les flammes de l'immolé - chapitre 2
DESCRIPTION
La grande traque avait commencé, et les hevelens étaient le gibier. Quand se conclurait-elle ? Et comment ? Impossible de le prédire. L’armée de Malia vaincue, les forces de la Destruction font le siège de la Porte des Canyons et se répandent dans les Steppes Venteuses. Pour chaque enfant du vent ou de l’eau capturé et précipité dans la Grande Déchirure, c’est un nylev, un être de feu qui naît. Pelmen, Laneth, Lominan et Elisan-Finella doivent convaincre les krongos de se joindre à leur lutte désespérée. Mais les êtres de pierre ne sont qu’une poignée, et plus rien n’entrave Valshhyk, l’Immolé… Les Flammes de l’Immolé est le troisième et dernier tome du cycle d’Ardalia, roman de science-fantasy.TRANSCRIPT
Alan Spade
Les Flammes de l’Immolé
Chapitre deux
Editions Emmanuel Guillot
CHAPITRE DEUX
VENTS CONTRAIRES
Les ultimes clameurs de combat s’élevaient dans la plaine jonchée
de cadavres. Ceux longilignes des grisepeaux, recouverts d’armures
de roseaux matelassées ou de plaques de coquillage, souvent noircis,
fumants, aux formes anguleuses et au crâne lisse, étaient en nombre
largement supérieur aux dépouilles de leurs ennemis caparaçonnés
d’ambreroche. Ici, un bras de malian détaché du tronc agrippait
encore un javelot. Là, un monticule de corps désarticulés baignait
dans une mare mauve. Kerengar, dieu de la terre, n’avait pu boire
tout le sang des enfants de la déesse Malia. Le père des krongos,
témoin muet de la tragédie, avait vu l’Hortal et son armée rencontrer
leur destin au seuil de la Porte des Canyons de Panjurûb. Leurs vain-
queurs, êtres de feu à la forme fluctuante, nylevs dont l’âme avait été
dévorée par Valshhyk, arpentaient la plaine en ordre dispersé.
L’essentiel des forces victorieuses, cependant, se composait de guer-
riers, hevelens ou malians caparaçonnés du souple métal couleur
vermeil et doré. Le visage le plus souvent dissimulé derrière un cas-
que, ils brandissaient des glaives ou des masses d’armes, à la lame
ou aux pointes d’ambreroche. D’autres équipés de lance retournaient
les corps au sol. Lorsqu’ils percevaient un mouvement, ils ne pre-
naient pas de risques, transperçant un buste ou une gorge.
Il y avait parmi eux quelques créatures ne mesurant pas plus de cinq
pieds portant la bure, la tête encapuchonnée – des shamans pourpres,
capables d’invoquer le feu. Plusieurs donnaient des ordres aux guer-
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riers chargés de rassembler les quelques centaines de prisonniers.
Et bien sûr, il y avait le valnys. Le monstre avait poussé un rugis-
sement à faire trembler la Création en se ruant sur l’algam touché par
une série de déflagrations. Comme de nombreux combattants en ce
sombre jour, le fils de Shalgam avait fini empalé sur les crocs den-
telant la poitrine du favori de Valsshyk. La montagne de lave en
mouvement avait été prise d’un frémissement en se repaissant du
sang et de l’âme sacrés. Elle s’était ensuite éloignée en ondoyant des
tentacules, jusqu’à se réduire à une silhouette à l’horizon.
Xuven plissa ses triples narines sous l’effluve âcre de chairs déjà
en décomposition mêlé à l’odeur de brûlé. Le souffle d’Aoles mugis-
sait dans les Canyons, mais ici, dans la semi-pénombre de l’intérieur
de la Porte, le vent l’effleurait à peine. Le corridor enclavé dans la
pierre était étroit et oppressant. Les sentinelles ne devaient guère
user leur pantalon sur les bancs à proximité des meurtrières. Les
hevelens préféraient sans nul doute rester debout, le nez collé aux
interstices, aspirant l’air en provenance des steppes. En temps nor-
mal, les vastes étendues couvertes de lichens au-delà de la roche
épaisse devaient offrir l’illusion de la liberté. Il fit un pas de côté. A
sa gauche, le gaillard trapu dont les globes ne cessaient de rouler
dans leurs orbites se leva. Il ajusta son arc sur son épaule et se mit à
son tour à contempler le spectacle de désolation.
Xuven lissa machinalement sa barbe poivre et sel. Le sort des pri-
sonniers avait de quoi faire frémir. D’après les récits des anciens, ils
seraient probablement conduits au bord de la Grande Déchirure.
Livrés aux flammes de l’Immolé, ils deviendraient des nylevs et
iraient grossir les rangs de l’armée de Valshhyk. Quels outrages
subirait leur âme une fois soumise à la corruption ? Le visage fermé,
il songea au destin du compagnon d’exil de Lominan, Mital, penché
au-dessus du gouffre. Il n’avait pas assisté directement à son cal-
vaire, cette fameuse nuit, mais le hurlement déchirant du malheu-
reux lui était parvenu, dans le lointain. De tout temps, « vaincre ou
périr » avait été le cri de guerre des ennemis du Destructeur. Ce
n’était pas sans raison.
« Ils… ils arrivent ! ILS ARRIVENT ! » L’archer avait tourné son
regard fou vers Xuven. Le même cri fut repris en écho tout au long des
CHAPITRE DEUX
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postes d’observation, la même fièvre s’empara des défenseurs. Xuven
posa une main sur l’épaule de son compagnon. Ce faisant, il le
repoussa doucement. Un coup d’œil au travers de la meurtrière lui per-
mit d’évaluer la nature exacte du danger. Encadrés par des guerriers en
armure miroitante, des shamans pourpres s’avançaient, formant une
ligne implacable. Il s’adressa au traqueur d’une voix maîtrisée.
« Aoles est avec nous, aujourd’hui. Ne bouge pas d’ici. »
Le défenseur de la Porte examina, les yeux écarquillés, le maître
du vent aux cheveux coiffés en arrière et noués d’une cordelette, à
qui l’Indomptable Traqueur leur avait commandé d’obéir. Puis s’in-
clina avec déférence.
Xuven demeura tel un bloc de granit. Un observateur attentif,
cependant, aurait remarqué le léger assouplissement de ses traits et
la lueur de satisfaction dans ses iris gris.
Parmi les autres sentinelles, personne ne semblait vouloir déserter
son poste pour le moment.
Son arrivée spectaculaire et celle de ses compagnons suspen-
dus aux serres d’algams avait déclenché la ferveur des troupes.
