l'empreinte de l'homme

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L'EMPREINTE DE L'HOMME Robinson et le désir de l'île déserte Jean-Paul Engélibert Presses de Sciences Po | « Écologie & politique » 2008/3 N°37 | pages 181 à 194 ISSN 1166-3030 ISBN 9782849502051 DOI 10.3917/ecopo.037.0181 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-sciences-cultures- societes-2008-3-page-181.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 20/06/2022 sur www.cairn.info (IP: 65.21.228.167)

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Page 1: L'empreinte de l'homme

L'EMPREINTE DE L'HOMME

Robinson et le désir de l'île déserte

Jean-Paul Engélibert

Presses de Sciences Po | « Écologie & politique »

2008/3 N°37 | pages 181 à 194 ISSN 1166-3030ISBN 9782849502051DOI 10.3917/ecopo.037.0181

Article disponible en ligne à l'adresse :--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------https://www.cairn.info/revue-ecologie-et-politique-sciences-cultures-societes-2008-3-page-181.htm--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

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Lternpreinte de lthorrlrrle.Robinson et le désir de ltîle déserte

JUN-PruL ENcÉr,rsnnr

Deprris 1219 et la parution à Londres de RobinsonCrusoé,la tradition de la robinsonnade fournit un modèle à la pen-

sée politique. Son héros éponyme est d'abord le prototype de l'homoeconomicuso atome social dont la vie se résume à la relation verticalequ'il entretient avec la nature (qu'il soumet) et avec Dieu (à qui il se

soumet) à l'exclusion de toute relation <horizontale> avec les autres

hommes (les sauvages exceptés, mais ce ne sont que des sauvages). Ilfournit ainsi avec la solitude insulaire une métaphore de la conditionhumaine encore couramment reprise aujourd'hui: l'homme seul ou lepetit groupe naufragé sur une île vit une situation comparable à cellede l'humanité sur une planète isolée dans l'espace. La fable robinso-nienne, qui invitait le siècle des Lumières à imaginer I'adéquation de

la production aux besoins, incite aujourd'hui à penser les conditionsauxquelles une société s'installe, vit et se transforme sur un territoirelimité et sans extension possible. I- île est propice aux fictions politi-ques - par sa nature même, si l'on peut dire: espace clos et supposé

vierge, elle peut aisément figurer le lieu de l'origine ou se présentercomme le laboratoire où reconstituer les commencements de la sociétéafin d'en dégager l'essence. Entre l'île et le monde d'une part et entrela petite population insulaire et l'humanité d'autre part, il est tentant de

dresser une équivalence. Aussi la robinsonnade est-elle restée un enjeudans le débat actuel sur le libéralisme et le développement du capita-lismetrl. Il n'est donc pas inutile de se livrer ici à une rapide histoire des

rapports que Robinson entretient avec la politique depuis près de troiscents ans et avec l'écologie depuis plusieurs décennies. En effet, on ne

s'étonne pas assez de ce mythe qui prétend faire de l'île déserte le lieupar lequel penser les relations sociales !

fa robinsolrrrade des Lrrrnières

Quand Daniel Defoe écrit Robinson Crusoé en 1719, ilest un auteur connu pour ses pamphlets politiques (A true-born Englis-hman, 1701, The shortest way with the dissenters, 1703), son travail de

-183-

[1] Voir par exempleF. Flahault, Le paradoxe deRobinson, Mille et une nuits,Paris,2005 ou C. Laval,fhomme économlque.Essai sur /es racines dunéo I i béral i sme, Gallimard,Paris, 2007.Jsan-Pill Engéllbort estprofessour de llttéralurecomparôo à l'unlverslié MlcheFde-Monlalgno Bordeau 3.ll a consacré sa thàso alnslqus dg nombrsux aruclss à laroblnsonnads ot aur llctlons dsl'île déssrts de 1719 à nos lours,

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[2] Defoe connalt bien letravail de la Royal Society,

fondée on 1660 pourpromouvoir les sciences

expérimentales. Son maltre,Charles Morton, a fréquentéses fondateurs à Oxford et aéquipé sa propre école avec

des instruments scientifiquesalors rares (thermomètre,pompe à air, etc.). Voir surce point l. Vickers, Defoe

and the new sciences,Cambridge Univ. Pross,

Cambridge, 1996.

