les manuscrits hébreux enluminés de sefarad

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Sonia Fellous Les manuscrits hébreux enluminés de Sefarad Miroirs de l’idendité judéo-ibérique Quatorzième conférence Alberto-Benveniste Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs

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Sonia Fellous

Les manuscrits hébreux enluminés de Sefarad

Miroirs de l’idendité judéo-ibérique

Quatorzième conférence Alberto-Benveniste

Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs

© 2015, Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des JuifsÉcole pratique des hautes études, Section des Sciences religieuses

4, rue Valette - 75005 Paris

Sommaire

Le Centre Alberto-Benveniste d’études sépharades et d’histoire socioculturelle des Juifs...................................................................... 5

Administration et renseignements pratiques................................... 13

Quatorzième conférence Alberto-Benveniste :

Les manuscrits hébreux enluminés de SefaradMiroirs de l’identité judéo-ibérique par Sonia Fellous.................................................................. 15

L’auteur............................................................................................. 47

Le centre aLberto-benveniSte d’étudeS SépharadeS et

d’hiStoire SociocuLtureLLe deS JuifS

Le Centre Alberto-Benveniste a été créé le 1er janvier 2002 au sein de la Section des Sciences religieuses de l’École Pratique des Hautes Études (EPHE, Sorbonne), à l’initiative d’Esther Benbassa, directrice d’études, et grâce au soutien financier de Serge et Monique Benveniste (Lausanne et Lisbonne) qui ont souhaité ainsi honorer la mémoire de leur père, Alberto Benveniste. Il a, depuis juin 2008, le statut de « laboratoire de l’EPHE ». Depuis le 1er janvier 2010, il est par ailleurs l’une des composantes de l’UMR 8596 (Centre Roland-Mousnier, Université Paris-Sorbonne/CNRS/EPHE).

Le Centre Alberto-Benveniste a pour vocation première le développement de la recherche et l’encouragement de la création sur le monde judéo-ibérique avant et après l’expulsion des Juifs d’espagne en 1492, aussi bien dans le domaine de la langue que dans ceux de la culture et de l’histoire. Il fournit l’encadrement scientifique adéquat et peut offrir des aides matérielles et financières à la fois aux étudiants et aux chercheurs confirmés.

En 2004, Serge et Monique Benveniste ont créé, à la mémoire de leur mère, la « bourse Sara Marcos de benveniste en études juives ». Cette bourse, d’un montant de 3 800 €, est depuis lors décernée chaque année par le Centre Alberto-Benveniste à un(e) étudiant(e) en master II ou en doctorat inscrit(e) dans un établissement d’en-seignement supérieur français.

Depuis 2002, le Centre Alberto-Benveniste organise la « conférence alberto-benveniste » annuelle assurée par un universitaire français ou étranger de renom et donnant lieu à publication.

6Le centre Alberto-Benveniste

Les conférences

1. Le 15 janvier 2002 : Yirmiyahu Yovel, professeur à l’Université hébraïque de Jérusalem et à la New School for Social Research de New York, « La nouvelle altérité : dualités marranes des premières générations ».

2. Le 12 novembre 2003 : Nathan Wachtel, professeur au Collège de France, « Résurgences marranes dans le Brésil contemporain ». Suivi d’un récital par Sandra Bessis, accompagnée par Isabelle Quellier et Anello Capuano.

3. Le 27 janvier 2004 : Alisa Meyuhas Ginio, professeur à l’Université de Tel-Aviv, « La Bible populaire sépharade comme mémoire de la vie juive ». Suivi d’un récital de Patrick Rostaing et de la lecture par Emmanuelle Grönvold et Smadi Wolfman d’extraits de Séfarade, d’Antonio Muñoz Molina, Prix Alberto-Benveniste 2004 de littérature.

4. Le 25 janvier 2005 : Ron Barkai, professeur à l’Université de Tel-Aviv, « Juifs, chrétiens et musulmans en Espagne médiévale ». Suivi d’un concert du groupe Sefarad spécialement venu de Turquie.

5. Le 23 janvier 2006 : Gil Anidjar, professeur à l’Université Columbia de New York, « Cabale, littérature et séphardité ». Suivi d’un concert de fado par Bevinda et ses musiciens.

6. Le 22 janvier 2007 : Aron Rodrigue, professeur à l’Université Stanford (États-Unis), « Les Sépharades et la “ Solution finale ” ». Suivi d’un récital par Claire Zalamansky.

7. Le 21 janvier 2008 : Béatrice Perez, maître de conférences à l’Université de Rennes II, « Systèmes d’exclusion et ostracisme contre les nouveaux-chrétiens en Espagne sous les Rois Catholiques ». Suivi d’un récital par Marlène Samoun accompagnée par Pascal Storch à la guitare et Rachid Brahim-Djelloul au violon.

8. Le 26 janvier 2009 : Bernard Vincent, directeur d’études à l’EHESS, « De l’Espagne des trois religions à l’Espagne du Roi Catholique (xve-xviiie siècle) ». Suivi d’un récital, Sépharabesques, par Pedro Aledo et Nadir Marouf.

9. Le 25 janvier 2010 : Michèle Escamilla, professeur émérite de l’Université Paris-Ouest Nanterre- La Défense, « L’enfant et l’inquisiteur dans l’Espagne des xvie et xviie siècles ». Suivi d’un récital par l’ensemble Presensya.

7Le centre Alberto-Benveniste

10. Le 17 janvier 2011 : Louise Bénat-Tachot, professeur à l’Université Paris-Sorbonne, « Cristóbal de Haro, un marchand judéoconvers entre trois mondes au xvie siècle ou le défi d’une “globalisation” avant l’heure ». Suivi d’un récital par Mónica Monasterio, accompagnée de Horacio Lovecchio, spécialement venus d’Espagne.

11. Le 23 janvier 2012 : Silvía Planas Marcé, directrice de l’Institut d’études Nahmanide qui dépend du Musée d’histoire des Juifs de la ville de Gérone (Espagne), « Filles de Sarah. Les femmes juives dans la Catalogne du Moyen Âge ». Suivi d’un récital par l’Ensemble Saltiel.

12. Le 21 janvier 2013 : Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale (vie-xviie siècle) et directeur-adjoint du Centre Alberto-Benveniste, « Culture sépharade et culture biblique : une affinité élective ? ». Suivi d’un récital par le groupe Kantiga Alteli.

13. Le 20 janvier 2014 : Adeline Rucquoi, directrice de recherche au CNRS, « "Le nom de notre pays est Sefarad dans la langue sainte..." Être juif dans l’Espagne médiévale : altérité ou identité ? ». Suivi d’un récital par l’ensemble Presensya.

Les dix premières conférences Alberto-Benveniste ont été réunies dans un volume unique : Esther Benbassa (dir.), Les Sépharades. Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2011.

Le Centre Alberto-Benveniste attribue chaque année un prix de la recherche et un prix littéraire, dotés de 1 500 € chacun, pour une œuvre publiée en français ou produite en France et ayant un lien direct avec son domaine d’intérêt.

8Le centre Alberto-Benveniste

Les lauréats du prix de la recherche (2002-2015)

2002 : Nathan Wachtel pour La Foi du souvenir. Labyrinthes marranes (Seuil).

2003 : Sonia Fellous pour Histoire de la Bible de Moïse Arragel. Quand un rabbin interprète la Bible pour les chrétiens (Somogy).

2004 : Charles Mopsik (1956-2003) pour l’ensemble de son œuvre et notamment pour Le Sexe des âmes (L’Éclat).

2005 : Daniel Lindenberg pour Destins marranes (Hachette/Pluriel) et Marie-Christine Varol pour son enseignement et son Manuel de judéo-espagnol (L’Asiathèque).

2006 : Jonathan Israel pour Les Lumières radicales. La philosophie, Spinoza et la naissance de la modernité (1650-1750) (Éditions Amsterdam).

2007 : Danielle Rozenberg pour L’Espagne contemporaine et la Question juive. Les fils renoués de la mémoire et de l’histoire (Presses universitaires du Mirail).

2008 : Béatrice Perez pour Inquisition, Pouvoir, Société. La province de Séville et ses judéoconvers sous les Rois Catholiques (Champion).

2009 : Rifat Bali pour l’ensemble de ses travaux consacrés à l’histoire des Juifs de Turquie.

2010 : Katherine E. Fleming pour Grèce - Une histoire juive (Princeton University Press).

2011 : Aron Rodrigue pour l’ensemble de ses travaux.

2012 : Yirmiyahu Yovel pour L’Aventure marrane (Seuil).

2013 : Michael Studemund-Halévy pour l’ensemble de ses travaux.

2014 : Elena Romero pour l’ensemble de ses travaux.

2015 : Rena Molho pour l’ensemble de ses travaux.

9Le centre Alberto-Benveniste

Les lauréats du prix littéraire (2002-2015)

2002 : Sylvie Courtine-Denamy pour La Maison de Jacob (Phébus) et Anne Matalon pour Conférence au Club des Intimes (Phébus).

2003 : Angel Wagenstein pour Abraham le Poivrot (L’Esprit des Péninsules).

2004 : Antonio Muñoz Molina pour Séfarade (Seuil). Mention spéciale du jury à Rosie Pinhas-Delpuech pour Suite byzantine (Bleu autour).

2005 : Caroline Bongrand pour L’Enfant du Bosphore (Robert Laffont).

2006 : Michèle Kahn pour Le Roman de Séville (Éditions du Rocher).

2007 : Moris Farhi pour Jeunes Turcs (Buchet-Chastel).

2008 : Jean-Pierre Gattégno pour Avec vue sur le Royaume (Actes Sud).

2009 : Richard Zimler pour Le Gardien de l’aube (Le Cherche-Midi).

2010 : Éliette Abécassis pour Sépharade (Albin Michel).

2011 : José Manuel Fajardo pour Mon nom est Jamaïca (Métailié).

2012 : Metin Arditi pour Le Turquetto (Actes Sud).

2013 : Ronit Matalon pour Le Bruit de nos pas (Stock). Prix spécial d’encouragement à Janine Gerson pour Bella. Itinéraire mémoriel (Édilivre).

2014 : Rosie Pinhas-Delpuech pour l’ensemble de son œuvre.

2015 : Gabi Gleichmann pour L’Elixir de l’immortalité (Grasset).

Le Centre Alberto-Benveniste organise régulièrement des colloques réunissant des spécialistes autour d’un thème lié à l’histoire et à la culture du monde judéo-ibérique.

