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(!4BD64F-eabacj!:O;R Paris Pourquoi la presse étrangère adore détester la capitale CENTRAFRIQUE— LA GUERRE SANS FIN INFORMATIQUE— COMMENT LES PIRATES ONT POURRI MA VIE Russie-UE Ioulia Timochenko, la femme qui divise l’Europe N° 1203 du 21 au 27 novembre 2013 courrierinternational.com Belgique : 3,90 € EDITION BELGIQUE

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Courrier International du 21 novembre 2013

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Paris Pourquoi la presse

étrangère adore détester la capitale

CENTRAFRIQUE— LA GUERRE SANS FININFORMATIQUE— COMMENT LES PIRATES ONT POURRI MA VIE

Russie-UE Ioulia Timochenko, la femme qui divise l’Europe

N° 1203 du 21 au 27 novembre 2013courrierinternational.comBelgique : 3,90 €

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8. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Retrouvez Eric Chol chaque matin à 6 h 55,

dans la chronique “Où va le monde”

sur 101.1 FM

PRES

S A

SSO

CIA

TIO

N

ÉDITORIALÉRIC CHOL

Sommaire

p.38

à la une

SUR NOTRE SITE

www.courrierinternational.com

En couverture :—Dessin de Mikel Casal, Saint-Sébastien.—Photo de Haruyoshi Yamaguchi, Bloomberg/Getty Images.

La ville qui fête les riches

Il n’y a jamais de fin à Paris et le souvenir qu’en gardent tous ceux qui y ont vécu diffère d’une

personne à l’autre”, philosophait Ernest Hemingway dans son recueil de souvenirs Paris est une fête. Jamais de fin sans doute, mais le halo de la Ville lumière n’entoure plus, en ce début de xxie siècle, le même Paris qu’hier. Et, tandis que les clichés lumineux du photographe Brassaï ou les récits d’Hemingway entretiennent la légende d’un Paris canaille, la gentrification et la mondialisation remodèlent la capitale plus vite qu’une armée de bulldozers lancés à l’assaut de la butte Montmartre. Emile Zola se plaignait, il y a presque un siècle et demi, qu’“être pauvre à Paris, c’[était] être pauvre deux fois”. Faut-il alors se féliciter de l’embourgeoisement des quartiers ouvriers ou regretter la disparition des classes populaires ? Car le constat dressé par la géographe Anne Clerval* est sans appel : Paris, trop affairé à gagner des places dans la course des grandes métropoles internationales, a laissé filer le prix du petit noir et s’envoler le coût de la pierre. Débarrassée de ses usines et promue ville mondiale, la capitale trie les siens. Les intellos et les cadres y ont droit de cité, les grandes fortunes aussi. Prière aux ménages moins aisés et aux petits métiers de déguerpir, direction la périphérie. “Le cœur de Paris a ceci de particulier, c’est que chacun le place où il l’entend”, assurait Sacha Guitry. Le problème, c’est que “chacun” n’a plus sa place dans les entrailles parisiennes.

* Paris sans le peuple – La Gentrification de la capitale, Anne Clerval, La Découverte, septembre 2013.

Parispourquoi ils adorent détester la capitale“Une ville de nantis, majoritairement blancs, et de plaisirs prudents”, écrit Steven Erlanger, du New York Times, après cinq ans passés à Paris. Comme lui, de nombreux journalistes étrangers affichent leur désamour.

Téléchargez la nouvelle application de Courrier international sur l’App Store. Retrouvez votre hebdomadaire la veille de sa sortie, ainsi que dix ans d’archives, des contenus multimédias, une navigation par carte interactive et des exclusivités pour les abonnés.BANDE DESSINÉE Le reportage de Patrick Chappatte dans l’usine à K-pop sud-coréenne : “Gangnam Style, arme de séduction massive”.PHOTOGRAPHIE Feuilletez A través de la máscara, le livre consacré à l’évolution du portrait photographique au Mexique.

SUR IPAD

WEBDOC Photo de classe, un webdocumentaire d’Estelle Fenech et Catherine Portaluppi. Et si la diversité était une chance pour l’école ? Une classe de CE2 parisienne s’est lancée dans l’aventure : durant une année, les élèves ont enquêté sur leurs origines, leur histoire familiale, parlé du racisme et de leur identité.

p.28

L’autre Union en EuropeA Vilnius fin novembre, les pays européens d’ex-URSS, Ukraine et Moldavie en tête,

devront décider s’ils restent dans le giron de Moscou ou s’ils opèrent un virage vers l’UE. Au cœur des discussions, le sort de Ioulia Timochenko, ex-Première ministre ukrainienne.

p.48 ÉCONOMIE

Etudiants de tous les pays, venez à nous !Pour renflouer leurs caisses, les universités du monde entier facilitent de plus en plus l’accueil des étudiants étrangers.

VOLS DANS LES NIDS DE COUCOUS

Ils sont une cinquantaine, au Royaume-Uni,

à partager une passion dévorante :

la collection d’œufs d’espèces

protégées. Le New Yorker

raconte la traque de ces oiseaux rares.

p.52

360°

FOCUS

MIK

EL C

ASA

L

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Bon d’abo90 mm x 179,6 mm+ 5 mm fond perdu

Sommaire

← Toutes nos sources Chaque fois que vous rencontrez cette vignette, scannez-la et accédez à un contenu multimédia sur notre site courrierinternational.com (ici, la rubrique “Nos sources”).

Les journalistes de Courrier international sélectionnent et traduisent plus de 1 500 sources du monde entier : journaux, sites, blogs. Ils alimentent l’hebdomadaire et son site courrierinterna-tional.com. Les titres et les sous-titres accompagnant les articles sont de la rédaction. Voici la liste exhaustive des sources que nous avons utilisées cette semaine :

Ha’Aretz Tel-Aviv, quotidien. The Atlantic Washington, mensuel. Business Day Live (www.bdlive.co.za) Johannesburg, en ligne. City Press Johannesburg, hebdomadaire. Al-Eqtisadiah (aleqt.com) Riyad, en ligne. Expresso Lisbonne, hebdomadaire. Financial Times Londres, quotidien. The Globe and Mail Toronto, quotidien. Hindustan Times New Delhi, quotidien. IQ The Economist Vilnius, mensuel. Izvestia Moscou, quotidien. The Jakarta Post Indonésie, quotidien. Mikhak (mikhak.info) Téhéran, en ligne. Al-Monitor (www.al-monitor.com) Washington, en ligne. La Nación Buenos Aires, quotidien. The New Yorker Etats-Unis, hebdomadaire. The New York Times Etats-Unis, quotidien. Ogoniok Moscou, hebdomadaire. Oukraïnsky Tyjden Kiev, hebdomadaire. La República Lima, quotidien. Rzeczpospolita Varsovie, quotidien. Shunpo Hong Kong,

quotidien. Il Sole-24 Ore Milan, quotidien. Der Spiegel Hambourg, hebdomadaire. La Stampa Turin, quotidien. Le Temps Genève, quotidien. Think Africa Press (thinkafricapress.com) Londres, en ligne. Timpul Chisinau, quotidien. La Vanguardia Barcelone, quotidien. Vigousse Lausanne, hebdomadaire. The Wall Street Journal New York, quotidien.

Edité par Courrier international SA, société anonyme avec directoire et conseil de surveillance au capital de 106 400 €. Actionnaire La Société éditrice du Monde. Président du directoire, directeur de la publication : Antoine Laporte. Directeur de la rédaction, membre du directoire : Eric Chol. Conseil de surveillance : Louis Dreyfus, président. Dépôt légal Novembre 2013. Commission paritaire n° 0712c82101. ISSN n°1154-516X Imprimé en France/Printed in France

Rédaction 6-8, rue Jean-Antoine-de-Baïf, 75212 Paris Cedex 13 Accueil 33 (0)1 46 46 16 00 Fax général 33 (0)1 46 46 16 01 Fax rédaction 33 (0)1 46 46 16 02 Site web www.courrierinternational. com Courriel [email protected] Directeur de la rédaction Eric Chol Rédacteurs en chef Jean-Hébert Armengaud (16 57), Claire Carrard (édition, 16 58), Odile Conseil (déléguée 16 27), Rédacteurs en chef adjoints Catherine André (16 78), Raymond Clarinard, Isabelle Lauze (hors-séries, 16 54) Assistante Dalila Bounekta (16 16) Rédactrice en chef technique Nathalie Pingaud (16 25) Direction artistique Sophie-Anne Delhomme (16 31) Directeur de la communication et du développement Alexandre Scher (16 15) Conception graphique Javier Errea Comunicación

Europe Catherine André (coordination générale, 16 78), Danièle Renon (chef de service adjointe Europe, Allemagne, Autriche, Suisse alémanique, 16 22), Gerry Feehily (Royaume-Uni, Irlande, 16 95), Lucie Geff roy (Italie, 16 86), Nathalie Kantt (Espagne, Argentine, 16 68), Hugo dos Santos (Portugal, 16�34)Iwona Ostapkowicz (Pologne, 16 74), Caroline Marcelin (chef de rubrique, France, 17 30), Iulia Badea-Guéritée (Roumanie, Moldavie, 19 76), Wineke de Boer (Pays-Bas), Solveig Gram Jensen (Danemark, Norvège), Alexia Kefalas (Grèce, Chypre), Mehmet Koksal (Belgique), Kristina Rönnqvist (Suède), Agnès Jarfas (Hongrie), Mandi Gueguen (Albanie, Kosovo), Miro Miceski (Macédoine), Kika Curovic (Serbie, Monténégro, Croatie, Bosnie-Herzégovine), Marielle Vitureau (Lituanie), Katerina Kesa (Estonie) Russie, est de l’Europe Laurence Habay (chef de service, 16 36), Alda Engoian (Caucase, Asie cen-trale), Larissa Kotelevets (Ukraine) Amériques Bérangère Cagnat (chef de service, Amérique du Nord, 16 14), Gabriel Hassan (Etats-Unis, 16 32), Anne Proenza (chef de rubrique, Amérique latine, 16 76), Paul Jurgens (Brésil) Asie Agnès Gaudu (chef de service, Chine, Singapour, Taïwan, 16 39), Christine Chaumeau (Asie du Sud-Est, 16 24), Ingrid Therwath (Asie du Sud, 16 51), Ysana Takino (Japon, 16 38), Kazuhiko Yatabe (Japon), Zhang Zhulin (Chine, 17 47), Elisabeth D. Inandiak (Indonésie), Jeong Eun-jin (Corées) Moyen-Orient Marc Saghié (chef de service, 16 69), Ghazal Golshiri (Iran), Pascal Fenaux (Israël), Philippe Mischkowsky (pays du Golfe), Pierre Vanrie (Turquie) Afrique Sophie Bouillon (16 29), Hoda Saliby (chef de rubrique Maghreb, 16 35), Chawki Amari (Algérie) Transversales Pascale Boyen (chef des informations, Economie, 16 47), Catherine Guichard (Economie, 16 04), Anh Hoà Truong (chef de rubrique Sciences et Innovation, 16 40), Gerry Feehily (Médias, 16 95), Virginie Lepetit (Signaux) Magazine 360° Marie Béloeil (chef des informations, 17 32), Virginie Lepetit (chef de rubrique Tendances, 16 12), Claire Maupas (chef de rubrique Insolites 16 60), Raymond Clarinard (Histoire), Catherine Guichard Ils et elles ont dit Iwona Ostapkowicz (chef de rubrique, 16 74)

Site Internet Hamdam Mostafavi (chef des informations, responsable du web, 17 33), Carolin Lohrenz (chef d’édition, 19 77), Carole Lyon (rédactrice multimédia, 17 36), Paul Grisot (rédacteur multimédia, 17 48), Pierrick Van-Thé (webmestre, 16 82), Marie-Laëtitia Houradou (responsable marketing web, 1687), Patricia Fernández Perez (marketing) Agence Cour rier Sabine Grandadam (chef de service, 16 97) Traduction Raymond Clarinard (rédac-teur en chef adjoint), Hélène Rousselot (russe), Isabelle Boudon (anglais, allemand), Françoise Escande-Boggino (japonais, anglais), Caroline Lee (anglais, allemand, coréen), Françoise Lemoine-Minaudier (chinois), Julie Marcot (anglais, espagnol, portugais), Marie-Françoise Monthiers (japonais), Mikage Nagahama (japonais), Ngoc-Dung Phan (anglais, italien, vietnamien), Olivier Ragasol (anglais, espagnol), Danièle Renon (allemand), Mélanie Sinou (anglais, espagnol), Leslie Talaga (anglais, espagnol) Révision Jean-Luc Majou-ret (chef de service, 16 42), Marianne Bonneau, Philippe Czerepak, Fabienne Gérard, Françoise Picon, Philippe Planche, Emmanuel Tronquart (site Internet) Photo graphies, illustrations Pascal Philippe (chef de service, 16 41), Lidwine Kervella (16 10), Stéphanie Saindon (16 53) Maquette Bernadette Dremière (chef de service), Catherine Doutey, Nathalie Le Dréau, Gilles de Obaldia, Josiane Petricca, Denis Scudeller, Jonnathan Renaud-Badet, Alexandre Errichiello, Céline Merrien (colorisation) Cartographie Thierry Gauthé (16 70) Infographie Catherine Doutey (16 66) Calligraphie Hélène Ho (Chine), Abdollah Kiaie (Inde), Kyoko Mori (Japon) Informatique Denis Scudeller (16 84) Directeur de la production Olivier Mollé Fabrication Nathalie Communeau (direc trice adjointe), Sarah Tréhin (responsable de fabrication) Impression, brochage Maury, 45330 Malesherbes

Ont participé à ce numéro Edwige Benoit, Valérie Brunissen, Devayani Delfen-dahl, Monique Devauton, Mélanie Guéret, Mira Kamdar, Laurent Laget, Carole Lembezat, Jean-Baptiste Luciani, Lucie Mayen, François Mazet, Corentin Pennarguear, Polina Petrouchina, Hélène Rousselot

Secrétaire général Paul Chaine (17 46) Assistantes Claude Tamma (16 52), Sophie Nézet (partenariats, 16 99), Sophie Jan Gestion Bénédicte�Menault-Lenne�(responsable,�16�13) Comptabilité 01 48 88 45 02 Responsable des droits Dalila Bounekta (16 16) Ventes au numéro Responsable publications Brigitte Billiard Direction des ventes au numéro Hervé Bonnaud Chef de produit Jérôme Pons (0 805 05 01 47, fax : 01 57 28 21 40) Diff usion inter nationale Franck-Olivier Torro (01 57 28 32 22) Promotion Christiane Montillet Marketing Sophie Gerbaud (directrice, 16 18), Véronique Lallemand (16 91), Lucie Torres (17 39), Romaïssa Cherbal (16 89)

360° 52. Reportage. Vols dans les nids de coucous56. Plein écran. “Psy n’est pas sorti de nulle part”58. Histoire. La révolution du café60. Tendances. Le Canada n’est plus hockey62. Culture. L’ardoise magique d’Antonio Tabucchi

PrécisionUne coupe malencontreuse dans l’article Les Haïtiens parias chez les Dominicains (CI n° 1202, page 22) a transformé “le massacre historique de plusieurs dizaines de milliers d’Haïtiens” sous la dictature de Trujillo en celui de “plusieurs dizaines d’Haïtiens”. Nous présentons nos excuses à nos lecteurs.

