la porte aux marionnettes

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M A R C E L S A L A

La Porte aux marionnettes

Dans une République africaine, peu après l'indépendance, Henry dirige un chantier diamantifère. Son contremaître noir vient lui montrer un énorme diamant brut, qu'il achète pour son propre compte, et non pour la Compagnie. Cette indélicatesse va introduire Henry dans un monde de trafics et de crimes. L'origine de la pierre elle- même est obscure, et peut-être maléfique : vraisemblablement dé- robée à une sorcière de la brousse, elle pourrait provenir du trésor légendaire de Samory.

A travers ses aventures, ou bien au cours de fêtes tumultueuses, Henry connaîtra la faune caracté- ristique de l'époque : espions, poli- ticiens, gens d'affaire, prostituées et jolies femmes. Le commissaire, J immy; la belle et singulière Ma- thilde; George, énigmatique mari, viendront avec bien d'autres, Noirs ou Blancs, s'agiter sur le théâtre aux marionnettes, et parfois y trouveront un destin tragique.

Mais à travers ce désordre, les personnages n'échappent pas à une évolution intérieure. Henry essaiera de se libérer des phantasmes de son enfance, de la hantise de Michaud, de la nausée de Rouffignac. Mathilde sera touchée par la vieillesse et la mort. E t tous témoigneront de « l ' un iverse l le d e s t r u c t i o n des âmes ». Seule l'Afrique, luxuriante et luxurieuse, dans la jeunesse de sa liberté, survivra à ces témoins d 'un temps passé.

Marcel Sala, qui habite en Tuni- sie, a déjà publié Le Tout-puissant en 1954 et Le Feu noir en 1956.

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LA P O R T E A U X M A R I O N N E T T E S

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MARCEL SALA

La porte aux marionnettes

G A L L I M A R D

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Tous droits de traduction, de reproduction et d'adaptation réservés pour tous les pays, y compris l 'U. R. S. S.

© Éditions Gallimard, 1968.

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Avec ses quatre dromadaires Don Pedro d'Alfaroubeira Courut le monde et l'admira I l fit ce que je voudrais faire Si j'avais quatre dromadaires.

Guillaume Apollinaire

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C H A P I T R E P R E M I E R

— Non coupable, Votre Honneur! Dans l'assistance un oh! d'indignation veut naître, puis se

contient et, seule, une qualité particulière du silence révèle la réprobation publique. Là-bas, cependant, dans les tribunes, Mathilde rayonne un sourire vers l'accusé, un sourire las, une ancienne tendresse ; ou peut-être s'est-il trompé, elle est trop loin, il imagine seulement. Mais cette imaginaire douceur l'emplit comme un regret, le soulève, l'emmène ailleurs ; et le tribunal crève, par en haut.

Le voici dans un box aérien, entouré des lumières du ciel, dans un éclatement sauvage du soleil ; en dessous de lui, à l'infini, jaune et verte, la terre africaine. Il est libre et déjà monte vers lui le cri des hommes, des bêtes et du vent.

Courte trêve. La mécanique se remet en route, le vieux juge abaisse sa perruque grise, il bafouille :

— Et vous serez pendu par le cou. Après, tout va très vite. James Bond s'avance vers le juge

et lui fait un hatémi à la carotide. La vieille dame, au banc de la partie civile, se lève. On voit son nez en bec d'aigle, son chapeau, également embelli de symboles ornithologiques, d'où ses rares cheveux sortent en bouclettes jaunes. Elle crie, elle bave, elle tend l'index vers l'accusé : « Coupable, cou- pable. »

Elle glapit. Dans la salle, mouvements divers. Plus de

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Mathilde ; plus rien que l'hostilité des hommes, des visages, encore, toujours des visages. Mais James Bond, désinvolte, son Beretta sous le veston, enjambe la barrière, et la foule, pour lui, se fait affectueuse. Il est tellement beau! et telle- ment britannique! « Lui, au moins! crie la vieille dame. Ah! si tu avais pu lui ressembler. » La voix se perche sur l'octave supérieure, y vibre, se fait stridente. L'accusé est devenu tout petit : un petit garçon.

— Tais-toi, Maman. Il regarde son juge affalé, ce Votre Honneur à perruque grise,

entouré d'hommes graves, inflexibles et doux. La vieille dame s'est assise. Elle bave un peu, elle ronchonne dans sa barbe.

— Tais-toi, Maman, je t'en prie, tais-toi. Le juge se relève. James Bond a disparu. La salle est main-

tenant vide, le soir descend et, dans ce crépuscule, les asses- seurs immobiles, muets, tendent vers l'accusé leurs visages d'ombre, leurs regards morts.

Ensuite tout s'éclaire à nouveau et tout se dissout dans la lumière et la chaleur. Le juge s'éloigne. Il se débine, le Votre Honneur, les ailes de sa perruque ballottent, son visage est traversé de grands lambeaux lumineux d'espace. Le voici, maintenant, le pauvre juge, au bord de l'abîme, marchant à reculons sur une pente jaune de plus en plus raide. A un mo- ment, un ultime moment, le petit garçon est sur le point de le rattraper, de le retenir. Mais il n'en a pas vraiment envie. Le juge bascule dans le néant et l'accusé s'en va, de par le vaste monde.

