avait été le diviseur par excellence au xixe siècle. Il cesse de l’être. Pourquoi ? À cause de la guerre de 1914. Les ouvriers, dans les nations industrielles, acceptent la mobilisation et l ’union dans la guerre. Lénine porte sur ce point le juste diagnostic, mais il se trompe en pensant qu’il pourra ranimer la force divisive du nom ouvrier, en passant par l ’édification d’un État ouvrier. Les partis léninistes sont censés poursuivre l’effort, chacun selon les conditions propres au pays où il travaille. La notion de mouvement ouvrier occupe une place prépondérante dans les discours ; dans les faits, le mouvement ouvrier ne cesse de dépérir. Pire, le nom ouvrier, loin de diviser, va réunir ; il devient l’un des multiples synonymes de la cohérence sociale.

Il faut la créativité politique de Mao pour articuler à nouveau le nom ouvrier à une division. En ses diverses déclinaisons, dont le détail est extrêmement savant, le maoïsme arrime le nom ouvrier à ces divisions violentes que produisent la guerre contre les Japonais ou la lutte à l’intérieur du Parti. Je ne reprends pas ces données, que Badiou a étudiées de près.

L’arrimage maoïste me paraît aujourd’hui illusoire. Reste le désarrimage et le retour du constat : la perte de force politique du nom ouvrier. Non seulement ce constat revient, mais il apparaît qu’il aurait pu être fait plus tôt. La découverte progressive est aussi une découverte rétroactive.

Si le xxe siècle a eu lieu, c’est pour une seconde raison : le nom juif est redevenu un nom politique. C’est-à-dire un nom diviseur. Il l ’avait été déjà. Je pense à l’affaire Dreyfus, qui d ’un certain point de vue a appris la politique à une génération. Mais je passe.

Hitler a rouvert la question de la capacité de la politique à empêcher la mise à mort de l ’adversaire. Il l ’a rouverte à

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propos du nom juif. Pas seulement à propos de ce nom, mais principalement à propos de ce nom. Il a fait céder la politique ; la fin de la guerre a rétabli la politique, mais elle n ’a pas refermé la question. Le nom juif est encore aujourd’hui le diviseur majeur, celui qui convoque la politique à sa limite.

Cet ensemble de propositions affirmatives me conduit à émettre des critiques.

1) Je considère qu’Alain Badiou a sous-estimé la force imaginaire de l’antijudaïsme, aussi bien en France que hors de France.

2) Symétriquement, je considère qu’il a surestimé la portée politique du nom palestinien.

Je m ’explique. Selon moi, le nom palestinien ne divise qu’en apparence. Au contraire, il crée du consensus :

- au sein des honnêtes gens (je m’y inclus), qui considèrent tous que les Palestiniens sont dans le malheur;

- au sein de ce qu’on appelle encore à l ’ONU le tiers- monde (en ce sens, le nom palestinien appartient à une phase historique ancienne, mais maintenue dans les institutions) ;

- de plus en plus au sein de la gauche euro-atlantique (Europe occidentale et Amérique).

En tant qu’il divise en apparence, le nom palestinien promeut une apparence de politique. La question politique réelle apparaît avec le nom qui divise réellement : le nom juif.

3) Je terminerai par des questions que je me suis posées à moi-même. Libre à Badiou d’y répondre ou pas :

- le nom juif a-t-il droit de cité ? Réponse : oui ;- a-t-il un avenir ou seulement un passé ? Réponse : il a

un avenir;- tant que les États-nations existent (que ce soit bien ou

mal), ce nom a-t-il le droit de s’inscrire dans l ’alphabet des États-nations? Réponse: il le peut. Si l ’on considère que le xxe siècle a eu lieu, il le doit ;

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- le fait que cette inscription soit nécessairement inadéquate (parce que juif n’est ni un nom étatique ni un nom national) constitue-t-il une objection insurmontable ? Réponse : non. L’expression « État juif » n’est ni plus ni moins contradictoire que les expressions « État ouvrier » ou « État démocratique ».

2. Réponse d’Alain Badiou aux remarques préliminaires

J’avoue n’avoir jamais bien compris ce que Jean-Claude Milner - et d’autres - entendait par «nom». Encore moins ai-je été tenté par ce nominalisme, poussé jusqu’au point où l’Histoire n’est plus qu’une scène vide où, tels des fantômes, les noms apparaissent et disparaissent indépendamment de la volonté de quiconque.

Cette fétichisation des « noms » me semble en fait être du même genre que la fétichisation des marques dans le commerce. «Nike» ou «Peugeot» sont aussi des noms, après tout, et, comme eux, ils apparaissent et disparaissent du marché selon le mouvement des capitaux et des modes.

