l’autre 2012, vol. 13, n°3

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Dossier Actualité clinique de Frantz Fanon

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Page 2: L’autre 2012, Vol. 13, n°3

Cliniques, Cultures et soCiétés

Revue tRanscultuRelle2012, Vol. 13, N°3

ÉditorialLettre ouverte au nouveau ministre de l’Éducation nationaleMarie Rose MORO

EntretienSur le chemin du plurilinguisme : itinéraire d’une sociolinguisteEntretien avec Jacqueline BILLIEZPar Stéphanie GALLIGANI

Dossier Actualité clinique de Frantz FanonDossier coordonné par Claire Mestre et Roberto Beneduce

L’intime et le politique, pour une ethnopsychanalyse critique Claire MESTRE, Marie Rose MORO

La vie psychique de l’Histoire. Fanon et le temps fracturé de la mémoire Roberto BENEDUCE

Intuitions délirantes et désirs hypothéqués : penser la migration avec Fanon Simona TALIANI

Articles originaux« Les Passeurs de Mondes ». Un programme humanitaire de soutien psychologique pour des mineurs libériens démobilisés Frédérique DROGOUL

Identité et migration : le modèle des orientations identitaires Mounira ABDESSADEK

Repenser la prévention à travers le mouvement hip-hopRoberto Domingo TOLEDO

RechercheLa culture et le bouddhisme tibétain comme moyens de résilience dans la migration ?Ludivine LADIGES

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Directeur de la publication : Allan GEOFFROYDirectrice scientifique : Marie Rose MORORédacteurs en Chef : Thierry BAUBET, François GIRAUD, ClaireMESTREComité de rédaction : Tahar ABBAL, Hélène ASENSI, JulieAZOULAY, Malika BENNABI, Stéphane BOUSSAT, DanielDERIVOIS, Najib DJAZIRI, Elisabeth DO, Patrick FERMI,Taïeb FERRADJI, Michèle FIÉLOUX, Marion GÉRY, VanessaGIRARD, Betty GOGUIKIAN-RATCLIFF, MyriamHARLEAUX, Felicia HEIDENREICH, Raphaël JEANNIN,Lucette LABACHE, Christian LACHAL, MyriamLARGUECHE, Jacques LOMBARD, Jean-BaptisteLOUBEYRE, Héloïse MARICHEZ, Yoram MOUCHENIK,Lisa OUSS-RYNGAERT, Danièle PIERRE, Benoit QUIROT,Alejandro ROJAS-URREGO, Dominique ROLLAND, Jeanne-Flore ROUCHON, Sophia SELOD, Leticia SOLIS, OlivierTAIEB, Saskia von OVERBECK OTTINOComité scientifique : Jean-François ALLILAIRE, Thérèse AGOS-SOU, Marc AUGÉ, Lionel BAILLY, Armando BARRIGUETE,Patrick BAUDRY, Esther BENBASSA, Alban BENSA, AlainBENTOLILA, Gilles BIBEAU, Alain BLANCHET, DorisBONNET, Michel BOTBOL, Abdelwahab BOUHDIBA, MichelBOUSSAT, Salvador CELIA, René COLLIGNON, EllenCORIN, Boris CYRULNIK, Alberto EIGUER, MarcelleGEBER, Maurice GODELIER, Bernard GOLSE, Antoine GUE-DENEY, Momar GUEYE, Françoise HÉRITIER, BabaKOUMARÉ, Suzanne LALLEMAND, Jon LANGE, FrançoisLAPLANTINE, Serge LEBOVICI, Michel LEMAY, MarshaLEVY WARREN, Jean MALAURIE, Martin Jesus MALDON-ADO-DURÁN, Jacqueline RABAIN-JAMIN, Jean-Jacques RAS-SIAL, Cécile ROUSSEAU, Carolyn SARGENT, JérômeVALLUY, Andras ZEMPLÉNIComité de lecture : figure à la fin du dernier numéro de l'année.Traducteurs : Wilmer HERNANDEZ-ARIZA (espagnol), Felicia HEIDENREICH, Diane HENNY (anglais)Secrétaire de rédaction : Thierry BAUBETCommunication : Héloïse MARICHEZRevue L’autre, Service de Psychopathologie, Hôpital Avicenne, 125 rue de Stalingrad, F93009 Bobigny cedex.Tél. : (33) 01 48 95 54 71/75, Fax : (33) 01 48 95 59 70E-mail : [email protected] de rédaction : Stéphanie BRUNEAU, Sophie WERYIllustration de couverture créée par Anna et Elena BalbussoMise en pages : Jean CORRÉARDIndexation : Les articles publiés dans L'autre sont indexés dans lesbases suivantes :Anthropological Index Online (Royal Anthropological Institute,British Museum, Royaume-Uni) ; Base SantéPsy (Réseau as-codocpsy, France) ; Bibliothèque Sigmund Freud (Société Psychan-alytique de Paris, France) ; FRANCIS (INIST/CNRS, France) ;IBSS : International Bibliography of Social Sciences (The LondonSchool of Economics and Political Science, Royaume-Uni) ; PAS-CAL (INIST/CNRS, France).Abonnements : vous trouverez le bulletin d’abonnement à la fin dece numéroÉditeur : LA PENSÉE SAUVAGE,BP 141, 12 Place Notre Dame, F-38002 Grenoble cedex.Tél. (33) 04 76 42 09 37 - Fax : (33) 04 76 42 09 32E-mail : [email protected]