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Sources et fondements

journaliste (la Review of the State of the British Nation,journal d'opi-nion bi- puis trihebdomadaire qu'il rédige de 1704 à 1713) et son æuvrede <projeteur>> (An essay upon projects,1697). Profondément engagé

dans les débats et l'action politiques, c'est un homme très attentif à l'ac-tualité, très bien informé des découvertes savantes de son temps ainsique des explorations géographiques et des innovations techniquest2l. Ipense que les progrès de la navigation et du commerce, l'améliorationdes routes, la poursuite de la colonisation permettront d'enrichir les

Anglais. Il croit aux vertus de l'éducation. Il publie traité sur traitépour encourager l'activité marchande, développer l'industrie de ses

compatriotes et faire de son pays le plus prospère du monde. C'est doncdéjà un homme des Lumières. Mais, par d'autres aspects de son édu-cation, c'est un héritier du 17 siècle puritain. Né de parents dissidentsde l'Église dângleterre, Defoe est un fervent chrétien qui est toujoursresté fldèle à la minorité religieuse de ses origines malgré les persécu-tions. Sa foi s'exprime dans ses Guvres de fiction et les guides religieuxqu'il a aussi publiés à la même période de sa vie. Son premier romans'inscrit clairement dans cette double perspective: c'est une fable de

la colonisation qui expose comment l'activité de l'homme permet de

maîtriser la nature et produire les richesses qui nous émancipent dubesoin. Fable bourgeoise, elle fait de l'individu générique un héros

dans I'adversité. Robinson Crusoé hisse les plus humbles travaux à lagrandeur épique. En ce sens, c'est une << épopée bourgeoise moderne >>

exemplaire. Mais c'est aussi une parabole religieuse qui prend modèlesur l'histoire du fils prodigue: le jeune Robinson fuit la maison pater-nelle pour courir le monde et refuse de sétablir dans un métier, son

naufrage puis sa réclusion insulaire sanctionnent cette désobéissancejusqu'à ce que son application au travail, prouvant sa grâce, aboutisse àsa << délivrance >> et à son retour en Angleterre. Uîle déserte est donc lelieu de la rédemption car elle réconcilie le travail avec la religion.

En effet, Robinson travaille d'arrache-pied sur son île, comme cha-cun sait. Par nécessité certes, mais la leçon qu'il en tire est que s'il doittirer sa subsistance de son seul labeur, le fruit de celui-ci lui revient en

totalité. IJéquivalence entre feffort et la récompense est parfaite. Où iln'y a pas déchange, il n'y a pas non plus d'exploitation. Or, Robinsonest conscient des réalités de léconomie en Europe; il les décrit ainsiau début de la deuxième partie de ses aventures: << [L]es hommes de

labeur dépensaient leurs forces en efforts journaliers afin de gagnerdu pain de quoi soutenir ces forces vitales qu'exigeaient leurs travaux ;roulant ainsi dans un cercle continuel de peines, ne vivant que pourtravailler, ne lravaillant que pour vivre, comme si le pain de chaque

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Uemprelnte de I'homme

jour était le seul but d'une vie accablante, et Ltne vie accablante laseule voie rnenant au pain de chaque jourt3t. >>

Sur l'île, il en va tout autrement: pendant quelques mois après lenaufrage, Robinson s'emploie fébrilement à assurer sa survie, mais tou-tes les années qui suivent, il bénéflcie du confort qu'il s'est ainsi pro-curé. À la fin de sa quatrième année dans l'île, il peut conclure i <<Je ne

convoitais rien, car j'avais alors tout ce dont j'étais capable de jouir;j'étais seigneur de tout le manoir: je pouvais, s'il me plaisait, m'appe-ler Roi ou Empereur de toute cette contrée rangée sous ma puissance ;je n'avais point de rivaux, je n'avais point de compétiteur, personnequi disputât avec moi le commandement et la souverainetéIa). >>

I-île déserte supprime la compétition économique et avec elle laconvoitise, la rivalité et... l'argent. Dans l'épave qu'il fouille à la recher-che d'outils et de provisions, Robinson trouve de l'or. Mais la solitudel'a libéré de la cupidité et il s'adresse ainsi au trésor qui est devant lui:<Ô drogue ! à quoi es-tu bonne ? Tu ne vaux pas pour moi, non, tu ne

vaux pas la peine que je me baisse pour îe prendre! Un seul de ces

couteaux est plus pour moi que cette somme. Je n'ai nul besoin de toi ;demeure donc où îu es, et va au fond de la mer, comme une créaturequi ne mérite pas qu'on la sauvelsl. >>

Le travail émancipé de l'exploitation et de la recherche du profit est

rendu à la nature et à Dieu ainsi que le langage religieux de Robinsonle manifeste ici. C'est le pur exercice du devoir qui rend visible la puis-sance divine à travers la prospérité des fidèles, conformément à féthi-que puritaine de la vocation décrite par Max Webert6l. Si RobinsonCrusoé fournit le mythe del'homo economicus, c'est que l'île présentedu travail une vision idéalisée, sans exploitation, sans profit, sans désirsimpies et même... sans capital. Ou plutôt avec un capital offert par laProvidence: le naufrage est en effet un coup de force narratifqui a pourprincipal effet de jeter le héros seul sur une île fertile qu'il pourra met-tre en culture grâce aux outils, aux matériaux et aux semences oppor-tunément contenus dans l'épave. Il fallait présenter le naufrage commele châtiment divin des péchés de jeunesse du héros pour masquer sa

véritable fonction: le doter des moyens de faire fortune à la force de

ses bras sans concurrents ni investissement initial. La religion du capi-talisme naissant a trouvé là son évangiletTl.