10Le centre Alberto-Benveniste

Les 22, 23 et 24 mars 2003, des « flâneries littéraires sépharades. Lisbonne, paris, istanbul… » ont été organisées à Paris. Fruit d’un partenariat du Centre avec divers organismes privés et publics (la Mairie de Paris, le Centre National du Livre, le Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, l’Université Stanford/Centre Taube pour les études juives, l’Institut Simon Dubnow de l’Université de Leipzig, la DAAD, la Fondation du Cinquième Centenaire, la Section des Sciences religieuses de l’EPHE, le Centre d’Histoire moderne et contemporaine des Juifs de l’EPHE, l’Association pour la Promotion des Études sur le Judaïsme d’Orient et des Balkans, la BRED Banque Populaire et l’Ambassade de Turquie à Paris), ces trois journées ont été marquées par les événements littéraires et scientifiques suivants : le 22 mars, à la Salle Olympe de Gouges, dans le XIe arrondissement de Paris, le public a pu rencontrer une douzaine d’écrivains français et étrangers ayant mis l’univers sépharade au centre de leur œuvre, et des extraits de leurs derniers romans ont été lus par l’actrice Judith Magre ; le 23 mars, à l’auditorium du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme, Pierre Arditi a lu des textes autobiographiques d’Elias Canetti ; le 24 mars, un colloque international sur l’histoire de la littérature sépharade, qui s’est tenu en Sorbonne, a réuni les meilleurs spécialistes français et étrangers. Les actes de ce colloque ont paru sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Les Sépharades en littérature. Un parcours millénaire, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2005.

Les 22 et 23 novembre 2007, un colloque international intitulé « itinéraires sépharades. complexité et diversité des identités », coorganisé par le Centre et par le Mediterranean Studies Forum de l’Université Stanford et avec le soutien de l’EPHE, a réuni en Sorbonne près d’une trentaine de chercheurs, seniors et juniors, français et étrangers. Les actes ont été publiés, sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2010.

Le 18 janvier 2011, à l’occasion de son dixième anniversaire et à la suite de sa dixième conférence (le 17 janvier), le Centre Alberto-Benveniste a organisé une journée exceptionnelle de colloque sur « Les Sépharades et l’europe ». Les actes en ont été publiés, sous la direction de Jean-Christophe Attias et sous le titre Les Sépharades et l’Europe. De Maïmonide à Spinoza, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, coll. « Cahiers Alberto-Benveniste », 2012.

Le 21 janvier 2013, un colloque international intitulé « Salonique. ville juive, ville ottomane, ville grecque » a été organisé par Esther Benbassa et Aron Rodrigue avec le soutien du Taube Center for Jewish Studies de l’Université Stanford (États-Unis), à l’occasion du centième anniversaire du rattachement de Salonique à la Grèce. Les actes de ce colloque ont été publiés sous la direction d’Esther Benbassa et sous le titre Salonique. Ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris, CNRS Éditions, coll. «Cahiers Alberto-Benveniste», 2014.

11Le centre Alberto-Benveniste

Le Centre Alberto-Benveniste assure enfin la tenue et l’enrichissement constants d’un fonds de documentation et d’une bibliothèque destinés à faciliter le travail des chercheurs et des étudiants.

Si cette vocation « sépharade » reste centrale, l’évolution naturelle du Centre ainsi que les intérêts propres de ses membres ont conduit à une extension et à une diversification de son champ d’intervention qui en font aujourd’hui une structure de recherche unique en Europe. Études sépharades proprement dites s’y combinent désormais, et depuis plusieurs années, aux études d’histoire socioculturelle du monde juif ainsi qu’aux études d’histoire comparée des minorités. À ce titre, le Centre est également régulièrement coorganisateur de colloques scientifiques et d’événements citoyens touchant à des thématiques larges (histoire socioculturelle des Juifs, histoire et sociologie comparées des minorités, études postcoloniales, etc.), donnant ordinairement lieu à publication.

L’activité éditoriale du Centre n’a cessé de se renforcer. Depuis 2006, le Centre a été à l’origine de plusieurs publications collectives, notamment parues dans la collection des «Cahiers Alberto-Benveniste», désormais accueillie par CNRS Éditions.

Les cahiers alberto-benveniste

- Hélène Guillon et Antoine Emmanuel (dir.), Constructions identitaires et représentations des minorités, Paris, Centre Alberto-Benveniste, 2006.

- Stéphanie Laithier et Hélène Guillon (dir.), L’Histoire et la Presse, Paris, Éditions Le Manuscrit, 2007.

- Stéphanie Laithier et Vincent Vilmain (dir.), L’Histoire des minorités est-elle une histoire marginale ?, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2008.

- Eva Touboul Tardieu, Séphardisme et Hispanité : L’Espagne à la recherche de son passé (1920-1936), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009.

- Esther Benbassa (dir.), Itinéraires sépharades. Complexité et diversité des identités, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2010.

- Esther Benbassa (dir.), Les Sépharades. Histoire et culture du Moyen Âge à nos jours, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011.

12Le centre Alberto-Benveniste

Le centre alberto-benveniste a noué, sur la longue durée, des liens solides et productifs avec divers partenaires étrangers tels, entre autres, le Département d’His-toire, le Taube Center for Jewish Studies et le Sephardic Studies Project de l’Université Stanford, New York University, la chaire « Alberto-Benveniste » d’études sépharades de l’Université de Lisbonne et le Centre d’études de l’Holocauste et des minorités religieuses d’Oslo.

Entre janvier 2009 et décembre 2011, le Centre Alberto-Benveniste a abrité le Groupe d’études transversales sur les mémoires (GETM). Ses activités (sémi-naires mensuels, journées d’études, colloques) ont été placées sous la responsabilité scientifique d’Esther Benbassa. Il a réuni des historiens, des anthropologues, des sociologues, des psychanalystes, des muséographes, des spécialistes en neuros-ciences, etc., pour analyser, dans une approche pluridisciplinaire, les phénomènes de mémoire aussi bien que d’oubli.

Les enseignements d’Esther Benbassa et Jean-Christophe Attias, les deux chevilles ouvrières du Centre, ont été distingués en 2008-2010 par la posen foundation (the center for cultural Judaism, états-unis), ce qui a intégré le Centre Alberto-Benveniste à une constellation prestigieuse d’universités (essentiellement nord-américaines, telles Harvard, UCLA, etc., et israéliennes) dévouant une part de leur activité à l’étude et à l’enseignement des dimensions séculières (secular) de l’his-toire et des cultures juives.

- Katherine E. Fleming, Juifs de Grèce (xixe-xxe siècle), trad. de l’américain par Bernard Frumer, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011.

- Colette Zytnicki, Les Juifs du Maghreb. Naissance d’une historiographie coloniale, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2011.

- Jean-Christophe Attias (dir.), Les Sépharades et l’Europe. De Maïmonide à Spinoza, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.

- Denis Vaugeois, Les Premiers Juifs d’Amérique (1760-1860). L’extraordinaire histoire de la famille Hart, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012.

- Hélène Guillon, Le Journal de Salonique. Un périodique juif dans l’Empire ottoman (1895-1911), Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2013.

- Esther Benbassa (dir.), Salonique. Ville juive, ville ottomane, ville grecque, Paris, CNRS Éditions, 2014.

- Esther Benbassa, Istanbul la Sépharade, Paris, CNRS Éditions, 2015.

13Le centre Alberto-Benveniste

Pour plus de renseignements : www.centrealbertobenveniste.org

directrice

• Esther Benbassa, directrice d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire d’histoire du judaïsme moderne

présidents d’honneur

• Monique Benveniste

• Serge Benveniste

conseil scientifique

• Jean-Christophe Attias, directeur d’études à l’École pratique des hautes études, titulaire de la chaire de pensée juive médiévale (vie-xviie siècle), directeur-adjoint du Centre

• Esther Benbassa

• Aron Rodrigue, professeur d’histoire et titulaire de la chaire Charles Michael en histoire et culture juives à l’Université Stanford.

• Sarah Abrevaya Stein, professeur à l’Université de Californie, Los Angeles, titulaire de la chaire Maurice-Amado d’études sépharades

• Yaron Tsur, professeur à l’Université de Tel-Aviv

assistante de production et d’édition1

• Audrey Guyonnet

adresse contactCentre Alberto-Benveniste Téléphone : 01 56 81 76 29EPHE Courriel : [email protected], rue Valette Site web : www.centrealbertobenveniste.org 75 005 Paris

1 Emploi-tremplin subventionné par la Région Île-de-France.

adMiniStration et renSeiGneMentS pratiqueS

Les manuscrits hébreux enluminés de sefarad

Miroirs de l’idendité judéo-ibérique

La péninsule Ibérique a gardé de nombreuses traces archéologiques d’une présence juive longue de plus de quinze siècles. Les hommes et leurs idées ont survécu grâce aux livres qui ont échappé à la destruction et réussi à traverser les siècles. Comme les Juifs sépharades forcés à l’exil ou à la conversion, les livres sont restés dans la Péninsule ou se sont dispersés avec leurs possesseurs. Aujourd’hui conservés dans les bibliothèques, ils témoignent d’un passé culturel riche et étendu à toutes les sciences. Pratiquement tous les livres sépharades qui nous sont parvenus proviennent des royaumes chrétiens mais transmettent aussi des œuvres écrites par les auteurs juifs ayant vécu en Al-Andalous. Ils sont, la plupart du temps, écrits en caractères hébreux même quand ils véhiculent des textes en arabe ou en romance. Moïse Maïmonide, un des plus réputés savants de son temps, né à Cordoue en 1138, a ainsi écrit la majeure partie de son œuvre en arabe et en caractères hébreux. À l’inverse, au xive siècle, Shem Tov de Carrion, un troubadour célèbre, dédicaça ses stances Proverbios morales, écrites en castillan et en caractères latins, au roi Pedro iv. Cet ouvrage a connu une certaine renommée puisque cinq copies du xve siècle ont été répertoriées à ce jour, toutes en castillan mais truffées d’hébraïsmes ! En 1422, le grand maître de l’Ordre de Calatrava, un des ordres militaires et religieux espagnols, passe commande, au rabbin Moïse Arragel de Guadalajara, d’une traduction de la bible hébraïque en romance de Castille. Elle devait être accompagnée de commentaires rabbiniques et d’enluminures. Cette œuvre, la Biblia de Alba, constitue aujourd’hui une source d’informations exceptionnelle aussi bien dans le domaine de l’exégèse et des sources rabbiniques que du répertoire iconographique sous-tendu par les sources littéraires juives et chrétiennes qui circulaient en Castille au xve siècle. Au même moment, en 1419, le fils du grand maître de l’ordre de Santiago, autre ordre militaire et religieux, commande la première

