de l'incertitude : positivisme et sociologie

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de l ' i nce r t i t ude

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Copyright Éditions Anthropos, 1982

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JEAN-CLAUDE ZAMBRINI

d e l ' i n c e r t i t u d e

POSITIVISME ET

SOCIOLOGIE

15, rue Lacépède, 75005 Paris

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INTRODUCTION

Voir «l'ordre profond du grand désordre naturel». Curieusement, ce programme n'est pas celui d'un

structuraliste, mais de Victor Hugo. Or, les oracles modernes nous promettent sous peu

un retour fracassant au romantisme. Si leur intuition est bonne, il faudra réapprendre à entretenir, l'esprit chagrin, les parterres de nos jardins intérieurs.

Au reste, comme à l'aube du XIXe siècle de Com- te et Cournot, une certaine morosité est de rigueur pour être entendu.

Après l'enterrement des maîtres du soupçon, leurs thuriféraires semblent hésiter encore à se disperser dans la nature : ils demeurent groupés, évoquant à voix basse la mémoire des disparus.

En philosophie, il vaut mieux être sophiste si l'on espère une audience, «nouveau philosophe», si cela permet de saisir que «le réel, c'est pas sérieux» (J.P. Dollé).

Tout ceci tracerait une figure assez peu exaltante de l'avenir si un courant de pensée n'était représenté comme la seule sagesse désormais possible, le posi- tivisme .

On peut s'étonner : cette perspective fut saluée dès sa naissance comme généralisation de celle préva-

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lant dans les sciences de la nature. Or, certains débats récents, et enflammés, des plus abstraites d'entre cel- les-ci (nous pensons particulièrement à la physique théorique ( paraissaient relever assez peu de ce «puri- tanisme» évoqué ironiquement par Feyerabend (32). Comte aurait sans doute abusé d'épithètes peu flat- teuses en qualifiant l'intérêt «scientifique» de quel- ques théoriciens modernes pour la parapsychologie, par exemple.

Si nous avons choisi le positivisme comme sujet de cette étude, c'est afin de nous interroger sur ses con- séquences dans la recherche sociologique.

Autant le confier tout de suite, elles ne sont guère rassurantes à nos yeux, et certainement peu suscepti- bles de sortir la sociologie de l'ornière où certains la trouvent après l'y avoir mise.

Auguste Comte, dont l'existence fut d'ailleurs ro- mantique à souhait, eût applaudi au projet hugolien ; nous tenterons d'en saisir les raisons.

Le texte se divisera principalement en quatre par- ties.

La première constitue un portrait impressionniste de l'esprit positif et nous permettra de mettre en pla- ce les grands thèmes de pensée des trois auteurs choi- sis, Comte, Cournot et Popper. Car la difficulté initia- le rencontrée lors d'une enquête sur le positivisme est qu'il n'existe pas. Les oppositions seraient inconcilia- bles entre ceux réunis arbitrairement sous ce label d'infamie. A cet égard la situation paraît très diffé- rente dans les sciences physiques, où chacun devrait

(*) «Science et conscience. Les deux lectures de l'univers». Stock 1980.

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s a v o i r q u e les f é e s p o s i t i v e s se s o n t l o n g u e m e n t p e n -

c h é e s s u r le b e r c e a u d e la m é c a n i q u e q u a n t i q u e , e t l es

s c i e n c e s d e l ' h o m m e , p l u t ô t t e n t é e s p é r i o d i q u e m e n t d e d o n n e r l a c h a s s e a u x s o r c i è r e s .

C e p e n d a n t , n o u s p o u r r o n s c o n v e n i r d ' u n e c o n v e r -

g e n c e r é e l l e : e n p a r t i c u l i e r , l ' i d é e d e h a s a r d , e t d o n c

d ' u n c e r t a i n d é s o r d r e , c o n s t i t u e u n p r o b l è m e p o u r

c e s t r o i s h o m m e s , m a l g r é l e u r s d i f f é r e n t s p o i n t s d e v u e .

L a r e m a r q u a b l e a b s e n c e d e p r é c i s i o n d o n t n o u s

f e r o n s p r e u v e e n p a r l a n t d e « h a s a r d » o u d e « c o n t i n -

g e n c e » , n ' é c h a p p e r a à p e r s o n n e . M a i s , c o m m e d i r a i t

W i t t g e n s t e i n , si d e t e l l e s n o t i o n s é t a i e n t p a r f a i t e m e n t

c l a i r e s , n o u s n ' e n a u r i o n s p l u s b e s o i n . C e d o n t o n n e

p e u t d o u t e r , c ' e s t q u ' a u x d i f f é r e n t e s c o n c e p t i o n s d u

f o r t u i t r é p o n d r o n t d i f f é r e n t e s c o n c e p t i o n s d u n é c e s -

s a i r e , c ' e s t - à - d i r e d e la s c i e n c e .

L e « p o r t r a i t d e f a m i l l e » r é v è l e q u e n o s t r o i s s u j e t s

p o r t e n t l e u r r e g a r d d a n s u n e d i r e c t i o n d é s i g n a n t d e s

a d v e r s a i r e s c o m m u n s . N o u s d e m a n d e r o n s a u p l u s il-

l u s t r e d ' e n t r e e u x , K a r l M a r x , d ' i n t e r v e n i r a f i n q u e la

v o i x d u s a n g se f a s se e n t e n d r e .

L a s e c o n d e p a r t i e e x a m i n e l e u r a t t i t u d e d e v a n t les

m a t h é m a t i q u e s e t p l u s p r é c i s é m e n t ce q u ' i l s a t t e n -

d e n t d e s m é t h o d e s d i t e s « q u a n t i t a t i v e s » d a n s la r é f l e -

x i o n s o c i a l e . Q u e p e n s e n t - i l s d e la m a x i m e s p i n o z i s t e

s e l o n l a q u e l l e « l a m a t h é m a t i q u e , o c c u p é e n o n d e s

f i n s , m a i s s e u l e m e n t d e s e s s e n c e s e t d e s p r o p r i é t é s d e s

f i g u r e s , e s t n o r m e d e v é r i t é » ?

Q u e l q u e s p r o f o n d s d é s a c c o r d s a p p a r a î t r o n t s u r c e

p o i n t ; c e p e n d a n t , u n e t e n d a n c e g é n é r a l e m é r i t e d ' o -

r e s e t d é j à d ' ê t r e s o u l i g n é e , p u i s q u ' o n p e i n e à la r e - t r o u v e r c h e z n o m b r e d e l e u r s h é r i t i e r s m o d e r n e s :

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imposer une certaine modestie aux mathématiques, puisqu'elles ne semblent guère attirées, de façon naturelle, par l'exercice de cette vertu.