Est-ce la raison pour laquelle Robinson Crusoé a immédiatementtrouvé le succès ? Publié ûn avril, il est réimprimé dès le 9 mai, puis le6 juin. Avant un an, il est traduit en français, allemand et néerlandais.Defoe lui donne une suite, puis la complète par les Réflexions sérieusesde Robinson Crusoé. Très vite, les éditions pirates, puis les imitationsfleurissent... un mythe est né. La plupart de ces robinsonnades insistent

-I85-

[3] D. Defoe, RobinsonCrusoé, coll. "Pléiade',Gallimard, Paris, 1959,p.309.l4l lbid., p. 129.

[5] /bld, p.58.[6] Pour un exposé détailléde ce point que je ne pêuxque résumer à grandstraits ici, voir mon ouvrageLa postérité de RobinsonCrusoé, Droz, Genève, 1992p.61-84.[7] C'est I'analyse du grandcritique anglais lan Wattdans un article devenuun classique du genre,

" Robinson Crusoe as amyth" (1951), reprls dansRobinson Crusoe, Norton,New York, 1975, p. 311-332.

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- 186- Sources etfondemonts

sur la dimension édifiante de la fablet81. La première inflexion signi-ficative du mythe est due à Rousseau, qui fait de Robinson Crusoé laseule lecture d'Emile jusqu'à l'âge de douze ans, c'est-à-dire tant qu'ilreste dans << l'âge de nature >>. Rousseau se passionne pour le héros de

Daniel Defoe car il y voit I'image de l'homme seul aux prises avec lanature: éloigné de la corruption de la société, I'insulaire est le meilleurguide d'une éducation naturelle. À l'âge où I'enfant ne doit être instruitque de la nature (et non des erreurs des hommes, qu'il découvrira de

toute manière plus tard), rien ne peut lui être plus profitable que le récitd'une <<siluation où tous les besoins naturels de l'homme se rnontrentd'une manière sensible 1...1 et où les moyens de pourvoir à ces mêmes

besoins se développent successivernent avec la même facilitétet >>. Celasuppose de débarrasser le roman de Defoe de <<tout son fatras>> etRousseau n'en conserve que l'épisode insulaire. Celui-ci apprend aujeune garçon <<lout ce qui est utile>>, c'est-à-dire <<la pratique des artsnaturels auxquels peut sffire un seul hommetrol >>. La fable du salut parle travail dont Defoe avait fart le modèle du repentir s'est transforméeen roman de la bonté naturelle. Entre les deux, il y a le passage d'unereligion de la Chute à une philosophie pour laquelle c'est la sociétéqui corrompt I'homme. Les Lumières se sont emparées de Robinson;la nature n'est plus le lieu d'une relégation pénitentielle où le pécheurse réforme, mais celui d'une origine où l'homme se regarde tel qu'enlui-même, dans son innocence native. Il reste que dans les deux cas

l'homme est conçu comme un individu n'entrant en rapport qu'avec lanature. Le mythe fait passer les rapports sociaux au second plan, voireles occulte complètement derrière la fiction d'un individu autosuffisantet tout occupé de lui-même. C'est de ce Robinson que le 19" siècle vahériter.

[8] Sur le développementde ce mythe au 18" siècle,lire A. Blaim, "The English

robinsonade of theeighteenth century', 1n

Sfudles on Voltaire and theêighteenth century, n" 275,

The Voltaire Foundation,Oxford, 1990, p.9-36.

[9] J.-J. Rousseau, Émile,in CEuvres Complètas IV,

Gallimard, coll. " Pléiade",Paris, 1969 117921, p.454.

[10] /brd., p.456.

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Le livre de la lrature

Uexistence s'y réduisant aux rapports avec les choses, lanature devient sur l'île déserte le centre de toute expérience. Dans lapremière robinsonnade importante du 19" siècle, Ze Robinson suisse(1812), le pasteur Johann David V/yss fait échouer une famille helvètesur une île tropicale. Le père, la mère et les quatre garçons, seuls sur-

vivants d'un naufrage, vont y vivre dix ans avant qu'un navire ne les

délivre. On a souvent noté tout ce qui sépare ce livre, constammentréimprimé pendant plus d'un siècle, de son modèle. La grandeur duRobinson de Defoe venait de lénergie inépuisable de son personnage,

traduite par I'attention minutieuse accordée à ses plus basses besognes.

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gemprelnte do l'homme

Au contraire,Le Robinson suisse expédie en un paragraphe, voire en

une phrase, les travaux les plus longs; il passionne peu parce que ses

personnages ne connaissent ni véritables épreuves ni vraies difficul-tés. On a souvent l'impression qu'ils sont moins naufragés sur une îledéserte que dans un livre. Sur l'île, la nature vierge s'ouvre sous leurs

yeux comme les pages d'une encyclopédie. Les quatre enfants ont toutà apprendre et le territoire qui leur est offert les comble. La fonctionpédagogique du récit et I'affadissement de l'aventure qui en résulte

apparaissent dès le premier chapitre.

