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TRAVAUX ET DOCUMENTS Responsable de la collection : Didier Morin LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE SÉNÉGALAISE DE LANGUE FRANÇAISE Relation d’un voyage du Sénégal à Soueira (Mogador) de Léopold Panet (1819-1859) Esquisses sénégalaises de David Boilat (1814-1901) János RIESZ N° 60 - 1998 CENTRE D'ÉTUDE D'AFRIQUE NOIRE IEP de Bordeaux Domaine universitaire 11, allée Ausone F-33607 PESSAC CEDEX Tél. (33) 05 56 84 42 82 Fax (33) 05 56 84 43 24 E-mail : [email protected]

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TRAVAUX ET DOCUMENTS Responsable de la collection : Didier Morin

LES DÉBUTS DE LA LITTÉRATURE SÉNÉGALAISE

DE LANGUE FRANÇAISE

Relation d’un voyage du Sénégal à Soueira (Mogador) de Léopold Panet (1819-1859)

Esquisses sénégalaises de David Boilat (1814-1901)

János RIESZ

N° 60 - 1998

CENTRE D'ÉTUDE D'AFRIQUE NOIRE

IEP de Bordeaux Domaine universitaire

11, allée Ausone F-33607 PESSAC CEDEX

Tél. (33) 05 56 84 42 82 Fax (33) 05 56 84 43 24

E-mail : [email protected]

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Introduction

es textes que nous présentons ont fourni la matière d’un séminaire de János Riesz tenu le 30 janvier 1988 dans le cadre du séminaire “Épistémologie et africanisme”, coordonné par Didier Morin et Alain Ricard au sein du CEAN.

Le travail de János Riesz est trop peu connu en France où rares sont les chercheurs qui lisent la littérature scientifique en

allemand. Son récent livre, Französisch in Afrika-Herrschaft und Sprache (Frankfurt, IKO, 1998), dans lequel a paru une version allemande de ces textes, porte justement sur notre langue et notre pays et contient des pages passionnantes sur ce que l’auteur nomme la “fureur assimilationniste” française (die assimilationistische Furor, p. 84) : voilà bien une furia francese vue d’Afrique et d’Allemagne, aux étonnants résultats, peu considérés de façon critique, en France. De plus, ce travail n’est pas isolé. Il est seulement le phare de toute une équipe réunie depuis près de vingt ans à Bayreuth, autour de son promoteur, János Riesz, et dont le principal thème de travail a été la contextualisation historique et philologique de la littérature produite en français en Afrique. Ce travail de lecture et de relecture est une véritable herméneutique littéraire. Peu à peu s’écrit la nouvelle histoire des littératures de l’Afrique. Werner Glinga, Papa Samba Diop, Hans Jürgen Lüsebrink, Véronique Porra, ont été les artisans de ce travail : c’est avec eux que notre groupe de recherche a, presque depuis ses débuts, maintenu une relation d’échanges et de débats critiques.

Alain Ricard Directeur du GDR 931, “Littératures d’Afrique noire”

Références bibliographiques

GLINGA W., Literatur in Senegal : Geschichte, Mythos und Gesellschaftliches Ideal in der oralen und schriftlichen Literatur, Berlin, Reimer, 1990.

DIOP P.S., Archéologie littéraire du roman sénégalais. Ecriture romanesque et cultures régionales au Sénégal (des origines à 1992), de la lettre à l’allusion, Frankfurt, IKO, 1995.

LÜSEBRINK H.-J., La Conquête de l’espace public colonial : prises de parole et formes de participation d’écrivains et d’intellectuels dans la presse francophone en Afrique noire française, Frankfurt, IKO, 1998.

PORRA V., L’Afrique dans les relations franco-allemandes entre les deux guerres, enjeux identitaires des discours littéraires et de leur réception, Frankfurt, IKO, 1994.

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Léopold Panet : Récit d’un voyage de Saint-Louis du Sénégal à Mogador (Maroc), 5 janvier – 25 mai 1850

e récit de voyage Relation d’un voyage du Sénégal à Soueira (Mogador) qui parut pour la première fois dans la Revue coloniale est signé : “Par Léopold Panet, Indigène sénégalais”. L’ “indigène” Léopold Panet appartient au groupe de métis franco-sénégalais qui, depuis le XVIIIe siècle, pèsent sur l’histoire de la colonie – notamment à Saint-Louis et à

Gorée. À partir de 1840, ils se font les porte-parole d’une nouvelle politique coloniale plus musclée au Sénégal, ils sont également partisans d’une extension territoriale du nord au sud. À ce groupe de métis appartiennent : Durand-Valantin, maire de Saint-Louis et premier député à l’Assemblée nationale française après 1848; l’abbé Boilat qui fut pendant un certain temps le directeur de l’éducation au Sénégal; Paul Holle, qui, depuis 1840, dirigea plusieurs postes militaires et devint célèbre en tant que commandant en chef du Fort Médina (situé sur le Haut-Sénégal) qu’il défendit avec succès contre les troupes toucouleurs de el-Hadj Omar en 1857.

À côté de ces noms relativement célèbres pour leur importance dans l’histoire de la colonie et depuis longtemps attestés dans l’historiographie, Léopold Panet demeura oublié pendant de longues années. Ce n’est qu’avec la réédition sous forme de livre de sa “Relation” par Robert Cornevin en 1968, et la consécration de l’ouvrage par un avant-propos de Léopold Senghor, que ce pionnier de l’expédition coloniale française en Afrique de l’Ouest sort de l’oubli. Pour Cornevin, Léopold Panet “est le premier des écrivains sénégalais” ; pour Léopold Senghor, Panet appartient, en tant que “vrai Sénégalais” au “Panthéon imaginaire” de la nation. Ce qui rend Léopold Panet aussi intéressant, c’est précisément son statut de métis (biologique et culturel). Il se définit à la fois comme Sénégalais et adepte de la civilisation franco-européenne. Son récit de voyage traduit clairement (et de manière douloureuse) cette ambivalence, cette bipolarité.

Malgré les recherches intensives de Cornevin, nous savons peu de chose sur la vie de Léopold Panet, excepté ce qu’il dit de lui-même dans sa “Relation” qui, à sa façon, est aussi une autobiographie. Une famille Panet est installée à Gorée depuis le XVIIIe siècle. Léopold Panet est né sur l’île en 1819 ou en 1820, on ignore la date exacte de sa naissance. Il devint très tôt orphelin, comme nous le savons d’une minute notariale de 1831. Dans une lettre adressée au ministère des Colonies en 1850, il décrit sa situation économique pendant sa jeunesse en ces termes : “Né sans fortune, je vis dans une aisance bien médiocre et qui, amassée à force de privations, suffit tout juste pour mon entretien et celui de mes deux sœ urs, jeunes orphelines qui n’ont d’autre appui que moi” (Cornevin, 1968, p. 8).

Panet a vraisemblablement fréquenté l’école française de Gorée ou de Saint-Louis. Son récit de voyage révèle une bonne culture générale. En 1838, l’administration coloniale l’emploie comme “écrivain temporaire”, mais il abandonne ce poste seulement sept mois plus tard et s’établit comme commerçant à Saint-Louis d’où, on le suppose, il remonte le fleuve Sénégal pour pratiquer son commerce. C’est sûrement de ce temps que proviennent sa grande familiarité avec le pays et ses hommes, attestée par ses connaissances linguistiques, sa profonde connaissance des conditions et des difficultés du commerce colonial avec les “indigènes” et les Maures sur l’autre rive du fleuve. En 1846, nous retrouvons Léopold Panet en compagnie du commissaire à la marine Anne Raffenel, qui, déjà entre 1843 et 1844, avait entrepris un voyage dans la région des mines d’or de Kéniéba en remontant le fleuve. Ce voyage était une mission d’exploration exécutée sur ordre du gouverneur de l’époque, Edouard Bouët-Willaumez. Il faut la situer dans le contexte de la politique conséquente prévue à long terme, que Bouët-Willaumez fut le premier à défendre. Elle avait pour but de relier, par voie terrestre, les comptoirs situés sur la côte ouest-atlantique à l’Algérie et à l’ensemble du Maghreb.

C’est également dans ce sens qu’il faut comprendre la deuxième mission d’exploration confiée à Raffenel (1846-1848). Cette expédition qui devait aller jusqu’au Niger était dotée d’un programme et d’un catalogue de missions ambitieux (Y.-J. Saint-Martin, 1989, p. 168 et suiv.). Mais cette expédition généreusement équipée échoua. Le roi du Kaarta, un des souverains rivalisant avec le royaume bambara de Ségou, arrêta la troupe pendant plusieurs mois avant de la piller et la laissa retourner bredouille au Sénégal. Cet échec servira de leçon à Panet pour ses entreprises futures. Mais, aux yeux de Raffenel, Panet a fait ses preuves pendant ce voyage et s’est qualifié pour des missions à venir. C’est en termes élogieux qu’il mentionne Panet dans le récit de voyage publié dans la Revue coloniale en 1849. Par ailleurs, il plaide pour son compagnon de voyage dans plusieurs lettres adressées au ministère de la Marine.

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L’une d’entre elles, datée du 16 octobre 1848, adressée au directeur des Colonies, est particulièrement éloquente. Dans cette lettre, Raffenel loue plusieurs fois le courage et le dévouement du jeune métis Panet; il propose que lui soit décernée la croix de la Légion d’honneur en récompense de ses actions. Par ailleurs, un poste assez rémunérateur devrait lui être offert dans l’administration coloniale. La justification de cette entremise est d’autant plus intéressante qu’elle montre à quel degré les membres des expéditions et des explorations croyaient avoir droit à une reconnaissance officielle et à une récompense de la part de l’État. En effet, ils ont besoin de légitimation et aimeraient voir leurs actions mises sur le même plan que les autres missions jouissant depuis toujours d’une reconnaissance officielle : actions militaires, scientifiques, médicales et autres entreprises “philanthropiques” (Cornevin, 1968, p. 9 et suiv.).

“M. Panet s’est trouvé pendant quinze mois exposé tour à tour au poignard des nègres et aux atteintes de la fièvre, de la dysenterie et des mille affections [… ] ; il a subi courageusement la faim, la soif, les privations les plus dures et par-dessus tout une captivité de huit mois, éloigné de tout secours chez un peuple dont la perfidie a mis maintes fois sa vie en péril” (Cornevin, 1968, p. 10).

Pour ce qui est de la proposition de décoration de Panet, Raffenel obtiendra gain de cause. Sa lettre porte une mention manuscrite apposée par une autre main : “Nommé le 11 novembre 1848” (p. 11). Ainsi Léopold Panet est-il le premier Sénégalais à obtenir la Légion d’honneur. Quant à l’obtention d’un poste dans l’administration coloniale pour son protégé, les efforts de Raffenel resteront sans suite, malgré les nombreuses lettres et requêtes – également de Panet lui-même qui, après sa traversée du Sahara, séjourne pendant un an à Paris à partir du 4 juillet 1850. Est-on pour autant en droit de parler de “racisme de l’administration coloniale”, comme le fait Cornevin (p. 21) ? De l’avis de Panet lui-même, son engagement en tant qu’explorateur devrait témoigner de la totale loyauté de la classe des métis locaux, et par conséquent, forcer à reconnaître les métis comme des partenaires des Français, égaux en droit et en valeur.

Le projet d’une mission d’exploration allant de Saint-Louis du Sénégal à la ville portuaire marocaine de Soueira

(Mogador) sur la côte atlantique, en passant par le Sahara, trouve la vive approbation des milieux parisiens du lobby colonial. Le baron Roger, qui fut gouverneur du Sénégal entre 1822 et 1825 et qui, depuis la révolution de 1848, s’appelle Roger de Loiret, écrit une lettre au directeur des Colonies, l’amiral Verminhac (Cornevin, p. 12, et suiv.). Il rédige cette lettre datée du 27 novembre 1848 en sa qualité de président du “comité de l’Algérie et des colonies” pour expliquer les fins politiques de l’exploration – établir une voie de communication terrestre entre le Sénégal et l’Algérie; justifier et expliquer le choix de Léopold Panet pour cette mission difficile; décrire les mesures à prendre en vue de la réussite de l’entreprise; justifier le choix de l’itinéraire approprié et la mise en place d’un dispositif logistique; assurer tous les participants de l’expédition du soutien du ministère de la Guerre. Non seulement le ministre de la Guerre accorde la plus grande importance à l’entreprise lors d’entretiens préliminaires, mais également il “manifeste le désir d’en seconder l’exécution par tous les moyens dont il pouvait disposer” (p. 13).

La réponse du directeur des Colonies au ministère de la Marine en date du 10 février 1849 approuve tous les points de la lettre de Roger. Par ailleurs, elle mentionne – outre les arguments de politique coloniale – un autre argument en faveur de l’entreprise : explorer les possibilités d’intensifier les relations commerciales avec les pays à visiter. Pour ce qui nous concerne, retenons qu’une leçon fut tirée des échecs et des insuccès des premières expéditions. Surtout, les expériences, les croquis et les notes prises lors des voyages précédents viendront augmenter les chances de succès de la prochaine mission.

On croit avoir reconnu les causes de l’échec de l’expédition de Raffenel (1846-1848) : d’une part, la méfiance et l’agressivité des autochtones à l’égard des Européens (“chrétiens”, ajouterions-nous) ; d’autre part, l’abondance de l’équipement et la richesse de l’expédition ne pouvaient que raviver l’appétit des autochtones et les inciter au vol et au pillage. Pour éviter ces dangers à l’avenir, il semblait opportun de confier la mission à l’un d’entre eux qui voyagerait le plus modestement possible sans attirer l’attention sur sa personne. Afin que ceci réussisse encore mieux, un noviciat de préparation fut imposé à Léopold Panet. Pendant ce temps, il devait parfaire ses connaissances de l’arabe véhiculaire et adapter son apparence et son comportement à ceux des populations indigènes.

Comme tant d’autres “explorateurs” du XIXe siècle, Léopold Panet va également voyager sous un faux nom et une fausse identité. Par ailleurs, il va devoir s’inventer un nouveau passé qui rende plausible sa conversion à l’Islam, lui, Africain – certes métis – assimilé, ayant joui d’une éducation chrétienne. Par ailleurs, il devra justifier le but de son voyage. Étant donné que pendant la conquête coloniale cette identité feinte se trouve au cœ ur de la problématique des métis, tant chez Léopold Panet que chez ses congénères, nous citerons in extenso la narration de la plume de notre voyageur :

“Je suis né à Dzaïr (Alger), d’une famille musulmane, à laquelle j’ai été enlevé par les Français dans les premières hostilités avec Abd-el-Kader. Conduit en France par un nommé Étienne, non seulement il eut soin de moi, mais encore, dominé par une pensée généreuse, il ne songeait qu’à me rendre à ma famille. Cependant, les hostilités avec Dzaïr étant devenues plus graves, et toutes communications entre les parties adverses n’ayant plus lieu que par le fer et le feu, il fut impossible à mon bienfaiteur d’accomplir son généreux dessein. Quinze ans s’étaient écoulés depuis que

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j’étais au pouvoir de ce bienveillant chrétien, lorsque la mort vint l’enlever à sa famille désolée et à mon attachement, qui en sera éternellement veuf. En voyant le progrès rapide que faisait la maladie grave dont il était atteint, cet homme savait qu’il ne s’en relèverait pas et, à ses derniers moments, il regrettait plus que jamais de n’avoir pu me rendre à ma famille. Un jour il me fit appeler en présence de son fils, et après lui avoir recommandé, comme sa dernière volonté, de donner suite à la pensée généreuse qui l’animait à mon égard, il demanda une petite boîte de laquelle il retira un papier sur lequel étaient écrits les noms de mon père, de ma mère et de leur tribu. Ces renseignements lui avaient été fournis par un Arabe âgé pris en même temps que moi. Cet homme [le fils] aurait été très heureux d’exécuter les volontés de son père; mais, faute d’occasion favorable, il ne put le faire, et mourut lui-même au Sénégal, où je l’avais accompagné. Depuis, je m’occupais seul à trouver les moyens de retourner dans mon pays, lorsque je rencontrai Abd-el-Selâm qui, d’après les indications que j’étais à même de lui fournir, reconnut très bien ma famille, et m’assurant qu’elle vivait encore et que je la trouverai à Fez, il m’a remis, à cet effet, un billet de recommandation pour le marabout de Noun, H’âdj-Hamédan” (Cornevin, 1968, pp. 39-40).

Pour son histoire de vie inventée, Léopold Panet a pu s’inspirer de l’exemple du Voyage à Tombouctou de René Caillié, dont la biographie, écrite vingt ans plus tôt, comporte des parallèles : tous deux sont très tôt orphelins de père; c’est après avoir participé à une première expédition, qui a échoué, qu’ils préparent la prochaine consciencieusement et avec méthode. Dans le contexte historique qui était celui de René Caillié, ce sont des soldats de Napoléon qui l’enlèvent d’Égypte. Après la mort de son tuteur français, il tente de partir du Sénégal pour son pays, l’Égypte…

Les deux histoires de vie (de Caillié et de Panet) provoquent en plusieurs endroits quelque scepticisme dissipé par leurs réponses aux questions qui leur sont toujours posées. Les deux auteurs enjolivent la narration, l’adaptent à l’auditoire toujours changeant, et se prennent dans des contradictions. Mais surtout, Caillié et Panet s’ingénient à mettre en scène et à jouer leur conversion à l’Islam d’une manière convaincante. Les contradictions dans cette auto-représentation – voire dans la conscience de soi : jusqu’où va le jeu? où commence le sérieux? – transparaissent déjà dans le passage cité plus haut qui est pourtant une forme idéale de l’histoire racontée non seulement à des Maures sceptiques, mais aussi aux lecteurs de la Revue coloniale. Pour un public africain, le père adoptif français paraît trop positivement présenté : ce bienfaiteur, plein de générosité est d’une grandeur d’âme telle qu’il “ne songe qu’à rendre l’enfant volé à sa famille”.