La mode... C ’est bien à la mode intellectuelle que se rattachent des thèses comme « le nom ouvrier est mort, le retour du nom juif est notre événement ». Cette vision du siècle n ’est-elle pas le fruit quelque peu sec d’un petit groupe de l ’intelligentsia française entre 1974 et aujourd’hui? N’est-ce pas Benny Lévy et ceux qui l ’ont suivi, au nombre desquels Jean-Claude Milner, qui, déçus que les proclamations mata- moresques de la Gauche prolétarienne ne les aient pas portés au pouvoir, se sont mis à critiquer férocement la « vision politique du monde » et le « progressisme », à jeter aux orties le mot « ouvrier », et bien d’autres avec lui, à faire de « Juif » un nom hyperbolique, et de farouchement pro-palestiniens

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qu’ils étaient, se sont, avec la même certitude d’être la fine fleur du temps, convertis au sionisme le plus intransigeant, voire à faire des «Arabes », sans trop de nuances, le repoussoir de toute pensée neuve ?

De tels revirements ont l’avantage de transformer un échec patent en lucidité supérieure, et d’être toujours dans le vent. Il est certain que le mot «ouvrier» n ’était plus guère à la mode quand les chefs de la Gauche prolétarienne se sont avisés qu’il n’était plus un mot du siècle, et ce - dit Milner aujourd’hui - depuis... 1914 !

La vision spectrale de l’Histoire comme galerie des noms est la sophistication de ce qui a tant d’importance chez nos intellectuels : justifier la renégation, dès lors que c’est elle qui fait mode.

Mais voyons les termes précis du litige.Pour commencer par les critiques les plus factuelles, je

tiens à redire une fois de plus que je n ’ai aucunement sous- estimé ou dénié l’existence, y compris aujourd’hui, y compris dans notre pays, de l ’antisémitisme. Je renvoie à mes textes et aux actions auxquelles j ’ai participé sur ce point. Mais ce que Jean-Claude Milner, lui, sous-estime de façon quasi monstrueuse, en fait nie, purement et simplement, c’est la puissance presque consensuelle, en France, en Europe sans doute, de l’hostilité aux Arabes et aux Africains noirs, sous le nom convenu d’« immigrés ». Je lui demande raison de cette dissymétrie. D’autant que, pour utiliser ses - mauvais - cri­tères, dans la situation d’après-guerre, le nombre de morts du côté arabe et noir, morts pour la raison qu’ils étaient de jeunes Arabes ou de jeunes Noirs, est bien plus considérable, est sans commune mesure, avec le nombre des morts juifs, et même plus généralement de morts «blancs», aussi bien dans notre pays qu’au Moyen-Orient. Y aurait-il de « bons » massacres? Dès lors qu’ils servent le «bon» nom?

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En ce qui concerne précisément les agissements de l ’État d ’Israël, la sophistication de la doctrine des «noms» est tout de même pénible. D’abord, ces agissements d’un État ne sont pas plus identifiables à « Juifs » que ne l’étaient ceux de Pétain ou de Sarkozy à « Français », et même moins encore. Ensuite, au bas mot, dans ce conflit, le rapport entre les morts violentes de Palestiniens sous les coups des Israéliens et les morts d’Israéliens juifs sous les coups des Palestiniens est de cent pour un. Ceux qui ont dû fuir, abandonner leur terre, assister à la destruction de leurs maisons, être enfermés dans des ghettos et dans des camps, passer des heures pour aller d’un village à un autre, franchir des murs, ce sont les Palestiniens. On s’étonne que le sensible Milner ne soit pas, cette fois, du côté des corps parlants qu’on tue, qu’on humilie ou qu’on enferme.

Dans de telles conditions, la question n’est pas celle des noms qui divisent ou qui rassemblent. La question est de savoir par quels chemins passe la seule solution juste : un État moderne, c’est-à-dire un État dont la substructure n’est pas identitaire, mais historique. Un État qui solde cette guerre civile atroce en ré-unissant les deux parties.

Ces remarques factuelles nous préparent à dire ceci : il est tout bonnement faux qu’un mot de la politique soit important (soit un « nom », admettons cette convention) à proportion de ce qu’il divise. Autant dire qu’en Amérique aujourd’hui, le vrai nom de la politique est le «mariage gay». Quant à chez nous, il serait plus justifié aujourd’hui que Jean-Claude Milner tienne pour des noms éminents les noms «Arabe» ou «Noir», pour ne rien dire de «islam» et «islamisme», lesquels à l’évidence nous divisent infiniment plus que le prédicat «juif», lequel est devenu consensuel au point que Marine Le Pen elle-même n’ose plus y toucher, à la différence de son papa.