Numéro publié avec le soutien du l’ACSÉ et de l’AIEP.© 2012, Eds La pensée sauvage. Tous droits réservésISSN 1626-5378 - ISBN 978 2 85919 284 6

Illustration de couverture créée par Anna et Elena Balbusso

PORTRAITMarceline Loridan-Ivens, variation balagan à deux voix Myriam HARLEAUX, Claire MESTRE

Marcelle Géber, une femme libre et solaire Marion GÉRY, Marie Rose MORO

DÉBATHéritiers de Fanon. Alice Cherki enréponse à quelques questions… Claire MESTRE, Roberto BENEDUCE

À propos du texte « Tuer et mourir pour exister »François GIRAUD

ACTUALITÉParler aux enfants des catastrophes et des dramesHélène ROMANO

REVUE DE PRESSELes anthropophagesFrançois GIRAUD

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Monsieur le Ministre,

Ne pas réussir à l’école est aujourd’huidevenu inacceptable aussi bien pour lesenfants, pour les parents que pour lasociété française. Pourtant, l’échec sco-laire est dramatiquement élevé et plusimportant que dans la plupart des payseuropéens. Actuellement en France,selon le sociologue spécialiste de l’é-cole, François Dubet (2012) : « 15 % à20 % des élèves arrivant en sixième neparviennent pas àlire un texte et àle comprendre si-multanément  ».À partir de ceconstat, on com-prend que les en-fants ne puissentpas rattraper leurretard et être enéchec massif, sauf si on prend cons-cience de cette difficulté dramatique àl’entrée au collège et que l’on donneaux enfants une seconde chance d’ap-prendre à lire et à écrire vraiment, et ef-ficacement. Et ce, le plus tôt possiblecar à l’entrée en sixième, certains en-fants ont déjà perdu l’idée qu’ils peu-vent être des élèves heureux.

Ne pas renoncer à vouloir le bonheur de tous les enfantsà l’écoleRécemment, ce débat sur l’échec sco-laire, véritable drame de nos sociétéscomplexes, s’est même invité dans la

campagne électorale par un «  Appelcontre l’échec scolaire » signé par cer-tains des acteurs de l’école et de la so-ciété qui s’intéressent aux enfants. Eton peut penser que cette questionrisque, à juste titre, de rester dans ledébat post-électoral, tant les enjeux hu-mains et sociaux sont importants. Etmême si l’échec est une préoccupationdéjà ancienne, il devient de plus en plusmassif et de plus en plus inégalitairedans la mesure où il touche massive-

ment les enfantsles plus défavori-sés et, de plus, cesenfants, lorsqu’ilssont en échec, onttrès peu de possi-bilités de con-tournement ou deréparation. Lesenfants plus favo-

risés sur le plan social peuvent allerdans des classes du privé qui aména-gent les parcours ou dans des classesavec des pédagogies spécialisées… Lesplus vulnérables et les plus pauvres su-bissent l’échec, de plein fouet, sansissue possible.

Les ingrédients du désamourOn connaît pourtant nombre d’ingré-dients de l’échec. Les études dans cechamp ne manquent pas aussi bien surle plan national qu’international. Ellesviennent du champ de la sociologie, dessciences de l’éducation1, des sciencesde la pédagogie, mais aussi de la

Lettre ouverte au nouveau ministrede l’Éducation nationaleMarie Rose MoRo

Marie Rose Moro est profes-seure de psychiatrie de l’enfantet de l’adolescent, UniversitéParis Descartes. Maison de So-lenn - Maison des adolescentsde Cochin (AP-HP, Paris)www.marierosemoro.fr Auteure de Les enfants de mi-grants. Une chance pour l’é-cole. Paris : Bayard ; 2012(avec J. et D. Peiron). Directricede la revue L’autre : www.revuelautre.com

1 Voir par exemple les travauxde Martine Chomentowski enparticulier sur les enfants de mi-grants. L’échec scolaire des en-fants de migrants. L’illusion del’égalité. Paris  : L’harmattan  ;2009.