À peine débarquée sur l'île, la famille helvète se soucie de son dîner:les enfants explorent les environs en quête de nourriture. Les plus jeu-

nes rapportent des écrevisses, des huîtres et un homard; I'aîné, qui s'est

aventuré au-delà de la plage, revient les mains dans le dos: rentrerait-ilbredouille ? Non: après avoir répété qu'il n'a <<rien trouvé >>, le farceurjette aux pieds de son père un animal qu'il présente comme un cochon

de lait. Une page plus loin, cette proie vaut à la famille la dispute sui-

vante:<< Ernest, après avoir gravernent qcaminé I'animal apporté par Fritz,

déclara d'un ton doctoral que ce n'était pas un cochon de lait, maisbien un agouti dont il avait vu lafigure dans son histoire naturelle.

<<Mon cher docteur, reprit Fritz, ta science est en défaut.<<Pas du tout, mon cher fils, je suis de l'avis d'Ernest. L'animal que

tu as apporté ressernble exactement à I'agouti; iI vit dans les creuxd'arbres ; la chair en est, dit-on, excellenteltr). >>

Cet échange inaugure une longue série de scènes semblables. Lanature est à la fois un vaste magasin où il suffit de se baisser pour

trouver sa pitance et un manuel d'histoire naturelle, de sorte qu'on yvit sans péril en vérifiant des connaissances acquises en bibliothèqueet sans jamais rien découvrir. Rien ne surprend le père de famille, qui

est aussi le nanateur du roman. La faune et la flore tropicales n'ont pas

de secret pour lui. Avant la fin du premier chapitre, il a déjà fait décou-

vrir à ses rejetons la noix de coco, la canne à sucre et la calebasse. Il a

aussi, et cela révèle I'autre aspect du rapport à la nature en jeu ici, com-mencé à exploiter les ressources de l'île. La petite troupe dérangeant

une bande de singes, ceux-ci adressent des grimaces à leurs visiteurs,

ce qui ne plaît pas à Fritz:<<Fritz s'apprêtait à en abattre un d'un coup de fusil, mais je le

retins et lui dis que les cocotiers sur lesquels étaient perchés ces singes

étant trop élevés pour que nous pussions en avoir les fruits, ilfallaitnous servir de ces animaux pour nous en procurer.

-187-

I11l J. D. Wyss, Le Roblnsonsulsse. Théodore Lefèvreéditêur, Paris, s. d., p. 10.

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[12] tbid., p. 1s.[13] Voir J. Dubois, " Du

roman au mythe: unRobinson hédoniste et

helvète ", Êtu des fran çai ses,vol. 35, n' 1, 1999, p. 25-42.

[14] J. D. Wyss, op. clt,p.272.

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Sources et fondements

<<Je pris alors des pierres que je lançai aux singes, ils nous répon-dirent par une grêle de cocos, nous ramassâmes ces fruits et nous enrnangeârnes quelques-uns que nous trouvâmes délicieuxtt2l, >>

On voit que l'encyclopédisme pédagogique n'est pas désinté-ressé. On s'intéresse d'abord à ce qui est comestible; on s'intéresseraensuite à tout ce qui présente une utilité pratique (pour se vêtir, pourconstruire, etc). Plantes et animaux ne sont considérés qu'en fonctiondes services qu'ils peuvent rendre. Il n'y a pas plus de contemplationque chez Defoe, pas de lyrisme, mais un appétit de domination qui s'ex-prime tantôt par le goût du massacre (tuer un singe parce qu'il grimace:un peu plus tard les singes seront exterminés sans scrupule - le récit ensera expédié en une page), tantôt par I'abandon hédoniste aux jouissan-ces buccales (le repas de noix de coco est le premier d'une série: toutesles nourritures de l'île y passeront)tr3l. Pour résumer l'état d'esprit dece roman, on pourrait dire que la nature n'y est jamais menaçante; elleest maternelle et généreuse et I'homme, eui en est le seigneur et maître,peut enjouir en toute bonne conscience. Dix ans après son naufrage, lenarrateur peut tirer ce bilan:

<<Dix années de travail et de persévérance avaient changé entière-ment l'aspect du pays que nous habitions, L'abondance, la prospéritéet le bonheur se montraient à chaque pas. Felsenheim, Falkenhorst,Prospect-Hill étqient autant de métairies suisses où le voyageur égaréest toujours sûr de trouver un asilettal. >>

Une telle conclusion afflige le lecteur moderne (autant qu'elle pou-vait plaire aux enfants du 19" siècle?): la fable respire la satisfactionpetite-bourgeoise. L-autre doit être réduit au même, dans la toponymieet par l'apparence; on y passe sans cesse du plaisir de la possession