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C’est que ledit papa avait des faiblesses pour les seules politiques que l ’on connaisse dans lesquelles le mot identitaire «juif» divise absolument, nommément les fascismes, plus singulièrement le nazisme. On peut même dire que le mot «juif» n’a été un nom politique éminent, selon les critères de Milner, et donc au vu de ses pouvoirs de division, que dans le nazisme et ses succursales. Mais peut-être Milner considère-t-il désormais que toute politique s’apparente au nazisme ? Je reviendrai sur ce qui conduit sa pensée à un antipolitisme radical.

Un nom est politique, dirai-je quant à moi, s’il ne divise qu’autant qu’il inscrit la volonté d’une unité supérieure. C’est pourquoi il est absolument impossible qu’un nom politique soit celui d’une identité. Car une identité ne divise que pour se maintenir, voire s’épurer. Seule une Idée divise par sa puissance d’unification. Aucune identité n ’est universelle, seule l ’est ce qui surmonte toute identité dans la direction d’une multiplicité générique.

On dira : mais alors, « ouvrier » ? « Ouvrier » n ’ a j amais été un nom identitaire (professionnel, descriptif, social...) que là où il perdait sa portée politique : dans le syndicalisme. Les militants du siècle dernier, et aussi ceux du xixe siècle, parlaient certes de « classe ouvrière », ou mieux encore de « prolétariat », mais ces mots n’étaient aucunement des signifiants-maîtres de la politique. Au tout début du siècle du reste, Lénine, dans Que faire ?, tord le cou à cette infiltration syndicaliste (trade-unioniste, dit-il) dans la politique : le « mouvement ouvrier», dit-il, n’est par lui-même aucunement politique.

Alors, quel est le «vrai» nom? C’est évidemment le mot « communisme ». « Ouvrier » est bien trop restrictif, sa portée n’est qu’instrumentale : par lui, transitoirement, passent quelques processus que l’idée communiste peut orienter. «Prolétariat» désigne cette capacité ouvrière au communisme. Et encore cette

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capacité n’est-elle pas exclusive. Quand Mao entreprend de dire ce qu’est le sens véritable du mot «prolétariat», il conclut que sont ainsi désignés les « amis de la révolution », laquelle révolution est la révolution communiste. «Prolétariat» est un prédicat mobile, le point fixe est « communisme ».

Mais c ’était ainsi depuis le début. Marx prend bien soin de dire que ce n’est pas lui qui a inventé « lutte des classes » ou «mouvement ouvrier». Son apport propre est, du côté de l’État, la nécessité d’une transition dictatoriale; du côté de la politique, le communisme. Son « Manifeste » est celui du parti communiste. Et son Internationale est communiste.

Tout ça parce que « communisme » est un terme qui inté­resse affirmativement l’humanité générique, et non un terme identitaire et/ou négatif, qui n’intéresse qu’une faction, une étape ou une mode.

Disons qu’un mot de la politique est un nom s’il affirme le Bien, s’il est une Idée du Bien, dans l ’ordre de l ’action collective, du mouvement historique réfléchi dans une orga­nisation de cette action.

En ce sens, du reste, il n’y a aujourd’hui que deux mots politiques fondamentaux (deux noms) : la démocratie, qui prétend unifier le monde de la vie collective sous la loi exté­rieure du capitalisme concurrentiel, et le communisme, qui prétend l’unifier sous la loi immanente de la libre association.

Mais Jean-Claude Milner, comme Glucksmann, ne pense qu’à partir du mal. Il est comme ce parlementaire, M. de Mun, à qui Jaurès lançait : «Vous aimez les ouvriers, monsieur de Mun, vous les aimez saignants !» : sa pensée s’alimente aux désastres. Il nous l’a dit: la seule chose qu’on puisse, qu’on doive espérer, c ’est de mettre fin aux massacres, c ’est de condamner les mises à mort. En matière de pensée « politique », Jean-Claude Milner a grandement besoin de victimes, d’ouvriers saignants, de peuples martyrs.

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Disons-le tout net : cette vision des choses n’est absolument rien d’autre que la bonne vieille morale. Au fond, Jean-Claude Milner n ’a jamais connu ni pratiqué la moindre politique. Il a suivi un instant la mode mao, dans une version qui, déjà, était apolitique : rappelons que, pour les usines, le but de la Gauche prolétarienne était de créer des « comités de base a-politiques ». Et puis, il s’est tourné vers les victimes - c’était la mode des renégats, dite « nouvelle philosophie » - , et leur a offert sa compassion. Il les a toutes subsumées sous le nom «juif », qui n’a pas d’autre signification ici que le monstrueux tas des morts, destiné à illustrer indéfiniment, par de terrifiantes images, la morale négative « plus de massacres ».

Malheureusement, les massacres trouvent leurs racines non dans l’abstraction de « la mise à mort des êtres parlants » mais dans des politiques précises, dont on sait qu’ elles ne sont combattues efficacement que par d’autres politiques.