La première tentative de se mettre en route pour le voyage échoue, entre autres, parce que les différents éléments ne

concordaient pas assez bien pour donner une histoire soigneusement construite. Après avoir quitté Saint-Louis le 17 octobre 1849 pour se rendre à Boutelimit, chez Cheikh Sidia qui avait la réputation d’un saint et qui devait le convertir à l’Islam, Léopold Panet apprend en cours de route que le célèbre marabout est en voyage de plusieurs mois. Panet revient sur ses pas et repart, une deuxième fois, après deux mois d’attente impatiente. Le 6 janvier 1850 à 3 heures du matin, il entreprend son voyage en compagnie d’une petite caravane qui atteint Chinguêti, dans l’Adrâr, le 28 janvier. Après un séjour d’un mois à Chinguêti, le voyage reprend le 28 février; il s’effectue avec un petit groupe qui remonte vers le nord. Le 21 mars, Panet est attaqué et pillé, on l’abandonne à demi-mort. Par bonheur, ses notes et croquis lui restent. Panet atteint Noun le 20 avril; il y reste un mois avant de se rendre à Soueira par des étapes rapides. Le 25 mai, il entre à Soueira, y rencontre le consul de France à qui il fait un compte rendu de son voyage. Une semaine plus tard, Léopold Panet s’embarque à bord d’un bateau en partance pour la France; il débarque à Marseille, le 22 juin 1850. Durant l’année qui suit son arrivée en France, il rédige son récit de voyage et tente – vainement, comme nous l’avons vu – d’obtenir un poste dans l’administration coloniale. Revenu de France, Panet quitte le Sénégal pour s’installer comme commerçant à Bathurst, en Gambie (colonie anglaise). Là, il se marie, a cinq ou six enfants. Gravement malade, il retourne à Gorée au début de l’année 1859. Selon un registre de la mission de Gorée, il y a été enterré le 5 février 1859.

Le récit de voyage de Léopold Panet se prête à trois niveaux de lecture. Une mission de collecte et d’information

Elle a pour but de collecter tout ce qui est digne d’être su sur la région visitée, et de rassembler des informations d’ordre politique. D’après sa forme extérieure, le récit de voyage de Léopold Panet se présente comme un journal encadré par une “introduction” (pp. 31-37) et un mémorandum de politique coloniale (pp. 181-190). Le journal est tenu au jour le jour, il renferme des informations et la relation d’événements vécus remarquables. Par endroit, on a de longues insertions qui tentent d’éclairer le journal en précisant le contexte des faits relatés.

Le déroulement du voyage même est marqué par des confrontations presque quotidiennes avec les deux “serviteurs” que lui a confiés le Gouverneur comme compagnons de voyage : le juif maure Yaouda et l’interprète Mouloud. Ces deux hommes se disputaient en permanence. Par ailleurs, le voyage est marqué par l’indiscrétion, l’importunité et la cupidité de voleurs, de bandits de grand chemin, et de solliciteurs en tout genre qui ne cessent d’assaillir la petite caravane.

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Les difficultés avec Yaouda proviennent du fait que Panet ne doit pas dévoiler son rapport avec ce compagnon de voyage car il risquerait de trahir le vrai but de son expédition. Aussi Panet devient-il l’objet d’un chantage; plus d’une fois, il a des raisons de croire que Yaouda pourrait révéler son secret, voire le trahir. Il se pourrait même que Yaouda soit de connivence avec les voleurs qui l’attaquent et le tuent presque (p. 125 et suiv.). Quant à son interprète Mouloud, c’est un jugement sans appel que Panet porte sur lui :

“Homme sans cœ ur, sans sentiment, c’est une de ces créatures que l’homme honnête foule à ses pieds pour venger son espèce outragée. C’était lui qui me rendait la vie dure et pénible; c’est de lui que venaient toutes mes tribulations; c’était enfin lui qui empoisonnait mon existence, et me faisait mesurer à chaque pas que je faisais la distance que j’avais encore à parcourir” (p. 81).

Comme on pouvait le faire chanter à cause de son “secret”, Panet n’avait aucune possibilité de se débarrasser de ce serviteur; il devait assister, impuissant, aux vols et aux tracasseries de Mouloud.

Comparés aux ennuis provenant de son propre entourage, les ennemis extérieurs et les trouble-fête de la caravane

paraissent être de moindre importance car ils font partie du quotidien, prévisible et maîtrisable, de la vie d’une telle expédition. Cependant, ces ennuis extérieurs étaient également source d’énervement permanent et maintenaient le groupe de marchands et de voyageurs dans un climat d’angoisse et de nervosité.

Tous les moyens imaginables sont bons pour obtenir des voyageurs, “cadeaux”, “droits de route”, “dédommagement”, “taxe”, etc. Ces moyens vont de la simple menace à la flatterie en passant par l’importunité qui peut mener jusqu’à la violence. Grâce à leur longue expérience, les marchands et les voyageurs ont appris à affronter ces exigences, à les refuser, à les éviter ou à ne se plier qu’à la pure violence. Il transparaît du commentaire de Panet un appel à la “pacification” et au rétablissement de l’ordre : “Dans un pays mal régi comme l’est, en général, le centre de l’Afrique, dans un pays aussi où la mauvaise foi et la fourberie se rencontrent à chaque pas, on comprend que [… ]” (p. 59).

Les grandes caravanes semblent mieux prémunies contre de telles tracasseries, en revanche, elles ont le grand désavantage d’être plus lentes. À cela s’ajoute le fait qu’elles doivent vivre dans la hantise d’une attaque que précisément leur importance provoque, même si paradoxalement, le grand nombre et le meilleur armement se veulent dissuasifs (cf. Spittler, 1996). Panet essaie de dépasser ses propres ennuis pour tenter de découvrir et de comprendre le système et les règles qui sous-tendent le harcèlement des solliciteurs, pilleurs, voleurs et assassins. Sur plusieurs pages (p. 56 et suiv.), il nous décrit les “négociations” avec un jeune “prince” de l’Adrâr qui, en compagnie de quelques guerriers, avait rejoint la caravane un soir et s’était fait inviter à dîner. Après le repas :

“Le prince fit connaître, sans autre préambule, le but de sa visite. Il était venu, selon ses propres paroles, pour avoir un cadeau de la part de ceux qui, uniquement occupés de leur commerce, à feuilleter le Coran, ou à rouler entre leurs doigts les grains de leurs chapelets, ne prenaient jamais les armes pour défendre les droits de la tribu, et devaient par conséquent, payer de leur fortune, ne payant pas de leur personne” (p. 56).

Non sans ironie, Panet commente les propos du prince : “C’était assez logique” (p. 56). Et il décrit de manière détaillée la discussion qui suivit, rapportant arguments et contre-arguments. Cette discussion se prolongea jusqu’au lendemain; elle prit fin quand le jeune guerrier décida de prendre par la force une partie des marchandises. À peine eut-il disparu que surgirent sur le chemin cinq Arabes armés de fusils… (pp. 59 et suiv.).

C’est presque un miracle qu’en dépit de tous les dérangements et de toutes les interruptions du voyage, Panet ait pu

trouver du temps pour ses observations, pour faire des enquêtes et pour porter sur le papier tout ce qui était digne d’intérêt. Ses notes n’obéissent pas à un plan homogène, elles sont plutôt variables et multiformes. Elles vont de la description de la nature ou du paysage à une monographie détaillée des villes où il est obligé de séjourner assez longtemps, en passant par des notes ethnographiques sur les mœ urs et les coutumes des autochtones, leurs croyances ou plutôt leurs superstitions, leurs techniques agricoles et pastorales.

Très souvent, Léopold Panet décrit l’état de la route, information qui est d’une aussi grande utilité pour les futurs voyageurs que celles relatives aux points d’eau et aux possibilités de pâturage pour les animaux de la caravane. Dans ce contexte, la description de la traversée de l’Adrâr en direction de Chinguêti est représentative :

“24 janvier. – Notre route traversait également de petites montagnes isolées et des chaînes de collines; l’arbre appelé hegnîn y était très abondant. Le soir nous fîmes notre halte à côté de quelque dune de sable, où nous envoyâmes faire boire nos chameaux et prendre de l’eau aux puits d’Ikhref, qui en étaient éloignés de près de trois kilomètres. Ikhref est une montagne entourée de vallées parées d’une belle végétation et où la pâture est très abondante, ce qui fait qu’on y trouve des camps, à peu près pendant toute l’année” (p. 55).

Souvent, de telles informations sur l’état des routes et les possibilités de campement sont complétées par des données très précises sur la constitution du sol, la présence de minerais, de plantes utilitaires et – dans des lieux comme Chinguêti où un

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long séjour permet des observations et des mesures plus exactes – les données portent sur la température aux différents moments de la journée, sur les rapports atmosphériques, les précipitations, la direction des vents et la forme des nuages (pp. 63 et suiv.). “Les données relatives aux distances sont si précises que l’on peut s’imaginer leur utilité lors d’une campagne militaire. Sur Chinguêti on peut lire : “Chinguêti fait partie de l’oasis d’Adrâr dont la capitale est Ouadân. Il est situé à 150 km O. de Ouadân, au nord à 72 km d’Atar, 92 de El-Modokh et 110 d’Osouft, autres villages d’Adrâr”.

D’utilité militaire ou pas, l’état des routes mériterait, selon Panet, d’être amélioré. Lorsque, partie de Chinguêti le 28 février, la caravane atteint la chaîne de collines d’El-Ak’sâbi dont “la terrasse coupe la route en ligne horizontale” et dont la montée et la descente sont dangereuses pour les chameaux (comme en témoignent les ossements d’animaux qui balisent le chemin de part et d’autre), Léopold Panet ne peut cacher son agacement quant à l’indolence de ces “indigènes” qui auraient pu, sans beaucoup d’effort, rendre la route plus praticable autant pour les voyageurs que pour les animaux (pp. 101 et suiv.). La perception de l’explorateur anticipe déjà sur les devoirs qui attendent le colonisateur.

Les observations scientifiques et de la nature ne sont pas gratuites. Les notes “ethnographiques” le sont encore moins. Ce qui intéresse Panet chez les autochtones, ce sont ou leur caractère pacifique ou au contraire, leur agressivité guerrière, la source de leur richesse ou la cause de leur pauvreté, leur sens de l’hospitalité ou leur xénophobie, leur degré de tolérance ou leur fanatisme religieux, leur ouverture ou leur avarice à donner des renseignements. À propos des Bârek-Allah, Léopold Panet dit qu’ils “forment une tribu paisible, riche en troupeaux. Dans ma route depuis le Sénégal jusqu’à Soueira, c’est uniquement chez eux que j’ai vu des buffles beaux dans toute l’acception du mot, et généralement, d’un noir d’ébène” (p. 48). Il ne fait aucun doute que les noms et la valeur des monnaies en circulation sont d’une grande utilité pour les voyageurs futurs. Dans l’atmosphère détendue qui règne après avoir joui de l’hospitalité, ou pendant qu’on se trouve autour du feu après un bon repas du soir, c’est alors que Panet trouve le temps et l’occasion de se livrer à une observation minutieuse sur la physionomie et l’apparence physique des Cherguïin :

“Au lieu de cette figure ovale, allongée, très commune chez les Arabes, ceux-ci avaient la figure courte et ronde, le nez petit, les oreilles redressées, le front très développé, peu de barbe, mais les moustaches bien fournies. Au lieu aussi de ce port majestueux, ils étaient, en général, petits, leur regard intelligent et leur manière recueillie : attentifs à la conversation, ils écoutaient sans interrompre, et leur approbation se manifestait par un léger mouvement de tête” (p. 131).

À la ville de Noun, où Panet séjourne du 20 avril au 20 mai, est consacré un véritable traité de douze pages, traité qui procède systématiquement et vise visiblement à n’omettre aucun aspect pertinent : situation géographique – maisons et équipements de celles-ci; rues et différents quartiers de la ville; culture des céréales avec leur prix, légumes, arbres fruitiers; les animaux (chevaux, ânes, bœ ufs, moutons, chameaux) ; mœ urs et coutumes (rapport homme-femme, coutumes relatives au mariage, la dot, jeunes et vieux, guerriers, marabouts, musique et chants) ; habillement; administration de la ville; travail, marchandises vendues, commerce, relations commerciales. À partir de ce dernier point mentionné, Panet aboutit “automatiquement” au cœ ur de la finalité politique de son voyage : l’amélioration des relations commerciales entre le Sénégal et les villes du Sahara occidental et du Maroc; la création de bases stratégiques entre la colonie du Sénégal et l’Algérie. Une note de la page 158 stipule que, à vol d’oiseau, Noun se trouve à peu près à égale distance de Saint-Louis (1528 km) et d’Alger (1465 km). Rétrospectivement, on peut lire la description détaillée et précise de la ville comme une préparation (rhétorique) à l’argument principal.

Outre les informations et les notes “utiles” – par rapport au projet colonial futur – on trouve également dans le récit de Panet plusieurs passages qui, à l’instar de la description physique des Cherguïin, ne sauraient être purement et simplement réduits à leur valeur utilitaire dans le cadre d’une conquête coloniale. Ainsi en est-il des accents “poétiques” lors de la description de la nature et des paysages, qui rappellent Chateaubriand; il en va de même des anecdotes plus ou moins courtes, des histoires plus ou moins longues qui s’éloignent du chemin (dans tous les sens du mot) pour se perdre dans le lointain. Bref, ces digressions, diverses en nature et en origine, contribuent à consolider le caractère “littéraire” (au sens étroit du mot) du récit de voyage, qui, en principe, est un genre pragmatique. Digressions et anecdotes lui ajoutent cependant une valeur distrayante, qui, de concert avec la biographie feinte de l’auteur ainsi que la mise en scène répétée et commentée de l’altérité (des autochtones), confère à la “Relation” sa marque unique.

La répartition des longues insertions sur l’ensemble du texte laisse supposer, par ailleurs, que le changement entre la description objective et les unités rapportées dans un style plein de suspens – unités plutôt digressives quant à leur fonctionnalité – obéissent à un plan (peut-être inconscient), à une alternance de structure qui passe du delectare au prodesse. Ce qui, pour le lecteur naïf, peut se lire comme une richesse de variations et parfois donner une impression de confusion.

Les insertions les plus longues et qui sont indiquées en tant que telles sont : – “[L]’histoire du bombardement de Mogador [1844], racontée par Moh’Ammed-sidi-Moh’Ammed” (pp. 73 et suiv.) que l’auteur présente comme un exemple de la manière arabe de “faire les histoires” (p. 75). L’histoire, selon les Arabes,

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consisterait à défendre le combat héroïque des soldats marocains contre les infidèles (Kafêr) qui ne doivent leur victoire provisoire qu’à leur refus d’accepter la confrontation directe; au lieu de cela ils préfèrent détruire la ville depuis leurs bateaux : “Anathème, malédiction sur leurs têtes… ” (p. 74) ; – l’histoire d’une “femme jeune et belle” qui consulte Panet pendant son séjour à Chinguêti afin que celui-ci l’aide, grâce à un gri-gri (talisman), à rompre le mariage de son mari d’avec une autre femme (pp. 76 et suiv.) ; – l’histoire d’une autre jeune femme qui, après sept mariages en cinq années, n’avait pas encore d’enfants. Panet éprouve de la pitié pour elle, mais il ne peut l’aider à résoudre son problème de stérilité (p. 89) ; – l’épisode du chef de Gandiol qui, chaque année, va remettre les primes d’exploitation des salines au Damel du Cayor. La qualité de la réception du chef du Gandiol est directement proportionnelle à la somme des primes qu’il rapporte au Damel (pp. 96 et suiv.) ; – la “chronique sur l’origine des Oulad-Bou-S’ba’” que Panet recueille dans leur camp. C’est l’insertion la plus longue (6 pages) ; par ailleurs, elle comporte des éléments merveilleux et épiques (pp. 112 et suiv.) ; – une légende sur la mort d’un chérif considéré comme un saint homme; sa mort aurait plongé toute la nature dans un deuil profond (pp. 140 et suiv.) ; – la rencontre à Noun avec un “renégat” espagnol qui raconte sa vie à Panet. Panet recommande au renégat de s’enfuir et de retourner à la vraie foi, à la religion chrétienne (pp. 165 et suiv.) ; – la description d’une “fête magnifique” qui eut lieu le 12 mai à Noun, à la veille du retour d’une grande caravane en provenance de Tombouctou (pp. 176 et suiv.).

Sans aucun doute, il serait intéressant d’analyser chacune de ces insertions par rapport à l’ensemble du récit pour pouvoir en dégager son importance ou sa pertinence dans son contexte. Prises isolément, ces huit histoires qui ressemblent à des morceaux d’anthologie indépendants du reste du récit de voyage, confèrent à l’ensemble plus de couleur et un style plus varié.