Sonia Fellous

Sonia Fellous16

traduction en langue vernaculaire du Guide des Égarés de Maïmonide, l’œuvre philosophique la plus importante du Moyen Âge, à Pedro de Toledo, un Juif converti. Cette traduction n’est qu’un abrégé du Guide mais elle est décorée de bordures florales et végétales et de lettres initiales ornées. Vers le milieu du siècle, c’est le Livre du Kuzari de Judah Halévi qui nous parvient dans un manuscrit lacunaire ; aucun colophon, ni aucune autre mention ne donne le nom du scribe ou du traducteur ni celui du commanditaire. Mais il s’agit cette fois très probablement d’une traduction effectuée par un Juif et sans doute pour un Juif à cause du grand nombre de translittérations hébraïques laissées dans le texte castillan ; ce manuscrit, plus modeste, n’a pas été orné. Jusqu’à la fin du xve siècle, des œuvres admirables ont ainsi été produites ; certaines ont marqué leur temps par leur contenu, d’autres, par leur magnifique enluminure. C’est le cas de la Bible de Kennicott, exécutée à La Coruña, en 1476, et conservée à Oxford où elle constitue l’un des trésors de la Bibliothèque Bodléienne. Nombreux furent les traducteurs juifs, ou nouvellement convertis, qui produisirent des livres, parfois enluminés, pour des chrétiens. Ce fut le cas d’Abraham Crescas ou Cresques, cartographe à la cour de Juan ier d’Aragon, qui exécuta le célèbre Atlas catalan conservé à la Bibliothèque nationale de France. Si de nombreux manuscrits hébreux enluminés nous sont parvenus de la péninsule Ibérique, aucun d’entre eux ne provient de la période et de la zone sous domination arabe. L’origine de la production iconographique juive remonte à l’époque hellénistique puis romaine, mais les témoins qui nous sont parvenus sont tardifs. Ils datent des ixe-xiiie siècles en Orient et débutent au xiiie siècle en Europe, quand le métier d’enlumineur se laïcise. En effet, le développement des universités et le besoin de livres peu coûteux pour les étudiants favorisent l’expansion du métier de scribe qui sort des scriptoria. Alors que la transmission des textes non hébreux était supervisée et réglementée par les autorités institutionnelles (rois, princes, monastères, universités), l’élaboration et la distribution des livres hébreux ne sont guère soumises à un contrôle autoritaire. Grâce au système éducatif « égalitaire » des communautés juives, tous les hommes (et parfois même les femmes) pouvaient lire en théorie. Cet état de fait multiplie le nombre de possesseurs de livres et de ceux qui les écrivent pour eux-mêmes. Ainsi les copistes juifs, plus indépendants, déterminèrent-ils la forme de leurs ouvrages, leur taille, les mises en pages. Ils eurent une grande influence sur l’interprétation et la réception des textes par l’introduction de titres, de mots initiaux, de

Les manuscrits hébreux enluminés de sefarad17

décorations, d’illustrations, de diagrammes et tables des matières, entre autres. La volonté d’introduire la massorah (massore)1 dans le corpus biblique entre les viiie et ixe siècles a pu susciter le passage tardif du rouleau au codex. Les premiers codices de la Bible à nous être parvenus en sont ornés. En effet, cette innovation majeure dans le judaïsme s’est adaptée aux critères et au goût du moment pour l’art du livre ; elle se manifeste immédiatement dans les bibles par l’adoption d’une ornementation liminaire et marginale non figurative destinée à fixer la lecture du texte et en agrémenter la mise en page. Les objets de culte du Saint des Saints étaient recouverts d’or et étroitement associés à la représentation du sacré. Le texte biblique et les sources rabbiniques insistent sur l’association de valeurs esthétiques avec le rituel et l’espace sacré, établissant ainsi que l’art occupe une situation privilégiée dans le culte juif et le service du Temple en particulier. La façade du Temple et son mobilier peints à l’or font rapidement partie du répertoire iconographique de ces manuscrits juifs orientaux qui font du Livre le véhicule de la Présence divine.

Les débuts de l’ornementation du livre hébreu

Les manuscrits hébreux commandés par des Juifs pour l’usage synagogal, ou pour leur propre usage, étaient souvent enluminés car contrairement à une conception largement répandue, l’art était permis et pratiqué dans les juiveries médiévales, comme il l’était dans les synagogues antiques. L’injonction du second commandement d’Exode 20, 3 : « Tu ne te feras point d’idole, ni une image quelconque de ce qui est en haut dans le ciel, ou en bas sur la terre, ou dans les eaux au-dessous de la terre » n’a pas été strictement respectée au Moyen Âge ; l’interdit s’appliquait différemment en fonction du lieu et du temps. Ainsi, l’art du livre hébreu initié en Orient met-il particulièrement en valeur la calligraphie, rehaussée par des éléments décoratifs qui organisent et scandent le texte : cartouches dorés, palmettes et rosettes ; pleines pages réservées aux décors tapissants en tête et fin de livre ; agencement du mobilier du Temple. Leur décor est

1 La massore est un commentaire intrinsèquement lié au texte de la Bible ; il constitue un système de notes critiques sur la forme externe du texte biblique, visant à sa préservation exacte, non seulement dans l’orthographe des mots mais aussi dans sa vocalisation et son accentuation. Elle est en général disposée dans les marges horizontales du texte dans sa forme longue (massora magna) et à la verticale dans sa version brève (massora parva).

Sonia Fellous18

le plus souvent constitué de motifs végétaux ou géométriques. Les pages de garde semblent ainsi former une sorte d’écrin dans lequel le texte sacré est conservé. La décoration de ces bibles reflète souvent celles des corans. Toutefois, les artistes juifs y ont ajouté un répertoire constitué des sacra du judaïsme fixés depuis le iiie siècle. Les éléments les plus fréquents en sont le chandelier à sept branches, la façade et le mobilier du Temple. La plupart des écrits décorés qui nous parviennent de cette région sont des bibles, mais d’autres textes, de toutes sortes, peuvent contenir des symboles du judaïsme, menorah (chandelier), hexagramme2, portes symbolisant l’entrée du Temple, parfois exécutés par une main peu qualifiée. La décoration est conforme aux pratiques du milieu islamique. Les manuscrits hébreux orientaux ne tolèrent pas d’images figuratives ; ils se caractérisent par la disposition de la massore en lignes d’écriture micrographique ornementales.

La similitude dans la composition du programme iconographique, entre les bibles caraïtes3 de Fostat et les bibles hébraïques d’Espagne, indique que tous les éléments décoratifs présents dans l’enluminure juive ibérique furent assemblés dans les manuscrits hébreux orientaux entre le ixe et le xiie siècle. Les caraïtes, très actifs dans la Péninsule jusqu’au xiie siècle, ont peut-être introduit ces modèles qui se sont transmis aux artistes juifs. Les rabbanites du xiiie siècle – qui commençaient à accéder au métier d’enlumineur – s’en sont inspirés et les ont adaptés au style de l’Occident chrétien. Deux siècles plus tard, on les retrouve inscrits dans la Bible de Perpignan, alors Royaume de Majorque, décorée en 1299. Ce décor – en particulier le mobilier du Temple en pleine page, l’écriture et la massore en micrographie disposée en formes ornementales – devient dès lors, et jusqu’à l’avènement de l’imprimerie, l’élément majeur et spécifique de l’ornementation des bibles hébraïques.

2 Appelé également Magen David (bouclier de David), il s’agit de l’étoile à six branches qui est aujourd’hui l’un des symboles du judaïsme.

3 Secte dissidente du judaïsme après une scission survenue au viiie siècle après un conflit de succession. Les caraïtes se distinguent essentiellement du judaïsme rabbanite, c’est-à-dire « enseigné par les rabbins », par leur rejet de la loi orale représentée par le Talmud. Le nom Qara’im (« gens de la Bible ») se justifie par la tendance des caraïtes à se conformer exclusivement aux prescriptions scripturaires. La loi orale n’étant pas, selon eux, un code juridique mais un assemblage d’opinions divergentes.

Les manuscrits hébreux enluminés de sefarad19

Ces éléments, ou certains d’entre eux, sont disposés selon l’espace disponible et/ou le goût de l’artiste, et bien sûr, le désir du commanditaire. Seules les bibles ibériques portent cette empreinte ; les autres manuscrits enluminés à partir du xive siècle (haggadot [rituels pascals], manuscrits liturgiques, juridiques et scientifiques), répondent aux critères de l’art local contemporain et la figuration humaine y est largement présente. Du point de vue du style et du programme, les manuscrits hébreux suivent les mêmes procédés de fabrication, arborent le même style et les mêmes éléments décoratifs que les manuscrits locaux contemporains : bordures décoratives en début, milieu et fin de textes, usage de titres, de mots ou de lettres ornés. L’ornementation du manuscrit va du simple dessin de scribe à l’enluminure peinte. La production des manuscrits liturgiques, comme les haggadot, à usage privé, suit un développement similaire à celui des manuscrits chrétiens de ce type (Psautiers, Livres d’Heures). Peu d’enlumineurs juifs sont connus : Josué Ibn Gaon, en Castille, a signé la décoration de quelques bibles du début du xive siècle et est probablement le maître d’œuvre d’autres bibles qui ne portent pas sa signature. Les scribes des familles Crescas et Israël ont laissé des œuvres richement décorées, mais les artistes sont restés le plus souvent anonymes.

Mobilier du Temple peint à l’or, Bible, Perpignan,Bibliothèque nationale de France, Paris, hébreu 7, folios 12v et 13r, 1299.

 

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L’enluminure des manuscrits hébreux en occident chrétien

Le métier d’enlumineur, qui devient alors accessible aux artisans juifs, sonne le début d’une floraison de manuscrits hébreux enluminés qui ne sera interrompue que par l’Expulsion en péninsule Ibérique, puis, ailleurs, par le développement de l’imprimerie au xvie, voire au xviie siècle. Les thèmes et les programmes d’ornementation particuliers signalent les manuscrits exécutés pour des Juifs. Des artistes chrétiens exécutèrent l’enluminure de manuscrits hébreux, comme le peintre aragonais Ferrer Bassa et son fils Arnau qui œuvrent aussi à la cour du roi d’Aragon. Miniaturistes et peintres, ils sont particulièrement actifs à Saragosse et Barcelone entre 1324 et 1348, date de leur mort à Barcelone, de la Peste noire. Outre ceux en langue latine et vernaculaire, Ferrer et Arnau furent les enlumineurs de plusieurs manuscrits hébreux comme un Guide des Égarés de Maïmonide, copié à Barcelone en 1348 et conservé aujourd’hui à Copenhague. Ils participèrent à l’enluminure (ou l’influencèrent) de recueils de traités médicaux, copiés entre 1345 et 1348, sans doute aussi à Barcelone. L’un d’entre eux, rassemblant différents textes d’Hippocrate, Galien et Maïmonide, est entièrement écrit en caractères hébreux mais en langue arabe. Les quatre visages qui meublent la bordure ornementale de la page d’ouverture de l’Abrégé de l’Art de la Convalescence de Galien par Maïmonide (fol. 45v) sont respectivement coiffés de la couronne, d’un chapeau cardinalice, d’une mitre épiscopale et enfin d’un couvre-chef qui laisse la fonction du quatrième personnage dans l’ombre. Michel Garel propose leur identification à Pedro iv d’Aragon, dit le Cérémonieux (1319-1387), au cardinal-archevêque de Barcelone, Michael de Riçoma, et son co-adjuteur. Il identifie le dernier personnage comme le commanditaire de cette copie anonyme, le médecin du roi Pedro, Eléazar ben Moïse Ibn Ardut, ou son frère Joseph qui lui succéda à cette charge. Il apparait aujourd’hui que des artistes juifs ou conversos4 réalisèrent pour des chrétiens des œuvres à thèmes religieux, notamment des retables consacrés à des églises. On peut les suivre à la trace quand ils contiennent des inscriptions hébraïques. Abraham de Salinas, peintre à Saragosse, fut commissionné par la cathédrale de San Salvador pour peindre un retable sur la vie de la Vierge en 1393, deux ans après les émeutes de 1391. C’est aussi un orfèvre juif, Bonafos Abenxeu, qui fut engagé pour en faire l’encadrement.