Les grands massacres ne sont pas comme la peste d’Athènes, à laquelle Jean-Claude Milner reproche à Platon de n ’avoir pas consacré une ligne (il a eu à mon sens bien raison : se soucier vraiment de la peste d’Athènes relevait en son temps de l’hygiène et de la médecine, un point c’est tout). Les massacres sont des figures négatives de certaines politiques.

Mais en politique, la négation de la négation n ’est pas une affirmation. S’opposer aux massacres n’a aucune consistance, si cette opposition n’est pas nourrie par l’idée d’une politique absolument différente, Idée qui est seule capable d’éclairer rationnellement l ’origine des massacres et qui seule peut proposer une forme d’existence collective dans laquelle le recours au massacre est exclu. La morale, en la matière, comme disait Sartre, c’est «peau de balle».

Je crois qu’au bout du compte, la thèse de Milner, c’est que la politique n ’existe pas, ou même qu’elle est toujours nuisible, et que la seule chose qui compte est la morale de la

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survie des corps. Cet apolitisme moralisant n’est pas nouveau, mais il revient à la mode.

Voici par contraste ma position résumée : ce qui a commencé au xixe siècle, c ’est le mot « communisme ». Il a expérimenté au xxe sa possible surpuissance, sous la forme d’une fusion entre politique (communiste) et État (de dictature populaire). Il faut revenir à la séparation des deux, ce qui exige une sorte de (re)commencement politique. Mais mon « hypothèse communiste » revient à dire que « communisme » reste le mot-clé de ce (re)commencement.

Toute autre orientation, singulièrement le moralisme de la survie des corps, revient à entériner la domination, sous le mot-clé « démocratie », du capitalisme déchaîné dont nous expérimentons le déploiement planétaire, prenant ainsi l ’entière mesure de son infamie.

Communisme ou barbarie. Jean-Claude Milner confirme, en tant que «professeur par l ’exemple négatif», que nous en sommes bien là.

3. Réponse de Milner à la réponse de Badiou

Dès que le nom juif apparaît, la tonalité change. Ma doctrine le prévoit et l ’explique. Depuis Platon, l ’une des méthodes pour empêcher un interlocuteur de parler, c’est de le traiter comme le spécimen quelconque d’une espèce. Je répondrai en tant que je ne fais pas espèce et je m’adresserai à Badiou en tant qu’il ne fait pas espèce.

Considérons l ’expression «nom ouvrier». J’en reviens à la langue. Ouvrier est un adjectif dans « classe ouvrière » ; c ’est un substantif dans le «parti des ouvriers»; c ’est un radical dans ouvriérisme. Sous toutes ces formes, l’ouvrier est nommé. Alors que dans prolétaire, prolétariat, il ne l ’est pas.

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Je désigne par «nom ouvrier» l’ensemble des nominations possibles, en neutralisant les différences grammaticales. Juif est tantôt un adjectif, tantôt un substantif, tantôt avec majuscule, tantôt sans. L’homophonie partielle autorise à compter judaïsme, judéité, judaïcité parmi les nominations possibles. Je désigne par «nom juif» l ’ensemble de ces nominations, en neutralisant les différences grammaticales. Conséquence : israélite n ’y appartient pas.

Sous le titre «De quoi Sarkozy est-il le nom?», Badiou démontrait que le nom Sarkozy (mais aussi sarkozisme, anti- sarkozisme, etc.) n’avait aucune importance au regard de ce dont il était le nom. J’admets pour Sarkozy, mais concernant le nom ouvrier, le nom juif et d’autres, mon abord est exactement inverse.

Ensuite, je peux me poser la question : les nominations reposent-elles originairement sur une prédication ?

- Pour « nom juif », la réponse est non. Adjectif ou subs­tantif, ju ifn 'est pas un prédicat. Je pourrais montrer aisément que cela se relie au fait que l ’emploi originaire du nom juif relève de la première personne.

- Pour «nom français», la réponse est oui. Je pourrais montrer aisément que cela se relie au fait que l ’emploi originaire du nom français relève de la troisième personne.

- Pour « nom ouvrier », le marxisme a oscillé entre le statut non prédicatif (conscience de classe) et le statut de prédicat (position de classe) ; en promouvant le nom prolétaire, le même marxisme a promu aussi la forme prédicative (et du coup la troisième personne), qu’il l ’ait voulu ou pas. À Mao est revenue la tâche de reconvertir, de manière précaire, le nom prolétaire en nom de première personne. Si du moins je me fie aux traductions.

Je ne cache pas qu’en utilisant l ’expression « nom ouvrier», je mets à profit l ’homophonie totale entre le substantif et

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l ’adjectif. Je fais de même quand je parle du nom juif, du nom français, etc. Cette homophonie n ’existe pas toujours, mais quand elle existe, il est bien d’en profiter.