Ce qui permet aux enfants de devenir autonomes

sur le plan du savoir et prêts à l’acquérir, c’est d’aller à l’école

pour la leçon elle-même,pour les contenus du savoir

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psychologie, de la psychanalyse et de lapédopsychiatrie et de la clinique trans-culturelle. On peut dégager les grandsrésultats de ces études. D’abord lescauses sociologiques : plus on appar-tient à un milieu éloigné de celui desenseignants, plus on risque d’échouer.Plus on est familier des livres, plus l’é-crit fait partie de votre univers, plusl’on réussit et cela, quels que soient lesautres facteurs individuels. Spontané-ment l’école est donc un lieu de réplica-tion sociale où les inégalités setransmettent d’une génération à l’autre.L’accès au savoir pour tous reste doncune revendication légitime. Le facteursociologique pèse pour beaucoup danscet échec et touche massivement les en-fants des classes modestes qui s’imagi-nent le moins faire de grandes études.Il existe aussi des facteurs de vulnéra-bilité psychologique. Certains enfantsauraient besoin de beaucoup plus detemps que les autres pour apprendre àlire et à écrire, pour s’apaiser et s’inté-resser aux choses de l’école, pour inves-tir la leçon et pas seulement lamaîtresse, selon la belle expression deCharlot2. Ce spécialiste des sciences del’éducation a montré que plus un en-fant allait à l’école pour la maîtresse,plus il était vulnérable à l’échec. Ce quipermet aux enfants de devenir autono-mes sur le plan du savoir et prêts à l’ac-quérir, c’est d’aller à l’école pour laleçon elle-même, pour les contenus dusavoir, pour les mathématiques elles-mêmes ou pourl’histoire. Maisdépendre de celuiqui transmet lesrend vulnérables.Or, certains en-fants, qui ont unemauvaise estimed’eux-mêmes par exemple, ont du malà aimer l’école pour l’école, le savoirpour le savoir, car ils ne se sentent pasassez bons pour apprendre, d’où leursdoutes et leur nécessité d’investir ceuxqui transmettent ce savoir. Et ces en-

fants ont besoin de plus de temps queles autres, ce que notre école ne leurdonne pas toujours. Ainsi, les derniersfacteurs en cause sont liés à l’école elle-même et à son organisation au service,en particulier de ceux qui sont les plusdépendants d’elle. On sait donc ce qu’ilfaut faire pour diminuer cet échec, tenircompte de ce que sont les enfants, deleur développement et de leurs besoinset revaloriser le métier d’enseignant.En somme, mettre l’école au cœur dunouveau pacte social.Au croisement de la question scolaireet de celle de la diversité sociale et cul-turelle dans notre pays, je voudrais at-tirer votre attention, Monsieur leMinistre, sur la fragilité de la situationdes enfants de migrants en France,mais aussi sur la richesse que constituepour l’école républicaine, la présence deces enfants riches de plusieurs languessouvent, de plusieurs cultures tou-jours ; enfants confrontés à la com-plexité mais ô combien modernes.

Les enfants de migrants, une chance pour l’école3

Il faut tout faire pour éviter de sacrifierla première génération d’enfants de mi-grants car les données statistiques sontpréoccupantes et aussi leurs difficultésau quotidien (Chomentowski 2009).Cela suppose de changer dès mainte-nant le regard que l’on porte sur eux etde les aider à dépasser d’éventuelles in-hibitions sur le chemin du savoir. Cela

implique aussi dene pas chercher –comme le fait tropsouvent l’école – àles couper de leurculture ou de leurlangue maternelle,qui les protège en

les inscrivant dans une histoire et quipourra les aider à acquérir le françaiscomme l’ont montré tous les travauxlinguistiques internationaux4. Mais ilest bon aussi de penser les choses àplus long terme et de voir les belles tra-

2 Charlot B. Le rapport au savoiren milieu populaire : « appren-dre à l’école » et « apprendredans la vie ». In  : Bentolila A,éditeur. Les entretiens Nathan.L’école face à la différence(Actes X). Paris : Nathan ; 2000.p. 23-9.

Il faut tout faire pour éviterde sacrifier la première génération d’enfants

de migrants car les données statistiques

sont préoccupantes

4 Pour une revue complète de lalittérature sur ce sujet cf. Moro,Peiron (2012).

3 Ce paragraphe reprend et dé-veloppe des extraits et desidées de mon dernier livre surce sujet «  Les enfants de mi-grants une chance pour l’é-cole  » avec J. et D. Peiron,Bayard, 2012.

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L jectoires de ces enfants. Beaucoupd’enfants de migrants optent en effetpour les métiers de l’enseignement.Cela prouve bien l’importance des sa-voirs au sein de leurs familles, la placeprépondérante que l’école a occupéedans leurs projets et leurs parcours mi-gratoires5.Dans une résolution de 20096, le Par-lement européen se dit « convaincu queles mesures visant à améliorer l’éduca-tion des enfants de migrants profitentà la société dans son ensemble ». Enfait, des mesures quelles qu’elles soient,visant à aider spécifiquement les en-fants de migrants, y compris la discri-mination positive telle qu’elle sepratique dans de grandes écolescomme Science Po, mais qui devraientse décliner beaucoup plus tôt dans leparcours scolaire des enfants et qui de-vraient s’appliquer à toutes les filièresd’excellence publiques et privées,contribuent en effet au bien communet cela par plusieurs mécanismes. Toutd’abord, elles font reculer une discrimi-nation à l’égard des enfants de mi-grants souvent vécue par eux, par leursparents, mais parfois aussi par les en-

seignants qui lesconstatent, commeune grande vio-lence. Elles permet-tent de ne laisserpersonne aux mar-