Le dénominateur commun entre les notes informatives précises et “utiles” d’une part et, d’autre part, les digressions poétiques quant à la description ou à la narration, est leur transcription. Peu importe qu’il s’agisse d’observation, de mesure ou de récits provenant d’autres personnes. Chaque jour, Léopold Panet devait trouver et le temps et l’occasion de porter secrètement sur papier ce qu’il avait vécu. Il a certes eu le temps de retravailler ses notes à Paris pendant l’été 1850 afin de leur donner leur forme définitive pour leur publication dans la Revue coloniale. En témoignent les renvois et les anticipations du texte publié. Néanmoins, il ne fait aucun doute que la précision et la richesse des informations sont dues à des notes prises sur le vif.

Comme René Caillié et bien d’autres voyageurs du XIXe siècle, Léopold Panet s’expose à plusieurs dangers, notamment à celui de passer pour un espion. Il doit à tout moment être en mesure de donner des justifications et des prétextes qui puissent le laver de tout soupçon. Une question obsessionnelle revient comme un leitmotiv : “Comment prendre mes notes avec plus de détails, sans éveiller les soupçons des Arabes… ” (p. 51) ; quelle cachette choisir pour la rédaction des notes (53) ? Comment retenir les événements et les observations, “les grav[er] dans [s]a mémoire pour les écrire plus tard” (p. 54) ? On est en droit de parler de véritables méthodes mnémotechniques, d’enregistrement à court terme, ce qui demande beaucoup d’exercice.

À Chinguêti, c’est debout dans sa chambre que Léopold Panet rédige ses notes. Ainsi a-t-il une vue sur la cour, ce qui lui permet d’éviter de se faire surprendre par d’éventuels trouble-fête. Des visiteurs viennent-ils, Panet doit dissimuler rapidement papier et crayon. Le journal de voyage demeure le seul signe extérieur, la matérialisation de la véritable identité de ce voyageur pourvu d’une fausse identité. Il est la quintessence de son travail, et aussi son bien le plus précieux.

On comprend qu’au moment le plus dramatique du voyage, à cette “journée fatale” du 21 mars, quand Panet est attaqué, pillé, dépouillé de tout et abandonné mourant, il ne doive son salut qu’à sa seule chemise de flanelle imprégnée de sang. Cette chemise que les voleurs lui abandonnent parce qu’ensanglantée, sauve et la vie de l’auteur et sa mission : elle est pourvue de poches intérieures qui contiennent les carnets de route; sous sa chemise, Panet porte une ceinture contenant de l’or. Les autres papiers et notes seront retrouvés de façon non moins spectaculaire : quand ceux qui poursuivent les voleurs s’arrêtent pour une petite pause, un des chameaux se couche précisément à un endroit, où, “en se relevant [il] fit un trou d’où sortit un morceau de papier” (p. 124). Il s’agissait des papiers de Panet, ce que l’auteur commente en ces termes : “c’était vraiment providentiel, car rien ne leur avait empêché [sic!] d’en faire un feu de joie” (pp. 124-125). Est-ce un hasard que cet épisode soit rapporté exactement au milieu du récit – tant sur le plan spatial que chronologique?

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Un texte autobiographique

Il est marqué par la problématique du métis qui se trouve entre deux cultures. Du point de vue de sa conception narrative, le récit de voyage révèle une certaine homologie structurelle entre le déroulement du voyage et la “dramaturgie” de la mission. Dans ce qui suit, je tenterai de montrer que l’identité problématique de notre voyageur travesti n’est pas sans influence sur sa perception et la présentation discursive des choses vécues et des événements. Tel est le cas surtout des spécificités culturelles de “l’autre” face à l’affirmation de la supériorité de sa propre civilisation, et aussi de l’ambivalence des contradictions de l’ “indigène” sénégalais et de l’ “assimilé” français qu’est Panet lui-même.

Léopold Panet, qui répondra désormais au nom d’Abd-Allah (“esclave de Dieu”), devra adapter son histoire de vie fictive telle qu’il l’a racontée dans la première partie de ce chapitre à ses auditeurs et aux circonstances changeantes, l’embellir et l’enrichir de détails, la défendre face aux sceptiques. Le “travestissement” de Panet provoque trois sortes de réaction de la part des “indigènes” : – d’une part, un “chrétien” reconverti à l’Islam est objet de fierté et de satisfaction car il est la preuve vivante de la supériorité de leur religion; – d’autre part, le récit de Panet éveille chez ses interlocuteurs la curiosité d’en savoir plus sur la vie des chrétiens européens; – enfin, le scepticisme répété des interlocuteurs, dû aux incohérences, oblige Panet à une plus grande rigueur, à plus d’éloquence et même à un plus grand talent de comédien.

Littéralement et au sens premier du terme, il s’agit d’une “histoire de cou” : comme Shéhérazade dans les Mille et une nuits; la vie du voyageur Panet dépend aussi plus d’une fois de son talent rhétorique de l’inventio et de la persuasio, bref : de toutes les ressources expressives d’une “linguistique du mensonge” (H. Weinrich). Dès le premier jour de voyage, Panet se retrouve dans la situation désagréable qu’il appréhendait : un chef de village qui exige une taxe de la caravane, l’identifie comme “nazaréen”. À la suite de cette découverte, lorsque le serviteur maure juif décharge ses bagages du dos du chameau et que cet animal prend la fuite, Panet est hanté par la peur d’être exclu du groupe des voyageurs. Mais il ne se décourage pas, il suit la caravane qui s’arrête pour une pause après deux heures de marche. L’occasion s’offre à Panet de jouer le rôle qu’il s’est assigné dans ce théâtre. Ici, tout comme dans plusieurs passages ultérieurs, il adopte une stratégie qu’on pourrait appeler “fuite en avant”. Elle consiste pour lui à ne pas se contenter de raconter uniquement son histoire – qui ne manque pas l’effet escompté –, mais en plus, il menace de la colère divine, du malheur qui s’abattrait sur la caravane si on l’en excluait. Il dissipe les scepticismes quant à son histoire en l’ornant de détails (p. 40) ou en déclarant péremptoirement : “Jamais je n’ai été autre chose que musulman” (p. 40). Le hasard vient au secours de Panet : quand son chameau qui s’était enfui, rejoint la caravane deux jours plus tard, ses compagnons de voyage y voient une preuve divine : “Allah n’a de pareille attention que pour quelqu’un dont la voix s’élève pour adresser des louanges à Mahomet” (p. 41).

Comme le montre cet exemple, la simple reproduction du récit de vie fictif ne suffit pas; celui-ci doit être toujours contextualisé, certifié et pour ainsi dire rejoué comme une vraie comédie. C’est vers la fin du voyage qu’apparaît de manière patente le caractère comique du travestissement, quand, une fois de plus, l’identité de Panet est sérieusement remise en question lors de son séjour à Noun (pp. 168 et suiv.). Sa “découverte” est le fait de l’Arabe Bou-S’ba que, dans un premier temps, Panet avait choisi à Saint-Louis comme compagnon de voyage. Quand les membres de sa tribu (les mêmes qui avaient volé Panet et qui l’avaient battu presque à mort) apprennent ses révélations, ils se lancent à la poursuite de “l’infidèle [… ] qui venait espionner leur pays pour y conduire après les démons, ses confrères” (p. 167). Comme on le voit, cette envie meurtrière des Arabes abusés n’est pas uniquement due à leur “fanatisme”, mais aussi à des craintes bien réelles, que nous savons justifiées : le voyage de Panet pourrait s’avérer utile pour la conquête future du pays.

Panet, qui, cette nuit, a vu un orage se préparer au-dessus de sa tête, prend le danger qui le menace très au sérieux; il commence sa journée du 28 avril par une imploration à Dieu, priant celui-ci de “[l]’inspirer pour [s]e défendre avec succès contre cette nouvelle accusation d’être chrétien” (p. 169). Psychologiquement, le cache-cache identitaire paraît être poussé à son plus haut degré : le chrétien Panet demande assistance à son Dieu chrétien pour renier ce dernier même. Si nous poussons la logique jusqu’au bout, cela veut dire que le but final du voyage – arriver sain et sauf avec les informations recueillies – est d’une priorité supérieure à la foi (confession ou abjuration) religieuse individuelle.

La question de savoir si l’étranger est un commerçant musulman ou un espion chrétien tient toute la ville en haleine. Les uns accordent du crédit à son histoire, les autres se disent : “ils n’ont pas assez d’Alger [… ] et ils veulent essayer de [conquérir] Noun. Cela se comprend, ils sont fatigués de vivre entourés par les mers, et ils veulent se porter maintenant sur le continent pour s’emparer du monde” (p. 169). Et Panet de faire suivre ce passage d’une digression portant sur les images qu’on se fait des Blancs dans bien des régions d’Afrique.

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Quand dans la matinée du 28 avril ses deux protecteurs et partenaires commerciaux El-Bachir et Fdil lui rendent visite, Léopold Panet leur joue à la perfection le rôle du musulman pieux :

“Je roulais gravement entre mes doigts les cent un grains du chapelet musulman. Aussitôt qu’ils entrèrent, je le ramassai dans ma main et me le frottai sur la figure comme font ordinairement les grands marabouts, et je fis cela avec un sérieux qui les étonna. Il ne conviendra pas, dit El-Bachir à Fdil, qu’il est chrétien. Si ce n’est que cela qui t’amène ici, tu peux te retirer, lui répondis-je, car ton contact est pour moi un péché, toi qui oses appeler chrétien un serviteur de Mahomet; et je fis suivre cette observation de la phrase sacramentelle des Arabes, La ila, etc. Je vis avec plaisir que ce nouvel acte de persuasion avait gagné mes deux visiteurs qui restèrent interdits” (p. 170).

Panet savoure son triomphe jusqu’à l’extrême à travers un long discours; il finit par réussir à faire tourner en sa faveur l’atmosphère qui règne dans la ville en envoyant des invités et des amis de son hôte annoncer partout le crédit de son identité de musulman. Il n’en demeure pas moins qu’aux yeux du lecteur d’aujourd’hui, cette identité même reste entièrement problématique. Autrement dit : où s’arrête le rôle (joué) et à partir de quand un changement d’identité a-t-il effectivement eu lieu? Ou alors, doit-on parler peut-être d’une “identité temporaire”, lorsque Panet, alias Abd-Allah, déclare aux deux visiteurs :

“[… ] ce qui ne vous sera pas pardonné, c’est d’avoir appelé kafer (infidèle), un musulman; car vous ne pouvez ignorer, vous qui vous dites être un chérif, que le chrétien, le juif, l’idolâtre, etc., qui a dit une fois que Mahomet est le prophète de Dieu, personne n’a plus le droit de l’appeler kafer, à moins de se rendre coupable d’un grand péché” (p. 171).

Alors, est-on en droit de se demander, pourquoi celui qui déclare que Mahomet est le prophète de Dieu ne commet-il pas de péché quand il veut tout de même être tenu pour un chrétien? Vraisemblablement, l’explication à cela se trouve dans la distance culturelle qui sépare chrétiens et musulmans, Panet se croyant du côté des supérieurs. Quand Fdil l’invite à retourner dans la maison d’El-Bachir, il est “outragé [...] par la prétention d’un Arabe sauvage qui pensait pouvoir [l]’influencer dans [s]on raisonnement” (pp. 171-172).

Cette mise en scène de soi comme chrétien “civilisé” et Européen dans un environnement africain maure, arabe et musulman se déroule à deux niveaux : la nécessité de se conformer au rôle choisi et les clins d’œ il explicatifs, en direction des lecteurs européens, portant sur son propre comportement et sur celui des autres. Ces deux niveaux forment la trame idéelle et le cadre idéologique du récit de voyage. Le tout n’a d’autre fin que la légitimation du projet colonial voilé. La mise en scène balance sans cesse entre la fascination et la répulsion, entre l’admiration et le mépris affiché, entre l’ironie et le respect.

Au début du voyage, Léopold Panet s’efforce de maintenir une certaine distance. Le rituel élaboré de salutation est dédaigneusement appelé “ennuyeux préliminaire dans les moindres conférences en Afrique” (p. 34) ; les chefs africains auraient la fâcheuse habitude de tout exagérer pour, par la suite, avoir recours aux paroles qui apaisent (p. 35). Dans leur essence, ces remarques qui indiquent une prise de distance, révèlent que nous avons affaire à deux conceptions différentes du temps; non seulement cela devient évident quand deux caravanes se rencontrent, mais c’est aussi à cette occasion qu’on en trouve l’explication :

“Habitués à ne pas trouver leurs tribus aux lieux où ils les laissent, lorsque les Arabes nomades voyagent, aussitôt qu’ils s’aperçoivent, quelle que soit la distance, ils courent l’un à l’autre pour demander réciproquement où sont campées, soit leurs tribus respectives, soit d’autres; ensuite viennent les détails sur la route que chacun d’eux a parcourue. Comme ces renseignements qui, souvent, demandent un temps infini, parce que chacun d’eux entre dans les détails les plus minutieux, et qu’ensuite il leur faut fumer ensemble la pipe nationale et recommencer de mieux encore les questions, retardent considérablement. C’est ainsi que l’Arabe estime à une journée de voyage ce qui n’en est réellement qu’à une demi-journée” (p. 43).

Dans leurs récits, les Arabes, tout comme les autres peuples africains, accordent peu d’importance à l’exactitude (p. 51). Se trouvent-ils dans une situation difficile, alors ils se retranchent derrière une prière fervente (p. 53).

La plus grande marque de distance par rapport à la “mentalité” arabe se retrouve dans le compte rendu d’un entretien “typique” avec un Arabe, occupation occasionnelle de notre voyageur, surtout lorsqu’il veut échapper à l’ennui. À travers les moyens rhétoriques de l’amplification et de l’intensification, il est évident qu’il ne s’agit pas d’une opposition entre l’Islam et le Christianisme, mais bel et bien de celle entre la superstition et le “fanatisme” des musulmans d’une part, et la religion des Lumières qui s’appelle “civilisation” ou “progrès”, d’autre part. Le passage suivant pourra nous aider à comprendre que cet aspect de la question représente l’essentiel du message délivré par Panet, et est au cœ ur de l’idéologie coloniale qui justifie son entreprise :

“Mais quelle conversation bizarre! Quel mélange confus de sujets! Quel entassement de ridicules! Pendant que je lui parlais d’industrie, des progrès qu’obtenaient journellement les Européens par un travail éclairé et soutenu ou que je voulais avoir quelques détails sur la vie nouvelle que j’allais embrasser au sein d’une population dont j’étais sorti très jeune, lui me coupait incessamment la parole pour me peindre avec extase la sublimité de Mahomet, sa haute puissance, ses vertus inimitables, les merveilles qui ont signalé son passage sur la terre : tels que l’agitation de la terre

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au son de sa voix; le tonnerre grondant sourdement comme signe de l’approbation divine à toutes ses paroles; la santé rendue à des infirmes; des morts ressuscités; [...] Dieu avait choisi [Mahomet] pour venir tirer les hommes de leurs erreurs et les instruire d’une religion qui seule donne des droits à ses grâces. [...] Et moi, pauvre voyageur travesti, je ne pouvais lui dire un mot du Christ; ma position m’obligeait même d’applaudir à l’énumération sans fin qu’il me faisait des miracles accomplis par son saint prophète, son idole et son Dieu, et d’entendre sans réplique ses paroles de mépris pour le ‘chrétien’ qui, selon lui est un corps sans âme, un fils du démon qui a mutilé la religion pour n’en prendre que ce qui était conforme à ses goûts, et qui, ainsi, s’est creusé un abîme dans l’éternité pour y expier son crime de n’avoir pas pratiqué la religion enseignée par Mahomet, et qui est la seule qui soit digne de Dieu” (pp. 54-55).

Par rapport au dispositif idéologique mis en place par Panet, il est remarquable que l’auteur ne mentionne encore presque pas le fondement de ses propres positions. Vis-à-vis des lecteurs européens, il y a comme un accord tacite; c’est pourquoi il se contente, ici, de l’énumération de points qui feront l’objet d’un discours plus élaboré dans le mémorandum en annexe : industrie, progrès, travail, Lumières

– et évidemment la question du Christ, comme il se doit. Le déroulement du voyage lui-même sert tout d’abord à dé(cons)truire les positions de l’adversaire, à présenter le comportement de celui-ci comme étant primitif, rétrograde ou ridicule. On comprend que l’adversaire soit tourné en ridicule : il souffre de “dépravation” (p. 65), il manque “d’humanité” (p. 70), ses habitudes culturelles sont “burlesques” (p. 110) ou “grotesques” (pp. 153, 180). Enfin, d’autres phrases sentencieuses résument l’expérience de Panet avec l’adversaire : “Avec les Arabes, on n’est jamais sûr de rien” (p. 86).

Faut-il voir les rares remarques amicales et autres jugements positifs de Panet à l’endroit des Arabes comme une stratégie visant à rendre plausible l’ensemble du récit? En effet, une critique de bout en bout paraîtrait trop partiale, et par conséquent non digne de crédit. Ou doit-on penser tout simplement que Panet subordonne, résolument, sa perception au but politique de sa mission? Toutefois, on relève des mots d’estime et de reconnaissance se rapportant à divers domaines : – malgré les hostilités entre les différentes factions tribales, “les marchands sont respectés de part et d’autre” (p. 45) ; – les Arabes sont des “voyageurs intrépides rompus aux fatigues dès leur jeune âge” (p. 53) ; – leur ferveur religieuse est plus grande et plus vraie que celle des pays “civilisés” (p. 88) ; – certains Arabes allient noblesse d’âme, courage et amabilité (p. 109) ; – leur religion leur prescrit d’aider et de protéger les faibles (p. 112) ; – ils sont hospitaliers, généreux et d’une grande courtoisie (pp. 130 et suiv.) ; – Panet rapporte que la ville de Noun est bien gouvernée (p. 154).