L'objet de la troisième partie, l'histoire, peut pa- raître étranger à la seconde.

Un de nos buts sera atteint si, dans l'ordre des théories sociales, telle indépendance paraît moins claire d'ici la fin de cet exposé. La question se pose, en effet, de saisir comment peuvent cohabiter une profonde perspicacité dans la pensée logico-formelle et un souverain manque d'intérêt pour l'histoire, deux traits spécifiques du positivisme logique.

Enfin, nous tenterons de montrer en quoi les élé- ments précédents favorisent leurs visions particulières de la société de l'avenir. Là encore, malgré de sensi- bles différences, une visée commune surgira : cette société ne sera pas celle du meilleur des mondes. Peut- être la force propre du positivisme réside-t-elle dans cette méfiance devant les utopies. En dépit des appa- rences, le sentiment des limites de la pensée y est très vif. Mais ce sont des limites à priori et l'histoire des idées nous enseigne que cette découverte exige quel- que compensation afin de ne pas conduire au désespoir.

«Le sens du monde doit résider en dehors de lui» notait Wittenstein, toute tentation gnostique paraît écartée, aucun mode de connaissance n'étant d'ail- leurs privilégié (11,48). En revanche, le doute est per- mis à propos de ceux qui s'inspireront de cet auteur.

Notre dessein général est de nature épistémologi- que : la filiation des idées préparant l'antagonisme des dostrines sociales occupe le centre de nos intérêts, sans doute en partie parce qu'on tend à dévaloriser ce genre de débat dans les facultés de sciences humai- nes.

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Cependant, nous ne doutons pas un seul instant qu'il soit possible de faire œuvre utile en sociologie sans éprouver la moindre curiosité envers ces ques- tions. Attitude fréquemment associée avec une per- ception de l'épistémologie faisant d'elle une police méthodologique distribuant des blâmes aux travail- leurs. Nous tenterons d'éviter pareils écueils, ne serait- ce que pour illustrer l'«utilité» de ces interrogations dans l'étude des théories sociologiques et la réflexion sur leur portée.

En sorte que sans pardonner la banalité des lignes qui vont suivre, on leur accordera, au moins, une certaine raison d'être.

N O T A BENE

1) Les indications chiffrées entre parenthèses (par exemple (22,57)) renvoient à la bibliographie commentée figurant en page 225. Le deu- xième nombre indique la page, parfois le paragraphe (§) ou le volume de l'ouvrage en question.

2) La plupart des notions en italique sont répertoriées dans l'indexe des thèmes, en fin de volume.

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« La juste méthode en philosophie serait en somme la suivante : ne rien dire sinon ce qui se peut dire, donc les propositions des sciences de la nature — donc quelque chose qui n'a rien à voir avec la phi- losophie — et puis à chaque fois qu'un autre vou- drait dire quelque chose de métaphysique, lui démontrer qu'il n'a pas donné de signification à certains signes dans ses propositions. Cette métho- de ne serait pas satisfaisante pour l'autre — il n'au- rait pas le sentiment que nous lui enseignons de la philosophie — mais elle serait la seule rigoureuse- ment juste».

Tractatus logico — philosophicus 6.53 L. Wittgenstein.

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I

PORTRAIT DE FAMILLE

Le doute

1. Le doute n'est pas une invention moderne. En revanche, la systématisation de celui-ci, conduisant de façon irrémédiable à des doctrines pour lesquelles le silence est la règle d'or, paraît éminemment actuel- le.

Nous allons examiner en quoi il constitue un point de départ utile (à défaut d'être solide) pour mettre en évidence quelques aspects du positivisme. A supposé qu'on nous accorde l'existence d'une certaine intelli- gibilité dans la nature, il est possible de contester le fait qu'elle soit assimilable par l'esprit humain. Cela revient à suggérer que rien de réel ne correspond à nos concepts : ce sont des signes extérieurs aux cho- ses, intérieurs à notre esprit.

L'universel est au réel ce que le mot est à l'objet, telle est la thèse nominaliste. Une conséquence très importante pour nous est que tout dans l'univers de- vient radicalement contingent. L'un des buts de cette

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première partie est de montrer que le positivisme doit entretenir un rapport privilégié avec le problème de la contingence et l'une de ses expressions modernes, la probabilité.

Si le monde est sans cause, cela n'implique pas, toutefois, que le nécessaire en est absent et par consé- quent que la science est impossible. D'ailleurs, aucune science ne pourrait commencer à partir d'un doute radical. Aussi, ne commence-t-elle jamais, mais recom- mence-t-elle toujours (Canguilhem). Un nominalisme exemplaire comme celui de Guillaume d'Ockham (14e siècle) lie la contingence radicale du créé à une priorité de la volonté sur la sagesse du Créateur. Lors- que les références théologiques et métaphysiques commenceront à s'estomper, seule l'expérience immé- diate conservera une crédibilité suffisante et l'on ten- dra ainsi vers un empirisme d'autant plus radical qu'est arbitraire la base naturelle sur laquelle il repo- se.

La vérification prendra dès lors une importance décisive, véritable catharsis du savoir après la mise en doute hyperbolique de ce dernier (Descartes). Une seule sorte de connaissance pourra atteindre à l'infail- libilité, hormis l'enregistrement de l'expérience immé- diate, ce sont les propositions qui se bornent à expli- citer un concept, et ne nous apprennent rien qui ne soit déjà contenu dans celui-ci, les jugements analyti- ques.

Cette bipolarisation du savoir irréfutable, que nous retrouverons fréquemment par la suite, est caractéris- tique de la version «logique» du positivisme (Witt- genstein, par exemple) mais peut être décelée ponc- tuellement tout au long de l'histoire de la pensée

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positive (Nicolas d'Autrecourt, etc.). La tendance nominaliste de ces penseurs a de multiples conséquen- ces sur leur appréhension des différents ordres de la connaissance. L'une d'elles est une attitude typique à l'égard des mathématiques.

Puisque les abstractions mathématiques, comme les autres, doivent être des signes, les aspects ludiques et linguistiques de cette science vont apparaître en pleine lumière. Une contingence nouvelle, de nature syntaxique et logique va s'instaurer : les symboles, parce qu'ils sont artificiels, joueront un rôle actif, opératoire. Cette perception des mathématiques, ex- trêmement «moderne», est très favorable à la réfle- xion sur les fondements, beaucoup moins à celle portant sur les applications. L'histoire de la pensée, dans ce domaine présente des oscillations significati- ves.