7 jours dans le monde10. Australie-Indonésie. Lignes brouillées

12. Portrait. La bonne fée de Mandela

13. Controverse. Réduire l’écart des salaires par la loi, bonne idée ?

D’un continent à l’autre— ASIE 14. Philippines. L’aide humanitaire, toute une diplomatie15. Chine. L’économie à droite, la politique à gauche 16. Inde. Inutile d’étouff er la presse

— AMÉRIQUES 18. Argentine. Petites recettes de coke familiale20. Etats-Unis. L’Obamacare, une épine dans le pied démocrate

— MOYEN-ORIENT22. Iran. La stratégie de la répétition24. Arabie Saoudite. La grande chasse aux clandestins

— AFRIQUE26. République centrafricaine. Après l’anarchie, la guerre

— EUROPE 28. Diplomatie. Un choix de civilisation32. Portugal. La loterie du fi sc

— BELGIQUE 34. Partis. Comment ils sont devenus confédéralistes

A la une38. Paris. Pourquoi ils adorent

détester la capitale

Transversales44. Médias. Le jour où la vie

d’Uwe Buse a basculé

48. Economie. Etudiants

de tous les pays, venez à nous !

50. Ecologie. Pipelines et baleines

51. Signaux. La couleur des sentiments

GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBLCOURRIER INTERNATIONAL pour la Belgique et le Grand Duché de Luxembourg est commercialisé par le GEIE COURRIER INTERNATIONAL EBL qui est une association entre la société anonyme de droit français COURRIER INTERNATIONAL et la société anonyme de droit belge IPM qui est l’éditeur de La Libre Belgique et de La Dernière Heure Les Sports. Co-gérant Antoine LaporteCo-gérant et éditeur responsable François le HodeyDirecteur général IPM Denis PierrardCoordination rédactionnelle Pierre Gilissen

+ 32 2 744 44 33Ouvert les jours ouvrables de 8h à 14h.Rue des Francs, 79 — 1040 BruxellesPublicité RGP Marie-France Ravet [email protected] + 32 497 31 39 78Services abonnements [email protected] + 32 2 744 44 33 / Fax + 32 2 744 45 55Libraires + 32 2 744 44 77Impression IPM PrintingDirecteur Eric Bouko + 32 2 793 36 70

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1 décembre 2013.

Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 2013 9

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Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

SOURCE

THE JAKARTA POSTJakarta, IndonésieQuotidien, 40 000 ex.The Jakarta Post a été fondé en 1983. De langue anglaise, il avait à l’origine pour mission de présenter l’Indonésie aux étrangers. Avec les transformations politiques et sociologiques du pays, il s’emploie aujourd’hui à “promouvoir une société civile plus humaine en Indonésie”.

Présidentielle chilienne : duel de femmes

CHILI — “Bachelet gagne avec une large avance, mais Matthei réussit à accéder au second tour”, titrait le quotidien de Santiago au lende-main du premier tour de l’élec-tion présidentielle. La socialiste Michelle Bachelet, candidate de la Nueva Mayoría (NM, coali-tion de gauche), déjà présidente entre  2006 et  2010, a obtenu 46,7 % des suffrages, contre 25 % à sa rivale de droite, Evelyn Matthei. Le duel entre les deux femmes – inédit au Chili – aura donc lieu le 15 décembre prochain, date du second tour.

Mort d’Arafat : la Palestine veut une enquête internationale

TERRITOIRES PALESTINIENS — Le président de l’Autorité palesti-nienne, Mahmoud Abbas, a réclamé une enquête internationale sur la mort de Yasser Arafat (en 2004), rapporte le journal de Ramallah Al-Hayat Al-Jadida. Cette demande a été formulée à la veille de la visite de François Hollande en Cisjordanie, lundi 18 novembre. La France est concernée au pre-mier chef, puisque c’est dans un hôpital parisien que l’ancien leader palestinien a été transféré avant de mourir. Un laboratoire suisse a récemment conclu à une concen-tration anormalement élevée de polonium dans sa dépouille, relan-çant la thèse d’un assassinat par empoisonnement.

—The Jakarta Post (extraits) Jakarta

L ’affaire qui a éclaté dans les médias australiens le 18 novembre [sur la base de documents fournis par l’an-

cien employé de la National Security Agency américaine Edward Snowden] montre bien que, en dépit de toutes les grandes déclara-tions d’amitié de la part de dirigeants aus-traliens passés et présents, l’Indonésie, à leurs yeux, continue d’être “eux” plutôt que “nous”. Il est courant de collecter des renseignements stratégiques, et rien n’est plus banal que de récupérer et d’analyser des informations pour évaluer les inten-tions d’un adversaire potentiel.

L’Australie a signé le pacte des “cinq yeux”, avec les Etats-Unis, le Royaume-Uni, le Canada et la Nouvelle-Zélande. Né juste avant la guerre froide, ce pacte s’appuie sur l’interception des communications et le recours commun au réseau d’analyse du renseignement Echelon. Il est de notoriété publique que chacun des cinq pays sert “d’yeux et d’oreilles” aux autres pour la collecte de renseignements (l’espionnage) dans la région où il est situé.

Mais, dans les années 1990, Paul Keating, le Premier ministre australien de l’époque, avait annoncé une réorientation straté-gique dans le positionnement de son pays sur la scène internationale. “Pour l’Austra-lie, aucun pays n’est plus important que l’In-donésie”, avait-il déclaré, ce qu’ont confirmé ses divers successeurs.

Si l’Indonésie a fait preuve de tant de naïveté, elle ne peut s’en prendre qu’à elle-même. Peut-être les Indonésiens ont-ils cru que les Australiens considéreraient comme dégradant de continuer à espionner pour les Etats-Unis en cette nouvelle ère de coopé-ration. Tout cela ne montre qu’une chose, c’est que, si le monde a changé, la mentalité australienne, elle, reste la même.

Outre le fait que le téléphone portable de la première dame ait été mis sur écoute, l’espionnage des dirigeants indonésiens a ceci de parfaitement odieux qu’il s’est poursuivi après la signature du traité de Lombok, en 2006, censé établir un cadre de coopération en matière de sécurité entre les deux pays. “J’aimerais vraiment qu’on m’explique en quoi une conversa-tion privée impliquant le président de la république d’Indonésie ou la première dame peut avoir la moindre incidence sur la sécurité de l’Australie”, s’est indigné

le 18 novembre Marty Natalegawa, le ministre des Affaires étrangères.

Le mal est fait et Jakarta a eu raison de rappeler son ambassadeur à Canberra. Tony Abbott, le Premier ministre australien, ne peut pas se contenter de rester en retrait et de jouer sur les mots, comme il le fait depuis quelques jours chaque fois qu’on l’interroge sur les activités de collecte de renseigne-ments. Il doit reconnaître les faits, même s’il ne va pas jusqu’à s’excuser. Entre nos deux pays, la confiance est entamée. Abbott doit résolument faire la preuve que l’Aus-tralie est prête à changer d’attitude vis-à-vis de l’Indonésie et de l’Asie du Sud-Est.

En 1994, quand il est venu en visite dans notre pays, le Premier ministre austra-lien de l’époque avait demandé : “Pourquoi ne pouvons-nous pas être amis ?” Eh bien, aujourd’hui, il a peut-être la réponse. De même que l’Indonésie peut être amie avec les Etats-Unis sans être leur alliée, elle

s’aperçoit qu’elle peut être voisine avec l’Australie mais qu’il est de plus en plus difficile d’être amie avec elle.

—Meidyatama Suryodiningrat*Publié le 19 novembre

* Rédacteur en chef du Jakarta Post.

7 jours dansle monde.AUSTRALIE-INDONÉSIE

Lignes brouilléesLa révélation de la mise sur écoute du président indonésien par l’Australie bouleverse l’équilibre fragile des relations entre les deux Etats. L’ambassadeur d’Indonésie a été rappelé.

↓ Dessin de Falco, Cuba.

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7 JOURS.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

PARTOUT

AILLEURSERIC VALMIR

LE VENDREDI À 19H20

LA VOIXEST

LIBREen partenariat avec

Le maire de Toronto furieuxCANADA — Le 18 no- vembre, le conseil muni-cipal de Toronto a décidé de priver le maire de la ville d’une partie de ses prérogatives. Tombé en disgrâce après ses aveux sur ses abus d’alcool et de crack, Rob Ford devient, de fait, un maire sans pouvoirs. Furieux, il a comparé le conseil municipal à l’ex-dictateur irakien Saddam Hussein. Une posture à l’image d’un Rob Ford croqué en Godzilla à la une du magazine conserva-teur Maclean’s.

C’est la somme, en euros, que doivent verser les ressortissants non européens pour obtenir un passeport maltais et, de ce fait, devenir citoyens européens. Tout juste approuvée par le Parlement maltais, la loi provoque une intense polémique. “La Valette a trouvé un modèle économique qui rapporte gros pour remplir les caisses de l’Etat” (jusqu’à 30 millions d’euros de recettes par an), commente le quotidien viennois Die Presse. Rien n’est demandé en échange de la nationalité : ni d’être résident ni d’investir dans le pays.

LA PHOTO DE LA SEMAINE

Attentat meurtrier à Beyrouth

Voitures en feu, corps calcinés, débris sur la route, “la terreur est de retour dans la capitale libanaise”, a réagi le quotidien L’Orient-Le Jour. Mardi 19 novembre, un double attentat a été perpétré dans la banlieue sud de Beyrouth (fi ef du Hezbollah), près de l’ambassade d’Iran, principal allié du régime syrien. L’attaque a été revendiquée par un groupe lié à Al-Qaida. Selon le dernier bilan, on compte au moins 23 morts et 146 blessés.

DR

ILS PARLENTDE NOUS

BOUBACAR SANSO BARRY est éditorialiste pour le site d’information Guinée Conakry Info

“Sahel : la France change de stratégie”Manuel Valls a eff ectué une visite éclair dans quatre pays d’Afrique de l’Ouest. Comment avez-vous perçu cette visite ?Comme une suite logique de l’intervention française dans le nord du Mali menée en début d’année [l’opération Serval]. Quand Hollande est arrivé au pouvoir, il s’est présenté comme celui qui laisserait l’Afrique aux Africains, pour se démarquer de Nicolas Sarkozy, très interventionniste. Finalement, le Mali s’est imposé à lui, et aujourd’hui on observe un retour de la France en Afrique. Evidemment, cette présence s’explique par bien d’autres enjeux que la seule lutte contre le terrorisme.Le ministre de l’Intérieur a eu droit à un protocole d’Etat. Pensez-vous qu’il s’agissait surtout d’une opération de communication ?Cet aspect des choses a été évoqué au sein de notre rédaction. Est-ce le ministre de l’Intérieur, le premier-ministrable ou même le présidentiable qui s’est rendu en Afrique de l’Ouest ? Très critiqué en France, Manuel Valls a mis à profit cette visite pour redorer son image.La volonté affi chée de Valls d’accroître la coopération de la France avec la police et la gendarmerie au Mali et en Mauritanie signe-t-elle un changement de stratégie pour sécuriser le Sahel ?L’ opération Serval devait être ponctuelle, consistant à aider l’armée malienne à repousser l’off ensive des groupes armés islamistes qui ont pris le contrôle du nord du pays. Mais la France a pris conscience que le recours à l’armée n’était pas suffi sant. Dans le cadre de la lutte antiterroriste, Manuel Valls a proposé de former des forces de sécurité. C’est eff ectivement un changement de stratégie. Il veut agir de manière préventive pour éviter de procéder à des frappes ponctuelles. Il veut inscrire la coopération dans la durée. C’est une profession de foi, il faudra voir si ce n’est pas qu’un vœu pieux.—

Opération à haut risque à FukushimaJAPON — Deux ans et demi après la catastrophe nucléaire de Fukushima, l’opérateur de la centrale accidentée, Tokyo Electric Power Company (Tepco), a commencé, lundi 18 novembre, le retrait des 1 533 barres de com-bustible situées dans la piscine du réacteur 4. Une étape cruciale dans le démantèlement de la cen-trale. “L’opération est très déli-cate car le site est jonché de débris depuis l’explosion, ce qui augmente le risque d’endommager les combus-tibles”, explique le quotidien Nihon Keizai Shimbun. Une fois retirées, ces barres seront déposées dans une autre piscine située à envi-ron 100 mètres de l’unité 4. Selon Tepco, cette opération durera au moins un an.

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7 JOURS Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

ILS FONT L’ACTUALITÉ

ILS/ELLES ONT DIT

DR

DR

FANATIQUE“Accorder l’asile à des clandestins est la preuve d’une faiblesse de la foi de la personne.” Le cheikh

Abdul Aziz Al-Cheikh, grand mufti d’Arabie Saoudite, stigmatise ceux qui cacheraient les illégaux pendant

que les autorités se livrent à la chasse aux

immigrés clandestins. (Arabian Business, Dubaï ; lire l’article p. 28)

LUNATIQUE“C’est à peu près ça.” Joseph Paul Franklin, tueur en série américain, adepte du suprémacisme blanc, à propos du nombre de ses victimes : 22 au total, parmi lesquelles deux enfants âgés de 13 et 14 ans. “Maintenant, je regrette de les avoir abattus”, dit-il. L’exécution de celui qui a tenté d’assassiner Larry Flint, célèbre producteur de fi lms porno, a été fi xée au 20 novembre 2013.(CNN, Atlanta)

POLYGLOTTE“Je tiens à préciser qu’à la Banque du Liban on sait parfaitement écrire le français.” Riad Salamé, gouverneur de la banque centrale du pays, à propos du nouveau billet de 50 000 livres, imprimé en Grande-Bretagne, commémorant “70 ans d’independence” du Liban, qui entrera en circulation malgré les fautes. (L’Orient-Le Jour, Beyrouth)

FAUX JETON“John Kerry est un bon ami, mais quand il s’agit de l’Iran ce type est un vrai boulet de démolition.” John McCain, sénateur républicainet ex-candidat à la présidence des Etats-Unis, à propos du rôle joué par le secrétaire d’Etat, démocrate, dans les négociations multilatérales avec l’Iran. Le troisième round devait commencer le 20 novembre, à Genève. (Fox News, New York)

↓ Graça Machel. Dessin de Schot, Pays-Bas,pour Courrier international.

Le héros antiapartheid se trouve dans un état “stable” mais critique, a récemment indiqué la présidence sud-africaine. A son chevet depuis des mois, son épouse est devenue une icône.

Graça MachelLa bonne fée de Nelson Mandela

encore tout cela. “Notre relation est si douce, si complète, si natu-relle, déclarait-elle en 1998. Nous l’apprécions à sa juste valeur, nous savons ce que c’est que de vivre sans.”

“La grâce, voilà le premier mot qui vient à l’esprit quand on pense à Graça Machel, a déclaré Desmond Tutu. C’est une épouse gracieuse, une féministe gracieuse, une per-sonne gracieuse. Gracieuse, incon-testablement, mais qu’il ne faudrait certainement pas traiter par-dessus la jambe, ni sous-estimer.”

—Charl Blignaut, Bienne Huisman et Xolani Mbanjwa

Publié le 7 juillet

“Quand j’ai commencé à parler, il a ouvert les yeux. Il était parfai-tement conscient. Graça m’a assuré que Nelson m’entendait. ‘Il te parle, il répond, disait-elle. Simplement, il ne peut pas remuer les lèvres’”, raconte Denis Goldberg, préci-sant que c’était à cause de son intubation.

Graça Machel l’a fait sortir de la chambre de Madiba au bout de dix minutes en déclarant que “ça suffi [sait]”. Les vétérans de la lutte contre l’apartheid ont ensuite dis-cuté avec elle dans le couloir.

Malgré l’épuisement, Graça Machel continue de remplir ses obligations. Lors du lancement du Nelson Mandela Sport and Culture Day, son vieil ami Njabulo Ndebele était présent. “Cela fai-sait quelque temps que je ne l’avais pas vue. Ce jour-là, elle était l’incar-nation du calme et de la dignité, et elle a prononcé un discours sincère qui n’avait rien d’une mise en scène.”