Si l’on compare ces jugements positifs, non négligeables, aux autres aspects négatifs précédemment mentionnés, on pourrait dire alors que la différence principale entre l’Europe et ce pays consiste en une sorte de “décalage civilisationnel” auquel une intervention “réformatrice” et coloniale remédierait – comme Panet l’exige en plusieurs endroits de son récit. Un témoignage historique

La politique coloniale de la France en Afrique de l’Ouest tente de se sortir d’une situation “bloquée” et peu satisfaisante en ouvrant de nouvelles perspectives et en esquissant une nouvelle vision des devoirs coloniaux de la “mère patrie” et de ses colonies autour des années 1850. La présentation explicite du projet colonial, sous forme succincte, parsème tout le texte; ce projet est repris d’une manière détaillée dans les 10 pages du mémorandum conclusif : “Observations sur le commerce du Sénégal – Avantages d’un établissement à Ségo” (pp. 181-190). Dans la “Relation”, la nécessité de réformes (comme nous l’avons vu sur l’exemple de l’état des routes) est préparée et justifiée par la description préalable des conditions insatisfaisantes qui règnent dans le pays. L’état des rues et des maisons dans la ville de Chinguêti, vanté dans les mots les plus élogieux par les compagnons maures de Panet s’avère être une catastrophe :

“Chinguêti [...] ne représentait qu’un ramassis de maisons construites sans art, sans solidité et même sans espace. Les constructions les plus neuves, celles qui étaient en cours d’exécution, étaient déjà en ruines, et malheur au passant de la rue qui s’arrêterait contre un mur, car le seul mouvement d’un enfant, d’une chèvre et même d’un rat, lui enverrait du haut des murailles une jetée de pierres” (p. 62).

Comme pour consoler le visiteur de l’état branlant des maisons vues de l’extérieur et de leur intérieur encore moins accueillant, le site de la ville se trouve dans un paysage verdoyant. Les champs irrigués sont impeccablement entretenus. Mais, pour inventer la nécessité d’une réforme et pour ne pas donner l’impression que les “indigènes” cultivent la nature africaine de manière parfaitement adéquate, Panet a recours à un subterfuge littéraire qui lui permet de constater ici aussi un manque et de demander des “réformes”. À la vue de ces beaux champs, ses pensées s’envolent vers la France, son imagination lui livre une image idéale qui contraste avec celle des personnages qu’il a devant lui :

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“Déjà même, dans l’élan de mon enthousiasme, je croyais voir les campagnes et les prairies d’Europe dans leur plus belle époque de floraison. Ses jardins de plaisance même se dressaient à mes yeux et j’y voyais se promener des figures plus souriantes, des hommes autrement habillés que ceux qui m’entouraient, et comme d’ailleurs je l’étais moi-même. De même pendant qu’ici, sous mes yeux, les femmes travaillaient avec ardeur pour racheter la paresse de leurs maris assis à terre avec indifférence, il me semblait que les hommes, que je croyais voir, se promenaient avec leurs épouses ou leurs filles, en leur prodiguant leurs caresses; triste contraste qui venait me rappeler combien l’Afrique avait besoin de réforme dans ses mœurs” (p. 63) [Souligné par J.R.].

Cette description, qui ressemble à l’expression verbale d’un tableau de Boucher ou de Fragonard – avec ses promeneurs galants dans les jardins de Versailles – représente dans son essence un renversement de l’image du bon sauvage heureux, image que nous connaissons de Rousseau et de Bougainville-Diderot. L’inactivité, la “paresse” des hommes n’est plus perçue comme l’expression décontractée d’une joie de vivre, mais plutôt comme une arriération culturelle, un reste de mœ urs barbares. Cette barbarie des mœ urs est amplifiée par la possibilité qu’ont les hommes de répudier leur femme pour la moindre peccadille (p. 63).

Le projet colonial de Panet, tel qu’on peut le dégager de son voyage, de ses observations et de ses réflexions, est à double composante – matérielle et morale. D’une part, les habitations et les routes ont besoin d’être améliorées, les marchands et les voyageurs doivent jouir d’une meilleure protection, les possibilités d’échanges commerciaux et le commerce à grande distance seraient facilités par l’établissement de comptoirs et la suppression d’entraves politiques. D’autre part, les mœ urs des hommes ont besoin de réforme, ce qui pourrait être compris au sens d’Elias qui, dans sa Civilisation des mœurs parle de processus de civilisation et entend par là : répression de la violence individuelle, protection des faibles, humanisation des rapports entre hommes et femmes, raffinement des manières de table, expression linguistique élaborée quant à la sociabilité, etc. Les concepts-clés autour desquels le discours colonialiste de Panet se cristallise pour s’exprimer de diverses façons, s’appellent tantôt civilisation–humanité–commerce, tantôt progrès–bien-être–commerce ou encore raison–réformes–progrès.

Lors du premier développement discursif du projet colonial (pp. 92 et suiv.), on remarque que Panet ne maîtrise pas

encore très bien son arsenal terminologique et qu’il se garde de conclusions. C’est comme s’il fallait d’abord mettre en place le dispositif idéologico-colonial pour pouvoir ensuite procéder à son déploiement. Au terme de son séjour d’un mois à Chinguêti, Panet réfléchit sur les possibilités de développer le commerce entre la ville, son vaste arrière-pays, et Saint-Louis du Sénégal. Il aboutit à certaines réflexions conclusives. L’idée d’une conquête coloniale du pays compris entre le Sénégal et le Maroc apparaît d’abord sous le mode de la défense : en vue d’un développement des relations commerciales, il faut “vaincre les idées des indigènes toujours disposés à croire que nous voulons leur enlever leur pays” (p. 92). Panet de poursuivre que “rien n’empêche des nègres musulmans du Sénégal de se transporter à Chinguêti [… ], et de s’y établir même” (p. 92). Des marchandises de toutes sortes feraient fleurir les établissements coloniaux qui s’y seraient installés : l’or de Tichit, du caoutchouc, du cuir, de la laine, des plumes d’autruche, etc. Le rêve de Panet est très concret : il vise à de meilleurs rapports commerciaux et à l’intensification de ceux-ci avec l’intérieur de l’Afrique (au nord jusqu’au Maroc, à l’est jusqu’au Niger). Notons comment il part de ce rêve pour développer un discours colonial qui n’est rien d’autre que la mise en pratique du concept-clé de “civilisation” que nous avons mentionné plus haut :

”Il y a dans cette question [intensification des relations commerciales], que nous regrettons de ne pouvoir traiter avec développement, deux intérêts positifs qui se prêtent volontiers à l’intelligence. Assurer, d’une part, au commerce languissant du Sénégal non seulement les produits du Soudan, et ils sont nombreux, mais encore celui [sic!] du centre de l’Afrique; de l’autre, faire germer, peu à peu, dans l’intérieur de ce continent par le contact de nos marchands sénégalais, la civilisation, nous n’osons pas le dire, car eux-mêmes sont encore peu avancés; mais quelques principes qui, suivis plus tard par d’autres, et d’un contact plus étroit, en assureront la conquête à l’industrie, au commerce et bientôt à la civilisation” (p. 93).

Par analogie à “la construction progressive des idées par la parole” de Heinrich Kleist, on pourrait parler d’une “naissance progressive du discours colonial à partir de l’idée du commerce”. Il s’agit certes d’un discours dont les termes et les composantes sont connus depuis déjà longtemps, mais il fallait certains catalyseurs – tels le voyage, l’exécution de la “mission”, l’expérience des défaites et des échecs partiels – pour que nous ayons affaire à un discours qui se fait “événement” (M. Foucault).

Tout comme la conquête coloniale elle-même, son corrélat, le discours utopique légitimateur qui l’accompagne, apparaît, lui aussi tout d’abord sur le mode de la négation et de la défense. La citation précédente se poursuit :

“Et ce n’est pas ici une utopie, comme on pourrait le penser, comme on le pense souvent, lorsqu’on parle de la civilisation de l’Afrique. Chez les populations où le fanatisme musulman combat et repousse sans examen toute innovation bienfaisante et aveugle la raison, le succès de telles espérances peut être douteux; mais à Ségo, où la population, qui se compose de Bambaras, est dégagée de cette religion qui soumet tout aux doctrines de Mahomet, contremarche de la civilisation, la crainte peut être, à juste titre, appelée une timidité coupable. Ceux-là, nous pourrions, avec la persévérance, l’attrait de nos moyens d’instruction, le travail intelligent et matériel, la persuasion et

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avec tout cela, le temps, gardien fidèle des principes et de la vérité, vaincre le fétichisme et l’apathie qui les ont soustraits, jusqu’à ce jour, au mouvement de progrès social auquel les convie le monde civilisé” (p. 93).

Léopold Panet est parvenu au sommet de sa rhétorique coloniale; il ne lui reste plus qu’à trouver une phrase récapitulative appropriée : “Le commerce, la civilisation, l’humanité même le réclament” (p. 94). Suivent quelques aspects pratiques et des difficultés quant à l’exécution du plan d’extension des rapports commerciaux : la concurrence anglaise, la non-navigabilité des chutes de Félou, l’exploitation des mines d’or de Bambouk, d’autres marchandises. Cependant, le récit de voyage a atteint son but à la fin de cette première partie qui fut publiée dans le numéro de novembre, 1850, de la Revue coloniale : la mise en rapport plausible de l’établissement de comptoirs avec l’espoir d’essaimer la “civilisation”, ce qui, à son tour, est propice au commerce…

À la fin de la deuxième partie, donc à la fin de l’ensemble de la “Relation”, les “observations” développent le discours colonial précédemment esquissé pour en faire une vision globale de l’histoire, de “la puissance toujours croissante de la civilisation sur la barbarie” (p. 181). Par ailleurs, ces mêmes “observations” dressent un programme de civilisation à long terme du continent africain : “civiliser l’Afrique, c’est lui ouvrir les voies de communication avec tous les peuples de la terre” (p. 181).

Tout comme à la fin de la première partie, la préparation et la justification du projet colonial part d’observations et d’analyses faites sur une ville, Noun, sur ses relations commerciales ainsi que sur les ressources qu’elle est susceptible d’offrir à la colonie du Sénégal. De l’analyse objective des avantages que présenteraient des établissements commerciaux à Noun, Panet s’envole vers une vision globale de la mise en valeur du continent, avec toutes les conséquences connues que cela suppose : création de nouveaux besoins (“luxe”) chez les “indigènes”, qui, ainsi, seraient conduits à plus de discipline par le travail régulier, au développement et à l’évolution de leur intelligence, de leur morale – préalables à l’accession à la civilisation :

“L’Afrique deviendra alors l’Eldorado où l’Europe entière viendra recueillir les produits que, selon la loi de la nature, son climat lui refuse. Plus tard, le bien-être moral viendra se joindre aux avantages matériels, et avec le temps, les erreurs de l’Islamisme viendront se briser devant les saintes vérités du Christianisme” (p. 158).

La monotonie et la répétitivité du discours colonial remonte, comme nous voyons ici, à ses toutes premières heures; depuis cent ans, rien n’y a changé. L’origine de son noyau économique – bien-être par le travail, bien-être général comme résultant de la compensation des égoïsmes privés, monopole de pouvoir de l’État pour garantir le libre commerce – se situe à l’époque des Lumières ou même plus tôt, à celle de la Renaissance. Mais, pour qu’il soit fiable dans cette nouvelle période de l’impérialisme naissant, il faut le débarrasser de certaines contradictions, de reliques venant du fond des âges afin de l’adapter aux exigences nouvelles. Les idées ayant trait à l’abolition récente de l’esclavage (1848) dans les colonies françaises sont, dans ce contexte, de très grande importance. Une colonisation qui se veut et se justifie comme projet de civilisation, a besoin, pour se réaliser, de sujets actifs, laborieux et capables de décisions indépendantes. La vieille image du “nègre” soumis et paresseux qui ne travaille qu’à coups de fouet ainsi que l’autre image du nègre cruel et récalcitrant auront vécu car elles ne sont plus d’aucune utilité.

Panet a conscience de la contradiction qui existe entre le nouveau programme colonial et la vieille image du Nègre. En effet, celle-ci ne disparaît pas immédiatement avec l’abolition de l’esclavage; c’est pourquoi Panet s’évertue à “examiner” les vieux clichés : les traits de caractère qu’on prête au “Nègre” ne sont pas la cause mais la conséquence de l’esclavage. De par leur nature, les Africains sont aussi courageux, travailleurs et talentueux que tous les autres hommes de la terre. Le système de l’esclavage, qui repose sur la raison du plus fort et qui a assujetti des millions d’Africains, aurait sapé les bases d’une agriculture continue et fructueuse :

“Parce que ceux qui allaient dans les champs étaient enlevés par des voleurs embusqués qui les portaient ensuite aux marchands européens, les communications entre tribus alliées furent interrompues, parce que, de part et d’autre, on craignait la trahison, et le trafic de la chair humaine devint alors l’industrie unique de l’Afrique et une plaie pour l’humanité” (p. 161).

L’abolition de l’esclavage par les puissances européennes ne serait qu’un premier pas vers la civilisation et la morale religieuse. Il faut maintenant lutter pour l’extermination de l’esclavage en Afrique même. Ceci serait le devoir des Européens car ce sont eux qui, par la traite des Nègres à grande échelle, ont instauré ce système sur le continent. L’esclavage qui y existait jusque-là était pratiqué à une moindre échelle et “n’avait rien du caractère odieux qu’il a eu plus tard” (p. 160). Traitant de La violation d’un pays de Lamine Senghor, Werner Glinga parle de “koloniale Urszene” (“scène coloniale primitive”) pour caractériser une fable sur la naissance de l’esclavage. Dans un village africain où l’on vit paisiblement, apparaît un marchand blanc, avec ses marchandises tentantes qu’il offre à celui qui lui vendrait de la marchandise humaine – chez Lamine Senghor, ce sera le “frère”. C’est une scène semblable que nous retrouvons ici déjà chez Panet, quelques 70 ans plus tôt. Le programme colonial de civilisation conçu par le métis sénégalais Léopold Panet, est plus éclairé et plus honnête

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que l’Essai sur l’inégalité des races humaines de Gobineau, qui paraîtra six ans plus tard. En effet, Panet part “des lois immuables du divin créateur : l’égalité sur terre comme dans les cieux” (p. 160).

Dans une certaine mesure, cette constatation vaut également pour les “Observations sur le commerce du Sénégal” qui concluent le récit. Dès la première phrase, le texte se donne à lire comme un point de vue sénégalais : “Si l’on compare la position que ‘nous’ occupons au Sénégal… ” (p. 181). Il ne s’agit pas, ici, du projet colonial d’une métropole lointaine qui entreprendrait une mise en valeur de sa colonie en vue de l’augmentation de ses propres richesses. Il est plutôt question d’un projet qui place l’intérêt de la colonie au premier plan. Dans ce sens, Léopold Panet est effectivement un “nationaliste” sénégalais de la première heure. C’est à la colonie du Sénégal qu’il lance son appel :

“Il faut que cette colonie, où tout progrès est encore à naître malgré que son occupation par une nation riche et puissante date déjà de longtemps, comprenne cette mission; il faut qu’elle sache qu’il y a une époque fatale et ruineuse pour le pays qui voit augmenter sa population, par conséquent ses besoins, et qui reste toujours dans le cercle étroit du détail de quelques pièces d’étoffe, le statu quo et la routine” (p. 182).

Si l’on poursuit la pensée comprise dans ce passage, le message est le suivant : ne nous fions plus à la mère patrie française, prenons notre propre destin en main, développons nos relations commerciales avec l’intérieur de l’Afrique, engageons-nous, sans peur et avec courage sur notre voie sénégalaise. Le paradoxe du métis Léopold Panet est précisément que, en tant qu’agent et propagandiste de la politique coloniale, il se trouve entre deux rives : d’une part, il se réclame du christianisme, de la civilisation européenne ainsi que des valeurs des Lumières et de la Révolution française; d’autre part, il ne saurait ignorer combien d’injustice (allant de l’esclavage au délaissement de la colonie) les puissances européennes ont fait subir à l’Afrique et, en l’occurrence, au Sénégal.

C’est dans l’intérêt de son pays que lui, “Indigène du Sénégal”, se sert d’un discours colonialiste qui fut préparé par les uns (dont le gouverneur Bouët-Willaumez), et qui sera exécuté militairement et politiquement par les autres (notamment Faidherbe). Venu à une période favorable qui se situe entre deux époques – entre l’ancien temps des comptoirs isolés et le nouveau programme d’extension territoriale – Panet voudrait récupérer ce discours au profit de sa patrie sénégalaise pour qu’il serve de moteur au progrès et au développement futur de son pays. Comme nous l’avons vu, ce ne fut pas un succès. Peut-être doit-on chercher dans cette contradiction la raison du manque de reconnaissance que l’administration coloniale lui témoigna? En effet, le projet colonial devait être toujours dirigé à partir de la métropole; l’heure n’était pas encore à un projet émanant des “indigènes” eux-mêmes – fussent-ils métis assimilés.