4 Juifs convertis au christianisme en péninsule Ibérique.

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Juan de Levi et son oncle Guillen, fabricants de verre coloré et peint, furent les créateurs de portraits d’hommes de la noblesse ; Juan exécuta le retable destiné à la tombe des évêques de Tarazone, Pedro et Fernando Perez Calvillo ; il y en a vraisemblablement eu bien d’autres.

L’enluminure juive ibérique

L’enluminure juive espagnole et provençale atteint son apogée au xive siècle, mais disparaît presque après la destruction de nombreuses communautés juives durant les émeutes de 1391. Au xve siècle, une renaissance dans l’ouest de l’Espagne voit le développement de nouveaux courants artistiques dont le style et l’iconographie marient l’Orient et l’Occident. Les livres hébreux sont diffèrents des manuscrits latins par le sens de l’écriture qui génère le sens de lecture des images. Le déroulement des scènes narratives s’y développe, en effet, le plus souvent de droite à gauche. C’est ainsi que, dans un manuscrit hébreu, une image dont le sens de lecture va de gauche à droite peut indiquer la copie d’un modèle provenant d’un manuscrit en caractères latins et inversement. Les plus anciens manuscrits hébreux décorés comportent peu d’ornements dans ou autour du texte. Les pages décoratives sont placées au début et à la fin du manuscrit et, dans les bibles, avant les Prophètes, les Hagiographes et les Psaumes. Ces dernières s’ouvrent sur de nombreuses pages-tapis formées d’entrelacs symétriques et de formes géométriques qui reflètent encore l’influence islamique jusqu’à la fin du xve siècle. Comme nous l’avons dit plus haut, à partir du xiiie siècle et du début du xive siècle, la seule illustration de ces bibles est constituée du mobilier du Temple. Cependant, les ouvrages destinés à un usage privé ne subissant pas les mêmes restrictions que les bibles, les rituels de la Pâque produits entre les xiiie et xve siècles offrent un répertoire d’images plus large, qui a pu parfois servir de modèle à des œuvres non juives. C’est le cas du Jubé de la cathédrale de Tolède dont les reliefs de la fin du xive siècle ont peut-être pris pour modèle des miniatures de la Haggadah de Sarajevo peintes dans les premières décades du xive siècle.

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La chaine de transmission iconographique

La production des manuscrits liturgiques, comme les haggadot, suit un développement similaire à celui des manuscrits chrétiens de ce type, à la même époque. Le développement des villes, des universités et d’une classe moyenne en accrut la demande. Des individus nantis commandèrent des manuscrits de petit format, faciles à transporter et très abondamment enluminés. Les scribes utilisent les mêmes instruments d’écriture et les artistes baignent dans le même contexte culturel. Néanmoins des différences distinguent les œuvres juives des œuvres chrétiennes, non seulement par leur enluminure, mais aussi par leur ornementation. C’est le mot initial entier, souvent intégré dans un panneau décoratif, qui était peint ou historié, et non la lettre initiale comme dans les manuscrits latins. Décorer l’ensemble des lettres du premier mot d’un livre, au lieu de la seule initiale, peut tenir au fait que l’écriture hébraïque ne connait pas les majuscules. Cependant, les scribes juifs rivalisent de créativité et jouent en permanence avec les modules des lettres qu’ils articulent à l’envi. Ils auraient pu orner l’initiale seule en l’inscrivant dans de plus grandes dimensions et, certaines fois, plutôt dans l’ère achkénaze, des scribes l’ont fait. Il nous semble que la culture hébraïque privilégie le sens à la forme, la décoration du mot entier au lieu de la lettre seule, ce qui pourrait être la raison de ce choix iconographique. Mais en tout état de cause, il n’existe pas d’initiales historiées dans les manuscrits hébreux. Le texte est rehaussé de toutes sortes d’éléments décoratifs qui indiquent sa structure et sa hiérarchie : début, fin, milieu ; début de livre, de chapitre ; passages poétiques, lectures synagogales, numérotation des Psaumes, etc. Les colophons rabbiniques, qui indiquent le nombre des versets à la fin des livres bibliques, sont propres aux bibles hébraïques et sont aussi objets de décoration. Seule la représentation anthropomorphique de Dieu a été strictement prohibée dans tous les centres artistiques juifs du Moyen Âge. En Occident chrétien, la présence divine, lorsqu’elle est évoquée, se réduit le plus souvent à la représentation d’une main ou de rayons émergeant d’une nuée. Ce trait, ainsi que l’usage de la micrographie, devient la spécificité juive de l’ornementation du livre hébreu.

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La micrographie

Les textes massorétiques sont généralement disposés sur deux et trois lignes, dans les marges supérieures et inférieures. Ils sont aussi insérés dans les marges verticales dans une forme plus compacte, appelée massora parva. Toujours inscrits en lettres de plus petits modules que le texte de la bible, ils deviennent micrographiques dans les manuscrits plus tardifs quand la lecture est fixée et la tradition de Tibériade imposée. Les scribes de la massore, ou massorètes, n’étaient pas toujours ceux du texte biblique, systématiquement inscrit en écriture carrée ; ils signèrent même parfois leurs œuvres. Son introduction dans les codices a eu des conséquences sur la lecture du texte biblique et sa division en péricopes (parashah). Ce dispositif, marqué par des signes et la mise en place d’une notation, donne une articulation visuelle immédiate au texte biblique, entraînant la transformation de la mise en page. L’ornementation par la massore ouvre aux artistes-scribes un champ où leur imaginaire se livre à la création de formes abstraites, géométriques, florales, zoomorphes ou hybrides voire anthropomorphes, proches ou non du texte. Sa disposition pouvait atteindre des sommets de raffinement. Les massorètes ont consacré leur art à l’élaboration d’un décor original encadrant le texte biblique qui ne souffrait aucune distorsion. Cette pratique permet de dire que la lecture – désormais impossible – de la massore n’était plus le but de sa copie. Le décor, varié d’une page à l’autre, rehaussait le texte biblique et faisait partie intégrante de sa mise en page. Aux yeux des lecteurs, ces œuvres sacrées devenaient aussi précieuses pour leur beauté que l’avait été le Temple de Jérusalem en son temps.

Les ateliers de la péninsule ibérique, xiiie - xve siècles

Les bibles d’apparat

La mise en page du texte biblique dépend de la taille du volume ; il est généralement disposé en deux, parfois trois colonnes, selon son format. Les bibles décorées portent des colophons et dédicaces souvent placés dans un décor micrographique de formes diverses : un hexagramme, une architec-ture monumentale – rappelant la façade du Temple – ou des formes géomé-triques complexes et entremêlées les unes aux autres. Les textes poétiques,

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comme le Cantique de Moïse (Exode 15), sont mis en page conformément à la tradition du rouleau, en colonnes imbriquées, qui alternent lignes longues et lignes brèves. Dans les codices, ces textes peuvent être mis en exergue par un encadrement de bordures géométriques ou végétales, les mettant en valeur.

L’empreinte de Tolède

Les plus anciens manuscrits hébreux produits dans les royaumes reconquis de la péninsule Ibérique proviennent de Castille. Manuscrits bibliques dans leur grande majorité, célèbres par l’exactitude et l’excellence de leurs textes, ces codices comportent peu d’ornements. Leur décoration est limitée à celle des textes annexes : traités massorétiques en tête de volumes, apparat textuel écrit en figures ornementales dans les marges. Quelques signes rehaussés de traits fleuronnés marquent les grandes divisions du texte biblique. L’élégance de la mise en page est la qualité principale de cette décoration. C’est à Tolède qu’est attesté le premier lieu de production des manuscrits hébreux enluminés. Elle est marquée par l’empreinte orientale et la production de bibles de grand format. Un seul manuscrit se distingue : une bible en trois volumes répartis entre Saint-Pétersbourg et Marseille. Produite au milieu du xiiie siècle, elle contient neuf pages-tapis à décor floral et végétal, placées au début et à la fin des volumes, une page-tapis à entrelacs formés de lignes de micrographie avec remplissage de couleurs, deux frontispices composés d’un verset biblique écrit en lettres ornementales dans un encadrement d’entrelacs géométriques tracés en lignes de micrographie. Des encadrements de listes massorétiques en écriture ornementale viennent ouvrir et fermer les volumes. Des fleurons à l’encre rehaussent les indications du « milieu du livre ». Ces trois volumes sont les témoins les plus précieux du début de l’art du livre hébreu en Espagne. Bien que le nom de Tolède n’apparaisse pas dans leurs manuscrits, la famille de scribes Israël, signataire de plusieurs bibles enluminées, y est connue par des documents d’archives ; une épitaphe du xiiie siècle, retrouvée à Tolède, mentionne le « scribe Israël ». Six codices portent leur nom entre 1222 et 1277 ; ils sont signés : Israël ben Israël ben Israël en 1222 ; Israël en 1232 ; Haïm ben Israël en 1272 et 1277 et, enfin, Isaac ben Israël, l’artiste-copiste de la fameuse bible conservée à Marseille. Les scribes Israël sont

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renommés pour la qualité de leurs copies ; leur contribution est peut-être encore plus précieuse concernant la tradition ornementale. Leurs bibles sont rehaussées de pages-tapis à l’orientale, à motifs floraux et végétaux et portent les signes de péricopes. Ainsi, c’est vers le milieu du xiiie siècle que cette division apparait dans les textes à l’instigation des scribes tolédans. Leurs bibles contiennent aussi des bordures ornementales exécutées en micrographie qui occupent parfois des pleines pages. La composition très rare des cahiers en ternion est également un signe distinctif des manuscrits produits en Castille. L’écriture du scribe, purement sépharade, alliée au style du décor oriental devient le trait caractéristique de la production des premières bibles hébraïques enluminées. Sous le règne d’Alphonse le Sage, Tolède est la capitale intellectuelle de la Castille ; elle abritait une célèbre école de traducteurs qui faisait de cette ville le point de convergence des érudits et des documents de toute provenance. Elle fut un relais de transmission important de la culture juive d’Orient vers l’Occident. C’est aussi à Tolède que la représentation symbolique du Temple de Jérusalem est reprise et remaniée à partir des modèles orientaux, eux-mêmes véhiculant une tradition antique. Le tracé du plan ou du portail devient une image des objets du culte et du mobilier du sanctuaire, détachée de tout contexte spatial, ce qui n’était pas inscrit dans la tradition iconographique des bibles orientales. Le plus souvent disposés sur deux pages en regard, les objets, en or verni, sont répartis en compartiments géométriques et placés sur un fond laissé en réserve, dans une pureté de forme et de couleur. La fonction de cette image est d’évoquer le centre spirituel de jadis. Une bible suivant le même modèle est exécutée à Burgos, en 1260 ; elle illustre une première tentative de décoration de signes de péricopes. La première bible préfacée des objets du Temple est exécutée à Tolède en 1277 par Haïm ben Israël. L’exemple technique le plus parfait fut réalisé en 1299 à Perpignan, alors Royaume de Majorque. Deux peintures en regard exposent le mobilier du Sanctuaire et les accessoires du culte, en or sur fond parchemin. Vingt-et-une pages à arcatures intègrent les textes massorétiques ; elle offre deux pages-tapis : l’une à motifs géométriques, des losanges ornés de disques rouge et bleu en leur centre, l’autre portant une rosace en micrographie meublée d’un hexagramme. Des fleurs stylisées, des grotesques et des figures zoomorphes tracées au trait, à l’encre rouge, signalent le début des péricopes : cinq illustrent le texte (grappe avec deux figues rapportées par

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les Hébreux de Canaan ; grotesques sonnant le shofar5, une main tenant une lance) ; la massora magna est disposée en formes ornementales élaborant des figures géométriques, une seconde rosace est meublée d’un hexagramme, d’ornements abstraits identiques sur les pages en regard à la jonction des cahiers, et variés de cahier en cahier, sans doute pour servir de repères lors de l’assemblage du manuscrit. Le manuscrit de Perpignan reprend le modèle tolédan de 1277, dans une technique plus affinée. Les pages à arcades, arrangement qui imite celui des tableaux synoptiques des Evangéliaires latins et qui n’apparaît pas dans les manuscrits de Castille du xiiie siècle, montrent l’influence de l’art gothique local contemporain dans le style des ornements.