La nouvelle s’était répandue aussi vite que le vent. A peine
avaient-ils commencé à se frayer un passage parmi les guerriers
que l’Aguerri connu sous le nom d’Indomptable Traqueur,
Tchulen Poindivoire, déboulait du poste de garde pour détermi-
ner la cause de l’agitation. De taille similaire à Xuven – quatre
pieds et demi – il aurait pu être confondu avec l’un de ses heve-
lens, n’était l’orgueilleux manteau de fourrure de nidepoux à
poils blancs dont il était vêtu, et, accrochée à ses larges épaules,
la cape brodée de son emblème. A la vue de la livrée ocre des
majestueux fils de Shalgam survolant les lieux, son ébahisse-
ment avait été grand. Désarçonné, il ne s’était pas inquiété de
l’absence du Thaumaturge, Eloan Aenes, parmi les shamans.
Plus surprenant encore, il avait accédé à la requête de Xuven
sans poser de question. De la part du Traqueur, une concession
d’une telle ampleur était alarmante. Celui qui portait le nom de
Protecteur des hevelens n’aurait pas accepté de céder le com-
mandement des défenseurs de la Porte à un shaman, s’il ne
s’était senti dépassé par la situation.
VENTS CONTRAIRES
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En découvrant le cauchemardesque chaos de l’autre côté, Xuven
avait compris. Ses estimations les plus pessimistes avaient été en
deçà de la réalité.
Il pivota.
« Jalguen et les autres ! tonna-t-il. En position devant les meurtriè-
res ! Préparez vos Poings de vent. » Son vieux compagnon, condis-
ciple de Stenlen Milempas en une vie antérieure, acquiesça avant de
relayer l’ordre.
Xuven était resté un moment abasourdi, désarmé devant l’ampleur
de la menace. Peut-être avait-ce été le regard de Tchulen Poindivoire
posé sur lui qui l’avait forcé à réagir. Ses yeux de prédateur vous
fixaient sans ciller – difficile de ne pas se sentir gêné sous l’examen.
En tous les cas, Xuven avait fini par se ressaisir, parvenant enfin à se
détacher de la vision d’horreur – certains des malians tombés sous
les coups de leurs ennemis étaient si jeunes ! Il se devait d’assumer
le rôle que lui avait attribué Aoles, dieu du vent et du destin.
L’Aguerri Tchulen avait maintes fois échoué à garantir la sécurité
des voyageurs dans les Steppes, au point que Sélénice Milempas le
soupçonnait d’être corrompu. Le moment était venu de préparer à
son attention une petite démonstration. L’une de celles que Tchulen
n’oublierait pas de sitôt.
Il avait rassemblé les sept shamans pour leur délivrer des consignes.
Son plan ne pourrait avoir de chance de succès qu’avec l’appui de
nouveaux maîtres du vent transportés par des algams. Nul ne devrait
commettre de folie dans le feu de l’action. Et malheur à eux si lui,
Xuven, n’avait pas anticipé avec justesse les actions de l’ennemi.
Il plissa les yeux. Les malians – tous des isolés – se distinguaient
des hevelens par leur taille et leur finesse. Quels qu’ils fussent, les
guerriers ne seraient pas faciles à abattre – tirer entre les jointures
des armures à cette distance était une véritable gageure. Les pour-
pres, quant à eux, ne portaient que leur bure de chanvreline. Ceux-là
ne doutaient pas de leur invulnérabilité.
Son bougre de tanneur lui manquait en cet instant crucial. Au cours
des lunes où tous deux avaient chassé le gibier dans les Steppes ou
éliminé les bêtes rendues démentes par les émanations de la Grande
Déchirure, il s’était habitué à s’appuyer sur l’habileté du garçon avec
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un arc. Sauf terrible erreur de sa part, Pelmen devait chevaucher son
algam en ce moment même. Il y avait bien eu une brève passe d’ar-
mes entre son groupe et les pourpres, mais à sa connaissance, le seul
Cavalier ayant chu de sa monture en plein vol avait manié la lance
peu avant sa fin brutale. Ce ne pouvait donc être son neveu. Il se
demandait encore pourquoi deux des Cavaliers avaient convaincu
leur algam de s’emparer de malians au mépris de tous les ordres. La
discrétion était leur osselet maître. Sans cette décision irréfléchie, ils
seraient passés inaperçus et auraient pu entreprendre leur périple
sans avoir à déplorer de perte.
Les détails sur les armures apparaissaient peu à peu. Elles for-
maient un amas disparate, coniques, triangulaires ou tout en longueur,
composées d’ensembles de plaques ou bien d’une seule pièce, lisses
ou pourvues de pointes effilées. Certaines étaient teintées de sang
mauve par endroits.
Les invocateurs du feu du Destructeur véhiculaient une aura de ter-
reur plus intense encore. Les prunelles de ces pourpres luisaient
d’une folie haineuse. Leurs balancements d’épaules, ondulations rep-
tiliennes, avaient quelque chose d’hypnotique. Xuven contrôla
méthodiquement sa respiration tout en agrippant son noueux. Il fal-
lait que les défenseurs de la Porte gardent leur sang-froid et s’en tien-
nent à ses directives. L’Aguerri Tchulen Poindivoire restait en retrait,
en simple observateur.
Les serviteurs de Valshhyk étaient à présent à portée de tir. A
mesure que ces derniers continuaient à avancer, Xuven se prit à dou-
ter. Et s’il s’était trompé ? Ce serait à lui de donner l’ordre, dans ce
cas. Le combat prendrait une tournure bien différente, plus hasar-
deuse encore. Le moment décisif était proche, très proche…
Shamans pourpres et guerriers s’immobilisèrent d’un même ensem-
ble. Les premiers joignirent leurs mains, qui se mirent à trembler.
Leurs faces tuméfiées ou en partie brûlées exprimèrent une intense
douleur au moment où le feu prit naissance devant leurs paumes. Les
boules d’énergie ardente enflèrent. Comme un seul hevelen, les pour-
pres les libérèrent en direction de la Porte. Xuven pointa son noueux,
se concentrant sur l’une d’elles. Elles étaient trop nombreuses pour
leur petit groupe – la roche devrait résister, ou ils périraient tous.
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Ses ennemis avaient une nouvelle fois agi avec une parfaite simul-
tanéité, levant ses derniers doutes. Sinistan possédait bel et bien la
Pierre de Terenxar. L’artefact avait l’étonnant pouvoir de fédérer
plusieurs esprits sous le commandement d’un seul. Grâce à la Pierre,
l’élu de Valshhyk était déjà parvenu à coordonner les tirs de ses sha-
mans de manière à toucher l’un des algams, jusque là insaisissable.