Vers deux heures j'ouvre un peu les yeux dans la chaleur immense. Je me retourne sur le flanc ; je me dis : « Mais je l'aime. » Je n'en suis pas très sûr. Une sorte d'espoir, pourtant, traverse l'écœurement de l'après-midi ; quelque part dans le souvenir s'ébauche un corps familier, une âme attentive. Si loin, pourtant. Je l'aime. Je me répète cela plusieurs fois ; j'essaie de me convaincre, de retrouver l'exacte tonalité de Mathilde, du souvenir de Mathilde tout à l'heure, dans les dra-

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peries du demi-sommeil. Je ne sais plus ; elle aussi s'effiloche, s'enfuit vers des abîmes. Je reste seul.

Il regarde autour de lui. C'est une case, une assez belle case. Des rondins, entrelacés de lianes, montent jusqu'au toit de branchages, et la pénombre s'arrondit doucement autour du grand lit, d'un bureau, d'un fauteuil et de diverses cantines posées sur le sol. Le sol lui-même est de terre battue, avec une profusion de nattes ; tout est propre, il n'y a pas de bêtes. Pas de moustiques, de cafards, de puces, de fourmis. Rien qu'un homme nageant dans la sueur mauvaise des fins de sieste. Et puis tout de même, par terre, un petit lézard qui le regarde.

Sur les nattes le soleil qui passe entre les rondins dessine des lignes brillantes, parallèles, coupées par l'ombre des lianes qui, verticalement, relient les rondins.

Il compte les lignes ; il compte les nœuds d'ombre qui les coupent. Il les groupe deux par deux, trois par trois dans une sorte de malaise obsédant ; il ferme les yeux à nouveau, il revoit sa matinée sur les chantiers, le carroyage des puits sur la savane, l'eau bourbeuse dans les graviers et la foule des nègres pataugeant dans le lit vif du fleuve. L'Afrique, soudain, lui remonte à la gorge.

Le juge à perruque grise avance maintenant dans la nuit, mais c'est un nègre. Invisible. Combat de nègres dans un tunnel. Un type avait peint ça, jadis, à Montparnasse. Maintenant on n'oserait plus. Atteinte à la dignité humaine. Des nègres, il paraît que c'est des hommes tout noirs, tu connais ? Hé bien, il tient son vélo à la main, il marche sur la piste, comme n'im- porte quel nègre marche sur n'importe quelle piste. Il tombe, il est mort. Et qu'est-ce que ça peut foutre, un nègre de plus ou de moins ? Quoi ?

Henry est maintenant réveillé et se contemple, tout nu et tout rose, sur son lit. La chaleur le baigne, c'est quelque chose de doux qui remplit l'ombre, pénètre au creux des cuisses, tournoie autour des tempes ; c'est bon. Dehors, elle devient

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grouillante ; le soleil voilé de nuages s'alourdit sur la savane et, dans le fleuve, l'équipe du soir charrie ses cailloux. Les dos luisants des hommes fument dans la chaleur. Fatigue des hommes, esclavage des hommes, je m'en fous. Il faut bien s'en foutre, n'est-ce pas ou alors on ne ferait jamais rien ? Ici on peut suer en paix, on est bien, on est seul. Seul avec un petit lézard et, bien sûr, de l'autre côté de la cloison avec l'Autre.

Plutôt que d'affronter l'Autre, sa pensée retourne un ins- tant au soleil diffus, comme s'il éclairait par en dessous la coupole grise des nuages. Comment disait-il, le Commandant ? Un ciel plombé, c'est ça. Jadis, au bon vieux temps, ils met- taient des casques de liège. Même à l'intérieur des cases parce que le soleil filtrait par des trous, méchant, lubrique, il passait par un trou, vous vrillait la tête et vlan! coup de bambou. Maintenant c'est mal vu. On laisse le soleil vous taper sur le crâne, à grands ahans, ou bien vous entourer insidieusement sous le ciel plombé.

L'Autre, enfin. De l'autre côté de la paroi, le dos rond, assis sur la caisse à whisky, courbé sur un registre, Michaud il se nomme ; ça n'a rien d'extraordinaire ; de l'autre côté, séparé de la chambre par une porte légère, il y a un bureau. La porte, la simple porte faite encore de rondins et de branchages, mais plus minces que ceux des parois, est simplement retenue par une ficelle. Il ne l'ouvre jamais, Michaud ; il est la discrétion même. Il s'assied sur la caisse à whisky, il ouvre ses livres, il passe ses écritures : c'est le comptable.

La porte a battu, tendant la ficelle. Ce doit être un courant d'air. Et justement le soleil, ce soleil qui rentrait par les trous, ces grilles meurtrières dessinées sur la natte, ça a, comme ça mystérieusement, des rapports avec les courants d'air. Ma mère craignait les courants d'air. Le soleil, l'Afrique, la caisse à whisky, les nattes, les raies, la ficelle, ma mère, la porte qui bat, les courants d'air, tout cela s'organise en un tout, cela a des rapports, des correspondances. C'est mon petit uni- vers, enfin l'un de mes petits univers. Une certaine cohérence

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relie en moi ces données dissemblables. Comme les peintres qui mettent ensemble un citron, un poulet, un couteau et un instrument à cordes et, ma foi, si le peintre a du talent, ça fait un monde. Mon petit monde à moi : « Nature morte à l'homme nu. » Et pour bien le tartiner, l'appuyer sur d'an- ciennes histoires, le rendre bien nauséeux et le contempler à l'infini, prisonnier des réseaux dorés du soleil, du talent j'en ai. Foutre oui. Même si je suis le seul à m'en apercevoir.