ges de l’institution scolaire ou dumoins de ce donner cet objectif ambi-tieux et généreux, ce qui fait du bien àl’ensemble de l’institution. Ensuite, sil’école est à l’image de la société, mul-

ticulturelle, elle peut retrouver le rôlecentral qu’elle semble avoir perdu cesdernières années. Une école plus forte,plus ambitieuse pour l’ensemble de sesélèves, plus respectueuse de leurs pa-rents, verrait sa légitimité renforcée ausein même de la société. Enfin, l’Édu-cation nationale aurait tout à gagner àdévelopper chez les enfants commechez les enseignants – aujourd’hui dés-emparés faute de formation adaptée etd’objectifs ambitieux affichés – descompétences transnationales qui ai-dent tous les enfants, et pas seulementles enfants de migrants, à être à l’aisedans différentes langues, dans diffé-rents contextes, dans différents uni-vers. Compter davantage d’enfantsbilingues, notamment, serait une forcepour la France, y compris du point devue de son rayonnement économique,diplomatique et culturel. Faire de la di-versité un atout, y compris scolaire,c’est le meilleur antidote à nos peurs,c’est la meilleure réponse à la mondia-lisation. C’est aussi un gage de moder-nité.Pourquoi alors si peu de changementsdans l’école pour qu’elle soit plushospitalière et plus égalitaire ? Pour-quoi tolérer tant de souffrances indivi-duelles et collectives. Pourquoi ne passe donner pour objectif premier quechaque enfant soit heureux à l’école ?On manque sans doute de capacité d’u-topie et de rêve. Dommage, car ce rêve-là, Monsieur le Ministre, seraitréalisable…

Paris, septembre 2012.

5 Cf. l’étude sur les motivationsdes parcours migratoires publiéin Moro, Psychothérapie trans-culturelle de l’enfant et de l’ado-lescent Paris : Dunod ; 2011.

6 Résolution du Parlement euro-péen du 2 avril 2009 sur l’édu-cation des enfants de migrantsen Europe.

Faire de la diversité un atout, y compris scolaire,

c’est le meilleur antidote à nos peurs

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L’autre : Je souhaiterais pour com-mencer que l’on revienne sur tonitinéraire de chercheure et que tuexpliques d’où vient ton intérêtpour la sociolinguistique et ce quit’a conduite, dans cet itinéraire, àcette discipline ?

Jacqueline Billiez (JB) : C’est unegrande question que je me suisposée à plusieurs reprises et je vaisforcément donner une réponse au-jourd’hui très incomplète. On vapeut-être pouvoir la compléter aufur et à mesure de l’entretien. Mon

intérêt pour la sociolinguistiquetrouve sans doute ses origines dansune curiosité pour le langage etl’apprentissage des langues. Depuistoute petite, je m’interrogeais surles langues de mon entourage, cel-les que j’entendais parler par des

Jacqueline Billiez, professeure de sociolinguistique à l’université Stendhal deGrenoble est, depuis octobre 2009, professeure émérite, après trente-cinq

ans d’une vie universitaire bien remplie. Sa double formation de sociologie etde linguistique a favorisé, dans les années 1970, son recrutement au Centrede Didactique des Langues (CDL) au côté de Louise Dabène pour enseignerune nouvelle discipline, la sociolinguistique. Avec un goût certain pour le tra-vail en équipe, elle s’est lancée dans de nombreux chantiers sans jamais quitterson domaine de prédilection qui est l’étude des pratiques langagières plurilin-gues en contexte migratoire, et plus précisément, celles des jeunes issus del’immigration en lien avec des questions identitaires et scolaires. Active dansle domaine de la recherche, elle a toujours pris sa part de responsabilités pé-dagogiques et administratives en assurant la direction du laboratoire LIDI-LEM (LInguistique et DIdactique des Langues Étrangères et Maternelles)pendant six ans. Elle a été rédactrice en chef de la revue Lidil pendant plus dedix ans et enfin été chargée de la coordination française de l’EDAF (ÉcoleDoctorale Algéro-française de Français), d’abord pour les universités du pôlesud-est, puis pour celles de l’ensemble du territoire national. Elle est intervie-wée pour L’autre par une de ses anciennes étudiantes, Stéphanie Galligani.

Sur le chemin du plurilinguisme :itinéraire d’une sociolinguiste

Entretien avec Jacqueline BILLIEZpar Stéphanie GaLLIGaNI

Stéphanie Galligani est maître deconférences au département defrançais langue étrangère à l'UFRLLD (Lettres, Linguistique et Didac-tique) de l'Université Sorbonne Nou-velle - Paris et membre du labo-ratoire DILTEC EA 2288.

