ir vin d. yalom

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IR VIN D. YALOM

La Malé dic tion du chat hon grois

Contes de psy cho thé ra pie

TRA DUIT DE L’ANGLAIS (ÉTATS- UNIS) PAR DOMINIQUE LETELLIER

GALAADE ÉDI TIONS

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Titre ori gi nal :

MOMMA AND THE MEANING OF LIFE. TALES OF PSYCHOTHERAPYPublié par Basic Books

Ouvrage tra duit avec le concours du Centre natio nal du livre

© Ir vin Yalom, 1999.© Galaade Édi tions, 2008, pour la tra duc tion fran çaise.

ISBN : 978-2-253-16218-6 – 1re publi ca tion LGF

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Pour Saul Spiro, psy chiatre, poète, artiste.Avec gra ti tude pour nos qua rante années d’ami tié –qua rante années de vie, de livres et de défi s créa tifs.par ta gés au même titre que notre scep ti cisme sur la signi fi ca tion de tout ce cha ri vari.

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Momma et le sens de la vie

Cré pus cule. Je suis peut- être mou rant. Des formes sinistres entourent mon lit : moni teur car diaque, bou -teilles d’oxy gène, fl a con de goutte- à-goutte, boucles de tuyaux en plas tique – les entrailles de la mort. Je ferme les pau pières. Je glisse dans l’obs cu rité.

Sou dain, je saute du lit, je fi le de ma chambre d’hôpi -tal, je sors en pleine lumière, au soleil du parc d’attrac -tions de Glen Echo où j’ai passé tant de dimanches d’été, il y a des décen nies. J’entends la musique des manèges. J’ins pire le par fum humide, cara mé lisé des pommes d’amour et du pop- corn pois seux. Je marche droit devant moi, sans hési ter ni devant le stand du Flan givré de l’Ours polaire ni devant les mon tagnes russes à double plon geon ni devant la grande roue – tout ça pour aller faire la queue devant la Mai son de l’Hor reur. Mon ticket acheté, j’attends que la pro -chaine voi ture passe le tour nant et s’arrête à grand bruit devant moi. Une fois assis, la barre de sécu rité bais sée pour que je ne coure aucun risque, je jette un der nier coup d’œil autour de moi – et là, au milieu d’un petit groupe de curieux, je la vois.

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Je lui fais signe des deux bras, je l’appelle, si fort que tout le monde m’entend, « Momma ! Momma ! ». Et à cet ins tant, la voi ture bon dit en avant et heurte la double porte, qui s’ouvre et me pré ci pite dans l’énorme gueule noire. Je recule aussi loin que je peux et, avant d’être avalé par l’obs cu rité, je crie de nou veau : « Momma ! Comment j’étais, Momma ? Momma, comment j’étais ? »

Alors même que je sou lève la tête de l’oreiller pour

tenter d’éva cuer le rêve, les mots res tent coin cés dans ma gorge : « Comment j’étais, Momma ? Momma, comment j’étais ? »

Mais Momma est six pieds sous terre. Froide comme la pierre depuis dix ans déjà, dans un simple cer cueil en pin, au cime tière d’Anacostia, près de Washington. Que reste- t-il d’elle ? Juste des os, je pense. Les microbes ont sûre ment net toyé chaque lam beau de chair. Quelques mèches de fi ns che veux gris peut- être, et des bouts de car ti lage encore accro chés aux extré -mi tés des plus gros os – le fémur et le tibia. Oh, oui, et la bague ! Nichée quelque part dans la poudre d’os, il doit y avoir la fi ne alliance en argent fi li grane que mon père lui avait ache tée sur Hester Street peu après leur arri vée à New York, en troi sième classe, depuis leur shtetl russe, à un demi- monde de là.

Oui, c’est fi ni depuis long temps. Dix ans. Cre vée et décom po sée. Plus rien que des che veux, du car ti lage, des os, une alliance en argent fi li grané. Et son image qui hante mes sou ve nirs et mes rêves.