Ma conception générale du nom est antérieure à la reprise de mes relations avec Benny Lévy; elle est déjà à l ’œuvre dans Les Noms indistincts. A ce moment-là, la question du nom juif n ’est pas posée. Mon interlocution avec Benny Lévy a déterminé ma décision d’étendre ma théorie des noms à une théorie du nom juif. Je ne vois pas en quoi ce parcours affecte la validité de mes propos.

Que dans ses réflexions Alain Badiou n’ait pas sous-estimé la force quantitative de l’antisémitisme dans l ’opinion, je suis prêt à le lui accorder. Mais je pense qu’il a sous-estimé le fait que cette force s’accroissait et qu’elle s’accroissait parce que ses formes se renouvelaient. Notamment au sein de l’opinion dite éclairée, aussi bien en France qu’à l ’échelle mondiale. Pour éviter le malentendu, je réserve le terme antisémitisme aux formes anciennes et le terme antijudaïsme aux formes nouvelles. L’antijudaïsme nouveau est devenu un marqueur de la liberté d’esprit et de la liberté politique.

Après 1945, aucun marqueur antijuif ne pouvait être un marqueur de liberté ; tous étaient au contraire des marqueurs de servitude. C’est le moment sartrien. Il est clos. Aujourd’hui, les marqueurs antijuifs sont devenus compatibles avec les marqueurs de la liberté politique et/ou philosophique ; ils tendent même à en devenir une condition nécessaire. Le nouvel antijuif méprise les antisémites de type ancien ; il se rêve amoureux des libertés et des libérations et, en tant que nouveau venu, il a besoin d’éducateurs. Il est normal qu’il les cherche dans l ’Université mondiale. S’il ne trouve pas chez l ’éducateur qu’il s’est choisi les marqueurs antijuifs requis, il en fabriquera des contrefaçons, en jouant sur la moindre

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équivoque, la moindre homonymie. À négliger cette situation, l’universitaire mondial prend un risque.

Il m’a été reproché de tenir des propos homogénéisables à ce que demandent les maîtres du marché. À cela, j ’ai répondu qu’homogénéisable ne veut pas dire homogène. Je ne dis pas qu’aucun propos de Badiou soit ni homogène ni homogénéisable à l ’antijudaïsme. Le problème n ’est pas là. Il est dans la mutation discursive à laquelle nous assistons.

Plus généralement, je me rends compte qu’il me faut préciser ce que j ’avance sur le caractère divisif ou non divisif d’un nom. Il ne s’agit pas seulement des divisions repérables dans l’opinion. La division à laquelle je pense est fondamentalement une division subjective. Elle a pour effet de diviser les sujets entre eux, mais aussi de diviser le sujet contre lui-même. Le nom juif a cette propriété ; non seulement il divise l’opinion, mais il divise les sujets contre eux-mêmes. Et notamment ceux qui pourraient être amenés à dire d’eux-mêmes qu’ils sont juifs.

Par contraste, si l ’on considère les noms autour desquels s’organisent les divisions ordinaires, ils fonctionnent de manière exactement inverse : ils rassemblent chaque sujet autour d’un noyau. Ils divisent certes, mais pour rassembler. Rassembler des groupes, mais aussi rassembler l ’individu autour de lui-même. Dans le langage de Lacan, je dirais que ces divisions relèvent du moi idéal, non du sujet. Elles peuvent parfois exprimer empiriquement des divisions entre sujets, mais le plus souvent il n ’en est rien. Ainsi, la division qu’induit la question du mariage gay confirme celui qui a choisi dans l ’image qu’il a de lui-même ; il en va de même de la plupart des exemples que m’oppose Alain Badiou. La division qu’induit le nom juif est d’une tout autre nature.

De ce point de vue, le nom ouvrier n’est plus l ’occasion d’une division subjective. Ce n’est plus un nom politique. Marx avait dressé un constat semblable à propos des paysans en

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France, au xixe siècle. Mettre de telles propositions en relation avec une doctrine du mal, cela me paraît sans pertinence.

Si je ne parle pas des immigrés, c ’est pour une raison simple : l’acteur principal, c’est la puissance gouvernementale. Un simple particulier peut suivre presque quotidiennement le Journal officiel, la main courante des commissariats, les déclarations des politiques professionnels. Il peut s’exprimer publiquement à partir de ces informations, dans la presse ou par le livre. Badiou le fait, moi pas, parce que j ’ai décidé de ne pas le faire. Ne le faisant pas, je juge absolument vain de dire quoi que ce soit.

Considérons à présent la question de l’existence ou de l ’inexistence d ’un État-nation se présentant comme État juif. Dans la mesure où le nom juif y est impliqué, il arrive que la question suscite une division subjective. Il arrive qu’elle divise le sujet contre lui-même. Je l ’ai constaté chez certains de ceux qui acquiescent au principe de l ’existence d’un tel État ; je me suis laissé dire que la division se constate chez certains de ceux qui refusent cette existence.