Références bibliographiques

Notre analyse est faite à partir de l’ouvrage de Léopold Panet : Première exploration du Sahara occidental. Relation d’un voyage du Sénégal au Maroc, 6 janvier-25 mai 1850, préf. Léopold Senghor, introd. Robert Cornevin, Paris, Le livre africain, 1968. Quant aux références historiques, nous avons eu recours aux ouvrages suivants : BRUNSCHWIG H., L’avènement de l’Afrique noire du XIXe siècle à nos jours, Paris, A. Colin, 1963. COQUERY-VIDROVITCH C. (dir.), L’Afrique occidentale au temps des Français. Colonisateurs et colonisés, 1860-1960, Paris, La Découverte, ACCT, 1992. REY-GOLDZEIGUER A., “La France coloniale de 1830 à 1870”, pp. 315-552 in J. Meyer et al., Histoire de la France coloniale : des origines à 1914, Paris, A. Colin, 1991. SAINT-MARTIN Y.-J., Le Sénégal sous le Second Empire. Naissance d’un empire colonial (1850-1871), Paris, Karthala, 1989. SINOU A., Comptoirs et villes coloniales du Sénégal. Saint-Louis, Gorée, Dakar, Paris, Karthala-Orstom, 1993.

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David Boilat : Esquisses sénégalaises (1853)

avid Boilat, né en 1814 à Saint-Louis du Sénégal d’un père français et d’une mère métisse (Signare), sera tôt orphelin et élevé par l’Église catholique. En 1827, à treize ans donc, il fait partie d’un groupe de jeunes métis et Noirs qu’on envoie en France où ils recevront une formation de prêtre ou d’enseignant pour revenir au Sénégal (un

premier groupe, sept garçons et trois filles, les avait précédés en 1825). Boilat sera consacré prêtre en 1840 et rentrera dans son pays où le gouverneur Bouët-Willaumez le nommera directeur de l’éducation de la Colonie. Des difficultés de nature financière et des rivalités avec d’autres enseignants le forceront à quitter le Sénégal pour aller en France où il prendra la charge d’une paroisse dans le diocèse de Meaux. Il mourra en 1901 sans jamais avoir revu son pays.

Comme Léopold Panet, David Boilat appartient, lui aussi, de par ses origines et son éducation, aussi bien à la culture africaine qu’à la culture française. Il parle couramment le wolof et le sérère et se définit lui-même comme “natif du Sénégal”. L’œ uvre qui l’a rendu célèbre, s’intitule Esquisses sénégalaises, qu’il a rédigée immédiatement après son arrivée en France et qui est publiée à Paris en 1853 (rééditée en 1984, chez Karthala). Cet ouvrage de plus de 500 pages, y compris la préface, est complété par un atlas de 24 planches en couleur, réalisées d’après les dessins de Boilat lui-même, publiées séparément la même année et intégrées dans l’édition de 1984. Le sous-titre des Esquisses sénégalaises indique déjà les visées encyclopédiques de l’ouvrage : “Physionomie du pays – Peuplades – Commerce – Religions – Passé et Avenir – Récits et Légendes”. Peut-être est-ce cette richesse du contenu de l’œ uvre et sa grande variété qui sont à l’origine des appréciations divergentes de ses interprètes d’aujourd’hui. État de la recherche

Le premier à avoir parlé longuement de Boilat et des Esquisses sénégalaises est l’historien américain Robert W. July dans The Origins of Modern African Thought, 1968, livre qui essaie de traiter les fondements de la pensée africaine moderne au XIXe siècle, à partir de certains de ses représentants choisis. Le chapitre VIII s’intitule “Les Évolués”, traite de cette catégorie et Paul Holle (pp. 167-175) – que July considère comme “plus français que les Français mêmes” (p. 175 et suiv.) –, la voit dans un rôle de préparatrice d’une domination durable française sur le Sénégal. Selon l’orientation générale du livre de July, l’accent est mis sur la rencontre (ou le conflit) de deux formes de vie, “two ways of life” (p. 19). La “Philosophie” de Boilat est présentée comme une “simple assimilation” :

“He had spent over fifteen formative years in France totally immersed in French culture. When he emerged he was a thoroughly westernized African, dedicated to the idea that only through absorption of the Christian culture which he had acquired in France could his Senegalese compatriots hope to put barbarism behind them and master the achievements of a higher civilization. Put in terms of education, assimilation meant first of all learning the French language in all its beauty and subtlety and using it to the exclusion of all other tongues” (pp. 158 et suiv.).

July voit très bien les conséquences politiques d’un tel enseignement poussé de la langue française, à savoir la formation d’une élite indigène, destinée à assumer au fur et à mesure la responsabilité des affaires de la colonie. Il compare les Esquisses sénégalaises, d’après leur partie principale – la description ethnographique des peuples du Sénégal – avec les autres récits de voyage de l’époque : d’un René Caillié ou de Raffenel (envoyé par Bouët-Willaumez), de l’Allemand Heinrich Barth ou des Britanniques Burton et Clapperton. Selon Robert July, ce qui distinguerait Boilat de ces autres voyageurs, serait l’intransigeance de son point de vue catholique et français, à partir duquel il jugerait tout le reste : ses observations anthropologiques tout comme ses analyses historiques seraient soumises à cet engagement politique double, de sorte que le livre de Boilat serait moins l’ouvrage d’un scientifique que celui d’un auteur au service d’un parti pris et d’une argumentation politique : “Despite his anthropological and linguistic studies, he tended to overlook local African accomplishments, interests and values in his zeal for bringing to Africa the benefits of Western civilization” (p. 167). En contradiction avec l’opinion de July sur Boilat, la synthèse de fin de chapitre résume le rôle de Boilat et de Paul Holle de la façon suivante :

“Yet they were Africans, not Europeans, and their ultimate interest was in African development, not in European ascendancy. To be sure they looked to France for cultural, economic and political guidance, but it was essentially the society, the economy, the polity of Senegal which claimed their allegiance. The appeal to France was always in terms of African development. They wanted Christian conversion because they believed that this would be a benefit to their own people. They sought economic development, not for the trading houses of Bordeaux or Marseilles but for the merchants of Saint-Louis. They urged war on the interior tribes not

D

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to further French imperialism but to encourage a new civilization in Senegal. In this regard, they anticipated the Senegalese who came after them in the nineteenth and twentieth centuries, who in their turn continued to regard mastery of French culture and institutions as the basis for the cultural and political development of Senegal” (p. 176).

Tandis que Robert July essaie de situer Boilat dans le cadre plus vaste de l’histoire de l’Afrique occidentale au

XIXe siècle et dans les relations entre l’Europe et l’Afrique à cette époque, les deux auteurs français, Yvon Bouquillon et Robert Cornevin, dans leur étude biographique parue en 1981, David Boilat (1814-1901), s’efforcent de placer l’auteur sénégalais dans l’histoire sénégalaise de la première moitié de son siècle (partie écrite par Cornevin) et de porter quelque lumière sur sa vie comme curé de campagne en France de 1853 jusqu’à sa mort en 1901 (partie écrite par Yvon Bouquillon). Dans le petit volume d’un peu plus de 100 pages, sont reproduits beaucoup de documents, ce qui fait la valeur de la publication. La présentation de ces sources et leur exploitation historique laissent, malheureusement, souvent à désirer; elle est parfois lacunaire et même confuse.

L’orientation de l’étude est donnée dans le sous-titre : “David Boilat (1814-1901) – Précurseur sénégalais de la pédagogie, de l’ethnographie, de la linguistique, de l’histoire, de l’art, de la missiologie et des lettres en Afrique”. De tous ces qualificatifs, le plus important semble être le dernier : dans la préface déjà, Boilat est présenté comme “le premier grand écrivain africain de langue française” (p. 8), jugement que Cornevin avait déjà énoncé dans le volume Littératures d’Afrique noire de langue française, 1976, où il avait qualifié Boilat de “personnage exceptionnel” et d’ “esprit supérieur” (pp. 113, 120).

Pourtant, la preuve de la grandeur littéraire de Boilat ne nous sera pas donnée dans cette étude. L’essentiel de la biographie historique de Cornevin se limite au rôle de précurseur de Boilat : précurseur surtout de Faidherbe qui aurait fait siennes les propositions de Boilat quant au système scolaire du Sénégal, et dont l’ouvrage, Le Sénégal, 1889, marque une “continuation” (p. 104) des Esquisses sénégalaises. D’un côté donc, précurseur de Faidherbe, de l’autre “orphelin”, successeur et exécuteur des idées de la mère supérieure Anne-Marie Javouhey (née en 1779). Celle-ci avait préparé la formation de futurs enseignants pour le Sénégal, suivant la “méthode mutuelle”, depuis 1815; formation par laquelle est passé, entre autres, Jean Dard, le premier organisateur de l’enseignement français au Sénégal. Elle avait fondé une école de filles à Saint-Louis, pendant un séjour de deux ans au Sénégal (de 1822 à 1824), et c’est elle qui fut à l’origine de l’initiative d’envoyer deux groupes de jeunes Sénégalais en France pour recevoir une formation de prêtre ou d’enseignant(e). David Boilat participait au deuxième groupe avec deux autres jeunes Sénégalais, Arsène Fridoil et Jean-Pierre Moussa. Ils seront ordonnés prêtres ensemble, en 1840 à Carcassonne. Ils célébreront leur première messe à Senlis et quelques semaines plus tard, ils en célébreront une à Fontainebleau, devant le roi Louis-Philippe et la reine Amélie, le plus africain des trois, l’abbé Moussa, dans le rôle de prêtre, les deux autres dans le rôle de ses assistants. Pendant les deux années de préparation de ses activités au Sénégal, Boilat aura l’occasion de rencontrer le futur gouverneur de la colonie, Edouard Bouët-Willaumez, qui le chargera de la direction du système scolaire au Sénégal, après son retour au pays.

Le livre de Robert Cornevin et d’Yvon Bouquillon contient beaucoup de documents relatifs aux décrets sur l’organisation de l’enseignement au Sénégal, la fondation d’un collège secondaire, le rôle qu’y ont joué Boilat et les deux autres prêtres, les rivalités avec les frères de Ploërmel, les résistances contre le travail de Boilat et de ses confrères sénégalais et le discrédit qu’on jeta sur leur train de vie – on leur reprocha entre autres des habitudes de “débauche”, abus d´alcool, dettes, etc. Malgré cette richesse de documentation on ne comprend pas toujours très bien (ou pas du tout) les motifs des acteurs de ce jeu. De plus, le livre ne dit rien – ou presque – sur la valeur scientifique des publications de Boilat, les Esquisses sénégalaises et une Grammaire wolof qui obtint un prix au concours Volney (1856). Tous les aspects extérieurs de ce concours sont traités avec force détails : sont présentés tous les concurrents et leurs travaux, le texte du compte rendu des ouvrages de Boilat et – plus explicite encore – des travaux linguistiques de Faidherbe sur quelques langues du Sénégal. La “défaite” du gouverneur du Sénégal devant un “métis de Saint-Louis” semble poser problème : Cornevin y revient encore une fois dans la conclusion du livre. Le jugement synthétique sur les Esquisses sénégalaises est très peu spécifique et ne les replace pas dans cette littérature francophone de l’Afrique qui tient tant à cœ ur à Robert Cornevin : “Les Esquisses sénégalaises comportent des descriptions du Sénégal, particulièrement remarquables sur Gorée, Dakar et la République du Cap Vert, Rufisque, les pays sérères, la République de Ndiéghem, le royaume de Sine et de Joal, les peuples wolofs, maures, peuls et lawbé” (p. 104). Ce n’est guère plus qu’un raccourci de la table des matières du livre de Boilat.

On peut s’attendre, avec raison, à un peu plus d’engagement et de substance, de la part de l’historien et sociologue

sénégalais Abdoulaye-Bara Diop, auteur de la préface de la réédition des Esquisses sénégalaises de 1984. Diop aussi part de la double origine – française et sénégalaise – de Boilat; mais plus que les deux autres, il souligne, à côté de la formation française, son appartenance à la société africaine et métisse de Saint-Louis; Diop en voit la manifestation dans l’emploi des

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noms des peuples africains par lesquels ceux-ci se désignent. À la différence de Robert July, Diop estime les Esquisses sénégalaises moins en rapport avec les récits de voyage de Caillié, Mollien, Barth ou Mage, qu’avec les études “sur le terrain” du Baron Roger, Paul Holle ou encore Faidherbe. Suivant Diop, Boilat partage avec ses contemporains et compatriotes Durand-Valantin, Léopold Panet et Paul Holle le sentiment de vivre une période de transition : “L’ère des comptoirs commerciaux s’achevait, ainsi que celle de l’esclavage qui la justifiait en bonne partie; l’époque de la conquête directe allait commencer, dès le début de la seconde moitié du siècle avec Faidherbe” (p. 8). À partir du gouvernement de Bouët-Willaumez, cette expansion territoriale sera conçue comme allant de pair avec une plus grande diversification de l’agriculture et du commerce.

Abdoulaye-Bara Diop souligne l’importance des Esquisses sénégalaises sur deux plans : d’abord, il s’agirait d’un bilan historique et ethnographique du Sénégal vers le milieu du XIXe siècle; dans ce sens, le livre aurait même aujourd’hui une valeur documentaire inestimable; à partir de la partie descriptive serait développé un programme de réforme économique, sociale et culturelle, avec pour piliers : “évangélisation, scolarisation et civilisation” (pp. 11 et suiv.). La très forte “charge idéologique” du livre est, pour A.-B. Diop, au service du projet réformateur; contrairement à July, il ne conteste pas la valeur scientifique des Esquisses sénégalaises; non seulement l’idéologie sous-jacente ne diminuerait pas la valeur de l’ouvrage – tout au plus elle aurait comme conséquence quelques contradictions mineures – mais elle donnerait aussi au livre son unité et sa cohérence.

Au Sénégalais A.-B. Diop, s’impose une lecture actuelle des Esquisses sénégalaises tenant compte des évolutions du contexte national depuis sa rédaction. Ce qui est particulièrement ressenti avec douleur et amertume, est – après cent ans de colonialisme et plus de vingt ans d’indépendance – la dégradation de la nature, du système écologique du Sénégal, menacé par la savanisation et la désertification du pays, qui contraste avec la richesse exceptionnelle de la faune et de la flore du pays il y a 150 ans, décrites par Boilat :

“La connaissance de ces réalités anciennes [… ] fera regretter la pauvreté de la nature actuelle qui est moins le fait de conditions géographiques, climatiques, que de l’action humaine, la première responsable [… ]. Il n’est pas nécessaire d’être écologiste militant pour déplorer la destruction de la nature, sur cette grande échelle, qui n’était pas une fatalité. Le système politico-économique colonial a favorisé ce processus, avec l’instauration de la culture arachidière dont les débuts remontent à ce milieu du XIXe siècle comme le signale Boilat” (p. 13).

Dans cette lecture des Esquisses sénégalaises tenant compte de l’état actuel du pays, A.-B. Diop souligne le courage de l’abbé Boilat qui dénonce le mercantilisme primaire de la métropole et “la cupidité et le vandalisme des colons” (p. 21), et qui se bat pour une évolution respectant les intérêts de la population indigène. L’agriculture est au centre de cette évolution : il fallait remettre en culture la région du Waalo (à l’est de Saint-Louis, le long du fleuve), avec, à la limite, des esclaves libérés des Antilles. Dans son projet de politique culturelle, l’abbé Boilat, comme ses confrères, voit dans la langue française l’instrument le plus important pour l’évangélisation et la civilisation de la population indigène, mais comme ses confrères aussi, il se bat en même temps pour une alphabétisation de la masse de la population dans les langues africaines. Ceci pour A.-B. Diop est une nouvelle occasion de faire le lien avec la situation actuelle : “Cette clairvoyance de Boilat est remarquable, d’autant plus qu’aujourd´hui encore, bien des cadres sénégalais ne sont pas convaincus de cette nécessité, malgré la faible diffusion persistante du français” (p. 23).

Tout en soulignant la valeur et l’actualité du livre de Boilat, A.-B. Diop ne méconnaît pas les faiblesses et les contradictions des Esquisses sénégalaises : malgré la richesse des informations et le caractère presque encyclopédique du livre, celui-ci manquerait quelquefois de profondeur et de précision (p. 18) ; le zèle missionnaire de l’abbé Boilat le conduirait quelquefois à l’intolérance envers les religions animistes et l’Islam, ce qui n’empêche pas son respect et son admiration pour quelques marabouts et autres maîtres de l’enseignement religieux; dans certains cas extrêmes, des tendances iconoclastes se feraient jour, par exemple quand Boilat justifie ou pratique la destruction d’objets de culte “païen”, ou va à l’encontre de certains tabous de la population indigène rurale.

Dans une optique actuelle, la contradiction fondamentale de l’abbé Boilat, selon A.-B. Diop, serait d’une part sa conception assimilationniste – vouloir faire des Sénégalais de l’époque des “Français de cœ ur et d’âme” – alliée d’autre part à sa volonté de conserver leur “africanité” à ses compatriotes. Diop y voit des ressemblances avec le projet d’un “métissage culturel” de la négritude des années 1930, projet pour lequel l’époque de Boilat n’aurait pas encore été mûre. Là, comme sur d’autres aspects traités dans les Esquisses sénégalaises, Boilat aurait été en avance sur son époque – ce que ne qualifie pas exactement la notion de “précurseur” de Cornevin –, dans ses conceptions d’une évolution de l’économie et de la culture de son pays, la coexistence paisible des races et l’égalité de tous les hommes, leur capacité – dans l’esprit des “Lumières” – d’accéder à la civilisation et au progrès. C’est peut-être une des raisons de l’échec de l’abbé Boilat : le temps n’était pas encore mûr pour ses visions, ou bien, plus simplement, celles-ci n’étaient pas compatibles avec la politique coloniale de la métropole.