Les innovations des xive - xve siècles

Entre le milieu du xive et la fin du xve siècle, l’ornementation des bibles d’apparat subit quelques innovations, tout en suivant le même programme iconographique dans les grandes lignes. Elle inclut dorénavant des peintures ornementales à l’intérieur du texte. Elles restent non figuratives pour la plupart mais tolèrent la représentation d’hybrides. Les arcatures gothiques servent de cadre à l’agencement des listes massorétiques. Elles marquent aussi la fin de la domination arabo-islamique et le début de l’influence culturelle des royaumes chrétiens qui reprennent peu à peu le pouvoir sur l’Islam. La décoration des signes de péricopes s’amplifie et se développe en ornements floraux qui prolifèrent dans les marges. Les mots initiaux sont souvent appliqués en lettres d’or et un changement de style et de teneur est perceptible concernant la composition symbolique des objets du culte. Leur disposition est la même ainsi que l’or dominant, mais ils sont maintenant placés sur des fonds quadrillés aux couleurs rouge et bleu alternées ; c’est la marque du style gothique parisien dont l’influence est prépondérante dans la production artistique du xive siècle du nord de la Péninsule. Les artisans de Barcelone, chargés de l’exécution des manuscrits hébreux, étaient en rapport étroit avec des ateliers produisant des manuscrits latins ou avaient une bonne connaissance des courants artistiques à la mode.

5 Corne de bélier utilisée comme instrument de musique à vent dans le rituel juif depuis l’Antiquité. On l’utilisait au Temple de Jérusalem et aujourd’hui à la synagogue notamment lors des fêtes de Rosh Ha-Shanah (Nouvel An) et Yom Kippour (jour de l’Expiation, ou plus communément jour du Grand Pardon). Il est aussi représenté avec le mobilier du Temple depuis l’Antiquité comme symbole eschatologique.

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On peut aussi envisager que des artistes juifs, exilés de France en 1306, aient œuvré en Catalogne et à Barcelone, important avec eux leurs techniques et leurs traditions iconographiques. Ce fut peut-être, entre autres, le cas de la Bible du Duc de Sussex qui porte cette empreinte.

Un élément nouveau apparaît dans la représentation du mobilier du Temple : l’olivier de la vision de Zacharie (14, 3-4) ; « Alors l’Éternel s’en viendra guerroyer contre ces peuples, comme jadis il guerroya au jour de la rencontre. Ce jour-là, ses pieds se poseront sur la montagne des Oliviers qui est en avant de Jérusalem ». Sa signification eschatologique6 est sous-tendue par les commentaires médiévaux de Rashi et de Maïmonide ; l’association de l’olivier au Sanctuaire évoque non plus le Temple du passé mais celui de l’époque messianique. Cette image n’est donc plus celle, historique, du Temple de Salomon détruit, mais celle de l’attente de l’avènement messianique d’une communauté fragilisée qui aspire au retour à Sion. Cette métamorphose peut être liée à l’actualité politique et aux pressions plus fortes qu’exerce l’église contre les Juifs. En effet, en 1240,

6 Étude des fins dernières de l’homme et du monde, de la résurrection et du Jugement dernier.

Bible du Duc de Sussex, British Library, Londres, MS 15250, folios 3v et 4r.

 

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la dispute de Paris contre le Talmud, qui voulait dénoncer les hérésies qu’il contenait contre le Christ, avait créé un précédent. Elle aboutit au brûlement de tous les exemplaires du Talmud saisis dans le Royaume de France en place de grève. Probablement sous l’influence des ordres mendiants français, on organisa, en 1263, une dispute à Barcelone autour du thème de la venue du messie et sa nature. Initiée par le catalan Raymond de Penafort, un frère prêcheur dominicain, elle se déroula en présence de Jaime ier d’Aragon. Elle oppose Moïse ben Nahman de Gérone (Nahmanide) au dominicain Pablo Christiani, un Juif converti. Cette dispute qui contraignit Nahmanide à quitter le pays pour s’installer en Terre sainte, créa un climat d’insécurité qui influença sans aucun doute l’émergence de programme iconographique à portée eschatologique. Ainsi le petit olivier, symbole de l’avènement messianique, figure-t-il de plus en plus souvent parmi le mobilier du Temple, comme dans la Bible de Foa, conservée à Paris à la Compagnie des Pères de Saint Sulpice ou celle de Rashba, de l’ancienne collection Sassoon, enluminée à Cervera en 1383, et celle du Duc de Sussex, conservées à Londres.

La Bible de Cervera, datée de 1300, montre bien ces nouveaux développements dans le décor des bibles. Les illustrations de texte jouent un rôle plus significatif, de même que les images en pleine page comme celle de la menorah placée entre deux oliviers de bien plus grandes dimensions (vision de Zacharie 4, 2-3). L’ornement principal du texte est constitué par les aires à décor filigrané qui entourent les lettres d’or du mot initial. Le texte des grandes bibles écrit avec soin reste décoré de motifs abstraits rappelant encore ceux des bibles orientales.

La marque de Josué Ibn Gaon

Sous l’impulsion de Josué Ibn Gaon, le programme iconographique s’enrichit sensiblement. Deux œuvres majeures, exécutées au début du xive siècle en Navarre et Aragon, témoignent de l’adoption progressive

Bible de Cervera, Bibliothèque nationale de Lisbonne, ms 72, folio 316v.

 

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des normes de la culture ambiante par les artistes juifs. Josué Ibn Gaon travailla surtout à Soria et à Tudèle. Il est le copiste de plusieurs bibles, et probablement le maître d’un atelier. Il semble aussi avoir pris pour modèle des manuscrits latins dont il copie l’organisation du décor. Il ajoute dans le programme traditionnel des bibles hébraïques, en tête de manuscrit et en pleine page, des calendriers et des tables de comput inscrits dans des colonnes à arcatures gothiques, ou placés sur des cercles mobiles ornés de motifs zoomorphes et d’hybrides. Les modèles ayant servi à la représentation des motifs architecturaux sont repris des édifices de Tudèle dont la double influence mozarabe et gothique se reflète dans les manuscrits. La massore disposée en formes ornementales dans la marge est parfois rehaussée de couleurs. Les signes illustrant le texte sont plus nombreux. Josué Ibn Gaon apporte une autre innovation iconographique en introduisant des illustrations du mobilier cultuel dans les marges du texte biblique qui les mentionne. En général de petite dimension, ils sont placés en regard de leur description. Ainsi, arche d’alliance, menorah ou calice sont-ils peints et souvent rehaussés d’or dans les marges du texte concerné.

Signes plutôt que véritables illustrations, modestes quant aux dimensions et à la technique, cette innovation marque néanmoins un pas décisif vers l’affranchissement des interdits anciens. Ces initiatives illustrent

Bible de Josué Ibn Gaon, Tudèle, Bibliothèque nationale de France, Paris, hébreu 20, folios 54r et 129r, 1300.

   

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bien l’évolution de la peinture du livre hébreu vers une plus grande liberté comme le montre l’image d’un prêtre coiffé de la tiare insérée dans les marges d’une bible castillane du xve siècle. Josué Ibn Gaon apporte un soin particulier à la disposition de la massore ; il forme des entrelacs géométriques qui se développent parfois autour du texte comme une dentelle et donnent à sa mise en page une élégance et un raffinement qui distinguent ses œuvres des autres. Dans la bible connue sous l’appellation Kennicott 2, conservée à la Bibliothèque Bodléienne, la composition désormais traditionnelle de la présentation du mobilier du Temple est remplacée par un tracé graphique du sanctuaire, tel qu’il est décrit dans la Mishnah7 et le commentaire de Maïmonide. Ainsi l’art des bibles hébraïques s’éloigne-t-il sensiblement, au tournant du xive et jusqu’à la fin du xve siècle, de son modèle oriental originel, au contact de l’art des manuscrits latins. Il garde néanmoins ces spécificités toutes juives. Les manuscrits de Catalogne, xive siècle

Les manuscrits du nord de l’Espagne sont en relation avec la Provence dont les œuvres, qui sont les plus anciennes, sont influencées par les écoles du nord de la France. Leurs caractéristiques sont la production de bibles de grand format aux ornements filigranés et dont la décoration florale, formée d’élégants entrelacs ondulés, rappelle les arabesques mauresques. Ce sont des œuvres de style mudéjar – c’est-à-dire arabe sous domination chrétienne – qui vont perdurer dans toutes les aires espagnoles jusqu’au xve siècle. À ces éléments traditionnels s’ajoutent parfois ceux empruntés à l’art local et à l’architecture environnante ; d’autres sont empruntés au nord de la France. Les peintures des deux haggadot les plus connues, la Haggadah de Sarajevo et la Haggadah d’Or, en attestent : utilisation de

7 Première compilation exhaustive de la loi orale rédigée au début du iiie siècle. Elle est divisée en six ordres qui règlementent tous les aspects de la vie juive (Semences, Fêtes, Femmes, Dommages, Choses sacrées, Puretés).

Prêtre coiffé de la tiare, Bible, Bibliothèque nationale de France, Paris,

hébreu 29, folio 119r, xve siècle.