Pour lui, le couple Madiba-Graça est l’une des plus belles his-

toires d’amour de ce siècle. “Je me souviens des premières photos, quand le monde a commencé à comprendre qu’ils étaient ensemble. De

parfaits amoureux, cela se voyait sur leur visage. Ils se tenaient par la main, comme des jeunes gens.”

Lorsqu’il allait les voir à Noël à Qunu [le village natal de Mandela], les échanges de Njabulo Ndebele avec Madiba se révélaient parfois diffi ciles.

“Plusieurs fois, quand un silence s’installait, Madiba se met-

tait à demander : ‘Où est Graça ?’ Elle venait, et il lui passait la main dans les cheveux, tendrement. J’ai

eu l’impression qu’il était devenu très dépendant d’elle,

qu’elle était une grande source de réconfort et de soutien.”

Si l’histoire d’amour perd en intensité, Graça Machel reste

—City Press (extraits) Johannesburg

Pendant toute la durée de l’hospitalisation de Nelson Mandela au Medi-Clinic

Heart Hospital, Graça Machel n’a jamais été loin de son mari alité pendant plus de trois heures. On pensait qu’elle avait une chambre à côté de la sienne, mais on a appris qu’elle dormait en fait au chevet de Madiba, dans un fauteuil.

Selon des proches, son dévoue-ment pour son second mari est sans limite. “Les Sud-Africains ont une énorme dette envers Graça Machel pour la joie qu’elle apporte à Nelson Mandela depuis leur mariage, a déclaré l’archevêque émérite Desmond Tutu. Et elle a non seulement apporté de la joie à Madiba, mais en outre elle n’a cessé de se démener pour réunir la famille Mandela.” En juillet, le couple a fêté son 15e anniversaire de mariage.

Elle roule dans un vieux modèle de classe C qui contraste avec les voitures f lam-bant neuves dans les-quelles se montrent d’autres membres de la famille. A en croire Zelda la Grange, l’as-sistante personnelle de Nelson Mandela, le rôle de Graça Machel est essentiel. “Madiba veut toujours la savoir à proximité. Elle est une source de stabilité émotion-nelle pour lui, et pour bien d’autres parmi nous.”

C’est à sa demande que Denis Goldberg, l’un des plus vieux amis de Nelson Mandela, condamné à ses côtés lors du procès de Rivonia [en 1964], est venu le voir à l’hôpital. Graça s’est tenue au pied du lit tout le temps qu’il e s t r e s t é pour parler à son vieux camarade.

Partenariat“PLOT FOR PEACE”Le fi lm nous emmène dans les coulisses des négociations qui ont mené

à la libération de Nelson Mandela et à la fi n de l’apartheid. Ce documentaire se concentre sur un seul homme, le Français Jean-Yves Ollivier, qui s’était donné comme mission d’“amener les Afrikaners à voir la réalité en face” : le système d’apartheid n’était pas viable. Etait-il un espion bénéfi ciant d’une confi ance privilégiée sous le gouvernement Chirac ? Un homme d’aff aires qui souhaitait seulement voir les sanctions contre l’Afrique du Sud abolies et qui agissait pour ses propres intérêts ? Plot for Peace est un voyage intéressant dans l’univers de la diplomatie parallèle et de la Françafrique des années 1980.Sortie en France le 20 novembre, 85 min.Réalisé par Mandy Jacobson et Carlos Agulló.

12.

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CHRISTINE OCKRENT

ET LES MEILLEURS EXPERTS NOUS RACONTENT LE MONDE

CHAQUE SAMEDI, 12H45-13H30franceculture.fr

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exploités et dénigrés comme de vulgaires demandeurs d’asile.

Il faut dire que les grands managers ne font rien pour déjouer le complot populiste des abominables gauchistes. Avec son para-chute de 72 millions [qui lui a été octroyé lorsqu’il a quitté la tête de Novartis], Daniel Vasella avait fait décoller l’initiative Minder. Aujourd’hui, les salaires des patrons de Roche (261 fois le revenu le plus bas dans l’entreprise), de Nestlé (238 fois) ou d’ABB (225 fois) semblent de nature à légitimer le débat sur des rémunérations plus équitables. Grave erreur : si par malheur l’initiative passait, l’apocalypse serait programmée.

Heureusement, au cas où l’artillerie des opposants ne suffirait pas à faire taire dans les urnes l’envie d’une meilleure répartition des revenus, l’Usam [le syndicat des PME suisses] a une solution : les entreprises scin-deront leurs activités en deux ou plusieurs sociétés différentes, selon le principe des poupées russes. On verrait ainsi Nestlé net-toyages, Nestlé commerce, Nestlé recherche et développement, Nestlé direction, etc., avec au sein de chacune de ces poupées, l’écart réglementaire de 1 :12. A la tête de Nestlé direction, le patron continuerait de gagner 238 fois plus que l’employé subalterne de Nestlé nettoyages. Astucieux, propre, en ordre, rien ne dépasse et la volonté expri-mée du citoyen trépasse.

Mais quand on prévoit de détourner une loi avant même qu’elle soit votée, c’est qu’on a un peu les chocottes, non ?

—Jean-Luc WengerPublié le 8 novembre

nuisent à la cohésion sociale et sapent les bases d’une démocratie dont la mission est de protéger les plus faibles. La réponse de ceux qui sont à l’initiative de ce texte est inappropriée et contre-productive. L’impôt, la formation et des mesures ciblées offrent un éventail de solutions beaucoup plus importantes et fines pour accompagner les mutations sociales.

Nous devons être sévères avec l’initiative 1 :12 car elle veut punir les uns pour mieux calmer la frustration des autres. En cela, elle répond aux critères d’une démarche populiste que les extrêmes de gauche et de droite brandissent pour exister. Hier les étrangers, demain les “riches” ?

—Pierre VeyaPublié le 1er novembre

OUI

Un débat légitime

—Vigousse Lausanne

Quand on sort les canons lourds pour tuer une mouche, l’heure est grave. C’est un peu l’impression que donnent

les opposants à l’initiative 1 :12. Ainsi Jean-Claude Biver [président de l’entreprise d’hor-logerie Hublot] assène-t-il, tout en nuances : “C’est l’Union soviétique”. C’est que, de son hublot, l’horloger considère de très haut les idées des Jeunes Socialistes [qui sont à l’origine de cette initiative]. Il partage l’opinion de l’actuel rédacteur en chef du journal, Pierre Veya, qui cite à l’envi cette phrase de l’ancien conseiller fédéral Hans-Peter Tschudi : “Les riches n’ont pas besoin de l’AVS [l’assurance vieillesse], mais l’AVS a besoin des riches”. Et d’en conclure : “Cette initiative répond aux critères d’une démarche populiste que les extrêmes de gauche et de droite brandissent pour exister. Hier les étran-gers, demain les ‘riches’ ?” Pauvres riches,

des assurances sociales, principe qui veut que les prélèvements touchent sans limite tous les niveaux de revenus mais que le montant des prestations soit plafonné au-delà de certains revenus. Comme le disait le conseiller fédéral Hans Peter Tschudi, “les riches n’ont pas besoin de l’AVS [l’assurance vieillesse], mais l’AVS a besoin des riches”.

De plus, nul ne peut ignorer que des mul-tinationales délocaliseront leurs directions et priveront la Suisse des retombées indi-rectes de leurs quartiers généraux. En termes purement sociaux, 1 :12 revient à infliger aux classes moyennes un autogoal fiscal garanti. L’idée de limiter les hauts reve-nus pour redistribuer les dividendes vers le bas de l’échelle est naïve et fausse dans la réalité. C’est même l’inverse qui est vrai. Les études empiriques montrent que les bas salaires existent surtout dans les PME et très rarement dans les grandes socié-tés, qui, à l’exception des secteurs à faible valeur ajoutée, concentrent des emplois très qualifiés et peu de rémunérations basses.

L’initiative 1 :12 a en fait un seul mérite collatéral. Elle nous oblige à réfléchir sur les inégalités qui, si elles s’accroissent trop,

NON

Une démarche populiste

—Le Temps Genève

L’initiative des Jeunes Socialistes dite “1 :12” n’est ni une utopie sympa-thique ni banale dans son principe.

Elle s’inscrit dans la mouvance qui a porté à son succès l’initiative Minder [adoptée le 3 mars 2013, cette initiative “contre les rému-nérations abusives” vise à faire voter l’en-semble des rémunérations des directions et conseils d’administration des entre-prises suisses par l’assemblée générale]. Elle veut interdire, au-delà d’une certaine limite, les écarts salariaux et limiter le droit d’une infime minorité de toucher un salaire que la communauté jugerait “indécent” ou “inéquitable”. Cela au nom d’un argument moral discutable. Pour la première fois dans ce pays, et sans doute au monde, un peuple déciderait qu’être “riche” ou bénéficier d’un haut revenu serait hors la loi. C’est évidem-ment absurde et profondément choquant au plan philosophique. Et pour tout dire, une atteinte fondamentale à la liberté indi-viduelle et d’entreprendre garantie par la Constitution.

La mesure serait-elle (au moins) efficace sur le plan économique ? Pas plus que les salaires minimaux n’ont permis dans les pays qui les pratiquent de lutter contre la pauvreté et la précarité, l’initiative 1 :12 ne doit faire illusion. Elle ruine l’effort de soli-darité remarquable inscrit dans le système

↓ Dessin de Chappatte paru dans Le Temps, Genève.CONTROVERSE

Réduire l’écart des salaires par la loi, bonne idée ?Les Suisses se prononceront le 24 novembre sur l’initiative “1 :12”, qui veut empêcher qu’au sein d’une entreprise un salarié gagne en un an moins que ce que son patron touche en un mois. Vif débat assuré !

SOURCE

VIGOUSSELausanne, SuisseHebdomadaire, 10 000 ex.“Le petit satirique romand”, comme il se définit lui-même, fêtera ses 4 ans en décembre. Créé par le dessinateur Thierry Barrigue, Vigousse (“vigoureux”)revendique un regard différent et critique sur l’actualité suisse. Des humoristes – comme Laurent Flutsch et Patrick Nordmann –, de nombreux dessinateurs, des enquêtes (sur les armes à sous-munitions suisses, récemment) ; autant d’éléments qui en font – toutes proportions gardées ! – un jeune “Canard enchaîné” d’outre-Sarine.

7 JOURS.Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 2013 13

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1 . Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Philippines. L’aide humanitaire, toute une diplomatieLes Etats-Unis et le Japon ont été prompts à porter secours aux Philippins frappés par le typhon Haiyan quand la Chine brillait par sa pingrerie. Une erreur stratégique que celle-ci rattrapera difficilement.

Amériques. .......Moyen-Orient. .... 22Afrique. .........Europe . ..........

d’uncontinentà l’autre.asie

—The New York Times (extraits) New York

Le porte-avions américain George Washington est arrivé aux Philippines – ses 5 000 marins et 80 appareils

ont commencé à transporter les secours vers les zones dévastées – et les Etats-Unis ont promis 20 millions de dollars d’aide huma-nitaire. Le Japon a envoyé une force navale d’un millier d’hommes. C’est la plus impor-tante opération de secours qu’il ait jamais réalisée à la suite d’une catastrophe. Et l’Il-lustrious, un porte-hélicoptères britannique transportant des appareils, des profession-nels de la santé et 32 millions de dollars d’aide, fait également route vers l’archipel. [A l’heure où nous mettons sous presse, le bilan provisoire s’établit à 3 900 morts et plus de 580 000 déplacés.]

Cette mobilisation des pays étrangers en faveur des centaines de milliers de Philippins privés de toit et de nourriture depuis le pas-sage du typhon Haiyan, le 8 novembre, prend l’allure d’une monumentale démonstration des largesses internationales – un numéro destiné à montrer à la puissance enregis-trant la plus forte croissance de la région, la Chine, qu’ils font mieux qu’elle. Pékin a porté à 1,6 million sa contribution aux secours, après avoir été qualifié de pingre lorsque ses premiers dons se limitaient à 100 000 dollars. Le typhon, décrit comme la pire catastrophe naturelle de l’histoire récente des Philippines, apparaît comme un épisode du concours de soft power qui se déroule ces derniers temps en Asie.

La Chine prodigue son aide aux pays qu’elle perçoit comme des amis proches : elle est devenue le premier prêteur de l’Afrique, a secouru le Pakistan après le séisme de sep-tembre et se montre encore plus généreuse avec ses voisins asiatiques. Mais le typhon a dévasté le pays que la Chine considère comme son ennemi juré dans le bras de fer juridique, diplomatique et parfois mili-taire auquel les deux pays se livrent pour contrôler des îles minuscules mais straté-giques situées en mer de Chine méridionale.

L’an dernier, des navires chinois et phi-lippins se sont défiés à proximité du récif de Scarborough, et les Philippines ont irrité la Chine en portant le différend devant un tri-bunal international. Pour aggraver encore les choses, Manille a annoncé il y a quelques mois le don de 10 patrouilleurs par le Japon et a exprimé son soutien au projet de Tokyo de renforcer ses liens militaires avec les pays de la région ; par ailleurs, les Philippines sont en pourparlers avec les Etats-Unis pour le stationnement d’un plus grand nombre de soldats américains sur leur sol.

C’est au tour de la Chine de se retrouver aujourd’hui sur la sellette, peu de temps après les déboires rencontrés par les Etats-Unis dans la lutte d’influence pour la maîtrise du Pacifique. A l’automne, le président Obama a dû annuler une visite très médiatisée dans la région pour faire face au shutdown qui paralysait l’administration américaine,

un événement que beaucoup en Asie ont vu comme un signe du dysfonctionnement des Etats-Unis. Aussi, quand le typhon a frappé un vieil allié, le Pentagone n’a pas perdu de temps pour faire assaut de générosité. “Il n’y a pas d’autre armée ni d’autre marine au monde qui puisse faire ce que nous faisons”, a déclaré un responsable américain.

Selon Michael Kulma, expert de l’Asie-Pacifique auprès de l’Asia Society, à New York, les réticences de la Chine à fournir une aide plus importante vont réduire ses chances d’impressionner favorablement les Etats-Unis. “Au tout début, la Chine avait l’oc-casion de s’engager, explique-t-il. Les Chinois auraient pu finir par donner davantage. Mais en fin de compte ils n’ont pas fait grand-chose.”

Voilà des années que la croissance de la Chine influe sur la situation géopolitique de la région. Il est arrivé que sa puissance joue contre elle, y compris aux Philippines, où la bataille autour de territoires maritimes a affaibli la méfiance vis-à-vis du Japon et les souvenirs amers de l’invasion japonaise durant la Seconde Guerre mondiale.

En annonçant leur aide tout de suite après le passage du typhon [le 12 novembre], les dirigeants japonais l’ont présentée comme une opération humanitaire, même s’ils ont reconnu qu’elle contribuait à renforcer leurs liens de sécurité. “Les Philippines sont géo-graphiquement proches du Japon et consti-tuent un partenaire stratégique important”, a déclaré le ministre de la Défense japonais, Itsunori Onodera.

Mais, selon certains analystes, un fac-teur déterminant dans le montant de l’aide offerte par la Chine a été l’opposition expri-mée par des internautes chinois à l’égard de l’assistance aux pays étrangers, et plus particulièrement aux Philippines, du fait des contentieux territoriaux.

Il y a probablement eu un débat au sein du gouvernement sur le montant et la forme de l’aide à fournir, note Qin Yaqing, profes-seur d’études internationales à l’université des affaires étrangères de Pékin. “La culture chinoise se distingue par une démarche gra-duelle visant à éviter les ennuis sur la scène intérieure”, explique-t-il.

Contrairement à son habitude, le Huanqiu Shibao, un journal qui défend généralement une ligne nationaliste, a critiqué l’aide offerte par la Chine comme étant trop faible. Un éditorial publié le 12 novembre soulignait que les Philippines étaient à deux heures de vol de la côte méridionale de la Chine, mais que des pays beaucoup plus lointains avaient réagi plus rapidement. Il ajoutait : “Ce n’est pas parce que les relations entre deux pays sont troublées par des contentieux mari-times que l’on doit entraver des efforts collectifs pour faire face à une catastrophe naturelle.”