« Halneven », murmura-t-il entre ses dents. La baguette en bois de
cilamen vibra comme si elle allait éclater, puis l’air au-delà de la
meurtrière se troubla. Au bout de quelques instants, la légère distor-
sion, signature du Poing de Vent, disparut. Les sphères écarlates
grandirent. Xuven se prépara à l’impact en agrippant la roche. Sa
première bataille en tant que Grand Thaumaturge avait de fortes
chances d’être la dernière.
La boule qu’il avait visée cessa de grossir. D’autres refluèrent éga-
lement. Distances et perspectives s’avéraient difficiles à évaluer,
mais en comptant les secondes, il acquit la certitude que « sa » boule
de feu aurait déjà dû l’atteindre.
Alors, le monde s’écroula. La série d’explosions fracassantes se
répercuta sans fin le long de la Porte, faisant trembler l’enceinte.
L’archer à côté de Xuven se plaquait les mains sur les globes, et lui-
même se bouchait les oreilles. Les corps entraient en résonance avec
la roche, vibraient comme s’ils allaient éclater.
Puis le silence se fit, brièvement.
Les détonations suivantes furent plus distantes. Sous les yeux de
Xuven, d’immenses gerbes de feu dispersèrent guerriers et shamans.
S’il n’avait été à ce point assourdi, il aurait perçu les raclements des
armures traînées sur plusieurs encablures ou le tumulte des corps
retombant au sol comme des pierres. Les explosions avaient soulevé
de larges nuages orangés qui s’amalgamaient peu à peu.
Les tripes nouées, il vérifia que ses compagnons les plus proches
fussent bien indemnes avant de s’assurer de l’état des lieux. Malgré
l’odeur plus forte de poussière, les murs ne paraissaient pas avoir
souffert. La Porte avait été édifiée par les krongos précisément pour
résister à ce type d’assaut.
L’Indomptable Traqueur ne pouvait réprimer les tremblements qui
l’agitaient de pied en cap. Toujours adossé à la paroi, l’Aguerri se mit
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à progresser de biais en direction de l’escalier menant vers la sortie,
à la manière d’un tilscore. Il ne s’interrompit à aucun moment mal-
gré le regard froid de Xuven. Ce dernier se détourna, le visage fermé,
pour prendre à voix haute des nouvelles de Jalguen et des autres. Il
fut bientôt rassuré – aucun blessé parmi les défenseurs. Il revint alors
vers la meurtrière, écartant d’autorité l’archer. Sous l’effet de tourbil-
lons de vent, la poussière avait commencé à se dissiper. De nombreux
corps disloqués étaient éparpillés dans la plaine. Quelques-uns, des
cadavres de pourpres. Tous les guerriers de la première vague
n’étaient pas morts, cependant. Certains se relevaient, ramassaient
une massue ou un glaive d’ambreroche. La plupart avaient perdu leur
casque. Ils se mirent en marche. On ne lisait dans leurs yeux qu’une
ferveur exaltée, une fièvre de sang. A l’arrière-plan, le gros des for-
ces de Valshhyk s’était à l’inverse rassemblé à une distance respecta-
ble. Personne ne faisait mine de s’avancer de ce côté.
« Ça va être à toi », dit Xuven.
Le guerrier avait le regard fixe, sa poitrine se soulevait et s’abais-
sait rapidement.
« Hé ! » Il lui secoua l’épaule. L’intéressé frémit de tout son corps.
« Tu dois le faire, articula-t-il en rivant son regard de silex dans le
sien. Pour Aoles. Pour ton peuple. Allez ! » Et d’empoigner l’archer
et de le placer devant la meurtrière.
Ce dernier ne resta pas longtemps en position. Son visage se
décomposa et il se tourna vers le maître des lieux, implorant.
« Fais-le, gronda Xuven en le menaçant de son noueux. Ou tu
t’occupes d’eux, ou bien c’est moi qui m’occuperai de toi. Vise la
tête. » Il se retint de crisper la mâchoire. L’autre ne devait voir que
sa détermination.
L’hevelen prit une inspiration sifflante et se résolut enfin à s’em-
parer de l’une des épines de son carquois. Comme il encochait,
Xuven se plaça derrière lui et pointa son bâton de cilamen. L’archer
libéra son trait. Transpercé de part en part au niveau de la joue, le
guerrier le plus proche, un grand escogriffe bardé d’ambreroche
s’effondra, tué net. Le défenseur se tourna vers Xuven, ébahi. Sur un
signe du maître des shamans, il encocha de nouveau, avec beaucoup
plus d’empressement cette fois.
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Deux assaillants supplémentaires tombèrent. Xuven eut la satis-
faction de ne pas les voir se relever. En ayant recours à Aoles pour
accélérer la course des épines, il maximisait leur impact. Même un
trait qui s’écrasait contre un os du crâne avait de fortes chances d’as-
sommer à défaut de tuer.
Le danger s’était éloigné de ce côté. Au pas de course, Xuven pro-
céda à une inspection des meurtrières de part et d’autre de la Porte,
énorme sphère de granit. En passant auprès des traqueurs et shamans,
il murmurait des paroles d’encouragement à chacun. Ses compa-
gnons appliquaient ses consignes à la lettre, se postant derrière cha-
que tireur pour rendre les épines plus vives et plus létales. Le vieux
Greguen lui-même, en charge de la muraille nord, avait interrompu
ses sempiternels grommellements. Une lueur fauve brillait dans son
regard. Après avoir eu recours à Aoles, le vieillard aux membres aussi
tordus que son noueux écartait sans ménagement l’archer pour se pré-
cipiter vers sa meurtrière comme un jeune hevelen.
Tous les tirs ne trouvaient pas leur cible, et pourtant les ennemis
tombaient les uns après les autres. Nombreux étaient ceux qui boi-
taient ou se vidaient peu à peu de leur sang, déjà mortellement tou-
chés par les explosions et ne semblant pas en avoir conscience.
Qu’ils fussent au seuil de la mort ou encore valides, les serviteurs de
Valshhyk ne cherchaient pas à se protéger et avançaient d’un pas
mécanique. De retour dans le corridor de la muraille sud, Xuven
repéra deux guerriers en particulier. Demeurés indemnes, ils mar-
quaient à peine un temps d’arrêt lorsque les traits venaient se briser
sur leur carapace de vermeille et d’or.
Il décida d’intervenir.
