géophilosophie d'après foucauld
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Spatialite des frontie`res : geophilosophie dapre`s Michel
Foucault et Gilles Deleuze
Sebastien Conry
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Sebastien Conry. Spatialite des frontie`res : geophilosophie dapre`s Michel Foucault et GillesDeleuze. Philosophy. Universite de Bourgogne, 2012. French. .
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Submitted on 5 Jul 2013
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1
Sbastien Conry
Thse de doctorat sous la direction de Monsieur Pierre Guenancia.
Membres du jury :
M. Andr Larceneux
M. Frdric Brahami
M. Jean-Jacques Wunenburger
Spatialit des frontires.
Gophilosophie daprs Michel Foucault et
Gilles Deleuze.
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Table des matires.
Avant-propos
P.1
Introduction
P.2
I. Philosophie, histoire, gographie
P.44
Michel Foucault, lhistoire et lespace
P.47
Deleuze, Guattari et la gophilosophie
P.54
Gophilosophie et problme des frontires
P.59
II. Limites et frontire
P.61
Sens philosophique du problme de la limite
P.63
Rduction du problme de la limite celui de la
constitution de lespace
P.68
Lespace hyltique
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3
P.75
Espace hyltique et territoires
P.91
Quest-ce quune strate ?
P.105
Strate individuelle, limites et horizon
P.111
Espaces et limites sociales comme axes fonctionnels
P.142
Lespace discursif
P.179
Lespace politique et les frontires
P.208
III. Typologie des frontires
P.243
Les trois socius
P.245
Territorialit et pouvoirs
P.252
Les trois territoires
P.263
Les trois modes de frontires
P.267
IV. Espace, frontire et subjectivit
P.274
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4
Frontires et cohrences des procdures de
subjectivation
P.278
Espace, territoire, frontire, identit
P.281
La subjectivit comme espace et son rapport aux
frontires
P.286
Conclusion : Sur la suppression des frontires et la
possibilit dune cosmopolitique
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5
Avant-propos
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6
Lespace est une proccupation de la philosophie depuis ses dbuts. Dun
point de vue politique cette question se rapporte essentiellement au territoire et la
territorialit. Or, si les philosophes ; de Platon Gilles Deleuze ; se sont penchs sur
le territoire, ils ont laiss dans lombre un lment constitutif tout aussi immdiat qui
est la frontire. Il est donc ncessaire de passer par une conceptualisation du problme
des frontires afin de comprendre leur rle dans la construction de lespace en gnral
et de lespace politique en particulier. Dans cette perspective, il convient de clarifier
les diffrentes catgories despace qui constituent notre exprience immdiate. Nous
partons en effet du principe quil nest pas une ralit homogne en soi ; que le
sentiment dunit qui lui est associ est en fait le rsultat dune synthse sur des
donnes htrognes. Il existe plusieurs formes despace possdant chacune leurs
propres modalits de limite. La premire de ces formes est un espace matriel
indpendant de celui humainement et politiquement habit et constitu. Dans cet
espace hyltique existent des couches successives reprsentant chacune une variation
dchelle dans la matire elle-mme. Chacune reprsente en effet une tape dans le
passage dun niveau dexistence micro un niveau dexistence macro de la matire.
Dans cet espace, il nexiste pas proprement parler de limite. Cest ce quont pu
montrer Spinoza et Bergson. Il ny a pas de vritables coupures au sein de la matire.
Cependant, il existe un certain nombre de limitrophies, cest--dire des zones de
passage intensif, de glissement entre diffrents modes. Si cet espace sans limite nest
pas politiquement et humainement constitu et signifiant de manire immdiate, il est
tout de mme llment ncessaire sur lequel vont se fonder les strates successives qui
forment notre exprience de lespace. Chaque strate sorganise dune manire
particulire avec une forme limite qui lui est propre. Ces strates ; bien quelles
organisent et absorbent une certaine matrialit ; ont une tendance senfuir vers un
degr dabstraction toujours plus grand. Elles sont cependant toujours dans la
ncessit de saisir une certaine quantit de matire. Il existe une surface synaptique
entre les couches hyltiques despace et les strates constitues. Cette surface est un
espace pr-politique techniquement produit que nous dnommons sol. Il est la
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condition de la saisie de la matire par les espaces stratifis. Sur ce sol vont se
construire les strates suivantes : espace individuel de la perception ; le territoire
individuel ; un champ social ; un espace conomique ; un espace discursif et enfin le
territoire politique proprement dit. Il faut dans un premier temps dfinir les modalits
de production et dexistence de chacune de ces strates pour comprendre leur formes
limites. Chaque forme limite est la fois la fermeture de la strate et une interstrate qui
permet la communication avec dautres strates. Toute limite doit aussi tre la
possibilit dune synthse. Pour lespace perceptif existent la limite au sens stricte et
lhorizon tel que la dfini Bergson. Cest--dire dune part la sparation fixe entre
deux objets et dautre part la limite de ma capacit de perception. La seconde strate
individuelle est le territoire au sens o lont dfini Gilles Deleuze et Flix Guattari.
Dans ce cas, la fonction limite se prsente comme clture double dune signature.
Dans ces deux modalits de lespace individuel apparaissent dj des enjeux
politiques comme le montrera la question du sens de la proprit prive et celle de
lappropriation de la terre. La strate suivante est celle o viennent sarticuler les
rapports individuels ; cest--dire le champ social. Celui-ci existe dabord comme un
espace hirarchique abstrait de disposition des groupes. Pourtant, il ne peut se
dispenser dun ancrage matriel sur le sol. La disposition gographique de ces groupes
sociaux reflte en partie leur disposition sur le champ hirarchique abstrait. Elle est
lie aux fonctions quune socit accorde chaque groupe. Les formes limites relles
qui en dcoulent sont donc les axes fonctionnels qui attribuent leurs fonctions
chaque groupe dans un certain temps.
Il sagit l despaces qui connaissent une territorialit au sens strict. Mais sur
ces territoires se superpose une autre modalit de stratification de lespace, plus
souple et plus abstraite, que sont les rseaux que nous analyserons partir de la notion
deleuzienne de rhizome. Il existe deux rseaux principaux qui forment lespace
conomique et lespace discursif. Ce qui caractrise un rseau cest dtre constitu de
segments mutables et de points fixes. Les points fixes ; quelques soient leurs degrs
de dpendance aux conditions matrielles ; doivent tre enregistres sur le sol comme
lment du territoire. Cest pourquoi un rseau ne peut exister seul mais toujours
travers une srie matrielle dlments territorialiss. Le problme des limites du
rseau ne se pose pas tout fait de la mme manire que pour le territoire. Ils nont de
limite externe que dans la mesure de leur incapacit stendre plus loin. Cest
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toujours une question de puissance interne. Pourtant, ils sont parcourus par toute une
srie de limites ponctuelles sous la forme des points fixes qui connectent les
segments. Si ces points sont le mode dancrage spatial sur le sol ; ils sont aussi la
forme limite des rseaux quils soient conomiques ou discursifs.
Les frontires sont des formes limites propres au territoire politique. Parler de
frontire dans tout autre contexte ne peut tre quune mtaphore. Elles se prsentent
comme espace nodal. Cest lespace mtastrate qui permet deffectuer la synthse
entre les diffrents espaces que nous dcrivions. Cest dans cette mesure quelle
accapare toutes les autres fonctions des autres formes limites des territoires et des
espaces rhizomatiques. Elle est un espace conatif du territoire car elle en est la
possibilit dexistence comme fonctionnement conjoint despaces htrognes.
Or, la territorialit a connu des variations historiques et culturelles
importantes. Nous pouvons distinguer une territorialit primaire dont le modle le
plus clair est celui des socits primitives telles que les dcrit Pierre Clastres. Un
second type est celui qui est associ la production et aux modes de pouvoir fonds
sur la souverainet. Ce sont les organisations impriales qui en donnent la forme la
plus vidente. Enfin, une dernire territorialit apparat avec lorganisation capitaliste.
Sa particularit va se montrer dans lquilibre nouveau qui se tisse entre les territoires
proprement dits et les espaces rhizomatiques. Ainsi, puisquil existe trois formes de
territorialit, il existe aussi trois formes de frontires que nous dcrirons comme
segment marche, segment inframince et comme frontire-aleph.
Nous considrons que cest dans cette construction dun concept de frontire
quapparaissent les lments ncessaires pour pouvoir rpondre la question de savoir
sil est possible et souhaitable que sabolisse toute frontire.