Henry s'est levé. Il marche sur les nattes, en faisant bien attention de ne pas poser les pieds sur les lignes dorées. Mais c'est difficile et, soudain, la ligne d'or traverse ses orteils. Rien ne se passe. Il hausse les épaules.

Le rôle des courants d'air, là-dedans, n'est pas tellement illogique et ce n'est pas pour rien que ma mère les craignait. Ils se laminaient sous les portes, s'insinuaient dans l'entre- bâillement des fenêtres. Parfois même, quand elle était dans ses bons jours, ils frétillaient par le trou de la serrure et l'attei- gnaient, vifs, subtils, déliés, en ses parties sensibles. Tout juste comme le soleil dardait sa lumineuse mort sur le colonialiste. Deux cas de nocivité filiforme des forces naturelles.

J'ai fui les courants d'air, bien sûr, mais j'ai retrouvé le soleil, les raies perfides sur la natte, l'écrasante chaleur et Michaud, là-derrière, sur sa caisse à whisky.

James Bond, lui, n'est pas tellement embarrassé par Michaud. Un jour, dans un bar de Dakar ou d'Abidjan, il le suit. Il s'installe à côté de lui, méditatif ; il commande une vodka glacée, qu'il boit en silence. Et tout d'un coup, il se retourne imperceptiblement et toc ! le hatémi. Il sort. La pépée rutilante lui tend ses lèvres, ils s'installent dans la Maserati et vrrr... Pour moi ce sera plutôt le coup de poing dans la figure. Et rien ne marche. Trois types me sautent dessus. La pépée rutilante se contente de ricaner. Je n'ai plus qu'à sortir, la queue basse, en grommelant quelque chose sur ma qualité d'ancien combattant.

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Cohabiter avec quelqu'un, comme ça, longuement, dans la solitude de la nature, séparés par une cloison de rondins, et mêlés le jour dans la monotonie du métier, cela finit par prendre les proportions de l'absurde. Derrière le visage bouffi de l'Autre se lève l'image de nos angoisses et un certain aspect interne de notre vérité se mélange à son apparence. Alors nous reconnaissons quelque éternel personnage qui s'est levé du fond des années et nous regarde. Il n'est pas beau, il a ce regard oblique de Michaud, cette bouche tordue toujours un peu en mouvement, comme s'il essayait de rattraper un per- pétuel mégot. Et que dire de son front pensif, des deux pro- fondes rides sous les cheveux drus et du ventre gonflant le short kaki et trouvant une issue vers la chemise à carreaux ? Il faut vivre avec ça, dans les jours semblables.

— L'Afrique, j'en ai marre, patron. Un peu de fric et que je puisse laisser tomber.

Il répète cela, Michaud. Et moi, je ne dis rien. Mais Bon Dieu ! et moi, alors, j'en ai pas marre ? Et un peu de fric, alors, ça ne me ferait pas plaisir, non ?

Il ferme encore les yeux et voici le visage aimé ; pas seule- ment le visage mais le corps aussi, lieu de tant d'artifices, objet de tant de soins, orné de tant de voiles qui flottent au- tour de lui comme les reflets mobiles du désir.

Elle se penche vers lui et tout se brouille, et tout devient faux. Elle se penche vers lui ; son corps menu brille, dans le jardin crépusculaire; les hibiscus dressent leurs corolles écla- tantes, qui vont mourir avec le jour. Lui, c'est Jimmy. Asseyez- vous, Jimmy, quelle bonne surprise.

Mathilde s'assied aussi, déjà parée pour le soir. Jimmy n'ose pas la regarder. Il est gras et rose, avec un crâne dénudé et des yeux lourds. Mais Mathilde le regarde bien en face, indif- férente, habituée sans doute au trouble des hommes. Georges congédie le boy, prend les verres, prépare un drink. Autour d'eux le jardin se tait.

— Je suis venu vous dire au revoir, dit Jimmy. Je m'en vais à Bolo. Une affaire.

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— Mystérieuse ? — Non ; inquiétante seulement. Un fou, sans doute, ou

une crapule. — Bolo, dit Georges. Mais au fait... Et, se tournant vers sa femme : — C'est bien par là-bas que travaille Henry ? — Henry ? dit Jimmy. Je ne savais pas. — Comment est-ce possible, dit Mathilde, vous savez tou-

jours tout. — Ce type ne m'intéressait pas. Mais il est vrai qu'il vous

intéressait, vous. Mathilde se tait. Georges boit. Jimmy insiste : — Il était bien votre soupirant en titre ? — S'il n'y avait que celui-là, dit Georges plaisamment.

Mais continue ton enquête, mon vieux. J'ai un coup de télé- phone à donner.