Pour quoi ai- je fait signe à Momma dans mon rêve ? J’ai cessé de lui faire signe il y a des années. Combien ? Plu sieurs dizaines, sans doute. Et si c’était après cet

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après- midi, il y a plus d’un demi- siècle, quand j’avais huit ans et qu’elle m’a emmené au Sylvan, le cinéma du quar tier, au coin du maga sin de mon père ? Il avait beau res ter beau coup de sièges vides, elle s’était effon -drée près d’un des petits durs du quar tier qui avait un an de plus que moi.

« Ce siège est réservé, madame, grogna- t-il.— Ouais, ouais ! réservé ! répon dit ma mère avec

mépris en s’ins tal lant confor ta ble ment. Voilà qu’il réserve des sièges, le gros malin ! » annonça- t-elle à tous ceux qui pou vaient l’entendre.

Je ten tai de dis pa raître dans le velours bor deaux du cous sin. Plus tard, dans la salle sombre, j’eus le cou -rage de tour ner la tête, len te ment. Il était là, assis main -te nant à quelques ran gées de nous, avec son copain. Pas d’erreur : ils me regar daient d’un air mau vais et me poin taient du doigt. L’un des deux me mon tra même le poing et arti cula : « Tu vas voir ! »

Momma m’a gâché le Sylvan. C’était devenu ter -ri toire ennemi. Inter dit, au moins tant qu’il fai sait jour. Si je vou lais me tenir au cou rant des séries du samedi – Buck Rogers, Batman, Le Fre lon vert, Le Fan -tôme mas qué – je devais arri ver après le début de la séance, trou ver un siège dans le noir, tout au fond de la salle, près d’une sor tie, et par tir juste avant que les lumières se ral lument. Dans mon quar tier, rien n’était plus impor tant que d’évi ter la cala mité majeure : se faire tabas ser. Prendre un coup, on ima gine assez bien : un bleu au men ton, et c’est tout. Ou être cogné, gifl é, coupé, botté – pareil. Mais être tabassé – ohmondieu ! Quand est- ce que ça se ter mine ? Qu’est- ce qui reste de toi ? T’es hors du coup, à jamais affu blé de la pan -carte « s’est fait tabas ser ».

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Faire signe à Momma… Pour quoi lui ferais- je signe main te nant, alors que, une année chas sant l’autre, j’ai vécu à ses côtés dans un cli mat d’hos ti lité inin ter -rompu ? Elle était super fi cielle, auto ri taire, indis crète, soup çon neuse, mépri sante, pleine de pré ju gés, et son igno rance attei gnait des abîmes (mais elle était intel li -gente – même moi, je le voyais). Autant que je me sou -vienne, jamais, pas une fois, je n’ai par tagé un moment cha leu reux avec elle. Pas une fois je n’ai été fi er d’elle ; jamais je n’ai été heu reux qu’elle soit ma mère. Sa langue empoi son née avait un mot de mépris pour cha -cun – sauf pour mon père et ma sœur.

J’ado rais ma tante Hannah, la sœur de mon père – sa dou ceur, son éter nelle cha leur, ses sau cisses grillées entou rées de pain crous tillant, son incom pa rable strudel (recette que je ne connaî trai jamais puisque son fi ls refuse de me l’envoyer – mais c’est une autre his toire). J’aimais plus encore Hannah le dimanche. Ce jour- là, son épi ce rie fi ne près de la base marine de Washington était fer mée et elle auto ri sait les jeux gra tuits au fl ip per. Elle me lais sait jouer des heures. Jamais elle ne pro tes tait quand je met tais de petites boules de papier sous les pieds avant de la machine afi n de ralen tir la des cente de la boule et de faire un meilleur score. Mon ado ra tion pour Hannah déclen -chait chez ma mère une fré né sie d’attaques fi el leuses contre sa belle- sœur. Momma et sa lita nie sur Hannah : la pau vreté d’Hannah, son aver sion pour son tra vail à la bou tique, son piètre sens des affaires, son époux lourdingue, dénué de fi erté, prêt à accep ter tout ce qu’on leur don nait.