Je ne veux pas m ’attarder sur l ’éventuelle superposition entre le refus d’un tel État et un antijudaïsme. Cette super­position existe, mais je ne ferai pas l ’injure à Badiou de la lui imputer. Que la naissance de cet État ait été immédiatement suivie d’une guerre, qui le niera? Cette guerre dure encore. Qu’elle provoque des morts nombreuses, qui en doute? Il ne peut en être autrement. Les Palestiniens qui meurent sont persuadés qu’ils meurent à cause de l ’existence d ’Israël. Qu’ils en soient persuadés, c’est indubitable. Mais rien ne prouve qu’ils aient raison.

Aujourd’hui, les Palestiniens se font tuer pour que les régimes en place, dans les États voisins, se maintiennent. C’est pourquoi je juge que la division induite par les Pales­tiniens ramène à un consensus, dont la majorité automatique

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de l ’ONU est une expression parmi d’autres. Au reste, les changements auxquels on assiste aujourd’hui au Proche et au Moyen-Orient s’accompagnent, certes, de menaces pro­férées contre l ’existence d’Israël; mais ils s’accompagnent aussi de la mise aux oubliettes de la « cause palestinienne ». Le nouveau pouvoir en Egypte annonce - vrai ou faux - qu’il se chargera lui-même de la destruction ; du même coup, le nom palestinien est effacé. Preuve que les Palestiniens ne meurent pas pour eux-mêmes. Ils meurent pour que leurs prétendus alliés et leurs prétendus chefs continuent d ’être indifférents à leur sort.

Puisqu’on me demande un certificat de sensibilité, j ’avouerai que cet état de choses me touche, parce qu’il est de part en part habité par le mensonge. Ce mensonge qui fait que le Palestinien se murmure, en mourant, qu’Israël l ’a tué. Non, ce qui tue le Palestinien, c’est ce mensonge même.

Parallèlement, l ’Israélien s’imagine souvent qu’il meurt à cause des Palestiniens. C’est évidemment faux. Il meurt parce qu’il est identifié à un Juif et parce que certains puis­sants ont besoin qu’un Juif ne sache jamais si sa survie est assurée. Face à cela, Badiou évoque un État moderne dont la substructure ne soit pas identitaire, mais historique. À mes yeux, la proposition a le même statut de fiction rationnelle que l ’hypothèse communiste. Elle n ’a de sens que si on accorde à Badiou la totalité de son système. Ce que je ne fais pas. Qui peut imaginer que puisse subsister un tel îlot d’exception dans une zone faite d’États dont la substructure est identitaire, où l ’historique et l ’identitaire entrent en constante intersection ? Qui peut imaginer que quoi que ce soit puisse se stabiliser entre Israéliens et Palestiniens, alors que la Syrie, l ’Égypte, l ’Iran, l ’Irak et j ’en passe sont pris dans les rets de l ’instabilité ? Nulle part dans le monde on ne peut faire mieux que des bricolages ; dans cette zone du monde, les bricolages

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ne peuvent pas aller au-delà de l’armistice ; parmi les termes de l ’armistice, on ne peut inclure la disparition de cet État qui se dit « État juif » et qui s’est fabriqué une langue. Le plus sûr moyen de rater les armistices et de les abréger, c’est de se fixer un idéal de paix définitive.

Est-ce une allégeance à une doctrine du Mal? J’admets que je tiens le cours du monde pour voué au désordre indéfini, mais la mise en équation du désordre et du Mal, c ’est du platonisme. Or, je ne suis pas platonicien.

4. Trois ponctuations terminales de Badiou

1. Je ne crois pas que la tonalité de l ’entretien change à raison de l ’entrée en scène du nom juif. Elle change de ce que, avec l ’évaluation d’une sorte d’essence du xxe siècle, de ce qui a eu lieu dans son avoir-eu-lieu, nous sommes au point central d’une absolue divergence subjective. J’ai écrit un livre entier sur ce siècle, et Milner a fort bien expliqué pourquoi en parler est la tâche propre de la langue française. Entre ma proposition qui ouvre le xixe siècle à une troisième étape de l’hypothèse communiste et la sienne, qui n ’y voit que le surgissement sans concept de noms disparates sur fond de désordre indéfini, l ’incompatibilité ne peut rester dans le style anodin de l ’échange d’opinions.