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Pourquoi Faidherbe, au temps de son gouvernement, ne s’était-il pas adressé à Boilat et ne l’avait-il pas fait revenir au Sénégal? demande Cornevin (p. 104) : “Influence des Congrégations?… Ou peut-être Boilat lui-même ne voulait-il pas?”. La préface d’A.-B. Diop donne la réponse à cette question : l’impérialisme français, à ses débuts, dans la phase de la conquête et de l’expansion territoriale n’avait pas besoin de conseillers locaux. Qu’aurait-il pu faire de leurs conseils? Les intérêts de la métropole et de la colonie étaient trop différents, le métissage (biologique et/ou culturel) n’allait pas avec le darwinisme naissant et le racisme victorieux – n’oublions pas que l’année de la publication des Esquisses sénégalaises est aussi la date à laquelle paraît le premier volume de l’Essai sur l’inégalité des races humaines du comte Gobineau. Boilat, tout comme Léopold Panet, bat en retraite. Son projet doit être considéré comme un échec.

Un article de Bernard Mouralis, publié en 1995, contribue à une meilleure compréhension de cet échec et des

contradictions de la vision de l’abbé Boilat. Il reprend certains des aspects évoqués par A.-B. Diop et par Robert July – qu’il semble ne pas connaître – et les développe dans une perspective plus littéraire. Tout comme A.-B. Diop, Mouralis établit des rapports entre Boilat et des phases ultérieures de la conscience négro-africaine, comme l’indique déjà le titre de son essai : “Les Esquisses sénégalaises de l’abbé Boilat ou le nationalisme sans la négritude”. Contrairement à la notion de “précurseur” chez Cornevin, “le nationalisme sans la négritude” désigne moins un déficit chez Boilat qu’une lacune des théoriciens de la négritude (Léopold Senghor en particulier) qui, souvent, ont privilégié l’aspect culturel d’une symbiose entre les deux cultures, l’européenne et l’africaine, aux dépens des aspects politiques et économiques. Boilat n’avait pas besoin de parler de “métissage culturel”, parce que son projet prévoyait un amalgame de tous les aspects entre la métropole et la colonie. Mouralis, comme July et Diop, souligne la perspective du discours de Boilat : celle d’un habitant du Sénégal, d’un “enfant du pays” et d’un acteur de sa future construction, qui ne veut pas se limiter à être l’objet des mesures de la politique coloniale. Mouralis appelle l’attitude de Boilat “nationaliste” parce qu’elle “vise à faire en sorte que les Africains puissent exercer toutes les fonctions et être des acteurs sociaux à part entière” (p. 829). La tentative de mettre sur pied, au Sénégal, un système d’enseignement secondaire, aurait eu précisément ce but : ouvrir aux indigènes non seulement l’accès à l’école mais également à des postes de responsabilité. Boilat s’oppose ainsi aux principes du programme d’éducation coloniale en vigueur qui n’avait d’autre but que de former des auxiliaires subalternes pour l’économie et l’administration coloniales. Dans la documentation présentée par Cornevin, cet aspect n’était pas clair. Mais d’après Mouralis, Boilat aurait compris assez tôt la contradiction fondamentale entre assimilation et colonisation et en aurait tiré les conséquences (p. 835). La permission donnée à de jeunes Sénégalais, élèves du collège qu’il dirigeait, de participer à la “découverte” et à la description de l’intérieur du pays, et la publication de leurs rapports dans les Esquisses sénégalaises mêmes, démontre le sérieux de sa tentative. Mouralis va jusqu’à s’imaginer que toute l’histoire future du Sénégal aurait pu prendre une autre direction, si on avait suivi ce chemin, si on avait laissé participer dès le début et de façon continuelle, des Africains à l’élaboration d’un savoir – et d’un discours corrélatif à ce savoir – sur le pays. L’œ uvre de Boilat – tout comme celle de Panet – marque ainsi un moment dans l’histoire de la colonie où celle-ci aurait pu se réformer grâce à ses propres forces et prendre une autre direction. L’échec de Boilat n’est pas tant dû au personnage et à l’individu qu’à la volonté de savoir et de pouvoir de la métropole, encore trop forte, et ne permettant pas la réalisation des rêves d’un métis sénégalais.

Comme Robert Cornevin, Bernard Mouralis souligne également la haute valeur littéraire des Esquisses sénégalaises, l’élaboration d’une écriture précise, qui s’inspirerait souvent du modèle de la Bible et des épopées homériques et qui aurait devancé, sous certains aspects, un Birago Diop ou un Léopold Senghor. Si le texte de Boilat a été longtemps oublié et si les Esquisses sénégalaises n’ont pas encore trouvé leur place dans le canon de la littérature négro-africaine de langue française, cela est dû avant tout à la date de leur parution – qui fait que l’œ uvre est restée en dehors des périodisations courantes de cette littérature – et au caractère incertain du genre littéraire et de son contenu qui ont eu comme conséquence de vouloir faire de Boilat un précurseur de la “francophonie”.

Si nous faisons le bilan des jugements critiques sur les Esquisses sénégalaises prononcés par July, Cornevin, A.-B. Diop et Mouralis, ce qui frappe est leur diversité et leur incohérence : Boilat est-il un Français du Sénégal, qui a la peau un peu foncée, comme le veut Robert July? Un précurseur de Faidherbe et autres conquérants et pacificateurs coloniaux, selon Robert Cornevin? Un réformateur visionnaire, en avance sur son époque, comme le voit A.-B. Diop? Ou finalement un nationaliste sénégalais avant la lettre d’après Mouralis? Nous avons déjà fait transparaître certaines réserves devant les appréciations des différents critiques et orienté notre présentation vers une plus ou moins grande plausibilité des opinions exprimées. Toute une série de questions sont néanmoins restées sans réponse; il faudrait les éclaircir pour une meilleure compréhension de l’ouvrage. J’essaierai donc, dans ce qui suit, de préciser certains aspects des Esquisses sénégalaises à partir de quatre questions. En essayant d’intégrer les appréciations opposées, voire contradictoires, j’espère contribuer à une meilleure compréhension de l’énigme Boilat. Je propose donc une réflexion sur les quatre points suivants : le caractère à la

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fois fragmentaire et composite “littéraire” des Esquisses sénégalaises; la fureur assimilationniste et la défense de la civilisation africaine; le zèle missionnaire et la résistance musulmane; la conquête par la force et la domination par le verbe. Les “Esquisses sénégalaises” comme texte littéraire

Le caractère littéraire des Esquisses sénégalaises a déjà été souligné par Cornevin et Mouralis. Pourtant ils n’en tirent pas les moindres conséquences pour leur jugement sur le fond. Les quatre auteurs que nous avons cités se sont servis du livre de Boilat comme d’une carrière dont chacun a pris les quelques pierres qui lui étaient utiles dans le cadre de sa démonstration. Des aspects incontournables pour une appréciation adéquate d’un texte littéraire ont été négligés et n’ont même pas été évoqués : les lecteurs visés, les orientations données dans les différents para-textes (dédicace, préface, illustrations), la composition de l’ouvrage qui intègre bon nombre de textes qui ne sont pas de Boilat – et pourtant marqués comme tels –, la variété et le grand nombre de petits genres intégrés dans l’ensemble du texte (des discours et des sermons, des lettres et des documents officiels; des digressions scientifiques et des documents historiques; des récits de la tradition orale comme des légendes et des narrations historiques, etc.). On n’a pas considéré le changement et la grande variété de styles et de tons, de la sobre description à l’emphase rhétorique, du sentimentalisme larmoyant à l’ironie mordante, du ton solennel d’un prédicateur qui va jusqu’à l’accusation et à l’agitation, du pathétique des grandes occasions à la simplicité des choses de tous les jours et des gens communs. D’une certaine façon, les Esquisses sénégalaises, dans leur forme langagière, sont elles-mêmes la preuve de ce que l’abbé Boilat veut démontrer : donner un langage et porter à l’écoute la réalité complexe du Sénégal, la présenter à ceux qui pourraient l’influencer dans le sens voulu.

Le livre est dédicacé à “Monsieur Schwindhammer, supérieur général de la Congrégation du Saint-Esprit et du Saint-Cœ ur de Marie”. Boilat s’y présente comme “enfant du Sénégal” qui se met au service de la propagation de la foi catholique dans le pays. La préface de neuf pages s’adresse de façon directe à un public européen à qui Boilat veut donner une impression (presque sensuelle) du caractère du pays, de ses richesses et de sa grande variété, de sa différence par rapport à l’Europe :

“Il est peu de contrées sur notre globe, offrant tant de variétés de l’espèce humaine, tant d’objets d’études de tout genre, tant de matières de recherches scientifiques, que celui dont nous allons parler dans cet ouvrage. Tout y est si peu en rapport avec nos idées européennes, qu’en y arrivant, pour la première fois, il semble qu’on soit tombé dans un monde nouveau” (chap. VII).

L’identité double de l’auteur et la double orientation de son livre sont ainsi présentées dès le début et nommées de façon explicite : “enfant du Sénégal” et Européen qui s’adresse à d’autres Européens; ouvrage au service de la propagation de la religion mais ayant aussi la prétention de fournir un traité scientifique de haut niveau à la hauteur de la complexité de son sujet. À partir de la double orientation des Esquisses sénégalaises, s’explique aussi le plan d’ensemble de l’ouvrage, qui ne peut pas être déduit des seuls titres des chapitres – comme le font Cornevin et Mouralis. La première partie traite d’abord de l’histoire coloniale et des missions chrétiennes du Sénégal, à partir de l’île de Gorée et de son hinterland, des “Républiques” de Dakar, de Ndiéghem et du peuple des Nones, ainsi que des royaumes habités par les Sérères, tels le Baol, Sine et Saloum au sud du pays; ensuite à partir de l’histoire de la ville de Saint-Louis et de la région du fleuve au nord du pays. Dans cette première partie, Boilat développe ses conceptions sur la scolarisation et l’évangélisation du pays (en rapport avec les deux chefs-lieux que sont Gorée et Saint-Louis) et donne la parole aux missionnaires eux-mêmes dans la présentation de la mission.

Des 278 pages de la première partie, plus d’un tiers (!) sont écrites par d’autres auteurs. Il est difficile de comprendre pourquoi aucun des critiques ayant écrit sur Boilat et les Esquisses sénégalaises ne mentionne ce fait, bien que ces insertions soient toujours indiquées comme telles. La plus longue, de plus de 70 pages (pp. 105-176) dans le quatrième chapitre sur le pays des Sérères (pp. 97-179), est signalée au début, vers le milieu et à la fin du texte. Au début (p. 105) : “M. l’abbé Gallais, du diocèse de Nantes, en 1848, a été le premier prêtre demeurant à Joal, où il a appris parfaitement les langues wolof et sérère. Il a recueilli des notes très intéressantes sur ce pays; je vais les mettre sous les yeux des lecteurs, ils y verront non seulement le courage et la prudence de ce missionnaire, mais le caractère privé des Sérères”. L’auteur rappelle que le rapport sur une ambassade de Mgr Kobès chez un Demel (roi) local est également de la plume de M. Gallais : “Ce voyage, dont M. Gallais fut chargé, intéressera nos lecteurs; c’est lui-même qui parle (p. 162)”. Et à la fin de la longue insertion de l’abbé Gallais, Boilat marque le passage vers son propre texte : “Après avoir fait parler M. Gallais, revenons à notre royaume de Sine, et donnons quelques petits détails sur les deux villes les plus importantes” (p. 176). Dans la littérature sur les Esquisses sénégalaises, l’abbé Gallais n’est pas mentionné, bien que certaines des prétendues “contradictions” du texte trouvent une explication, si on tient compte de la présence de plusieurs auteurs dans le texte de Boilat.

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La deuxième partie de l’ouvrage (chap. VII à XI) est plus orientée vers une description ethnographique des peuples du Sénégal : le chapitre le plus long et le plus riche en détails étant celui sur les Wolofs (chap. VII, pp. 278-366), qui fait pendant à celui consacré aux Sérères dans la première partie (chap. III à V, pp. 61-183). Viennent ensuite les chapitres sur les Maures (chap. VIII, pp. 367-383), les Peuls et les Toucouleurs (chap. XI, pp. 384-412), les Mandingues, Diolas et Bambaras (chap. X, pp. 413-436), ceux sur les royaumes des Ngalam sur le haut Sénégal (chap. XI, pp. 437-465). Il s’agit de monographies très nourries sur ces peuples, sur leur aptitude et leurs dispositions à accepter la civilisation européenne et sur leurs résistances éventuelles à l’évangélisation, aspects qui intéressent les projets réformateurs de l’abbé Boilat. La conclusion du chapitre XII (pp. 466-490) donne une récapitulation de tout l’ouvrage dans ce sens et résume à nouveau les propositions faites dans la première partie quant à la réforme de l’économie et au système scolaire du Sénégal.

Les 24 planches en couleur de l’atlas mériteraient une analyse à part. Elles représentent des personnages ou des métiers typiques des peuples évoqués dans le texte. Ce qui me paraît remarquable dans la distribution de ces portraits est le fait qu’y figurent autant de femmes que d’hommes : la première des figures présentées est une Signare de Saint-Louis, ce qui pourrait être entendu comme une indication autobiographique discrète. Le lien entre images et texte s’établit soit par les légendes des planches, soit par la relation des circonstances dans lesquelles furent dessinés les portraits. Ainsi, avant et après le repas avec la reine du Walo, Boilat trouve-t-il l’occasion de faire le portrait de la reine et de son mari. Mais quand le mari de Sa Majesté (Marosso) le voit, il doit interrompre son travail de portraitiste, parce qu’on craint que les dessins puissent porter malheur. Comme René Caillié, Léopold Panet et autres voyageurs avant Boilat, celui-ci se voit souvent dans l’obligation de faire ses dessins en cachette (p. 67) ; mais souvent les personnes concernées se prêtent volontiers au jeu et parfois se proposent elles-mêmes comme modèles.

La haute valeur littéraire des Esquisses sénégalaises ne réside pas seulement dans le caractère élaboré du livre, même là où il ne s’agit que d’informations “scientifiques”, mais aussi et surtout dans la grande importance donnée à la langue et aux littératures dans l’ensemble de la culture. Mouralis explique la préférence de Boilat pour le littéraire au détriment d’autres catégories artistiques (la danse, la sculpture) par son parti pris pour les formes plus spirituelles et contre les formes d’expression plus charnelles et plus émotionnelles. Dans notre perspective et dans celle du projet global de l’abbé Boilat pour le Sénégal, sa préférence – presqu’obsessionnelle – pour le domaine littéraire et linguistique pourrait aussi s’expliquer par la conscience très claire que l’avenir du pays, sa capacité à être civilisé, les questions de pouvoir et de domination, d’assimilation ou de sujétion seront discutées et tranchées au moyen de cette expression.

À l’heure actuelle, il peut paraître surprenant que Boilat – à la différence des autres poètes et idéologues de la négritude du XXe siècle – n’ait que dérision et mépris pour les poètes et chantres professionnels, les griots et autres maîtres de la parole (pp. 313-315). D’autre part, il parle toujours avec respect et sur un ton admiratif de la culture et de la conversation des Wolofs (pp. 323 et suiv.) et juge celle-ci égale à une culture de l’écriture :

“J’ai dit que les Wolofs aimaient passionnément la conversation. On croira peut-être qu’ils s’entretiennent d’absurdités et de bagatelles; nous allons prouver, au contraire, que leurs entretiens roulent sur des choses utiles; qu’ils en retirent toujours quelque fruit, comme nous en retirons de la lecture d’un bon livre, d’un auteur avec lequel nous lions conversation en quelque sorte, et où nous puisons des principes de morale. Supposez que leurs réunions soient faites dans une salle contenant une riche bibliothèque, et que le président de la société prenne un auteur moraliste, qu’il en fasse une lecture à tous, et que chacun ait le droit d’exprimer ses réflexions, et vous aurez une vraie idée de leur passe-temps. Quand on peut comprendre comme il faut la langue et en bien saisir les idiotismes, on est surpris de trouver chez eux tant de sagesse traditionnelle” (p. 345).