Momma par lait abo mi na ble ment mal, avec un fort accent, son anglais truffé de termes yid dish. Jamais

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elle ne vint le jour de la fête de l’école ou pour les réunions péda go giques. Dieu merci ! Je fré mis sais à l’idée de lui pré sen ter mes amis. Je me bat tais contre Momma, je la défi ais, je criais contre elle, je l’évi tais et, fi na le ment, à l’ado les cence, je ces sai tout bon ne ment de lui adres ser la parole.

La grande inter ro ga tion de mon enfance, c’était : Comment Daddy la supporte- t-il ? Je me sou viens de mer veilleux moments, le dimanche matin, quand lui et moi jouions aux échecs et qu’il chan tait gaie ment à l’unis son de disques de musiques russes et juives, la tête oscil lant en mesure. Tôt ou tard, l’air mati nal était ébranlé par la voix de Momma qui criait de l’étage : « Gevalt, Gevalt, assez ! Vay iz mir, assez de musique, assez de bruit ! » Sans un mot, mon père se levait, étei gnait le pho no graphe et repre nait notre par tie d’échecs dans le silence. Combien de fois ai- je prié : Je t’en prie, Dad, je t’en sup plie, juste cette fois, envoie- la pro me ner !

Pour quoi donc lui faire signe ? Et pour quoi lui demander, à la toute fi n de ma vie, « comment j’étais, Momma ? » Se pourrait- il – et cette pos si bi lité me stu -pé fi e – que toute ma vie j’aie eu cette femme lamen -table pour prin ci pal public ? J’ai passé ma vie entière à tenter d’échap per à mon passé, de m’éle ver au- dessus de lui – le shtetl, l’entre pont, l’épi ce rie. Ma vie entière j’ai tendu vers la libé ra tion et l’élé va tion. Se peut- il que je n’aie échappé ni à mon passé ni à ma mère ?

Mes amis qui avaient des mères char mantes, gra -cieuses, encou ra geantes – combien je les enviais ! Et comme il est bizarre qu’ils ne soient pas liés à leur mère, ne lui télé phonent pas, ne lui rendent pas visite, ne rêvent pas d’elles, ne pensent même pas très sou -

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vent à elles, tan dis que moi, je dois pur ger mon esprit de ma mère tant de fois par jour ! Aujourd’hui encore, dix ans après sa mort, je tends par réfl exe la main vers le télé phone pour l’appe ler.

Oh, je peux comprendre tout ça intel lec tuelle -ment. J’ai donné des confé rences sur le phé no mène. J’explique à mes patients que les enfants mal trai tés ont sou vent du mal à se déga ger de leur famille dys-fonction nelle, alors que les enfants ont beau coup moins de confl its inté rieurs quand s’éloignent des parents aimants. N’est- ce pas, après tout, la tâche des bons parents de per mettre à leur enfant de quit ter la mai son quand il a grandi ?

Je le comprends mais ça ne me plaît pas. Je n’aime pas que ma mère me rende visite chaque jour. Je déteste qu’elle se soit insi nuée dans des inter stices de mon esprit d’où je n’arrive pas à la déra ci ner. Plus que tout, je déteste l’idée qu’à la fi n de ma vie, je me sente contraint de demander : « Comment j’étais, Momma ? »

Je pense à son fau teuil trop pro fond dans sa mai -son de retraite de Washington. Il blo quait en par tie l’entrée de son appar te ment, car il était fl an qué de tables comme des sen ti nelles sur les quelles s’empi -laient au moins un exem plaire, par fois plus, de chaque livre que j’avais écrit. Avec une dou zaine de livres et deux dou zaines de plus grâce aux tra duc tions en d’autres langues, les piles oscil laient dan ge reu se ment. Il eût suffi , imaginais- je sou vent, d’un fré mis se ment de terre mineur pour l’enfouir jusqu’au nez sous les livres de son seul fi ls.

Chaque fois que je lui ren dais visite, je la trou vais dans ce fau teuil, deux ou trois de mes livres sur les

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genoux. Je la voyais les sou pe ser, les sen tir, les cares ser – tout ce qu’on veut, sauf les lire. Elle était presque aveugle. Mais, même avant de ne plus y voir, elle n’aurait pu les comprendre : elle n’avait pour ins -truc tion qu’un cours de natu ra li sa tion pour deve nir citoyenne amé ri caine.