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Introduction
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Lespace est une donne apparemment immdiate de lexprience et de la
perception, de laction et de la pense. Bachelard et, plus rcemment, Peter Sloterdijk
ont pu montrer quil est aussi une composante essentielle de linconscient. Quil soit
prsent comme une ralit matrielle brute, un concept empiriquement dduit ou
comme un lment transcendantal, il apparat homogne et vident dans notre
quotidiennet. Pourtant, linterrogation sur lespace est lun des thmes rcurrents qui
parcourent la philosophie depuis ses dbuts. Si la philosophie, la littrature et les
sciences sociales se sont principalement proccupes du temps ou de problmes qui
lui sont directement lis (histoire, dfinition de la modernit, question du progrs,
mmoire, devenir ) partir de la seconde moiti du XIXe et jusqu la seconde moiti
du XXe, aux dbuts des annes soixante, les dbats se rorientent vers un
questionnement propos des enjeux de lespace, particulirement sous sa forme
politique (espace priv/public, mondialisation, rflexion sur le droit dingrence,
urbanisme et sociologie urbaine, retour de la gopolitique). Ces interrogations vont
nous mener spcifiquement la notion de territoire. Si le thme de la limite a dj t
largement tudi, celui de la forme limite du territoire quest la frontire na t que
peu abord par la philosophie politique. Nous pouvons donc reprendre, propos des
limites du territoire, cette question de Georges Perec : Lespace de notre vie nest ni
continu, ni infini, ni homogne, ni isotrope. Mais sait-on o il se brise, o il se courbe,
o il se dconnecte et o il se rassemble ? On sent confusment des fissures, des
hiatus, des points de frictions, on a parfois la vague impression que cela coince
quelque part, ou que a clate, ou que a cogne. Nous cherchons rarement en savoir
davantage et le plus souvent nous passons dun espace lautre sans songer mesurer,
prendre en charge, prendre en compte les laps despace. 1
1 Georges Perec, prire dinsrer in Espce despace. dition Galile. 1974.
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Or, les frontires sont un sujet dactualit politique et intellectuelle. Lhistoire
rcente les place au centre dun certain nombre de processus, de problmes et de
tensions gopolitiques qui semblent en faire le signe ou le symptme de profondes
mutations organisationnelles de lespace politique. Elles constituent un objet de
proccupations immdiates qui ouvre de nombreuses questions de polmiques et de
conflits politiques. Pour ne citer que quelques exemples, nous pouvons dabord
voquer les problmes lis leur trac, comme dans le conflit entre les tats israliens
et palestiniens ou les tensions depuis plus de cinquante ans entre la Chine et lInde
propos de certains plateaux de lHimalaya. Il faut aussi considrer les difficults de
gestion des flux migratoires, particulirement soulignes par les politiques
dimmigration en Amrique du Nord et sur les limites de la Communaut europenne
et de lespace de Schengen. Par exemple, en 1994, le prsident Bill Clinton lance le
programme Gate keeper qui sera la premire impulsion la construction du mur le
long de la frontire mexicaine. Ces programmes de solidification frontalire sont
accompagns daccords avec le gouvernement mexicain puis canadien pour un
contrle strict des flux migratoires provenant aussi bien du sud que du nord. Un mme
mouvement se fait jour en Europe avec la cration de lagence Frontex et la
construction de murs, de barrires et de dispositifs de surveillance lectronique dans
les enclaves espagnoles de Ceuta et de Melilla. Nous avons pu assister des crations
de frontires avec lclatement et la guerre qui en a rsult de lex-Yougoslavie et
la division de la Tchcoslovaquie ; ou encore des disparitions comme dans le cas de
la runification des deux Allemagnes et leffacement des frontires du Tibet des cartes
mondiales2. Certaines frontires sparent des territoires considrs par certains
comme homognes et lgitimes, cest le cas par exemple pour le Pays basque ou le
Kurdistan. Il faut aussi prendre en compte des points de frictions qui constituent des
problmes de frontires internes comme les conflits en Irlande du Nord entre quartiers
catholiques et protestants, particulirement Belfast, ou plus anciennement la ligne
verte de Beyrouth. Nous assistons par ailleurs au retour de lexistence de marches ou
dtats tampons aux confins de lespace de Schengen par les politiques visant
contrler limmigration en y associant les pays qui bordent cet espace. Les rcents
2 Il est trange que les cartes rcentes ne signalent plus lexistence dun tat tibtain indpendant,
puisquelles nen montrent ni les frontires ni le nom ou lexistence dune capitale, alors quy figurent
toujours celles du Sahara Occidental occup par le Maroc depuis plus de trente ans.
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projets dalliance mditerranenne semblent aller dans ce sens. Il ne sagit l que dun
nombre restreint dexemples. Une numration exhaustive de toutes les zones o se
forment de quelque faon des tensions frontalires internationales ou infranationales
serait trop longue et ne concernerait que peu notre propos. Le problme est ici de
montrer lurgence quil y a poser le problme des frontires.
Cette urgence est certes bien lie une situation mondiale parcourue par de
forts points de tensions frontaliers ce qui nest pas une ralit foncirement nouvelle
mais surtout aux profondes mutations que semblent subir les frontires, dans leur
formation et dans leur rle. La constitution dun espace tel que celui de Schengen et la
rcente mergence dinstitutions internationales (ONU, OMC, OMS, FMI, TPI,
OCDE, zones de libre-change conomique ou de coopration conomique en
Europe, Amrique du Nord et en Asie, et dans une autre mesure les ONG et les
entreprises multinationales) sont certainement lun des signes les plus importants de
ces mutations. Si ces mutations sont bien relles, il nous faudra, aprs avoir dgag le
concept de frontire, les analyser dans la mesure o elles sont un lment significatif
de lespace politique. Mais cette urgence est rendue difficile penser, dune part du
fait de linstabilit historique des phnomnes politiques et dautre part cause de
deux illusions trs prgnantes et paradoxales. La premire qui nous parat issue dun
renforcement des nationalismes europens et occidentaux voudrait attribuer aux
frontires un caractre naturel qui leur confre une quasi-immuabilit. Cependant
cette ide ne rsiste pas un simple constat empirique. La seconde illusion est celle
dune disparition progressive des frontires. Cette ide dun dprissement est lie
aux conditions conomiques et techniques dun capitalisme dit postmoderne ou
avanc qui vit sur le mouvement en temps rel des flux financiers, sur limpratif
de mobilit dune certaine partie de la main-duvre industrielle et commerciale, sur
le dveloppement du tourisme pour certains groupes des socits occidentalises, ainsi
que sur une forme marchandise de cosmopolitisme des lites occidentales ou
occidentalises3. Tout comme lillusion nationaliste, lillusion conomiste ne rsiste
pas un simple constat empirique. En effet, le gographe Michel Foucher affirme que
Depuis 1991, plus de 26 000 kilomtres de frontires internationales ont t
3 Cf. Christopher Lasch. La rvolte des lites et la trahison de la dmocratie. Traduit de langlais par
Christian Fournier. ditions Flammarion. Collection Champs.
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institus, 24 000 autres ont fait lobjet de dlimitations ou de dmarcations, et si les
programmes annoncs de murs, de cltures et barrires mtalliques ou lectroniques
taient mens terme ils stireraient sur plus de 18 000 km. Jamais il na t autant
ngoci, dlimit, dmarqu, caractris, quip, surveill, patrouill. 4 Les
frontires ont apparemment leur propre mobilit et donc leur propre temporalit, et
semblent fortement affirmes par une srie de dispositifs. Cest dans la liaison de ces
deux illusions (dprissement/rigidit quil nous faudra expliquer) que semble se
produire la reprsentation spontane actuelle des frontires, et cest peut-tre cette
reprsentation paradoxale qui aboutit aux politiques tout aussi paradoxales
douverture/fermeture dans lespace de Schengen et en Amrique du Nord. Cest donc
bien ici le point dancrage de lurgence dune pense philosophique de la frontire.
Cependant notre propos nest pas dentrer directement dans des dbats
polmiques concrets ou dans des prises de positions sur des problmes gopolitiques
particuliers. Il ne sagit pas ici de dcider si Isral doit revenir aux frontires de 1949,
si la Belgique pourrait effectivement se sparer en deux tats indpendants sur leur
coupure linguistique entre zone francophone et zone nerlandophone, ou encore si
lEurope doit assouplir ou durcir ses politiques de surveillance des frontires et
dimmigration ou intgrer la Turquie lUnion europenne. Il sagit plutt de
rpondre cette affirmation dtienne Balibar, proche des positions de Foucault :
Or plus les circonstances revtent un caractre durgence, plus il est ncessaire de
sinterroger froidement sur leur ralit et de les penser 5. Il sagit donc de remdier
loubli philosophique des frontires et de saisir la construction de lespace politique
par ses aspects les plus priphriques. Il existe bien une certaine rponse face cette
urgence dans les sciences politiques, les sciences humaines, lconomie politique, la
gopolitique et lhistoire, mais les travaux en philosophie sont quasiment inexistants.
notre connaissance, seuls Gilles Deleuze et Flix Guattari, tienne Balibar et
Geoffrey Bennington6 (dune manire un peu particulire, lie une dmarche de
4 Michel Foucher. Lobsession des frontires. ditions Perrin. 2007. P.7.
5 tienne Balibar. La crainte des masses. La philosophie avant et aprs Marx. Existe-t-il un racisme
europen ? . ditions Galile. 1997. P.324.
6 Cf. Gilles Deleuze et Flix Guattari, Mille plateaux, en particulier les problmes de la ritournelle et
des devenir-animaux ; tienne Balibar. La crainte des masses. La philosophie avant et aprs Marx.
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dconstruction derridienne des textes) se sont rellement et explicitement intresss
ce thme. La philosophie politique sest pourtant toujours proccupe mme
indirectement de la question du territoire, au moins dans son caractre de chose
tendue et dans son influence conomique ou encore son rle institutionnel. Platon,
dans Les lois, pose la question de la fonction du partage du territoire de la cit comme
un lment fondamental de lorganisation politique et de la possibilit dune
lgislation. Aristote envisage dj ce problme en dfinissant la cit comme un
regroupement de populations molculaires (familles, puis villages) vivant en autarcie,
impliquant que ce territoire doit fournir des ressources suffisantes pour la population
en question7. Le problme de lextension est ici implicitement pos, mme sil ne
sagit pas, premire vue, de llment central de la philosophie politique
aristotlicienne. De mme, Montesquieu va poser la question de linfluence de la
composition physique et de lextension du territoire sur les institutions politiques et le
caractre des lois. Il suffit de lire la ddicace la Rpublique de Genve en tte du
Discours sur lorigine et les fondements de lingalit parmi les hommes ou certains
passages de Du contrat social8, o Rousseau emprunte certaines des conclusions de
Montesquieu dans De lesprit des lois, pour se rendre compte de linfluence quil
accorde ltendue du territoire sur la vertu des institutions et des citoyens. La
frontire est un corrlat immdiat et ncessaire du territoire. Il ne peut y avoir
despace politique infini. Or elle napparat que trs pisodiquement dans les textes
importants de la pense politique occidentale. Aristote, Marx ou Bataille9 ne la
considrent que comme surface dchange commercial et ny consacrent que quelques
lignes. Pourtant ces quelques lignes nous permettent dassigner la frontire cette
fonction limite quest le seuil en tant quespace qui se distingue de la limite au sens
strict. Le seuil assure la fois la fonction de sparation de deux espaces de la limite et
celle de gestion des flux dentre et de sortie. Et si la frontire est envisage dans un
op.cit ; Trop loin et tout prs. Bayard. 2007 ; et Geoffrey Bennington. Frontires kantiennes. ditions
Galile. 2000.