2. Je ne crois pas non plus que, parce qu’un nom a pour vocation de créer une unité inexistante ou de recréer une unité mutilée, et qu’il divise pour cela même, on puisse en ramener les effets à ceux du moi imaginaire, et non du Sujet. C’est à l ’évidence tout le contraire. J’expérimente personnellement chaque jour à quel point le mot-maître «démocratie », dans sa guise capitalo-parlementaire, n’unifie qu’à se soutenir de violences subjectives et objectives extraordinaires, allant dans

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des contrées asservies jusqu’à la torture et la guerre, mais ici même toujours au bord de l ’injure et de la ségrégation. Et qui ne voit qu’il me clive moi-même, ce mot, en tant que Sujet, dès lors que je dois affirmer que dans le devenir du mot « communisme » il s’agit d’une variante supérieure du mot latent « démocratie », de sa réalisation effective ? Le champ politique aujourd’hui, c ’est à échelle planétaire, pour tout Sujet qui s’y constitue : démocratie (capitalo-parlementaire) contre démocratie (politico-communiste). Marx, Lénine, Mao se sont tous pris dans cette périlleuse division, immanente au processus subjectif du communisme réel.

3. Je ne crois pas enfin qu’il soit raisonnable, en notre temps, sur la question nationale, de s’en tenir à l ’identité des peuples et des langues, quand ce n’est pas celle des races, des religions, des traditions et des esclavages divers. L’avenir est aux ensembles humains génériques, à l’acceptation partout des identités multiformes, au vu de ce que, au regard de la norme générique, universelle que - souvent contre les États - porte une politique vraie, ces identités sont sans importance. Le dépeçage continu des États faibles, dans le monde contem­porain, sous des prétextes identitaires (Slovaques contre Tchèques ! Flamands contre Wallons ! Monténégrins contre Serbes ! Ivoiriens contre Burkinabés ! Et ainsi de suite à l ’infini...) n’est qu’une sauvagerie absurde, toute au service de l’appétit conjoint des grandes firmes et des puissants États d’envergure continentale. La leçon que ce que le nom juif détient d’universel donnera à ce monde que le capitalisme ensauvage, c’est d’inscrire dans son devenir qu’être juif ne peut vouloir dire ériger des murs, ne vivre qu’entre soi, courber l ’échine sous l ’imprécation des traditionalistes, parquer les étrangers dans des camps et tirer à vue sur les misérables co-habitants de votre territoire qui tentent de passer à travers vos barbelés.

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Table

Non réconciliés, par Philippe Petit............................. 7

1. Une polémique originaire........................................ 19

2. Considérations sur la révolution, le droit, la mathé­matique..................................................................... 61

3. De l’infini, de l’universel, et du nom juif............... 95

4. De la gauche, de la droite, et de la Franceen général................................................................. 135

Post-scriptum ............................................................... 179

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Des mêmes auteurs

Alain Badiou

PHILOSOPHIE

Le Concept de modèleMaspero, 1969 ; rééd. Fayard, 2007

Théorie du sujet Seuil, 1982

Peut-on penser la politique ?Seuil, 1985

L’être et l ’événementSeuil, 1988

Manifeste pour la philosophieSeuil, 1989

Le Nombre et les nombresSeuil, 1990

ConditionsSeuil, 1992

L’ÉthiqueHatier, 1993 ; rééd. Nous, 2003

Court Traité d’ontologie transitoireSeuil, 1998

Petit Manuel d’inesthétiqueSeuil, 1998

Abrégé de métapolitiqueSeuil, 1998

Le SiècleSeuil, 2005

Page 196: Controverse Badiou Milner

Logiques des mondes L’être et l ’événement 2

Seuil, 2006

Second manifeste pour la philosophieFayard, 2009

Le Fini et l’infiniBayard, 2010

La Relation énigmatique entre politique et philosophie

Germina, 2011

La République de PlatonFayard, 2012

LITTÉRATURE ET THÉÂTRE

Almagestes Prose

Seuil, 1964

Portulans Roman

Seuil, 1967

L’Echarpe rouge Romanopéra

M aspero, 1979

Ahmed le subtilFarce

Actes Sud, 1994

Ahmed philosophe suivi de Ahmed se fâche

Théâtre Actes Sud, 1995

Page 197: Controverse Badiou Milner

Les Citrouilles Comédie

Actes Sud, 1996

Calme bloc ici-bas Roman

POL., 1997

La Tétralogie d’AhmedActes Sud, 2010, rééd. du théâtre paru chez Actes Sud

ESSAIS CRITIQUES

Sur la philosophie

Deleuze « La clameur de l’être »

Hachette, 1997

Saint Paul La fondation de l’universalisme

PUF, 1997

L’Antiphilosophie de WittgensteinNous, 2010

Petit Panthéon portatifLa Fabrique, 2008

Heidegger, le nazisme, les femmes, la philosophie en collaboration avec Barbara Cassin