Chez les Grecs, à l'exception d'Aristote, on consi- dère en général les entités mathématiques (surtout géométriques) comme des êtres naturels, d'où l'insis- tance à vouloir construire toutes les figures au moyen de la règle et du compas, et l'idée pythagoricienne que tous les nombres sont entiers et positifs. Diverses crises (comme celle des «incommensurables», c'est-à- dire des nombres irrationnels, cf (24)) montrèrent les limites étroites de cette position. Les spécialistes de l'épistémologie des mathématiques s'accordent aujourd'hui à reconnaître que «Aristote a atteint le maximum d'intelligibilité compatible avec l'état et les besoins de la mathématique de son temps» pour reprendre les termes de J.T. Desanti (loc. cit, cf aussi (74)). En effet, ayant constitué la logique en discipli- ne autonome, il était mieux à même de mesurer la

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part de contingence, c'est-à-dire d'axiomatique, dans la définition des entités utilisées. Pour Descartes, le caractère indémontrable des axiomes mathématiques n'est pas un manque. Si on ne peut aller, dans la ré- duction, au delà de certains axiomes, déclarés parfai- tement «clairs et évidents», c'est la preuve qu'on a épuisé l'essence de l'idée qui se trouve dans l'entende- ment. La validité d'un énoncé se mesure à la possibili- té d'effectuer cette réduction ; les mathématiques sont donc autonomes par rapport à toute logique (en l'occurence de celle de l'Ecole, et ne suscitent guère d'interrogations sur leur fondements.

Un lien net apparaît ainsi entre la propension à considérer les axiomes mathématiques comme évi- dents en eux-mêmes et le peu d'intérêt pour la logi- que. Ce trait peut surprendre lorsqu'il s'agit du philo- sophe déclarant «Qu'il est utile aussi de considérer comme fausse toutes les choses dont on peut douter» (Principes de la philosophie. 1ère partie). En fait, il révèle certaines ambiguïtés de la pensée cartésienne éprouvant l'ancienne tentation grecque de voir dans les mathématiques une science naturelle ou plus pré- cisément, de suggérer qu'il n 'y a rien de plus dans le monde physique que dans celui des mathématiques.

Il est d'ores et déjà intéressant de noter qu'en par- tant de prémisses tout à fait différentes, voire oppo- sées, A. Comte restera redevable à Descartes de la conviction que les hypothèses scientifiques peuvent être aussi bien vérifiées que les faits, et rejettera éga- lement la logique. Son extrême répugnance à mélan- ger les genres sera un autre indice de sa dette envers l'ancien pensionnaire de La Flèche.

Soulignons que ce second type de nominalisme, qu 'on peut qualifier d'alogique escamote totalement

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la sensibilité au contingent qui nous paraît caractéris- tique du premier, celui qui préfigure le positivisme logique. Autant celui-ci conduira aisément au «calcul des chances», autant celui-là tendra à l'éliminer de sa constellation épistémologique. L'aversion éprouvée par Comte à l'égard du calcul des probabilités trouve ici l'une de ses origines cartésiennes. Les deux tendan- ces esquissées peuvent toutefois ressentir un désir, commun qui s'enracine dans la confiance minimale accordée au spectacle naturel, théâtre des ombres et des illusions.

Si c'est la science tout entière qui devient une «langue bien faite» (Condillac) ou si le mariage entre la pensée et l'étendue, celle-ci étant soumise à un mé- canisme absolu, se conclu dans un régime de stricte séparation des biens (Descartes), alors toute la science est assurée d'une unité méthodologique obtenue par réduction. La profondeur de l'unification se mesure à celle du doute que l'esprit faisait peser sur sa propre activité.

Il faut préciser que si cet aspect ne suit pas néces- sairement une telle réduction de méthode, l'exemple de Comte le montre clairement, il constitue un des traits les plus communs du positivisme (42) et, à ce titre, prendra les différentes formes autorisées par cette philosophie.

Le nominalisme logique, s'il est très poussé, peut conduire à des tentatives visant la réduction des ma- thématiques à la logique (Russel), en d'autres termes à nier le fait que «dans le sujet qui fait des mathéma- tiques, l'activité vivante et créatrice domine et débor- de inévitablement l'activité dite et fixée dans l'ins- trumentation du langage» (28).

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C'est précisément dans le cadre de ces essais de réduction que l'erreur va s'installer au cœur même du langage mathématique, sous la forme des paradoxes de Russel en théorie des ensembles, inscrivant dans les faits la ruine des «évidences» cartésiennes. Le succès pratique d'une théorie cesse d'être un gage suffisant de vérité. Même en mathématique, le vrai devient rela- t if aux axiomes fondamentaux, en soulignant la nécessité d'un retour aux sources. Le doute initial peut être lui-même objet de suspicion : «Peut-on di- re : Où manque le doute, manque aussi le savoir ? Pour douter, ne faut-il pas des raisons qui me fondent à douter que...» (78).

Ainsi la quête de l'irréfutable dans le lieu même où il devrait être le plus accessible peut-elle déboucher sur un pluralisme irréductible ( appel, sinon à la suspension du jugement, du moins à la tolérance. No- tons bien que c'est l'expérience d'une limite, où d'une inévitable contingence qui conduit par de multiples chemins, nous le vérifierons, le positivisme à l'indul- gence (ce qui ne signifie pas que cette tendance était initialement la sienne). Un parallèle intéressant, et dont la valeur dépasse de beaucoup l'anecdote, peut être établi sur ce point avec l 'attitude circonspecte d'Aristote devant un délicat problème sur lequel bu- taient tous les géomètres de son temps (74). Ceux-ci s'étaient aperçu qu'il était difficile, et pour cause, d'é- liminer logiquement la possibilité de construire un triangle dont la somme des angles est inférieure à

(*) cf. par exemple le «principe de tolérance» de Carnap en logique (1934) : «ce n'est pas notre affaire de formuler des interdits, mais d'ar- river à des conventions».

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180°, en contradiction flagrante avec l'idée même des mathématiques grecques. Cette hypothèse non eucli- dienne sera d'ailleurs écartée par la suite et la démons- tration de sa consistance fournie au siècle dernier seulement, donnant lieu à des polémiques très violen- tes. Plutôt que d'écarter cette alternative gênante, et qu'il considère avec raison comme indécidable, Aris- tote va s'en servir comme d'une analogie éclairant sa conception de l'action éthico-politique : à l'axiome géométrique dont aucune démonstration ne peut justifier le choix, correspond le principe de l'action éthique, l'indémontrable étant le signe de la liberté individuelle. Une fois prise la décision initiale, les con- séquences en découleront de façon nécessaire. Ici, comme plus haut, la découverte d'un aspect irréducti- blement pluriel peut être source, ou justification, de choix éthiques. Cependant, nous pourrons le montrer, en dépit de l'analogie structurelle de pensée que nous venons de signaler, ce type d'argumentation est tota- lement irrecevable dans l'esprit du positivisme.