 

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couleurs alternées dans les panneaux à fonds quadrillés ; figures élégantes et allongées, presque maniéristes, dans le style des Ivoires, très à la mode dans l’art gothique parisien. Entre les années 1330-1380, la peinture du livre hébreu a atteint sa pleine maturité en Catalogne. Les œuvres les plus remarquables appartien-nent à la sphère de rayonnement de l’atelier du maître d’un retable de la vie de Saint Marc de la cathédrale de Manresa, identifié comme étant l’œuvre du peintre Ferrer Bassa. Les peintures du recueil de textes médicaux conservé à Paris en proviennent peut-être directement. Les ornements floraux d’un autre manuscrit, plus tardif, la Bible de Foa, montrent que l’influence de ce courant s’est prolongée jusqu’aux années 1380-90. Les bibles de grand for-mat, particulièrement nombreuses pendant cette période, témoignent d’un remarquable affinement de la technique que la mise en page élaborée des ornements en micrographie contribue à mettre pleinement en valeur. La composition symbolique du mobilier du Sanctuaire fait toujours partie du répertoire. Elle s’est enrichie d’éléments nouveaux, la mise en page est plus variée et le style s’est progressivement ajusté aux normes de l’art gothique contemporain.

Dans d’autres lieux comme Cervera, en Catalogne, Soria, en Castille et Tudèle en Navarre, l’ornement principal des manuscrits du début du xive siècle est constitué des aires à décor filigrané qui entourent les lettres en or mat du mot initial.

Sassoon Haggadah, Musée d’Israël, folios 49v et 69r.

   

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Le Royaume de Majorque et la Catalogne sont plutôt imprégnés de l’influence italienne à cause de leur proximité géographique avec les États du Pape ; leur production se caractérise par l’utilisation de couleurs plus sombres, un modelé de style byzantin, des motifs végétaux aux feuilles charnues. Le style français prévaudra jusqu’au milieu du xive siècle ; l’influence italienne pénètre en Castille un siècle plus tard, notamment dans l’usage de lettres zoomorphes et anthropomorphes. Au xve siècle, les centres de production se sont déplacés à Séville ; les manuscrits hébreux se distinguent par une ornementation particulièrement ouvragée de la micrographie, la multiplication des pages ornées d’arcatures et les bordures délicates et très précisément peintes.

L’empreinte de Barcelone

Au xive siècle, Barcelone est le centre culturel du judaïsme et l’un des hauts lieux, avec Majorque, de la collaboration scientifique entre Juifs et chrétiens. L’activité astronomique est menée par deux chrétiens et un Juif qui travaillent sous le patronage du roi Pedro iv. Des artistes juifs œuvrent au service du roi d’Aragon ou à proximité de la Cour en contact avec des ateliers ou des peintres chrétiens. De superbes cartes, richement décorées, sont produites aux xive et xve siècles dans les ateliers de Majorque ou de Barcelone. Abraham Crescas est le cartographe de Juan ier d’Aragon (1350-1396), qui succède à Pedro iv en 1387. Il crée l’Atlas catalan vers 1375-1377 qui fut offert par Juan ier au roi de France et qui entre dans la collection royale de Charles v en 13808. Abraham est né dans une famille de scribes juifs originaire de Majorque. Son fils Judah, s’installe à Barcelone où il devient Magister Cartarum Navigandi à la cour de Juan ier. Il pourrait être de la même famille qu’Elisha Crescas le scribe qui a signé la magnifique Bible dite de Farhi, également exécutée à Barcelone entre 1366 et 1382. Vers le milieu du xive siècle, le langage pictural des manuscrits hébreux s’affine et se diversifie sous l’influence de l’art ambiant au point de faire appel à des artistes chrétiens. Ainsi, c’est Isaac Hijo Caro qui a signé la

8 Cette œuvre exceptionnelle combine cosmographie, géographie et imaginaire. Elle est consti-tuée de six feuillets de parchemin collés sur des supports en bois, reliés entre eux à l’origine pour former un rectangle total de 64 x 300 cm. L’Atlas évoque, au-delà du monde occidental bien réel, les immenses régions de l’Orient et le monde des épices, des soieries et des richesses décrites par Marco Polo.

Les manuscrits hébreux enluminés de sefarad33

copie d’un manuscrit du Guide des Égarés de Maïmonide en 1348. Mais son enluminure a été confiée à un atelier qui produisait des manuscrits pour des chrétiens comme le prouve l’affinité dans le style et la peinture des œuvres qui en proviennent et qui signalent la main de Ferrer Bassa et de son fils Arnau.

Les autres manuscrits enluminés (Languedoc et Provence)

Au xiiie siècle, le Languedoc appartient au royaume de Majorque et donc à l’aire culturelle espagnole. Les manuscrits hébreux de cette région sont marqués par une écriture, des procédés de fabrication et d’ornementation de style sépharade. Les compositions et les motifs employés dérivent de ceux des manuscrits de Castille, et se manifestent surtout dans la décoration des bibles, dont une seule est conservée en France.

Atlas catalan d’Abraham Cresques, Bibliothèque nationale de France, Paris, ESP. 30 (détails : parchemins 1 et 2), vers 1375-1377.

Haggadah, Languedoc, Bibliothèque nationale de France, Paris, Hébreu 654, folio 35v, vers 1280-1290.

 

 

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Par ailleurs, un groupe de rituels de petit format constitue un produit typique des centres languedociens. Ils sont ornés de lettres zoomorphes, dans une exécution souvent assez fruste et dans une conception un peu simplifiée, qui rappellent celles des manuscrits wisigothiques du xie siècle. Les critères matériels et stylistiques invitent à rattacher ces rituels aux manuscrits sépharades mais quelques éléments linguistiques, notamment des termes en français translittéré, indiquent qu’ils proviennent d’une région limitrophe de la France. Parmi les manuscrits provençaux qui nous sont parvenus, nombreux sont les ouvrages savants et scientifiques : traités de chirurgie et de médecine, œuvres philosophiques. Les diagrammes qu’ils renferment font souvent partie de la recension originelle du texte. Le décor à filigranes est habituellement le seul ornement de la page. Ils témoignent de l’intense activité scientifique qui s’y développait au xive siècle. D’autres ouvrages ont été richement ornés quand il s’agissait de commanditaires fortunés. C’est le cas des livres de prières – siddourim – souvent décorés de panneaux de mots initiaux inscrits en lettres d’or et de rinceaux filigranés sur fonds aux couleurs alternées. À part quelques objets stylisés et des lettres zoomorphes, il est rare d’y trouver un décor figuratif. Les petites scènes narratives sont de facture italienne dans les marges d’un rituel de Nîmes, dont l’écriture, le rite, ainsi que deux des illustrations dans le texte sont de style aragonais et exécutés dans le premier quart du xve siècle. Mais les peintures des marges furent sans doute ajoutées vers la fin du xve siècle à Naples – une des grandes destinations des Exilés de Sefarad – les armes des rois de Naples ont en effet été insérées à la reprise de la décoration. Ces petits rituels enluminés prolifèrent en monde chrétien, les Juifs suivent la mode. Mais d’autres manuscrits sont plus modestement décorés. Les ouvrages philosophiques, les traités du Talmud, de la Kabbale, d’astronomie ou de chirurgie pouvaient contenir des ornements filigranés, des figures, tables et diagrammes parfois tracés de manière assez frustre. Ils étaient destinés à des usages privés ou domestiques, à l’étude et l’enseignement, mais aussi à des commanditaires moins nantis. En effet, le coût du manuscrit était très élevé, il pouvait atteindre le revenu d’une famille durant un an. C’est la raison pour laquelle certains écrivirent et ornèrent leurs propres livres. La peinture figurative y est admise surtout dans les ouvrages médicaux et les haggadot. Ces ouvrages sont une source d’information importante

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concernant la circulation des textes, l’histoire des idées, des mentalités et donnent une idée assez exacte de l’état des connaissances scientifiques. Ainsi, le Livre des Manipulations (Kitab al-Tasrif liman ‘aqaza ‘an al-ta’lif) de Abu’l Qasim al-Zahwari, ou Aboulcassis, un des plus grands chirurgiens du monde musulman qui vécut en Al-Andalous (v. 940-1013) fut-il traduit en hébreu par Shem Tov ben Isaac de Tortose sous le titre Sefer ha-Shimush. Une copie provençale du xive siècle de ce traité sur les instruments de chirurgie est accompagnée de leur représentation tracée par le scribe ; plus de 250 instruments décrits dans le texte sont reproduits tels qu’ils ont été peints dans les versions arabes et latines. Un autre recueil de traités médicaux, traduit en hébreu à partir de l’arabe et du latin, contient une représentation de la structure de l’œil, avec une projection en coupe tracée à la plume, et surtout « l’homme zodiacal » qui illustre les correspondances des membres du corps humain et des signes du zodiaque. La figure du manuscrit hébreu – connue et copiée sur des manuscrits latins – est assez singulière en ce qu’elle illustre ici le seul « homme zodiacal » circoncis ! D’autres ouvrages sont ornés de figures humaines, notamment des traités de gynécologie. Mais, en péninsule Ibérique, le seul ouvrage qui contienne de véritables cycles bibliques que l’on puisse comparer à la production des manuscrits latins contemporains est la haggadah. Son programme iconographique renoue avec la tradition antique juive dont le seul témoin qui nous soit parvenu est celui de la salle de prière de la synagogue

« L’homme zodiacal » dans un recueil de traités de médecine, Provence xive-xve siècle,

Bibliothèque nationale de France, Paris, ms hébreu 1181.

 

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de Doura Europos (vers les années 250). La multiplication des images dans le rituel de la Pâque sépharade met un terme à plus de 1 000 ans de quasi silence « iconographique-narratif » en monde juif !

L’enluminure figurative et narrative

Le texte de la haggadah subit de multiples révisions pendant le Moyen Âge et s’est cristallisé au xiiie siècle en formant un livre séparé du siddour. Il devient alors un livre autonome, suivant en cela le goût du temps ; il enchevêtre texte biblique, liturgie et sources rabbiniques (midrash). Devenue très populaire au cours des xiiie et xive siècles, la haggadah contient le répertoire le plus riche de tous les manuscrits hébreux. Il est aussi le plus original, son programme iconographique couvrant quatre catégories de thèmes : textuel, rituel, biblique, eschatologique. Les scènes de la Bible y sont représentées sans aucune censure ; seule l’image de Dieu est contournée et remplacée par une main ou des rayons. Les haggadot sépharades se distinguent de celles produites en région achkénaze et en Italie par l’organisation de leur décor. Les haggadot achkénazes et italiennes introduisent les scènes bibliques et rituelles en vis-à-vis dans les marges, autour du texte y référant. Celles de la péninsule Ibérique placent les épisodes bibliques sur des feuillets placés en tête et/ou en fin de manuscrit et presque jamais dans le corps du texte ; les scènes sont souvent disposées en deux, trois ou quatre panneaux par folio, certaines comme le don de la Torah au Sinaï occupant parfois une pleine page. Le texte est orné d’illustrations représentant le rituel de la fête, qui explicitent les allusions didactiques du texte, et les sources rabbiniques (recherche du levain, préparation de la matsah9, dîner du seder10, le maror11, les quatre fils, Rabban Gamaliel...) ; certaines peuvent varier d’une haggadah à l’autre, d’autres sont constantes. Des mots initiaux insérés dans des panneaux décorés ou des lettres zoomorphes rehaussent les structures du texte. Les artistes semblent jouir d’une grande liberté,

9 Galette de pain azyme. Il s’agit d’un pain sans levain que les Juifs consomment lors de la fête de Pâque.

10 Rituel inaugurant le début de la Pâque juive. Il se déroule durant deux soirs consécutifs en dehors de la Terre d’Israël — et un seul soir en Terre Israël — à la maison autour d’une table dressée de mets symboliques et est suivi d’un repas traditionnel où ne sera consommée aucune nourriture à base d’ingrédients levés.