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mandais ce qu’était une langue. En-suite, à l’école, j’ai fait très tôt desconstats sur les différences qui exis-taient entre la langue telle qu’elleétait parlée au quotidien – la langueordinaire – et celle qu’il fallait utili-ser pour écrire, pour faire les rédac-tions, pour parler correctement,«  faire des jolies petites phrasesbien complètes ». Donc, à l’origine,un étonnement qui m’a mar-quée et que j’ai voulu creuserlorsque j’ai eu des choix à fairelors de mon cursus en sociolo-gie. Je me suis d’abord embar-quée dans cette discipline surla base d’un intérêt profondpour une géographie humaineet la compréhension de la viedes hommes en groupe. Un anciencamarade de classe que j’ai rencon-tré lors d’une réunion d’anciens m’arappelé que j’avais déclaré au mo-ment de mes choix universitairesque j’allais faire de la sociologie carj’avais des comptes à régler avec lasociété…L’autre : Quels étaient ces comptesà régler avec la société ?JB : Je vais forcément les reconsti-tuer. Très certainement les inégali-tés entre les hommes et les femmes,et les inégalités selon les originessociales. Je sais que j’ai toujourscaché les miennes dans le domainescolaire lorsqu’on devait remplir lespetites fiches destinées aux ensei-gnants et sur lesquelles on devaitdéclarer la profession des parents.J’avais une famille compliquée doncje ne savais pas trop ce qu’il fallaitécrire. Mais j’avais compris très vitequ’il valait mieux taire qu’on étaitd’une origine sociale défavoriséeavec des parents ouvriers. Monbeau-père était ouvrier plâtrierpeintre et je mettais parfois de ma-nière subtile « peintre » pour laisserune interprétation possible, quiétait celle d’« artiste peintre » bien

sûr. D’autres fois, je ne remplissaispas cette rubrique. Donc j’ai étésensibilisée très tôt à ces inégalitéssociales et des inégalités de traite-ment aussi en contexte scolaire.Pour en revenir à mon entrée en so-ciolinguistique, elle s’est réalisée àla faveur de mon cursus de sociolo-gie et de linguistique, mais un peupar hasard parce que c’était une dis-cipline tout à fait nouvelle dont je

n’avais même pas entendu parler etj’ai été recrutée pour l’enseigner. J’aidonc eu à relever au départ un véri-table défi en me disant que j’étaissans doute un peu préparée à établirdes ponts entre ces deux discipli-nes, mais il a fallu que je me formeet, à l’époque, il y avait très peu dedocuments de sociolinguistique.L’autre : C’était alors une disci-pline émergente ?JB : C’était au milieu des années1970 et il n’y avait, en français,qu’un manuel publié en 1974, In-troduction à la sociolinguistique deMarcellesi et Gardin. Tout le resteétait en anglais. Il a donc fallu queje farfouille, que je trouve du grainà moudre, que je lise WilliamLabov, que je me précipite danstous les colloques de sociolinguis-tique pour construire véritablementle champ en me disant que, finale-ment, comme tout était à bâtir, c’é-tait assez enthousiasmant et quec’était pour ce travail-là que j’avaisété recrutée. Et je peux dire que çam’a beaucoup plu d’emblée.L’autre : Quels ont été tes premierschantiers de recherche en sociolin-guistique ?

JB : Le tout premier chantier, c’estcelui de ma thèse qui a porté sur lesproblèmes de communication entreimmigrés hospitalisés et le person-nel médico-hospitalier qui devaitles accueillir pour régler les problè-mes médicaux. Donc, dès le départ,une thématique liée à la migrationen France que j’ai fondée sur despremières remarques que j’avais pufaire lors de mon accouchement.

Ayant accouché à l’hôpital gé-néral à une période délicatedans notre contexte qui était lapériode de Noël, je me suisretrouvée à la maternité pour leréveillon du 24 ; toutes les ma-mans qui avaient accouché lesjours avant moi étaient rentréespour pouvoir passer Noël en fa-

mille. Mais moi c’était beaucouptrop précoce pour que je puisse déjàpartir. Et qui restait avec moi danscette maternité ? Eh bien unique-ment des femmes immigrées. Et jeles ai entendues les unes après lesautres accoucher et j’ai fait des pre-miers constats qui m’intriguaientbeaucoup parce que c’étaient desfemmes qui pleuraient, criaienténormément, qui se lamentaient,qui étaient en souffrance et je necomprenais pas pourquoi. Je l’aicompris beaucoup plus tard lorsquej’ai réalisé les enquêtes. Le secteurmédico-hospitalier s’est donc im-posé à moi, mais pas seulementpour cette raison liée à ma vie per-sonnelle, il y a toujours une con-jonction de phénomènes. C’estaussi que des membres de l’hôpital,que ce soit des médecins, des infir-mières, des aides-soignantes, s’ins-crivaient à l’université dans descours pour apprendre l’arabe pourmieux communiquer avec les immi-grés. On était au début des années1970. 1971, c’est la création de laformation permanente et j’avais étérecrutée à ce moment-là pour réali-ser une étude afin de mieux répon-