—Andrew JacobsPublié le 14 novembre 2013

↓ Dessin de Sakai, Japon.

Les dirigeants japonais reconnaissent que leur aide renforce les liens

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★★★

—Shunpo Hong Kong

Le rideau vient de tomber sur le 3e plénum du XVIIIe Congrès du Parti communiste chinois. Le communi-

qué fi nal met en avant la réforme du sys-tème économique comme clé de voûte d’un approfondissement généralisé des réformes. Il souligne le rôle décisif du marché dans l’allocation des ressources [happées par les entreprises d’Etat du fait de conditions pré-férentielles] et il insiste sur le perfection-nement du socialisme à la chinoise et sur la nécessité de renforcer la capacité de gou-vernance de l’Etat. Ce faisant, il affi rme sa volonté de “déléguer les pouvoirs sur le plan économique et de les concentrer sur le plan politique”. Telle sera la tonalité dominante de la mutation du mode de développement mise en œuvre par le régime chinois.

Le communiqué officiel fixe comme objectif d’enregistrer des résultats d’ici à 2020 dans les secteurs les plus importants, du système fi scal et fi nancier à l’amélioration des rouages du système judiciaire. Pour promouvoir les réformes, le Comité central a créé un “groupe dirigeant chargé de l’approfondissement global des réformes”, qui aura pour mission de responsabiliser les responsables locaux dans ce domaine. Autre innovation encore plus remarquée : la mise en place d’un Conseil national de sécurité, garant de la sécurité à l’intérieur et à l’extérieur des frontières.

Avec l’augmentation (proche du dérapage) de l’endettement des administrations locales ces dernières années, il est compréhensible que le gouvernement central souhaite les

à plus de 37 %. La hausse annuelle des revenus fi scaux du gouvernement central a été 2,5 fois plus rapide que celle du PIB. Les prérogatives du secteur public se sont considérablement étendues, tandis que le secteur privé et le marché subissaient des restrictions, avec pour conséquence fi nale un étranglement de la croissance [7,8 % au troisième trimestre 2013 et en 2012, contre 9,3 % en 2011].

Aujourd’hui, le gouvernement souhaite simplifier l’administration et déléguer davantage. Il veut diminuer ses interventions de manière à ouvrir un peu plus des secteurs aux forces du marché. Mais d’un autre côté, il renforce et concentre davantage les pouvoirs de l’Etat. Il n’est donc pas étonnant d’entendre critiquer cette ligne de développement, jugée “à gauche sur le plan politique et à droite sur le plan économique”.

Dans le projet de réformes actuelles du régime autoritaire chinois, une mutation démocratique ne semble pas encore se dessiner ; il n’est pas non plus question de grandes actions dans la lutte anticorruption. En fait, le régime autoritaire, qui se caractérise par l’absence d’élections transparentes à plusieurs candidats, a plus besoin de fournir des intérêts matériels à

superviser en créant ce groupe dirigeant, afi n de mieux coordonner le développement des régions. Quant au Conseil national de sécurité, sa création semble répondre à un contexte d’ensemble : les Etats-Unis ont une stratégie de rééquilibrage des forces vers la zone Asie-Pacifi que, les confl its de souveraineté sur les îles en mer de Chine orientale et méridionale ne cessent de s’exacerber, tandis que sur le plan intérieur les forces d’opposition et les séparatistes ouïgours s’agitent. Avec cette nouvelle instance, le Comité central concentre les pouvoirs, jusque-là dispersés, et crée un centre de commandement au sommet, dirigé par le secrétaire général, Xi Jinping.

Dans le domaine économique, une plus grande ouverture à la concurrence des marchés sera désormais permise, et les capitaux privés auront le droit d’entrer sur des secteurs jusqu’ici monopolisés par les entreprises publiques. Le pouvoir de décision sera délégué à des niveaux inférieurs ou plus proches des sources d’information pour accélérer la réactivité des administrations et améliorer leur effi cacité. Tout cela était incontournable.

Capitalisme d’Etat. En fait, le rapide développement économique de la Chine a bénéfi cié à la forte augmentation des ressources fi nancières du gouvernement central à la suite de la réforme de la fi s-calité de 1994, qui a abouti à la création de ce qu’on appelle un capitalisme d’Etat. Entre 1978 et 2003, les dépenses admi-nistratives du gouvernement sont passées d’environ 4,7 % [des dépenses publiques]

CHINE

L’économie à droite, la politique à gaucheLe Parti accorde plus de libertés au marché mais renforce la centralisation du pouvoir politique. De quoi rendre les réformes inopérantes, analyse un grand journal économique hongkongais.

Une mutation démocratique ne semble pas encore se dessiner

ses soutiens (les groupes d’intérêts) que d’instaurer un régime démocratique. Aussi, si la réforme du régime politique ne va pas de pair avec celle de l’économie, les réformes généralisées resteront limitées et ponctuelles, avec un risque de déséquilibre entre le politique et l’économique.

En ce qui concerne la politique de développement, il reste de toute évidence à savoir comment les dividendes des réformes pourront être redistribués effi cacement, dans le cadre d’ “une délégation des pouvoirs économiques et [d’] une concentration des pouvoirs politiques”. Il n’est clairement pas suffi sant de qualifi er de cruciales pour les réformes les relations entre le gouvernement et le marché, et d’insister sur le rôle décisif du marché. Car ce qui compte avant tout pour la promotion de réformes généralisées en Chine et pour un développement durable, c’est l’action exercée sur l’effi cience du marché par le caractère impartial du régime, par le droit de propriété et par le système juridique.—

Publié le 14 novembre

↙ Dessin de Balaban, Luxembourg.

ASIE.Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 2013 15

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THIERRY GARCIN ET ÉRIC LAURENT DU LUNDI AU VENDREDI / 6H46 - 7H

DANS LES MATINS DE FRANCE CULTUREfranceculture.fr

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et la propagande ont-elles réussi à influen-cer les électeurs ? Non. En 1982, avec l’arri-vée de la télévision en couleur, tout le pays a pu être témoin de l’organisation réussie des Jeux asiatiques par le parti du Congrès. Les nouvelles images télévisées en couleur ont-elles aidé le parti du Congrès l’année suivante lors des élections régionales dans l’Andhra Pradesh ? Non, malgré les succès télévisés en Technicolor. En 2004, la campagne inti-tulée “India Shining” [L’Inde qui brille] et lancée par le BJP dominait les médias et les panneaux publicitaires. Cette gigantesque campagne de communication faisait l’éloge du gouvernement BJP sortant. Cette opé-ration médiatique de grande ampleur lui a-t-elle permis de remporter la victoire ? Non. D’ailleurs, c’est précisément ce qui l’a conduit à l’échec. Il est même complète-ment insultant pour les électeurs de penser qu’ils sont idiots au point de changer immé-diatement d’avis après avoir vu les résultats d’un sondage ou après avoir gobé une cam-pagne de communication. De plus en plus, les citoyens s’appuient sur une myriade d’échanges sociaux et sur divers canaux d’information pour prendre la décision la plus rationnelle possible. Les médias sont l’un de ces nombreux éléments.

Corriger les “partis pris” ? Le gouver-nement a publié un avis sur la façon dont les médias devraient relayer le discours du Premier ministre lors des commémorations de l’indépendance [célébrée le 15 août]. Le BJP propose quant à lui souvent aux chaînes de télévision des images filmées des mee-tings de Narendra Modi, y compris des plans de la foule et des principaux interve-nants. Dans tous les camps, les politiciens pensent qu’il s’agit de corriger les éven-tuels “partis pris” des médias. Toutefois, aucun traitement complaisant ne pourra sauver un Premier ministre si le public l’a déjà rejeté. Et aucune émission expurgée de commentaires hostiles ne pourra créer un mouvement favorable à Narendra Modi s’il n’est pas d’abord soutenu sur le terrain. A l’inverse, la médiatisation négative d’un Premier ministre ou d’un candidat ne pourra pas entacher sa réputation s’il est véritable-ment apprécié du public.

L’Union soviétique s’est effondrée malgré son monopole sur l’information. Les partis islamiques ultraconservateurs du Pakistan n’obtiennent jamais plus de 10 à 15 % des voix malgré la présence de leurs bruyants prédicateurs à la télévision. Etouffer et manipuler l’information sont deux vaines manœuvres dans une société qui tire son pouvoir d’un flux constant d’informations. D’ailleurs, ces tentatives sont vite repérées par les électeurs. On ne peut nier le pouvoir de la caméra de télévision, mais la force de l’œil humain est bien supérieure.

—Sagarika Ghose*Publié le 12 novembre

* Sagarika Ghose est rédactrice en chef adjointe et présentatrice pour la chaîne CNN-IBN.

déclarations. On vous demande pour-quoi 25 milliards de roupies [300 millions d’euros] seraient alloués à l’érection d’une statue ? Faites taire ce curieux en le qua-lifiant de traître à la nation.

Les politiciens d’aujourd’hui n’ont pas réussi à prendre en compte les caractéris-tiques fondamentales de la démocratie au xxie siècle : la population exige une infor-mation libre et diversifiée – et le pouvoir que celle-ci lui procure. Le parti du Congrès [au pouvoir depuis 2004] estime qu’étouffer l’in-formation est le meilleur moyen d’aborder les batailles politiques à venir [les législa-tives nationales auront lieu en mai prochain et seront précédées d’une série de scrutins régionaux]. Quant au Parti du peuple indien [BJP, formation d’extrême droite hindoue, principale formation de l’opposition], il pense pouvoir remporter des voix en manipulant l’information par le biais de campagnes de communication et de magouilles.

Contre-productif. Pourtant, toutes les tentatives visant à contrôler ou manipuler les médias s’avèrent finalement inutiles. Imposer des restrictions ne fera qu’ouvrir la porte à la spéculation clandestine et aux rumeurs, tout comme à l’époque où, l’impor-tation de l’or étant interdite, la contrebande a corrompu la police dans son ensemble. Si le BJP tente d’étouffer toutes les voix qui s’opposent à Narendra Modi [son “Premier-ministrable”], les chuchotements souter-rains se multiplieront sous son nez et feront finalement sombrer le culte de la person-nalité dont il est l’objet, avec la force invi-sible mais tenace des algues sous-marines.

L’année 1977 a été un tournant pour les médias et pour les électeurs [après l’état d’ur-gence proclamé en 1975 par Indira Gandhi]. Jusqu’à cette date, un seul parti [le parti du Congrès] contrôlait tous les canaux d’infor-mation, l’opposition était systématiquement étouffée, les voix dissidentes étaient envoyées en prison, et la machine propagandiste de l’Etat imposait les informations convenant au parti en place. Qu’ont fait les électeurs ? Ils se sont débarrassés de ce parti. La censure

—Hindustan Times New Delhi

Vous n’aimez pas les résultats d’un sondage qui annonce une éven-tuelle défaite ? Interdisez le son-

dage. Vous n’aimez pas les journalistes faussement laïques qui posent des ques-tions gênantes sur les émeutes [intercom-munautaires] ? Fuyez ces journalistes. On vous demande de justifier l’usage de ressources naturelles comme le char-bon ? Ne dévoilez rien et faites de vagues

INDE

Inutile d’étouffer les médiasLa classe politique veut contrôler l’information avant les législatives de mai 2014, mais les électeurs ne sont pas dupes.

LE MOT DE LA SEMAINE

“khabar”l’information

La première question que les hin-diphones posent à quelqu’un après les salutations est “kya

khabar ?”, c’est-à-dire “quoi de neuf ?”. Khabar, c’est l’information, et l’informa-tion qui intéresse provient de sources diverses, officielles et non officielles. Ainsi, la khabar désigne aussi les nou-velles du style café du commerce, qui jettent souvent plus de lumière sur les questions brûlantes du jour que les actualités. Le mot khabar fait partie du nom de plusieurs journaux en Inde, ainsi que d’au moins un site d’actuali-tés sur Internet. Or l’on attend de ces points de diffusion qui traitent de la politique, de l’économie ou des désastres naturels un petit plus. Car la khabar, c’est la percée de lumière qui permet de comprendre les actualités.

Les opinions et les confidences qui circulent de bouche à oreille frappent toujours plus que ce que l’on peut lire dans les journaux, et les rumeurs du bazar se propagent d’autant plus vite aujourd’hui que les Indiens les diffusent illico sur les réseaux sociaux. C’est le téléphone arabe moderne. D’ailleurs, à l’origine, le mot khabar est un mot arabe. Il veut dire tout simplement “informa-tion”. Or il n’y a guère d’informations plus intéressantes que les potins qui concernent les personnages publics, les stars du cinéma ou les politiciens.

Difficile, donc, de contrôler la khabar. Car, même si l’on essaie de faire taire cer-taines nouvelles gênantes à leur source en renvoyant des journalistes dont on n’aime pas les propos, comme Hartosh Singh Bal, le rédacteur en chef de l’heb-domadaire Open, limogé récemment à la suite d’articles politiques qui mani-festement ne plaisaient pas au proprié-taire du magazine, leur licenciement fait lui-même l’actualité. Tout le monde veut alors en connaître les tenants et les aboutissants. C’est ça la khabar, les nou-velles cachées derrière les actualités.

—Mira KamdarCalligraphie d’Abdollah Kiaie

↙ Dessin de Yayo paru dans L’Actualité, Montréal.

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RÉUNION AU SOMMET EN SCANDINAVIE ? *

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REPORTAGE

↙ Dessin de Simanca, Brésil.

Le trafic de drogue s’intensifie dans le pays, où les laboratoires de transformation de cocaïne prolifèrent – jusque dans les cuisines.

—La Nación Buenos Aires

De Rosario

Trois fois par mois, Delfín Zacarías montait dans son Audi et cher-chait sur son GPS une destination

déjà enregistrée : l’hôtel Conrad à Punta del Este [Uruguay]. Il y jouait au poker et, selon ses dires, réussissait toujours à battre ces “andouilles de Brésiliens”. Et il rentrait presque toujours à Rosario [Argentine] plus riche qu’il ne l’était au départ, sans jamais déclarer ses gains à la douane. Le poker était une échappatoire à sa routine quoti-dienne : non pas la monotonie d’un bureau en centre-ville, mais celle d’un laboratoire de cocaïne géré avec sa famille dans une maison d’un quartier résidentiel de Funes, une localité proche de Rosario, où se sont

développés ces dix dernières années d’im-portants complexes immobiliers et des lotissements haut de gamme. C’est là que, début septembre, la police fédérale a saisi 300 kilos de cocaïne et de cocaïne-base [pâte de coca non raffinée]

Une modeste PME. Dans leur villa aux couleurs pastel, une propriété arborée avec piscine et cabanes pour les enfants, les Zacarías avaient tout l’équi-pement nécessaire pour pro-duire une demi-tonne de cocaïne par mois. La marchandise était ensuite écoulée à travers des réseaux de trafic de drogue dans les “bunkers” – les dépôts de stupéfiants – de Rosario. La famille évoluait dans le milieu de la drogue sans posséder d’armes et sans

Argentine. Petites recettes de coke familiale

amériquesfaire usage de la violence. Cette situation était facilitée par les appuis politiques dont elle bénéficiait. Cette organisation avait tout d’une modeste PME, avec une répartition des fonctions et des tâches d’une redou-table efficacité. Delfín était le “cerveau” du groupe et s’occupait de l’approvisionne-ment en drogue ainsi que des précurseurs chimiques indispensables à l’élaboration du chlorhydrate de cocaïne.