11 Herbes amères. Il s’agit de l’un des mets symboliques consommé lors du repas de la Pâque juive et évoquant l’amertume de la servitude en Egypte.

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encouragée par la compétition, dans un contexte tout à fait propice à la créativité : développement des universités, du commerce en général et du commerce du livre et de ses techniques en particulier (papier, encre, couleurs or), innovations stylistiques sous l’impulsion de l’art gothique. Ces procédés qui parviennent aux laïcs favorisent l’éclosion et la popularité des manuscrits imagés qui sont dorénavant commandés par des personnes privées et non plus seulement par des institutions. La plupart des haggadot conservées datent de la seconde moitié du xive siècle. La peinture juive espagnole y est marquée par l’héritage mauresque et subit aussi l’influence des styles français et italien très à la mode. Ces trois courants ont déterminé (dans des proportions variables) le style des haggadot. Parmi les plus abondamment illustrées, la Haggadah de Sarajevo , la Haggadah d’Or et la Haggadah catalane proviennent sans doute de Barcelone et datent des premières décennies du xive siècle. La Haggadah d’Or est l’un des plus anciens rituels du xive siècle. Son nom lui vient des fonds dorés sur lesquels se détachent les magnifiques miniatures qui ornent les pages d’ouverture du manuscrit. Elle est un chef-d’œuvre de l’enluminure du moment. Le manuscrit provient d’un atelier cata-lan où l’influence française est prédominante au premier quart du xive siècle. Son iconographie, de style gothique, se compose de quatorze miniatures re-groupées à la tête du manuscrit, comme dans la Haggadah de Sarajevo et toutes les haggadot de la péninsule Ibérique. Le cycle biblique est le plus riche en matériel midrashique de tous les manuscrits enluminés qui nous sont parvenus.

Cycle de Moïse dans la Haggadah d’Or, British Library, Londres, Add. ms 27210, folios 10v et 11r, xive siècle.

 

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L’illustration montre de nombreuses affinités avec une bible historiée de France et les psautiers français contemporains. Elle est exécutée par plusieurs artistes dont l’un se distingue par les traits caractéristiques de l’École de Paris, peut-être un artiste originaire de France. Barcelone était, en effet, devenu l’asile des exilés juifs français de 1306. L’agencement du programme iconographique est plutôt constant : enluminure biblique suivi edu texte orné de mots initiaux enluminés, de bordures florales et marginalia et enfin, scènes de rituel. Les scènes bibliques sont disposées en quatre compartiments par page, celles relatives au rituel ornent le texte. Les miniatures dépeignent des épisodes de la Genèse et de l’Exode ; la première scène étant celle d’Adam nommant les animaux, la dernière, celle du chant de Myriam après le passage de la mer Rouge. Viennent ensuite des scènes sur les préparatifs de la Pâque. Le sens de lecture des peintures est celui de l’écriture hébraïque, de droite à gauche. L’étendue du cycle biblique placé en tête de ces manuscrits peut varier ; limité à l’Exode pour certaines, avec un choix de scènes et de style qui changent en fonction

Figures du fils sage (hakham), du mauvais fils (rasha) et panneaux de mots initiaux dorés placés sur fond plat, peints et réhaussés de rinceaux, Haggadah de Rylands, Catalogne, John

Rylands Library, Heb MS 6 folio 23r, xive siècle.

Haggadah de Sarajevo, Musée national, Sarajevo, folio 3v, xive siècle.  

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du choix du commanditaire et du coût de l’œuvre. Ainsi, la Haggadah de Sarajevo est de style italo-gothique, prévalant en Catalogne à cette époque et proche de celui du manuscrit des Chroniques de Jaime ii de 1343. Trois blasons y sont représentés ; ils permettent d’affirmer son origine aragonaise. Cette Haggadah est la plus complète de toutes celles que nous connaissons ; son illustration débute à la création du monde et se poursuit jusqu’à la mort de Moïse ; elle intègre aussi des scènes de la vie contemporaine. Trente-quatre miniatures sont rassemblées au début, hors texte ; les scènes en pleine page y alternent avec celles regroupées par deux ou quatre sur une même page, enserrées dans leur cadre. Le cycle biblique se clôture par le Don de la Torah et le Temple de Jérusalem, tous deux en pleine page ; il est suivi de scènes montrant les préparatifs de la Pâque et se termine par une autre pleine page qui illustre une scène de la vie juive contemporaine : des Juifs et leurs enfants quittant leur synagogue dont l’arche sainte ouverte laisse apparaitre trois rouleaux dressés, enveloppés dans leur manteau. La Haggadah catalane, quant à elle, porte deux miniatures par page, séparées horizontalement, et deux en pleine page. Elles décrivent des épisodes de la Genèse et de l’Exode commençant par la création d’Adam et se terminant par la danse de Myriam et de ses servantes. À la fin du manuscrit, trois miniatures illustrent les préparatifs de la fête de Pâque. Ces images sont très proches de celles de la Haggadah d’Or ; les mêmes modèles servirent probablement aux artistes des deux manuscrits. Celle-ci est néanmoins l’œuvre d’artistes moins qualifiés. L’iconographie du cycle biblique de ces manuscrits ressemble à celle des psautiers et des bibles latines de France et d’Espagne. Mais l’originalité des haggadot réside dans le nombre important d’éléments midrashiques insérés dans la narration biblique que l’on retrouve parfois dans certaines bibles latines.

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L’enluminure juive au xve siècle Vers la fin du xve siècle, les manuscrits luxueux deviennent rares. Plus nombreux sont les traités scientifiques, les ouvrages de philosophie ou de kabbale, copiés sous forme d’exemplaires de travail. Les titres et les têtes de chapitres à décor filigrané sont souvent leurs seuls ornements. De nombreux diagrammes accompagnent les traités, destinés à fournir des commentaires visuels accompagnant les exposés doctrinaux. Ainsi, dans une copie de 1460-1480 de l’Almageste12 de Ptolémée, aujourd’hui dans une collection particulière, trouve-t-on nombre de diagrammes très précisément exécutés dans les marges ; le manuscrit se distingue, par ailleurs, par l’ornement d’un en-tête en lettres d’or, placé dans un panneau orné de motifs pseudo-coufiques13 exceptionnels. Il témoigne de la persistance des traditions artistiques héritées de la civilisation musulmane qui pourrait indiquer une provenance andalouse pour ce manuscrit.

12 Somme de connaissances dans le domaine des mathématiques et de l’astronomie.

13 L’écriture coufique est l’écriture arabe la plus ancienne utilisée pour la calligraphie du Coran.

Almageste de Ptolémée, collection privée, folios 18-19, 1460-80.

 

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Les commentaires de Maïmonide sur la Mishnah sont également pourvus de nombreux diagrammes, marquant ainsi l’importance accordée aux représentations visuelles comme complément aux explications théoriques. La composition évoquant le Sanctuaire s’est perpétuée durant tout le xve siècle. Celle de la Bible de Saragosse, datée de 1404, en présente une variante insolite ; elle se distingue par l’innovation iconographique comme par l’extraordinaire réalisme du style : l’olivier messianique en pleine page ! Plus conventionnelle est la composition du même type, datant probablement des années 1360-1380, qui fut annexée à une bible copiée au troisième quart du xve siècle. À la fin du xve siècle, la technique de l’ornementation en micrographie atteint la perfection. Quelques pages de cette dernière bible sont réalisées avec une virtuosité et un raffinement inégalés. Le copiste de ce manuscrit, qui fut aussi l’artisan des ornements micrographiques, est sans doute Moïse Ibn Kalef, qui a signé deux autres bibles réalisées dans une technique identique, la première étant datée 1473 et la seconde des années 1480, ce qui permet de situer le manuscrit parisien entre 1470 et 1480. Moins élaborés, mais tout aussi précis sont les ornements micrographiques de la bible du scribe « Judah ». En effet, l’auteur de cette œuvre a inséré le verset de Genèse 49, 9 « Judah est un lionceau », en lettres d’or, à l’intérieur d’un blason dans le centre duquel est figuré un lion passant couronné. Cet écu meuble le plein centre d’une page-tapis ornée de motifs zoomorphes et de végétaux luxuriants ; le nom Judah est répété dans une barre ornée placée au centre du dernier folio à la fin de son manuscrit, comme pour signer son œuvre. Le nom de l’acquéreur « Abraham » est aussi signalé en lettres d’or sur l’un des folios. Les cinq pages-tapis frappent par la densité de la peinture obtenue, par l’épaisseur de la gouache. L’ornementation de ce manuscrit a été exécutée en deux phases et dans deux styles différents. Le premier est contemporain de la copie ; le second a été ajouté en 1494 intégralement en micrographie, dans un style largement attesté en Castille et plus proche du style portugais de la fin du xve siècle. Les bordures florales denses et exubérantes du manuscrit originel témoignent de l’influence italienne qui dominait alors l’art de la Péninsule.