Il s'en va ; Mathilde se tait. L'ombre est déjà trop dense pour que l'on puisse voir ses yeux. Jimmy se penche. Une chemise-veste blanche s'avance vers Mathilde; un bras poilu jaillit ; une main s'étend qui se pose sur la main brune, immo- bile, de Mathilde. Elle ne dit rien ; elle incline un peu la tête. La main grasse de Jimmy esquisse comme une caresse.

— Allons, allons, dit Mathilde ; n'y pensons plus. — Vous l'aimiez ? Elle ne répond rien. La main remonte un peu sur la fine

peau. Puis Georges surgit de l'ombre ; la main, tranquillement, se retire.

— Alors, dit Georges, tu lui as soutiré des aveux, monsieur le commissaire ? Ou peut-être enquêtais-tu sur un autre sujet ?

Mais déjà le commissaire s'excuse, salue, s'en va. Le couple le raccompagne. Côte à côte, élégants, apparemment unis, ils agitent la main puis, à travers le feuillage maintenant som- bre, ils retournent vers la maison.

— Pauvre type, dit Mathilde. Je veux dire Jimmy. — Oui, pauvre type, mais dangereux. Soyez gentille avec

lui.

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La salle à manger s'illumine devant eux ; deux couverts sont mis. Georges cependant se tourne vers sa femme :

— Cette visite m'a fait oublier de vous prévenir. Je ne dînerai pas ici.

— Oh ! bien, dit Mathilde. Allez à vos plaisirs. Georges lui baise la main et s'en va. Mathilde hésite un mo-

ment près du téléphone, puis s'assied. Le boy la sert. Elle mange à peine, très vite, les yeux durs. Quand elle a fini, elle descend dans le jardin, contourne la maison, atteint sa voi- ture. Elle y monte et disparaît, elle aussi, vers la ville noc- turne.

Mais derrière Mathilde s'agite déjà la foule des autres ; les sœurs de Mathilde se lèvent sur le monde et l'amour qui voulait naître s'éparpille en une diffuse recherche, mêlée de crainte et du désir de fuir. Les petites prostituées sortent de l'ombre ; dans le brouillard de Londres, au long des façades hostiles, elles serrent sur leurs seins leurs doigts effilés ; dans les beuglants de Cologne, toutes chairs dehors, elles s'érigent en blonds monuments ; et voilà encore celles qui trottent, en imperméables et souliers plats, à l'autre bout du monde, sur les trottoirs de la Ginza.

Pour le moment il y a Blandine. Ce n'est pas grand-chose. C'est même ce que l'on peut imaginer de plus inoffensif. Un crâne frisé, une légère odeur poivrée de négresse, des oh! chéri! gloussés, l'éclair blanc des dents et l'éclair rose de la langue, dans un visage enfantin. Mais derrière la paroi, L'Au- tre, attentif, écoute. Il est là, classant ses papiers. Au début Henry ne savait pas. Dans l'énorme chaleur de l'heure, après le déjeuner, une fois achevées leurs agapes solennelles, en tête à tête, célébré le rite des boîtes de sardines et des papayes, ils se séparaient ; enfin ils essayaient. Les cuisses courtes de Michaud disparaissaient en direction de sa case, vers le fleuve. Henry rentrait chez lui. Étendu sur le lit, dans toute la crasse de la matinée, il attendait. A partir de quand Michaud a-t-il pris l'habitude de revenir ? Un jour — Blandine sur le bord du

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lit riait aux anges, gazouillait et comptait sur ses doigts — il voulut prendre des cigarettes dans le tiroir du bureau ; il ouvrit la porte et il recula de surprise en l'apercevant ainsi, penché sur ses registres — ou faisant semblant, épiant peut-être.

Au repas du soir — ils le prenaient avec Serfati, le contre- maître — il lui demanda :

— Vous ne faites plus la sieste ? Il y avait du travail. On ne se rendait pas compte. Et puis

il ne pouvait pas dormir dans la journée. La nuit non plus d'ailleurs. Trop énervé. Et tout seul. Pouvait pas dormir tout seul!

— Je te trouverai une fille, dit Serfati. A peine pubère, gen- tille, propre ; je te l'envoie ce soir.

Il n'en voulait pas. Dix ans d'Afrique, le Michaud. Les né- gresses, pouah! les nègres, beuh! Pouvait plus les voir en peinture ! Et toujours son refrain : foutre le camp, nom de Dieu ! Se faire un peu de fric et foutre le camp. Un magasin de vélos à Brie-Comte-Robert, voilà son rêve. Ou un restaurant sur la Côte, qui sait ? S'il pouvait toucher le gros fric. Ou un bis- trot à Pigalle, ah! ça ce serait le bouquet, le couronnement de sa carrière. En attendant il fallait bosser pour cette foutue compagnie.