à celui de la dévoration. Les deux étant également partagés entre lesmembres de la famille, ce rapport au monde passe pour naturel: l'îleest un microcosme, I'ordre qui y regne est celui que le Créateur a voulupour nous. Bien sûr, cet ordre ignore tout de I'histoire, de ses conflits etdes rapports sociaux. Pour les réintroduire dans le récit, il faut attendrele dernier chapitre où l'altérité pointe le bout du nez. Une trentaine depages (sur 300) avant la fin, le grand Fritz, âgé déjà de 25 ans, décou-vre un message écrit sur un linge noué à la patte d'un albatros : <<Sau-

vez une pauvre Anglaise sur le rocherfumant>>. Toutes ces années, lajeune Jenny avait vécu, naufragée elle aussi, sur un rocher à quelquesencablures de la colonie suisse. Fritzla délivre de cette solitude et peuaprès, un navire anglais mouillant fort opportunément au large de l'île,profite de I'occasion pour partir avec elle découvrir le monde. Ilaltérité(sexuelle, linguistique) réapparaît et le monde reprend ses droits: laparenthèse pédagogique est terminée. Mais était-ce une parenthèse?

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Fritz part accompagné d'un seul de ses frères. Les deux autres, ainsique leurs parents, restent sur l'île où ils sont rejoints par un membred'équipage du navire anglais, sa femme et sa fille. La robinsonnadefamiliale tourne à l'utopie avec l'établissement d'une petite colonie. Leretour au monde des naufragés consacre l'exemplarité de leur aventure:la vérité de l'île - il n'existe pas de rapports sociaux, mais seulementdes rapports avec les choses - devient vérité universelle. Il faudra atten-dre la seconde moitié du siècle pour qu'elle soit contestée.

Le sorrflle du progrès

La robinsonnade du 19" siècle est, à la suite de Wyss, édu-

cative. Si le corpus est abondant, il compte peu de chefs-d'ceuvre. On yvante aux enfants mâles de la bourgeoisie d'Europe la vaillance dans

l'adversité, le courage, I'esprit d'entreprise et les avantages de l'aventurecoloniale. De toute cette littérature tombée aujourd'hui dans un oublile plus souvent métité, émergent de rares æuvres. Aux États-Unis, leroman de Fenimore Cooper, The crater (1847), en Angleterre celui de

R. M. Ballantyne, The coral island (1858), en France ceux de Jules

Verne, qui écrit au moins quatre robinsonnades: L'île mystérieuse(1874), L'école des Robinsons (1882), Deux ans de vacances (1888)

et Seconde patrie (1900), sans compter I'inachevé L'oncle Robinsonqui n'a été publié qu'en 1991. Le point commun de tous ces récits estqu'ils transforment la pénitence solitaire du héros de Defoe en aven-

ture collective. Tout particulièrement chez Cooper et Verne, l'île est

un laboratoire où mettre en scène l'origine de la société. On rompt iciavec I'idée que l'homme se comprend d'abord par ses rapports avec les

choses; l'instauration d'une microsociété insulaire rend nécessaire uneréflexion politique que la bonne conscience patriarcale de Wyss écar-tait. Réflexion qui conclut chez les deux auteurs à la faillite du modèlerobinsonien: l'homme isolé n'est plus la pierre angulaire de l'édificesocial. Robinson est un héros du passé que le progrès a condamné àmort: Verne en fournit une démonstration accomplietrsl.

Llæuvre de Jules Verne repose sur I'idée d'une harmonie entreI'homme et la nature qui autorise la possession et la transformationde la seconde par le premier. Plus précisément, ses romans envisagentla conquête coloniale comme une preuve de la symbiose de l'hommemoderne et du reste du monde. La science et la technique ne menacentpas la nature: elles rendent ses merveilles accessibles et elles l'accom-plissent en déployant ses virtualités. Il est vain et puéril de s'y opposer,ainsi que le montre une scène de Seconde patrie où le jeune Jack cri-

[15] Sur Coopêr, je mepermets de renvoyer à monétude. " Genèse et mortd'une nation: Le Cratère dêFenimore Cooper", ln A. LeBerre (dir.), De Prométhée àla machine à vapsur, Pressesuniv. de Limoges, Limogês,2OO4, p. 199-212.

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fl 6l J. Verne, Seconde patrie,in Les CFuyres de Jules

Veme, vol. XLll, ÉditionsRencontre, Lausanne,

s. d., p. 81.

l17l tbid., p.88.!81 J. Verne, L'île

mystérieuse, t. 1, LGF-Livrede poche, Paris,

1993, p.250.

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Sources et fondements

tique un projet d'irrigation que vient de décider son père. Celui-ci veutdévelopper la production agricole de l'île en prévision de l'installationd'une véritable colonie :

u- [...] ce canal achevé, nous aurons droil auxrernerciernents des

futurs colons...<<- Mais non des anciens qui se contentaient de ce que la nature

leur avait donné !... observa Jack. Pauvre ruisseau I...f, on va Ie fatïguer à tourner une roue... onva lui prendre une partie de lui-même...et tout cela pour enrichir des gens que nous ne connaissons seulementpasuil ! >>