Par la suite, Boilat donne des exemples en grand nombre de cette sagesse traditionnelle véhiculée par les différents genres de la littérature orale : des contes moraux, des exemples de rhétorique politique, des proverbes, des devinettes, etc. Comme dans la société de l’ancien régime, l’art de la conversation n’est pas seulement une école de la politesse et de la civilité, mais une institution éminemment littéraire dans le sens où une bonne partie de ces conversations traite des choses littéraires, non seulement dans une optique de morale, mais également d’esthétique, qu’il y va du goût et de la sagesse, de l’art de la bonne formule et du plaisir de “la pointe heureuse”. En conclusion, si certains peuples d’Afrique sont déjà aussi avancés sur le chemin de la “civilisation” – elle-même dans la continuation de l’ancienne “civilité” et de l’ancienne “politesse” –, qu’est-ce qui les empêche de faire un pas de plus et de s’assimiler pour de bon à la civilisation française? La fureur assimilationniste et les cultures africaines

Après ce qui a été dit, l’engagement, voire la frénésie avec lesquels l’abbé Boilat exige l’emploi exclusif de la langue française dans l’enseignement scolaire, peuvent paraître surprenants. Le tout premier chapitre qui présente l’histoire de l’île de Gorée, où avait commencé le peuplement européen du Sénégal – et d’où furent envoyés des dizaines de milliers d’esclaves à travers l’Atlantique –, traite de l’histoire de la colonie, de l’origine de ses habitants, de leurs mœ urs et de leurs coutumes, de

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leur religion et de leur commerce, etc. Le cœ ur du chapitre est un plaidoyer fervent en faveur de la langue française. Le point de départ en est la présentation du système scolaire entre les mains de la Congrégation des Frères de Ploërmel pour les garçons, des Sœ urs de Saint-Joseph de Cluny pour les filles. Tandis que les résultats chez les garçons sont satisfaisants, ceux-ci parlant “passablement” le français, l’abbé n’est pas du tout content des résultats chez les filles. Il éprouve de la douleur à voir que “ces demoiselles n’avaient nullement cette tendre pitié que l’on remarque en France dans les personnes de leur âge. [… ] rien ne paraissait les toucher et leur faire goûter les douceurs que l’amour de Dieu répand dans les âmes innocentes” (p. 10). Au premier regard, il n’y a pas de causes plausibles à cet état des choses : les filles n’ont pas de dissipations extérieures; elles lisent, font leurs études, passent leur temps libre à coudre ou à broder. Quand elles sortent, elles le font toujours par groupes de sept ou huit à la fois. Elles observent la plus grande retenue. Pourquoi donc n’ont-elles pas cette “vraie dévotion… cette religion éclairée, sans laquelle, point de civilisation?” (p. 11). Pour l’abbé Boilat, le fait que les filles, en dehors de l’école, parlent toujours leur langue maternelle, le wolof, pourrait être la cause profonde de ce piètre résultat. Pour démontrer cette hypothèse, il cite un discours qu’il avait prononcé à la fin de l’année scolaire devant les Sœ urs et les parents d’élèves.

S’adressant à ceux-ci, l’abbé les exhorte à tenir leurs enfants sur le chemin du progrès, tracé par l’école, et comme moyen le plus sûr, il leur conseille de leur parler toujours en français, même à la maison : “Ce moyen [… ] est absolument nécessaire pour avoir ici une jeunesse instruite, des filles vertueuses et des personnes civilisées” (p. 12). Nous trouvons dans ce passage, à nouveau, la triade de la religion, de l’éducation et de la civilisation, qui tiennent toutes les trois “au fil aigu de la langue française”. Dans la bouche d’un prêtre catholique, le lien intime entre la religion – en tant que doctrine et compréhension de la foi d’une part et conduite vertueuse de l’autre – et la langue peut surprendre :

“C’est faute de bien comprendre le français que beaucoup de jeunes personnes se sont égarées, malgré les avis de leur pasteur et de leurs maîtresses. C’est faute de comprendre le français que la religion est encore pour ainsi dire dans sa naissance, et qu’il serait presque permis de douter qu’elle obtienne jamais de l’accroissement” (p. 14).

L’éducation de la société dépend des femmes. Si elles manquent de vertu et de moralité, toute la société en souffre. Des femmes dépend finalement aussi la moralité des enfants et des hommes. Cette influence s’étend jusqu’aux domestiques, si on veut éviter d’entendre “une foule de mots que la décence ne permet point et qui sont sans cesse dans la bouche des Noirs” (p. 17). Boilat termine son discours par un appel aux pères :

“Vous voyez, Messieurs, toutes les richesses morales que vos enfants accumuleraient en parlant le français : l’instruction et la civilisation. Mettez donc la main à l’œ uvre. Il en coûtera très peu. [… ] et je suis persuadé que [… ] vous prendrez la résolution de veiller tellement sur elles, qu’elles ne perdent pas pendant les vacances les fruits de tant de travaux, et qu’elles deviendront pour vous un sujet de joie, d’espoir, de consolation” (pp. 17 et suiv.).

Si on analyse ce discours en détail, et à partir de sa stratégie rhétorique et argumentatrice, on peut noter, qu’il contient autant de refus que de recommandations : refus de la langue africaine et de tout ce qu’elle est censée véhiculer, de tout ce qui se soustrait à la prise de l’école et de l’Église : l’impur et l’indécent, l’obscur et ce qui ne peut pas être dit en public, la mauvaise volonté et la résistance, la paresse et la négligence, le mensonge et la dissimulation, le péché et le vice, l’insouciance et l’oubli des devoirs, la froideur et l’insensibilité, l’égarement et la confusion. D’un autre côté, l’éloge de la langue française et de tout ce qu’elle comporte est à l’opposé des effets de la langue africaine : le progrès et la discipline, l’esprit de sacrifice, la civilisation, la morale et le reniement de soi, la raison et les sciences, l’âme et l’esprit, la lumière et la vie, la pieuse commotion et l’élévation spirituelle, la politesse et le bon ton, la retenue et la modestie, le bon ordre et la sagesse, l’éducation et les bonnes manières, la vertu et la pitié, la correction réciproque, la saine émulation et le perfectionnement de soi, le devoir et la soumission, la fidélité et la sûreté, la joie, l’espoir et la consolation.

Boilat défend la thèse de l’apprentissage de la langue française comme seule source de tout progrès civilisateur ultérieur; en même temps, il faut “tuer” – au sens concret et figuré – en soi la langue africaine et ses effets néfastes. Le médium de la langue a absorbé ici et littéralement “occupé” tous les autres médias de communication : la religion, la civilisation, le droit, la vie en société. Enseigner aux jeunes Sénégalaises le français, revient à les civiliser, à “en faire pour ainsi dire de jeunes Françaises” (p. 12).

S’il n’y avait que ce discours de l’abbé Boilat dans les Esquisses sénégalaises, on pourrait, à juste titre, le prendre comme un des successeurs des “glottophages” du XVIIIe siècle et de la Révolution française (Louis-Jean Calvet), et Guy Ossito Midiohouan aurait eu raison d’intégrer ce discours dans son anthologie d’un “sottisier francophone” (pp. 199-204). Mais, comme nous avons vu dans le paragraphe sur la culture de la conversation chez les Wolofs et dans les éloges qu’il fait de la riche littérature orale de ce peuple, Boilat ne peut nullement être considéré comme détracteur des langues africaines. Déjà dans son introduction, il propose à ses lecteurs européens une attitude de respect, voire d’admiration envers la grande variété et la richesse des langues africaines en Afrique de l’Ouest, maintenues à travers les siècles, malgré les migrations constantes et l’échange continuel d’hommes et de biens.

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Il pose cette autre question : “Comment aussi des hommes sans éducation, sans grammairiens, sans académie, sans conventions, mêmes verbales, ont-ils dans leurs langues tant d’ordre, de règles collectives et de méthode?“ (chap. XIV). Et c’est immédiatement après avoir prononcé son discours de fin d’année à l’école de Gorée que Boilat relativise pour ses lecteurs ce qu’il avait dit : “J’ai donné ce discours uniquement pour les enfants qui fréquentent les écoles françaises. La majeure partie de la population, ne recevant aucune éducation, a, au contraire, besoin d’instruction dans la langue indigène” (p. 18).

Et Boilat renforce cette énonciation en donnant l’exemple du catéchisme wolof de l’abbé Lambert et des grands succès du travail de l’abbé Fridoil, qui avait réussi à remplir, chaque soir, l’église de Gorée avec des Noirs des deux sexes, chantant le catéchisme en wolof sur leurs propres mélodies, accompagnés d’un orgue. Un spectacle si touchant que les larmes venaient à Boilat lui-même. On peut se demander pourquoi dans ce cas, chez de “simples Noirs”, réussit ce qui ne pouvait pas réussir chez les élèves de l’école française : l’apprentissage non seulement des dogmes de l’Église catholique, mais également d’une nouvelle morale et d’une pudeur chrétienne, au grand dam des libertins de la métropole dont les jeux galants avec les femmes et les filles africaines sont limités : “Au lieu de chanter des orgies comme autrefois, on entendait et l’on entend encore chanter, dans toutes les rues de Gorée, les commandements de Dieu et de l’Église, les devoirs du chrétien. Je dirai bien plus : j’ai entendu, dans le Cayor et le Baol, des femmes et des jeunes filles mahométanes et idolâtres chanter avec plaisir le dogme catholique” (p. 19).

La réponse pour résoudre cette contradiction apparente ne peut être trouvée que dans le projet global de l’abbé Boilat, à savoir l’assimilation linguistique et civilisatrice d’une minorité (élite), destinée à prendre en charge, dans l’avenir, la responsabilité de la colonie, et qui, par-là même, doit être traitée par les métropolitains, d’égal à égal, ce qui signifie pour les hommes, égalité intellectuelle, pour les femmes, égalité morale, pour les deux, une maîtrise parfaite de la langue française. Pour la masse du peuple noir, celui de Gorée et de Saint-Louis, mais surtout celui des vastes terres de l’intérieur qui devront encore être conquises et pacifiées, Boilat prévoit un autre programme : programme d’évangélisation en vue duquel les missionnaires, de leur côté, devront apprendre les langues indigènes. Zèle missionnaire et résistance musulmane

On a vu une autre contradiction dans le fait que l’abbé Boilat se bat, en sa qualité de prêtre catholique et de missionnaire, avec beaucoup de zèle et d’emphase rhétorique pour la conversion des païens et des musulmans, parfois avec une fureur iconoclaste; d’autre part, et en contradiction apparente avec ce “fanatisme”, il se rattache souvent aux valeurs des Lumières, telles la tolérance, le respect devant les croyances des autres, le refus de toute discrimination raciale, la foi en la perfectibilité des hommes et le progrès social.

Dès le début du livre, l’abbé Boilat se propose comme but d’attirer et d’envoyer un grand nombre de missionnaires au Sénégal. L’abbé lui-même avait passé quatre années au séminaire de la Congrégation du Saint-Esprit, laquelle a pris une grande part dans l’évangélisation du pays. Des extraits d’un manuscrit de l’abbé Bertout (pp. 23-26), un temps Supérieur de la Congrégation, et un bref aperçu de l’histoire de cette dernière (pp. 27-29) soulignent cette orientation. L’abbé Boilat exprime ses plus fortes émotions chaque fois qu’il parle des succès du travail des missionnaires ou quand il donne des preuves de la foi des indigènes. Ainsi, salue-t-il, la première croix de bois, érigée par les Portugais en 1446, d’une voix tremblante et sur un ton solennel et pathétique :

“Salut, ô première croix plantée sur le sol sénégalais! Salut, espérance des Africains! C’est à vous que nos pères ont dû leur vocation à la foi; c’est à vous que je dois la mienne. C’est par votre vertu divine qu’à la place même de cette croix s’élèvent aujourd´hui une chapelle, un séminaire africain, un évêché” (p. 41).

Tout comme à l’occasion du catéchisme (chanté) en langue wolof du père Fridoil, l’abbé Boilat verse de chaudes larmes lors de l’entrée solennelle de Mgr Truffet, nommé évêque de Sénégambie et de Gambie en 1847, et ne cesse de pleurer pendant toute la durée de la procession qui marque l’événement. La narration révèle les causes profondes de son émotion : à peine l’évêque a-t-il entonné les prières prescrites par le pontife romain, que les détonations des armes à feu se font entendre de tous côtés et plus de cinquante tam-tams roulent ensemble au milieu des chants d’allégresse : “On eût cru se trouver au milieu des chrétiens de la primitive Église. Mahomet était réellement oublié ce jour-là” (p. 48). Le grand vacarme se fait entendre si loin qu’une tribu voisine s’alarme, croit tout bonnement que c’est la guerre et envoie ses ambassadeurs. Le lendemain, agréablement détrompée, la tribu prend part à la fête générale. De quoi s’agit-il? De la célébration de l’entrée triomphale du christianisme en Afrique, de la victoire sur le paganisme et le mahométanisme. Les indigènes qui croient en une guerre, ne sont peut-être pas si loin de la vérité (nous y reviendrons).

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Plus d’une fois les missionnaires se laissent entraîner à des actions iconoclastes, ainsi par exemple, quand ils détruisent les statuettes et renversent les “idoles” près d’un village (pp. 79 et suiv.). L’abbé Boilat lui-même va au-delà des croyances animistes de ses hôtes et mange deux poissons que les Wolofs vénéraient comme leurs génies protecteurs (p. 319). Lui et ses confrères s’amusent souvent à démasquer des superstitions ou à leur donner une explication rationnelle; ils humilient des marabouts ou des féticheurs en montrant leurs tromperies et leurs supercheries. Le combat le plus acharné est mené contre l’Islam et contre les écoles coraniques. Boilat voudrait les interdire à Saint-Louis et contraindre les parents à envoyer leurs enfants à l’école française, où ils pourraient aussi apprendre l’arabe, car :

“[… ] les enfants élevés par les marabouts passent le plus précieux temps de leur jeunesse à n’apprendre qu’à lire le Coran, à mendier le matin, de porte en porte, la nourriture dont ils ont besoin (c’est un précepte de la religion de Mahomet) ; devenus grands, ils ne savent aucun métier; habitués à la mendicité, et ne recevant plus d’aumônes, ils deviennent voleurs et s’adonnent à toute sorte de vices. On viendrait à bout de les décider à envoyer leurs enfants à nos écoles, parce qu’elles sont gratuites, au lieu qu’il faut payer très cher pour ne rien apprendre chez les autres. De plus, avec l’éducation et de l’instruction, ils demanderaient bientôt le baptême, deviendraient catholiques et Français de cœur et d’âme” (p. 208).

Comme on voit, le zèle missionnaire de Boilat correspond moins à un fanatisme religieux qu’au souci politique supérieur du développement de la colonie, de l’éducation et de la formation de ses habitants qui sont nécessaires pour atteindre ce but. Se voulant religieuse, la conversion est au fond un passage vers une autre civilisation : il y va de l’avenir du pays. Ceci correspond aussi à la vision historique du rôle de l’Islam dans le passé de l’Afrique, évoquée par Boilat à l’occasion de l’ouverture du collège supérieur à Saint-Louis le 26 février 1843. Son discours est précédé d’une lettre dédicace au gouverneur Bouët-Willaumez qui “veut efficacement le bonheur du pays” (p. 230). Le moment ne pourrait être mieux choisi et être plus solennel. Boilat est au sommet de sa carrière publique. Dans son discours il développe tout l’ornatus d’une rhétorique des grands événements et une vision de l’histoire de tout le continent africain et de son avenir possible. Il rappelle les siècles chrétiens de l’Afrique du Nord – servant par la suite chez beaucoup d’auteurs coloniaux à légitimer la présence française dans ces contrées – qui furent un temps de gloire et de prospérité, pendant lequel la splendeur des sciences rayonnait autour des Saints-Pères de l’Église : Saint-Augustin, Tertullien, Saint-Cyprien et autres encore. Cet âge d’or se termina avec l’avancée de l’Islam :

“C’est Mahomet, c’est sa religion absurde et rétrograde qui a tout détruit. [… ] une religion qui s’est établie par la force, et qui promet à ses adeptes des voluptés charnelles pour récompenses, ne pouvait que s’étendre rapidement : l’état d’ignominie, de stupidité, de servitude, de corruption, dans lequel sont plongés tous les peuples soumis à la loi de Mahomet en est une démonstration évidente. Le coup de mort que le mahométisme porta au nord de l’Afrique a retenti au-delà du désert, et ses disciples, les Maures, avec qui vous avez tant de communications et dont vous reconnaissez l’astuce, vous ont laissé ce beau cadeau” (p. 232).

À partir de cette vision historique du passé africain s’expliquent une série d’autres aspects, troublants à première vue, des Esquisses sénégalaises : le peu de sympathie que l’abbé Boilat exprime envers les Maures, qui – pour lui – sont “hypocrites, dissimulés, avares, cruels, ingrats, en un mot, sans aucun principe de vertus morales” (p. 372), et la difficulté, voire l’impossibilité de les convertir au christianisme (p. 383). Inversement, le danger émanant de leur zèle musulman, est une raison de plus pour une évangélisation rapide et efficace de la population noire.

En contradiction avec ces attaques virulentes contre l’Islam, les écoles coraniques et les Maures, Boilat exprime son grand respect et sa haute estime pour certains marabouts et quelques savants musulmans. Il a même reçu de l’un d’eux, un Mandé de la Gambie du nom de Fandi-Sate, des notes en caractères arabes sur les mœ urs et coutumes des royaumes mandés, que Boilat avait passées à la Société de géographie de Paris (p. 427). Un autre paragraphe sur les savants marabouts (Thiernos) des Toucouleurs (planche XX) est plein d’éloges pour leur savoir et le bon niveau de leurs écoles dans les villages.

On ne peut résoudre cette contradiction que si l’on tient compte du combat pour les cœ urs et les âmes des habitants du pays. Il ne s’agit pas tellement de la priorité de la langue française devant l’arabe ou une langue africaine, mais du grand projet – dans les traditions des Lumières – d’un développement moral et matériel, de la civilisation et de la foi chrétiennes (p. 475) : “les lumières de la civilisation et de l’esprit chrétien” où la langue ne joue qu’un rôle instrumental. À la fin du livre, est présenté le projet utopique d’une éducation chrétienne de la population paysanne qui devrait être dans les mains des Franciscains. À cause de la ressemblance de leurs habits et de leur train de vie avec ceux des marabouts, les Franciscains seraient plus facilement acceptés par le peuple et ils pourraient, à la longue, les remplacer. Sur plusieurs pages (pp. 480 et suiv.), Boilat développe les parallèles entre l’ordre des religieux mendiants européens et le corps des marabouts musulmans. Boilat est plein d’optimisme sur la bonne réussite de cette substitution : “Quelle différence trouveront les Sénégalais? Ils considèreront les uns et les autres comme des saints; et plus tard, l’instruction religieuse triomphant de leur incrédulité, ils finiront par comprendre enfin la vérité de la religion de Jésus-Christ, et ils l’embrasseront” (p. 483).