Le temps fort de l’enquête, qui a mené à l’arrestation de 12 personnes le 5 septembre dernier, a été la filature de Zacarías, la veille de sa capture, alors qu’il venait d’acheter 2 000 litres d’acétone pour 340 000 dol-lars [252 000 euros].

Signes extérieurs de richesse. Zacarías est ensuite rentré à Rosario, où il a retrouvé sa femme, Sandra Marín, et son fils Joel sur le parking d’une station-service. Ils ont alors changé de véhicule pour se rendre chez eux. Après avoir déchargé les 40 bidons, la mère et le fils ont commencé leur “petite cuisine”. Joel reçoit alors un appel. “Attends, je suis en train de travailler avec ma mère”, a-t-il répondu selon le rapport.

Flavía, fille de Delfín Zacarías et de Sandra Marín, s’occupait de la partie admi-nistrative et comptable du laboratoire depuis son bureau situé en plein centre de Rosario. Cette jeune femme de 24 ans était “char-gée de gérer les papiers de l’organisation et les comptes, la plupart des nombreux biens de la famille étant à leur nom”. En outre elle ser-vait d’“intermédiaire” entre son père et l’“in-génieur”, un homme à l’accent bolivien ou du nord du pays qui, selon le rapport, était leur fournisseur en cocaïne-base. Cette organisation faisait travailler non seule-ment les enfants du couple Zacarías, mais aussi leurs conjoints. Lors des perquisitions chez Ruth Castra, ex-femme de Joel et mère de la petite-fille de Delfín, des sachets de cocaïne et des balances ont été retrouvés dans sa maison.

Deux policiers ont également été identi-fiés dans une conversation téléphonique, l’un appartenant à la police fédérale et l’autre à celle de Santa Fe.

Le laboratoire de cocaïne avait pour cou-verture une entreprise de transports dénom-mée Frecuancia Urbana. Mais Zacarías ne pouvait pas s’empêcher d’étaler l’argent qu’il gagnait. Il y a deux ans, il a lancé la construction d’une demeure en bordure du Rio de la Plata, à San Lorenzo, et d’un gym-nase géant, censé faire plus de 6 500 mètres carrés. L’emplacement n’était guère dis-cret : une zone semi-rurale, sans atout commercial réel, où ne pouvait qu’appa-

raître incongru un immeuble de six étages. C’est là que son style de vie a commencé à éveil-ler les soupçons.Comme ces constructions ne coïncidaient pas avec le plan

d’urbanisme de la ville, le conseil munici-pal lui a accordé un permis de construire à titre exceptionnel. En échange, Zacarías

avait promis de “parrainer” la construction et le maintien d’une place et de financer l’éclairage public de neuf pâtés de maison, routes comprises. Il leur avait également promis d’entamer des démarches pour que viennent s’installer un McDonald’s et un complexe de cinéma international.

—Germán de los SantosPublié le 20 octobre

Contexte

De passeur à producteur●●● Historiquement considéré comme un pays de passage des drogues vers les marchés européens et les Etats-Unis, l’Argentine est désormais aussi un laboratoire de production de cocaïne. “Alors qu’auparavant l’Argentine exportait des produits chimiques pour que les drogues soient entièrement produites dans leur pays d’origine, ces dix dernières années la drogue entre dans le pays sous forme de cocaïne-base et c’est ici que l’on élabore le produit fini, dans des laboratoires locaux. Nous sommes le pays avec le plus grand nombre de démantèlements de laboratoires, après les trois grands producteurs de coca [Pérou, Colombie, Bolivie]”, rapporte le quotidien argentin La Nación. “De plus en plus de leaders de cartels régionaux du Mexique ou de la Colombie s’installent à Puerto Madero [quartier huppé de Buenos Aires] ou dans d’importants quartiers huppés de la banlieue”, ajoute le journal. Le quotidien régional El Tribuno, qui dénonce depuis quelques années la croissante libéralisation des frontières et le manque de contrôle dans ces zones de passage du nord du pays, précise que cette année les ports argentins sont passés pour la première fois de leur histoire au troisième rang mondial des fournisseurs de cocaïne d’après une étude des Nations unies.Selon le journal régional Diario Epoca, de la ville de Corrientes, il existe 1 500 passages clandestins entre l’Argentine et la Bolivie et 60 avec le Paraguay. “On connaît leur existence et pourtant ils sont toujours là. La gendarmerie ne protège pas ces passages. L’Argentine est devenue un paradis pour les trafiquants de drogue”, accuse Diario Epoca.

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D'UN CONTINENT À L'AUTRE Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 201318.

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le 1er octobre], n’est pas le pre-mier programme social

dont les premiers pas sont hésitants.

Les contre-coups de cet échec se font déjà sentir.

Le dommage le plus immédiat se

mesure dans les son-dages : la confiance

accordée à Obama, les opinions sur sa compé-

tence et ses performances générales sont en baisse. Lors de l’élection du gou-

verneur de l’Etat de Virginie, le 5 novembre, les deux tiers

des électeurs blancs interrogés à la sortie des bureaux de vote

se sont dits opposés à la réforme – alors que chez les minorités les trois quarts des personnes se pro-noncent en sa faveur.

Ce surcroît de résistance a enhardi les républicains et aug-menté les chances que leur can-didat à l’élection présidentielle de 2016 fasse à nouveau de l’abroga-tion de la réforme son cheval de campagne, comme Mitt Romney en 2012. Il a également troublé le parti du président. La confu-sion des démocrates était mani-feste lorsque l’ancien président Bill Clinton a suggéré la semaine dernière de permettre aux per-sonnes qui reçoivent des avis de résiliation des compagnies d’as-surances privées [parce que leur couverture ne satisfait pas aux nou-veaux critères légaux] de conser-ver leur contrat actuel.

Si les gens en bonne santé ont la possibilité de rester en dehors du nouveau système, les assurances à couverture plus large vendues sur les Bourses aux contrats [des

méfi ance. Les priorités des démo-crates pourraient s’en trouver menacées pour plusieurs années.

Avant même ses débuts cala-miteux, cette réforme suscitait l’anxiété. Dans les sondages, il n’y a jamais eu une majorité de gens persuadés que la loi aide-rait leur famille. Moins d’un tiers des Blancs pensaient qu’elle leur serait bénéfi que personnellement.

A ces doutes sur les motiva-tions de la loi s’ajoute à présent un lancement chaotique, devenu objet de dérision. Pour être juste, la réforme, qui a enregistré un nombre modeste – mais pas catas-trophique – de souscriptions lors du premier mois [les Américains dépourvus de couverture peuvent souscrire une assurance depuis

—The Atlantic (extraits)Washington

La réforme de la santé d’Obama aggrave le pro-blème qu’elle était censée

résoudre : la perte de confi ance dans la capacité d’agir de l’Etat qu’on observe depuis une géné-ration, particulièrement dans la classe moyenne blanche.

Des décennies durant, les stra-tèges démocrates ont vu dans la couverture santé universelle leur meilleur atout pour dissiper les doutes de nombreux électeurs, sur-tout les Blancs, quant aux bénéfi ces réels des programmes de l’Etat pour leur famille. Au lieu de cela, les débuts désastreux de l’Oba-macare risquent de renforcer la

plateformes par Etat sur lesquelles les Américains peuvent souscrire une assurance] risquent d’être excessivement souscrites par les personnes âgées et les malades. Et cela, pointe Jonathan Gruber, éco-nomiste au Massachusetts Institute of Technology, pourrait “provoquer un énorme choc [sur les primes] en 2015” qui dissuaderait encore plus les bien-portants et pourrait enclen-cher une spirale fatale.

Explosion au décollage. Si les enjeux de la bataille autour de cette loi chancelante sont si importants, c’est parce qu’elle met face à face les arguments centraux des deux partis. Cette loi incarne la croyance démocrate selon laquelle la société fonctionne mieux lorsque les risques sont partagés – entre les jeunes et les vieux, entre les gens en bonne santé et les malades – et que le gouvernement intervient sur les marchés privés pour essayer de les rendre plus sûrs et plus égali-taires. Et la résistance farouche des républicains refl ète leur convic-tion que les marchés fonctionnent mieux lorsqu’ils sont libres, qu’il est impossible qu’un programme centralisé atteigne ses objectifs et que les démocrates accablent “les gens actifs” pour soutenir (et mobi-liser politiquement) les “profi teurs”.

Si la majorité des Américains fi nit par conclure que les républicains ont raison à propos de la loi sur la santé, ce verdict renforcera inévi-tablement les doutes sur les autres initiatives du gouvernement. Si le président ne parvient pas à éteindre les fl ammes qui cernent l’Obama-care, les conséquences de cette explosion au décollage risquent de se faire sentir longtemps.

—Ronald BrownsteinPublié le 18 novembre

ÉTATS-UNIS

L’Obamacare, une épine dans le pied démocrateLe lancement raté de la réforme phare de Barack Obama accentue la perte de confi ance dans l’action de l’Etat. Une grave menace pour le camp du président.

↙ Sur la blouse d’hôpital : réforme du système de santé. Sur la béquille : attentes. Dessin d’Adam Zygliz paru dans The Buff alo News, Etas-Unis.

Contexte

Double ratage●●● Les principales dispositions de la loi sur les soins abordables votée en 2010 sont entrées en vigueur le 1er octobre dernier. Des millions d’Américains dépourvus de couverture doivent s’assurer avant le 31 mars 2014 sous peine d’amende. Mais en octobre, en raison des défaillances du site Internet, seules 100 000 personnes ont souscrit une assurance. Par ailleurs, de nouveaux critères pour l’assurance-santé ont été établis, rendant illégaux certains forfaits résiliés unilatéralement par les compagnies privées. Les assurés concernés sont d’autant plus furieux qu’Obama leur avait promis qu’ils pourraient conserver leur couverture. Le président, dont la cote de popularité est au plus bas, avec seulement 42 % d’opinions positives, selon un sondage The Washington Post/ABC du 19 novembre, a présenté offi ciellement des excuses et proposé aux assureurs de prolonger le contrat de ces assurés en 2014.

AMÉRIQUE Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 201320.

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

—Mikhak (extraits) Téhéran

Q uelques mois après les cris enthousiastes saluant l’élection de Hassan

Rohani [élu le 14 juin] et quelques semaines après que les médias se sont focalisés sur les négocia-tions entre l’Iran et l’Occident, des commentaires sceptiques se font entendre en Iran. La libé-ration de prisonniers politiques [en septembre] n’a pas mis fi n à la répression. En octobre, les fi lles de Mir Hossein Moussavi [candidat malheureux à la prési-dentielle de 2009, assigné à rési-dence], à la sortie d’une visite à leurs parents, ont été soumises à une fouille corporelle poussée puis obligées de se déshabiller. Alors qu’elles résistaient, les sur-veillantes les ont passées à tabac sous les yeux de leurs parents.

Nombreuses exécutions. La justice iranienne applique tou-jours la peine de mort aux prison-niers condamnés pour des charges relatives à la drogue, comme aux prisonniers politiques kurdes et baloutches. En cette période dite “de modération” [slogan du prési-dent Hassan Rohani], les exécu-tions des prisonniers politiques et non politiques sont toujours aussi nombreuses.

La libération d’une dizaine de prisonniers politiques avant le voyage à New York de Hassan Rohani [à l’occasion de l’Assem-blée générale des Nations unies] a été le fruit d’un marchandage entre les diff érentes factions au pouvoir et a constitué un spec-tacle destiné à épater la commu-nauté internationale. Aujourd’hui, les eff orts du gouvernement de Rohani se focalisent sur la poli-tique internationale [notamment le dossier du nucléaire] et évitent les confl its internes. Le gouverne-ment considère que les problèmes internes ne pourront être réglés que si l’Iran obtient une détente dans ses relations internationales [et la levée des sanctions].—

Publié le 28 octobre

moyen-orient A Téhéran rien

de nouveauLa société iranienne est toujours soumise à une répression sévère.

Dans les négociations sur le nucléaire, Téhéran martèle ses messages jusqu’à ce qu’ils passent pour des évidences.

Iran. La stratégie de la répétition

—Ha’Aretz Tel-Aviv

A première vue, il ne serait pas aberrant de croire que, dans le cadre des

négociations du groupe 5+1 [Etats-Unis, France, Chine, Royaume-Uni, Russie et Allemagne], les Iraniens ne sont pas en position de force. Après tout, c’est bien Téhéran qui n’a pas respecté ses engagements internationaux en poursuivant le développement de son programme nucléaire mili-taire, suscitant une longue liste de sanctions économiques et fi nancières (essentiellement euro-péennes et américaines). Avec le groupe 5+1, l’Iran se retrouve en outre face à des pays dont la puis-sance politique, militaire et éco-nomique cumulée est nettement supérieure à la sienne.

Ce n’est toutefois un secret pour personne : pour diverses raisons tenant à la structure de ces dis-cussions, la position de l’Iran s’est curieusement révélée beaucoup plus solide. Une des tactiques qu’utilise l’Iran pour renforcer sa position face à la communauté internationale consiste à reformu-ler les problèmes et les sujets de négociation de manière à les ali-gner sur les positions de la répu-blique islamique dans l’espoir

d’arriver progressivement à les faire accepter par tous comme base d’interprétation.

On peut citer plusieurs exemples de cette stratégie de la répétition qui consiste à inlassablement répé-ter un certain nombre de mes-sages, à tout moment et quel que soit le contexte, jusqu’à ce qu’ils commencent à ressembler à des évidences unanimement accep-tées. C’est cette tactique que le pouvoir iranien met en œuvre lorsqu’il déclare posséder un “droit inaliénable” à produire de l’ura-nium enrichi, lorsqu’il souligne que la communauté internatio-nale lui reproche de développer un programme militaire sans jamais en avoir apporté la preuve, lorsqu’il dit avoir satisfait à toutes les demandes de l’AIEA ou quand il assure ne pas avoir l’intention de fabriquer d’armes nucléaires. Ces déclarations sont soit fausses, soit seulement en partie vraies. En les répétant en permanence, l’Iran espère les faire passer pour des vérités absolues.

L’un des principaux problèmes de l’Iran dans ces négociations est qu’elles sont fondamentalement asymétriques. L’Iran ne respecte plus les engagements qu’il avait pris en signant le traité de non-prolifération nucléaire. Tout le

problème consiste donc à obliger l’Iran à respecter ses engagements. Il ne s’agit pas d’un accord donnant donnant. C’est là qu’intervient l’arme rhétorique : l’Iran tente de présenter les négociations comme un dialogue plus symétrique qu’il ne l’est en réalité, cela pour pouvoir exiger quelque chose en retour. Cette fausse symétrie entre les deux parties peut être redoutable dans le cadre des négociations : si les deux parties apparaissent aussi fautives l’une que l’autre, elles ont la même responsabilité dans la recherche d’une solution, ce qui donne à l’Iran des moyens de pression supplémentaires.

Position de force. Une autre tactique de l’Iran consiste à inverser les rôles. Lorsque ses interlocuteurs formulent des exi-gences, Téhéran se contente de s’en emparer pour les leur ren-voyer. Par exemple, si la commu-nauté internationale dit qu’elle a besoin d’avoir confi ance en l’Iran, le gouvernement iranien rétorque qu’il a besoin d’avoir confi ance en la communauté internationale ! Si l’Iran doit démontrer son sérieux dans la négociation, de toute évi-dence la communauté interna-tionale doit elle aussi donner la preuve de sa sincérité.

Le fait que les négociations entre l’Iran et le groupe 5+1 appa-raissent comme une discussion où les deux parties doivent faire des concessions témoigne de l’ef-fi cacité de cette stratégie. L’Iran doit céder dans le domaine du nucléaire, mais nombreux sont ceux qui estiment que la com-munauté internationale doit en retour lever progressivement les sanctions. Parallèlement, le régime iranien enfonce le clou en continuant de répéter que ces sanctions sont illégales, immo-rales et injustes.

