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Jean Leroux Une histoire comparée de la philosophie des sciences L’empirisme logique en débat Volume II PUL

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  • Jean Leroux

    Une histoire compare de la philosophie des sciences

    Lempirisme logique en dbatVolume II

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    Une histoire compare de la philosophie des sciences

    Volume II

    Lempirisme logique en dbat

    Ce trait dpistmologie compare offre une tude des dveloppements les plus marquants qui ont prcd et qui ont suivi lmergence du Cercle de Vienne.

    Le premier volume prsente la tradition des savants-philosophes . Vers la seconde moiti du xxe sicle samorce une profonde rflexion pistmologique chez des scientifiques de pointe tels Hermann von Helmholtz, Heinrich Hertz, Ernst Mach, Ludwig Boltzmann et, du ct des Franais, Pierre Duhem et Henri Poincar. Lavnement de la nouvelle logique et, surtout, lessor des investigations axiomatiques formelles promulgues par David Hilbert menrent le Cercle de Vienne prendre fait et cause pour lautonomie de la mthode logique par rapport aux approches antrieures qui avaient partie lie avec la mthode historique ou encore le psychologisme.

    Le second volume scrute le volet smantique de la conception empiriste logi-que venue maturit aux mains de Rudolf Carnap et de Carl Hempel dans les annes 1948-1958. Suit alors une tude comparative critique des conceptions les plus connues qui se sont dveloppes en raction lempirisme logique ou en retrait de ce dernier : celles, ds les annes 1930, de Karl Popper et de Gaston Bachelard ; puis, au dbut des annes 1960, celles de Thomas Kuhn, dImre Lakatos et de Paul Feyerabend. La principale critique que lauteur adresse lempirisme logique ne provient cependant pas de ces sources ; elle porte plutt sur lincapacit, chez les tenants de lapproche logique, laborer le constructivisme mathmatique que leur projet ncessitait.

    Ce travail sur la philosophie des sciences compare na pas dquivalent dans le monde francophone et ailleurs.

    Jean Leroux est professeur de logique et de philosophie des sciences lUniversit dOttawa. Il a notamment publi La smantique des thories physiques (Les Presses de lUniversit dOttawa, 1988) et Introduction la logique (Diderot diteur, 1998). Ses rcents travaux de recherche portent sur lhistoire de la philosophie des sciences.

    Illustration :Kazimir Malvitch, Auto-portrait en deux dimensions, 1915Stedelijk Museum, Amsterdam

    Jean Leroux

    Une histoire compare de la philosophie des sciences

    Lempirisme logique en dbat

    Volume II

    www.pulaval.comISBN 978-2-7637-8957-6

    PULPUL

  • ColleCtion

    Cette collection accueillera des ouvrages consacrs la logique et la philosophie des sciences entendues dans leur sens formel. la logique de la science, un titre emprunt au philosophe amricain C.S. Peirce, rend compte de la logique interne du savoir qui peut se dcliner en plusieurs versions et il est lgitime de parler de logiques au pluriel comme on parle de sciences au pluriel. lventail des recherches pourra souvrir pour inviter des analyses portant sur lintersection et lhritage commun des traditions philosophiques et scientifiques. enfin, les travaux dpistmologie gnrale ou historique dans les sciences sociales et humaines ne sauraient tre exclus dans cet esprit douverture qui doit caractriser lide dune logique interne du discours scientifique. Si le principe de tolrance invoqu par le logicien et philosophe des sciences R. Carnap doit prsider une telle entre-prise, cest pour mieux assurer le rle de la philosophie comme vigile du savoir.

    le symbole utilis pour reprsenter la collection signifie la quantification effinie ou illimite de la logique arithmtique et il est tir de lidogramme pour wang , roi en langue chinoise.

    Yvon Gauthier

  • Volume II

    LEMPIRISME LOGIQUE EN DBAT

    Une histoire compare de la philosophie

    des sciences

  • Volume II

    LEMPIRISME LOGIQUE EN DBAT

    Une histoire compare de la philosophie

    des sciences

    Jean leRoUX

  • Maquette de couverture : Hlne SaillantMise en pages : Mariette Montambault

    iSBn 978-2-7637-8957-6eiSBn 9782763709574

    les Presses de lUniversit laval 2010

    tous droits rservs. imprim au Canada

    Dpt lgal 2e trimestre 2010

    les Presses de lUniversit laval2305, rue de lUniversitPavillon Pollack, bureau 3103Universit laval, QubecCanada, G1V 0A6

    www.pulaval.com

    les Presses de lUniversit laval reoivent chaque anne du Conseil des Arts du Canada et de la Socit daide au dveloppement des entreprises culturelles du Qubec une aide financire pour lensemble de leur programme de publication.

    nous reconnaissons laide financire du gouvernement du Canada par lentremise de son Programme daide au dveloppement de lindustrie de ldition (PADi) pour nos activits ddition.

  • Muriel

  • AVANT-PROPOS

    Cet ouvrage est une introduction la philosophie des sciences par le biais dune tude compare des approches les plus connues qui ont faonn le dveloppement de cette discipline au XXe sicle.

    llaboration de notre plan de travail fut aide du fait que le mouvement empiriste logique issu du Cercle de Vienne a t le plus marquant de son poque, maints gards. en ce qui concerne les origines et les influences qui ont jou lors de lmergence de ce mouve-ment, nous renvoyons le lecteur au premier volume de cet ouvrage, Aux sources de lempirisme logique (leroux, J., 2010). Selon les concep-tions qui ont longtemps prvalu en histoire de la philosophie des sciences, lpistmologie collective du groupe viennois consisterait en une synthse moderne des philosophies de lempirisme classique et de la nouvelle logique des Frege et Russell. Cette lecture des choses ntait certes pas entirement errone, sauf quelle tait peu ou prou exclusive, jusqu lavnement dtudes historiques rigoureuses. Cest autour des annes 1980 quest apparu un large mouvement de rexamen, voire de rhabilitation du legs pistmologique de lempi-risme logique. Ces mmes tudes ont tabli limportance des influences kantiennes et no-kantiennes dans lmergence du nouvel empirisme. Cependant, le bris du Cercle de Vienne avec la tradition pistmolo-gique des savants-philosophes du XiXe sicle na pu soprer qu la suite de lmergence dune autre tradition, la tradition mtamathma-tique inaugure par la nouvelle logique et lessor des investigations axiomatiques formelles, associe aux Frege, Russell et Hilbert. le Cercle de Vienne, qui tait au confluent de ces deux traditions et qui na pu rsister la formidable force dattraction quexerait la

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    problmatique des fondements, a provoqu cette rorientation et la propage outre frontires. le passage de lpistmologie la philoso-phie des sciences (de lErkenntnistheorie la Wissenschaftstheorie) sest fait lenseigne dune logique des sciences qui revendiquait pour la philosophie lautonomie de la mthode logique par rapport la mthode historique. Cest sous cette forme que la discipline sest dve-loppe et institutionnalise en tant que discipline part entire dans laprs-guerre, concidant, dans ses impulsions majeures, avec le dve-loppement et la maturation de lempirisme logique. Dans sa dimen-sion de mouvement davant-garde qui visait tous les plans de la vie intellectuelle, lempirisme logique fut brutalement interrompu par la monte du nazisme en europe dans les annes 1930 et se poursuivit sous forme de diaspora dans les pays anglo-saxons ; il aida aux tats-Unis limplantation institutionnelle de la philosophie des sciences comme domaine universitaire.

    Ce second volume dresse un tableau de la philosophie des sciences qui se veut reprsentatif des courants qui ont joui dune plus vaste audience dans ce contexte. les auteurs discuts (Rudolf Carnap, Carl Hempel, Karl Popper, Gaston Bachelard, Thomas Kuhn, imre lakatos, Paul Feyerabend) sont pour la plupart enseigns au premier cycle universitaire, et les thmes quon y aborde ont plus ou moins occup lavant-scne de la discussion pistmologique rcente. Aux dbats majeurs entourant lexplication et la mthode en science se greffent des thmes et des thses portant sur le contexte de la justification, sur la rationalit de la science, sur lincommensurabilit des thories scientifi-ques rivales ou successives, etc. nous avons galement pris en compte le dbat sur le ralisme scientifique qui a tant proccup la philosophie analytique des sciences des dernires dcennies.

    A linstar du premier volume, cet ouvrage est destin aux tudiants de philosophie des sciences, qui seront invits certains moments creuser davantage et chercher par leurs propres moyens des pistes de solution aux questions qui relvent de la discipline de la philosophie des sciences contemporaines qui ne peut faire lconomie de moyens formels, si lmentaires soient-ils. Ainsi, la section traitant de la notion formelle danalyticit propose par Carnap fait appel une certaine familiarit avec les concepts de la smantique logique. la raison en est que le problme de la dtermination dune notion prcise de lanalyti-cit ne prend son sens que dans le contexte dun langage o les concepts

  • AVAnt-PRoPoS Xi

    jouissent dune dtermination exacte, cest--dire dans le contexte des langues formelles (ici, un langage logique du premier ordre). le lecteur peu enclin au dtail technique pourra aller immdiatement aux conclu-sions de cette section. le chapitre portant sur Carnap est relativement plus labor, en raison de limportance des coordonnes qui y sont mises en place en vue du traitement des diverses problmatiques dve-loppes en raction ou en contraste avec lempirisme logique. Au demeurant, notre intention a t de produire un ouvrage largement accessible qui puisse galement servir doutil pdagogique ; en fait, on pourra utiliser louvrage comme compagnon une introduction syst-matique la philosophie des sciences contemporaines, en particulier la philosophie de la physique. notre prsentation des diffrents auteurs na videmment nulle prtention lexhaustivit, ou encore au dtail : notre proccupation majeure est de dgager les ides-forces de chacune des approches prsentes et doffrir une perspective critique qui puisse orienter le lecteur.

    nous avons utilis les traductions franaises qui taient disponi-bles et nous navons pas hsit les modifier au besoin. lorsque nous utilisons les cotes pour faire rfrence ces traductions, lanne de parution utilise est indique entre parenthses.

  • INTRODUCTION

    Une pense quon narrive pas prciser est une pense quotidienne.