Serfati hochait la tête. Et donc, il était là, presque derrière la cloison, tendant

l'oreille aux soupirs, aux grincements du lit, aux petits rires, aux cris, parfois aux bruits d'eau, à la porte qui claque. Vers trois heures Blandine s'en allait. Elle tournait au coin de la case et revenait sur le sentier, comme si elle arrivait du village et allait vers le fleuve. Elle dandinait son petit derrière, elle promenait sous le ciel plombé la tache multicolore de sa jupe, et Michaud sortait alors sur le pas de la porte. Abrité par l'auvent de branchages, il la regardait passer, inconsciente et parfois, parce qu'elle était très jeune, sautant à cloche-pied. Il regardait s'éloigner ce petit derrière bariolé, rouge, jaune, vert, dans la chaleur. Et il tendait vers lui sa gueule triste et son cœur barbouillé.

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De nouveau les lignes dorées apparaissent sur les nattes. Mais elles se sont légèrement déplacées et les carrés lumineux sont devenus des sortes de parallélogrammes. Quelques mi- nutes, semble-t-il, ont passé. Destins, destins impénétrables. Il fait encore plus chaud et c'est énervant, angoissant, ces rais de lumière dans la case obscure. On frappe à la porte : Blandine! Blandine va se couler, rieuse, dans l'entrebâillement. Elle aura cette courte jupe à fleurs et puis rien d'autre, sauf ce soutien-gorge de satin vert, acquis récemment à un marchand ambulant, après mûres réflexions et beaucoup de rires avec les cousines. On frappe encore. Au-dessous de la jupe il y aura le vif éclair des jambes, leur peau soyeuse. On frappe encore. Blandine ne frappe jamais deux fois. Ce n'est pas Blandine ; c'est un emmerdeur quelconque, c'est le destin.

— Entrez, quoi! Je m'assieds sur le lit et j'écarquille les yeux dans la pé-

nombre. La porte s'ouvre lentement. La lumière cruelle se précipite, dessinant les contours d'un grand type qui referme la porte et qui s'avance. Il est maintenant comme un bloc noir dans l'ombre revenue. Je suppose qu'il a le torse nu et qu'il est vêtu d'un pantalon de travail. Il avance encore, la main droite fermée, légèrement en avant et l 'autre main se balance. Je crois le voir rire, je devine l'éclair des dents, au milieu du visage obscur. Voilà : c'est un grand nègre hilare, au milieu de ma chambre, balançant la main et me tendant quelque chose de l'autre, dans son poing fermé. Les parallé- logrammes lumineux mordent sur ses souliers et sur son pan- talon. Qu'est-ce que je fous ici, moi, dans cette case, dans cette Afrique et devant ce type ? Je me tasse lourdement sur le lit comme un paquet, je m'affale dans la chaleur. Pourtant j 'at- teins le cordon du store et le tire : plein jour. Le nègre souriait dans l'ombre et puis maintenant son sourire se fige et dis- paraît.

— Voilà, c'est moi Jean-Sébastien. — C'est toi, Jean-Sébastien. J 'ai dit cela sur le ton de la constatation objective. Aucun

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autre moyen de faire face à une situation qui, d'un coup, tourne à l'insolite. Le temps s'est figé. Poser une question, la plus anodine, lui ferait reprendre son flux. Méfions-nous. Cons- tatons des petits faits vrais, ne sortons pas de la plus simple des logiques. Le temps, au repos, clapote dans la chambre. Peut-être va-t-il vraiment s'arrêter de couler ?

E t puis on remue dans le bureau et la ficelle bat contre la porte. Michaud a bougé. Il écoute. Peut-être aussi regarde- t-il par quelque interstice. Moi je m'en fous. C'est l 'homme qui m'inquiète. Jean-Sébastien. Il a un visage sérieux mainte- nant, sombre, qui renvoie à l'éternité.

Henry n'aime pas les visages et pourtant il les regarde par- fois avec une attention terrible, comme s'il voulait arrêter en eux le flux changeant de la vie, saisir quelque vérité essentielle de l'Autre, accéder à cette intimité d'autrui qu'il ne connaîtra jamais. Et parfois le flux changeant s'arrête en effet mais le visage ne livre plus rien, tout entier livré lui-même à la mort. Ceux-là, immobiles enfin, mais vides, Henry ne les oubliera plus.

Il me semble que je n'oublierai jamais le visage de Jean- Sébastien ce jour-là, extrêmement noir, mais avec des traits fins et bien marqués, comme si quelque lointaine ascendance arabe avait remodelé en plus abrupt la mollesse des traits négroïdes. Je le connais bien, c'est le contremaître du chantier Nord, quatre-vingts types qui pataugent dans l'eau et qui lavent les sables sur les jigs. A la fin il parle :

— Tu me donneras un vélo. — Si ça en vaut la peine, Jean-Sébastien. — Et la prime ? — Pas les deux à la fois : l 'un ou l'autre. — Je veux cinquante mille francs. — Fais voir ce que tu as dans la main droite. Il allonge le bras, ouvre la main. La paume rose des nègres

surprend toujours. Là, sur cet écrin de peau, un caillou, gros comme une datte. Je me mets à rire :

— Tu te fous de moi, Jean-Sébastien. Un diamant, ça? A qui l'as-tu montré ?

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— A personne, patron. Les types étaient partis manger. J 'ai fait la dernière batée tout seul. Et voilà.

Il n 'a pas l'air très sûr de lui. Je prends le caillou. Il est angu- leux, rugueux mais sec et sans gravier. Jean-Sébastien doit l'avoir soigneusement essuyé au sortir des sables. A moins que...