7 Cf. Aristote. Les politiques. Livre I.
8 Cf. Jean Jacques Rousseau. Du contrat social Livre III, Chapitre VIII. Que toute forme de
gouvernement nest pas propre tout pays. ditions Garnier Flammarion.
9 Voir ce sujet Aristote. Les Politiques. Livre I, Chapitre 9. ditions Garnier Flammarion ; et Marx.
Le capital Livre I, chapitre 2. ditions Flammarion, Collection champ. ; Georges Bataille. La part
maudite. ditions de minuit. Collection critique.
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rle plus proprement politique, cest le plus souvent par rapport la guerre en tant que
ligne de front la plus immdiate, comme le suggre ltymologie du terme10. Cest
particulirement le cas chez Machiavel, Montesquieu ou encore dans lanalyse de
Hannah Arendt11
o elle change lgrement de sens pour tre prsente comme
moyen politique de stabiliser les relations dhostilit guerrires entre les tats-Nations
avant la priode imprialiste. Pour exemple, nous pouvons citer cette phrase de
Machiavel : Un prince qui a de bonnes armes peut avoir sur les ctes ou sur les
frontires de son royaume des places capables darrter lennemi pendant quelques
jours, afin de lui donner le temps de rassembler ses forces 12
ou encore cette phrase
de Hobbes : Nous voyons que tous les tats, mme sils sont en paix avec leurs
voisins, protgent nanmoins leurs frontires avec des garnisons militaires, leurs villes
avec des remparts, des portes de dfense et des vigiles 13
. Mme une philosophie
politique qui ne prendrait pas le territoire comme lun de ses concepts centraux,
comme nous nous proposons de le faire, ne peut locculter totalement. Ainsi tienne
Balibar affirme : La dtermination des territoires, des frontires, des divisions
administratives, et au bout du compte la faon dont on conoit la diffrence de
lintrieur et de lextrieur ne sont videmment pas des questions secondaires par
rapport aux questions de lidentit politique et de la constitution 14. Il semble donc
impossible de ne pas se poser un certain moment la question des frontires. Cest en
ce sens une seconde urgence de remdier cet oubli de la frontire.
Nous lavons dit plus haut, la frontire rapparat dans les sciences politiques,
lconomie politique, les sciences humaines, la gopolitique et lhistoire politique.
Mais nous voulons affirmer la ncessit de passer par une approche proprement
philosophique des frontires, des espaces frontaliers et de leur influence concrte sur
10 Le terme frontire vient du terme dancien Franais frontier qui signifiait qui fait front . Voir
ce sujet Daniel Nordman. Frontire de France. Introduction.
11 ce propos nous nous rfrons au Prince pour Machiavel, Limprialisme et Du mensonge la
violence pour Arendt et De lesprit des lois pour Montesquieu.
12 Nicolas Machiavel, Discours sur la premire dcade de Tite-Live. P. 223.
13 Thomas Hobbes. Du citoyen. Traduit du latin par Philippe Crignon. dition Garnier Flammarion.
2010.
14 Cf. tienne Balibar. Europe, Constitution, Frontires. ditions du Passant. Collection Poches de
rsistance. 2005. P.15.
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les organisations politiques et les modes de subjectivation. Nous affirmons dabord
que le politique est dans lune de ses premires dterminations la construction dun
espace et plus particulirement dun territoire. Mais nous posons dautre part que les
sciences politiques ne sont pas spcifiquement aptes penser ce problme. Selon
Claude Lefort15, les sciences politiques se constituent sur lexigence dun savoir
positif. Cette exigence implique de faire du politique une activit ou une zone
spcifique dfinie par son aspect de construction institutionnelle dans une totalit plus
complexe. Zone spcifique qui doit tre analyse partir dun dcoupage artificiel par
rapport dautres sphres comme lconomique, le religieux, le culturel Cette
dmarche garde une certaine pertinence dans la socit qui leur a donn le jour, cest-
-dire les socits occidentales dveloppes organises en dmocraties parlementaires
o un certain nombre dactions politiques sont isoles dans des instituions elles-
mmes dtaches du reste des activits dont elles devraient tre solidaire. Mais elle
devient totalement inefficiente ds lors que lon essaye de saisir des conditions
dorganisation qui dbordent ce cadre historico-social. Ce problme va se poser avec
plus dacuit dans lethnologie politique. Nous affirmons quune recherche sur le
territoire comme constituant primaire (mais non exclusif) du politique et de son
corrlat immdiat quest la frontire doit embrasser des problmes au caractre
profondment transhistorique qui forment la possibilit mme du concept. Cest--
dire quelle ne peut se rduire une rflexion sur les institutions dun type particulier
de socit ou lorganisation institutionnelle comme secteur particulier dun tout qui
serait naturellement dcomposable. Une telle dmarche nous ramne une position
philosophique, position qui cherche rendre leur complexit aux socits possibles
comme multiplicit. Cependant, il ne sagit pas de nier totalement lintrt de la
dmarche et des rsultats des sciences politiques. Il sagit daborder ce problme
suivant un autre angle et une autre composition.
Cette critique concernant la division dun champ unitaire en domaines de
connaissances apparemment indpendants peut aussi tre porte sur lconomie
politique. Mais nous pouvons complter cette ide par largument de Foucault selon
lequel lconomie fonctionne comme un savoir-pouvoir. Il crit en effet : Il faut
15 Voir Claude Lefort, Introduction aux Essais sur le politique. dition du Seuil. Collection Point essai.
1986.
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plutt admettre que le pouvoir produit du savoir (et pas simplement en le favorisant
parce quil le sert ou en lappliquant parce quil est utile) ; que pouvoir et savoir
simpliquent directement lun lautre ; quil ny a pas de relation de pouvoir sans
constitution corrlative dun champ de savoir, ni de savoir qui ne suppose et ne
constitue en mme temps une relation de pouvoir. 16
Cest ce quil dmontre par
rapport au rle des coles de Freiburg et de Chicago dans le remplacement des
espaces de lgitimit politique par des espaces de lgitimit conomique la suite de
la Seconde Guerre mondiale17
. Toute production de discours se prsente comme lun
des moyens par lesquels sont homognises les stratgies de pouvoir. Cette
affirmation est vraie pour certaines des sciences humaines (comme la psychologie, la
psychanalyse ou la criminologie) mais encore plus particulirement pour une
positivit telle que lconomie. Lconomie ne peut pas tre prsente comme une
simple analyse de pratiques, dans la mesure o elle vient elle-mme contribuer la
production de ces pratiques en tant que stratgie de pouvoir. Ainsi nous pouvons
raffirmer cette critique de Guy Debord : Lconomie comme science dominante et
comme science de domination 18
et Antonio Negri et Michael Hardt peuvent ajouter :
Lconomie est plus disciplinaire que toute autre discipline, et cela depuis son
origine. 19
Nous pourrions formuler cette mme remarque pour la sociologie politique.
Nous voulons cependant y ajouter la critique que Foucault adresse aux sciences
humaines dans Les mots et les choses20
et Surveiller et punir. Il leur assigne cette
place particulire dans lpistm contemporaine, de surface synaptique entre les
formations discursives dans le tridre du savoir. Ce rle particulier renvoie des
conditions de pense enracines dans lpistm classique, cest--dire quelles sont
fondes sur un rgime de reprsentation redouble qui caractrise les formes de savoir
classique. La sociologie se prsente alors comme une pense de lhomme se
16 Michel Foucault. Surveiller et punir. ditions Gallimard. Collection Tel. 1975. P. 36.
17 Voir ce sujet, Michel Foucault. La naissance de la biopolitique.
18 Cf. La socit du spectacle. ditions Gallimard. Collection Folio. 1992. 40.
19 Cf. Antonio Negri et Michal Hardt. Multitude. P.187.
20 Cf. Les mots et les choses. ditions Gallimard. Collection Tel. 1966.
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reprsentant produisant. La sociologie politique apparat donc comme une pense de
lhomme se reprsentant produisant des institutions politiques. Ce fait est
particulirement clair dans des dmarches telles que celles de Durkheim21
ou de
Raymond Aron22
. Aron dfinit en effet la sociologie politique daprs son rle
danalyse scientifique des relations entre les groupes qui produisent les institutions.
Cette dfinition inscrit directement la sociologie politique dans une perspective
limite aux institutions et dans une dmarche de redoublement de la reprsentation. Or
ce problme risque de nous empcher de sortir de la double illusion de la frontire
nationale ternelle et de celle, conomiste, dun cosmopolitisme financier et culturel
des lites, ainsi que le montre Christopher Lasch23. Dans tous les cas, il sagirait de
remplacer une reprsentation spontane par une reprsentation diffremment
construite. Cest l encore une ncessit de revenir une dmarche proprement
philosophique. Mais ici non plus, il ne sagit pas de nier lintrt de certaines
dcouvertes de la sociologie ou de lethnologie, en particulier celles de Pierre
Bourdieu et de Pierre Clastres.
Nous cherchons encore nous dmarquer de la gopolitique et de lhistoire.
Ainsi, pour Michel Foucher : Exprimant la complexit de ltat du monde, la
gopolitique doit donc logiquement tre dfinie comme une mthode globale
danalyse de situations sociopolitiques concrtes envisages en tant quelles sont
localises. Cette mthode, utilise des fins danalyse, mais aussi de prvision et
daction, vise rendre compte de la complexit des ralits gographiques : son outil
privilgi est ltude des faits tels quils sont observables sur des jeux de cartes
dchelles diffrentes. 24 La frontire est bien lun des principaux objets de la
gopolitique. Le caractre de prvision et daction que lui suppose Foucher ramne la
gopolitique une pratique de savoir-pouvoir qui la place, elle aussi, sous la critique
de Foucault. Si elle est oblige de construire un appareil mthodique proche des
21 Cf. Emile Durkheim. Rgles de la mthode sociologique. Presses universitaires de France.
Collection Quadrige.