Je suis écri vain. Momma ne peut pas lire. Pour tant, je me tourne vers elle pour don ner un sens à l’œuvre de ma vie. Et comment l’évaluerait- elle ? À l’odeur, au poids de mes livres ? L’aspect de la cou ver ture, le tou cher lisse, huileux- sec façon Tefl on de la jaquette ? Toutes les pénibles recherches, tous mes éclairs d’ins -pi ra tion, tous ces moments fas ti dieux en quête de la pen sée cor recte, de la phrase élé gante – de tout cela, elle ne sau rait jamais rien.

Le sens de la vie ? Le sens de ma vie. Jus te ment, les livres empi lés dan ge reu se ment sur les tables de Momma contiennent des réponses pré ten tieuses à ce genre de ques tion. « Nous sommes des créa tures en quête de sens, ai- je écrit, qui doivent s’accom mo der de l’inconvé nient d’être lan cées dans un uni vers qui n’a intrin sè que ment aucun sens. » Puis, pour évi ter le nihi lisme, j’explique que nous devons nous enga ger dans une double tâche. Pre mière ment, inven ter ou décou vrir un pro jet don nant sens à la vie et assez solide pour sou te nir une vie. Deuxiè me ment, nous effor cer d’oublier notre acte d’inven tion et nous convaincre que nous n’avons pas inventé mais décou vert ce pro jet don nant sens à la vie – qu’il a une exis tence indé pen -dante « au- dehors ».

J’ai beau feindre d’accep ter sans juge ment la solu -tion adop tée par cha cun, en secret, je les classe en

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strates de cuivre, argent et or. Cer tains sont sti mu lés toute leur vie par une vision de triomphe vin di ca tif ; d’autres, enro bés de déses poir, ne rêvent que de paix, de déta che ment, de se libé rer de la dou leur ; cer tains dédient leur vie au suc cès, à l’opu lence, au pou voir, à la vérité ; d’autres cherchent une trans cen dance et s’immergent dans une cause ou dans un autre être – un être aimé ou d’essence divine ; et il y en a qui trouvent le sens de leur vie dans le ser vice aux autres, dans une remise en cause per ma nente de soi ou dans une expres sion créa trice.

« Nous avons l’art, a dit Nietzsche, pour ne pas périr de la vérité. » Je consi dère donc la créa ti vité comme la voie royale et j’ai trans formé toute ma vie, toutes mes expé riences, tous mes rêves en une sorte de tas de compost inté rieur et fumant à par tir duquel je tente de for mer, de temps à autre, quelque chose de nou veau et de beau.

Mais mon rêve dit autre chose. Il pré tend que j’ai consa cré ma vie à un tout autre but : conqué rir l’appro -ba tion de ma mère morte.

Cette accu sa tion est si puis sante que je ne peux l’igno rer, et elle me trouble trop pour que je l’oublie. Mais les rêves, comme je l’ai appris, ne sont ni impé -né trables ni immuables. Presque toute ma vie j’ai joué avec les rêves. J’ai appris à les appri voi ser, à les dépe -cer, à les reconstruire. Je sais comment extraire des rêves leurs secrets.

En lais sant ma tête retom ber sur l’oreiller, je suis donc parti remon ter le fi l du rêve jusqu’au moment où je grimpe dans la voi ture de la Mai son de l’Hor reur.

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La voi ture s’arrête bru ta le ment, me pro jette contre la barre de pro tec tion et, l’ins tant d’après, elle change de direc tion et recule len te ment par- delà les portes bat tantes pour res sor tir dans le soleil de Glen Echo. Je crie en agi tant les deux bras : « Momma, Momma ! Comment j’étais ? »

Elle m’entend. Je la vois se frayer un che min dans la foule, bous cu ler les gens à droite et à gauche. « Oyvin, quelle ques tion ! » dit- elle en déver rouillant la barre de sécu rité pour m’extraire de la voi ture.

Je la regarde. Elle a l’air d’avoir cin quante ou soixante ans, forte, mas sive, por tant allè gre ment un gros sac brodé à anses en bois. Elle est sans charme mais ne le sait pas et marche men ton levé comme si elle était belle. Je remarque les plis de chair fami liers qui pendent de ses bras et les bas rou lés atta chés juste au- dessus des genoux. Elle me donne un gros bai ser humide. Je feins l’affec tion.