Avant d'aborder ce problème, soulignons que le pluralisme, dont nous avons observé qu'il peut consti- tuer le terme d'une démarche positiviste, est en fait contenu dans sa présupposition nominaliste.

Ce n'est en effet pas un hasard (et nous saisirons plus loin en quoi cette formule se justifie) si la quasi totalité des positivistes semble éprouver, par-delà les profondes dissensions entre les différentes tendances, une répulsion instinctive à l'égard de toutes les for- mes de monisme. Ainsi, Russel déclarant : «La logi- que qui s'en dégage n'est pas tout à fait désintéressée ou candide, mais inspirée par une certaine haine de notre existence quotidienne».

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C'est donc au nom de la réalité journalière qu'une telle option est attaquée : le monisme veut unifier ce qui est irrémédiablement multiple, préparant la voie à une nécessité universelle. Or, dans la version logique du nominalisme, l'expérience du contingent est trop cruciale pour permettre une telle réduction. Entre autres les philosophes stoïciens, soumis à un implaca- ble destin, incarnent un «dogmatisme» inacceptable, alors, bien sûr, que le nominalisme alogique décrit plus haut les considérera de façon plus clémente. On distinguera toutefois, dans cette tendance au pluralis- me, la version résultant de la rencontre inattendue, et sans doute non souhaitée, avec la contingence, soit dans la nature, soit dans la réflexion logico-mathéma- tique, de celle qui pose à priori un pluralisme absolu comme expression même de la sagesse et conduit à la conviction que le renouvellement indéfini des pers- pectives est en soi porteur de vérité. Cette vision hégé- lienne de l'harmonie surgissant des conflits est symp- tomatique, pour Comte, du stade métaphysique de la pensée.

Il y aurait beaucoup à dire à propos d'une telle conviction éminemment «moderne». Nous nous con- tenterons pour l'instant de deux observations : 1 ) La première est qu'elle entraîne une forte dévalori- sation de l'idée même de théorie, puisque celle-ci n'a qu 'un sens individuel très faible et ne devient signifi- cative qu'au moment ou elle est plongée dans un en- semble aussi vaste que possible d'autres explications contradictoires du même problème. 2) La seconde est la liaison étroite entre cette option épistémologique et l'idée que le hasard est une cause, très fréquente chez les biologistes positivistes (cf. J. Monod).

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Nous reviendrons sur le second point puisqu'il touche au rapport privilégié qu'entretient la positi- visme avec la notion de contingence.

L'indubitable

2. En guise de préambule, nous avons noté que le doute ne datait pas du siècle des lumières. Nous allons vérifier ici qu'en effet, l'un des autres traits généri- ques de la pensée positive, ce qu'on a appelé son phénoménalisme (42) constitue le cœur même d'une doctrine datant du Ille siècle avant J.C. et dans la- quelle le doute joue un rôle essentiel, bien que l'his- toire en ait considérablement exagéré la portée (29), le scepticisme ancien ou pyrrhonisme (de Pyrrhon, nom du fondateur). Il nous faudra convenir qu'il s'a- git de bien plus que d'une analogie : ces anciens grecs figuraient, à n'en pas douter, les positivistes d'un temps où les sciences étaient encore pauvres. L'un des modernes auquel nous attacherons nos pas, K. Popper concédera volontiers cet héritage (63,112).

La pensée des sceptiques ne prend son sens que par opposition à celle des stoïciens, les empiristes de l'époque, qui proposaient une théorie de la connais- sance immédiate, permettant donc d'atteindre la na- ture même des choses, disons les noumènes.

Or, que répondaient les sceptiques ? D'abord que «le phénomène l'emporte sur tout,

partout où il peut se présenter (Sextus Empiricus, 29). Cependant il est relatif, ce qu'on en perçoit est une sorte d'image, bien qu'il procure «à tout le mon- de des représentations semblables» (loc cit). S'ensui- vent des conceptions nouménales toutes également

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vides, ce qu'on peut prouver en les opposant les unes aux autres, ou à des thèses phénoménales. Il ne s'agit pas du tout , pour les pyrrhoniens, d'affirmer que l'on ne sait rien, une telle position dogmatique leur est étrangère : la possibilité d'une science expérimentale est d'ailleurs préservée. Ce qu'il faut, c'est parvenir à suspendre son jugement sur la nature ultime des ob- jets, afin d'atteindre l'ataraxie ou sérénité de l'âme.

Ce silence de l'imagination doit se mériter, il n'est pas donné d'avance mais constitue le résultat d'une thérapeuthique. Le but n'est pas tant d'éviter l'erreur que de trouver un état d'équilibre dont l'expérience suggère qu'il n'est pas souvent le résultat de convic- tions doctrinales :

«Le scepticisme ne vit pas conformément à une doctrine philosophique (par là il est assurément inactif), mais en choisissant une règle de vie non philosophique, il a la facul- té de choisir et d'éviter» (Sextus Empiricus, «Contre les moralistes»).

Historiquement, comme le met en évidence J. P. Dumont (loc. cit.), le scepticisme sera récupéré par les différentes écoles philosophiques comme l'instant du purgatoire avant la découverte de la certitude ; c'est que, au doute serein préconisé par les pyrrho- niens auront succédé des conceptions pour lesquelles l'ataraxie ne peut plus être fondée ainsi. La lecture que Descartes fait des sceptiques est exemplaire : il décrit à Mersenne le «dégoût» qu'il en éprouva, mais insiste sur l 'importance de cette cure. Cependant, «Descartes est un savant sceptique, puisqu'il se con- tente de ne pas chercher à savoir ce qu'il ne peut pas savoir» (loc. cit.). En fait, la radicalité du doute ga- rantira la certitude des premières v érités.

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Les corollaires de la position pyrrhonienne sont typiques : on insistera sur la nécessité de «prendre l'expérience et la vie pour guide non philosophique».

L'esprit de tolérance sera exalté non pas, évidem- ment, sur la base de considérations éthiques mais pré- cisément parce que celles-ci n'ont pas de sens et por- tent en elles des contradictions irrémédiables.

Ce ne sont pas les positivistes modernes qui con- testeraient un tel point de vue.

Expliquer un phénomène par ce qui n'est pas ac- cessible à l'homme, c'est ne rien expliquer du tout. En effet, une telle explication n'étant pas falsifiable, elle ne saurait faire accéder à une part du réel (Pop- per). Cependant, elle constitue sans doute une étape nécessaire dans le développement de la pensée humai- ne, dont l'aspect transitoire deviendra évident lors- qu'on verra que le progrès de la connaissance scientifi- que ne dépend nullement de ces interprétations (Comte). Par conséquent, celles-ci ne sont pas vrai- ment nuisibles (de même qu'on ne nuit pas à la scien- ce en voyant dans la lune un immense fromage) mais simplement inutiles.