22 Voir notamment les dveloppements programmatiques sur la sociologie politique, particulirement
dans Dmocratie et totalitarisme. ditions Gallimard. Collection Folio essai.
23 Cf. Christopher Lasch. La rvolte des lites.
24 Michel Foucher. Linvention des frontires. dition de la Fondation pour les tudes de Dfense
Nationale, Collection Les 7 pes. 1987. Avant-propos P.14.
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concepts, son champ dinvestigation reste clairement lactualit gographique et
politique dans leurs possibilits de recoupement. Or, comme nous lavons dj
affirm, il sagit ici de sloigner dune analyse qui porte sur lactualit dans sa forme
exclusivement concrte. Nous pouvons nous positionner dans un dtachement de
mme type concernant lhistoire. Lhistoire traite en effet elle aussi des espaces
frontaliers sous langle dune analyse de ses mutations dans le temps. L encore, il y a
ncessairement un travail mthodique dlaboration de lobjet. Mais nous ne pouvons
rapprocher ce travail dune construction conceptuelle de lobjet. Si la gopolitique va
traiter de cas concrets en fonction dune certaine actualit, lhistoire va traiter de cas
similaires ayant perdu leur actualit en essayant den dgager les consquences long
terme. Cependant, lhistoire et la gopolitique vont poser un problme mthodique
particulier dans la mesure o elles sont la fois le cadre dune pense analytique et le
cadre du dveloppement concret dvnements et de phnomnes politiques. Cest ce
qui va laisser une vague communaut avec ce que Deleuze et Guattari nomment le
plan dimmanence25. Cest ce qui permettra une certaine compatibilit entre la
dmarche philosophique et les dmarches historiques et gopolitiques. Mais cest
aussi ce qui nous obligera utiliser la gopolitique et lhistoire comme matriaux de
travail sans pour autant quelles ne se confondent avec une dmarche philosophique.
Il nous faut maintenant clarifier la spcificit de cette dmarche philosophique.
Il sagit ici aussi dun problme de frontire. Nous partirons de cette affirmation de
Deleuze et Guattari selon laquelle la philosophie est lactivit qui consiste crer des
concepts. Les concepts sont, daprs eux, des multiplicits dfinies par le nombre de
leurs composantes. Chaque concept est un chiffre. 26
Il se caractrise aussi par son
dcoupage et les articulations entre ses composantes. Cest dailleurs ce caractre de
multiplicit qui nous permettra dutiliser des lments issus de la sociologie et des
sciences politiques, mais aussi de la littrature, en tant que composantes de concept,
cest--dire en les faisant driver de leur fonction ou de leur courbe premire sans
pour autant sloigner trop loin dune dmarche philosophique. Le concept ne se
dfinit en effet pas seulement par lagencement et le nombre de ses composantes mais
25 Voir ce sujet Gilles Deleuze et Flix Guattari. Quest-ce que la philosophie ? Premire partie,
chapitre 2 Le plan dimmanence . Les ditions de minuit. Collection Critique. 1991.
26Ibidem. . Chapitre 2.
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aussi par un certain positionnement par rapport un problme et par une certaine
manire de sy connecter. Le rle premier de la philosophie est la cration de
problmes qui constituent la composante primaire du concept. Sur ce point Deleuze se
positionne dans la profonde inspiration bergsonienne qui guide son uvre. En effet,
Bergson ne cesse de montrer que les erreurs philosophiques sont leffet dun mauvais
positionnement des problmes. La premire tape de la pense philosophique est que
le monde nous force penser. Les concepts sagencent sur le plan dimmanence
comme dans un espace diffrentiel. Deleuze et Guattari dfinissent dabord ce plan
dimmanence comme un pr-pens, un espace de pense et dintuitions pr-
philosophiques que les concepts viennent habiter tout en le construisant. Ce plan se
constitue comme image de la pense et comme image de la Nature ou de ltre27.
Cest sur ce plan que se ralise la pense de lvnement dans lacception que lui
donnent Deleuze et Guattari : Le concept est un vnement 28. Lvnement est ce
qui doit tre pens en termes de devenir, comme ce qui chappe toute ncessit
historique, ou plutt ce qui, travers cette ncessit historique, permet le surgissement
du nouveau. Cest sur ce point que nous voulons, dune part tracer un lien entre les
entreprises de Deleuze et Foucault, et dautre part clarifier notre positionnement par
rapport la gopolitique et lhistoire. Contrairement Deleuze, Foucault a considr
lhistoire comme un cadre mthodique gnral pour ses analyses. Deleuze se
proccupe beaucoup plus du devenir envisag sous sa forme gographique concrte
ou intensive. Il semble se jouer ici une rupture partir de deux lectures divergentes de
Nietzsche. Celle de Foucault tant influence par le problme des coupures
pistmologiques dans lhistoire des sciences et par le paralllisme entre visible et
dicible chez Wittgenstein. Celle de Deleuze est quant elle dtermine par un retour
des problmes plus proprement spinozistes et une thorie des devenirs inspire par
Bergson notamment. Nous voulons affirmer quil est possible de faire concider ces
deux tendances au prix dun certain nombre de remaniements des concepts. Le
premier lment commun Foucault et Deleuze, est bien quils sont deux penseurs
de lvnement quils dfinissent de manire relativement compatible.
Foucault considre lvnement comme llment anhistorique qui vient
27Ibidem. . PP.40 et 41.
28 Ibidem. P 26.
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interrompre le droulement ordinaire de la ncessit historique. Lvnement, cest
linattendu qui vient du Dehors introduire une discontinuit dans les processus
historiques. Deleuze lenvisage quant lui au moins dans sa forme pure, comme ce
qui existe sous la forme minimale, ou plutt comme ce qui insiste dans ltre, pour
reprendre ses propres termes29
. Cest--dire ce qui na pas suffisamment dexistence
pour tre, mais qui en a suffisamment pour ne pas retomber dans le nant, llment
immatriel ou virtuel qui se surajoute au matriel ou actuel. Ce qui permet daffirmer
que la philosophie deleuzienne est une ontologie du virtuel. Lvnement se prsente
comme une singularit qui sexprime dans une srie en perturbant son caractre
ordinaire. Donc il possde cette caractristique commune chez les deux philosophes
de dissoudre ou de perturber une continuit ncessaire. Cest cette srie de faits
ordinaires qui se prsentent comme historiques et gographiques. Dans les deux cas,
lhistoire apparat comme dtermine srialement et interrompue de lextrieur. Lune
des grandes diffrences entre les penses de Foucault et de Deleuze est donc dans
laccessibilit cet vnement. Si pour Foucault il reste linconnu du Dehors, pour
Deleuze il se prsente sous sa forme idelle comme la surface du rapport synaptique
corps/langage saisissable travers le paradoxe. Mais dans cette opposition se rvle
une nouvelle ressemblance qui est le caractre immatriel de lvnement, son
caractre de brume sur la plaine 30
, et en mme temps sa profonde causalit sur les
corps ; ce qui incite Foucault rechercher la possibilit dun matrialisme de
lincorporel31. Dans les deux cas, lvnement est ce qui lance une srie historique
concrte. Lavantage de la thorie de Deleuze est de nous le prsenter comme toujours
existant grce une surface biface qui vient lier deux sries htrognes. Lvnement
est en ralit cette surface mme. La frontire va donc pouvoir accaparer un certain
nombre de dterminations de lvnement. Tout dabord dans un problme de
dimension historique, ensuite comme surface biface et pelliculaire entre deux espaces
possdant une certaine htrognit.
29 Cf. Gilles Deleuze. Logique du sens. ditions de Minuit. Collection. Critique. 1969. Voir en
particulier les sries paradoxes des effets de surface et sur la mise en srie .
30 Cf. Gilles Deleuze. La Logique du sens.
31 Disons que la philosophie de lvnement devrait savancer dans la direction paradoxale au premier
regard dun matrialisme de lincorporel. Michel Foucault. Lordre du discours. ditions Gallimard.
Collection. NRF. 1971. P. 60.
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La frontire est toujours un objet qui sincorpore dans une srie historique et
se prsente elle-mme comme une srie de points de lespace, tout en venant
interrompre des sries spatiales ordinaires. Il est ncessaire dexaminer ces deux
premiers points indpendamment. Ils vont caractriser la frontire comme objet de
lvnement politique, alors que le troisime comme la surface de lvnement lui-
mme. Ce sont ces caractristiques qui font de la frontire un objet politique rel.
Du premier point de vue, la frontire se prsente comme une srie linaire de
points qui viennent oprer un dcoupage politique au sein dun espace gographique
homogne et neutre. Elle est donc une srie ordinaire agence dans lespace qui peut
correspondre lorganisation de nimporte quelle autre formation go-politique32.
Tout espace politiquement construit se dfinit effectivement travers des sries de
points et de segments orients dans plusieurs directions simultanes, constitus par
des rapports de force inscrits travers des dispositifs. Il nous faudra donc repasser par
une tude de la construction de lespace politique en gnral dans la mesure o la
frontire est primairement constitue daprs le mme mode que cet espace quest le
territoire. Cette tude se prsentera comme une analyse de lespace gographique
neutre et de la manire dont le territoire sy inscrit.