Se contenter des dons de la nature est bien puéril: quand le canalest réalisé, un mois et demi plus tard, Jack lui-même constate les pro-grès de la végétation et remarque que l'irrigation utilise une eau quiauparavant <<se perdait sans aucun profi|, puisque la mer n'en avaitnul besointt1ll > Uæuvre de l'homme embellit la nature, elle la rendplus fertile, ce dont même les enfants qui craignent de la <fatiguer>) se

rendent compte à l'usage. On pourrait même dire que la tâche proprede l'homme au siècle du progrès est de se faire l'agent le plus efficacede cette amélioration du monde par la science. C'est ce qui explique lerôle des inventeurs, mécaniciens et ingénieurs dans l'æuvre de Verne:Cyrus Smith dans L'île mystérieuse, M. V/olston dans Seconde patrie.Or. ceux-ci diffèrent essentiellement de Robinson. Ce sont des savantsde l'ère de I'industrie conquérante quand Crusoé n'était qu'un hommeordinaire qui appliquait sa raison aux problèmes pratiques à mesurequ'il les rencontrait. Entre eux, il y a le même écart qu'entre l'artisanatet f industrie lourde. I-agriculture mise à part, les réussites techniquesdu héros de Defoe culminent dans la boulangerie, la poterie et la vanne-rie. On sait que dans L'1le mystérieuse les colons reconstituent en accé-léré (trois ans !) l'évolution technique de l'humanité, depuis l'inventiondu feu jusqu'à celle du télégraphe, en passant par la métallurgie. Lascience leur permet de < dépasser>> leur modèle: <<lI]ls dépassaient de

cent coudées les Robinsons d'autrefois, pour qui tout était miracle àfaire. Et en effet ils "savaienl", et I'homme qui "sait" réussit là oùd' au tre s v é g é te rai e nt e t p é riraie nt inévitab I e me nt ttst . >>

Or, les Robinsons d'autrefois, solitaires qui mènent sur l'île une vied'expiation, sont représentés dans le roman. Verne en donne deux figu-res symétriques: Ayrton, ensauvagé après avoir passé des années surun îlot voisin et Nemoo déshumanisé par son pouvoir à la fois destruc-teur (son passé << terroriste >) et démiurgique (l'aménagement de l'île estaussi son æuvre) de demi-dieu. Tous deux ont besoin des colons pourêtre sauvés. Verne tisse ici un lien complexe entre le héros << d'autre-fois> et les hommes du progrès. Pierre Macherey l'a bien analysé:

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gomprelnto de l'homme - 191 -

<<Par rapport à la grande figure idéologique du héros solitaire, Nemo

est dans la même situation que le sont les colons par rapport à lui: ilne peut exprimer le sens de son æuvre qu'en s'identifiant à cette figure,donc en renonçant à son projet de conquête réelle, pour devenir 1...1 Ie

sujet fictif d'une aventure périméetrg). >> C'est pourquoi Nemo aide les

naufragés dans leur entreprise d'appropriation de l'île, mais c'est aussi

pourquoi celle-ci n'a plus le sens qu'elle pouvait avoir un siècle plus

tôt. Les nouveaux naufragés sont les cobayes d'une expérience, leur

aventure est truquée et de ce fait même ils ne peuvent pas sauver celui

dont ils sont les créatures: ni lui ni eux ne pourront empêcher l'érup-

tion volcanique qui entraînera la destruction de la colonie. Colonisation

fictive et bientôt réduite à néant contre identification à un héros fictifdu passé: la robinsonnade ne peut plus indiquer les voies de I'avenir,

mais elle peut en situer le mythe. Vetne s'amusera plus tard à parodier

ce mythe dans un roman où l'aventure est truquée de bout en boutt2ol.

I-ingénieur n'a échoué sur l'île déserte que pour renvoyer Robinson à

la fiction et affirmer la supériorité de l'âge du progrès.

Si le naufrage ne peut plus se réformer dans la solitude ni représen-

ter un système de production où I'individu ne peut plus se concevoir

isolément, mais est toujours déjà compris comme membre d'une col-

lectivité, que reste-t-il du mythe de Robinson ? Il ne s'est pas éteint au

20" siècle, bien au contraire. On pourrait même soutenir que, depuis les

années l92},lalittérature a produit une série de contre-robinsonnades

qui sont autant de critiques d'un mythe toujours actif dans I'imaginaireoccidental. Globalement, ces critiques se sont dirigées contre trois de

ses aspects: l'idée coloniale, le primat du travail, I'assujettissement de

la nature aux desseins des hommes.

Les contre-Robinsolls

Le premier Robinson ouvertement anticolonialiste a été

celui de Michel Tournier, Yendredi ou les limbes du Pacifique (1967),

où la période d'appropriation et d'exploitation des ressources insulaires

n'est qu'une étape qui précède et prépare la découverte de << l'autre île >>

ou la conversion de Robinson à une vie contemplative à l'opposé des

valeurs du héros de Defoe. Le roman divise l'expérience insulaire de

Robinson en trois moments. Le premier est le refus de la solitude et

de l'île qui l'impose. Robinson cherche à fuir: il construit un bateau

qu'il n'arrive pas à mettre à flot, puis, de désespoir, se vautre dans une

souille de pécaris près de la côte. Lui succède vite un deuxième temps,

beaucoup plus long et développé, que Robinson lui-même nomme celui

[19] P. Macherey, Pour unethéorie de Ia productionlittérairê, Maspéro, Paris,1966, p. 252.