    Bachelard

    De lpistmologie la logique des sciences

    Philosophy of science A subject with a great past. on reconnat ce titre quil donne lun de ses articles, le style frondeur de Paul

    Feyerabend, un des auteurs dont nous aurons loccasion de discuter. nous avons pu, dans un premier volume qui nous menait de la tradi-tion des savants-philosophes au Cercle de Vienne, attester la justesse des dires de Feyerabend sur cette poque qui prcda ltablissement de la philosophie des sciences comme discipline acadmique au cours du XXe sicle. Celle-ci prit son essor dans un mouvement dorienta-tion de la discipline sur la tradition naissante des fondements de la logique et des mathmatiques. Du mme coup, ce mouvement oprait ce quil a t convenu dappeler, la suite de Schlick, le tournant linguistique de la philosophie les influences majeures provenant de Gottlob Frege et de Bertrand Russell. Cest sous cette forme que la philosophie des sciences sest dveloppe et institutionnalise aux tats-Unis en tant que discipline universitaire, concidant dans ses impulsions majeures avec le dveloppement et la maturation de lem-pirisme logique. Cette institutionnalisation de la philosophie des sciences saccompagna dun processus de professionnalisation, de tech-nicisation et aussi de dpolitisation de celle-ci ; cest dailleurs en premier lieu ce phnomne qui tait vis par la boutade ci-dessus cite de Feyerabend.

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    Dans ce second volume, nous dresserons un tableau des questions centrales qui ont aliment la venue maturit de lempirisme logique, que nous situons dans les articles majeurs de Rudolf Carnap ( on the Methodological Character of Theoretical Concepts , 1956) et Carl Hempel ( The Theoreticians Dilemma , 1958). Ces articles prsen-tent une formulation canonique une reconstruction logique de la structure et de la fonction des thories scientifiques. Formulant ce qui a constitu la conception reue des thories scientifiques, ils marquent lachvement dune volution qui a men lempirisme logique du Vienna Circle au Harvard Square1. Cest dans ce cadre que nous aborderons les thmes qui guideront au dpart notre tude, celui du langage, de la mthode, et de lexplication scientifiques.

    la quadrature du cercle na sans doute pas t entirement russie et cest dans ces mmes annes, 1960, quapparut une vive raction en provenance de milieux associs lhistoire des sciences, puis, par la suite, la sociologie des sciences. la mise lcart de la conception reue sest cependant produite en raison dune critique interne, formule par les tenants (ou sympathisants) mmes de cette approche. les tudes pistmologiques subsquentes de la structure et de la fonc-tion des thories scientifiques adoptrent, pour la plupart, une concep-tion smantique de celles-ci. Puisque les tenants et avenants de cette approche seront discuts au premier chapitre, une caractrisation sommaire suffira ici. lide de base est quune thorie scientifique (on pense le plus souvent la physique) constitue une structure concep-tuelle abstraite, mathmatiquement descriptible, qui est mise en rela-tion avec un ensemble de phnomnes possibles, actuels ou viss. Cette faon de concevoir les thories scientifiques invite se limiter aux modles dune thorie donne sans avoir en effectuer pralable-ment lexplicitation syntaxique formelle, comme le voulait la concep-tion reue. Diverses versions de cette approche furent labores aux tats-Unis (Patrick Suppes, Bas van Fraassen, Frederick Suppe, Ronald Giere), en Pologne (Marian Przecki, Ryszard Wjcicki), en Alle-magne (le mouvement structuraliste initi par Joseph Sneed et Wolfgang Stegmller, et continu entre autres par Wolfgang Balzer et Carlos U. Moulines, de mme que les travaux de Gnther ludwig et derhard Scheibe), et ailleurs (newton Da Costa et Steven French)2. Cest lintrieur de ce cadre danalyse que plusieurs thmes centraux de lempirisme logique (le problme des termes thoriques, la donne du contenu empirique dune thorie, lanalyticit en science, la probl-

  • intRoDUCtion 3

    matique de la rduction interthorique) furent repris et rtudis en vue damliorer le traitement que la conception reue leur avait rserv.

    la premire approche dont nous traiterons et qui est en fait la seule qui ne soit pas associe un seul auteur, est celle de lempirisme logique. on a assist au cours des dernires dcennies un vritable renouveau des tudes sur le Cercle de Vienne. Une investigation pour la premire fois rigoureuse sur le plan historique a t entreprise des sources de lempirisme logique, et il en est rsult un vritable mouve-ment de relecture, de rvaluation, voire de rhabilitation de ce chapitre important de lhistoire de la philosophie des sciences. on peut juger lutilisation rpandue de ses mthodes et limplantation de son voca-bulaire la force de limpact qua eu lempirisme logique sur la philoso-phie des sciences du XXe sicle. Si plusieurs raisons les avaient pousss travailler une philosophie de groupe plutt qu annoncer une philosophie personnelle, les membres du Cercle de Vienne nont jamais pour autant prsent ni tenu prsenter une image dharmonie, sauf dans leur vive opposition toute forme dobscurantisme. on tait loin dvincer les dsaccords et lorsque ceux-ci taient profonds, ils taient ports sur la place publique. nanmoins, Rudolf Carnap est manifestement celui qui a le plus marqu la dfinition, lorientation et lvolution de ce mouvement imbu de lesprit des lumires et adverse au cloisonnement de lintellectualit. Comme en tmoigne le physi-cien Philipp Frank :

    Carnap donna la nouvelle philosophie sa forme classique . Cest lui qui en fixa plusieurs des termes et des thses, quil imprgna de subtilit et de simplicit. Dans sa forme cre par Carnap, lempirisme logique devint un centre dintrt et une cible dattaque sur une grande chelle3.

    Cest cependant Carl Gustav Hempel que revient le mrite davoir labor dans le dtail un modle dexplication scientifique. Ce modle, qui visait implicitement rhabiliter la notion dexplication en science (un peu comme tarski lavait fait pour la notion de vrit dans les disciplines formelles), fut lobjet dun nombre considrable dtudes critiques dont certaines seront reprises dans notre discussion de lempirisme logique. Soulignons que cest en toute srnit que nous avons choisi de ngliger les thmes amplement discuts dans les prsentations usuelles de lempirisme logique, tel le dbat sur les noncs protocolaires , lutilisation ( des fins de polmique) dun

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    critre de contenu de sens [Sinnhaftigkeit], ou encore la recherche dune notion utilisable de probabilit logique. Par contre, cest regret que nous devrons ngliger les vues de figures majeures du Cercle de Vienne, dont Moritz Schlick et otto neurath, de mme que celles de Hans Reichenbach (du groupe de Berlin), sous lgide duquel Hempel dposa une thse de doctorat portant sur le concept logique de proba-bilit4.

    Quant Karl Popper, il a dvelopp ses conceptions de la mthode scientifique en raction directe ce quil percevait tre les thses du Cercle de Vienne. la mthodologie de la rfutation quil propose porte sur le lien logique dductif qui peut relier les hypothses scientifiques fondamentales leur base empirique, de sorte quil partage avec les empiristes logiques le mme programme dune logique des sciences. Par ailleurs, il taye sa mthodologie dune thorie de la rationalit qui sera pour nous un thme suivre et une occasion de repenser le statut des fondements.

    Philosophe pris dhistoire des sciences, Gaston Bachelard fut la figure dominante dune pistmologie qui sest dveloppe en opposi-tion aux mthodes et en retrait de la discipline que recouvrent les expressions consacres philosophy of science ou Wissenschaftstheorie5. la prsentation des vues de Bachelard la lumire contraste dune tradi-tion anglo-saxonne qui a globalement ignor son uvre mettra au jour certaines affinits qui vont lencontre de maintes prconceptions entretenues en histoire de la philosophie des sciences.

    Dallgeance historiciste en raison de la base sociologique de son approche, Thomas Kuhn deviendra, avec la parution en 1962 de La structure des rvolutions scientifiques, lun des auteurs les plus cits en philosophie des sciences. Son ouvrage fut crit en raction aussi bien lune qu lautre des deux premires approches : si lempirisme logique y est attaqu de faon implicite sur le plan des prsupposs, cest par ailleurs le cur de la mthodologie popprienne des sciences qui sy trouve directement attaque. linstar de lempirisme logique, Kuhn a marqu la philosophie des sciences de son vocabulaire (paradigme, science normale, etc.) et la sociologie rcente des sciences na pas manqu de se rclamer de lui.

    imre lakatos, successeur de Popper au london School of economics, a propos une mthodologie de la recherche scientifique

  • intRoDUCtion 5

    plus nuance que celle de Popper. Sa mthodologie des programmes de recherche scientifique intgre lhistoire des sciences comme instance de dveloppement et de caution, tout en visant expressment rcuprer la mthodologie popprienne de la rfutation. on sait que cette dernire avait t fortement branle par les arguments dordre historique apports par Kuhn et Feyerabend.

    Popprien du temps de ses tudes Vienne, Paul Feyerabend fut un interlocuteur direct de lempirisme logique avant que ses concep-tions juges excessives et son indisposition rpondre aux critiques conduisent la rupture du dialogue. Se rclamant de la pense dadaste pour ensuite dfendre une forme danarchisme pistmologique, il a reprsent la nouvelle gauche des annes 1970 et, loppos de Kuhn, il na tent aucun rapprochement avec la philosophie analytique des sciences. nous aurons cependant loccasion de voir comment la gense des conceptions centrales de Feyerabend est tributaire de la problma-tique du Cercle de Vienne.

    nous terminerons cet ouvrage par un regard synoptique sur les thmes centraux de notre tude en esquissant une perspective critique qui fera office de conclusion.

    La mise en question de la fonction cognitive du langage

    Sous limpulsion du criticisme kantien, la philosophie du XViiie sicle avait connu son tournant pistmologique par lemphase dor-navant porte sur lexamen de nos facults de connaissance. la connais-sance dun lobjet tant foncirement conue en tant que reprsentation de cet objet, linvestigation de nos facults de connaissance se ramenait alors celle de nos facults de reprsentation. on connat la triparti-tion quoprait la logique traditionnelle (quelque peu vitaliste lori-gine) des oprations de la pense :

    la facult de concevoir, cest--dire de faire natre un concept, une ide, exprime par un terme ;

    la facult de juger, cest--dire dunir deux concepts pour donner lieu un jugement, exprime dans une proposition (catgorique) ;

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    la facult de raisonner, cest--dire dunir (par mdiation dun moyen terme) deux jugements pour engendrer un troisime, exprime dans un syllogisme.