Mais en second lieu, cette constitution de lespace frontalier poursuit un autre
but. Si son mode de construction est similaire celui du territoire, sa fonction est
toute diffrente. Nous partons en effet du principe que lespace gographique est
foncirement neutre et homogne du fait de son caractre hyltique, dans la mesure o
aucune division lgitime ne peut en tre rellement dgage. Nous pouvons sur ce
thme transfrer les conclusions de Bergson33
sur lespace en gnral et le caractre
profondment gomtrique de lintelligence humaine. Cet espace se prsente selon lui
comme une accumulation de corps qui sinterpntrent et interagissent de faon
former une unit inscable. Du point de vue politique, cet espace neutre a la mme
32 Nous utiliserons les orthographes gopolitique et go-politique pour faire la distinction entre la
science qui tudie une certaine ralit et cette ralit, comme on fait la distinction entre
lhistoriographie et lhistoire elle-mme.
33 Voir ce sujet Bergson. Lvolution cratrice et Matire et mmoire. Presses Universitaire de
France. Collection Quadrige.
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fonction que lespace vide chez picure ou chez DAlembert en physique. Il est
lespace lui-mme, un donn en dehors duquel aucun mouvement ou aucun
phnomne politique nest possible. Cest l que la frontire va prendre son rle
particulier, et plus prcisment dans la srie du territoire politique. Elle va venir
former llment de sparation dans cet espace gographique, en y inscrivant lespace
go-politique. Dun premier point de vue, la frontire va interrompre les premires
sries qui forment le territoire en venant y opposer une srie transversale. Mais ceci
nest valable qu partir dun territoire prconstitu. Dun second point de vue, cest la
frontire elle-mme qui vient permettre lexistence du territoire comme on peut le voir
chez Deleuze et Guattari. Ils affirment ainsi : Et chaque fois, lon peut situer un
centre de pouvoir comme tant la frontire des deux (lignes segments), et le dfinir
non pas par son exercice absolu dans un domaine, mais par les adaptations et les
conversions relatives quil opre entre la ligne et le flux. 34 Il faut supposer la
frontire une possibilit de rtroaction constituante. Elle vient poser une ligne
gnrale sans laquelle le ou les centres ne pourraient se comporter en centres
dmergence de sries territoriales. Si le territoire et ses frontires sont
chronologiquement conatifs, il y a une priorit dun autre ordre la constitution de la
frontire qui gnre un paradoxe formant une seconde communaut entre la frontire
et lvnement. Cest ainsi que nous pouvons interprter le mythe de Romulus et
Remus35
ou le passage du trac des limites de Carthage par la reine Didon dans
lnide de Virgile36. Ce nest que par une illusion du mme genre que celle qui
prsente le capital comme moteur de la production comme le dnoncent Marx et
Deleuze37
que le territoire apparat comme ontologiquement premier. Cest donc
cette rtroaction et ce rapport dinterdpendance quil nous faut analyser pour
comprendre comment se constitue la frontire la fois en tant quinterruption et
cration partielle des sries spatiales qui lui sont transversales.
Nous partons du postulat que ces sries spatiales, aussi bien celles du territoire
que celles de la frontire, sont constitues du mme lment quest le dispositif dont
34 Cf. Gilles Deleuze et Flix Guattari. Mille Plateaux.
35 Cf. Tite-Live. Histoire romaine.
36 Cf. Virgile. LEnide.
37 Cf. Karl Marx. Le capital ; et Gilles Deleuze et Flix Guattari. Lanti-dipe.
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lexemple le plus parlant et aussi le plus symbolique est celui de fil du fer barbel38. Il
faudra donc aussi passer par une conceptualisation de cette notion que nous
empruntons Foucault. Pourtant Foucault lui-mme ne la dfinit pas. Nous devrons
reprendre les tentatives de Deleuze, Balibar, Agamben et Potte-Bonneville39
pour
dterminer prcisment et clarifier ce concept de dispositif. Nous voulons pour
linstant insister sur son caractre technique. Lespace humain est techniquement
produit. Cest ce que montraient dj Heidegger et Bergson. Mais avec ce concept de
dispositif, Foucault affirme quil est immdiatement politique et quil existe un lien
immdiat entre technique et politique ce qui le conduit au concept de technologie
dapplication du pouvoir. Bergson et Heidegger40 laborent en effet une conception
techniciste de lespace en tant quil est cadre gnral de toute action possible et que
cette action implique loutillage de lhomo faber. Bergson dfinit la limite de lespace
perceptif comme la limite de mon action possible, tandis que Heidegger montre quil
est, dans son aspect ontique, construit comme atelier suivant les renvois des tants
entre eux comme utils. Il affirme ainsi : Ce qui se rencontre immdiatement sans
tre toutefois fois saisi thmatiquement, cest la pice, encore nest-elle pas non plus
saisie comme ce quil y a entre les quatre murs au sens de lespace gomtrique
mais au contraire comme util dhabitation. Cest partir de lui que se montre
lamnagement et en celui-ci lutil pris chaque fois isolment. Avant lui est chaque
fois dvoil une utillerie. 41
Cest latelier qui va dfinir lentourance du monde
ambiant du Dasein. Ce qui va marquer lune des diffrences fondamentales entre les
positions de Heidegger et de Bergson, cest le rle que le second attribue la
gomtrie dans la construction de cet espace en gnral. Heidegger ne semble pas,
quand lui, en reconnatre dans la structuration immdiate de lespace, alors que
Bergson en affirme le caractre constituant. Si lespace est pensable et analysable sous
cette forme technique, cest que la rationalit sest formule comme rationalit
38 Cf. Olivier Razac. Histoire politique du barbel.
39 Voir ce sujet : Gilles Deleuze. Quest-ce quun dispositif ? in Deux rgimes de fou. ditions de
Minuit. 2003. ; Giorgio Agamben. Quest-ce quun dispositif ?. ditions rivage. 2006 ; Mathieu Potte-
Bonneville. Michel Foucault, Linquitude de lhistoire. PUF, Collection Quadrige. 2005 ; et tienne
Balibar. La crainte des masses. Op.cit.
40 Cf. Martin Heidegger. tre et temps ; et Henri Bergson. Lvolution cratrice.
41 tre et temps. Traduit de lAllemand par Franois Vezin. ditions Gallimard, Collection ides.
Bibliothque de philosophie. 1986. PP. 104-105.
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25
gomtrique. Mais il faut ajouter aux dveloppements de Bergson le caractre culturel
de cette rationalit. Nous devons supposer avec Bourdieu lexistence dun espace
diffrentiel, une diffrence entre lespace gographique et lespace social42. Cest
donc la rationalit occidentale qui sest constitue en rationalit gomtrique. Cet
lment sera de la plus haute importance dans le traitement politique de lespace,
comme le montre Paul Virilio dans Linscurit du territoire43. Si lespace humain
nexiste que comme agencement technique et dcoupage gomtrique abstrait, il faut
donc dfinir la nature et le rle de la limite dans lespace en gnral afin de
comprendre ses rapports avec la limite dans lespace politique que forme la frontire.
Le problme se pose alors de savoir si lespace nest pas entirement socioculturel et
si ses limites ne sont pas totalement arbitraires, comme pourrait le laisser supposer
une certaine lecture de Bergson. Il faut aussi comprendre le rle de la frontire par
rapport la limite existant dans lespace neutre qui forme lespace gnral hyltique.
Dans ce sens, la frontire aurait une proximit avec la limite de lespace gnral
matriel et avec celle de lespace humain gomtrique, sans pour autant y tre
totalement rductible. Lun des lments fondamentaux de lanalyse de Bergson
consiste montrer que la limite de lespace matriel gnral nest jamais quun simple
segment entre deux solides. Dans cet espace, une limite existe toujours comme
interpntration de deux images. Cest dans la mesure o elle est segmentarise que la
frontire possde une certaine communaut avec la limite de lespace matriel
gnral. Cest de par cette communaut que la frontire nest pas assimilable un
simple segment et que se justifie le recours la notion despace frontalier labore par
les gographes et les historiens. La frontire possde toujours une certaine paisseur
dans lespace matriel. Mais elle croise aussi lespace humain gomtrique qui lui
donne en contrepartie de cette paisseur des lments propres aux segments
gomtriques. Le caractre du segment frontalier est dyadique, comme le suppose
Michel Foucher44, cest--dire que la frontire garde un caractre de ligne et de
surface binaire.
Cependant, il nest pas possible de ramener la frontire une simple limite. En
42 Cf. Pierre Bourdieu. Raison pratique. ditions du seuil. Collection Point essai. 1984.
43 Paul Virilio. Linscurit du territoire. ditions Galile. 1993.
44 Michel Foucher. Lobsession des frontires et Fronts et frontires.
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26
tant que constituant essentiel de lespace politique, elle possde des caractristiques
propres cette forme. Lespace politique ne se confond pas avec lespace matriel
gnral, ni totalement avec lespace humain gomtrique technique sur lequel il se
construit, bien quil en absorbe un certain nombre dlments. Lespace gographique
est un donn qui existe comme une continuit. Cependant, cette continuit ne peut tre
considre comme tant totalement et absolument homogne. Cet espace est
humainement saisi comme une pure surface : naturellement parcouru par des coupures
qui ne rompent pas radicalement sa continuit. Si lespace matriel est primairement
accapar comme surface, il va ensuite tre accapar dans sa verticalit, consistant
dabord en une occupation maritime qui va servir de modle une verticalisalisation
par loccupation et lutilisation du ciel45. Ce phnomne se produit par lintermdiaire
de la spatialisation humaine technique. En tant que phnomne historique, il va
profondment modifier la limite et provoquer lapparition de nouveaux genres de
frontires. La ralit de lespace matriel est neutre. La frontire existe comme
composant dun espace construit. Elle peut bien reposer sur un composant prexistant
de cet espace donn comme frontire dite naturelle (gnralement un fleuve ou une
crte de montagne), celle-ci ne fonctionne que comme dispositif prconstruit et na de
valeur que par son usage politique. Lide des frontires naturelles de la France que
revendiquait la monarchie absolue certains moments46
, puis les rvolutionnaires de
1789 et la IIIe Rpublique franaise avant la Premire Guerre Mondiale sur le modle
de la description des frontires naturelles de la Gaule par Csar au dbut du premier
livre de La guerre des Gaules47
ne peut tre quune confusion entre deux objets. Il
convient donc daffirmer avec Michel Foucher que plus une frontire sloigne dune
limite naturelle et plus elle est frontire. Nous pouvons reprendre sur ce point ces vers
de Louis Aragon :
La France ici finit ici nat la Belgique
45 Paul Virilio. Linscurit du territoire. Op.cit.
46 Dans un testament apocryphe attribu au cardinal de Richelieu se trouve ce programme politique :
Le but de mon ministre a t de restituer la France les limites que la nature lui a destine, faire
concider la France avec la Gaule et, partout o a exist lancienne den restaurer une nouvelle .