« Tu as bien fait. Que demander de plus ? Tous ces livres ! Tu m’as ren due très fi ère. Si seule ment ton père était là pour le voir !

— Qu’est- ce que tu veux dire par “tu as bien fait”, Momma ? Comment le sais- tu ? Tu ne peux pas lire ce que j’ai écrit – à cause de tes yeux, je veux dire.

— Je sais ce que je sais. Regarde ces livres ! dit- elle en ouvrant son sac pour en retirer deux de mes ouvrages qu’elle se met à cares ser ten dre ment. De gros livres. De beaux livres. »

Sa façon de les tenir m’agace.« C’est ce qu’il y a à l’inté rieur des livres qui compte.

Peut- être ne racontent- ils que des idio ties.— Oyvin, ne dis pas de narischkeit – de bêtises. De

beaux livres.

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— Tu trans portes ce sac de livres tout le temps, Momma, même à Glen Echo ? C’est comme s’ils étaient sacrés. Est- ce que tu ne crois pas…

— Tout le monde te connaît. Le monde entier. Ma coif feuse m’a dit que sa fi lle étu die tes livres en cours.

— Ta coif feuse ? Est- ce le cri tère ultime ?— Tout le monde. J’en parle à tout le monde. Et

pour quoi pas ?— Momma, est- ce que tu n’as rien de mieux à

faire ? Et si tu pas sais ton dimanche avec tes amis – Hannah, Gertie, Luba, Dorothy, Sam ou ton frère Simon ? Qu’est- ce que tu fais donc à Glen Echo ?

— Tu as honte que je sois là ? Tu as tou jours eu honte. Où est- ce que je pour rais bien être d’autre ?

— Je veux seule ment dire que nous sommes tous les deux adultes. J’ai plus de soixante ans. Il serait peut- être temps que nous ayons cha cun nos rêves.

— Tu as encore honte de moi.— Je n’ai pas dit ça. Tu ne m’écoutes pas.— Tu m’as tou jours prise pour une idiote. Tu as

tou jours pensé que je ne compre nais rien.— Je n’ai pas dit ça. Ce que j’ai tou jours dit, c’est

que tu ne savais pas tout. C’est juste ta façon de… ta façon…

— Ma façon de quoi ? Vas- y ! Tu as commencé – dis- le ! – je sais ce que tu vas dire.

— Qu’est- ce que je vais dire ?— Non, Oyvin, dis- le, toi ! Si je le dis, tu vas le

chan ger.— C’est ta façon de ne pas m’écou ter. Ta façon de

par ler de choses dont tu ne sais rien.

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— T’écou ter ? Je ne t’écoute pas, toi ? Dis- moi, Oyvin, est- ce que tu m’écoutes ? Qu’est- ce que tu sais de moi ?

— Tu as rai son, Momma. Nous n’avons jamais su nous écou ter l’un l’autre.

— Pas moi, Oyvin, j’écoute bien. J’écoute le silence chaque soir quand je rentre des courses et que tu ne prends même pas la peine de mon ter de ton bureau. Tu ne dis même pas bon jour. Tu ne me demandes pas si j’ai eu une dure jour née. Comment est- ce que je peux écou ter alors que tu ne me parles pas ?

— Quelque chose m’a arrêté. Il y avait un tel mur entre nous !

— Un mur ? C’est gen til de dire ça à ta mère. Un mur. Et c’est moi qui l’ai construit ?

— Je n’ai pas dit ça. J’ai juste dit qu’il y avait un mur. Je sais que je me suis éloi gné de toi. Pour quoi ? Comment est- ce que je pour rais m’en sou ve nir ? C’était il y a cin quante ans, Momma, mais j’avais l’impres sion que tout ce que tu me disais était une sorte de répri -mande.

— Was ? Reperande ?— De cri tique, si tu veux. Il fal lait que je me tienne

loin de tes cri tiques. À l’époque, j’avais déjà une assez mau vaise opi nion de moi comme ça, et je n’avais pas besoin de remarques sup plé men taires.