    Cette comprhension logique de linventaire de nos connaissances en tant que reprsentations qui, ltat lmentaire de concepts, sunis-sent pour produire des jugements qui, en retour, sunissent pour engendrer des raisonnements, assurait dj la connaissance son prin-cipe dunit, celle-ci se rsorbant en deux paliers de complexification de reprsentations lmentaires. on considrait aussi que les notions ou les ides se composaient de caractres (ceux-ci formant la compr-hension dun concept), de sorte que les reprsentations pouvaient tre conues comme provenant dun processus de synthse. on comprend alors aisment Kant davoir cru trouver dans cette notion de synthse la cl de llaboration de son pistmologie, o lentendement (qui opre la synthse des reprsentations) agit dj au niveau de la sensibi-lit o se jouent cette sorte de reprsentations que sont les sensations. Mais dj du temps de lenseignement de Kant Knigsberg, deux voix staient leves pour dnoncer un oubli fondamental de Kant dans son examen des facults de reprsentation : Johann Georg Hamann (1730-1788) et Johann Gottfried von Herder (1744-1803), qui identifirent le langage (logos) comme facult fondamentale de reprsentation omise par le criticisme kantien.

    Si le XiXe sicle marqua en Allemagne la dominance de lidalisme en philosophie, il fut aussi celui de ltablissement une affaire presque exclusivement allemande de la linguistique historique compare comme discipline universitaire. Dans ce parcours o ltude du langage accda la positivit des disciplines scientifiques, le principe que toute explication ne peut tre quhistorique fut particulirement fertile ; il allait dailleurs comme un gant des tudes extensives qui saffairaient tablir les liens de filiation des diffrentes langues indo-europennes. les proccupations mthodologiques des trois gnrations de compa-ratistes qui fondrent la linguistique historique regorgent de concep-tions philosophiques assez peu remarques par les philosophes analytiques. Mentionnons uniquement la stature dominante de Wilhelm von Humboldt (1767-1835) qui, dun point de vue kantien, opra le premier tournant linguistique de la philosophie, au sens prcis o il identifia le langage comme porteur de structures a priori dont Kant avait dvoil lexistence. Combinant des lments philosophi-

  • intRoDUCtion 7

    ques issus du criticisme kantien et de lhglianisme, Humboldt reconnut le langage comme instance mdiatrice fondamentale entre lhomme et le monde6.

    les conceptions de Humboldt sur le langage ont eu le mme sort en philosophie quen linguistique : elles nont pas t poursuivies de son vivant, pour rapparatre comme slogans et ides de base au XXe sicle. en philosophie, les courants hermneutiques et no-kantiens, qui prirent en compte le langage comme instance pistmologique fondatrice, se sont rclams de la pense humboldtienne. Cependant, la mise en question de la fonction cognitive du langage qui mena au tournant linguistique de la philosophie des sciences prit sa source ailleurs : dans lessor de la nouvelle logique et lmergence de la probl-matique des fondements provoque par ce quon a alors appel au dbut du XXe sicle la crise des mathmatiques. Cette poque fut marque par un questionnement sur la cause de lmergence de problmes dordre conceptuel prenant figure dinsolubilit (les para-doxes), ou, pour faire court, de problmes dordre philosophique. Ce questionnement fut soutenu et accompagn par lide que lidentifica-tion de la cause de lmergence des problmes philosophiques nous en rvlerait en mme temps leur nature.

    le diagnostic pos par Kant sur la question de la source des apories de la raison est bien connu. il y a une tragdie de la raison en ce que celle-ci est porte de nature outrepasser le domaine du savoir possible et naviguer (selon la mtaphore prfre du penseur de Knigsberg) en haute mer mtaphysique, loin des rives de lempirie qui puissent lorienter, pour ainsi chouer parfois sur les rcifs des apories. la philo-sophie thorique de Kant ne pouvait fournir aucun remde cette situation ; la raison pure, ayant atteint le stade de maturit qui corres-pond la connaissance de soi, ne pouvait que se discipliner (selon les prceptes de la Mthodologie transcendantale) et prendre en compte les limites de ses possibilits thoriques selon les prceptes du criticisme kantien.

    la question renouvele de la cause de lmergence des problmes philosophiques rpondait moins la prsence de difficults concep-tuelles en mtaphysique qu leur apparition inopine dans ce qui paraissait tre la plus assure des sciences, la mathmatique. la ques-tion prit la forme dune mise en examen du langage dans sa fonction cognitive, que ce soit celle dexprimer la pense ou de dcrire le rel.

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    Cest l que rside le tournant linguistique de la philosophie dont se rclame la tradition analytique.

    les langues naturelles rpondent des exigences premires de communication (et non de formulation de la thorie des ensembles ou de la ralit quantique), et les lois phontiques qui interagissent dans leur volution sont largement indiffrentes la question de leur adquation sur le plan pistmologique. la question pouvait donc se poser et elle se posait effectivement avec dautant plus dacuit que les instruments danalyse rods par la nouvelle logique mettaient au jour les insuffisances coutumires des langues courantes sur ce plan.

    Prenons, par exemple, les phrases suivantes :

    (1) nous sommes srieux.

    (2) nous sommes studieux.

    (3) nous sommes huit.

    Ces phrases ont premire vue la mme structure grammaticale. Une grammaire scolaire ferait lanalyse suivante de ces phrases : srieux et studieux sont des adjectifs qualificatifs se rapportant nous , et huit est un adjectif numral se rapportant nous . Sauf que sur le plan conceptuel, les qualificatifs srieux , studieux et huit ne semblent pas appartenir la mme catgorie, puisque la phrase suivante serait considre comme anormale par tout locuteur franais :

    nous sommes srieux, studieux et huit .

    Ce bris de catgorie logique devient plus apparent lintrieur dun raisonnement ; substituons huit srieux dans le raisonne-ment suivant : les tudiants du cours sur Hegel sont srieux. or Marie est une tudiante du cours sur Hegel. Donc, Marie est srieuse , nous obtenons : les tudiants du cours sur Hegel sont huit. or Marie est une tudiante du cours sur Hegel. Donc, Marie est huit . lanalyse logique rvle que, sur le plan conceptuel, les termes srieux et studieux expriment des proprits dobjets, dindi-vidus, alors que le terme huit exprime une proprit densembles dobjets. strictement parler, on peut attribuer des proprits aux objets, mais on ne peut pas leur attribuer des nombres, car les objets nont pas de nombres, seuls les ensembles dobjets ont des nombres. la

  • intRoDUCtion 9

    seule chose qui peut avoir la proprit huit , cest lensemble que forment les tudiants du cours sur Hegel. De mme que sur le plan strictement logique, lorsque je dis, par exemple, que Je suis seul , je ne parle pas de moi, mais de lensemble que je compose (affirmant que cet ensemble possde un seul lment).

    Carnap sest livr un petit exercice de logique lmentaire lorsquil utilisa certaines phrases de Heidegger tires dun ouvrage alors rcemment paru : Quest-ce que la mtaphysique ? pour donner sa propre version de la mtaphysique7. Prenant exemple sur les dangers de la substantivation que permettent les langues courantes (le passage de il pleut ou pleuvoir : la pluie , ou encore de es regnet ou regnen : Regen ou mme, facilement pour lallemand, das Regnen le pleuvoir ), Carnap analysa la phrase Das Nichts nichtet ( le nant nantise ) en tant qunonc contenant un prdicat R de ngation dexistence (x(Rx R(R)), prdicat qui est appliqu lui-mme8.

    De mme, lanalogie grammaticale entre les phrases Pierre fait rien et Pierre fait un dessin nest que superficielle. lanalyse logique rvle en effet quelles nont pas la mme structure syntaxique. Dans un langage logiquement correct, Pierre fait un dessin se formulerait :

    il existe quelque chose qui est un dessin et Pierre fait ce quelque chose :

    x(Dx Fpx).Alors que la phrase Pierre fait rien ne possde pas une structure

    logique analogue qui serait :

    il existe quelque chose qui est rien et Pierre fait ce quelque chose :

    x(Rx Fpx).Car un langage logiquement correct ne contient pas le prdicat R

    rien 9. Dans un tel langage, la ngation ne dnote quune fonction qui inverse la valeur de vrit de lnonc auquel elle sapplique, et Pierre fait rien possde la forme suivante :

    il nexiste pas dobjets tels que Pierre fait cet objet :

    x(Fpx)10.

  • 10 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    la critique adresse au rien rifi, ou au nant, sapplique mutatis mutandis au concept de ltre dans la mesure o la nouvelle logique considre que lexistence nest pas une proprit ; laffirmation dexistence est rendue par un quantificateur existentiel et non par un prdicat.

    Ce petit exercice de logique lmentaire illustrant comment la structure grammaticale des langues courantes cache la structure logique visait tirer une leon : dans un contexte o il importe que les rela-tions qui existent entre les ides ou les notions soient clairement exhi-bes (et le contexte de lanalyse conceptuelle des thories scientifiques en est srement un), il faut ncessairement mettre en uvre un langage formel cr de toutes pices, o les relations entre les ides seront prserves par les relations entre les signes, cest--dire quil faut mettre en uvre un langage logique. les mthodes et concepts de la nouvelle logique permettaient donc dcarter les confusions conceptuelles en exhibant les relations qui existent au niveau des ides, en exhibant la structure logique cache sous la structure des mots et des phrases.

    imbus de logique et de fondements des mathmatiques, les membres du Cercle de Vienne virent dans lanalyse logique du langage de la science ce qui devait relayer lanalyse pistmologique de la science. la polmique anti-mtaphysique que les empiristes logiques mneront plus tard ne visait pas tellement la bannir du discours philosophique, mais la dmystifier, exhiber ses origines et en dnoncer le manque de teneur sur le plan cognitif. Dans le contexte culturel du Cercle de Vienne, cette critique du langage mtaphysique qui se donne comme imbu de profondeur de pense, mais qui, lana-lyse logique, se rvle dnu de sens sur le plan cognitif, sadressait tous les registres de discours (politiques, journalistiques, etc.) et elle se voulait mancipatrice11.

    Donnons ici une caractrisation succincte de ce que peut tre un langage possdant une grammaire logique. Dun point de vue struc-turel, tout langage, en tant que systme de signes (s) qui reprsentent des concepts (c), doit minimalement possder deux sortes de fonc-tions. lune, dordre syntaxique, note , indique des oprations sur des signes : s s ; lautre, dordre smantique, note i, indique quun signe est signe de quelque chose, quun signe c est limage i dun concept c : s = i (c).