47 Jules Csar. La guerre des Gaules. Livre I.
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27
Un ciel ne change pas o les drapeaux changrent 48
Et, Luis Seplveda crit : El Idilio tait rest deux ans sans autorits pour
faire respecter la souverainet de lEquateur sur cette fort o toute frontire est une
vue de lesprit 49
Le territoire existe donc comme empilement stratifi despaces htrognes.
Pour autant, ces espaces htrognes coexistent sur un mme et unique plan et lui
donnent une certaine paisseur. Nous avons dj voqu trois de ces espaces. Deux
sont absolument concrets, le dernier mode existe sur un mode mixte, la fois concret
et abstrait. Lespace politique existe comme espace concret ayant des effets matriels
directs sur notre quotidiennet et comme espace de limite abstraite. Il subsiste la
possibilit dun espace compltement abstrait qui viendrait participer la constitution
du territoire. Cette abstraction se caractrise non pas par labsence de matrialit, mais
par la prdominance de son caractre incorporel ou virtuel. La frontire jouerait un
rle dans cet espace dont la matrialit dcoulerait dlments incorporels. Cet espace
abstrait correspond lespace de pense et lespace discursif que dcrit Foucault.
Pascal affirme en effet : Vrit au-del des Pyrnes, fausset en de. 50
. Cela
suppose une profonde liaison entre le territoire comme espace politique concret et un
espace discursif abstrait. Cette liaison nest certes pas aussi essentielle que celle qui
constitue lempilement des trois autres espaces, mais elle y joue un rle dtermin. Le
fait que toute organisation politique actuelle soit accompagne dun code juridique en
est un exemple. Un code juridique est un discours au sens o le dfinit Foucault dans
Larchologie du savoir et dans Les mots et les choses. Ces codes sont des discours
qui, dans des conditions historiques rcentes, avant la formation des institutions
europennes telles que le Parlement Europen, ne dpassaient pas les limites des
tats-Nations. Cest pourquoi nous pouvons supposer une influence de la frontire
dans cet espace et une influence de cet espace sur la frontire.
48 Louis Aragon. Le printemps in Le crve-cur. ditions Gallimard. Collection Posie.
49 Cf. Luis Seplveda. Le vieux qui lisait des romans damour. ditons du Seuil. Collection point.
1992.
50 Blaise Pascal. Les penses. dition de Brunschvicg, Fragment 294.
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28
Il est pourtant ncessaire dapporter quelques prcisions. Nous affirmons en
effet que le lien entre territoire et espace discursif est plus vague que celui entre
territoire et espace gographique ou humain. Cela suppose que la frontire joue un
rle diffrent selon les formations discursives. Certains discours chappent aux
limites go-politiques de lespace. Par exemple, le discours philosophique ou celui de
la physique galilenne ont pu parcourir toute lEurope sans tre rellement
interrompus. Il est donc ncessaire dtudier dans quelle mesure et dans quelles units
discursives les frontires interviennent. Il faut pour cela clarifier le genre de rapports
qui se tissent entre territoire et discours.
Nous voulons cependant prciser ds maintenant que cette liaison entre
frontire territoriale et limite discursive nest pas tributaire de la langue. Si la langue
est lune des formes matrielles de dtermination qui contraignent le discours, elle
nest pas suffisante pour produire une frontire. Cest du moins ce que Saussure
essaye de dmontrer dans les Cours de linguistique gnrale. En effet, daprs ses
analyses linguistiques, il est impossible dassigner une limite nettement et clairement
dfinie entre deux entits linguistiques distinctes, mais seulement de dsigner une aire
extrme o lon peut affirmer : ici rgne le franais 51. La langue se modifie de
point en point par glissements et microvariations ; quil nomme vague dinnovation ;
dans toutes les directions jusquau point o lon puisse affirmer que lon passe une
nouvelle entit linguistique. Saussure rfute totalement lide de limites linguistiques
claires telles que le seraient les lignes dites isoglosses. Lexistence de pays
homognes du point de vue de la langue est la consquence et non la cause dune
volont politique. De plus cette ide chez Saussure ne dpasse pas le cadre dune
hypothse de travail. Le fait que le franais soit seul dialecte et quil soit parl de la
mme manire sur tout le territoire franais ( lexception de la survivance de langues
rgionales en Bretagne, en Alsace, au Pays Basque ou en Corse) est leffet dune
volont politique dimposer le dialecte parisien depuis les dbuts de la monarchie
franaise et ce jusqu une date rcente. Cest ce travail politique qui est lorigine de
la fiction politique du peuple uni et souverain.
La langue est lune des possibilits matrielles du discours, mais ne se
51 Ferdinand de Saussure. Cours de linguistique gnrale. ditions Payot. P.278.
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29
confond pas avec lui. Cest dailleurs lune des distinctions sur lesquelles insiste
Foucault dans Larchologie du savoir52. Ce nest donc pas dans la langue que se
produit la coupure qui va aboutir la possibilit dune frontire. Il faut passer par une
analyse de ce qui fonde la spatialit du discours. Le discours est dailleurs dfini par
Foucault comme un espace diffrentiel. Cette spatialit se dtermine comme un
mtaterritoire, un espace de discours relativement homogne qui forme ce que lon
nomme gnralement une civilisation. Produire une analyse de cette inscription de
lespace discursif dans lespace politique et comprendre leurs rapports de
discontinuit impose de repasser par ce que Braudel a nomm une grammaire des
civilisations53
. La continuit dun espace qui se prsenterait comme un espace
civilisationnel semble donc se faire par une srie de prolongements gographiques des
procdures discursives. Nous prenons pour axiome la profonde solidarit qui existe
entre stratgies discursives et stratgies de pouvoir. Cest ce que montrera une analyse
du problme des mutations des systmes de signes et des rgularits discursives dans
Les mots et les choses et Larchologie du savoir et de leurs rapports avec celles qui
affectent les stratgies dapplication du pouvoir dans Surveiller et punir et surtout le
premier tome de Lhistoire de la sexualit. De lclaircissement de ces rapports, nous
pouvons comprendre comment la frontire, comme principe du discontinu spatial,
sinscrit dans une continuit discursive qui fonde ce que lon appelle une civilisation.
Cet espace se prsente comme espace de propagation par glissement des procdures
discursives. La civilisation suppose une continuit relative des stratgies de pouvoir.
Cest dans cette organisation stratgique que la frontire va jouer un rle dunification
comme espace nodal. Ces stratgies supposent toujours un rapport lespace. La
frontire est un segment nodal qui vient rattacher des aires htrognes. Elles sont
aussi un mode dunification de lespace gopolitique qui permet un glissement
discursif dune aire une autre. Cela implique quun espace qui se ramnerait la
civilisation ne possde pas de frontire au sens o nous les dfinissons, mais au
contraire une limite floue qui amnagerait un espace transitionnel par puisement de
lhomognit des procdures de pouvoir et de discours. Deux civilisations sadossent
sur les segments ou les zones qui ne sont plus aptes prolonger le glissement des
52 Michel Foucault. Larchologie du savoir. Partie III Lnonc et larchive , Chapitre I Dfinir
lnonc .
53 Cf. Fernand Braudel. Grammaire des civilisations.
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30
procdures discursives. Cela signifie que les civilisations ne peuvent pas exister sous
la forme dune entit clairement dfinie territorialement et politiquement et quune
ide de guerre des civilisations dfinie comme entit exclusivement religieuse telle
que la prsente Samuel Huntington nest pas une ide cohrente54. Il lui donne un
aspect beaucoup plus moral et religieux que politique qui entraine un doute sur la
cohrence des blocs quil dcoupe et sur lexistence quasi-tatique quil leur accorde.
La frontire se prsente donc comme un nud entre diffrentes strates
despaces htrognes. Cest alors en tant quespace nodal quelle existe et cest ce
qui constitue sa diffrence fondamentale avec une simple limite. Par consquent, cet
espace est nodal pour les zones comme pour les strates. Cest cette caractristique qui
vient justifier la prdominance logique de la frontire sur le territoire. Le territoire se
constitue comme une superposition despaces et de ce fait nest possible que par la
possibilit logique dune jointure assure par la frontire. Cette jointure justifie aussi
la rtroaction que nous avions suppose. Si elle peut agir sur le fonctionnement du
territoire, cest quelle vient inflchir les espaces qui le composent pour les rendre
compatibles. Cest partir de ce flchissement que prolifre une srie de frontires
internes qui font du territoire un espace toujours fractionn o se rpand un certain
nombre des qualits de la frontire externe. Mais il nous faudra revenir plus tard sur
les questions poses par lexistence de la frontire interne en tant que problme
spcifique. Il sagit ici dune premire consquence de la priorit du segment externe.
La seconde consquence implique que la frontire forme toujours un espace
particulier et autonome qui nest pensable que par rapport celui du territoire, mais
qui possde ses modes dtre propres. Il sagit ici de dcrire autre chose que les
espaces frontaliers ou priphriques qui sont analyss dans les travaux rcents de
gographie et dhistoire. Nous cherchons saisir la possibilit dun espace qui
permette dexpliquer lexistence dune continuit gographique en y insrant une
discontinuit. La frontire se constitue comme un espace abstrait au sens o elle ne se
rsume pas sa simple matrialit de chose tendue. Pour qualifier cette forme
dabstraction dans lespace, nous utiliserons le terme d inframince que nous
54 Cf. Samuel Huntington. Le choc des civilisations. Traduit de langlais par Jean-Luc Fidel et
Genevive Joublain.