[20] ll s'agit de Lécoledes Robrnsons, dont ontrouvera une excêllentelêcture dans J.-M. Racault,.Le détournement d'unmytho littéraire. Laréécriture parodique de larobinsonnade dans L' Écoledes Foblnsons", in JulesVerne I "Le Comique etIa parodie ", Minard, Paris,2003, p. 11 1-137.

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-192-

[21] M. Tournier, Vendrediou |es limbes du Paciftque,

Gallimard, coll. " Folio',Paris, 1972, p. 181.

l22l lbid., p. 153.l23l tbid., p.2o3-2o4.

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Sources et fondemonts

de <<l'île administréet2rl >>. C'est la période de l'affirmation de son moiet de sa domination sur les choses. Il cultive des céréales. élève deschèvres, tient son journal et rédige une chafte et un code pénal quiréglementent sévèrement tous les actes de sa vie. Enfin, quand l'occa-sion se présente, il capture un indigène pour en faire son esclave. Toutecette phase parodie I'activité du héros de Defoe en portant à l'absurdel'industrie de son personnage. Mais, même alors, le nouveau Robinsonn'est pas seulement la caricature de l'ancien. Au moment même où ilse voue au travail pour se dissimuler sa solitude, il soupçonne d'autrespossibles et se laisse inquiéter par l'idée qu'il fait fausse rotte : << Il avaitmême senti le danger que pouvaient présenter à lafois l'état de tensionpermonent où éîaient entretenus fVendredi et lui-même] et l'inflationde biens de consommation qui faisaient déborder les silos, et il pen-sait y faire face par un programrne de fêtes et de réjouissances quis'accompogneraient de festins et de beuveries, Mais il soupçonnaitce dernier propos - qui répondait si peu en vérité à l'esprit de l'îleadministrée - de lui avoir été sourdement inspiré par la nostalgie del"'anûre île" qui sommeillait et se fortifiait secrètement en luiz2). >>

La troisième phase du roman révèle cette aspiration longtempstenue en bride. Robinson, guidé par Vendredi, accède à une existencesupérieure dans la contemplation. Il cesse de travailler, Vendredi libérél'initie à la vie sauvage et <<l'autre île> se découvre dans une fusionharmonieuse de l'homme et de la nature. On en retiendra l'image del'ascension d'un araucaria de 150 pieds pour assister au lever du soleil:<<Lafeuille poumon de l'arbre, l'arbre poumon lui-même, et donc levent sa respiration, penso Robinson. Il rêva de ses propres poumons,déployés au-dehors, buisson de chair purpurine, polypier de corailvivant, avec des membranes roses, des éponges muqueuses... Il agite-rait dans I'air cette exubérance déIicate, ce bouquet de fleurs charnel-les, et une joie pourpre Ie pénétrerait par le canal du tronc gonflé desang vermeill23)... >>

Lintérieur se verse à l'extérieur, il n'y a plus de limite entre le corpset l'île, qui ne forment plus qu'un être vivant, mi-végétal mi-animal,mi-aérien mi-marin, enraciné mais vibrant et respirant, tendu vers leciel dans une joie extatique. Nous sommes ici loin de Defoe: touteidée d'appropriation et de domination a disparu au profit d'une sensua-lité diffuse qui n'est plus à proprement parler humaine, l'intimité del'homme et de son territoire les versant l'un dans l'autre. Plus de colo-nisation, plus de civilisation non plus: le mythe del'horno economicusest exactement retourné en mythe écologiste du retour à la nature. Unretour sans reste: la déshumanisation de Robinson est achevée à la findu roman - ce qui donne à cette fable sa consistance.

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Iempreinto de I'homme - 193 -

Cette sortie de l'humain n'apparaît pas possible dans I'autre grande

robinsonnade anticolonialiste de la fin du siècle, Foe, de J. M. Coetzee

(1986). Ce court roman met en scène un Robinson qui sait son travail

stérile (il passe son temps à défricher et niveler le sol de l'île, mais n'a pas

de graines pour ensemencer ses terrasses) et un Vendredi muet, dont la

langue a été coupée dans des circonstances mystérieuses. La narratrice

essaie de reconstituer I'histoire des deux hommes, mais ne se fie pas

aux souvenirs, visiblement fantaisistes, du maître et ne parvient pas à

obtenir la moindre information de son esclave. Ainsi tue, <<l'histoire de

l'île > évoque inévitablement I'histoire coloniale, le silence des peuples

soumis et les falsifications des envahisseurs. Un seul indice témoigne

de cette histoire: Vendredi semble pratiquer un culte mémoriel en dis-

persant des pétales de fleurs sur l'océan à peu de distance du rivage. La

narratrice fait l'hypothèse qu'il s'agit là d'un hommage à ses camarades

noyés lors du naufrage du négrier dont il serait avec Robinson l'unique

survivant. Ainsi la rédemption s'offrirait aux esclaves noyés: le salut

ne dépendrait plus du labeur expiatoire de Robinson, mais du travail de

mémoire de son esclave. Moins <<optimiste> que le roman de Tournier,

celui de Coetzee ne substitue pas un mythe à un autre mais déconstruit

le mythe colonial et, s'il ne peut rendre la parole aux peuples disparus,

entretient du moins le souvenir de leur existence.