Je le fais sauter dans ma main. Un caillou, un vulgaire caillou. E t ce type qui croyait... Faut-il qu'ils soient naïfs! E t puis le caillou tombe et roule et s'arrête sur le parallélo- gramme lumineux, là, par terre. On voit un éclat vif, comme une morsure de lumière aussitôt disparue. Je le ramasse et le fais tourner lentement dans le rayon de soleil. Un, deux, trois éclats accrochent le regard et s'éteignent soudain, pas très beaux peut-être, un peu trop jaunes, mais parfaitement signi- ficatifs.

— Non, Jihesse, ce n'est pas un diamant. Tant pis pour toi. Tu entends ? Tu entends bien ?

Il n'est pas têtu, Jihesse. Pas bête et bien crapule. Il sourit, il tend la main et il ne dit rien. Il a gagné !

Mais moi je sais très bien que Michaud écoute et regarde. D'un geste je rabats le store et alors commence entre Jihesse et moi, dans l'ombre, une sorte de ballet silencieux. Je mets la pierre dans ma poche ; je vais à mon coffre et Jihesse me suit des yeux, puis du corps, la main tendue. J 'attrape la clé dans une poche de ma ceinture ; je vais ouvrir le coffre et puis je m'arrête, réfléchissant. Le coffre, c'est l'argent de la Compa- gnie. Dans un autre coin, dans ma cantine, il y a mon argent à moi. J 'y vais, toujours suivi du nègre. Si Michaud nous re- garde il doit voir deux ombres à demi nues tournant l'une autour de l'autre. Je m'accroupis et fais signe à Jihesse de s'accroupir aussi. Je prends cinquante mille francs C. F. A. et les lui mets dans la main. Sans même compter, il les met dans sa poche.

Il sourit, il s'en va. — Tu es un imbécile, Jihesse. Pourquoi m'empêches-tu

de faire la sieste pour me montrer un caillou sans intérêt ?

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— D'accord, patron. Pardon, patron. Il ouvre la porte. Mais arrivé là, il hésite, se retourne et

revient dans la chambre. J'étais déjà sur mon lit. — Quoi encore ? — Le vélo. Parce que c'est loin, mon chantier. Je vais à ma table, sors un carnet de bons et lui fais un bon

pour son vélo. — Va le toucher au magasin. Cette fois il s'en va, heureux, remerciant, refermant la

porte. Je vais à la fenêtre. Les fentes dorées du store s'ap- prochent de mes yeux, deviennent de pulpeuses effilochures de lumière et, de leur sein, l'extérieur se dégage. Il est là-bas, dévalant à grandes enjambées le jaune talus latéritique, un nègre joyeux dans le grand soleil de l'après-midi. Je m'écarte. Je sais que le store projette ses carroyages lumineux sur ma figure, je me tourne vers le côté de l'ombre, vers la porte qui donne chez Michaud. A-t-elle bougé ? Vient-elle de se refermer ? La ficelle bat doucement. Je reviens vers le store, je colle encore mes yeux aux fentes d'or et je souris. Un léger flux me parcourt jusqu'au ventre, une attention soudaine des viscères ; Blandine subreptice dans le camp ensommeillé, rapide comme un éclair rouge et brun, se hâtait, courait vers la case.

On peut dire de l'amour ce que Napoléon disait de la guerre — et que l'on peut dire aussi d'à peu près tout : c'est un art simple, entièrement fait d'exécution. La décence inter- disant d'entrer dans les détails de cette exécution, il ne res- terait sans doute plus rien à montrer d'Henry et de Blandine livrés, dans l'ombre de la case, aux plus simples et aux plus classiques des exercices. Tout au plus serait-il possible d'évo- quer ce petit corps ferme, métallique ; cette tête frisottée, ces mains tendres et actives, cette langue rose, tellement rose au milieu du noir visage qu'elle renvoie aussitôt à cette autre bouche, mallarméenne, coquillage marin à demi ouvert dans la nuit. Peut-être aussi pourrait-on, sans perdre le respect de

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sa plume, évoquer cette tendresse animale de Blandine, cette douceur patiente, ce goût du plaisir qu'elle ne se refusait ja- mais et qu'elle prolongeait à l'occasion par divers artifices.

Il y a aussi, cependant qu'il rêve à côté d'elle, satisfait, soufflant doucement, ce repos de l'âme et du corps, cet oubli des années de doute, des années d'espoir, cette annulation provisoire des désirs et des quêtes, qui sont la vraie récompense de la chair. Elle se tourne vers lui, elle sourit, elle rit, elle dit n'importe quoi dans un informe gazouillis et lui se penche vers son petit visage heureux, passe les mains sur son crin menu, sur ses courbes pleines. Ce petit corps tout neuf, tout sauvage, ce serait quand même drôlement beau, si l'on pou- vait ne penser qu'à lui.