Sous l’effet du Courant glacé d’Aoles, le casque du premier des
deux s’envola, puis les mouvements du soldat se ralentirent. Xuven
s’effaça pour permettre à l’archer de faire son office. Galvanisés par
son exemple, les shamans l’imitaient. Bientôt, des exclamations de
joie saluèrent les tirs réussis, tranchant avec la chape de terreur qui
s’était abattue sur les défenseurs. Xuven était l’un des seuls à
demeurer silencieux. Surplombant la plaine d’une vingtaine de
pieds, les meurtrières creusées dans l’épaisseur de la roche n’autori-
saient pas une vue d’ensemble du champ de bataille. Des ennemis
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pouvaient échapper aux regards. Un guerrier serait sans doute inca-
pable d’endommager la base de la muraille des krongos, mais un
pourpre… Tenant son noueux à la verticale, Xuven fit appel au signe
d’Aoles. Aussitôt les courants d’air affluèrent, et avec eux, les
odeurs. Ambreroche, chairs d’hevelens brûlées, fragrances douceâ-
tres de malians à l’agonie, effluves piquants du sang... Plusieurs de
ses compagnons le dévisagèrent, et les clameurs se turent dans le
corridor. Aucun des ennemis proches ne leur avait échappé. Les
défenseurs de la Porte étaient bel et bien sortis victorieux de leur
toute première épreuve.
« Jalguen Perçivoire, je fais de toi le Haut Frère du Vent, déclara-
t-il après avoir annoncé la bonne nouvelle. Je te laisse le comman-
dement pour le moment. »
Une nomination à l’emporte-pièce, commandée par les circonstan-
ces. Une manière, aussi, de rendre à Jalg la cruche de son linguilis –
le Haut Frère du Vent était le premier conseiller du Thaumaturge et
n’obéissait à personne d’autre. Xuven se promit d’officialiser la
chose à la première occasion. Si l’occasion lui en était donnée.
L’hevelen à qui il devait son titre tourna vers lui ses sourcils brous-
sailleux et acquiesça. Nul ne remit en cause sa décision, mais plus
d’un afficha un air inquiet ou déconcerté en le voyant s’avancer vers
la sortie d’un pas résolu. Jalg saurait les guider en son absence. Ce
n’était pas comme si leur Aguerri laissait ses frères du vent livrés à
eux-mêmes à l’approche du danger…
Xuven se mordit la lèvre. C’était justement en raison de son rang
qu’il ne pouvait rester. Les Aguerris ne combattaient pas en première
ligne, la plupart du temps. Leur sens tactique devait les rendre capa-
bles de modifier le cours d’une bataille. En théorie. Ses compagnons
le comprendraient, du moins fallait-il l’espérer.
Les guerriers se pressaient devant l’embrasure au bas des marches,
humant l’air dans sa direction, agités et inquiets. Il les écarta sans un
mot. Tchulen Poindivoire se tenait parmi ses hevelens.
Apparemment remis de ses émotions, il affichait un air martial. Sa
chevelure abondante frémissait au gré du vent, ne parvenant à mas-
quer entièrement ses oreilles décollées. Quasiment dépourvue de
cou, sa tête était solidement accrochée au reste du corps, ce qui ren-
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forçait l’impression de fermeté et de vigueur suggérée par épaules,
torse et membres. De fait, l’hevelen était épais et musclé.
« La première vague a été repoussée, annonça Xuven à la canto-
nade. Les pourpres ont mordu la poussière. »
Un silence éberlué accueillit ces paroles. Les vétérans au visage
rude, sculpté par le vent des Canyons ou celui des Steppes, étaient
indécis. Les traqueurs plus jeunes et moins burinés s’avéraient nom-
breux à afficher leur scepticisme. Xuven demeura quelques instants
immobile. Puis il pivota vers un hevelen de haute taille, arborant une
tignasse rousse. L’individu venait de dévaler les marches après s’être
glissé à l’intérieur du poste de garde. Il hocha la tête pour confirmer.
« Aoles est grand ! » s’exclama l’un des guerriers. Tchulen
Poindivoire se tourna dans sa direction avec irritation, mais le cri fut
repris par d’autres. Bientôt, le corridor de la Porte des Canyons
résonna des vivats et acclamations. Des doigts se pointèrent vers les
cieux, et plus d’un crâne s’inclina révérencieusement au passage de
l’un des nouveaux algams. Ces derniers recouvraient de leur ombre
les traqueurs avant de regagner avec virtuosité de l’altitude.
Une fois de plus, Xuven se garda de montrer sa satisfaction. Même
avec l’aide des fils de Shalgam et des shamans supplémentaires
déposés sur les lieux, la bataille était loin d’être terminée. Il s’avança
vers les maîtres du vent fraîchement arrivés pour les compter. Les
huit premiers allèrent sur ses ordres se poster derrière des meurtriè-
res de chaque côté de la Porte. Les autres s’avéraient plus nombreux
qu’il ne l’avait escompté, ce dont il remercia Aoles. Il s’approcha
d’eux pour leur communiquer ses instructions.
Jalguen s’agita derrière sa meurtrière. Evasée aux extrémités supé-
rieure et inférieure, celle-ci était l’une des rares de la Porte à offrir
une vue en plongée aussi bien qu’en hauteur. Sur les flancs, en
revanche, le champ de vision se révélait aussi frustrant qu’ailleurs –
l’œil se heurtait aux parois. Perchés à une vingtaine de pieds comme
ils l’étaient, seul le Signe d’Aoles pouvait donner l’assurance que
rien ne bougeait. Jalguen n’invoquait cependant le pouvoir du dieu
du vent qu’avec parcimonie. A en juger par les centaines de silhouet-
tes hostiles se regroupant hors de portée d’épine, la bataille risquait
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d’être longue et rude. Nombreux étaient les halos écarlates des
nylevs dans cette armée hétéroclite.
L’effluve de nouveaux venus émergeant dans l’escalier de l’étroit
corridor le fit se redresser. Parmi les shamans arrivés en renfort,
Nuylen, Akleren et Huxjen n’étaient pas de ceux qu’il attendait.
Tous trois proches du précédent Thaumaturge, Eloan Aenes, ils
s’étaient fait un malin plaisir de se dresser contre ses avis à chaque
conseil de la Confrérie. Jalguen leur fit signe de gagner leur poste
aux côtés des archers esseulés. Ces derniers se chargeraient de leur
communiquer les récents événements. Pour sa part, il n’entendait
pas leur signifier sa nomination en tant que Haut Frère du Vent.