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31
empruntons Marcel Duchamp55
. Deleuze et Guattari affirment dailleurs que poser
une frontire est toujours un ready-made56
. Nous oprons cependant une dviation de
sens par rapport au sens que Duchamp attribue ce terme. Pour lui, il permet de
dsigner deux objets dont les diffrences sont si infimes quelles donnent lillusion
dune parfaite identit dans une dfinition proche de celle des indiscernables pour
Leibniz, ou de ce qui se maintient entre le visible et linvisible. Nous lutiliserons
quant nous pour caractriser un espace interstitiel qui a la possibilit dexister
abstraitement ; cest--dire comme immatriel surajout. Le problme dune approche
philosophique de la frontire est danalyser le mode dtre de cet espace inframince.
Cest sur cet espace inframince que lespace va pouvoir se construire par stratification
nodale et comme plan continu par glissement.
Il faut alors formuler une analyse des diffrentes formes concrtes de la
frontire. Leurs possibilits sont historiquement dtermines par la saisie culturelle
des espaces gographiques donns et par les dterminations thoriques de lespace
politique. Il faut saisir les tapes historiques qui permettent et impliquent une
modification de ces spatialits et par consquent des frontires. Ces tapes sont
soulignes par Gilles Deleuze lorsquli dgage les relations qui se jouent entre les
diffrents socius et le territoire57
, et par Paul Virilio, lequel montre les transformations
historiques qui modifient la construction du territoire comme espace damnagement.
Paul Virilio constitue en effet lanalyse de ce que lon pourrait nommer des savoirs-
espaces qui placent dans la continuit des savoirs-pouvoirs de Foucault. La forme
originaire de la frontire est videmment la forme linaire segmentaire que Michel
Foucher nomme dyade . Mais avec la matrise de lespace maritime aux XVIe et
XVIIe sicles apparat une nouvelle conception de lespace gographique et de la
possibilit de lhabiter politiquement. Lespace est alors pens comme abstraction
gomtrique qui doit ragir et sassimiler au vide de la physique et o les rsistances
du milieu sont considres comme un ennemi dtruire pour raliser cette abstraction
55 Cf. Marcel Duchamp. Carnets. ditions Champ Flammarion.
56 Cf. Gilles Deleuze et Flix Guattari. Mille Plateaux. La ritournelle
57 Cf. Gilles Deleuze et Flix Guattari. Lanti-dipe., Capitalisme et schizophrnie. ditions de
Minuit. Collection critique. 1972. Deleuze et Guattari font dailleurs eux mmes rfrence au livre de
Paul Virilio. Linscurit du territoire dans leur analyse des segments et des lignes de segmentarit.
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qui sert de point de dpart thorique lhabitation de lespace. La constitution de
lespace politique se confond alors avec la guerre totale. Cest cette date que lon
peut marquer les dbuts de la mondialisation comme processus dhomognisation et
de lissage de lespace. Sa forme actuelle nest que lachvement visible du processus.
Nous pouvons rpter ce quaffirmait Hegel propos de la constitution du droit : la
chouette de Minerve ne prend son envol qu lirruption du crpuscule 58. Ce nest
pas que le phnomne soit rcent, cest la conscience et la volont den assumer et
den matriser clairement les effets et particulirement dans son aspect financier
qui sont nouvelles. Cette modification dans la pense de lespace va alors
profondment changer le mode dinscription de la frontire terrestre et faire apparatre
la possibilit dune frontire maritime avec la naissance du concept deau territoriale.
Lespace portuaire ouvre la possibilit dune frontire, non plus segmentaire, mais
ponctuelle. Il agit comme un point connect sur une infinit de droites gomtriques
et gographiques possibles. Cest un nouveau mode de frontire qui va tre amplifi
par la matrise du ciel et les aroports. Nous appellerons ce mode de frontire des
frontires aleph59
, en rfrence la nouvelle de Jorge Luis Borges. Ports et aroports
reprsentent ainsi des frontires potentiellement connectes lintgralit du monde
(et de lunivers en tant que possible idal).
Ce mode de frontalisation aleph est un modle essentiel dans la mesure o il
va se rpandre comme systme dominant travers la colonisation. Ainsi, il se dgage
ici trois modes de frontires : segmentaire originaire, segmentaire gomtrique et
point aleph comme frontire par connexions rhizomatiques. Ces trois sortes de
frontires correspondent aux trois socius isols par Deleuze et Guattari. Lapparition
de ce dernier mode de frontalisation suppose une perte de limportance du territoire
dans lorganisation de lespace au profit de quelque chose de lordre du rseau. Cest
lopposition du territoire et du nouveau rseau qui va dfinir une nouvelle utilit la
frontire. Un rseau ne peut sorganiser sans une srie de points fixes. Si son
importance est lie au socius capitaliste qui existe comme systme dterritorialis, il
est aussi le rsultat dune transformation dans la conception de la lgitimit de
58 Hegel. La philosophie du droit. Prface.
59 Cf. Jorge Luis Borges. lAleph . In LAleph.
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lespace politique tel que lannonce Foucault dans La naissance de la biopolitique60.
Puisque le rseau ne peut se constituer sans la possibilit dassurer ses points fixes, il
ne peut donc exister sans le maintien minimal dune territorialit. Comme le
soulignent Michael Hardt et Antonio Negri, lmergence dune souverainet mondiale
entrane le dclin de ltat-Nation et la naissance dun espace global sans extriorit
organis suivant un modle biopolitique rhizomatique : organisation quils nomment
lEmpire61. Il sagit donc danalyser le mode de survivance des anciennes frontires
nationales que cette nouvelle souverainet na pas fait totalement disparatre et le rle
qui peut leur tre assign. Il faut ensuite examiner la possibilit dune frontire propre
au rseau lui-mme.
Dans le premier cas, lanalyse des processus de conservation des frontires
hrites des systmes nationaux et coloniaux permettra de comprendre comment
sarticulent cette nouvelle forme dorganisation impriale et les anciennes machines
tatiques qui, elles, restent territorialises. Car si le rle de ltat-Nation dcline ; son
mode de territorialit reste stable. Le problme est de comprendre le rle dune
frontire qui ne peut plus exister que comme frontire interne dans un espace
prtendument globalis et globalisant. Marx montre dj en 1845 que le march tend
se mondialiser. Il crit dans Lidologie allemande : Assurment, cest une donne
tout aussi empirique de lhistoire coule que, avec lextension mondiale des activits,
les diffrents individus ont t de plus asservis une puissance qui leur est trangre
(oppression quils prenaient parfois pour une brimade du weltgeist, de lEsprit du
monde, etc.) une puissance devenue de plus en plus massive, pour apparatre comme
march mondial 62
Il maintiendra cette conclusion dans la conclusion du Capital.
Peter Sloterdijk considre que nous vivons la troisime mondialisation, la premire se
dveloppant avec la dcouverte de lAmrique et de la rotondit de la terre et la
seconde avec le perfectionnement des techniques de navigation facilitant le commerce
transatlantique63
. Le grand changement nest pas dans une plus grande extension
gographique du march, ni dans un changement radical des formes conomiques du
60 Michel Foucault. ditions Gallimard et Seuil. Collection Hautes tudes.
61 Cf. Michael Hardt et Antonio Negri Empire. dition 10/18. 2000.
62 Karl Marx. Lidologie allemande. In Philosophie. dition Gallimard. Collection Folio. P.324-325.
63 Voir ce sujet Peter Sloterdjik. Le palais de cristal.
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capitalisme, mais comme la montr Michel Foucault, dans une fusion du politique et
de lconomique qui modifie en profondeur la saisie de lespace go-politique.
Le second problme qui se pose face au rseau est celui de dcider sil faut ou
non attribuer une frontire spcifique au rseau. Il est tout dabord certain que le
rseau connat une limite au sens o il ne peut pas comprendre une extension
indfinie. Cependant, nous avons dj suppos que la frontire ne pouvait se rduire
une simple limite du fait de son caractre nodal. Il existe donc une distinction entre
frontire et limite quil nous faut prciser ici. La frontire sinterpose entre deux
espaces qui, sans tre totalement homogniss, sont tout de mme homognisables
ou du moins toujours en devenir homogne. La limite, quant elle, spare des espaces
totalement htrognes. La concordance entre ces deux espaces ne peut se faire que
par labsorption dune partie dun espace par lautre. La limite du rseau se dfinit par
la quantit despace quil lui est possible doccuper et dutiliser. Cette limite concide
donc avec celles de la gographie terrestre, bien quune tendance interne pousse le
rseau essayer de dpasser ou de repousser cette limite linfini, comme le
suggrent les projets dhabitations et dexplorations spatiales. Il sagit dun problme
inhrent au mouvement de dterritorialisation absolue du socius capitaliste.
Pourtant, pour savoir si le rseau possde une frontire, cest dun autre type
de rapport lespace quil faut traiter. La question se situe dans les relations du rseau
avec lespace interne la limite et les lments qui le composent. Comme lespace
territorial, le rseau se prsente comme habitation et superposition despaces
htrognes. La diffrence avec le territoire se fait actuellement par sa mutabilit. Le
rseau nest pas organis sur le mode dun espace plein dcoup linairement, mais
sous la forme dun rhizome form de segmentarits mutables. Cest ce que suggrent
Luc Boltanski et ve Chiapello dans le Nouvel esprit du capitalisme64
. Le premier
lment important est, dans ltat actuel, que le rseau ne peut pas encore liminer les
territoires constitus par les anciens tats-Nations. Ce problme est li la ncessit
defficacit du rseau. Il est une organisation la fois conomique et politique, dans
laquelle deux lments sont insparables et indiffrencis. Son but est dassurer la
64Le nouvel esprit du capitalisme. ditions Gallimard. Collection NRF.