Le renversement du Robinson industrieux en Robinson oisif pro-

fitant sans effort d'une nature généreuse est survenu plus tôt: déjà en

1921, Giraudoux imaginaitdans Suzanne et le Pacifi4ue une robinsonne

accordée à la nature insulaire. I-labsence de Vendredi dans ce roman

permet à l'héroine de se sentir plus proche de lui que de Robinson

qu'elle critique durement. Déjà, la robinsonnade ne peut plus se don-

ner pour thème la reconstitution ab initio de la civilisation, fût-ce de

manière parodique comme chez Verne. Les naufragés du 20" siècle ne

travaillent pas, ils sont moins concernés par les nécessités de la survie

que par l'organisation de leur petite communauté. Ainsi en va-t-il par

exemple dans le Robinson de Muriel Spark (1958) ou dans Prisonniers

du paradis de l'écrivain finlandais Arto Paasilinna (1974).

Mais le thème majeur des robinsonnades les plus récentes est cer-

tainement l'impossibilité de la robinsonnade dans un monde dont

toute la surface est sous l'emprise de I'hornme. Quand les naufragés

se croient perdus, ils ne sont en fait jamais loin du reste de l'humanité.

C'est ce que dit l'intrigue de Prisonniers du paradis: à la suite d'un

accident d'avion, une cinquantaine de survivants s'établissent sur une

île mélanésienne. Désespérant d'être secourus, ils défrichent près de

cinq hectares de forêt dense pour y installer des bûchers en forme de

S.O.S. visible depuis I'espace. Quatre jours plus tard, un navire vient

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- 194- Sources etfondements

les chercher. Les satellites voient toute la planète: la solitude n,estplus possible. Même leçon dans Mosquito coast du romancier amé-ricain Paul Theroux (1981), dont le héros part avec sa famille fonderune petite communauté autarcique dans la jungle dAmérique centrale.Mais la civilisation le rattrape: les marées charrient les ordures desvilles qui parviennent ainsi jusqu'à lui. La nature vierge n'existe plus.Il n'y a plus d'îles désertes, mais partout des dépotoirs. La vie sauvagedisparaît au profit d'une nature aménagée,normée, où les seuls espacesde solitude, ceux qui échappent à la production et à la circulation, sontceux où s'amoncellent les déchets.

Dans la robinsonnade la plus lue du siècle, William Golding faitd'un groupe d'enfants échoués la métaphore de I'humanité en guerrecontre elle-même et ravageant la planète : Sa majesté des mouches(1954) commence avec l'évacuation de jeunes garçons vers une colonielointaine pour les préserver d'une guerre nucléaire et finit par le tableausinistre de l'île tropicale ravagée par les luttes que ces enfants se sontlivrées entre eux. La petite communauté échoue sur une île désertequ'elle regarde d'abord comme un paradis, mais les rivalités, I'hybris etles peurs irrationnelles minent sa tentative de s'établir paisiblement surle territoire qui lui est donné. Les enfants régressent vers le tribalisme,se dotent d'un chef et de tabous et ils sont sur le point de se livrer àun sacrifice humain quand des adultes débarquent et interrompent cequ'ils veulent considérer comme un jeu. Ils ont repéré l'île à la fuméequ'elle dégage: pour déloger leur proie humaine, les petits chasseursl'ont incendiée tout entière. Ces adultes sont des officiers de la marineroyale qui rappellent au lecteur que l'île, qui n'est plus <<ql!'Ltn amas debois mort, calciné>>, métaphorise la planète à l'échelle de laquelle laguerre fait rage tzat.

Mais voici qu'il se fait tard: il faut conclure. Du mythe de I'homoeconomicus qui a accompagné I'individualisme bourgeois au 18" siècle,Robinson est devenu le héros de fables écologiques qui disent la nostal-gie des terres vierges. Le premier Robinson s'effrayait d'une empreintede pied sur le sable: c'était la preuve qu'un sauvage, probablementcannibale, était venu, pouvait revenir, reviendrait; cëtait une menace.Les derniers Robinsons en date maudissent l'empreinte (écologique) del'homme qu'ils voient partout; ils ont cru lui échapper grâce à leur nau-frage, mais la civilisation les rattrape toujours. Les cannibales, désor-mais, sont parmi eux. Toujours, Robinson dit le besoin de solitude:le désir de l'île déserte. Et pour cette raison, c'est peut-être un mythepromis à un bel avenir.

[24] Voir notrê ouvragêLa postérité de Robinson

Crusoé, op. cit., p. 174-204.

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