Comme disait Valéry : «Pour qu'il y ait philoso- phie, il faut qu'il n'y ait pas de vérification possible». Et comment pourrait-il y avoir connaissance ration- nelle de l'invérifiable ?

Faire intervenir des êtres ou des variables cachés équivaut à sortir de la science pour entrer dans l'es- thétique et la mythologie. Cela peut être très satisfai- sant et le positiviste est prêt à comprendre la fascina- tion qui s'exerce alors. Ainsi Wittgenstein : «Quand les gens adoptent de telles vues, il y a certaines choses qui leur paraissent beaucoup plus claires et d'un accès beaucoup plus aisé».

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BIBLIOGRAPHIE

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naud, Pluriel 1978. (4) «La prudence chez Aristote», Aubenque, PUF 1963. (5) «Irréversibilité», R. Balescu, Encyclopaedia Universalis. (6) «Wittgenstein, une vie», W.W. Bartley III, Complexe 1978. (7) «Causalité (sciences sociales)», R. Boudon, Encyclopaedia

Universalis. (8) «Modèle dans les sciences sociales», R. Boudon, Encyclo-

paedia Universalis. (9) «La logique du social», R. Boudon Hachette 1979. (10) «Wittgenstein : la rime et la raison», J. Bouveresse, Ed.

Minuit 1973. (11) «Le mythe de l'intériorité», J. Bouveresse, Ed. Minuit

1976. (12) «Les positivistes» J. Bouveresse, Encyclopaedia Universa-

lis, suppl. (13) «Topologie et perception», C. P. Bruter, Maloine-Doin

1974. (14) «Causality and modern science», M. Bunge, 3e Ed. Dovers

1979.

Page 27: De l'incertitude : positivisme et sociologie

(15) «Les jeux et les hommes», R. Caillois, Idées 1958. (16) «L'araignée et le tisserand», G. Ciccotti, M. Cini, M. de

Maria, G. Jona-Lasinio, Seuil 1979. (17) «Cours de philosophie positive», A. Comte, Anthropos

1968. (18) «La grandeur physique temps», Costa de Beauregard in

«Logique et connaissance scientifique», J. Piaget, Pléiade 1969.

(19) «Traité de l'enchaînement des idées fondamentales dans les sciences et dans l'histoire», A. A. Cournot, 2 Vol, Ha- chette 1922.

(20) «Essai sur les fondements de nos connaissances et sur les caractères de la critique philosophique», A. A. Cournot, 2 Vol., Hachette 1851.

(21) «Revue de métaphysique et de morale», no. spécial sur Cournot, mai 1905.

(22) «Exposition de la théorie des chances et des probabili- tés», A. A. Cournot, Hachette 1843.

(23) «Matérialisme, vitalisme, rationalisme», A. A. Cournot, Hachette 1875.

(24) «La «découverte» des nombres irrationnels», J. T. Desan- ti in «Logique et connaissance scientifique», J. Piaget, Pléiade 1969.

(25) «Mathématiques (fondement des)», J. T. Desanti, Ency- clopaedia Universalis.

(26) «Abrégé d'histoire des mathématiques», J. Dieudonné, Vol I, II Hermann 1978.

(27) «Les sentiers escarpés de Karl Marx», P. D. Dognin, Vol I, II, Cerf 1977.

(28) «Critique du réductionnisme», D. Dubarle in «Logique et connaissance scientifique», J. Piaget, Pléiades 1969.

(29) «Le scepticisme et le phénomène», J. P. Dumont, Vrin 1972.

(30) «Le mythe de l'éternel retour», M. Eliade, Idées 1969. (31) «Anti-Dühring», F. Engels, Ed. Sociales 1977. (32) «Contre la méthode», P. Feyerabend, Seuil, 1979. (33) «Sciences sociales et marxisme», P. Fougeyrollas, Payot

1979.

Page 28: De l'incertitude : positivisme et sociologie

(34) «Le marxisme devant l'homme», C. I. Gouliane, Payot, 1968.

(35) «Synergetics, an introduction», H. Haken, Springer-Ver- lag 1977.

(36) «De l'ordre et du hasard, le réalisme critique d'A. A. Cournot», J. de la Harpe, univ. Neuchâtel 1936.

(37) «La partie et le tout», W. Heisenberg, Albin Michel 1972. (38) «L'empirisme logique», P. Jacob, Ed. Minuit 1980. (39) «De Vienne à Cambridge», P. Jacob, Gallimard 1980. (40) «La mort», V. Jankelevitch, Flammarion 1977. (41) «Aberrations ; le devenir-femme d'A. Comte», S. Kof-

man, Aubier-Flammarion 1978. (42) «La philosophie positiviste», L. Kolakowsky, Denoël/

Gonthier 1976. (43) «Main currents of Marxism», L. Kolakowsky, Vol. I,

Oxford P., 1978. (44) «La structure des révolutions scientifiques», T. Kuhn,

Flammarion 1972. (45) «Hasards, probabilités, inductions», J. Largeault, Univ.

de Toulouse - Le Mirail, 1979. (46) «Une alternative sociologique : Aristote-Marx», P. de Lau-

bier, Ed. universitaires Fribourg, Suisse, 1978. (47) «Physique et mathématiques», J. M. Lévy-Leblond, En-

cyclopaedia Universalis. (48) «(Auto) critique de la science», J. M. Lévy-Leblond, A.

Jaubert, Seuil 1975. (49) «Probability theory. A historical sketch», I. E. Maistrov,

Acad. P. New-York 1974. (50) «La philosophie de Karl Popper et le positivisme logique»

J. F. Malherbe PUF, 1976. (51) «Lettres sur les sciences de la nature», Karl Marx, F. En-

gels, Ed. sociales 1973.

(52) «Etudes philosophiques», Karl Marx, F. Engels, Ed. So- ciales, 1977.

(53) «Le Capital», Karl Marx Vol. 1 des «Oeuvres», Pléiades, 1969.

(54) «Critique de l'économie politique», Marx, Engels, Coll. 10-18, 1972.

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(55) «Épistémologie des probabilités», B. Matalon in «Logique et connaissance scientifique», J. Piaget, Pléiade 1969.

(56) «La recherche opérationnelle», L. Mehl, Encyclopédie française, XX.