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permanence de ses effets conomico-politiques. Hannah Arendt65
a montr que la
bourgeoisie se trouve dans la ncessit de se saisir de lappareil dtat pour perptuer
ses intrts politiques. Mais Foucault montre comment ce processus aboutit une
fusion des espaces politiques et conomiques, en particulier avec les thories de
Hayek et les pratiques qualifies de librales en Europe. Pour cela, il est dans la
ncessit de maintenir dans leur forme minimale les institutions administratives
hrites de ltat et donc de conserver leur partage territorial. Ltat est une machine
territoriale. Il ne peut fonctionner que sur la base dun fractionnement de lespace
social. Il se peut donc que les frontires tatiques perdent leur caractre formel, mais
elles perdurent nanmoins. Il sagit ici dun usage rhizomatique du territoire.
Cependant, et cest l la question essentielle, le rseau a aussi besoin de
frontires qui existent sur son propre mode. Comme le proposent Antonio Negri et
Paul Virilio66
dune manire diffrente, les formes contemporaines dorganisation en
rseau tendent fusionner et non plus simplement superposer les formes htrognes
de lespace. Limmdiatet reprsente alors le point de fusion entre le temps et
lespace. Cette fusion touche aussi le temps qui vient se confondre avec lespace. Le
rseau a donc ncessairement besoin de recourir des espaces nodaux qui doivent
rester fixes dans lensemble mutable. Nous pouvons supposer que ces espaces
reprsentent des frontires totalement internes dun genre nouveau, que lon peut
situer dans des points matrialiss par les villes de taille importante et les mgapoles.
Le rseau est donc compos de points fixes et de segments mutables. Les points fixes
se comportent comme des frontires au sens habituel du terme. Les segments agissent
comme des espaces nodaux qui prolifrent et se rpandent continuellement sur les
espaces dcoups par les frontires classiques des tats-Nations. Ils agissent la fois
comme des frontires instables modifiant constamment la structure de lespace
politique et comme canaux de pouvoir. Lespace politique contemporain se forme
donc du territoire dfini par des frontires fixes sur le modle des anciens tats-
Nations occidentaux. Cet espace sert de sol, de cadre de possibilit lespace
rhizomatique qui comprend les grandes villes et les mgapoles comme espaces
nodaux fixes rle de frontire sur lesquels se rattachent des segments mutables qui
65 Cf. Hannah Arendt. Limprialisme.
66 Cf. Antonio Negri et Michael Hardt. Empire ; et Paul Virilio. Linscurit du territoire.
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modifient le sol du rseau en le ramnageant ponctuellement et temporairement en
fonction des besoins conomico-politiques du nouveau systme en amnageant des
formes contractes de circulations. Ces segments sont les modes actuels de
prolifration et de propagation de frontires internes instables. Il sagit de
lachvement dun espace souple.
Cependant la frontire interne nest pas un lment spcifique de cette
organisation rhizomatique. Sil existe des espaces politiques continus, il ny en a pas
dhomognes. Tout espace politique est ncessairement toujours subdivis. Claude
Lvi-Strauss a montr comment au niveau du village dans les socits dites primitives
apparaissent systmatiquement des divisions spatiales sparant des groupes sociaux
dfinis67
. Elles sont organises suivant une rgle structurale et leur passage rpond
des ritualisations strictes supportes par le mythe. Lvi-Strauss suppose que ces
divisions ont un caractre hirarchique, quelles marquent limportance relative
mythique et politique de chaque groupe. Mais nous estimons avec Pierre Clastre quil
nen est rien, et que les socits primitives sont en ralit sans hirarchie ni division
du travail68
. Celui-ci affirme dailleurs propos de ces socits : Elles ont trs tt
pressenti que la transcendance du pouvoir recle pour le groupe un risque mortel, que
le principe dune autorit extrieure et cratrice de sa propre lgalit est une
contestation de la culture elle-mme ; cest lintuition de cette menace qui a dtermin
la profondeur de leur philosophie politique. 69
Le problme une fois reconnue lexistence empirique de ces frontires
internes est de comprendre leur nature, leur rle dans la constitution et le
fonctionnement du territoire ainsi que leur gense envisage en rapport avec la
frontire externe, comme nous lavons suggr plus haut. La frontire est toujours
biface. Dune part, elle est oriente vers lextrieur, dans la mesure o elle est la fois
sparation de deux territoires contigus et espace transitionnel entre ces deux zones.
Elle comprend dautre part une seconde face interne partir de laquelle les frontires
67 Cf. Claude Lvi-Strauss. Anthropologie structurale I et Le cru et le cuit.
68 Cf. Pierre Clastre. Archologie de la violence.
69 Cf. Pierre Clastre. La socit contre ltat. ditions de minuit, Collection Critique. 1974. P.41.
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internes vont prolifrer. Le rapport important et dterminant est alors celui dun
territoire une population en fonction de modes dtre particuliers des pouvoirs en
exercice. La muraille de Chine est le meilleur exemple de ce rapport la population
de cette surface interne. Ainsi Michel Foucher peut affirmer : La muraille de Chine
est devenue larchtype indiscut de la frontire linaire fonction de barrire :
coupure entre les Chinois et les Barbares qui aurait t en parfaite concidence avec la
ligne de sparation entre sdentaires et nomades, entre la socit hydraulique et des
confdrations de tribus entre terres agricoles et steppes, au point de devenir facteur
de diffrenciation entre deux mondes. 70
Si elle a bien t un moyen de dfense
contre les incursions guerrires, elle rpond aussi un autre but. La muraille
apparat alors comme lun des moyens dont dispose ltat nouveau pour mener sa
politique dunification : division de lempire en districts administratifs, abolition de la
fodalit et octroi de terre une partie seulement des paysans, ce qui dgage un
surplus de main-duvre mobilise dans les grands travaux (routes, canaux,
murailles). Comme les murs dune ville, la muraille tait un signe de lappropriation
politique, usage interne. 71
Cest donc partir de la face interne de lespace le plus
priphrique que sorganise et sagence un territoire qui simpose comme
relativement homogne. Une srie de frontires internes va parcourir le territoire de
telle faon que cette homognit ne puisse tre assimile une unit continue. Nous
pouvons parler de sries de lignes de brisure dans deux sens diffrents. Dune part
dans un sens quantitatif : il ny a jamais quune seule ligne qui merge sur la
priphrie, mais toujours une pluralit plus ou moins dtermine. Dautre part dans un
sens qualitatif : il nexiste pas quun seul genre ou catgorie de ligne de brisure. Nous
devons donc dabord tablir une typologie de ces principales frontires internes. Une
premire espce se rvle avec les lignes de dmarcation entre groupes sociaux, dj
suggre par les ethnologues que nous avons cits plus haut. Une seconde se dgage
travers le dcoupage administratif qui premire vue mane de structures
transcendantes tels que ltat (province, rgions, dpartements, districts, etc.) ou
lglise (diocses)72 lpoque o elle avait encore une influence politique relle. Un
70 Michel Foucher. Fronts et Frontires. P.38.
71.Ibidem. P.39.
72 Les divisions administratives des tats qui succdent directement lempire romain reprennent la
division diocsaine de lempire. Daprs certains historiens la division des diocses en Gaule reprenait
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troisime genre rsulte de la non-concidence des deux premiers genres. Catgorie qui
ressemble beaucoup la dernire forme de frontire interne, celle de la prolifration
des canaux de circulation/pouvoir du rhizome mondialis. Ces lignes de brisures
internes sont la condition de toute homognit possible. Continuit de nature
abstraite qui nest possible qu la condition dune discontinuit concrte. Le
problme de la frontire interne est celui de la rpartition un niveau intermdiaire
entre un niveau stratgique et tactique. Cest la question du passage de limplantation
locale dun pouvoir au niveau macro. Division spatiale du pouvoir qui va sarticuler
sur des problmes de rtroaction et de rsistance. La frontire interne prsente donc ce
double aspect dtre un fractionnement spatial et une surface connective, une interface
entre les diffrentes chelles de pouvoirs.
Une fois cette typologie formule, il nous faut maintenant expliquer lmergence de
ces formes, comprendre leur rle rel sur cet espace territorial travers les diffrents
modles historiques isolables.
Le premier lment de frontire interne sur lequel vont se produire les autres
est une forme de partition spontane de lespace territorial. Cependant il ne sagit pas
dune partition en sous-territoires, mais plutt dune dsignation de zones dintensits
productives. Le premier territoire est toujours vcu comme habitation dun espace de
production possible. Cest ce que montrent certains passages des Politiques
dAristote, les reconstructions de Leroi-Gourhan, ou lethnologie de Pierre Clastres.
Un groupe social saisit un espace qui lui servira assurer une double production. On
na jusqu prsent connaissance daucune socit qui se serait tablie, sauf par
contrainte et violence, sur un espace naturel impossible matriser : ou bien elle
disparat, ou bien elle change de territoire. 73
Cest dune part la production de la
nourriture et des autres moyens de subsistance du groupe, et dautre part la ncessit
dassurer la production des moyens de production eux-mmes qui permettront la
matrise de ce territoire. Lespace habit ne sort de sa neutralit naturelle intrinsque
elle-mme la rpartition gographique des anciens peuples gaulois. Voir ce sujet le premier tome de
Lidentit de la France de Fernand Braudel.
73 Cf. Pierre Clastres. La socit contre ltat. P.163.
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qu partir du moment o il se construit comme espace de production. Avant a, il
nexiste que comme plaine, fort ou toundra. Agrgat de terre, de pierre ou de bois.
Cest dabord cette occupation technique et productive qui fait de lespace une
construction sociale et politique. Dans la mesure o le groupe social des premires
socits cherche lautarcie comme condition de lindpendance et de lautonomie
politique, ltendue du territoire est immdiatement dtermine par les possibilits de
produc