L’Iran considère l’élargisse-ment des termes de la négociation comme l’expression d’une posi-tion de force. Il s’agit de savoir qui doit répondre à la proposi-tion de qui, qui défi nit les lieux de rendez-vous, etc. Téhéran s’est récemment mis en devoir de modifi er le cadre global des dis-cussions. Le sujet ne serait plus seulement le nucléaire mais les relations irano-américaines, l’ob-jectif étant de créer un contexte dans lequel la communauté inter-nationale se montrerait encore plus favorable à davantage de tolérance à l’égard de l’Iran dans le domaine nucléaire.

—Emily LandauPublié le 6 novembre

↓ Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

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MOYEN-ORIENT.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

La prochaine réunion à Genève du groupe 5+1 (Grande-Bretagne, Chine, France, Allemagne, Russie, plus les Etats-Unis) sera une autre occasion de mettre fi n au bras de fer sur le dossier nucléaire iranien, mais elle pourrait aussi permettre aux Iraniens et aux Américains de discuter plus à fond sur celui de la Syrie. “La dernière réunion a vrai-ment servi à briser la glace. Les gens pouvaient le voir sur les visages de Javad Zarif et de John Kerry. Il est à espérer que cela fasse avancer les discussions sur d’autres dossiers, a confi é la source. L’accord sur la question nucléaire off rira davan-tage de chances de résoudre d’autres problèmes de la région. C’est ce que veulent les Américains et c’est ce que nous voulons aussi. Les dossiers de la Syrie, de l’Irak, du Bahreïn et de l’Afghanistan peuvent tous faire l’objet de discussions, mais un accord doit être conclu au préalable sur la ques-tion nucléaire, car sans accord nous reviendrons tous à la case départ.”

—Ali HashemPublié le 12 novembre

ont compris.” Portant son regard sur une note, la source a lu cet extrait : “C’est ce que nous avons dit à tout le monde, y compris aux Américains. L’Iran veut qu’il n’y ait plus de ter-roristes en Syrie et que le peuple syrien puisse décider par qui ils sou-haitent être gouvernés. Très clair et concis.” Selon la source, les repré-sentants iraniens ont expliqué aux Américains que les rebelles et leurs soutiens n’avaient aucune chance de l’emporter sur le terrain. “De Damas à Alep, le statu quo est favo-rable au régime syrien ; les zones qui ne sont pas contrôlées par le régime sont aux mains de groupes affi liés à Al-Qaida et personne n’a intérêt à les voir gagner. La conférence Genève 2 est donc une chance pour l’opposition syrienne [non islamiste]. Si elle ne se fait pas une véritable place en Syrie, ce sera le régime ou les terroristes qui auront raison d’elle.”

l’Arabie Saoudite] ont demandé aux Français de bloquer les négociations et que nous en sommes là.”

Sur ce dernier point, la source a précisé que la Syrie était l’une des raisons de l’échec des négo-ciations. “Il n’est pas juste de dire qu’Israël et l’Arabie Saoudite ne vou-laient pas d’un accord pour la même raison. La principale raison du refus des Saoudiens était la Syrie. Ils ne veulent pas de négociations améri-cano-iraniennes sur la Syrie, car ils savent qu’elles porteraient atteinte à leur image dans ce pays.” Elle a ajouté que cela avait donné aux Français une autre raison d’en-traver le processus : “Ils voulaient plaire à Israël et ensuite ils pou-vaient plaire aussi aux Saoudiens, mais ce n’est pas gratuit. Ils ont donc fait le nécessaire pour aboutir à une impasse, mais c’est temporaire. Les choses n’en resteront pas là.”

Alors, de quoi a-t-on discuté, même brièvement ? “On peut dire qu’il y a une réelle volonté américaine de mettre fi n au confl it syrien. Du moins, c’est ce que nos représentants

programme nucléaire iranien sera suivie par un accord sur la Syrie.

A Téhéran, il est diffi cile d’ob-tenir un commentaire sur ce qui s’est passé à Genève. “Il n’y a pas de raison de s’inquiéter”, a expliqué une source offi cielle de Téhéran à Al-Monitor. “L’Iran sait ce qu’il veut”, ajoutant qu’un accord sur le nucléaire permettrait de régler d’autres dossiers dans la région. “La crise syrienne n’était pas au cœur des négociations, mais la question a été largement abordée lors de discussions parallèles. C’est pour cette raison que des puissances régionales [Israël et

—Al-Monitor Washington

A lors que le ministre des Affaires étrangères ira-nien, Javad Zarif, et son

équipe préparent le prochain cycle de négociations sur le programme nucléaire iranien à Genève, la date d’une nouvelle réunion sur les pos-sibles solutions à la crise syrienne, qui doit elle aussi se tenir à Genève, n’est pas encore fi xée. Comme ces deux événements semblent liés – le principal élément en commun étant l’Iran –, on a tendance à penser que la signature d’un accord sur le

Genève : le grand marchandageDeux dossiers étroitement liés : Téhéran est invité en Suisse pour discuter de son programme nucléaire, mais aussi pour trouver une issue à la crise syrienne.

Un accord sur le nucléaire réglerait d’autres dossiers

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MOYEN-ORIENT Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

du lundi au vendredià 16h15 et 21h45

franceinfo.fr

L’ACTUALITÉINTERNATIONALE“UN MONDE D’INFO”

—Al-Monitor (extraits) Washington

Il n’est rien de plus satisfaisant pour une population mécontente confron-tée à un taux de chômage élevé que

de s’attaquer aux immigrés clandestins. Les gouvernements sont obligés d’avoir l’air d’agir pendant les périodes difficiles et l’expulsion de centaines de clandestins est du meilleur effet. Les immigrés clandes-tins sont les “étrangers” par excellence et constituent toujours de bons boucs émis-saires, un ennemi intérieur qu’on peut accu-ser de tous les maux.

Le gouvernement saoudien a décidé d’agir et de rafler des milliers de clandestins de diverses nationalités à Riyad et Djeddah [33 000 clandestins seraient détenus]. Ces interventions ont fait plusieurs victimes chez les forces de sécurité comme chez les immigrés. On a vu circuler des images de batailles dans les quartiers les plus pauvres de Riyad, où ces clandestins trouvent refuge. Un civil saoudien est allé jusqu’à se vanter d’avoir contribué à “libérer” un bâtiment délabré abritant des clandestins éthio-piens. Immédiatement après les raids, un consensus est apparu sur la nécessité de nettoyer le pays de la menace que consti-tuent ces étrangers, qu’on accuse souvent de former des gangs et de se livrer à des activités criminelles, entre autres la dis-tillation d’alcool pour la consommation locale et la prostitution.

Bien entendu personne n’est prêt à recon-naître que nombre d’immigrés en situation irrégulière sont employés par des Saoudiens et des expatriés, qui profitent de leur statut précaire et de leurs faibles exigences en matière de salaire. Cette situation a créé un marché où l’on peut se procurer une main-d’œuvre bon marché parmi les per-sonnes qui se retrouvent du mauvais côté de la réglementation relative à l’immigra-tion et échouent donc dans la clandestinité.

L’économie et la prospérité saoudiennes demeurent dépendantes de la main-d’œuvre étrangère, licite comme clandestine. Dans les années 1950, des grèves dans les gise-ments de pétrole ont fait prendre conscience au gouvernement saoudien des dangers que constituait une main-d’œuvre indigène organisée. Il a donc décidé d’importer des travailleurs, en les soumettant à des règles strictes, et interdit les syndicats et la grève. Un étranger, par exemple originaire d’un pays d’Asie docile, détenteur d’un permis de travail de courte durée et pouvant être faci-lement expulsé semblait la solution idéale. Cette politique a créé une distinction très appréciée entre le national et l’étranger. Ce dernier, en situation précaire, est importé pour occuper un emploi spécifique et n’a pas le droit de conserver son passeport ni de changer d’emploi. Il se trouve à la merci

ARABIE SAOUDITE

La grande chasse aux clandestinsLes rafles de travailleurs immigrés se multiplient, les Saoudiens oubliant que leur économie repose en grande partie sur l’exploitation de cette main-d’œuvre étrangère.

de son employeur, qui contrôle ses mouve-ments et ses droits au nom du gouverne-ment. Cette situation donne aux nationaux des privilèges et leur permet de se sentir mieux puisqu’ils peuvent contrôler la vie de personnes qui ont moins de chance qu’eux.

Une telle politique a créé les conditions propices à la discrimination et aux abus et dans le même temps octroyé aux natio-naux davantage de droits qu’aux travailleurs importés. On a vu apparaître un système de castes hiérarchisé dans lequel un natio-nal, aussi marginalisé et pauvre qu’il soit, se sent toujours supérieur aux étrangers originaires des pays pauvres d’Afrique et d’Asie. Cette hiérarchie est extrêmement importante pour apaiser une population à qui on fait croire qu’elle est “l’élue.”

La main-d’œuvre étrangère alimente un nationalisme stratifié et crée les condi-tions propices au racisme, aux abus et au harcèlement. Le gouvernement peut ral-lier les Saoudiens mécontents contre les étrangers qu’on accuse de leur voler leurs emplois et leur richesse. La presse saou-dienne publie régulièrement des chiffres sur les sommes d’argent énormes que les immigrés envoient à l’étranger pour sou-tenir leur famille, laquelle n’a pas le droit de les rejoindre en Arabie Saoudite, tout en oubliant les milliards que les Saoudiens envoient à l’étranger pour s’assurer des investissements.

Sur le plan social, on peut également accu-ser les immigrés de tous les maux, crime organisé, drogue, prostitution, entre autres. La société saoudienne continue à entretenir l’illusion qu’elle est pieuse et ne peut être corrompue que par les étrangers. Nombre de Saoudiens continuent à faire la guerre à la modernité et en font porter la respon-sabilité aux éléments étrangers.

On oublie que les consommateurs ne sont autres que les Saoudiens eux-mêmes. Si la distillation d’alcool est aussi florissante et la prostitution aussi répandue, c’est parce que les Saoudiens sont clients et sont prêts à payer le prix fort pour ces biens interdits.Une descente dans un bordel appartenant à un national ou un entrepôt d’alcool fait l’actualité, surtout si les personnes qui y travaillent sont étrangères. Ou oublie sou-vent les clients, les nationaux qui ont été entraînés dans le péché, alors que l’étranger se retrouve soit emprisonné, soit expulsé pour éradiquer la source de la corruption. La société peut dormir tranquille, avec l’assurance que le gouvernement, grâce à ses nombreux organes de police morale et ses forces de sécurité, veille constamment sur la moralité de la nation et nettoie régu-lièrement le pays des agents extérieurs indésirables.

Mais il y a certainement d’autres moyens de nourrir le nationalisme saoudien que de rafler les immigrés clandestins, qui sont manifestement prêts à répliquer et à trans-former nos rues en champ de bataille.

—Madawi Al-RasheedPublié le 13 novembre

Cette discrimination permet aux Saoudiens de se sentir supérieurs

↙ “Aucun problème à la frontière : ils ont vu que j’étais noir et ils m’ont pris pour du pétrole.” Dessin d’El Roto paru dans El País, Madrid.

24.

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ANALYSE

L’ONU met en garde contre les risques d’un génocide. Pourtant la communauté internationale peine toujours à réagir.

République centrafricaine.. Aujourd’hui l’anarchie, demain la guerre

forces antibalaka comptent aussi l’Association des paysans centrafricains (APC), fatigués de subir les violences continuelles de la Séléka, et le Front pour le retour de l’ordre constitutionnel en Centrafrique (Frocca). Cette milice, composée d’anciens membres de l’armée fidèles au président déchu, a été créée en août 2013 par François Bozizé lors de son passage à Paris.

Malgré ce soutien indirect de l’ancien président, l’implantation et le rayon d’action du mouvement antibalaka restent surtout régionales. Les attaques armées du groupe ne sont pas encore suffisamment coordonnées, et celui-ci ne possède pas l’équipement nécessaire pour rivaliser avec la Séléka, prête pour de véritables batailles. C’est dans le nord-ouest de la République centrafricaine que se concentre encore l’essentiel des violences entre les antibalaka et la Séléka, une région traditionnellement attachée à François Bozizé. Les combats les plus virulents et sanglants ont eu lieu à Bossangoa, Bouca et Bouar, où

—Think Africa Press Londres

Entassés sur des terrains appartenant à l’Eglise catholique ou éparpillés

dans la brousse et les forêts épaisses du pays, 395 000 civils cherche-raient actuellement à se protéger du conflit qui s’intensi-fie en République cen-trafricaine [selon le Haut-Commissariat pour les réfugiés]. Les combats opposent essen-tiellement les rebelles de la Séléka – le groupe rebelle qui a destitué le président François Bozizé en mars 2013 pour le remplacer par Michel Djotodia – et les forces antibalaka.

Après avoir renversé Bozizé, la Séléka a pillé et attaqué de nombreux villages. Des milliers de personnes ont fui leurs maisons et la crise humanitaire s’est aggravée. C’est alors qu’un ensemble hétéroclite de milices locales d’autodéfense et des groupes armés ont réapparu – des forces qui sont toutes qualifiées

d’antibalaka. En représailles aux massacres perpétrés par la Séléka, des paysans locaux, équipés de machettes, de fusils et d’armes artisanales, ont décidé d’appliquer leur propre justice et ont lancé un mouvement de résistance armée dans le Nord. L’insécurité en République centrafricaine ne

fait que grandir, et la situation humanitaire se détériore. Pendant ce temps, le gouvernement de transition à Bangui semble incapable d’agir.

Le mot antibalaka, qui signifie antimachette dans les dialectes locaux mandja et sango, est souvent utilisé pour décrire ces unités d’autodéfense créées par les populations pour lutter contre les bandits, les voleurs de bétail, les rebelles ou les braconniers. Depuis le début de l’insurrection de la Séléka, en décembre 2012, ces groupes armés ont décidé d’associer leurs unités disparates pour lutter ensemble contre un ennemi commun majoritairement musulman. Désormais, les

afrique

Vers une intervention ?●●● Face à l’escalade des violences et à l’inaction des forces africaines déjà présentes en Centrafrique (la Fomac), Ban Ki-moon a envoyé un rapport aux quinze membres du Conseil de sécurité de l’ONU, lundi 18 novembre. Il faut “agir en urgence”, prévient-il. Il leur a demandé de plancher sur différentes possibilités d’intervention, notamment sur l’envoi de “6 000 militaires, 9 000 si la situation venait à se dégrader davantage”. Il dit “attendre désormais leur décision” : “les membres des Nations unies ont l’opportunité et, je le crois fortement, la responsabilité d’empêcher la généralisation des atrocités”, conclut-il. La communauté

internationale craint en effet que le conflit religieux dégénère en génocide. La France a également déployé mi-novembre deux contingents de commandos parachutistes, soit 250 hommes, qui s’ajoutent aux 450 soldats déjà sur place. Officiellement, leur mission est de sécuriser l’aéroport de Bangui et de protéger les intérêts et les ressortissants français de cette ex-colonie. Mais le départ d’un navire de guerre français pour le golfe de Guinée, le 15 novembre, constitue un indice supplémentaire qu’une intervention internationale est proche. François Hollande avait déjà mis en garde contre la “somalisation” du pays, mais il est réticent à s’engager sur un autre théâtre de guerre en Afrique sans un soutien clair des Nations unies.

D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 201326.

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Dans une région où les jour-nalistes sont rares, Peter Bouckaert, directeur de la

section Urgences de l’ONG Human Rights Watch, a raconté son voyage dans la préfecture de l’Ouham, dans le nord du pays. Dans un long reportage publié dans Foreign Policy, il décrit “les villages vides, sans âme qui vive”, et ces campe-ments construits par des déplacés dans la brousse, que l’on découvre après 4 kilomètres de marche dans la rivière, où “les enfants meurent de la malaria ou de la fi èvre typhoïde”.