  • intRoDUCtion 11

    le critre dadquation recherch est que le langage reflte la pense, que nous traduisons par lexigence suivante :

    [C] notre utilisation du langage, nos oprations sur les signes, doit reflter nos oprations de lesprit ; cest--dire que, sur le plan structurel, les relations entre les signes doivent tre une image des oprations sur nos concepts :

    s s = i (c c)Puisque s = i (c), cette exigence se ramne la proprit suivante :

    [C] : i (c) i (c) = i (c c)Cest dire que les oprations sur les signes, sur les images de

    concepts, sont limage de nos oprations sur les concepts. Cest dire que notre activit linguistique reflte notre activit mentale.

    la condition [C] est une condition disomorphisme ou didentit de structure, notion que leibniz, dj, avait entrevue12. Soit une struc-ture langagire Ds, Rs (un domaine de signes muni de relations exis-tant entre ces signes) et une structure conceptuelle Dc, Rc (un domaine de concepts muni de relations existant entre ces concepts). il y a isomorphisme lorsque les relations qui existent entre les concepts sont prserves par les relations qui existent entre les signes.

    Un langage idal serait donc un langage o il y a identit de la structure syntaxique et de la structure smantique du langage. la notion disomorphisme est centrale au tournant linguistique que veut oprer lanalyse conceptuelle entendue comme activit typique de la philosophie : elle garantit que tous les noncs vrais de la structure langagire sont vrais de la structure conceptuelle.

    Dans le Tractatus de Wittgenstein, lisomorphisme est dabord conu comme existant entre le langage et la ralit, plus : il constitue la condition de possibilit de reprsentation du langage :

    2.18 Ce que toute image, quelle quen soit la forme, doit avoir en commun avec la ralit pour pouvoir proprement reprsenter la ralit correctement ou non cest la forme logique, cest--dire la forme de la ralit.

    le Tractatus posait donc le principe disomorphisme logique comme condition fondamentale tout systme de signes pour quil puisse remplir adquatement sa fonction reprsentative. Wittgenstein

  • 12 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    senthousiasma pour le fait que larmature logique des signifis deve-nait pour ainsi dire visible, do son insistance sur le fait que la gram-maire se montre . Dans le Tractatus, lisomorphisme logique dborde sur le plan ontologique (bien que ce dernier y soit pos en premier). le langage est essentiellement une mise en forme de la ralit avant de devenir, chant une notation logique adquate, une mise en forme de la pense. Reprenant et gnralisant lensemble de la pense ce que Hertz avait labor en introduction de ses Principes de la mcanique, Wittgenstein voit dans la pense une image logique des faits, et le mme isomorphisme qui gouvernait la description de la ralit prvaut dans la description ou lexpression de la pense. lanalyse du langage peut alors librement relayer lanalyse de la pense, et la philosophie analytique prendre son essor.

    Que le langage soit la source de lapparition de problmes philo-sophiques, que ltude du langage soit la voie de lanalyse philoso-phique et que lanalyse logique soit la cl de la rsolution des problmes philosophiques, voil autant dides issues de la soi-disant crise des mathmatiques du dbut du sicle, que nous traiterons au prochain chapitre.

  • intRoDUCtion 13

    Notes de lintroduction

    1. nous reprenons ici lexpression de Gerald Holton, From the Vienna Circle to Harvard Square : The Americanization of a european World Conception , in Stadler, F, 1993, 47-73.

    2. Moulines, C. U., 2006, chap. 6 donne une prsentation sommaire de ces appro-ches modlistes .

    3. Frank, P., 1949 (1975), 33.

    4. Sur la Socit de philosophie empirique de Berlin, voir Hempel, C., 1991, 1993, 2000, Danneberg, l. et al., 1994, et Friedmann, M., 2000b.

    5. Pierre Wagner, dans son introduction aux Philosophes et la science (Paris, Galli-mard, 2002, 9-65), et Catherine Chevalley, dans larticle pistmologie du glossaire quelle annexe ldition de niels Bohr, Physique atomique et connais-sance humaine (Paris, Gallimard 1991, 422-442) ont fait uvre utile en souli-gnant les embches que rservent les expressions pistmologie et pistmologie des sciences dans ce contexte.

    6. on consultera cet effet lia Formigari, De lidalisme dans les thories du langage. Histoire dune transition , Histoire, pistmologie, Langage, 10, 1988, 59-80. Pour un coup dil sur le sort des conceptions humboldtiennes, voir Jrgen trabant, Traditions de Humboldt, tr. M. Rocher-Jacquin, Paris, ditions de la Maison des Sciences de lHomme, 1999. Voir galement mon article langage et pense chez W. von Humboldt , Philosophiques, 33, 2006, 379-390. Sur le strict plan de lhistoire des ides, la thorie du langage de Carnap sinsre directement dans la tradition humboldtienne.

    7. Voir Carnap, R., 1932.

    8. Un tel nonc ne serait pas formulable dans la thorie des types, sur laquelle nous reviendrons plus loin.

    9. il ny a pas de prdicat R dnotant lensemble des choses qui sont rien.

    10. lorsque Wittgenstein crit dans le Tractatus, : Mon ide fondamentale est que les constantes logiques ne reprsentent pas. (4.0312), il ne fait quutiliser le principe alors dj connu que les connecteurs logiques dnotent des fonctions de valeurs de vrit, et non des objets du discours.

    11. Wittgenstein troquera plus tard la notion de grammaire logique contre celle, teneur pragmatique, de grammaire philosophique. Dans la seconde optique, les problmes philosophiques surgissent lorsque nous navons pas une bonne ide de ce que les mots et les phrases que nous utilisons concrtement reprsentent comme actions et de ce quils signifient pour la vie. Mais autant pour le premier Wittgenstein que pour le second , les noncs philosophiques sont des dvia-tions linguistiques spcifiques et symptomatiques. la thrapeutique propose est, dans les deux cas, lanalyse ; mais elle se ramne, dans le premier, essentielle-ment la traduction dans un langage plus explicite et plus sr, alors quelle siden-tifie, dans le second, avec la simple description minutieuse de lusage linguistique

  • 14 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    normal (Jacques Bouveresse, La parole malheureuse, Paris, 1971, cit par lecourt, D., 1981, 240, n. 4).

    12. Voir Benson Mates, The Philosophy of Leibniz. Metaphysics & Language, oxford, oxford University Press, 1986, 38.

  • Chapitre premier

    Lempirisme logique. Rudolf Carnap (1891-1970)

    Labandon du kantisme

    nous avons dcrit dans un premier volume (Aux sources du Cercle de Vienne) les influences majeures qui ont jou lors de lmer-gence de ce mouvement. ltude des conceptions pistmologiques initiales de Rudolf Carnap, nous avons soulign le point de vue struc-turaliste quil adopte et selon lequel nous navons de connaissance que des rapports qui existent entre les choses1. Ce structuralisme strict offrait une grille de lecture utile des vecteurs gnraux des conceptions pistmologiques de Carnap2. il fut longtemps coutume dutiliser la tripartition phase syntaxique phase smantique phase pragmatique pour caractriser lvolution de la philosophie de Carnap. Cette faon de faire possdait certes ses mrites (outre de correspondre plusieurs gards aux dires mmes de Carnap), mais elle avait aussi le dsavantage de prsenter Carnap simple titre de philosophe du langage. les tudes plus rcentes ont insist sur le cadre no-kantien de la gense des conceptions philosophiques de Carnap3. Cette optique fut bn-fique dans la mesure o elle vitait le pige de penser lempirisme logique uniquement comme continuation de lempirisme classique britannique ; aussi, elle sinscrivait en faux contre une lecture de

  • 16 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    Carnap qui a longtemps prvalu aux tats-Unis et qui saffairait surtout situer ce dernier par rapport aux conceptions de W.V. Quine.

    en fait, les premires influences philosophiques qui agirent sur Carnap provinrent de Kant, Cassirer et Husserl. Carnap fit des tudes de philosophie, de mathmatiques et de physique ina et Fribourg-en-Brisgau. Parmi ses professeurs, ceux qui linfluencrent le plus furent Gottlob Frege et Bruno Bauch. on sait quil suivit ina trois cours de Frege (deux sur la notation conceptuelle et un sur la logique en mathmatique) qui furent marquants en regard de son choix de carrire en philosophie :

    De Frege, jai appris lexigence de formuler les rgles dinfrence de la logique sans aucun recours la smantique, mais aussi la grande impor-tance de lanalyse conceptuelle. Je crois quil faut situer ici la source de mes premiers intrts philosophiques dun ct la syntaxe logique, de lautre, cette partie de la smantique qui peut tre considre comme une thorie de la signification4.

    en Bruno Bauch, Carnap trouvait un philosophe des sciences no-kantien renomm qui se situait mi-chemin entre lcole de Marburg et lcole de Souabe, et dont les intrts portaient sur les sciences de la nature (du temps des tudes de Carnap ina, Bauch publiait tudes sur la philosophie des sciences exactes, 1911). Cest loc-casion dun cours de Bauch sur la Critique de la raison pure que Carnap envisagea son projet de thse de doctorat portant sur les fondements axiomatiques des thories de lespace-temps. la conclusion de ses tudes qui avaient dj t interrompues par la guerre, Carnap dposa sa thse intitule lespace. Contribution la thorie des sciences . la teneur kantienne essentielle de louvrage consiste en ce que les proprits topologiques de lespace perceptuel ou intuitif y sont consi-dres comme tant synthtiques a priori5.

    les quatre annes qui suivirent son doctorat furent passes Fribourg-en-Brisgau, o il entra en contact avec la phnomnologie husserlienne, mais publia uniquement en philosophie de la physique6. on peut suivre la gestation de ses conceptions pistmologiques laune des distances quil prendra progressivement par rapport au kantisme en ce qui touche les fondements de la gomtrie. linstar de Helmholtz et de Hertz, Carnap fit bon accueil la priori kantien dans une partie (lespace intuitif ) de sa thorie de lespace. Mais au fil des influences grandissantes des approches formalistes promulgues

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 17

    par Hilbert dune part, et, dautre part, des conceptions conventionna-listes dHenri Poincar et surtout de Hugo Dingler, de mme qu la lueur des dveloppements thoriques rapides de la physique du temps, Carnap en viendra dlaisser dfinitivement le kantisme.

    la venue de Carnap Vienne en 1926 comme assistant professeur marque le dbut dune seconde priode, dont il dira quelle fut une des plus stimulantes, agrables, et fructueuses de sa vie. Moritz Schlick stait convaincu la lecture des bauches de lAufbau (qui dveloppait une mthode de constitution systmatique de structures conceptuelles) que cet ouvrage comportait les bases du programme pistmologique quil avait entrevu pour le Cercle de Vienne. Dans ce nouvel entou-rage, Carnap se tourna vers les thmes de prdilection de Schlick (fondements de la nouvelle physique, et aussi, bien sr, exgse du Tractatus de ludwig Wittgenstein), tout en sintressant vivement aux tudes axiomatiques formelles sur les fondements de la logique et des mathmatiques7.