La proposition de Boilat pour son Sénégal natal rejoint, d’une certaine façon, l’assimilation pratiquée par les Franciscains à l’époque de la conquête de l’Amérique (Todorov, 1982, pp. 211 et suiv.). Les moines européens vivaient, vu de l’extérieur,

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la vie des Mayas qu’ils avaient convertis au christianisme. Ils s’assimilaient en même temps qu’ils assimilaient les Indiens. Dans un article publié dans Diogène en 1986, j’avais mis en doute l’efficacité du procédé. Les questions que j’avais posées alors sur l’Amérique pourraient également être posées pour l’Afrique et le Sénégal du père Boilat : “Qui sera le plus assimilé : celui qui vit pendant des années, des dizaines d’années parfois, dans le pays étranger, qui fait siens ses us et coutumes, ou bien celui qui prend le baptême et se convertit à la religion étrangère, mais qui, dans sa vie quotidienne, continue à vivre dans le cercle habituel du travail, du besoin et de la pauvreté?”.La doctrine de l’assimilation dans le contexte colonial n’est pas seulement en contradiction avec l’essence même du colonialisme – qui ne peut admettre l’égalité, fût-elle une perspective abstraite dans un avenir lointain –, elle néglige ou sous-estime également l’attraction assimilationniste dans l’autre sens, dans le sens des indigènes, des primitifs. L’histoire du colonialisme européen est marquée par un grand nombre de transfuges culturels, de déserteurs de la civilisation qui ont subi la fascination de la vie “primitive”. C´est un des grands enjeux des siècles du colonialisme européen. Combien de fois Léopold Senghor n’a-t-il pas employé la formule : “assimiler (transitif), ne pas être assimilés”. À la limite on peut voir, dans le procédé proposé par l’abbé Boilat, une de ces “ruses de l’Histoire” dans le sens de Hegel : en proposant un programme ambitieux d’apprentissage des langues africaines aux Franciscains qui devront venir au Sénégal – pour lequel on se servira du dictionnaire français-wolof de Jean Dard et de la grammaire wolof de Boilat en cours de rédaction –, Boilat plaide pour une assimilation réciproque : “Les bons religieux, que je propose, apprendront la langue et se familiariseront avec elle en peu de temps. Comment en serait-il autrement?… ” (p. 486). Et pour les jeunes filles il y aura les Sœ urs de l’Immaculée Conception qui travaillent déjà avec succès à Dakar et en Gambie.

La dernière preuve du bien-fondé de son utopie est, pour Boilat, l’exemple de Saint-François d’Assise lui-même. Ne s’est-il pas intéressé, toute sa vie durant, aux missions en Afrique, n’a-t-il pas envoyé des missionnaires en Syrie et en Palestine? N’a-t-il pas voulu aller lui-même en Égypte, à une époque où les musulmans étaient les ennemis jurés des chrétiens? Et n’a-t-il pas réussi à arriver jusque dans le camp du Sultan? L’utopie se sert, ici, de la légende et de la vie des Saints. Celle-ci sera convertie en utopie d’un Sénégal pacifié, civilisé et christianisé, sous la bannière du Saint-Esprit, de l’Immaculée Conception et de Saint-François d’Assise. C’est avec cette image que se termine le livre. Du langage de la violence au pouvoir de la langue

Selon une formule célèbre de Cheikh Hamidou Kane dans L’Aventure ambiguë, l’école succède aux canons de la première heure de la conquête (pp. 65 et suiv.). “Derrière les canonnières, le clair regard de la Grande Royale avait vu l’école nouvelle”. On peut situer la première étape de ce passage d’une conquête, fondée sur la violence et la supériorité des armes, vers une domination à long terme, fondée sur un système de communication – dont l’école n’est qu’une partie – précisément à l’époque où l’abbé Boilat exerce son métier de prêtre et de directeur de l’enseignement du Sénégal, où il rédige les Esquisses sénégalaises, pendant que Faidherbe est nommé gouverneur de la colonie. C’est dans ce contexte où la question d’un changement de politique se fait de plus en plus urgente, qu’il faut situer et comprendre le programme de réforme proposé par Boilat. Je voudrais citer, en cet endroit, un livre important publié il y a cinq ans en allemand, de Trutz von Trotha, sur le Togo allemand : Koloniale Herrschaft (Domination coloniale) : l’auteur défend la thèse de l’existence d’un massacre à l’origine de toute conquête de pays à société paysanne. Se référant à la définition de la “situation coloniale” de Georges Balandier, il dit :

“Le massacre est l’annonce et la compression extrême d’une domination de la ‘situation coloniale’. L’opposition insurmontable entre dominateurs et dominés est poussée, dans le massacre, jusqu’à l’extrême de l’opposition entre vie et mort. [… ] L’impossibilité de la communication amène au seul langage de la violence. L’incompréhension des conquérants et des dominateurs et l’unification des dominés se montrent, d’une façon exemplaire, dans la choséification sans distinction de la mort, à laquelle succombent de la même façon les jeunes et les anciens, hommes et femmes” (pp. 43 et suiv.).

Dans les Esquisses sénégalaises aussi, se font entendre les échos des massacres, le bruit des salves de la mitraille. Rappelons-nous l’épisode des villageois qui avaient pris le vacarme des tam-tams et des coups de mortier pour des canons, et qui croyaient entendre les bruits d’une guerre lors de l’entrée de l’évêque à Dakar. La peur face aux actions de violence est très présente dans tout le livre. Dans le texte de l’abbé Gallais, quand les missionnaires à Joal commencent à construire, au centre du village, une maison de rassemblement et de prières, quelques habitants croient qu’ils construisent un “blockhaus” ou un arsenal avec “cent bouches à feu”. Une femme, dans un accès de folie, traverse en courant le village en s’écriant : “C’en est fait, les Blancs se sont emparés de notre village!… ” (p. 149). Devant le roi du Sine, d’autres se sont plaint des missionnaires qui seraient en train de construire un fort. Dans les récits sur les événements du passé de la colonie sont évoqués, plusieurs fois aussi, des massacres : contre les Maures et les Toucouleurs, “les troupes françaises exercèrent de sanglantes représailles [… ] et écrasèrent par la mitraille deux villages du Fouta” (p. 336). Une armée de musulmans

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“fanatisés” sera écrasée par des troupes françaises : “La mitraille eut bientôt éclairci cette armée formidable, l’infanterie marcha droit sur eux, il y eut une bataille sanglante” (p. 411). Il semble qu’une menace permanente de violence plane comme une ombre noire sur le pays. Les initiatives de l’abbé Boilat et surtout ses efforts pour une politique scolaire et la propagation de la langue française, pourraient être entendus comme une tentative de remplacer le langage de la violence par un autre langage, une autre forme de communication, de prévenir et d’éviter les massacres. Le fait rapporté par Boilat, que la famille royale – du nom de Bathieris – du royaume de Ngalam sur le haut Sénégal, envoie ses fils, depuis la fondation de la Colonie – il doit vouloir dire depuis sa réappropriation en 1816-1817 – à l’école française de Saint-Louis et après, en France, pour les études supérieures, semble indirectement confirmer cette thèse. Au moment de la rédaction des Esquisses sénégalaises, six des fils de cette famille sont à Saint-Louis. De tous les rois nègres du Sénégal, ces princes sont “les plus avancés en civilisation” (p. 438). Il me paraît hors de doute qu’ils n’ont pas à craindre des massacres et autres actes de violence par le militaire français.

L’exemple montre clairement que les intentions de l’abbé Boilat se situent précisément dans ce contexte de l’extension territoriale et veulent amortir, à travers des efforts dans le domaine de l’école, de la civilisation et de la langue, le choc de la conquête militaire et de la violence qui y est liée nécessairement. La voix du peuple (vox populi) a depuis longtemps compris les rapports entre les deux sphères. Ils appellent les enfants du roi de Ngalam les “otages de Ngalam”. Celui qui donne ses enfants aux maîtres étrangers les livre dans leurs mains, mais il prétend aussi à leur protection. Celui qui accepte – ce sont les mots de la Grande Royale dans L’Aventure ambiguë – de “mourir dans ses enfants” et que les étrangers “qui nous ont vaincus y prennent notre place” (pp. 50 et suiv.) ne devra plus craindre la force physique des étrangers, étant devenu leur partenaire (ou collaborateur), participant de leur civilisation.

L’exemple montre, de plus, que l’initiative d’un changement dans les rapports entre colonisateurs et colonisés ne venait pas toujours du colonisateur, mais que les Africains aussi étaient actifs et intervenaient tôt dans les jeux de pouvoir et de domination dans le nouveau contexte. L’invention de l’école des otages, que les historiens du colonialisme français attribuent au gouverneur Faidherbe, fut en vérité l’œ uvre des Africains. Dans cette perspective, il faut réexaminer encore une fois la bataille de l’abbé Boilat pour une réforme du système scolaire au Sénégal.

Dans le cas de l’école des filles à Gorée – souvenons-nous – leur formation et l’apprentissage de la langue française avaient surtout un but moral : en faire de jeunes femmes civilisées et aussi proches que possible des jeunes Françaises. L’influence de femmes ainsi formées sur leur famille, leur mari, leurs enfants et leurs domestiques est la conséquence ultérieure de cet enseignement. Tous se trouvent ainsi sous l’influence civilisatrice d’un foyer chrétien et d’une maîtresse de maison parlant le français (p. 16 et suiv.).

Il en va différemment pour les établissements des garçons, par exemple le Collège supérieur du Sénégal à Saint-Louis, dont la naissance et le programme sont au cœ ur du long chapitre sur l’histoire coloniale et missionnaire du Sénégal, la “Notice sur le Sénégal” (pp. 184-277). Au début de ce chapitre, Boilat évoque – comme motivation personnelle de son initiative – la situation malheureuse de la colonie, et surtout de sa jeunesse qui n’aurait eu d’autre perspective d’avenir qu’une vie de misère. Évidemment, il pense d’abord aux fils des “habitants” de Saint-Louis, des familles métisses qui dans le passé jouissaient d’un certain bien-être, mais qui se trouvèrent menacées par la pauvreté à cause de l’abolition du monopole du caoutchouc et de l’égoïsme économique des maisons de commerce de Marseille et de Bordeaux. Mais les termes de “pauvreté” et de “misère” acquièrent aussi une signification plus vaste qui intègre la situation du pays entier et de tous ses habitants. Dans son discours du 26 février 1843 dans lequel il expliquait les buts du collège, il parlait aussi des “vrais besoins du pays”. Le fait que ce discours est reproduit dans le livre plusieurs années après, lui donne le ton pathétique d’un échec, d’une occasion manquée et d’une injustice à peine réparable (p. 229). Ainsi que le peuple d’Israël qui avait reconstruit Jérusalem après la captivité babylonienne, l’abbé Boilat aurait voulu encourager ses compatriotes à un nouveau début, renouant de cette façon avec les premiers siècles chrétiens en Afrique. Les premiers pas vers la christianisation du pays – correspondant aussi, comme nous le savons, à sa civilisation – ayant été faits, il serait nécessaire, pour consolider cette œ uvre, de développer un système scolaire concomitant. La phrase clef de l’abbé Boilat combine sa foi chrétienne et la philosophie de la raison qui lui est venue du siècle des Lumières : “car la religion ne civilise les hommes qu’en les éclairant“ (p. 233). Les points cardinaux de cette foi éclairée sont l’égalité de tous les hommes, sans distinction de race ou de couleur de peau, et la faculté (et la volonté) d’apprendre et de se laisser éduquer.

L’éloge du gouverneur Bouët, qui nous est présenté comme le sauveur de l’Afrique, illustre jusqu’à quel point les Esquisses sénégalaises visent un programme politique, avant que l’orateur, l’abbé Boilat, n’explicite les buts de son collège devant l’assemblée des parents :

“Dans ce collège, vos enfants recevront toute l’éducation qu’on donne en France; j’ose même soutenir qu’ils seront plus soignés, parce que nous les instruirons par zèle, par amour et surtout avec désintéressement; parce que nous sommes vos amis, vos parents, vos frères et les frères de vos enfants, comme ministres de Jésus-Christ” [… ].

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[… ] Aujourd’hui on ne parvient à aucune place honorable sans avoir fait ses classes latines. L’éducation primaire est absolument nécessaire, elle est la base, le fondement de l’éducation; mais après avoir établi les fondements, il reste encore à élever l’édifice. Vos enfants sortant de notre collège pourront aspirer à toutes les places honorables qu’un jeune homme peut ambitionner. [… ] toutes les places de la colonie vous seront ouvertes : médecine, pharmacie, magistrature, tout dépendra de votre volonté et de votre vocation” (pp. 236 et suiv.).

“Qui ne sentirait son cœ ur battre de joie en voyant son fils officier, puis capitaine, colonel, peut-être un jour général?” (p. 236) Ou bien commandant d’un bâtiment de guerre de la colonie ou chef d’un régiment de guerriers à cheval (p. 237) ? L’abbé Boilat est en train de rêver de ce qui, pendant toute l’histoire de la colonisation n’aura aucune chance d’être réalisé – un des tout derniers romans coloniaux, Fatou Cissé de Maurice Genevoix, secrétaire perpétuel de l’Académie française, se termine sur le rêve d’une mère africaine qui voit son fils, en réalité un jeune Français, fils de ses anciens maîtres, capitaine d’un bâtiment de guerre…

Au-delà de ce rêve utopique et à travers la persuasion rhétorique intense qui peint l’avenir en des couleurs d’autant plus brillantes que le présent est peint en gris, ce qui tient avant toute autre chose au cœ ur de l’abbé Boilat, est de mettre le destin et l’avenir du Sénégal dans les mains des enfants du pays, de ne plus laisser les indigènes exclusivement en position subalterne, auxiliaires du colonisateur, mais de leur rendre l’initiative et la responsabilité. Un deuxième discours de l’abbé Boilat, à l’occasion de la distribution des prix à la fin de l’année scolaire, le 26 juillet 1843, en présence du gouverneur, répète les mêmes figures de pensée en des images semblables : la victoire des lumières sur les ténèbres, de l’instruction sur l’ignorance; d’une bonne éducation dépend le bien-être de l’État, sa sécurité intérieure et extérieure, “les douceurs de la société, les délices et les charmes de la vie”, et finalement “le règne glorieux de la religion et de la morale chrétienne” (p. 240).

L’aspect révolutionnaire du projet de Boilat ne se révèle finalement qu’avec l’exemple des trois jeunes Sénégalais, élèves du Collège du Sénégal, à qui on avait donné la possibilité de participer à une expédition dans l’intérieur du pays sous la direction d’Anne Raffenel et du pharmacien de la marine, Huart et qui en ont donné des rapports écrits. Boilat les nomme et leur confère ainsi le statut d’auteurs : Ferdinand Gérardot, Edmond Lejuge, Honoré Lamotte. Les trois jeunes Sénégalais ont été choisis par le gouverneur lui-même. Mais bien qu’il existe des récits détaillés de Raffenel et de Huart sur l’expédition, Boilat tient beaucoup à reproduire intégralement les textes des trois collégiens, avec sa lettre à ses trois élèves (pp. 254-274). La raison ne peut en être le contenu : les informations plutôt maigres des trois récits se limitent, pour l’essentiel, à signaler le parcours de leur voyage, l’arrivée et le départ à chaque station, les noms des personnes et des endroits rencontrés. La raison doit en être trouvée dans la fierté et la confiance de l’abbé Boilat qui donne ces textes comme preuves “des progrès accomplis en si peu de temps dans la langue française, qui leur était tout à fait étrangère” (p. 243). Ils se sont ainsi approchés du but, que Boilat avait désigné dans son discours de fin d’année comme point d’arrivée de cette “volonté de savoir” (Foucault) qui est à la base de l’expansion coloniale comme de toute ambition civilisatrice, fût-elle d’un prêtre catholique :

“Nés avec le péché originel, nous traînons après nous l’ignorance et les ténèbres; avec l’instruction, le voile se déchire, nos regards s’étendent à un autre horizon; tout ce que l’homme peut comprendre nous est familier; tout notre globe nous est manifesté; nous en connaissons tous les habitants, et les productions de chaque contrée. Les entrailles mêmes de la terre nous sont familières” (pp. 241 et suiv.).

L’instrument de cette connaissance et de cette conquête scientifique ne peut être que la langue française. À partir du moment où des enfants du pays sont capables de participer à des expéditions visant une meilleure connaissance et – à long terme – une meilleure mise en valeur du pays, ils ont acquis le droit – ayant acquis la maîtrise de la langue française – de faire parler le pays, de participer au discours sur son avenir. Ils ont conquis le droit de parole dans les affaires de leur pays. Et dans un avenir pas trop lointain, quand ils seront devenus médecins, magistrats ou généraux, ce sont eux qui exprimeront la volonté du pays et qui seront les maîtres de son destin.

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Références bibliographiques

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