L’heure n’était pas aux petites revanches personnelles, aussi savou-
reuses pussent-elles être. Ce sacré briscard de Xuven avait sans
doute cru lui jouer un bon tour en l’élevant à cette dignité. Il ne se
doutait pas à quel point la position avait fait l’objet d’intrigues et de
bassesses. Eloan n’avait pas hésité à se servir du titre pour manipu-
ler les shamans les plus puissants, les honorant puis les destituant
selon son bon plaisir, s’amusant à provoquer haines et rancœurs. En
réalité, sous son règne, le véritable Haut Frère du Vent n’avait été
autre qu’Isiven Aenes, le propre frère du Thaumaturge. Jalguen ne se
sentait quant à lui pas l’âme d’un pantin. L’officialisation de sa
charge serait un message fort pour les maîtres intrigants comme
Nuylen, Huxjen ou Akleren.
« Maî… maître ! fit l’archer au corps râblé qui l’avait relayé der-
rière la meurtrière. Là… là ! »
Jalguen se précipita, bousculant le traqueur au passage. Les rangs
ennemis s’étaient ouverts, livrant passage à quelque chose de bien
plus haut que les plus grands des malians. Malgré la distance, la
teinte rouge sombre de sa carapace était bien reconnaissable. S’il
n’avait fallu que cela, les ondoiements caractéristiques de sa repta-
tion le distinguaient entre tous. Le valnys approchait. Entouré d’une
vingtaine de silhouettes ardentes lui arrivant à peine à la taille, il
s’était détaché de la masse de membres grêles brandissant des armes
de silex ou d’ambreroche. Il s’avançait, le buste fièrement dressé,
ses tentacules s’agitant sous lui. « Par les tripes de Cilamon », mar-
monna Jalguen. Il se tourna vers le traqueur. Comme les autres
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défenseurs – et Jalguen lui-même – l’archer avait contemplé à dis-
tance les ravages causés dans les rangs ennemis par l’envoyé de
Valshhyk. Lui aussi devait se douter que si une créature pouvait faire
basculer le sort de cette bataille, c’était bien le valnys.
« Va chercher Xuv… le Grand Thaumaturge et préviens-le. Vite ! »
L’archer hocha la tête. Il vida les lieux avec un empressement qui
ne devait pas venir de sa seule volonté d’exécuter les ordres.
« Les autres ! gronda Jalguen. Il est capable de lancer deux boules
de feu simultanément. Je veux deux shamans pour chacune de ses
mains. Même chose que tout à l’heure, vous projetez le Poing de
Vent sur les boules pour les détourner ou les repousser. Ne vous
occupez pas des nylevs ! Ils ne sont pas de taille à nous atteindre. »
Il n’était pas sûr de croire en ses propres paroles. Les monstres
essaieraient de faire fondre la roche de la Porte. Peut-être même ten-
teraient-ils de l’escalader… Qui pouvait dire de quoi étaient capables
les créatures de feu ? On n’en avait pas combattu depuis des siècles…
Il s’efforça de chasser ses doutes. Commander impliquait de faire
des choix, et jusqu’à présent, la tactique de Xuven s’était révélée
payante. Le valnys était le plus puissant de leurs ennemis, il impor-
tait donc de contrer ses attaques en priorité. Aussi simple que cela.
Ignorant le sombre pressentiment qui lui oppressait la poitrine, le
nouveau Haut Frère du Vent s’élança le long du corridor en direction
de la muraille Nord. Là, il répéta, haletant, ses instructions à
Greguen. Lorsqu’il revint à son poste quelques instants plus tard, les
yeux de braise du démon de lave apparaissaient plus nettement. Sur
le pourtour des épaules, des interstices laissaient entrevoir un éclat
ardent. Les crocs sur son torse reflétaient la lumière d’Astar.
Jalguen abaissa le regard. Véritables flammes vivantes, les nylevs
avaient entamé autour du monstre une gigue infernale. Ils semblaient
se réjouir par avance d’un festin dont ils allaient se repaître. Sur leur
passage, les lichens de la steppe noircissaient, transformés en cen-
dres avant même d’avoir pu s’embraser. Devant le spectacle démen-
tiel, devant les prunelles incandescentes du valnys, ravagées de folie
meurtrière, la certitude de la défaite pointait, la vanité de toute résis-
tance se faisait évidence.
L’un des shamans aux côtés de Jalguen le considérait avec inquié-
CHAPITRE DEUX
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tude. Il fit effort sur lui-même pour redresser les épaules. « Tenez-
vous prêt ! tonna-t-il. Ne vous laissez pas intimider ! Ayez foi en
Aoles ! En restant unis, nous les repousserons ! »
Le valnys avait désormais franchi la limite où les pourpres avaient
libéré leur magie ravageuse. Il devait bien faire quatorze pieds de
haut, et ne faisait pas mine de ralentir. Ses tentacules – un foyer en
mouvement – glissaient inexorablement sous lui. Il progressait
moins vite qu’un nidepoux bondissant, mais à plus vive allure qu’un
hevelen à la course. Jalguen crispa les mains sur le rebord de la
meurtrière. Devait-il encore le laisser approcher ? Il maudit intérieu-
rement Xuven de les avoir abandonnés en lui confiant l’écrasante
responsabilité. Il lui semblait l’avoir fait rechercher une éternité plus
tôt. Qu’est-ce qui pouvait bien le retenir ?
Le démon poussa soudain un grondement à éclater la roche.
Jalguen tressaillit. Lorsque ses battements de cœur se furent un peu
calmés, il détailla le valnys avec acuité. Il y avait eu de la douleur
dans ce cri.
Le monstre s’était enfin immobilisé et levait la tête vers le ciel.
Jalguen vit alors s’abattre par l’arrière un éclair fauve. Un rostre se
planta dans le crâne abject. L’algam agita ses vastes ailes et parvint
à retirer son appendice effilé à temps pour échapper au battoir géant
du démon. Un deuxième puis un troisième algam, eux aussi sans
Cavalier, fondirent à leur tour sur la cible. Deux rostres supplémen-
taires s’enfoncèrent au sommet du crâne.
Pris au dépourvu par les trajectoires croisées, le valnys brassa l’air
avec frénésie. Déjà, les enfants de Shalgam reprenaient de l’altitude.
Ils sortirent du champ de vision de Jalguen.
Le colosse de lave ne demeura pas longtemps impuissant. Il fit appa-
raître de longues lanières de feu dans ses mains, et commença à les
faire tournoyer. Des craquements secs accompagnaient chaque mou-
vement, comme si l’air eût voulu protester contre la torture infligée.