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L’atelier de Lisbonne

À la fin du xve siècle, le Portugal devient le seul royaume de la Péninsule où se produisaient encore des manuscrits hébreux enluminés. Un atelier est attesté depuis les années 1460 ; il fonctionnera jusqu’en 1497, date de l’Expulsion des Juifs. De nouvelles recherches commencent à lier cette production à celle du sud de l’Espagne et plus particulièrement à l’Andalousie. Le trait principal de sa production est la haute perfection de la technique, tant du point de vue de sa régularité sans faille que de l’élégance de sa calligraphie. La qualité du tracé des lettres en or bruni, qui n’a pas souffert des vicissitudes du temps, témoigne de la technique du maître d’œuvre. Les décors à filigranes subtils se juxtaposent, distingués par une gamme de couleurs délicates ; les bordures peintes arborent des ornements floraux tantôt lourds et chatoyants, tantôt légers, épurés et délicats qui font de ces manuscrits des œuvres d’art. Pourtant, quatre décors principaux alternent et se répètent sans grande innovation iconographique durant cette période, il est vrai, assez brève. Ils sont essentiellement constitués de micrographies disposées en formes ornementales, d’éléments végétaux et floraux enrichis de motifs zoomorphes, de filigranes délicats aux couleurs alternées et d’agencement de champs géométriques aux couleurs denses rehaussées de rinceaux d’or végétaux. Lions rampants et oiseaux en plein vol animent les marges ; les dragons, parfois hybrides, se tordent et semblent cracher les bordures ornementales ; celles-ci sortent de leurs gueules et se dressent le long des marges. Elles sont formées de tiges verticales portant des feuilles charnues et colorées, de part et d’autre de l’axe central sur lesquelles sont posés des oiseaux. Des fleurs écloses et des boutons viennent enrichir ce décor qui contraste avec celui du cadre externe de la page qui ressemble à une fine dentelle de filigranes. Le paon faisant la roue placé au centre des bordures florales ainsi que le papillon aux ailes déployées sont la marque de l’atelier lisboète. Néanmoins, le raffinement du style et le souci de l’esthétique de la mise en page contrastent avec le caractère répétitif du programme ornemental. Cette dichotomie reflète peut-être la situation des commanditaires qui appartiennent à une communauté riche, dont les membres sont à la recherche de codices de luxe, mais qui est de plus en plus isolée en péninsule Ibérique, en particulier après l’Explusion de 1492. Par ailleurs, l’évolution de la production du livre manuscrit coïncide avec l’apparition des

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premiers incunables au Portugal ; elle annonce aussi la disparition, à brève échéance, du livre manuscrit. Les œuvres de Lisbonne représentent l’apogée de la technique de l’écriture et de l’enluminure : une perfection technique toute entière centrée sur l’exécution plus que sur la création de nouveaux programmes iconographiques. La contribution de ces scribes à la fabrication des premières matrices à l’usage de l’industrie du livre tend à confirmer que les artisans étaient tournés vers ces recherches. En effet, le premier livre imprimé à Lisbonne est une œuvre en hébreu de Nahmanide, aujourd’hui dans les vitrines du Musée d’Art et d’Histoire du Judaïsme à Paris. Les derniers manuscrits de Lisbonne sont produits à l’époque même où paraissent les premiers imprimés. L’art du livre de la Péninsule s’étend aussi par-delà les frontières ibériques stricto sensu. On retrouve la marque des artisans du livre sépharade dans le Bassin méditerranéen grâce aux échanges commerciaux, à la mobilité des livres, des scribes et des artistes mais aussi à cause des expulsions qui les conduisirent sur ces rives plus accueillantes.

La diffusion de l’art du livre hébreu ibérique dans le Bassin méditerranéen

L’Italie est l’un des lieux d’accueil des exilés d’Espagne. Là, scribes et artistes travaillent pour des commanditaires sépharades ou italiens ; ils y introduisent sans doute l’art de la micrographie. À partir du xve siècle, certains manuscrits hébreux italiens sont écrits dans une écriture de pur

À gauche, Bible de Lisbonne, Hébreu 15, folio 345v, 1490-1496 ; à droite, celle de Ferrare, folio 40v, Florence, vers 1500, Bibliothèque nationale de France, Paris, .  

 

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type sépharade (écriture suspendue à la ligne de réglure appliquée avec un instrument dur, un calame, favorisant peu le tracé des pleins et des déliés) et décorés dans le style régional (romain, ferrarais, florentin). Certains scribes y apposent des motifs traditionnellement peints en Espagne. C’est le cas de Moïse ‘Aqris qui orne, à Ferrare, le début d’un somptueux rituel de prières d’un décor propre aux manuscrits ibériques, pour Jacob Norcia, grand collectionneur de livres et banquier des ducs d’Este. Son fils fit compléter l’ornementation quelques années plus tard par des peintres locaux dans le style de la renaissance italienne. Il en va de même pour la magnifique bible conservée à Paris, dont la première moitié fut ornée à Lisbonne vers 1496 et la seconde achevée dans l’atelier du peintre Attavante à Ferrare où s’étaient réfugiés ses possesseurs après leur expulsion du Portugal. L’essor culturel de certaines communautés juives d’Afrique du Nord et de Sicile est lié à l’arrivée des réfugiés d’Espagne, il est donc tardif. Les manuscrits qui en proviennent sont, en grande majorité, des exemplaires de travail dont la décoration – lorsqu’elle existe – est peu raffinée. Le seul manuscrit qui soit véritablement décoré est le petit rituel pour les fêtes de Tishri14. Le format dit « italien » (feuillets utilisés dans le sens de la largeur), ainsi que l’emploi de l’argent pour les lettres ornées, sont caractéristiques des manuscrits produits à Fez.

Par ailleurs, les traités d’astronomie et de médecine reprennent des diagrammes qui font partie de la recension des textes, ce qui leur donne une valeur certaine même si l’exécution est souvent de faible qualité.

14 Elles regroupent trois grandes fêtes : Rosh Ha-Shanah, Yom Kippour et Soukkot (fête des Cabanes symbolisant l’errance dans le désert après la sortie d’Egypte). Elles se célèbrent à l’automne, entre septembre et octobre, ce qui correspond au mois hébreu de Tishri.

Rituel de prières et de poésies d’Ibn Gabirol, Catalogne (?) Fez (?), folios 101v et 102r, 1460-70.

 

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conclusion

En résumé, nous dirons que la spécificité de l’ornementation juive médiévale ibérique se caractérise par la prohibition de la représentation de Dieu et l’usage de l’écriture micrographique en guise d’ornement. Cette attitude « judéo-ibérique » a été renforcée sous l’influence de l’islam qui avait la même conception du texte sacré. Elle se distingue aussi par la décoration des mots initiaux et non des lettres initiales. L’illustration des scènes bibliques et du mobilier du Temple se situe le plus souvent hors du texte lui-même et fait souvent l’objet de peintures en pleine page ouvrant et clôturant les livres. Rien ne permet de définir la nature ou le caractère des manuscrits qui auraient servi de modèle aux peintres de ces rituels mais un certain nombre d’éléments, notamment l’utilisation de mêmes sources rabbiniques dans la conception de l’iconographie, semble suggérer une source commune15. Ces œuvres d’art fournissent des renseignements précis sur l’histoire intellectuelle du peuple juif. La pénétration du livre dans les foyers juifs fut favorisée par le passage du rouleau au codex puis par la laïcisation des métiers du livre et enfin par l’utilisation du papier comme support de l’écriture, moins coûteux que le parchemin. Cette démocratisation de la lecture conduira à un approfondissement de la foi et au développement de l’étude dans le monde juif. Désormais, des hommes issus de tous les milieux sociaux peuvent accéder au savoir transmis par les livres, un savoir qui passait aussi par les images souvent enrichies par les exégèses. Les haggadot qui contiennent une riche illustration figurative, souvent créative, et sous-tendues de nombreux éléments midrashiques, constituent un fonds du patrimoine traditionnel. L’art du livre hébreu de la péninsule Ibérique ne disparait pas avec l’Expulsion. La technique d’écriture et d’enluminure comme la décoration filigranée et quelques motifs récurrents des haggadot se diffusent durant quelques années encore dans le Bassin méditerranéen. En Italie, où se réfugie une grande partie des exilés d’Espagne, les scribes de la Péninsule n’abandonnent pas leur technique d’écriture et sont même recherchés pour ce savoir-faire reconnu. Ils perpétuent pendant quelques années encore la tradition calligraphique des Sépharades. Mais l’art de la Renaissance

15 Les détails de certaines scènes semblent remonter à ceux de la synagogue de Doura Europos.

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va bientôt marquer de son empreinte exclusive toute la production iconographique italienne. La diffusion de l’imprimerie mettra un terme à l’enluminure des manuscrits qui ne va plus se transmettre que dans l’art des Megillot (rouleaux d’Esther destinés à la lecture synagogale) et des contrats de mariages juifs (Ketoubot). Ces œuvres constituées d’un feuillet de parchemin, découpé le plus souvent en écu en Italie, étaient ornées dans le style de l’art local contemporain. Certaines d’entre elles, destinées aux familles d’origine ibérique, gardaient parfois des réminiscences de l’art arabo-andalou dans la répétition des arabesques d’or et des encadrements d’écriture tracée en lettres d’or.

Nous dirons pour conclure que la spécificité de la création artistique juive médiévale se trouve dans son hybridité culturelle. En effet, le judaïsme ibérique est profondément ancré dans des racines culturelles triples : le judaïsme, l’islam et le christianisme. L’histoire de l’art du livre sépharade est liée à celle des hommes. Ils ont commandé et produit des œuvres qui reflètent la profonde interpénétration culturelle entre leur tradition familiale et religieuse, et la culture contemporaine et ses enjeux idéologiques ; la production livresque témoigne de l’état des relations des Juifs avec le pouvoir. Des livres et des images ont été produits par des Juifs pour des Juifs et par des Juifs pour des chrétiens. Mais, des artistes chrétiens ont aussi travaillé pour des Juifs ou représenté des Juifs et des scènes de la vie juive pour leurs patrons chrétiens. Livres et images sont les outils d’une transmission intellectuelle réciproque dont le thème central est finalement l’identité culturelle et religieuse.

Force est de constater que durant le xve siècle, les intellectuels, les hommes de Cour et de pouvoir s’intéressent de plus en plus à la culture des Juifs de Sefarad. Ils firent souvent appel aux savants et aux traducteurs juifs mais aussi aux artistes auxquels ils commandèrent des œuvres majeures. Les artisans du livre œuvrèrent, quant à eux, jusqu’aux dernières années de leur présence en Péninsule, à la production de manuscrits enluminés qui restent aujourd’hui les joyaux des collections des bibliothèques du monde.

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L’auteur

Sonia Fellous est docteur en Sciences religieuses, chargée de recherche au CNRS - Institut de recherches et d’Histoire des Textes (IRHT) et chargée de cours à l’université Paris I - Panthéon Sorbonne.

Spécialiste de l’iconographie biblique, des manuscrits enluminés mais également de codicologie et paléographie hébraïque et d’épigraphie hébraïque et judéo-arabe, elle a reçu plusieurs prix et distinctions scientifiques : lauréate de l’Académie Hillel (1994), Prix de l’Association Zadoc Kahn (1996), Prix Alberto-Benveniste (2003), Prix de la « Journée du Livre d’Histoire et de Recherches Juives » (2004) et enfin, la Médaille de la Ville de Paris (2005).

Elle est l’auteur, entre autres, de The Hebrew Bible of the Jews translated into Castillan in 1422 by Rabbi Moses Arragel de Guadalajara (Londres, Facsimile Editions, 1992), Les Manuscrits hébreux enluminés des bibliothèques de France (avec Gabrielle Sed-Rajna, Louvain-Paris, Peeters, 1994), Tolède 1422-1433. Histoire de la Bible de Moïse Arragel. Quand un rabbin interprète la Bible pour les chrétiens (Paris, Somogy, 2001), « La Représentation d’Abraham dans l’iconographie des trois religions monothéistes » dans Dialogue des religions d’Abraham pour la Tolérance et la Paix (Tunis, Université de Tunis El Manar, 2006), Histoire du judaïsme (Paris, La Documentation photographique, 2008) et de « Transmission of Textes and Globalization of Knowledge: Inter-religious Dialogue in Castile in the Fifteenth Century » dans Two Mediterranean Worlds. Diverging Paths of Globalization and Autonomy (Vancouver, UBC Press, 2012).