    Le volet logique

    Historiquement, le problme des fondements des mathmatiques est li dabord celui de paradoxes dcouverts dans la thorie des ensembles, et celui de la consistance de lanalyse classique et de la thorie des ensembles dans le contexte du programme axiomatique de Hilbert8. Cest cependant le premier qui a eu le plus dincidence sur la philosophie.

    la mise sur pied de la logique contemporaine opre par Gottlob Frege et Bertrand Russell se fit dans le contexte dun programme logi-ciste visant rduire la mathmatique la logique. Une telle rduction impliquait a) que lon puisse ramener les concepts mathmatiques des concepts logiques, et b) que lon puisse ramener les preuves math-matiques des preuves logiques. la traduction des lois de larithm-tique dans un calcul logique ncessitait donc que lon tablisse pralablement un langage formel dot dune structure dductive qui soit mme dincorporer les lois de larithmtique et den vrifier la validit. Quant la premire partie du programme logiciste, elle exigeait que lon puisse donner une dfinition logique des concepts mathmatiques, dont en tout premier lieu le concept fondamental de

  • 18 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    larithmtique, celui de nombre naturel, et cela, sur la base de notions ensemblistes.

    Cest dans ce contexte que la rflexion logique fut confronte nombre de paradoxes entourant la notion intuitive densemble, elle-mme apparente la notion gnrale de proprit. en effet, ce quon a appel laxiome de comprhension postulait lquivalence, pour un objet quelconque, de possder une proprit et dtre membre dun ensemble ( savoir : lensemble des objets qui possdent cette proprit). Cest ce mme axiome qui fut identifi comme tant la cause de lap-parition de paradoxes au sein de la reconstruction logiciste de la notion mathmatique de nombre.

    Voyons rapidement comment la notion intuitive densemble (due Cantor) mne des contradictions. Celle-ci ne comporte aucune vritable restriction sur la sorte dobjets qui sont runis en un tout pour former une collection ; les objets colligs pour former un ensemble peuvent trs bien tre eux-mmes des ensembles. Cela est la source de lmergence de paradoxes, dont le plus connu est associ au nom de Bertrand Russell : dfinissons lensemble y de tous les ensembles qui ne sont pas membres deux-mmes : y = { x x x }. il sensuit directement que y y, si et seulement si y y ce qui est une contradiction. Plus prcisment, le paradoxe est le suivant : si nous dterminons un ensemble en spcifiant une proprit que possdent les membres de lensemble, on peut trs bien dfinir lensemble des ensembles qui ont cette proprit de ne pas tre membres deux-mmes, cest--dire : y = { x x x }. il sensuit que y est membre de y si et seulement si il nest pas membre de y. en effet, si y y, cest--dire si y ne se contient pas lui-mme, y est membre de y (par dfinition) et on a : y y. Si y y, cest--dire si y se contient lui-mme, y nest pas membre de y (par dfinition) et on a : y y. on obtient donc (y y) (y y), ou encore (y y) (y y).

    il est important de noter que le principe ou laxiome de compr-hension est ici mis en cause. Si nous appliquons laxiome de compr-hension : yx((x y) x ) stipulant quavoir une proprit F et appartenir un ensemble y sont des notions quivalentes, nous obte-nons le rsultat suivant dans le cas o x = (x x) :

    1. yx[(x y) x] Axiome de comprhension

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 19

    2. yx[(x y) (x x)] Axiome de comprhension dans le cas o x = (x x)3. y[((y y) (y y)]. Thorme du calcul des prdicats : xx | y = (y/x)on peut donc localiser la cause de lmergence de tels paradoxes

    dans le processus de dfinition dun objet en termes densemble dob-jets qui contient lobjet dfini. De tels ensembles sont appels impr-dicatifs (et les dfinitions qui les dterminent, imprdicatives) et ils ne sont ni trangers la thorie des ensembles (par exemple, la preuve de Cantor de lensemble des nombres rels est non dnombrable utilise un tel ensemble imprdicatif ), ni trangers lanalyse classique. Sur le plan intuitif, un ensemble M est form en colligeant certains objets pour former un nouvel objet, qui est lensemble M ; donc, avant que lensemble M soit form, tous les objets qui sont membres de M doivent dj tre forms, de sorte que M ne devrait pas tre un objet possible de M. De telles considrations furent lorigine de laxioma-tisation de la thorie des ensembles qui impose certaines restrictions sur les ensembles licites visant viter les notions imprdicatives et les ensembles paradoxaux.

    Une faon gnrale dviter lapparition de tels paradoxes est de restreindre laxiome de comprhension par laxiome de sparation : zyx[(x y) (x z x)]. le fait pour tous les x dtre membres de y nest pas quivalent au fait pour tous les z davoir la proprit ; mais il est quivalent au fait pour tous les x dtre membres dun sous-ensemble z de y qui a dj t dfini et davoir la proprit . Zermelo proposa une telle axiomatisation, qui fut amliore par Fraenkel. Cette axiomatisation permet de formuler la thorie des ensembles ncessaire la majeure partie de lanalyse classique tout en vitant lapparition de paradoxes, dans la mesure o aucun na encore t dcouvert. on na cependant aucune preuve de consistance de la thorie axiomatique des ensembles.

    la thorie des types dveloppe par Russell reprsentait galement une solution au problme pos par lmergence des paradoxes. elle consistait restreindre les moyens dexpression utiliss pour formuler la thorie des ensembles. on tablit une hirarchie des types et lon stipule que des entits dun type donn ne peuvent sappliquer qu

  • 20 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    des entits de type immdiatement infrieur9. Dans cette thorie, on est assur quon ne rencontrera pas de tels paradoxes auxquels la thorie nave des ensembles donne accs. lopinion prvalut cependant que le programme logiciste tait entach de difficults rdhibitoires relies lutilisation de certains axiomes dont le statut logique tait trs controvers. Par exemple, laxiome de linfini ( il existe un ensemble qui a un nombre infini dlments ), qui est ncessaire la construc-tion des nombres naturels, postule lexistence dune totalit infinie donne. or le thme de linfini actuel fut source de controverses depuis Aristote. Par ailleurs, laxiome du choix ( Soit un ensemble M. Soit lensemble des sous-ensembles disjoints de M. il existe un ensemble form par le choix dun lment de chaque sous-ensemble disjoint de M ), qui est ncessaire lobtention des nombres rels, implique lexcution dun nombre infini de choix ce qui nest pas donn tout mortel.

    Si la premire voie de solution, celle de laxiomatisation de la thorie des ensembles, a aliment la rflexion mathmatique, cest la seconde voie, la rglementation du langage associe au programme logiciste, qui a surtout aliment la rflexion philosophique. Mais dun ct comme de lautre, on y vit la ncessit de renoncer lutilisation des langues courantes pour la formulation exacte des thoriques scien-tifiques et la prsentation des liens qui existent entre leurs diffrents concepts et leurs diffrentes affirmations. lpistmologie des sciences sorienta donc sur la tradition mergente de la recherche fondation-nelle en logique et en mathmatiques, se mouvant lintrieur dune philosophie des langues formelles, par opposition une grande part de la philosophie analytique de lpoque qui se profilait plutt comme philosophie des langues courantes. lorientation philosophique de Carnap fut typique de la premire voie, celle qui considrait la philo-sophie comme une discipline formelle apparente la mtalogique. Carnap perut la tche de la philosophie des sciences comme tant celle de faire linvestigation des proprits formelles de langages aptes abriter la reconstruction rationnelle (ou logique) des thories scien-tifiques. les Principes de la mcanique proposs par Hertz en 1894 noffraient-ils pas une telle reconstruction rationnelle de la physique, qui scarte de limage newtonienne de la mcanique telle quelle sest historiquement constitue, pour dvelopper une image reconstruite qui vite les difficults conceptuelles relies la notion de force et qui

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 21

    ainsi rponde mieux aux exigences de la raison ? lessor de la nouvelle logique permettait de poursuivre lide.

    Lapproche syntaxique (statement view)

    il existe une notion prcise de ce quest une thorie en logique. la dtermination de cette notion va de pair avec celle du langage formel dans lequel une thorie est axiomatise.

    Un langage formel L est un couple couple S, Rf o S est un ensemble de signes (lalphabet du langage formel) et Rf est un ensemble de rgles de formation (la syntaxe du langage) qui dfinissent rcursi-vement la notion de formule bien forme. Un tel langage formel se trouve donc entirement dtermin sans quaucun recours soit fait linterprtation vise de ces signes ; un tel langage ou systme de signes non interprt sapparente un simple calcul.

    on peut doter une telle structure syntaxique dune base logique en dfinissant un ensemble daxiomes A et un ensemble de rgles de rgles dinfrence (conues en tant que simples rgles de transforma-tion ou de rcriture) Rtf. le couple A, Rtf compose une structure dductive qui dtermine dans L une classe dnoncs close par la relation de dduction. le quadruple S, Rf .A, Rtf est une thorie axiomatique formelle. Dans le cas o A est un ensemble daxiomes logiques (dans le cas o A = Al), cette structure correspond une thorie logique10. on peut concevoir une thorie scientifique mathmatise (une thorie physique, par exemple) comme un systme axiomatique formel S, Rf .Al, Am, Ap, Rtf o lon a ajout aux axiomes logiques Al un ensemble Am daxiomes mathmatiques et un ensemble Ap daxiomes physiques (les axiomes propres de la thorie). on pourrait, en un certain sens, rsumer lempirisme logique une tentative de transposition du concept logique de thorie au contexte empirique. or cette transposi-tion, nous le verrons, pose problme sur le plan pistmologique. on sattend certes dune thorie logique ou mathmatique quelle soit consistante question qui, nous le disions, a occup une majeure partie de la problmatique des fondements. Mais on sattend plus dune thorie physique : elle doit aussi mriter son statut de thorie empirique et permettre la formulation dnoncs contingents.