En un instant, Jalguen prit sa décision. Il se tourna vers ses frères
du vent. « Que les archers se préparent à tirer ! ordonna-t-il. Les
autres ! Derrière eux ! Vous allez accélérer les flèches ! Abattez-moi
ce monstre ! »
Aucun des archers ne réagit. Ils semblaient pétrifiés de terreur, ou
VENTS CONTRAIRES
15
bien sur le point de s’enfuir. Il y eut alors comme un coup de tonnerre,
puis un second. A chaque fois, le valnys tressaillit. Jalguen reconnut
l’impact de Poings de Vent en provenance de la façade nord. Greguen
avait donc résolu d’outrepasser ses ordres, à moins que certains de
ses shamans n’aient pris sur eux de le faire. Le valnys, cependant,
accorda à peine un regard aux importuns avant de relever le menton.
Des explosions retentirent en hauteur. Les pourpres survivants
s’étaient décidés à protéger leur allié. Jalguen eut beau scruter les
cieux, il n’aperçut aucun algam touché. Cela ne voulait évidemment
pas dire grand-chose, étant donné l’étroitesse de sa meurtrière.
Les défenseurs de la Porte se ressaisirent eux aussi. Les premières
flèches filèrent vers le monstre. Elles s’enflammaient à son contact,
mais leur impact lui fit exhaler un grondement. Jalguen n’y tint plus,
et visant la tête, libéra à son tour une formule.
« Halneven ! »
De nouveau touché, le monstre eut un mouvement de recul.
D’autres traits encore se fichèrent sur sa carapace, en provenance de
la muraille nord.
Le valnys poussa un grognement guttural. Ses fouets claquèrent en
direction des meurtrières, puis l’abomination reprit ses reptations.
Le sang de Jalguen se glaça.
« Continuez ! vociféra-t-il. Mais cette fois, visez les tentacules !
Les tentacules ! » Les archers lui obéirent, et les shamans derrière
eux firent une nouvelle fois appel au pouvoir d’Aoles pour accélérer
les épines. Si la plupart des projectiles manquèrent leur cible, ceux
qui l’atteignirent le ralentirent à peine. Les parties du monstre tou-
chées étaient agitées de soubresauts et bientôt, beaucoup trop tôt, les
glissements inexorables reprenaient.
La sueur coulait sur le front de Jalguen, s’accumulait le long de ses
épais sourcils et dégoulinait sur ses joues sans qu’il en eût
conscience. « Par tous les crottins de nidepoux ! hurla-t-il. Utilisez
le Courant glacé d’Aoles ! Nous devons unir nos forces pour l’arrê-
ter ! Maintenant ! » Joignant le geste à la parole, il prononça la for-
mule en tendant son noueux.
Les autres maîtres du vent ne tardèrent pas à l’imiter. Presque aus-
sitôt, les lanières enflammées disparurent des mains du valnys.
CHAPITRE DEUX
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Il n’y avait pas de quoi crier victoire, toutefois. En dépit des cou-
rants à chaque seconde plus puissants, le monstre avançait toujours.
Son odeur de braises, de cendre et de mort se faisait plus forte. Il par-
vint irrésistiblement au pied des murailles.
Les exclamations terrifiées des shamans et traqueurs retentirent
dans le corridor. La plupart ne voyaient plus le démon, ne bénéficiant
pas comme le Haut Frère du Vent d’une meurtrière évasée vers le bas.
C’était inutile. Les indescriptibles effluves de brûlures jamais
refermées, les effluves de la folie se répandaient.
« Un archer ici ! ordonna Jalguen. Les autres, recul… »
Une flamme s’engouffra dans l’une des meurtrières, et l’un des
tireurs, hevelen au large front et aux solides épaules, qui n’avait
pourtant pas attendu l’ordre pour se reculer, se transforma instanta-
nément en torche vivante. Son hurlement fut atroce mais ne dura pas.
Le gaillard fondit littéralement sous les yeux effarés de ses compa-
gnons. La vapeur de son sang se diffusa le long du plafond, et une
odeur de brûlé à vous retourner les entrailles se répandit. Jalguen
capta alors du coin de l’œil un mouvement en contrebas. Le valnys
venait de jeter quelque chose. Cloué sur place, glacé d’horreur, il
contempla l’endroit où s’élevaient encore quelques flammèches
dans le corridor, là où s’était tenu l’archer. En provenance de la
meurtrière, une forme écarlate, d’abord comprimée, mince et ténue,
puis plus épaisse, se fraya un chemin. D’où il se trouvait, Jalguen
pouvait sentir la chaleur qui s’en dégageait. Les craquements de l’air
martyrisé se firent entendre avec une force accrue tandis que les lan-
gues de feu se déployaient.
« Un nylev ! » Son cri s’était bloqué dans sa gorge, transformé en un
lamentable couinement. Il leva son noueux en tremblant, ne se faisant
aucune illusion. Ses frères et lui n’en avaient plus pour longtemps.
L’algam s’était d’abord éloigné de la Porte. Il avait survolé une
zone semée de pitons rocheux, avant de reprendre la direction
approximative de l’entrée des Canyons. Le long de l’un des Monts
Infranchissables, le prodigieux oiseau avait enfin trouvé son courant
ascendant. Enserrant de ses bras la taille de la Cavalière du fils de
Shalgam, Xuven ne pouvait qu’admirer l’habileté de leur compa-
VENTS CONTRAIRES
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gnon. Celui-ci anticipait la moindre saute de vent, battant des ailes
chaque fois que nécessaire, y mettant juste la vigueur appropriée. Il
s’inclinait avec grâce pour tirer le meilleur parti des rafales les plus
puissantes. En contrebas, l’on entrapercevait parfois certains des
autres Cavaliers et shamans sur le dos des algams. Ils passaient si
près des pentes vertigineuses ! Par moments, on pouvait avoir l’im-
pression que les oiseaux y rebondissaient.
L’air était glacé à cette altitude, mais Xuven n’en avait cure. Là,
sur le dos du fils de Shalgam, le froid et la peur du vide le cédaient
au sentiment de ne plus faire qu’un avec Aoles. L’expérience surpas-
sait tout ce qu’il avait pu vivre jusque là. Il redevenait successive-
ment l’enfant se lovant dans les bras d’un père tout puissant et ce
père lui-même, pour lequel rien n’était impossible. Il était le maître
du destin, et sa charge de Grand Thaumaturge, auparavant écrasante,
lui semblait aussi légère que les plumes de l’algam.