— Et pour quoi tu croyais ça de toi ? Toutes ces années où Daddy et moi on tra vaillait au maga sin pour que tu étu dies ! Jusqu’à minuit. Et combien de fois tu m’as appe lée pour me demander de te rap por -ter quelque chose ? Des crayons ou du papier. Tu te sou viens d’Al ? Il tra vaillait au rayon des spi ri tueux.

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Celui qui s’est fait tailla der le visage pen dant un cam -brio lage ?

— Bien sûr que je me sou viens d’Al, Momma. La cica trice lui des cen dait sur tout le nez.

— Eh bien, Al décro chait et il criait, à tra vers la bou tique bon dée de clients : “C’est le roi ! Le roi au télé phone ! Et si le roi allait ache ter ses crayons tout seul ? Un peu d’exer cice, ça lui ferait pas de mal.” Al était jaloux, parce que ses parents ne lui don naient rien. Je n’ai jamais fait atten tion à ce qu’il disait. Mais Al avait rai son. Je te trai tais comme un roi. Chaque fois que tu appe lais, le jour ou la nuit, je lais sais Daddy dans le maga sin plein de clients et je cou rais à une rue de là jusque chez Mensch. Des timbres aussi, il te fal -lait. Et des car nets, et de l’encre. Quand c’étaient pas des stylos- billes. Tous tes vête ments tachés d’encre. Comme un roi ! Pas une cri tique.

— Momma, on se parle en ce moment. Et c’est bien. Si on ne s’accu sait pas ? Si on compre nait. Disons juste que je me sen tais cri ti qué. Je sais que tu disais du bien de moi aux autres. Tu te van tais de ce que je fai -sais. Mais tu ne m’as jamais rien dit. Pas en face.

— C’était pas si facile de te par ler, à l’époque, Oyvin. Et pas seule ment pour moi. Pour tout le monde. Tu savais tout. Tu avais tout lu. Peut- être que les gens avaient un peu peur de toi. Peut- être que moi aussi. Ver veys ? Qui sait ? Mais je vais te dire quelque chose, Oyvin : c’était bien pire pour moi. Pre mière ment, tu ne m’as jamais rien dit de gen til non plus. Je tenais la mai son, je fai sais la cui sine. Pen dant vingt ans, tu as mangé ma nour ri ture. Tu l’aimais, je le sais. Comment je le sais ? Parce que les assiettes et les plats fi nis saient

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tou jours vides. Mais jamais tu ne me l’as dit. Pas une fois dans ta vie. Hein ? Une fois dans ta vie ? »

Hon teux, je ne peux que bais ser la tête.« Deuxiè me ment, je savais que tu ne disais rien

de gen til sur moi dans mon dos – tu avais au moins ça, Oyvin, tu savais que je me van tais de toi. Tu avais honte tout le temps – devant moi et der rière mon dos. Honte de mon anglais, de mon accent, de tout ce que je ne savais pas. Et des choses que je disais mal. J’enten -dais comment, tes amis et toi, vous vous moquiez de moi – Julie, Shelly, Jerry. J’enten dais tout ! »

J’incline davan tage la tête. « Tu n’as jamais rien laissé pas ser, Momma.

— Comment est- ce que je sau rais ce qu’il y a dans tes livres ? Si j’avais pu, je serais allée à l’école, et ce que j’aurais pu faire avec ma tête, mon saychel ! En Russie, au shtetl, je ne pou vais pas aller à l’école – juste les gar çons.

— Je sais Momma, je sais. Je sais que tu aurais pu réus sir aussi bien que moi en classe si tu en avais eu l’occa sion.