Fayard, 2010

Il n ’y a pas de rapport sexuel en collaboration avec Barbara Cassin

Fayard, 2010

Sur l’art

Rhapsodie pour le théâtreImprimerie Nationale, 1990

Page 198: Controverse Badiou Milner

Beckett, l ’increvable désirHachette, 1995

Cinq leçons sur le « cas » Wagner Nous, 2010

CinémaNova, 2010

Sur la politique

Théorie de la contradictionM aspero, 1975

De l’idéologie en collaboration avec François Balmès

M aspero, 1976

Le Noyau rationnel de la dialectique hégélienne en collaboration avec Louis Mossot et Joël Beilassen

M asp ero, 1977

D’un désastre obscur Editions de VAube, 1991

Circonstances 1Léo Scheer, 2003

Circonstances 2Léo Scheer, 2004

Circonstances 3 Portées du mot «juif»

Nouvelles éd. Lignes, 2005

Circonstances 4 De quoi Sarkozy est-il le nom ?

Nouvelles éd. Lignes, 2007

Circonstances 5 L’hypothèse communiste

Nouvelles éd. Lignes, 2011

Page 199: Controverse Badiou Milner

Circonstances 6 Le réveil de l ’Histoire

Nouvelles éd. Lignes, 2011

L’Antisémitisme partout Aujourd’hui en France

en collaboration avec Éric Hazan La Fabrique, 2011

Circonstances 7 Sarkozy : pire que prévu. Les autres : prévoir le pire

Nouvelles éd. Lignes, 2012

Les Années rouges rééd. des 3 volumes parus chez Maspero

Les Prairies ordinaires, 2012

ENTRETIENS

Éloge de l ’amour (avec Nicolas Truong)

Flammarion, 2009

La Philosophie et l ’Événement(avec Fabien Tarby)

Germina, 2010

L’Explication Conversation avec Aude Lancelin

(avec Alain Finkielkraut)Nouvelles éd. Lignes, 2010

Entretiens 1 (1981-1999)Nous, 2011

Jacques Lacan, passé présent (avec Élisabeth Roudinesco)

Seuil, 2012

Page 200: Controverse Badiou Milner

Jean-Claude Milner

AUX MÊMES ÉDITIONS

De la syntaxe à l ’interprétation1978

L’Amour de la langue1978

Ordres et Raisons de langue1982

Les Noms indistincts1983

De l’école1984

Détections fictives1985

Dire le vers en collaboration avec François Regnault

1987

Introduction à une science du langage1989 et «Points Essais», n° 300,1995

Archéologie d’un échec 1993

L’Œuvre claire 1995

Le Salaire de l’idéal1997

Le Périple structural : figures et paradigmes

2002

Page 201: Controverse Badiou Milner

Arguments linguistiquesMarne, 1973

ConstatVerdier, 1992

Le Triple du plaisirVerdier, 1997

Mallarmé au tombeauVerdier, 1999

ConstatsGallimard, «Folio Essais», 2002

Existe-t-il une vie intellectuelle en France ?Verdier, 2002

Le Pas philosophique de Roland BarthesVerdier, 2003

Les Penchants criminels de l’Europe démocratiqueVerdier, 2003

Voulez-vous être évalué ? en collaboration avec Jacques-Alain Miller

Grasset, 2004

Le Juif de savoirGrasset, 2006

L’Arrogance du présent : regard sur une décennieGrasset, 2009

Court traité politique 1 La politique des choses

Verdier, 2011

Court traité politique 2 Pour une politique des êtres parlants

Verdier, 2011

Page 202: Controverse Badiou Milner

Clartés de toutVerdier, 2011

Malaise dans la peinture A propos de la mort de Marat

Ophrys, 2012

Page 203: Controverse Badiou Milner

Philippe Petit

La Cause de Sartre PUF, 2000

La France qui souffreFlammarion, 2008

PRINCIPAUX LIVRES D’ENTRETIENS

Rony Brauman Humanitaire, le dilemme

Textuel, 1996

Jean Baudrillard Le paroxyste indifférent

Grasset, 1997

Henry Rousso La hantise du passé

Textuel, 1998

Paul Virilio Cybermonde, la politique du pire

Textuel, 2001

François Lamelle L’ultime honneur des intellectuels

Textuel, 2003

Bernard Stiegler Économie de l ’immatériel et psychopouvoir

Entretiens avec Philippe Petit et Vincent BontempsMille et une Nuits, 2008

Pierre Legendre Vues éparses

Entretiens radiophoniques avec Philippe Petit Mille et une Nuits, 2009

Page 204: Controverse Badiou Milner

RÉALISATION : PAO ÉDITIONS DU SEUIL IMPRESSION : CORLET IMPRIMEUR À CONDE-SUR-NOIREAU

DÉPÔT LÉGAL : OCTOBRE 2 0 1 2 . N° IO 8638 ( ) imprimé en France