Mais tout finit toujours mal, et surtout l'amour. Et le ci- néma, c'est dans la tête. Un flux de médiocrité m'envahit sou- dain. Cette négresse... et tout à l'heure ce diamant qui n'était pas à moi. Ah! pour le diam, nous verrons plus tard. Mais la négresse, elle est là. E t je m'en sers. Tant pis, avouons que j'aime cette odeur un peu fauve. Très, très médiocre. Tous les slogans s'amènent ; un accouplement de bêtes ; l'intellectuel exacerbé, souillant conscieusement l'enfant des noirs minuits ; parce que c'est la santé, ou le vice, ou parce que ce corps d'enfant...

Ma mère, un jour, avait fait une réflexion, qu'est-ce que c'était déjà ? Ah! j 'y suis : dans le village, l'idiot avait violé la bergère. Puis étranglé. Classique. La bergère avait douze ans comme moi, je la connaissais et elle était bien laide. Mais laide ou pas, elle était morte. Et l'idiot, il était bien idiot. Ma mère ronchonnait que des gens comme ça, il fallait les supprimer. D'autant que ce n'était pas la première fois qu'il s'intéressait aux dames. Mais cette fois, une enfant! Un corps d'enfant! Qu'est-ce qui a bien pu se passer dans sa tête « après », disait ma mère.

Et le petit garçon rêvait. Eh bien, voilà, j 'y suis, dans cet après dont parlait ma mère. Mais moi, je n'étranglerai pas Blandine, oh! non. Je ne suis pas l'idiot du village, moi.

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Il l'écoute chantonner, dans l 'at tente d 'un nouveau plaisir. Il pose ses doigts sur la peau fine, puis sa main descend. La voici à côté du nombril, un peu saillant. Il presse, la peau s'incurve. La densité de toute chair semble s'inscrire dans le creux de ce ventre. Il sent au bout des doigts remuer les en- trailles. La main descend encore. Le creux se referme derrière

elle, la peau reste toujours tellement fine, tellement douce et le ventre en dessous, gargouille. Impression de densité de la vie et pourtant impression de chose. La vie se fait chose : c'est ça, la chair. Il ne pense à rien, il est tout entier sensation, contact. Il a maintenant la main à plat, elle descend, elle s'attarde, elle repart, elle contourne, s'enfonce, repart encore. Le temps est suspendu au-dessus de lui et clapote vaguement comme une voile au repos. Blandine bouge un peu les jambes et gémit. La main revient maintenant vers le haut, effleure à nouveau les seins et vient enserrer le cou menu. E t qu'est-ce qu'il ferait, maintenant, l'idiot du village ? Il la regarde : elle sourit tendrement. Il l'embrasse sans enlever sa main. Très, très médiocre en vérité. Une petite négresse qui jouit.

Le vent se lève, le temps repart. Il se dégage brusquement, se met debout et enfile un short. Blandine, un peu déçue, reste un instant sur le lit, dans la pénombre traversée de rayons. Une barre de lumière, posée sur sa cuisse, va se perdre ensuite sur le drap. D'un mouvement, elle la brise. Il regarde la lu- mière s'infléchir sur le corps de Blandine, puis ses pieds aux orteils un peu déformés, aux ongles écaillés. Les pieds se dé- placent sur les nattes jusqu'au carroyage doré et les barres de lumière jouent sur eux. Ce sont des pieds de négresse à la plante rude, faits pour courir sans souliers sur la terre brû- lante et dans les pierres, mais magnifiés par ce réseau lumi- neux. Il voudrait les toucher, plonger lui aussi ses mains dans ce lacis de rayons. Mais c'est trop tard, l'heure est passée.

Il se recule et sourit du spectacle : Blandine, les mains en l'air, s'étire et bâille. La petite négresse a les bras levés, on voit le crin noir des aisselles, le noir soyeux des mamelons et le rose de la bouche ouverte. Le reste se devine à peine. Une

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tendresse monte en lui, il s'avance, il la touche. Elle reste là, dense, passive. Il la manipule avec des gestes prudents et doux. Peu à peu elle s'anime, se presse contre lui, ses hanches lentement remuent, sa cuisse enfonce dans la sienne un objet dur, à travers le short. Elle rit :

— Qu'est-ce que c'est ? Il sort l'objet de sa poche : c'est le caillou. Il le fait rouler

dans ses doigts. Un caillou bien quelconque ; mais la lumière mord sur certains angles vifs et les éclairs jaillissent par ins- tants, brèves rafales de clarté froide, un peu triste. Blandine le regarde de ses yeux inexpressifs. Il lui prend les seins et les rapproche l'un de l'autre, les rassemblant des deux mains, formant entre eux un creux où la peau se fait plus sombre encore et il y place le caillou. Blandine rit, retenant la caresse, oubliant le caillou ; puis il enlève les mains, le caillou tombe. Il attrape une ficelle sur le bureau, en entoure grossièrement le caillou et le lui met en pendentif. Blandine disparaît dans le coin toilette, derrière un paravent de lianes tressées ; il entend l'eau qu'elle verse du seau dans le bidet. Il a envie d'aller voir, il aime la regarder se laver, dans une impudeur totale dont elle n 'a aucune conscience. Mais il reste là. Il pense que, tandis qu'elle est penchée sur sa toilette, le caillou oscille autour de sa ficelle. Combien ça peut valoir, un diam de cette grosseur ? E t l'idée lui vient de le laisser là, sur la jeune poi- trine. Blandine, cependant, revient, enfile la belle jupe multi- colore. Elle court vers le miroir. Il écarte le store, il regarde la pierre qui brille, qui oscille, qui va d'un mamelon à l'autre. Blandine se contemple en souriant, mais ne voit pas la pierre. Elle sourit à son propre sourire, comme un enfant à ses gri- maces. Et puis soudain, est-ce un bruit extérieur qui vient rompre le charme de leur monde clos ? Est-ce le retour usuel des tristesses charnelles ? Est-ce un éclat plus dur, plus mena- çant du caillou ? leur double sourire se fige. Blandine voit enfin le caillou, semble attentive à quelque image antérieure. Peut-être son cerveau rudimentaire arrive-t-il lentement à la surface des choses. Elle arrache la ficelle et lui tend la pierre.