Le plan lui avait pourtant paru désespéré, au moment où il l’avait
formulé devant les autres. En l’écoutant parler, les anciens fidèles
d’Eloan n’avaient d’ailleurs pas caché leur incrédulité. Il s’était donc
raccroché à son intuition. La bataille ne pourrait connaître une issue
favorable s’ils se contentaient de défendre la Porte. C’était ce qu’at-
tendait l’ennemi. Les serviteurs de haut rang de Valshhyk ne s’en
tiendraient pas à quelques boules de feu tirées par les pourpres. Le
valnys interviendrait.
« Nul ici ne connaît l’étendue de ses pouvoirs », avait déclaré
Xuven aux shamans. La plupart venaient à peine d’arriver en croyant
avoir à se battre contre des malians. Leur peau cuivrée avait pour
certains acquis une teinte verdâtre lorsqu’il leur avait fait état de la
situation. Quelques-uns n’avaient cependant pas ajouté foi à ses
paroles et l’avaient contraint à prendre son mal en patience le temps
de se faire confirmer ses dires par les traqueurs. « Il est l’un des qua-
tre serviteurs les plus redoutables de Valshhyk, avait-il rappelé. Cette
sombre journée n’est pas encore terminée, et il a déjà consumé l’âme
d’un des fils de Shalgam et vaincu les magiciens malanites les plus
doués dans leur art. » Les frères du vent l’avaient contemplé avec
terreur. Xuven se souvenait avoir vu une lueur de colère traverser le
regard d’algams perchés les ailes repliées, en retrait. « Si une fois
CHAPITRE DEUX
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encore, nos alliés acceptent de nous aider, avait-il poursuivi avec un
geste du bras dans la direction des imposants oiseaux, nous aurons
moyen de leur permettre d’exercer leur vengeance. Je vous préviens,
c’est un recours extrême. Seuls les plus accomplis parmi les nôtres,
les plus déterminés devront m’accompagner. »
Xuven se frotta la barbe contre sa pelisse de nidepoux. Du givre
s’en détacha. Il ne sentait plus ses oreilles, pourtant soigneusement
graissées, à l’instar de toutes les parties à l’air libre de son corps. Le
vent mugissait, sifflait ou rugissait tour à tour. Les contreforts
rocheux se noyaient par endroits dans des brumes verdâtres. Mieux
valait ne pas se demander comment l’algam et sa Cavalière pou-
vaient être sûrs de ne pas se heurter à une quelconque saillie surgie
à l’improviste du brouillard.
Le vert manteau de la neige apparut tout à coup sous les ailes du
grand oiseau. D’abord abrupte, la pente du glacier s’adoucit vers le
sommet. Un épais nuage paraissait vouloir frôler la montagne, à
quelques centaines de coudées à peine. Comme l’algam entamait sa
descente, Xuven revit la Porte et ses alentours. Une silhouette venait
de se séparer du corps des forces de Valshhyk – il n’eut pas le temps
d’en apercevoir davantage, car ils se posèrent. Xuven glissa au sol.
Ses bottes s’enfoncèrent dans la neige. L’algam et sa Cavalière
s’élancèrent aussitôt, le laissant seul.
Il demeura figé un bref instant. Il avait des difficultés à faire péné-
trer l’air glacial dans sa poitrine. Ce domaine était l’un de ceux où
nul hevelen n’avait jamais mis les pieds. Peut-être était-il réservé
aux dieux. Xuven fit quelques pas en haletant dans les bourrasques
cinglantes. Ses narines palpitantes ne lui renvoyaient que l’odeur du
froid, de la roche et de la glace. Il s’agenouilla et enfila ses moufles
au contact du sol. Il avança ainsi, comme un animal, dans la neige
durcie en profondeur. Aussi vite qu’il le pouvait, il se rapprocha du
bord de la falaise. Là, il agrippa de ses doigts gourds la crête sur-
montant le précipice, et pria pour que l’une des rafales ne l’entraîne
pas dans une chute mortelle. Ce n’était pas tant les milliers de pieds
le séparant de la steppe qui l’effrayaient, mais plutôt le sentiment
d’avoir fait intrusion en un lieu trop sauvage et grandiose pour que
la vie y fût permise.
VENTS CONTRAIRES
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La silhouette détachée du gros des troupes et se dirigeant vers la
Porte était comme il l’avait redouté celle du valnys – ses ondulations
ne pouvaient tromper, même à cette distance. L’escortaient une poi-
gnée d’étincelles rougeoyantes à peine visibles. Des nylevs, sans
aucun doute. Xuven plissa les paupières. Réduite par l’éloignement,
la Porte n’était plus si imposante. Elle paraissait avoir bien résisté
aux différentes attaques. Certains pans étaient certes noircis, mais la
structure elle-même avait à peine été entamée, à ce qu’il pouvait en
juger. Il en allait de même pour les murailles de part et d’autre.
Celles-ci se prolongeaient jusqu’à se fondre dans les montagnes, si
bien que l’on ne pouvait distinguer ce qui était naturel de ce qui avait
été aménagé par les krongos.
Un battement d’ailes le fit se retourner. Un à un, les algams se
posaient puis repartaient aussitôt. Les autres shamans ne tardèrent pas
à le rejoindre, le dos courbé et se tenant par la ceinture. Il ne les
connaissait pas tous, mais parmi eux il y avait Slakan, ses cheveux bou-
clés plus grisonnants que jamais, et Mielunen, dont l’écharpe en laine
de linguilis devait au bas mot tripler le volume de son cou de galcyne.
Le nuage épais en surplomb de la Porte des Canyons masquait la
montagne à l’extrémité opposée, où devaient se trouver les cinq der-
niers maîtres du vent, si aucun n’avait chuté.
Mielunen se pencha vers l’oreille de Xuven. « Vous aviez raison, maî-
tre. Aoles est avec nous. Le père des hevelens nous a envoyé un nuage. »
Xuven acquiesça, le visage sombre. Il força la voix pour couvrir le
mugissement du vent. « Il est suffisamment long, mais le vent le
pousse assez vite. Le temps nous est compté. » Il les fixa tour à tour.
« Rappelez-vous. Il nous faut des courants chauds et humides.
Deftyen et les autres s’occuperont des courants secs et froids.
– Comment saurons-nous si le second groupe est bien en place ?
Nous ne pouvons pas les voir ! »
La voix aigrelette appartenait à l’un des blancs-becs que Xuven ne
connaissait pas.