Depuis toute petite, je m’interrogeais sur les langues

de mon entourage, celles que j’entendais parler

par des personnes différentes, et je me demandais ce qu’était

une langue

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dre aux besoins de tous ces person-nels qui s’inscrivaient dans le cadrede la formation continue dans descours de langue. C’était un publicnouveau pour l’université dont ilconvenait de mieux connaître leursaspirations et leurs besoins de for-mation en langue. Parmi ce public,il y avait ces médecins et ces infir-mières qui s’inscrivaient en massepour apprendre l’arabe pour pou-voir mieux communiquer avec lesmalades immigrés. Voilà à peu prèsle point de départ de ce premierchantier.L’autre : On voit les liens que tufais entre ton histoire personnelle etles étapes de ton parcours profes-sionnel. Est-ce qu’on pourrait arri-ver à une deuxième étape de tonparcours  suite à ton travail dethèse ? Quels ont été ensuite leschantiers que tu as ouverts ?JB : Alors le chantier qui s’en estsuivi de manière presque natu-relle et logique a été celui dit dela deuxième génération, puis-qu’il s’agissait donc avec l’hôpi-tal d’immigrés dits de lapremière génération. À partirdu premier choc pétrolier et dela fermeture de l’immigration,il y a eu une politique de re-groupement familial et ce sont lesenfants de ces migrants, ainsi queleurs femmes, qui sont arrivés enFrance. Ce n’est que quelques an-nées plus tard que l’on a découvertà l’école de nombreux enfants issusde l’immigration, soit en prove-nance directe des pays d’origine,soit déjà nés en France. Je me suisalors portée naturellement sur lesquestions de transmission de la lan-gue d’origine des enfants et me suisinterrogée sur ce que l’école pouvaitfaire pour soutenir ce plurilin-guisme, ce bilinguisme naissantdans la société française.L’autre : On voit très bien dans ceque tu viens de relater que tu as

toujours privilégié dans tes travauxune approche qualitative, compré-hensive, des phénomènes langa-giers qui consiste à s’attacher ausujet, à sa biographie langagière, àses rencontres avec les langues, etc.Donc pourrais-tu développer unpeu cette approche que tu as tou-jours privilégiée pour traiter ce plu-rilinguisme ?JB : Pour traiter de ce plurilin-guisme, j’ai préconisé une doubleapproche : une approche qualitativequi ne privilégiait pas un outil trèsfermé comme le questionnaire maisqui, au contraire, privilégiait l’entre-tien semi-directif de recherche trèsproche du récit de vie grâce auquelon pouvait explorer en profondeurla diversité des usages en contextede plurilinguisme. En plaçant aucentre une notion fondamentalequ’il faut prendre en compte, cellede situation de communication qui

est d’ailleurs la variable la plus né-gligée encore aujourd’hui dans l’ap-proche du plurilinguisme. Si on nepart pas de la situation de commu-nication, on rate l’essentiel et onproduit certainement et unique-ment des artefacts. Donc partir dela situation de communication, c’é-tait forcément privilégier aussi et enparallèle des enregistrements d’é-changes, d’interactions en contextetout à fait situés pour, dans des ca-dres les plus écologiques possibles,respecter la dimension interaction-nelle liée à ces situations de com-munication. C’est cette doubleapproche que j’ai privilégiée : uneapproche par les représentations, ce

que le sujet peut dire de son pluri-linguisme, de son vécu plurilingue,comment il utilise les langues selonles interlocuteurs, selon ses émo-tions qui peuvent être diverses etvariées au cours d’une journée et aucours y compris de son avancéedans la vie, de sa biographie langa-gière. Et une approche de la réalitéplus objective des interactions,parce qu’on n’est pas forcément lemeilleur observateur de ses pra-tiques – on est avec la première ap-proche sur le vécu – et parce qu’ilest intéressant aussi de voir com-ment le sujet met en œuvre les lan-gues, comment il jongle avec ellesau fil de ses interactions quotidien-nes les plus ordinaires.L’autre : Grâce à tous les travauxque tu as pu mener sur le plurilin-guisme en contexte migratoire, surles biographies langagières, surl’enseignement de l’arabe dans les

cours de langues et culturesd’origine, est-ce qu’aujourd’huitu es en mesure de proposerune définition du plurilin-guisme qui rende compte lemieux possible de la réalité so-ciale ?JB : La notion de «  plurilin-guisme », je ne l’ai pas utilisée

dès le départ. Au départ, « plurilin-guisme » était employé pour décrirel’état de la société où les bilinguis-mes peuvent être d’ailleurs juxtapo-sés sans qu’il y ait d’interactionentre eux, le plurilinguisme dési-gnant alors la diversité, la pluralitédes langues dans un cadre qui estgénéralement celui de l’État. Et j’u-tilisais pour désigner les pratiqueslangagières des locuteurs la notionde « bilinguisme ». Puis je me suisrendu compte que cette notion debilinguisme était prisonnière desreprésentations les plus ordinairessur le bilinguisme, mais pas seule-ment. Elle était aussi prisonnièred’une approche savante qui définis-