(57) «Marx, critique de Darwin», B. Naccache, Vrin 1980. (58) «Sagesse et illusion de la philosophie», J. Piaget, PUF

1965. (59) «La logique de la découverte scientifique», K. Popper,

Payot 1973. (60) «Misère de l'historicisme», K. Popper, Plon 1956. (61) «La société ouverte et ses ennemis», Vol. I et II, K. Pop-

per, Seuil 1979. (62) «De Vienne à Francfort», T. Adorno, K. Popper, Com-

plexe 1979. (63) «La connaissance objective», K. Popper, Complexe 1978. (64) «Gramsci et la question religieuse», H. Portelli, Anthro-

pos 1974. (65) «La nouvelle alliance», I. Prigogine, I. Stengers, Gallimard

1979. (66) «Pages de Karl Marx», 1. sociologie critique, M. Rubel,

P. Bib Payot 1970. (67) «Pages de Karl Marx», 2. Révolution et socialisme, M.

Rubel, P. Bib. Payot 1970. (68) «L'humanité de l'avenir d'après Cournot», R. Ruyer,

Alcan 1930. (69) «La gnose de Princeton», R. Ruyer, Fayard 1977. (70) «Mathématiques, mathématiciens et sociétés», P. Samuel,

Publ. math. d'Orsay. no. 86-74. 16. (71) «A. Comte et le positivisme, les sciences exactes», M. Ser-

res, in «Histoire de la philosophie», Pléiade Vol. 3.

(72) «Modèles mathématiques de la morphogénèse», R. Thom, Coll. 10-18, 1974.

(73) «Les ruses de Darwin», P. Thuillier, «La Recherche», no. 102, 1979.

(74) «La révolution non-euclidienne», I. Toth, «La Recher- che» no. 75.

(75) «Sciences de l'univers et problèmes métaphysiques», C. Tresmontant, Seuil 1976.

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(76) «Philosophie et mythe chez K. Marx», R. Tucker, Payot 1963.

(77) «The relevance of science», C. F. von Weizsäcker, Collins London 1964.

(78) «De la certitude», L. Wittgenstein, Idées 1976. (79) «Tractatus logico-philosophicus», L. Wittgenstein, Idées

1972.

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BIBLIOGRAPHIE COMMENTEE

La sélection suivante d'ouvrages commentés à l'innocence parfaite de l'arbitraire. Libéralement, on ne saurait donc en blâmer l'auteur.

(1) «Philosophie et philosophie spontanée des savants» L. Al- thusser. Manuel exemplaire de l'épistémologie marxiste où l'on trouvera entre autre quelques remarques profon- des sur le «rapport de constitution» spécifique entre ma- thématiques et sciences de la nature, et les conditions d'une «nouvelle Alliance» (une de plus) entre science et philosophie. Un point semble acquis : ce devrait être la dernière.

(4) «La prudence chez Aristote» Aubenque. Indispensable pour saisir les aspects intemporels du dé- bat, plus capital que jamais, sur la portée de la science. La transformation aristotélicienne des incertitudes du savoir en argument propice à l'action humaine mérite d'être confrontée aux avatars modernes du fatalisme dé- plorant qu'on n'impose pas une mesure sociale comme une théorie scientifique.

(6) «Wittgenstein, une vie», W. W. Bartley III. Biographie intellectuelle quelque peu iconoclaste mais passionnante de ce penseur étrange qui exhortait ainsi son lecteur : «Si seulement vous n'essayez pas d'expri- mer ce qui est inexprimable, alors rien n'est perdu. Mais

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l'inexprimable sera «inexprimablement» contenu dans ce qui a été exprimé».

(9) «La logique du social» R. Boudon. Représentatif du courant qualifié de sociologie de l'ac- tion, et de l'ambition propre à «la sociologie scientifi- que moderne telle qu'elle se développe dans la cité scien- tifique internationale». De très nombreuses situations sociales y sont logiquement analysées, par exemple celle plaçant l'agent dans un contexte d'incertitude. «Un tel contexte est à peu près immanquablement générateur de croyances qui peuvent être plus ou moins fondées».

(10) «La rime et la raison» J. Bouveresse. (11) «Le mythe de l'intériorité» J. Bouveresse.

Deux ouvrages sans rivaux pour qui veut saisir tout de même Wittgenstein après avoir été dérouté par le contact avec son œuvre originale. Ce viennois est peut être pro- mis à une destinée philosophique à la mesure des contra- dictions de notre temps. Il a trouvé en J. Bouveresse le meilleur des défenseurs.

(14) «Causality and modern science», M. Bunge. Pénétrante étude épistémologique sur les conceptions modernes de la causalité. L'auteur est peu connu en France, et c'est dommage, car l'ampleur de ses vues pourrait lui rallier aussi bien les épistémologues que les scientifiques professionnels, ce qui n'est pas fréquent.

(29) «Le scepticisme et le phénomène» J. P. Dumont. Afin de découvrir les premiers positivistes, leur chef de file Pyrrhon d'Elis, et les charmes secrets d'un certain silence.

(30) «Le mythe de l'éternel retour» M. Eliade. Célèbre initiation à la pérennité d'un mythe dont les modernes éprouvent, comme les autres, la profonde fascination.

(32) «Contre la méthode» P. Feyerabend. La plus stimulante des nouvelles vagues épistémologi- ques. Nous confessons sans honte notre faiblesse pour

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cette irrévérence systématique que les scientistes de tout bord ont avantage à ignorer ou à dénaturer. Décrire ain- si... «la science et d'autres institutions, qui deviennent sans cesse plus déprimantes et mesquines», observer que la théorie popperienne «n'est pas en accord avec la prati- que scientifique et détruirait la science telle que nous la connaissons» peut en effet surprendre, puis réjouir. Mais la notion de fait se trouve quelque peu dissoute dans cet appel aux forces créatrices humaines or celles- ci, selon nous, doivent ressentir l'inertie du réel afin d'exprimer toute la richesse de leurs potentialités.

(37) «La partie et le tout» W. Heisenberg. Brillant témoignage d'un physicien illustrant la situation, parfois équivoque, des sciences les plus abstraites dans la culture d'une époque. Les références à la philosophie idéaliste sont omniprésentes. Tout se passe comme si l'auteur ne les mentionnait pas à titre gratuit. Heisenberg critique l'attitude positiviste réduisant la compréhension au pouvoir de calculer à l'avance. La radicalité de Witt- genstein y est présentée comme un sommet d'absurdité, conduisant à l'émission de pures tautologies (XVII).

(38) «L'empirisme logique» P. Jacob. (39) «De Vienne à Cambridge» P. Jacob.