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— Tu te moques de moi. Tu me donnes un caillou avec une ficelle. Achète-moi plutôt une broche avec une chaîne.

Ce n'est pas ce qu'elle a voulu dire. Elle sait très bien ce que ça peut être, un diamant. E t puis elle ne refuse jamais rien.

— Je n'avais pas l 'intention de te le donner. — Alors pourquoi tu l'as mis sur moi ? dit-elle, furieuse. Il s'assied. Perplexe, il fait sauter le caillou entre ses mains. — Blandine, y a-t-il beaucoup de femmes qui portent des

cailloux comme ça ? — Il y en a. C'est mauvaises femmes, des sorcières. Il ne

faut pas parler, ça porte malheur. — Des fétiches ? — Tais-toi. C'est histoires de nègres. Qu'est-ce que ça peut

te faire ?

Elle met le soutien-gorge de satin vert et elle vient l'embras- ser. Avec un regain de désir il sent de nouveau l'odeur, la dou- ceur de la peau, la grâce du cou et des épaules.

— Reste, dit-il, c'est samedi, je ne travaillerai pas cet après-midi.

Mais elle avait promis à sa cousine de l'aider à coudre une robe.

— Je viendrai cette nuit.

Il n'aime pas qu'elle vienne la nuit, cela fait conjugal, col- lage. Le stade d'après serait de se mettre en ménage.

— Non, ce soir je vais à Bolo. Je rentrerai tard. Elle sort. Il entend à côté Michaud qui ouvre la porte du

bureau. Tout serait exactement comme d'habitude, sauf pour- tant le caillou. Le caillou et, derrière lui, un acte où se révèle une nouvelle dimension du destin.

Il voudrait penser à tout ça. Mais il n 'y a pas moyen. Son regard erre sur les parois, sur les cantines ; son esprit plonge dans de grands trous, puis ressort, s'accroche à des petites choses pratiques. En dessous, bien sûr, roule et s'amplifie toute une angoisse, énorme vague invisible. Mais il n'en sait rien.

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Je ferais encore mieux d'aller au chantier, se dit-il. Il sort. La chaleur a plutôt diminué. Il marche vers le fleuve.

Le long du village, quelques nègres impassibles le regardent. Il pense à ce diamant qu'il aurait dû verser dans la production de la Compagnie et qu'il a, en somme, volé. Puis il observe le lit du fleuve et déjà, là-bas, les premiers placers. La savane plate, jaune, s'orne d'arbustes dont il ne sait pas le nom. Bien- tô t le cliquetis de l'usine mobile sera perceptible. Il s'arrête pour réfléchir. Mais il ne réfléchit à rien, il enregistre simple- ment chaque détail du paysage, qu'il connaît par cœur. En somme, jusqu'ici, il n'avait jamais été malhonnête. Tout à l'heure cette soudaine impulsion... Il en avait assez ; et puis, c'était facile. E t puis...

Bien entendu il peut se trouver des excuses. Peut-être même des justifications. Mais ce n'est pas ça qui l'intéresse. Il lui semble qu'il a sauté une barrière, qu'il se trouve maintenant dans un autre monde dont les mœurs lui sont inconnues. Il ne se conçoit pas en forban, en trafiquant, en malhonnête homme ; et ce nouvel avatar d'une personnalité qui, déjà, en comprenait pas mal, l'inquiète. E t l'écœure aussi. Il est vrai que pour l'écœurement ça ne date pas d'aujourd'hui.

A côté d'une hutte isolée il y a un arbre et, au pied de l'arbre, une négresse et un vieillard, tous deux vêtus d'une cordelette autour des reins. Ces gens ne font rien ; ils sont là au même titre que l'arbre, que le fleuve. La femme le fait penser à Blan- dine ; il soupire. E t Blandine le fait penser à l'amour. E t ça lui permet de ne pas penser au diam.

Il passe devant la femme qui mâchonne quelque chose, du kola sans doute ; rien dans son regard ne manifeste le moindre intérêt. Le vieillard penche la tête vers le sol et ne le voit pas. Henry s'éloigne. Le clac-clac des jigs, le tchouk-tchouk des pompes, deviennent perceptibles.

Il pense que l'amour devrait être différent de cette sorte de sensualité qui le pousse vers Blandine. Mais en vérité il n'en est pas sûr. Maintenant à plusieurs milliers de kilomètres il y a Mathilde. Mais ça le fatigue de penser à Mathilde. Elle est