Je me suis alors portée naturellement sur les questions

de transmission de la langued’origine des enfants

et me suis interrogée sur ce que l’école pouvait faire pour

soutenir ce plurilinguisme

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IEN sait le bilinguisme selon des critères

qui étaient ceux de la maîtrise etnon pas des critères qui étaientceux des usages. Il y a un chercheurtrès important qui a servi de déclen-cheur dans ce passage d’une pers-pective « bi » à une perspective queje dirais «  pluri  ». C’est FrançoisGrosjean dans un article lumineuxtiré de son ouvrage, où il définit lebilingue comme étant comparable àun coureur de 110 mètres haies.Un athlète qui présente des compé-tences qui sont celles du coureur,donc du sprinteur, et en mêmetemps des compétences du sauteur.Et si on compare ce coureur de 110mètres haies à la fois au sprinteur de100 mètres et au sauteur à laperche, on va évidemmenttrouver qu’il est déficitaire dansles deux sports, alors qu’il bé-néficie d’une véritable compé-tence originale. Il est trèscompétent et il va pouvoir êtrele plus performant et gagnersans doute de jolies médailles.Cette métaphore – et souventles métaphores sont très utilespour la compréhension des notions– m’a fait comprendre qu’il fallait –je le savais déjà mais je ne savais pascomment – qu’on se débarrasse decette vision du bilinguisme commeétant la maîtrise parfaite, et à l’écritet à l’oral, de deux langues ou mêmede plusieurs langues puisque « bi »devait en principe couvrir l’ensem-ble de ces compétences, qu’ellessoient en deux langues ou en troisou en quatre langues. Mais au fondavec cette extension de la notion,c’était encore une erreur parcequ’on restait quand même totale-ment prisonnier de cette vision deschoses du phénomène, en termesde maîtrise équivalente des langues.Au début de mes cours sur ce sujet,je démarrais toujours par une miseau jour des représentations que legroupe d’étudiants se fait de ce

qu’est un individu bilingue. Effec-tivement, pendant des années et desannées, la vision ou la représenta-tion majoritaire était toujours celledu bilinguisme « parfait », de l’indi-vidu bilingue qui parlait et écrivaitdeux langues de statut équivalent.J’ajoute que j’avais souvent desquestions du type : « Mais madame,est-ce que si on parle une langue etun dialecte, c’est quand même le bi-linguisme ? ». Je ne répondais pastout de suite, mais on voyait que laquestion du statut était très impor-tante. Avec ces représentations desens commun, on ne va pas traiter,mettre sur un pied d’égalité, unelangue comme l’anglais ou l’alle-

mand ou l’espagnol et une languecomme le provençal ou l’arabe.L’autre : Tu disais que la représen-tation dominante chez ces étu-diants était, pendant longtemps,celle d’un bilinguisme comme lasomme de deux monolinguis-mes… As-tu le sentiment au-jourd’hui que, dans le corpsenseignant, cette représentation dubilinguisme a évolué et qu’elle ten-drait vers la définition de Grosjean,c’est-à-dire comme quelqu’un quidevient bilingue pour répondre,dans différentes situations de com-munication, à ses besoins d’utiliserplusieurs langues ?JB : Est-ce que finalement les ensei-gnants se seraient débarrasséscomme moi de cette vision, de cettereprésentation du bilinguismebeaucoup trop étroite ? Je me suis

employée en tout cas à faire évoluercette représentation dans les forma-tions d’enseignants en formationcontinue et surtout en formationinitiale. Je pense qu’il faut intervenirle plus tôt possible parce qu’arriveun jour où cette représentation esttrop enkystée. L’enseignant lui-même s’est forgé, s’est tellementconstruit sur cette représentationqu’il a du mal à évoluer et à entrerdans la perspective qui est celle plusobjective. En montrant ou en fai-sant écouter des corpus d’interac-tions recueillies dans le contextefamilial ou dans d’autres contextes,on leur démontre qu’être bilingue,c’est jongler constamment avec au

moins deux langues parce queça sert des besoins communi-catifs et que, d’une certaine ma-nière, c’est même supérieur àl’interaction monolingue. Celamet en exergue des fonctionsqui peuvent être tout à fait dif-férentes, qui vont être plus sub-tiles à appréhender quand onest dans le monolinguisme oùil y a aussi une variation et des

changements de style. On ne parlepas à son camarade comme on parleà son professeur et ce, dès le plusjeune âge, mais les variations sontbeaucoup plus subtiles, alors quechez le bilingue, chez le plurilingue(je me corrige !), ces changementsseront plus évidents et seront beau-coup plus marqués. On peut lesmettre en évidence et les proposerà la sagacité des enseignants avecl’objectif de faire évoluer leurs re-présentations.L’autre : Et je me souviens quependant tes cours de sociolinguis-tique tu accordais une importancecentrale à nous montrer les diffé-rentes formes de bilinguisme. Lebilingue, ce n’est pas forcément unepersonne qui parle deux langues,mais c’est aussi une personne quiparle une langue et qui en com-

Je me suis rendu compte quecette notion de bilinguisme

était prisonnière d’une approche savante qui

définissait le bilinguisme selondes critères qui étaient ceux de

la maîtrise et non pas des critères qui étaient

ceux des usages.