« Nous le saurons, bougonna-t-il, si le sortilège réussit. » Il dirigea
son regard vers la steppe. Le valnys n’avait pas interrompu son
avancée. Le démon paraissait bien décidé à rejoindre le bas de la
Porte. « Allons-y, à présent ! tonna-t-il. C’est le moment de vérifier
CHAPITRE DEUX
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si Aoles est vraiment avec nous. »
Etait-ce l’altitude ? Le déferlement du vent ? Ou bien l’exaltation
de l’instant ? En tendant son noueux en direction du nuage, Xuven
sentit au travers de sa moufle le bois de cilamen chargé d’un pouvoir
bien supérieur à tout ce qu’il avait pu contenir jusque là. Il entama
l’incantation sacrée. Son ancien maître Stenlen Milempas lui avait
fait promettre de ne l’utiliser qu’en ultime recours – le moment était
venu. Les autres l’accompagnèrent, brandissant aussi leur noueux, le
visage ravagé par l’angoisse, les yeux brillant d’une folle étincelle.
Ils étaient douze en tout, six de chaque côté. Un shaman isolé n’avait
aucune chance de réussir à façonner les courants nécessaires.
Les rafales giflant le faîte de la montagne se firent plus nombreu-
ses et violentes. Xuven crut que ses pieds allaient se détacher du sol.
Le sortilège ressemblait au Signe d’Aoles en ce qu’il permettait
d’identifier dans un premier temps la nature des courants, et de les
trier. Mais le vent leur parvenait avec dix fois plus de puissance !
Xuven sentait son visage déformé par l’invincible flux, ses cheveux
et son manteau tirés en arrière. Il s’agrippait de la main gauche tout
en continuant à brandir son noueux. Il devait laisser passer les cou-
rants froids et secs pour s’approprier ceux humides et chauds, les
condenser, puis les rejeter avec plus de force en direction du nuage.
Ses yeux pleuraient, c’était à peine s’il réussissait à distinguer l’ob-
jectif. La colonne d’air déchirait le nuage. Des éclairs illuminèrent
brièvement celui-ci. Le son du tonnerre vibra, tout juste perceptible
dans le mugissement ininterrompu. Durant d’interminables instants,
Xuven ne rencontra cependant aucune résistance. Il jeta un regard
désespéré vers le seuil de la Porte, où le démon se tenait à présent.
L’armée de Valshhyk s’était rapprochée à sa suite, profitant de ce
que l’attention des défenseurs fut focalisée sur le valnys.
Au moment où il l’appelait de ses vœux avec le plus de ferveur, il
le sentit. Le contact. Les courants accumulés par lui et ses frères
venaient enfin se heurter à d’autres. Les éclairs se déchaînèrent à
l’intérieur du nuage, et une trombe d’eau glacée s’abattit sur les sha-
mans. Les vents rugissaient, grondaient férocement. Arrachée de la
montagne, la neige tourbillonnait. C’était miracle si Xuven et son
groupe n’avaient encore été projetés dans l’abîme. Lui et les autres
VENTS CONTRAIRES
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continuaient à tendre leur noueux malgré tout. Il le fallait. Sinon, le
vortex en cours de formation leur échapperait et irait à coup sûr
dévaster les rangs des leurs.
La tornade naissait en effet, prenait volume et consistance. Elle se déroula
jusqu’au sol. Les flammes vivantes autour du valnys furent subitement aspi-
rées à la verticale. Certains de ces nylevs s’étirèrent démesurément, leur
bouche déformée d’un ultime cri d’agonie. D’autres se résorbèrent presque
aussitôt, et leurs restes consumés s’enroulèrent le long de la colonne d’air.
Le démon majeur, quant à lui, tenait bon. Xuven prit peur en entrapercevant
sa silhouette, les jambes fléchies à la base de la tornade. Ils ne pourraient
plus maintenir celle-ci au même endroit bien longtemps. Ils allaient devoir
libérer l’immense colonne d’air, monstre rugissant, sous peine de ne plus la
contrôler et de la laisser répandre à son gré dévastation et chaos.
Et soudain, la fantastique carcasse s’éleva. Un instant avant que Xuven
ne communique l’ultime impulsion pour éloigner la tornade, le valnys fut
soulevé, bras écartés et tête rejetée en arrière. Xuven dut cesser de
s’agripper pour tenir son noueux à deux mains et commander aux vents
de se déplacer. Les autres shamans suivirent le mouvement. Le colosse
de lave disparaissait et réapparaissait, tournoyant toujours plus haut. Puis,
son corps se désolidarisa de la gigantesque trompe. Il fit une chute de plu-
sieurs centaines de pieds dans la steppe, et le sol se craquela autour du
point d’impact. Etendu de tout son long, le valnys demeura immobile.
La colonne tourbillonnante poursuivait son chemin, hors de contrôle.
Sinistan avait commis une erreur en ordonnant à son armée de rallier la
Porte. Cadavres, guerriers vivants en armure, shamans et nylevs sur le
passage de la tornade furent emportés, aspirés par elle. Les autres
étaient projetés, balayés. On aurait dit un doigt géant se promenant
dans un jeu de quilles.
Sur le sommet de la montagne où se tenaient Xuven et ses compa-
gnons, le vent était presque tombé, comme épuisé de tant d’efforts.
Plusieurs des shamans gémissaient ou haletaient, le teint si blême qu’on
pouvait croire tout le sang retiré de leur corps. Dans la plaine, la tornade
poursuivit inlassablement son œuvre de destruction avant de perdre de sa
force, et de se muer en ultimes bourrasques furieuses. Puis, le calme s’y
installa à son tour.
CHAPITRE DEUX
Livre et ebook complets disponibles sur le site :
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Et chez les distributeurs en ligne :
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(juin 2013)
La grande traque avait commencé, et les hevelens étaient le gibier.
Quand se conclurait-elle ? Et comment ? Impossible de le prédire.
L’armée de Malia vaincue, les forces de la Destruction font le siège
de la Porte des Canyons et se répandent dans les Steppes Venteuses.
Pour chaque enfant du vent ou de l’eau capturé et précipité dans la
Grande Déchirure, c’est un nylev, un être de feu qui naît. Pelmen,
Laneth, Lominan et Elisan-Finella doivent convaincre les krongos
de se joindre à leur lutte désespérée. Mais les êtres de pierre ne sont
qu’une poignée, et plus rien n’entrave Valshhyk, l’Immolé…
Les Flammes de l’Immolé est le troisième et dernier tome du cycle
d’Ardalia, roman de science-fantasy.
Prix : 24 euros
ISBN : 979-10-90571-19-8
Version ebook : 4,49 €