— Je suis des cen due du bateau avec mon père et ma mère. Je n’avais que vingt ans. Il a fallu que j’aille coudre six jours par semaine dans une usine. Douze heures par jour. De sept heures du matin à sept heures du soir, huit, par fois. Et deux heures plus tôt, à cinq heures du matin, je devais accom pa gner mon père à son kiosque près du métro pour l’aider à débal ler les jour naux. Jamais mes frères n’ont aidé en rien. Simon est allé apprendre la comp ta bi lité. Hymie condui sait un taxi – jamais il ne ren trait à la mai son, jamais il n’envoyait d’argent. Et puis j’ai épousé Daddy et on a démé nagé à Washington, et jusqu’à ce que je sois

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vieille, j’ai tra vaillé à ses côtés au maga sin, douze heures par jour, et je fai sais le ménage à la mai son, et la cui sine aussi. Et puis j’ai eu Jean, qui ne m’a jamais causé le moindre ennui. Et puis je t’ai eu. Et tu n’étais pas facile. Jamais je n’arrê tais de tra vailler. Tu m’as vue ! Tu sais ! Tu m’as enten due mon ter et des cendre l’esca lier. Est- ce que je mens ?

— Je sais, Momma.— Et toutes ces années, autant qu’ils ont vécu, j’ai

entre tenu Bubba et Zeyda. Ils n’avaient rien que les quelques pièces que mon père gagnait en ven dant ses jour naux. À un moment, on lui a ouvert une bou tique de bonbons, mais il ne pou vait pas tra vailler – les hommes devaient prier. Tu te sou viens de Zeyda ?

— Des sou ve nirs loin tains, Momma. »Je devais avoir quatre ou cinq ans… un immeuble

à l’odeur aigre dans le Bronx… on jetait du haut des cinq étages des bouts de pain et des boules de papier d’alu mi nium aux pou lets dans la cour… mon grand- père, tout de noir vêtu, grand sous sa kippa noire, barbe blanche brous sailleuse tachée de sauce, les bras et le front ceints de lanières noires, mar mon nant des prières. On ne pou vait conver ser – il ne par lait que yid dish – mais il me pin çait la joue très fort. Tous les autres – Bubba, Momma, tante Lena – tra vaillaient, mon taient et des cen daient l’esca lier en cou rant toute la jour née pour aller à la bou tique, débal ler et empa -que ter, faire la cui sine, plu mer des pou lets, écailler des pois sons, essuyer la pous sière. Mais Zeyda ne levait pas le petit doigt. Il res tait assis et lisait. Comme un roi.

« Chaque mois, conti nue Momma, je pre nais le train pour New York et je leur appor tais à man ger et de l’argent. Plus tard, quand Bubba était en mai son

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de retraite, je payais l’éta blis se ment et je lui ren dais visite tous les quinze jours – tu te sou viens, par fois je t’emme nais en train. Qui d’autre l’aidait dans la famille ? Per sonne ! Ton oncle Simon venait tous les deux ou trois mois et lui appor tait une bou teille de 7 Up, et à ma visite sui vante, je n’enten dais par ler que de ton oncle Simon et de son mer veilleux 7 Up. Même quand elle a perdu la vue, elle res tait allon gée, la bou -teille de 7 Up vide entre les mains. Et je n’aidais pas seule ment Bubba, mais tous les autres membres de la famille – mes frères, Simon et Hymie, ma sœur Lena, mais aussi tante Hannah et ton oncle Abe, le blanc- bec, que j’ai fait venir de Russie – tout le monde, toute la famille, vivait aux cro chets de cette petite épi ce rie schmutzig, cras seuse. Per sonne ne m’a aidée, jamais ! Et per sonne ne m’a jamais remer ciée. »

Je prends une pro fonde ins pi ra tion. « Je te remer -cie, Momma. Je te remer cie. »

Ce n’est pas si dif fi cile. Pour quoi est- ce que j’ai attendu cin quante ans ? Je lui prends le bras, sans doute pour la pre mière fois. La par tie char nue juste au- dessus du coude. C’est doux et chaud, un peu comme la pâte à kichel juste avant de l’enfour ner. « Je me sou viens que tu nous as parlé du 7 Up d’oncle Simon, à Jean et moi. Ça a dû être dif fi cile.

— Dif fi cile ? Et comment ! Par fois, elle buvait son 7 Up avec un de mes kichel – tu sais le temps que ça prend de bien faire ces bis cuits – et elle ne s’extasiait que sur le goût du 7 Up !