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prend une autre, ce qu’on nommede manière positive à ta suite la«  compétence de réception  », aulieu de l’idée négative de « compé-tence passive ».JB : C’est une autre question aussitrès importante. Pour moi, un bi-lingue, c’est en effet quelqu’un quipeut parler une langue et en com-prendre une autre sans se reconnaî-tre une compétence au niveau del’expression. À mon avis, quand ily a compétence de réception, cettecompétence d’expressionexiste aussi, elle est là, elle estpotentielle, elle peut se déve-lopper très vite. En tout cas,tous les travaux que j’ai pumener le démontrent. Mais iln’empêche que, dans la com-munication à laquelle cettepersonne fait face de façon cou-rante, elle n’a pas besoin de la met-tre en place, de s’exprimer danscette deuxième langue parce queson interlocuteur privilégié com-prend de manière réciproque oucroisée la langue dans laquelle ils’exprime. C’est là une des formesles plus courantes qui puissentexister dans le bilinguisme. Et c’estd’ailleurs la raison pour laquelle lanotion de plurilinguisme que j’aiadoptée, et que beaucoup d’autresadoptent avec moi aujourd’hui,rend mieux compte que celle de bi-linguisme, de cette diversité des si-tuations de mise en œuvre deplusieurs langues. Parce que ça metle doigt sur le fait qu’on a des usa-ges qui sont parcellaires, sans quece soit négatif, avec des compéten-ces qui seront partielles dans cesdifférentes langues. Et je prenaisappui, dans mes cours – ce qui étaitune chance inouïe – sur des étu-diants d’origine africaine qui ma-niaient dans leur vie courante, dansleur contexte d’origine, cinq, six,sept langues ; des langues apparen-tées ou des langues totalement dif-

férentes et avec des compétencesforcément partielles, parce quel’une leur servait pour faire descourses au marché, l’autre pourcommuniquer dans le groupe depairs, d’autres pour communiquerdans le village du père, d’autrespour communiquer dans le villaged’origine de la mère, d’autres pourparler avec les voisins dans le cadrede la concession… Tout ça est trèsdiversifié et, obligatoirement, onne va pas définir leur plurilin-

guisme comme étant la somme descompétences dans chacune de ceslangues et à l’écrit et à l’oral.D’ailleurs, l’écrit, je le bannissais dela définition puisque, dans de trèsnombreux cas, la langue n’est pasécrite, elle est pratiquée unique-ment à l’oral. On ne pouvait doncpas leur dénier cette qualité de plu-rilingue (j’utilise aussi bi-plurilin-gue) au prétexte que les langues neseraient pas écrites.L’autre : On voit comment cettenotion de compétence plurilingue,que l’on retrouve aujourd’hui dansle Cadre européen commun de ré-férence pour les langues, était déjàtrès présente dans ta façon d’abor-der ces phénomènes langagiers ; cequ’on retrouve aussi dans le travailque tu as mené avec des équipes deGrenoble dans le projet Éveil auxlangues à l’école primaire (EVLANG).Je pense notamment au support di-dactique I live in New York but…je suis né en Haïti où justement tuessayais de sensibiliser les ensei-gnants mais aussi les élèves à cesdifférentes formes de bilinguismeet de plurilinguisme.

JB : Cela me ramène à la questionde tout à l’heure et à laquelle je n’aipas entièrement répondu, sauf pourla formation des enseignants, sur ceque l’école peut faire pour soutenir,pour contribuer à établir, à cons-truire ce plurilinguisme sociétal quiexiste de fait et qui va se développerde manière considérable avec lephénomène de mondialisation. Lesmigrations ne sont pas prêtes des’interrompre et, bien au contraire,elles vont se généraliser. Tous les

travaux que j’ai menés sont unpeu précurseurs par rapport àce qui va être devant nous, et laquestion à laquelle j’ai été jadisconfrontée, avec d’autres collè-gues du Centre de Didactiquedes Langues, portait sur ceque pouvait faire l’école. On a

entrevu d’abord une première piste,celle de l’enseignement des « lan-gues d’origine » à ces enfants issusde la migration dont j’ai parlé toutà l’heure. Le terme de langue d’ori-gine est d’ailleurs ambigu car la lan-gue enseignée est la languestandard, la langue officielle dupays d’origine des parents. Ce quipose déjà un problème parce que,d’une part, cela n’est pas véritable-ment la variété de langue cor-respondant aux pratiques fami-liales, et, d’autre part, parmi ces mi-grants, il y a des familles qui prati-quent d’autres langues que lalangue qui va être enseignée. Il s’a-gissait là d’un premier écueil auquelon a été attentif ; mais plus on a réa-lisé des observations des contextesoù on enseignait ces langues, pluson s’est rendu compte que les en-fants risquaient d’être mis à l’écart,dans une sorte de ghetto, parcequ’ils étaient obligés de quitter laclasse ordinaire pour se rendre dansces cours qui leur étaient spéci-fiques. Compte tenu de ce type dedispositif, les enseignants voyaientd’un mauvais œil ces départs d’élè-

Pour moi, un bilingue, c’est quelqu’un qui peut parlerune langue et en comprendreune autre sans se reconnaître

une compétence au niveau de l’expression.

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