  • 22 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    Dans son rejet du synthtique a priori, lempirisme logique conut le rapport entre les trois sortes daxiomes Al et Am et Ap dune faon bien particulire. on envisagea (dans une mentalit logiciste) un lien trs troit entre les axiomes mathmatiques Am et les axiomes logiques Al en mettant contribution la notion danalyticit pour chapeauter leur affiliation. Dans un mme mouvement, les axiomes mathmati-ques Am furent tenus distants des axiomes propres Ap de la thorie, qui devaient seuls accomplir la tche dexprimer le contenu factuel (la composante a posteriori) de la thorie. Bref, le rejet du synthtique a priori tait sign et lpistmologie empiriste traditionnelle se trouvait relaye par une thorie du langage qui centre son attention sur la notion dinterprtation empirique. Cest dans ce sens que la forme dempirisme vhicul par ce mouvement fut un empirisme sman-tique.

    partir des annes 1920 et dans la foule de la propagation de lempirisme logique, il devint usuel en philosophie des sciences de considrer les thories scientifiques en tant que systmes axiomatiques formels pourvus dune interprtation empirique (cette dernire carac-tristique smantique suffisant tant, en fait, la seule faire le dpart entre les thories purement logico-formelles et les thories empiriques). Cette approche peut sembler naturelle, dans la mesure o lon envisage habituellement lhypothse physique, en particulier, comme tant une hypothse qui porte sur la ralisation physique des structures formelles que le formalisme mathmatique de la thorie en question met en jeu.

    Cette approche des thories scientifiques reut plusieurs appella-tions : le terme standard model est employ entre autres par Hempel ; on rencontre aussi les appellations Orthodox View, Received View et Partial Interpretation Doctrine11. Ce modle fut originairement expos par norman Campbell en 1920 et apparat indpendamment chez Carnap en 1923 ; on le retrouve ensuite un peu partout dans la litt-rature philosophique anglo-saxonne, nommment chez Percy Brid-gman, Richard Braithwaite, Henry Margenau et ernest nagel12. Frederic Suppe (1977), en prsente une ample discussion, prcde par un excellent expos de larrire-plan historique de ce modle. notre prsentation du modle suivra surtout Carnap, Hempel et Przecki13.

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 23

    Rappelons tout dabord que le modle empiriste standard porte sur la composition du langage des thories scientifiques. le modle propos nentend pas redonner la structure des thories scientifiques telles quon les retrouve dans la littrature scientifique. il na pas non plus de teneur normative : lempirisme logique ne saccorde pas de droit de grance sur la science. le modle empiriste est un modle canonique dillustration de la structure conceptuelle et logique des thories scientifiques et sa valeur est dordre heuristique. laffirmation veut que les thories qui ont cours en science peuvent tre formalises et axiomatises dans un langage dont linterprtation des termes et des noncs peut tre considre comment tant une interprtation empi-rique.

    Cette faon de promulguer la thse empiriste est directement lie la critique et au rejet du psychologisme en pistmologie14. Comme le formule Hans Reichenbach :

    la structure interne de la connaissance est le systme des connexions telles quelles se produisent dans la pense. on pourrait tre tent den dduire que lpistmologie consiste dcrire de ce processus de la pense ; mais cela serait entirement erron. il y a une grande diffrence entre le systme des interconnexions logiques de la pense et les processus effectifs de la pense. les processus psychologiques effectifs de la pense sont plutt vagues et fluctuants ; ils ne correspondent presque jamais aux lois prescrites par la logique et peuvent mme omettre dans certains cas des groupes entiers doprations qui seraient ncessaires une exposition complte des interconnexions. [...] Ce serait une vaine tentative que de vouloir construire une thorie de la connaissance qui soit la fois en accord avec la thorie logique et les processus effectifs de la pense15.

    Se basant sur la notion de reconstruction rationnelle introduite par Carnap dans lAufbau, Reichenbach poursuit en affirmant que ltude des processus de pense dans leur actualit effective est entirement affaire de psychologie16. lpistmologie considre plutt un substitut logique de la pense dans son occurrence actuelle :

    lpistmologie ne considre pas les processus de pense dans leur occur-rence actuelle ; cette tche est laisse entirement la psychologie. lpis-tmologie vise plutt construire des procs de pense tels quils devraient tre sils taient incorpors dans un systme logiquement consistant ; et construire des ensembles doprations qui sintercalent dans le systme et valident en les compltant les interconnexions que le processus actuel de la pense a effectues. lpistmologie traite donc ainsi dun substitut

  • 24 VolUMe ii leMPiRiSMe loGiQUe en DBAt

    logique et non des processus rels de la pense. Pour ce substitut logique le terme reconstruction rationnelle a t introduit, expression qui est tout fait approprie en gard aux diffrentes tches respectivement assignes lpistmologie et la psychologie. [...]

    [le substitut logique] est en un certain sens une meilleure faon de penser que la pense actuelle. tant placs devant la reconstruction rationnelle dune pense, nous avons le sentiment que cest seulement ainsi que nous comprenons maintenant ce quelle veut dire17.

    Ces passages mnent Reichenbach formuler quelques pages plus loin la distinction devenue clbre entre le contexte de la dcouverte et le contexte de la justification, et camper lpistmologie dans le contexte exclusif de la justification.

    le modle empiriste du systme de la connaissance trouve donc sa source dans lentreprise carnapienne de lAufbau dexhiber un systme gnral de constitution des concepts scientifiques. Plusieurs tudes sont rcemment parues qui ont mis en question linterprtation reue de lAufbau due nelson Goodman et W. V. Quine. Celle-ci voulait que cet ouvrage reprsente la fois le point culminant et lchec avou du programme empiriste traditionnel sous la forme dune tentative de rduction du systme de la connaissance un donn de lexprience ; Carnap aurait uvr une pistmologie empiriste de type tradi-tionnel, tentant de fonder la connaissance sur les sense data de Russell ou sur une base phnomnaliste dans les lignes de Mach. les exgses rcentes de lAufbau ont ceci en commun de critiquer cette rception reue en tant quinterprtation unique et de faire valoir, daucuns, la prsance de laspect kantien du projet (Susan Haack, Werner Sauer), dautres, celle de son aspect no-kantien (Michael Friedman, Alan Richardson), husserlien (Mayer, Sahkar), ou machien (Hamilton), sans oublier le rapport de Carnap au mouvement Bauhaus de Dessau et la nouvelle objectivit [neue Sachlichkeit] (Peter Galison, Hans-Joachim Dahms)18. on a aussi dfendu la mthode carnapienne employe dans lAufbau la quasi-analyse devant les critiques de Goodman et de Quine19. Ces controverses autour des sources et influences, prsentes et dans la dissertation de Carnap sur lEspace et dans lAufbau, sont tout fait comprhensibles si lon considre lclec-tisme inhrent ses ouvrages. Comme lexprime Thomas Ryckman :

    il est remarquablement ironique que luvre fondamentale de lempi-risme logique, dont le but dclar, la reconstruction, pas pas, des

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 25

    concepts de la science empirique, est poursuivi dans un esprit cum-nique de clart et de dissolution des interminables disputes philosophi-ques, permette toute une palette dinterprtations, allant dune Erkenntniskritik no-kantienne au phnomnalisme le plus radical. il faut reconnatre quun tel spectre dinterprtations possibles de lAufbau est directement mettre au compte de lclectisme de la philosophie premire de Carnap, ainsi qu la tendance de ses exgtes dy lire les signes prcurseurs de conceptions venir20.

    Du temps de la rdaction de lAufbau (dbute en 1922 une premire version est complte en 1925), la pense et la rflexion logi-ques de Carnap sont en pleine gestation et nont pas encore atteint le degr de rsolution quelles auront au dbut des annes 1930, lorsque se fera lannonce que la logique de la science doit relayer lancienne thorie de la connaissance. Carnap, la recherche dun substitut lpistmologie traditionnelle, puise autant chez Kant que chez Helmholtz, ostwald, Mach, Klein, Riemann, Weyl, einstein, Poin-car, Dingler, Cassirer, natorp, Husserl, les gestaltistes Wertheimer et Khler et, videmment, Russell. cela sajoutent les influences plus rcentes de Schlick et de Reichenbach. la maturation logique et len-clenchement dune approche syntaxique proviendront de ses tudes approfondies de laxiomatique et de lintgration des ides formalistes de Hilbert21.

    on sait que lAufbau esquisse un systme de construction concep-tuelle sur une base autopsychique. Construire (ou dfinir) un concept C sur la base de concepts A, B, ... signifiait : donner une rgle dfini-toire qui permet de transformer toute expression ouverte contenant C par une expression qui ne contient que A, B, ... . en ce sens, il y avait bel et bien, au dbut, une tentative de dfinition explicite de tous les concepts scientifiques ce que les logiciens ont retenu pour en faire linterprtation dune tentative rductionniste ou fondationnaliste. Cependant, bien que tous les concepts se rduisent aux lments de base du systme, ces derniers ne correspondent pas ceux de lempi-risme traditionnel (sensations, sense data, etc.). Ceux-ci doivent tre compris dans le sens de la thorie de la forme [Gestalttheorie] dans la mesure o ils sont conus dans leur totalit et unit acheve, cest--dire non pas en tant qulments discrets dtermins, mais en tant que portions de flux de vcu qui se trouvent dans un rapport dtermin avec telles autres. il y a bel et bien un projet de rduction dans lAufbau (la base possde pour Carnap une primaut pistmique), mais ce

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    dernier ne peut tre identifi au rductionnisme usuellement associ lempirisme traditionnel. Si, par exemple, les objets psychiques sont premiers sur le plan cognitif par rapport aux objets spirituels, cest uniquement en raison du rapport cognitif existant entre les deux catgories dobjets tel quil apparat dans la mthode de la science22 . la rduction en question ne signifie que la possibilit par principe de traduire toutes les propositions portant sur des objets spirituels en propositions portant sur des objets psychiques, et il ne sagit en aucun cas dune analyse qui prsente les objets spirituels comme tant ulti-mement composs dobjets psychiques23. nous avons fait valoir ailleurs le structuralisme strict qui domine lapproche de Carnap et qui permet une interprtation non fondationnaliste de lAufbau : les lments de la structure ou du systme de la connaissance (qui est un systme de signes) sont entirement et exclusivement dtermins par les relations qui existent entre eux24. Cest dire que la question de la nature des lments de base du systme nest pas la vritable question ; seul compte la relation de base, qui est celle dun souvenir de ressem-blance entre ce que Carnap appelle des vcus lmentaires . lide du mcanisme de constitution des concepts prime sur celle du choix de la base du systme. Carnap considre mme la possibilit dune inversion (hglienne) de la rduction :

    on peut imaginer certaines conceptions qui conduiraient admettre que tous les objets psychiques soient rductibles des objets spirituels (par exemple une thorie qui donnerait une interprtation dialectique de tout ce qui se produit dans le monde comme lmanation dun esprit)25.