“Il n’y a pas de nourriture dans la forêt, mais on continue à se cacher, car le camp de déplacés de Bossangoa est trop éloigné et les routes sont trop dangereuses, lui confi e un père de famille. On vit et on meurt comme des animaux.” L’église de Bossangoa, la ville principale du nord du pays, est devenue un refuge pour 40 000 villageois, “surpeuplé, bruyant et saturé par les fumées des fourneaux artisanaux”.

Mais les musulmans aussi affl uent à Bossangoa, dans un autre camp “séparé”, établi à l’improviste, depuis que les chrétiens des antibalaka ont décidé de faire la

les victimes ont été très nombreuses [il est impossible de les recenser de manière précise].

Le 26 octobre, par exemple, une attaque menée avec des roquettes et des fusils dans la petite ville de Bouar a fait au moins 40 morts. Démunis et apeurés, 5 000 réfugiés se sont entassés sur une propriété appartenant à l’Eglise catholique. Les unités conjointes créées au niveau local pour le maintien de la paix – la Force multinationale d’Afrique centrale (Fomac) et les Forces armées centrafricaines – ont repris le contrôle de la ville, mais le vendredi 1er novembre des tensions latentes ont conduit la Séléka à brûler deux villages des alentours, renforçant ainsi les craintes de nouvelles représailles.

La religion est un facteur souvent cité pour expliquer les violences : le confl it est présenté comme un

aff rontement entre les rebelles de la Séléka, majoritairement musulmans, et les forces antibalaka, chrétiennes dans l’ensemble. Si les tensions religieuses entrent en jeu dans un certain nombre de cas, cette analyse est toutefois simpliste. La Séléka compte par exemple, outre des musulmans centrafricains et étrangers [notamment tchadiens ou soudanais], de nombreux rebelles sans affi liation religieuse, des bandits et des opportunistes qui prennent part aux pillages et au vandalisme.

Devant les actes de terrorisme de la Séléka contre les populations dans le Nord-Ouest et dans toute la République centrafricaine, à Bangui le gouvernement de Michel Djotodia s’est montré incapable de maîtriser les anciens rebelles ou de déployer des forces suffi samment nombreuses et bien équipées pour gérer l’anarchie.

Faute de plan national précis, le désarmement et la réintégration de la Séléka – soit au moins 20 000 hommes, dont des bandits et des

mercenaires étrangers – s’avèrent une mission impossible pour le gouvernement, qui est dépassé par les événements. En septembre, le président a offi ciellement dissous la Séléka, mais les dissidents n’ont pas déposé les armes et ne se sont pas dispersés, contrairement à ce qui leur a été ordonné. Au lieu de cela, ils ont continué à semer la terreur.

Si les représenta nts du gouvernement maintiennent qu’ils ont besoin d’un appui militaire plutôt que d’une nouvelle intervention étrangère, la petite armée nationale centrafricaine est trop faible et trop mal équipée pour lutter contre la Séléka.

La France prévoit d’envoyer des soldats supplémentaires *, mais elle a affi rmé qu’elle “ne jouerait pas le rôle de police du monde” et qu’elle ne veut pas être mêlée à une autre intervention militaire [après Serval, au Mali]. Les Français exhortent les Etats africains à fournir des troupes pour former leur propre mission. En juillet, l’ONU a entériné la création d’une force de 3 652 personnes pour relancer et transformer l’opération régionale de maintien de la paix qui existe actuellement en mettant en place la Mission internationale de soutien à la Centrafrique sous conduite africaine (Misca). Toutefois, paralysée par des problèmes f inanciers et logistiques, la Misca ne sera probablement pas opérationnelle avant 2014.

Certes, cette assistance internationale est encourageante, mais la crise que vit la République centrafricaine nécessite d’intervenir immédiatement, de consentir des ressources fi nancières suffi santes et surtout de faciliter un dialogue au niveau régional entre les diff érentes parties du confl it. Près de 500 000 personnes se retrouvent sans abri à cause des combats. Début novembre, l’ONU a mis en garde contre le risque de génocide et d’anarchie si le confl it se prolonge. A l’heure où un pays extrêmement pauvre et fragile est sur le point de sombrer dans la guerre, il est crucial que le reste du monde réagisse plus vite et plus fermement face à la crise que traversent 4,5 millions de Centrafricains.

—Tendai MarimaPublié le 5 novembre

* La France compte 450 militaires sur place pour assurer la sécurité de l’aéroport de Bangui, des sites d’extraction d’uranium d’Areva et de ses ressortissants.

← Un membre d’un groupe d’autodéfense patrouille dans son village détruit après les combats contre la Séléka. Photo Michaël Zumstein/Agence VU

CAMEROUN 250 km

Bossangoa250 soldats

Bangassou120 soldats

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RÉPUBLIQUE CENTRAFRICAINE

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Base française de Boali450 soldats

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* Force multinationale d’Afrique centrale regroupant des soldats tchadiens et camerounais.

Zone affectée par la LRA(l’armée révolutionnairedu Seigneur)

Darfour

Déploiement de soldats de la Fomac*Zones instables Attaques violentes

Un pays miné par les conflits

“Ici, on vit et on meurt comme des animaux”Sans garantie de sécurité, les humanitaires n’ont aucun moyen de venir en aide aux 400 000 déplacés à l’intérieur du pays. Human Rights Watch lance un cri d’alerte.

loi. Le témoignage d’une femme musulmane donne crédit aux craintes d’Adama Dieng, chargé de la prévention des génocides à l’ONU. “Nous allons tuer tous les musulmans et nous allons tuer tout votre bétail”, lui a déclaré le chef d’une milice. Comme le rappelle Peter Bouckaert “le mépris des agriculteurs chrétiens à l’égard des nomades musulmans est bien antérieur au conf lit actuel, car ces nomades gardent souvent leur bétail dans les champs, détruisant les récoltes. […] Les revendications territoriales représentent une dimension supplémentaire de la violence en République centrafricaine – tout comme au Darfour.”

SUR NOTRE SITE courrierinternational.com

Retrouvez l’intégralité du récit de Peter Bouckaert.

La petite armée centrafricaine est trop faible et trop mal équipée

AFRIQUE.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 27

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

FOCUS

Les pays européens d’ex-URSS, notamment l’Ukraine et la Moldavie, resteront-ils dans le giron de la Russie ou opéreront-ils un virage vers l’UE ?

Diplomatie. Un choix de civilisation

Cette lutte d’influence ne se limite pas à la signature d’un accord international ou autre. Pour la Russie, il s’agit de l’ultime chance de conserver son autorité en tant que puissance régionale et d’avoir à l’avenir son mot à dire sur des questions importantes concernant cette région d’Europe, à défaut du reste du monde. La majorité des habi-tants, voire des politiciens de l’UE, ne saisit pas pourquoi le sommet sur le Partenariat oriental fait l’objet d’une telle attention. Sans l’énorme pression politique et écono-mique exercée par les Russes – restrictions commerciales à l’égard de l’Ukraine et des autres voisins –, cet accord passerait quasi-ment inaperçu. D’un point de vue formel, les accords d’association entre l’UE et cer-tains pays non membres ne sont pas une nouveauté. Il s’agit de simples accords visant à instaurer une coopération plus étroite au niveau politique et économique.

Plusieurs facteurs éclairent la situation actuelle. L’UE s’est d’abord longtemps foca-lisée sur la gestion du processus d’élargis-sement. Dix nouveaux membres ont été intégrés en une fois [en 2004]. Les chan-gements de structure de l’UE elle-même et l’adaptation au marché interne élargi ont requis beaucoup d’énergie. Les Etats euro-péens d’ex-URSS ont tardé à adopter un com-portement démocratique et les principes du libre marché. Quant aux dirigeants de ces pays, ils se sont complu dans des régimes autoritaires, comme en Biélorussie et en Azerbaïdjan. Ce n’est qu’après la “révolu-tion des roses” en Géorgie [fin 2003] et la “révolution orange” en Ukraine [fin 2004] que l’intégration de ces pays dans les struc-tures euro-atlantiques a été sérieusement évoquée pour la première fois.

En 2009, l’UE a lancé un nouveau pro-gramme, baptisé Partenariat oriental, ayant pour but d’encourager ces pays à un

europe

—IQ The Economist (extraits) Vilnius

Aujourd’hui encore, l’expression “Europe de l’Est” est connotée néga-tivement en Occident. Depuis l’ef-

fondrement de l’Union soviétique, “Européen de l’Est” est synonyme de “pauvre prêt à accepter n’importe quel travail à l’Ouest en échange de nourriture” ou de “crimi-nel susceptible de troubler la vie paisible des Occidentaux”. Presque tous les habi-tants de l’ancien bloc socialiste, Polonais et Lituaniens, Roumains et Ukrainiens, sont considérés à l’identique. Faire évoluer ce regard est bien plus difficile que de s’at-taquer à la réalité politique. Malgré l’adhé-sion à l’Union européenne (UE) des pays Baltes, des pays d’Europe centrale et de cer-tains pays des Balkans, toute cette région a encore longtemps été appelée “Europe de l’Est” : un morceau du continent consi-déré comme de seconde zone. Non pas du point de vue géographique, mais de celui de la civilisation.

Près de dix ans après leur adhésion, l’éti-quette d’“Europe de l’Est” colle de moins en moins aux habitants des pays Baltes ou du groupe de Visegrád [Hongrie, Pologne, Tchéquie, Slovaquie]. Les voisins se trou-vant au-delà de la frontière orientale de l’UE [Ukraine, Biélorussie, Moldavie, Géorgie, Arménie, Azerbaïdjan] restent quant à eux condamnés à cette étiquette, quasi syno-nyme de “raté”. Et c’est précisément pour ces “ratés” que se livre cette année la lutte politique la plus âpre de la dernière décennie. La Russie, tout comme l’UE, cherche à atti-rer dans son camp l’Ukraine, la Biélorussie, la Moldavie et la Géorgie. Dans cette lutte, le fair-play n’est plus de mise, il a cédé la place à la pression la plus brutale, à la pro-pagande et même aux menaces.

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U N I O N E U R O P É E N N EU N I O N E U R O P É E N N E

Bruxelles

ARMÉNIEPOP : 3,4SUP : 29 743 PIB : 5 439

AZERBAÏDJANPOP : 9,2SUP : 86 600PIB : 10 331

BIÉLORUSSIEPOP : 9,3SUP : 207 600 PIB : 15 242

GÉORGIEPOP : 4,4SUP : 69 700PIB : 5 497

MOLDAVIEPOP : 3,5SUP : 33 843PIB : 3 309

UKRAINEPOP : 45SUP : 603 700PIB : 7 591

POP : Population (en millions d’habitants)SUP : Superficie (en km2)PIB : PIB par habitant en parité de pouvoir d’achat (en dollars)

F É D É R A T I O N D E R U S S I E

U N I O N E U R O P É E N N E

BIÉLORUSSIE

MOLDAVIE

AZERBAÏDJAN

GÉORGIE

ARMÉNIE

UKRAINE

Moscou

Vilnius

Bruxelles

600 km

Le Partenariat orientalLes 6 Etats concernés Les 28 Etats de l’Union européenne Territoire sécessionniste

↙ Ioula Timochenko entre Ianoukovitch (à gauche) et Poutine.Dessin de Riber paru dans Svenska Dagbladet, Stockholm.

28.

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EUROPE.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

folkloriques) – s’ajoutent les souffrances inévitables liées aux mauvaises conditions de détention. Un supplice pour une femme, on dirait la princesse Tarakanova sur sa paillasse moisie…

Son crime supposé est tout aussi folk-lorique : elle aurait fomenté un complot avec la Russie pour signer un accord aux dépens de l’Ukraine. Mais c’est exacte-ment l’accusation dirigée un temps contre l’hetman [commandant en chef] Bogdan Khmelnitski…

Qui est son oppresseur, cela n’a que peu d’importance. Dans le drame de l’Histoire, le rôle éphémère de l’oppresseur sert à mettre en lumière l’héroïne couronnée de sa tresse d’or par contraste avec la noir-ceur trouble du Mal. Notons que le rôle de l’oppresseur n’est pas endossé ici par un petit malfrat local, non, c’est le chef de l’Etat, le tsar-président-empereur de ce pays méridional dont les habitants sont

—Izvestia Moscou

Je l’appelle Pannotchka. Non pas en référence à Gogol [Pannotchka est un personnage d’une nouvelle de

l’écrivain ukrainien, nom à la racine polo-naise qui s’apparente à “petite princesse”], mais parce qu’elle est pour moi un per-sonnage de conte populaire, image qu’elle s’est choisie avec talent. Elle est l’image de l’Ukraine, cette femme-enfant, avec sa tresse en forme de couronne.

Une image prête à être imprimée sur les timbres, brodée sur des torchons ou peinte sur des assiettes de porcelaine. En attendant qu’elle vienne orner les icônes. Je ne sais si les Ukrainiens voient en elle l’emblème de leur pays. Moi, oui. Mais, voilà, l’Ukraine a jeté aux fers son égérie.

Son passé de chef d’entreprise, de busi-nesswoman, est oublié, gommé par les évé-nements qui ont secoué sa vie ces deux dernières années… On ne veut surtout pas s’intéresser à la nature de ses affaires, savoir ce qu’elle fabriquait. Elle fait désormais partie des personnages folkloriques ; elle a rejoint Tarass Boulba et ses fils, Mazeppa, les sirènes, l’esprit de la forêt et le génie des eaux ; elle côtoie les grandes figures épiques de l’histoire ukrainienne – Bogdan Khmelnitski, le philosophe Skovoroda ou Taras [Chevtchenko, poète natio-nal, 1814-1861].

Elle est devenue une sorte d’Evita Perón ukrainienne, elle pourrait même l’avoir éclipsée.

Les premières pages un peu ternes de son histoire politique sont tournées depuis longtemps. Comme sont oubliés ses débuts dans les affaires. Oui, elle a fondé le parti Batkivchtchina. Oui, elle a aussi été Première ministre et même candidate à la présidentielle de 2010, remportant 45,47 % des suf-frages, soit trois points seulement de moins que Ianoukovitch.

Mais, lorsqu’elle est arrêtée en août 2011 et condamnée à sept ans de prison, elle devient instantanément une incarnation de l’Ukraine. Un symbole conjuguant force inouïe et fragilité. Comme l’Ukraine, à la fois puissante et faible.

Elle souffre énormément.A la douleur physique – causée par un pro-

blème de dos (on ne donne pas les détails médicaux lorsqu’il s’agit de personnages

Ioulia, la prisonnière à la tresse d'orLe sulfureux écrivain et homme politique russe Edouard Limonov livre une version épique du parcours de Ioulia Timochenko, ex-Première ministre et principale opposante.

parfois appelés khokhol [surnom péjoratif donné aux Ukrainiens par les Russes]. Lui ne s’appelle ni Cyrus, ni Darius, ni Titus, ni même Vespasien. Mais il a néanmoins tout de l’empereur romain tyrannique. Il pue la violence.

La Rada (Parlement) doit trouver coûte que coûte courant novembre un moyen de soigner Ioulia Timochenko à l’étranger. Ils ont promis.

Quoi qu’il en soit, de nouvelles pistes ont depuis été proposées.

L e d é p u t é A n d r i y   P a v lo v s k y (Batkivchtchina), partisan de Ioulia, se fonde sur l’avis de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) pour proposer qu’elle soit immédiatement graciée. D’après l’avis rendu en avril par la CEDH, la déten-tion de Ioulia Timochenko serait “arbitraire et illégale”. Le Parti des régions – le parti de l’empereur – rétorque que Ioulia Timochenko n’a purgé qu’une infime partie de sa peine et qu’il n’y a “pas de motif à sa libération”.