Le premier livre est une description panoramique de la version «logique» du positivisme, dès l'origine jusqu'au renouveau du réalisme contemporain, en passant par la rebellion contre l'empirisme de Kuhn et Feyerabend. Après la découverte initiale que «la philosophie hégélien- ne était inapplicable aux chaises et aux tables», une gran- de diversité se manifesta sous l'emblême de la philoso- phie analytique. Le second volume en est l'illustration, qui propose une anthologie de textes récents.

(42) «La philosophie positiviste» L. Kolakowsky. Précieux ouvrage mettant, pour sa part, l'accent sur la synthèse, les traits communs de ces multiples positions farouchement hostiles, le plus souvent, à tout appa- rentement

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(43) «Main currents of marxism» (3 volumes) L. Kolakowsky. Un futur classique, difficilement dépassable par l'érudi- tion mise en œuvre.

(45) «Hasards, probabilités, inductions» J. Largeault. Dans ce recueil très clair, l'auteur examine et fait s'af- fronter les diverses réponses au problème du déterminis- me. Il souligne avec raison l'absurdité des associations automatiques entre hasard et irrationalité, mais juge as- sez durement Cournot qui se contente de «métaphores». Lors d'une critique des antibayesiens (au nombre des- quels il ne semble pas compter Popper) J. Largeault ob- serve curieusement qu'«attaquer l'idéologie est plus faci- le que discuter les applications» (174). Sans doute, mais la nécessité logique sera évidemment constante dans ces dernières ; en revanche, l'analyse des fondements et de leur faiblesse éventuelle relève bien de l'épistémologie, qui n'est pas une science au sens étroit. Cet argument semble lié à la profonde amertume exprimée par l'auteur à l'égard de la philosophie française.

(46) «Une alternative sociologique : Aristote-Marx» P. de Lau- bier. Preuve sereine qu'on aurait tort d'éviter par principe (ou par absence de principe) tout rapprochement entre des pensées historiquement lointaines. C'est particulièrement vrai lorsqu'il s'agit de Marx qui proclamait volontiers son attachement au Stagirite.

(47) «Physique et mathématique» J. M. Lévy-Leblond. (48) «(auto) critique de la science» J. M. Lévy-Leblond.

Modèle de lucidité, le premier article auquel nous devons beaucoup (ainsi qu'à Comte) réussit l'exploit d'éviter tous les travers d'une certaine réflexion épistémologique, plus soucieuse de reconstruire le monde des connaissan- ces à partir d'un point de vue unique que d'envisager la nécessaire cohabitation de perspectives diverses. L'ouvrage collectif est une saine remise en cause de l'ha- giographie scientifique. On y méditera particulièrement

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la critique virulente du scientisme proposée par la rédac- tion du journal «Survivre» (40). Indice troublant : il est extrêmement difficile d'attribuer l'origine de ce texte à l'absence de culture scientifique des auteurs.

(57) «Marx, critique de Darwin» B. Naccache. B. Naccache y est sévère à propos de la lecture de Dar- win par Marx, présentée comme «élective ou déforman- te». Elle n'en retiendrait que la théorie de l'évolution, en gommant les mécanismes responsables de la transforma- tion. L'auteur du Capital n'avait-il pas saisi le rôle exces- sif du hasard dans cette explication ?

(58) «Sagesse et illusion de la philosophie» J. Piaget. Remarquable réflexion qui met l'accent sur le second terme : la philosophie ne saurait prétendre à des «véri- tés» entrant en concurrence avec celle atteintes par les sciences. Piaget, pédagogue toujours révolutionnaire, n'hésite guère à suggérer une réforme profonde de l'en- seignement philosophique. Il est difficile de ne pas percevoir, dans l'opposition stric- te des thèmes, les échos d'une époque qui voyait s'af- fronter les impérialismes. Ne peut-on faire l'économie de la lutte armée entre sagesse et vérité ? Qu'aurait pensé le grand genevois des proclamations de Feyerabend ?

(62) «De Vienne à Francfort» T. Adorno - K. Popper. Démonstration par l'absurde qu'il ne suffit pas, pour dia- loguer, de se réunir autour d'un intérêt commun (?), le recueil prend forme d'un crescendo jusqu'à la pure polé- mique provoquée par cette découverte mutuelle (et tar- dive) qu'aucun des interlocuteurs ne voulait répondre à l'autre sans quitter son territoire. L'ouvrage devient donc intéressant si on le considère comme formé de deux volumes distincts.

(75) «Sciences de l'univers et problèmes méthaphysiques» C. Tremontant.

Si nombre de scientifiques tiennent de nos jours en mé- pris la philosophie, c'est que celle-ci a souvent entrepris de méditer sur l'univers en partant de principes à priori.

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L'auteur illustre avec talent la position inverse : le point de départ d'une analyse philosophique (dans cet ordre) peut être le donné fourni par les sciences positives.

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ANNEXE I

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ANNEXE II

DE LA GNOSE AU SCIENTISME

«... L'intellectuel qui, trouvant le rationalisme trop fade, lui préfère un ésotérisme à la mode aujourd'hui... se croit très au-dessus de notre siècle de matérialisme et de mécanisation à outrance, ce qui prouve surtout qu'il est incapable de com- prendre l'importance des forces morales que recèle la science moderne» (61, II, 162).

Cette note de Popper suggère l'existence de l'itinéraire con- duisant certains de ses lecteurs aux confins du scientisme, mal- gré les mises en garde renouvelées de leur guide.

L'importance de la composante gnostique dans la science contemporaine, singulièrement celle de la nature, ne devrait échapper à aucune réflexion épistémologique. Nous n'avons pas l'intention d'insister sur cette difficulté (cela a été fait par d'autres (48, 40, 77)) mais d'observer son aspect profondé- ment «naturel». N'incarne-t-elle pas le conflit perpétuel entre ce que la science atteint en fait et la visée animant ses prati- ciens, celle-ci ne relevant absolument pas du type de rationalité mis en lumière par les épistémologies. Si la volonté de cloison- ner les disciplines est d'inspiration positiviste, celle de les mé- langer toutes définit le scientisme.

Nous tenons le scientisme pour la véritable idéologie domi- nante aujourd'hui, commune au capitalisme et au communis- me, et responsable, entre autre, de sursauts irrationalistes par-

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fois violents. Bien qu'il s'oppose partiellement au positivisme, il s'explique à maints égards grâce à lui, en manifestant l'insa- tisfaction éprouvée par l'homme lorsqu'il perçoit les limites de sa connaissance naturelle, mais conserve la foi dans l'idée que seules les propositions des sciences «pures» ont un sens. Rares sont ceux qui, à cet instant font preuve du courage intellectuel de Wittgenstein.