— Ça fait du bien de se par ler, Momma. C’est la pre mière fois. Peut- être que je l’ai tou jours voulu, et c’est pour ça que tu restes dans mon esprit et dans mes rêves. Peut- être que main te nant, ce sera dif fé rent.

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— En quoi ?— Eh bien, je pour rai mieux être moi- même, vivre

pour les buts et les causes que j’ai choisi de ché rir.— Tu veux te débar ras ser de moi ?— Non… Enfi n, pas de cette façon, pas d’une mau -

vaise façon. Je veux la même chose pour toi aussi. Je veux que tu puisses te repo ser.

— Me repo ser ? Est- ce que tu m’as jamais vue me repo ser ? Daddy fai sait la sieste tous les jours. Est- ce que tu m’as jamais vue faire la sieste ?

— Ce que je veux dire, c’est que tu devrais avoir ton propre but dans la vie – pas ça, dis- je en mon trant son sac. Pas mes livres. Et je devrais avoir mes propres buts.

— Mais je viens de t’expli quer ! répond- elle en pas sant son sac dans son autre main, loin de moi. Ce ne sont pas seule ment tes livres. Ce sont les miens aussi ! »

Son bras, que je serre tou jours, est sou dain froid, et je le lâche.

« Qu’est- ce que ça veut dire, continue- t-elle, que je devrais avoir mon propre but ? Ces livres sont mon but. J’ai tra vaillé pour toi, et pour eux. Toute ma vie j’ai tra vaillé pour ces livres – mes livres. »

Elle plonge la main dans son sac et en sort deux de plus. Je gri mace, crai gnant qu’elle ne les bran disse et ne les montre à la petite foule de curieux qui se sont ras sem blés autour de nous.

« Mais tu ne comprends pas, Momma. Il faut que nous soyons sépa rés – que nous ne soyons pas entra -vés l’un par l’autre. C’est ça, deve nir une per sonne. C’est exac te ment ce que j’écris dans ces livres. C’est

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comme ça que je veux voir mes enfants – tous les enfants : sans entraves.

— Vos meinen – sang entre ave ?— Non, non, sans entraves – ça veut dire libre,

libéré. Je ne me fais pas comprendre, Momma. Je vais te le dire autre ment : chaque per sonne est fon da men -ta lement seule au monde. C’est dur, mais c’est comme ça, et nous devons y faire face. Je veux donc avoir mes propres pen sées et mes propres rêves. Tu devrais avoir les tiens aussi, Momma. Je veux que tu sortes de mes rêves. »

Son visage se crispe, sérieux, et elle s’éloigne de moi.

Je me pré ci pite. « Pas parce que je ne t’aime pas, mais parce que je veux ce qui est bon pour nous – pour moi et pour toi. Tu devrais avoir tes propres rêves dans la vie. Je suis cer tain que tu peux comprendre ça.

— Oyvin, tu conti nues à croire que je ne comprends rien et que tu comprends tout. Mais je regarde la vie, moi aussi. Et la mort. Je comprends ce qu’est la mort – plus que toi. Crois- moi ! Et je sais ce qu’est la soli -tude – plus que toi.

— Mais, Momma, tu n’affrontes pas la soli tude. Tu restes avec moi. Tu ne me quittes pas. Tu erres dans mes pen sées. Dans mes rêves.

— Non, fi s ton.— Fis ton ? »Cela fait cin quante ans que je n’ai plus entendu ça.

J’avais oublié que c’était ainsi que mon père et elle m’appe laient sou vent.

« Les choses ne sont pas telles que tu crois, fi s -ton, conti nue Momma. Il y a des choses que tu ne comprends pas, des choses que tu as posées à l’envers.

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Tu sais, ce rêve, celui où je suis dans la foule et où je te regarde dans cette voi ture en train de me faire signe et de m’appe ler, de me demander si tu as bien mené ta vie ?

— Oui, bien sûr que je me sou viens de mon rêve, Momma. C’est là que tout a commencé.

— Ton rêve ? C’est ça que je vou lais te dire. C’est une erreur, Oyvin – tu crois que c’est ton rêve. Ce rêve n’est pas le tien, fi s ton. C’est mon rêve. Les mères font aussi des rêves. »