    la Konstitutionstheorie pourrait donc, de laveu mme de Carnap, tout aussi bien tre mise contribution pour lhypothse de fonde-ments idalistes la connaissance. Ce quoi il sempressait toutefois dajouter immdiatement : nous navons cependant pas examiner ici la justesse de cette hypothse. en tout tat de cause, une interpr-tation empiriste restreinte de lAufbau saccorde mal du fait que la forme dempirisme pour laquelle Carnap stait exprim avant lAufbau est fortement empreinte de conventionnalisme26. Son article sur la tche de la physique (1923) dbute sur ces lignes :

    Aprs une longue priode o lon a chaudement dbattu des sources de la connaissance en physique, on peut sans doute ds maintenant affirmer que lempirisme pur a perdu sa suprmatie. la philosophie a dj depuis longtemps dclar quon ne peut riger la thorie physique uniquement

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 27

    sur la base des rsultats exprimentaux et quil est aussi ncessaire davoir recours des postulats non empiriques. Mais ce nest que suite une investigation pousse de la mthode scientifique mene par des reprsen-tants minents de leur discipline et dbouchant sur des conceptions non empiristes, que furent avances des solutions qui puissent satisfaire les scientifiques eux-mmes. il faut ici surtout mentionner Poincar et Dingler, qui sont parvenus aux rsultats les plus importants. nous prenons leurs principes comme point de dpart, et nous en ferons une application plus gnrale quil ne la t fait auparavant. [...]

    la thse centrale du conventionnalisme formul par Poincar et labor plus avant par Dingler nonce que la construction thorique en physique exige le recours certaines stipulations [Festsetzungen] reposant sur un libre choix. il sensuit que les contenus des noncs de la physique qui dpendent de ces stipulations ne peuvent tre ni confirms, ni rfuts par lexprience27.

    la tche pistmologique centrale que se donnait lAufbau se rapportait directement au legs pistmologique de Kant : il sagissait dexhiber le processus dobjectivation des concepts :

    Bien que le point de dpart de toute connaissance rside dans les lments du vcu et leur imbrication, il est cependant possible, comme le montrera la construction du systme de constitution, de parvenir un monde objectif, intersubjectif, qui soit conceptuellement saisissable en tant que monde identique pour tous les sujets28.

    la rponse empiriste que proposait lAufbau consistait illustrer comment un systme smiotique complexe dsignant un rseau de relations (ce que constitue la science) pouvait, par voie de coordina-tion univoque de chaque relation ses rfrents et par voie de chanes de dfinition logiques, gagner une valeur objective.

    Ce sont des considrations touchant limpossibilit (reconnue par Carnap) dune dfinition explicite des concepts qui furent la pierre dachoppement du projet. Cette impossibilit est la base du modle empiriste standard dun langage double palier pour la science : un langage observationnel, conu comme ne comportant que des termes dsignant des relations (incluant des proprits) observables dobjets observables. et un langage thorique, dont les termes ne peuvent tre explicitement dfinis sur la base des premiers.

    Au cur du modle standard se trouve donc introduite une dicho-tomie lexicale (Vt, Vo) qui sera naturellement gnralise sur le plan des

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    noncs de la thorie ; on parlera alors de langage thorique Lt (ne contenant aucun vo Vo) et de langage observationnel Lo (ne contenant aucun vt Vt). Ces deux niveaux de langage de la thorie sont relis par des rgles de correspondance, qui sont des noncs dont la proprit essentielle est de contenir les deux sortes de vocables, cest--dire de mettre certains termes thoriques vt en relation avec certains termes observationnels vo, lesquels possdent une interprtation empirique considre comme prtablie. Ce sont les rgles de correspondance qui incarnent, dans le modle, linterprtation empirique de la thorie scientifique ; tablissant de vritables liens entre les termes thoriques et les termes observationnels, elles procurent ces premiers une signi-fication empirique.

    il est important de noter que la notion de rgles de correspon-dance ne se retrouve nulle part dans les thories scientifiques exis-tantes ; les rgles de correspondance se retrouvent uniquement dans le modle (dans la reconstruction logique des thories scientifiques), qui a plutt le statut dun modle canonique que celui dun modle descriptif. la thse empiriste quil vhicule est leffet que les thories scientifiques, dans leur reconstruction logique en tant que systmes axiomatiques formels, exhibent les caractristiques syntaxiques et smantiques dcrites par ce modle. Cest donc dans le mtalangage de la reconstruction logique de la thorie scientifique quil faut voir les rgles de correspondance dont parle lempirisme logique. on peut supposer que ces rgles mtalangagires peuvent tre formules dans le langage-objet L de la thorie sous forme de postulats de correspon-dance. on distinguera ainsi, parmi les postulats de la thorie, ceux qui sont formulables dans Lt (les postulats thoriques) et ceux (les postu-lats de correspondance) qui sont formulables dans le langage entier L de la thorie, o L comprend Lt Lo. Ces postulats tant en nombre fini, on identifie alors la thorie T lensemble des postulats thori-ques ; dnotant par C lensemble des postulats de correspondance, on obtient donc lexpression T C comme reprsentation formelle de la thorie interprte.

    Soulignons galement quen ce qui concerne le caractre empi-rique de la thorie, la composante T est nullement interprte : elle reprsente lappareil logico-mathmatique de la thorie. Seule la composante C fournit linterprtation empirique de la thorie. Une

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 29

    telle approche rappelle les clbres phrases de Heinrich Hertz que nous avons dj cits dans le premier volume :

    cette question : Quest-ce que la thorie de Maxwell, je ne saurais donner de rponse la fois plus nette et plus courte que celle-ci : la thorie de Maxwell, cest le systme des quations de Maxwell. toute thorie qui aboutit ces quations, et du mme coup embrasse les mmes phnomnes possibles, je la caractriserais comme une forme ou un cas particulier de la thorie de Maxwell ; toute thorie qui aboutit dautres quations et du mme coup dautres phnomnes possibles est une autre thorie29.

    la rigueur de la science exige toutefois que nous distinguions bien ce manteau bigarr que nous jetons sur la thorie, et dont la coupe et la couleur sont entirement en notre pouvoir, de la forme simple et dpouille elle-mme, que la nature met devant nous et dont nous ne pouvons changer la morphologie en fonction de notre bon plaisir30.

    en termes de la mtaphore hertzienne, C est lhabit empirique de la thorie T. Mais lhabit ne fait pas le moine : il faut bien voir que la thorie interprte T C nest pas, en ce sens hertzien, la thorie. Une mme thorie T peut possder toute une garde-robe dinterprtations empiriques pour se prsenter avantageusement devant le tribunal de lexprience.

    Dans loptique spcifique de lempirisme logique, la fonction pistmologique assigne la notion de rgles de correspondance C est claire : il sagit de distinguer, lintrieur dune thorie scientifique reconstruite, entre lappareil nomologique T (qui exprime uniquement des lois) et lappareil heuristique C (qui ne fait quinterprter dailleurs, Campbell lappelait le dictionnaire de la thorie). Une thorie doit en effet tre minimalement interprte pour pouvoir remplir une fonction explicative ; cest dire que les explications fournies par T doivent tre traductibles, au moins en partie, dans un langage dont linterprtation nest pas problmatique ce que reprsente le sous-langage Lo de L. lempirie nest pas proprement parler ce qui nous livre des objets de science, et encore moins des preuves en science ; mais elle constitue parfois un moyen didentifier des objets de discours et possde en tant que telle une fonction heuristique. Cest une fonc-tion heuristique faible, bien sr, mais quand mme suffisante pour fonder une thorie empiriste de la signification. Pour Carnap, Lo vhi-cule des significations empiriques ; Hempel, pour sa part, prfre voir

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    en Lo un langage pralablement interprt, un langage vhiculant des significations prdtermines.

    il convient maintenant de se demander quoi peuvent bien correspondre ces postulats de correspondance dans la thorie scienti-fique. De faon sommaire, on peut se reprsenter ces postulats comme des dfinitions oprationnelles ; on peut en effet considrer que ces postulats de correspondance mthodologiques mettent les termes thoriques en relation de synonymie avec certaines procdures expri-mentales exprimables en langage observationnel. le modle standard visait dailleurs libraliser les thses oprationnalistes associes Bridgman31. en fait, il marquait son abandon, dj prfigur par lana-lyse que Carnap avait fait de la forme logique que peuvent prendre les dfinitions oprationnelles32. Ces dernires nont pas la forme de dfi-nitions explicites [x(t(x) o(x))], mais plutt celle de dfinitions conditionnelles [bilateral reduction sentences : [x(o1(x) (t(x) o2(x)))] et, plus gnralement, de dfinitions partielles [reduction sentences : [x((o1(x) t(x)) (o2(x) t(x)))]33. Considrs comme axiomes dfinissants, ces noncs de rduction prsentent les proprits smantiques suivantes :

    a) ils sont crateurs, cest--dire quils ne garantissent pas que pour toute interprtation donne des termes observationnels dfinissants, il existe une interprtation empirique pour le terme thorique dfini. Cest dire que si un terme ainsi dfini doit tre considr comme interprt par lexprience, il ne peut ventuellement sagir que dune exprience largie ou rinterprte ; dans un cas comme dans lautre, cela va contre ce qui est admis du langage observationnel Lo, savoir quil jouit dune interprtation fixe et donne.

    b) Dans le cas ou cette dernire est donne, ils ne garantissent pas lunicit de linterprtation du terme thorique sur la base des termes observationnels qui apparaissent dans la dfini-tion.

    Cette dernire caractristique du systme interprtatif C est au cur du fameux problme des termes thoriques en science, problme largement document et compagnon fidle du modle standard. la prsence de termes scientifiques introduits laide de postulats poss-dant cette forme logique posait en effet un srieux embarras la thse

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 31

    empiriste : puisque les noncs comportant des termes thoriques contiennent par le fait mme des termes dont linterprtation empi-rique nest pas univoque, il peut y avoir de ces noncs (dans le langage reconstruit de la thorie scientifique) dont on ne peut dterminer, ni par voie danalyse logique, ni par voie dinvestigations empiriques, sils sont vrais ou faux. Malheureusement, ctait exactement cette sorte dnoncs que le Cercle de Vienne stait employ dnoncer comme mtaphysiques (cest--dire dnus de signification sur le plan cognitif ) laide de la thorie vrificationniste de la signification.

    en vue de sauvegarder le programme empiriste, on tenta de dfinir des critres syntaxiques de contenu de sens empirique ou de perti-nence cognitive (nous traduisons ici les expressions anglaises signifi-cance et empirical meaningfulness), fonds sur lide que les concepts thoriques de la science, malgr lambigut admise de leur dtermina-tion empirique, possdent tous une force prdictive et se distinguent par l des concepts mtaphysiques qui, eux, oprent vide cet gard.

    on connat les avatars de cette notion de contenu de sens empi-rique, dont les tentatives de prcision formelle ne furent quun seul et mme combat en retraite34. nous ne retiendrons que deux points de cette discussion :

    a) la distinction entre T et C nest pas essentielle cette notion, car les critres de pertinence cognitive ne peuvent se dfinir que par rapport la thorie interprte T C, et non par rapport T seule.

    b) lide de la force prdictive des concepts thoriques implique que le systme interprtatif C possde effectivement une fonc-tion explicative. la doctrine de linterprtation partielle des termes thoriques lindiquait dailleurs dj. en effet, une dfinition partielle de la forme x((o1(x) t(x)) (o2(x) t(x))) a pour consquence logique lnonc x(o1(x) o2(x)), nonc qui peut trs bien ne pas tre logiquement vrai dans Lo. Ce gain en consquences (prdictions) observation-nelles de la thorie indique donc que les postulats de corres-pondance possdent bel et bien une fonction nomologique. en dautres termes, C gnre de faon a priori des noncs synthtiques.