Tout Comte fait, Auguste n'avait pas tort : par son inclina- tion «vicieuse» à faire prévaloir le rôle des spécialistes dans tous les domaines, y compris ceux engageant l'action collective au point qu'une voix isolée, aussi savante soit-elle, ne peut pré- tendre à d'autres titres que consultatifs, l'idéologie scientiste est l'une des plus pernicieuses pour l'homme moderne.

La dénonciation de sa complicité avec une certaine violence dans la société doit être placée à l'actif de l'Ecole de Franc- fort. Si telles revendications sociales, par exemple, sont décla- rées «irrationnelles», ne court-on pas le risque de les voir s'ex- primer par la force ?

C'est pourquoi, selon les thèses défendues dans ce texte, le statut accordé aux sciences humaines est uni étroitement à l'idée qu'on se fait de la science. En prenant la place de l'inter- prétation symbolique traditionnelle du monde, celle-ci a enté- riné un type de conflit qui, comme dans le positivisme, n'avait aucune raison d'être.

Pour les sciences abstraites, nous pensons que la tentation gnostique est un moteur très efficace, mais inconscient, per- mettant aux scientifiques les plus créatifs la forme particulière d'ascèse requise par leur travail. En ce sens, elle est nécessaire, et il serait absurde d'espérer qu'elle disparaisse, d'autant que les meilleurs d'entre eux prennent souvent conscience, durant leur carrière, de l'ambivalence de ces motivations.

Mais le scientisme affirme aussi que la science, et elle seule, devrait guider les affaires humaines, sans préciser l'origine du substrat éthique imposé par un code scientifique du comporte- ment. Qu'il l'accepte ou non, il a donc partie liée avec une cer- taine répression, et se distingue alors du principe de tolérance, fondamental chez les vrais positivistes.

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A la misère du positivisme correspond l'infirmité du scien- tisme, toujours prêt à s'affubler des oripeaux terminologiques propres aux dernières vulgarisations scientifiques, afin de nous infliger l'immense mépris dans lequel il tient l'homme.

Relisons afin de nous en convaincre un ouvrage à succès de R. Ruyer (69), dont bien des passages alarmants suggèrent ces connivences. Ainsi : «une démocratie, pour survivre, doit être plus intolérante que tout autre régime politique contre les poi- sons mentaux» (69, 268).

On nous dépeint un monde de savants lassés par l'irrationa- lité ou la bêtise de ceux qui conduisent les destinées des na- tions modernes, et renonçant à la sagesse politique, «comme les stoïciens».

Si nous avons raison de voir dans le positivisme une solu- tion de facilité, il valait la peine de mentionner ici à quels éga- rements on peut être conduit dans les faits lorsqu'on conserve ses à priori épistémologiques en refusant les interdictions qu'il formula.

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ANNEXE III

LE HASARD DANS LA PHYSIQUE CLASSIQUE.

Nous présentons ci-dessous une ébauche des liens concep- tuels existant, dans le cadre de la physique classique, entre les notions de hasard et d'irréversibilité. Il était hors de question d'atteindre une formulation précise ; nous avons finalement opté pour un schéma risquant de paraître ambigu aux spécia- listes et sybillin aux autres. Tous nous accorderons cependant que le dialogue, ou la simple communication, si on les croit nécessaires, exigent de tels compromis.

En outre, deux orientations de la recherche contemporaine doivent être signalées.

La première, exprimant le retour en force du hasard dans le discours naturel, a été placé sous les feux de l'actualité depuis la rédaction de cette étude (mars 1979) grâce à l'ouvrage de Prigogine et Stengers (65).

Celui-ci prône un indéterminisme quasiment ontologique, puisqu'aujourd'hui «nous nous retrouvons dans un monde irréductiblement aléatoire, dans un monde où la réversibilité et le déterminisme font figure de cas particuliers, où l'irréver- sibilité et l'indétermination microscopiques sont la règle» (loc. cit.). La conception classique du hasard, liée au manque de connaissance du sujet, y est vigoureusement combattue. De fait, cette contingence naturelle, loin d'être insignifiante, serait responsable de l'irréversibilité révélant des structures inédites,

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mises effectivement en évidence par la recherche expérimenta- le. Ce hasard créateur, inspiré des travaux de Prigogine en ther- modynamique non linéaire (Prix Nobel de chimie, 1977) an- noncerait une ère novatrice après la vision laplacienne du mon- de comme automate stupide.

Si rien ne nous contraint à partager l'enthousiasme des au- teurs sur la portée universelle de ces résultats, qui en ferait le berceau de la nouvelle alliance entre les sciences de l'homme et celles de la nature (affirmation susceptible d'être dévelop- pée dans un sens relevant d'une autre annexe) il est indéniable que le point de vue de «l'Ecole de Bruxelles», à comparer avec celui présenté dans (35), se doit d'être connu par toute person- ne friande d'épistémologie.

L'autre perspective, pour être moins accessible au public, présente un intérêt comparable. C'est ce qu'il est convenu d'appeler la «dynamique qualitative», depuis Poincaré, ce gé- nial lecteur de Cournot.

Alors qu'on croyait la nature morte des classiques enterrés, la mécanique a considérablement progressé durant les dernières années, au point que les penseurs futurs n'auront plus la moin- dre raison, lorsqu'ils s'en inspireront dans leurs réflexions an- thropologiques, de l'associer invinciblement à une forme de fatalisme.

Ainsi, des systèmes «déterministes» peuvent-ils présenter une dynamique d'allure très «chaotique», bien peu compati- ble avec ces rapprochements. De ce point de vue, au contraire, tout indéterminisme foncier est perçu comme réducteur, voire anti-scientifique.

Il va sans dire (tout au moins nous l'espérons) que l'argu- mentation des plus anciens parmi les auteurs évoqués n'est pas altérée par ces différentes conceptions. Certains choix, selon nous, s'ils s'appuient partiellement sur les connaissances scien- tifiques de l'époque, ne sont guère remis en cause par l'évolu- tion de celles-ci.

A propos de la seconde orientation, on pourra consulter, en langue française, un livre de R. Thom et un autre, de l'un de ses disciples (72, 13).

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Niveaux de d e s c r i p t i o n

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INDEX DES THEMES

A acquisition de connaissance 136 alogique (nominalisme) 18

B bien commun (fin commune) 155, 171, 181

C causalité 26, 123, 138 commémoration, tradition 125, 193 conjectures et réfutations 149 contingence et hasard 44, 45, 96, 131 contradiction 62 contrôle 191 conventionnalisme 30 crise 64

D décision 51, 75, 82, 83 délibération 140, 141, 216 dogmatisme 174 doute 15, 215 durée 117

E effets pervers 162 équilibre social 195 épistémologie 110, 112 erreur fertile 20, 37, 57, 158 état de nature 134, 189