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    Par ailleurs, la doctrine de linterprtation partielle des termes thoriques revenait admettre que les postulats thoriques remplissent aussi une fonction heuristique. on en vint donc la conclusion que la distinction entre postulats thoriques et postulats de correspondance ne recouvrait pas la distinction vise entre les fonctions nomologique et heuristique des axiomes dune thorie scientifique.

    Ce que plusieurs opposants ont salu comme la faillite de lempi-risme logique est directement reli la non-viabilit de la notion de rgles de correspondance. Rappelons que dans lesprit comme dans la lettre, le systme interprtatif C devait remplir une fonction purement heuristique, alors que lappareil dductif T devait avoir une fonction exclusivement nomologique. (nous sommes ici en prsence de deux invariants dans les thmes de lempirisme logique, lun tant quexpli-quer, cest prdire, et lautre tant quinterprter, cest traduire). la motivation originale ntait-elle pas de bien faire le dpart entre ce qui, dans une thorie, reprsente des lois de la nature (la composante synthtique T, formule nous le savons depuis Galile dans le langage des mathmatiques), et ceux qui ne font que stipuler linter-prtation des termes de la thorie (quil faut bien considrer comme reprsentant sa composante a priori). limpossibilit reconnue de rendre impermables ces deux composantes signifiait la rapparition, au point darrive du modle standard, dune catgorie (le synthtique a priori) qui avait t rcuse au dpart. Voil qui a contribu essentiel-lement au discrdit dfinitif de la notion de rgle de correspondance sous cette version35.

    le malheur de cette approche est quelle tait par trop syntaxique. Ctait mal concevoir le rle de laxiomatisation en science que de vouloir maintenir une distinction syntaxique (tablir deux listes de postulats) entre les axiomes nomologiques (formels) et les axiomes heuristiques (empiriques) dune thorie scientifique. lapparente inex-tricabilit syntaxique des fonctions explicative et interprtative dune thorie scientifique donne invite donc dlaisser la distinction entre postulats thoriques et postulats de correspondance et poursuivre la problmatique sur un plan purement smantique. en somme, la reconstruction dune thorie scientifique en une composante prdic-tive ou explicative T, et une composante interprtative C, saccordait mal avec lide fondamentale quen science, la dtermination des concepts et ldification de la thorie vont de pair. la voie proprement

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 33

    smantique est de maintenir la dichotomie non plus en tentant dta-blir deux listes daxiomes, les axiomes synthtiques T et les axiomes analytiques C, mais en reconstruisant plutt (et en identifiant) les fonctions nomologique et heuristique comme deux fonctions distinctes dune mme liste daxiomes. lempirisme logique stait ouvert cette voie en choisissant de rpudier la distinction syntaxique entre T et C pour ne considrer dornavant que les axiomes de la thorie ; il pouvait ainsi redfinir un programme indpendant de la notion de pertinence cognitive, celui dtablir la notion danalyticit thorique dans le modle empiriste standard des thories scientifiques, et cela sur une base strictement smantique.

    Lempirisme smantique

    le volet smantique de la problmatique empiriste se laisse claire-ment cerner dans le cadre de la smantique logique ou thorie des modles. lide matresse, qui demeure de concevoir linterprtation des thories scientifiques de faon analogue celle des systmes axio-matiques formels, se reflte sur le plan formel par lide, due tarski, quun systme syntaxique L devient un systme smantique (un langage interprt) lorsque sont donnes dans son mtalangage des rgles qui dterminent les conditions de vrit de chaque nonc de L. Ces rgles sont aussi appeles postulats de signification (meaning postu-lates) lorsquelles sont formules dans le langage-objet mme du systme en question.

    Un systme formel T(L) est interprt de faon implicite lorsque la classe M de ses structures propres ou interprtations vises est dter-mine en stipulant que chacune dentre elles est un modle dun ensemble consistant dnoncs PS appels postulats de signification ; M est donc une sous-classe de la classe des modles de la thorie, not Mod(T). la question fondamentale est alors de savoir quelle sous-classe de Mod(T) la classe M doit tre identifie. en labsence de moyens dinterprtation autres quimplicites, il ny a aucune raison de ne pas identifier M Mod(T) elle-mme. Mais alors, les structures de M ne sont dtermines qu lisomorphisme prs et le langage L ne peut tre considr comme empiriquement interprt, les termes descriptifs demeurant entirement vagues par rapport lempirie. Cest dans ce sens que dun point de vue empiriste, Carnap, dans son

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    article de 1927, parlait de concepts impropres et d objets ind-finis ). Pour que L soit considr comme un langage empirique, cest--dire comme un langage dont les termes ne sont ni dtermins de faon purement a priori, ni entirement vagues par rapport lem-pirie, il faut avoir recours un mode dinterprtation non implicite pour au moins une partie de son vocabulaire dfaut de quoi les axiomes dune thorie empirique nauraient quune valeur de conven-tion terminologique. Pour qui nadopte pas une position convention-naliste stricte et intgrale, il est essentiel de recourir un moyen non verbal dinterprtation, que ce soit par ostension (saidant dobjets observables en guise dexemples) ou par quelque procd de mesure. Ce mode pragmatique dinterprtation rsultant dun faire, et non dun dire est communment appel interprtation ostensive, terme gnral recouvrant tout mode direct dassignations de dnotation. Dire quune partie du vocabulaire descriptif de L doit tre interprt de faon ostensive si L doit tre considr comme un langage empi-rique, cest reformuler le modle standard en termes strictement smantiques.

    la question mthodologique est relie la double fonction assi-gne aux axiomes de la thorie en ce qui touche cette partie du langage empirique qui nest pas interprte par ostension. le problme des termes thoriques rapparat sous la forme des difficults pist-mologiques que cre la prsence, dans une thorie empirique, de termes dfinis de faon implicite ; dailleurs, nentendait-on pas lori-gine par termes thoriques cette sorte de termes qui nont pas de dno-tations observables et pour lesquels aucune interprtation ostensive nest possible ? la notion de dfinition implicite rend prcise lide intuitive de la thoricit des concepts scientifiques et reprsente un explicat possible de leur prgnance thorique (theory-ladenness). Bien que, dune part, elle laisse entier le problme empiriste de la perti-nence cognitive, elle offre dautre part aux tenants de la conception reue des thories scientifiques la possibilit de soutenir la thse empi-riste sous un angle diffrent ; selon les termes de Quine, elle permet de passer du rductionnisme la dichotomie analytique-synthtique36.

  • 1. leMPiRiSMe loGiQUe. RUDolF CARnAP 35

    Lanalyticit dans le modle empiriste standard

    le cadre formel dans lequel la notion danalyticit sera aborde est donc celui de lenrichissement dun systme smantique par voie de postulats37. nous entendons par systme smantique un couple L, M o L est un systme syntaxique du premier ordre et M est le membre de la classe des modles de L qui est considr comme le modle vis. Un nonc de L est vrai, si et seulement si est satisfait dans le modle propre de l (ssi Ver(M)). les rgles mtalangagires qui dterminent les conditions de vrit de chaque nonc de L sont appe-les rgles smantiques puisquelles rgissent la signification des termes logiques et extra-logiques de L. la notion de dfinition implicite se reflte sur le plan formel par la possibilit dexprimer ces rgles sous forme de postulats dans le langage-objet L. la notion de postulats de signification dans le langage-objet recouvre celle de rgles smantiques dans le mtalangage, de mme que le cas de llargissement dun systme smantique par voie de postulats couvre celui de llargissement dun tel systme par voie de dfinitions mtalangagires.

    Dans loptique du modle standard, le langage observationnel Lo sera considr comme un systme smantique du premier ordre Lo, Mo o le vocabulaire descriptif de Lo, not V(Lo) = {o1, o2, ..., om} possde une interprtation non thorique, dans le sens o la significa-tion des termes observationnels nest pas stipule par voie de postulats ou de dfinitions mtalangagires. la notion dinterprtation osten-sive se traduit dans le systme par le fait quil ny a aucun nonc de Lo dont la vrit ne dpend que de la signification des termes o1, o2, ..., om. Si lon accepte de prciser la notion de vrit analytique par celle de vrit en vertu exclusive des rgles smantiques, le langage Lo contient certes des noncs logiquement vrais (vrais en vertu de la signification des termes logiques de Lo), mais il ne contient aucun nonc analyti-quement vrai (vrai en vertu de la signification des termes logiques et descriptifs de Lo).

    Considrons maintenant un systme smantique L = L, M qui rsulte de lenrichissement de Lo dun vocabulaire descriptif {t1, t2, ..., tn} caractris de faon thorique, cest--dire par voie dun ensemble P de postulats qui stipulent la signification de ces termes thoriques. Dans ce contexte, certains noncs de L seront vrais en vertu des significations des termes t1, t2, ..., tn et, selon lacception reue

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    du terme analytique dans la tradition philosophique, ces noncs seront exactement ceux qui doivent tre considrs comme analyti-ques dans L. il faut ici noter que la dfinition recherche du concept danalyticit dans L est une dfinition extensionnelle : il sagit de dfinir la classe des noncs qui tombent sous le prdicat en question. la solution du problme dpendra dans une large mesure des proprits smantiques de lensemble P et en particulier, de la question de savoir si P est un ensemble de postulats crateurs ou non.

    nous devons ici prciser la notion mtalogique de crativit (syntaxique et smantique). cet effet, nous procder