D’autres proposent qu’elle bénéficie d’une amnistie partielle, qui supposerait qu’elle s’acquitte d’une caution de 200 millions de dollars (une somme incroyable, digne d’un conte populaire) et qu’elle soit privée de ses droits civiques pour trois ans. (Justement, Pannotchka Ioulia devait être la candidate de l’opposition à la présidentielle de 2015.)

L’Allemagne, quant à elle, déclare que la clinique Charité est prête à accueillir la personnification de l’Ukraine. Moins par amour pour Ioulia que pour couper défi-nitivement l’Ukraine de la Russie.

Ce mois de novembre est un moment décisif dans la destinée de Ioulia et celle de l’Ukraine.

Fin novembre, l’Ukraine doit signer à Vilnius un accord d’association avec l’Union européenne lors du sommet du Partenariat oriental. La libération de la princesse à la tresse d’or est la condition de l’Europe pour la signature de cet accord. Et de faire pres-sion sur cet empereur qui est passé depuis longtemps dans le camp de l’Europe.

Le 27 novembre, c’est aussi l’anniver-saire de Ioulia.

Pour l’instant, elle est à l’hô-pital des cheminots de Kharkiv. Sous surveillance policière, bien sûr. J’ai séjourné moi aussi dans

cet hôpital lorsque j’avais 3 ans [Edouard Limonov a grandi en

Ukraine]. J’avais la rougeole. J’étais tellement malade que j’en ai perdu l’ouïe pendant quelques jours. Je me souviens

que, lorsque ma mère vint enfin me chercher, j’eus tellement peur du bruit

du train tandis qu’elle me portait vers la sortie de l’hôpital que je hurlais de toutes mes forces en m’agrippant à elle.

J’avais peut-être peur de ce que ma mère allait faire de moi.

Nous partageons donc, l’emblème natio-nal de l’Ukraine et moi, la même expérience de cet hôpital.

—Edouard LimonovPublié le 25 octobre

rapprochement. Le principal obstacle entre eux et l’UE n’a pas toujours été de nature économique ou politique, mais a résidé dans les questions d’identité et les options géo-politiques. L’Ukraine n’est pas la seule à avoir souffert de cette indécision, les autres pays aussi. Faut-il rester dans l’ombre de la Russie ou mettre en œuvre une politique de démocratisation et de libéralisation, tout en risquant une instabilité politique en raison des réformes ? Jusqu’aujourd’hui, le Partenariat oriental est considéré avec scepticisme, même au sein de l’UE, et les Etats concernés se plaignent d’être consi-dérés comme des pays de seconde zone. Tout d’abord, à la différence des Balkans, ils ne peuvent espérer une adhésion à l’UE, tout au plus une abolition des visas. L’aide financière paraît conséquente : 600 mil-lions d’euros pour six pays sur trois ans. Mais cela semble une goutte d’eau quand on sait qu’en 2012 le budget de l’Ukraine était de 45 milliards d’euros.

Le gouvernement et le Parlement ukrai-niens ont approuvé le projet d’accord. Les institutions de l’UE ont reconnu que la Russie exerçait une pression politique inac-ceptable sur les pays du Partenariat orien-tal. En effet, pour la Russie, la partie n’est pas finie : elle durera jusqu’à l’élection prési-dentielle ukrainienne de 2015. La signature de l’accord d’association avec l’Ukraine, la Moldavie et les autres pays du Partenariat oriental ne les conduira pas définitivement à l’intégration. Ce processus peut être long et chaotique, en particulier si l’UE considère de haut leurs efforts pour se détacher de la Russie et que cette dernière ne renonce pas à ses moyens de pression brutaux.

—Tomas JaneliunasPublié en novembre

CHRONOLOGIE Mai 2009 Création à Prague du Partenariat oriental, avec six pays ex-soviétiques, comme pendant à l’Union pour la Méditerranée.Avril 2013 L’UE qualifie de “politique” la détention de Ioulia Timochenko, ex-Première ministre ukrainienne, et exige sa libération.Septembre 2013 L’Arménie annonce qu’elle opte pour l’Union douanière russo-biélorusso-kazakhe.Novembre 20139-10 Visite précipitée de Viktor Ianoukovitch à Moscou, qui fait pression sur l’Ukraine.12 Les patrons ukrainiens réclament le report d’un an de la signature de l’accord avec l’UE.19 Report au 21 novembre du vote de la Rada sur la libération de Ioulia Timochenko.28-29 Sommet de Vilnius. La Géorgie et la Moldavie devraient parapher l’Accord d’association et de libre-échange. La signature par l’Ukraine sera vraisemblablement ajournée.

↓ Ioulia Timochenko. Dessin de Finn Graff, Norvège.

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EUROPE

Le Kremlin parviendra-t-il à intégrer l’Ukraine à son projet d’Union eurasiatique et à la soumettre en plaçant à Kiev un homme docile ?

Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013FOCUS DIPLOMATIE.

—Rzeczpospolita Varsovie

L’Ukraine se trouve à la croisée des chemins concernant son avenir géo-politique. Aujourd’hui, il semble bien

qu’elle ait opté pour la voie occidentale et soit prête à signer l’accord d’association avec l’Union européenne. Mais Moscou, qui ne lâche pas prise facilement, verrait volontiers le pays dans sa “zone d’in-térêts privilégiés”, l’Union douanière (réunissant la Russie, la Biélorussie et le Kazakhstan). Cependant, l’avenir de l’Ukraine ne se réduit pas à un simple choix de structure politique et économique. Il s’agit d’une véritable option de civilisation. L’Ukraine, où se rencontrent l’Ouest et l’Est, est un pays hétérogène des points de vue eth-nique, religieux, cultu-rel. Toutefois, il n’est pas inutile d’examiner des clivages moins évi-dents, comme le fait l’his-torien ukrainien Iaroslav Hrytsak.

Selon un vieux stéréo-type répandu en Pologne, l’Ukraine serait coupée en deux : un Ouest pro-occi-dental, un Est prorusse et prosoviétique. Selon ce stéréotype, la partie orientale de l’Ukraine, d’Odessa à Lougansk, de Yalta à Kharkiv, serait le réservoir électoral de Viktor Ianoukovitch et du Parti des régions. Si cela était vraiment le cas, l’Ukraine orientale, peuplée principalement de rus-sophones, aurait rejeté la politique histo-rique du camp orangiste [le régime issu de la “révolution orange”, qui a précédé l’actuel]. La mémoire de la grande famine [au début des années 1930, à la suite de la collectivi-sation forcée de l’agriculture par le pouvoir soviétique], présentée comme un génocide opéré sur le peuple ukrainien, y occupe une place importante. Dans ce contexte, Hrytsak attire notre attention sur ce qu’a à dire le politologue Alexandre Tsypko, ancien conseiller de Mikhaïl Gorbatchev

La bataille pour l’âme ukrainienne

sur la nostalgie soviétique, qui englobe aussi l’époque stalinienne, elle pourrait perdre, car dans de nombreux cas elle a affaire aux descendants des victimes de la grande famine. Si la mémoire de Stepan Bandera [1909-1959, nationaliste antisovié-tique, puis antipolonais durant la Seconde Guerre mondiale] divise la société ukrai-nienne, dit Hrytsak, la mémoire négative du stalinisme est un facteur d’unification.

Récemment, le site de la Pravda ukrai-nienne publiait une interview d’Andreï Illarionov, ex-conseiller économique de Vladimir Poutine, aujourd’hui dans l’op-position, qui évoquait des propos du pré-sident russe, datant de quelques années, pouvant être pris pour un lapsus mais qui, selon Illarionov, étaient un message consciemment envoyé au monde. Poutine disait que l’Ukraine n’avait pas de longue

tradition de son propre Etat et qu’une bonne partie de son territoire était

constituée de terres russes, tom-bées sous la dépendance de Kiev

de manière injustifiée. Ainsi, une partie du mainstream

médiatique russe traite l’Ukraine de manière ins-trumentale, et non comme sujet. En attendant, l’Union douanière que la Russie pro-pose à l’Ukraine est plus

qu’un projet économique commun aux ex-pays sovié-

tiques. A terme, elle devrait deve-nir une communauté politique sous la direction de Moscou,

une alternative eurasiatique à l’Union européenne.

Pour sa part, le polito-logue ukrainien Mykola Riabtchouk soutient que la Russie n’a pas besoin d’une Ukraine amicale mais entiè-

rement soumise, et qu’elle ver-rait volontiers à Kiev une sorte d’adjoint du genre de Ramzan Kadyrov en Tchétchénie. Mais Ianoukovitch fait plus penser à Alexandre Loukachenko en Biélorussie ou à Vladimir

Voronine en Moldavie [ex-prési-dent, leader du Parti communiste], consi-

dérés comme des alliés de Moscou, mais qui ont de sérieux contentieux avec elle. C’est la raison pour laquelle Ianoukovitch n’a pas envie de se soumettre au Kremlin. La Russie pourrait encore avoir recours au chantage énergétique, mais ce faisant elle ne pourra s’emparer de l’âme ukrainienne.

—Filip MemchesPublié le 18 octobre

Le chaos règne à KievAvec ou sans accord au sommet de Vilnius, le président Viktor Ianoukovitch sera perdant.

La mémoire négative du stalinisme est un facteur d’unification

puis de Boris Eltsine. Originaire d’Odessa, il connaît parfaitement la mentalité de la partie orientale de l’Ukraine. Selon lui, c’est là, et non dans la partie occidentale – qui, dans les années 1930, se trouvait en dehors de l’Union soviétique –, que s’est conser-vée la mémoire de la famine. Seulement, à l’époque soviétique, cette mémoire ne fonctionnait pas dans l’espace public et, par conséquent, n’avait pas de rôle poli-tique. Elle s’est transmise de génération en génération à l’intérieur de la sphère privée.

Tsypko en tire une conclusion politique : si la Russie fait la cour à l’électorat “bleu” [couleur du camp de Ianoukovitch] en jouant

—Oukraïnsky Tyjden Kiev

Le président ukrainien Viktor Ianoukovitch ressemble à un homme qui vient de sauter d’un avion en

parachute et tarde à ouvrir ce dernier pour mieux jouir de la montée d’adrénaline. Tout le pays attend de voir si le parachute va s’ouvrir, et où le chef de l’Etat va atter-rir. Fascinés par le spectacle, nous oublions tous une chose essentielle : s’il l’ouvre trop tard, son parachute ne lui servira à rien. A force de jouer au plus malin, Ianoukovitch se retrouve pris à son propre piège.

Certains, dans l’entourage du président, ont attisé sa phobie à l’encontre de Ioulia Timochenko, le poussant à ne pas la remettre en liberté. Ils lui ont affirmé que l’Union européenne signerait l’accord de toute façon, même si l’ancienne Première ministre restait derrière les barreaux. Alors que, dans l’optique de l’UE, la libération de Timochenko est toujours une priorité incontestable. L’entêtement de Ianoukovitch sur cette question commence à coûter cher à notre pays, très cher. Parmi les Vingt-Huit, plusieurs Etats membres considèrent qu’une absence de solution, ou une solution ne serait-ce qu’imparfaite, au problème de Timochenko serait un motif suffisant pour refuser de signer l’accord. Or plus Bruxelles et Kiev tardent à s’entendre, plus le conflit profite au Kremlin.

Officiellement, les autorités ukrainiennes continuent de prétendre qu’elles veulent satisfaire aux conditions imposées par l’UE. Le 12 novembre dernier, le ministère du Développement économique et du Commerce a ainsi annoncé la création d’un programme pour la mise en œuvre de l’accord d’association avec l’UE, qui comprend une liste de 552 mesures.

↓ Dessin de Tiounine paru dans Kommersant, Moscou.

↓ Dessin de Simanca, Brésil.

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EUROPE.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

moldave de Balti. Mais, si nous voulons avoir une infrastructure comme celle de Munich, nous n’avons pas d’autre choix que celui de passer par les mêmes étapes de développement que les Bavarois.Enfi n, de ce que nous faisons, nous Moldaves – Roumains, Russes, Ukrainiens, Gagaouzes, communistes, libéraux, démocrates, populistes, socialistes, conservateurs, chauvins, proeuropéens et autres –, nous serons seuls à supporter les conséquences, à avoir quelque chose à gagner soit à l’européanisation par le rapprochement avec l’UE, soit à la resoviétisation par l’intégration à l’Union eurasiatique [projet de Vladimir Poutine d’intégration économique du territoire ex-soviétique]. Les Européens ou les Russes se lasseront bientôt de nos atermoiements, parce qu’ils savent très bien que l’on ne peut pas être membre à la fois de l’Union européenne et de l’Union eurasiatique…

—Tudor Cojocariu, Timpul Chisinau

de la manière la plus cynique.Le sommet du Partenariat oriental de Vilnius n’est pas nécessairement la fi n d’un monde. En fait, que la Moldavie [et l’Ukraine] signent ou non l’accord d’association, le plus dur reste à faire. S’engager à appliquer la législation européenne entraînera des évolutions radicales, peut-être aussi radicales que peuvent l’être les diff érences qui existent entre l’infrastructure de la ville de Munich et celle de la petite ville

Vu deMoldavie

Le plus dur reste à faire● L’Union européenne s’étend irrésistiblement vers l’est, par la force des choses, du fait du développement des Etats voisins et de leur raccordement progressif à l’économie, à la fi nance, à la politique, à la société et surtout aux valeurs européennes. L’élargissement n’adviendra ni pour ni contre d’autres acteurs tels que la Fédération de Russie. Il adviendra tout simplement parce que les sociétés se développent, et personne ne peut s’y opposer par la coercition.A l’opposé, la Fédération de Russie est en train de se créer de sérieux problèmes de crédibilité et d’image. Elle pousse ses partenaires européens à prendre des décisions unilatérales – comme l’initiative du commissaire européen (roumain) à l’Agriculture, Dacian Ciolos, concernant l’accès des vins moldaves au marché européen [autorisé le 25 octobre en compensation des pertes subies par la Moldavie sur le marché russe]. En d’autres termes, la Russie se trouve actuellement dans une situation où soit elle accepte l’idée que les anciens Etats soviétiques ne sont plus son terrain de jeu, soit elle persiste dans ses erreurs, ce qui oblige l’Union européenne à prendre des initiatives.Du point de vue de bon nombre de pays européens, la Russie a déjà commencé à perdre son rôle de partenaire prioritaire, après avoir prouvé à maintes reprises qu’elle ne croyait pas aux valeurs auxquelles elle prétendait souscrire. C’est-à-dire en se comportant de manière hypocrite et incorrecte, en refusant d’admettre que les Etats européens ont au moins une génération d’avance, et sans rien proposer en retour que du gaz hors de prix. La possibilité de rejoindre l’UE lui a été off erte au début des années 1990, mais elle l’a refusée. On lui a démontré que l’élargissement devait se faire avant tout au profi t des Etats du voisinage européen, puis des pays ex-soviétiques [et non contre la Russie], mais elle continue d’user du chantage et de la coercition

Dans le même temps, le Premier ministre, Mykola Azarov, rappelle constamment que la refondation de l’économie du pays afi n de l’adapter aux normes européennes coûterait entre 150 et 160 milliards d’euros, et déplore le refus de l’UE de compenser la perte potentielle de débouchés commerciaux en Russie pour l’Ukraine. “Lors de rencontres avec nos partenaires européens, nous leur avons proposé de nous aider à trouver des marchés de substitution pour nos exportations, a-t-il expliqué. Malheureusement, l’UE n’y travaille pas aussi vite que nous le souhaiterions.”

Apparemment, les autorités ukrainiennes sont donc surtout intéressées par les avantages financiers qui découleraient de l’accord d’association, plutôt que par la possibilité d’une intégration et d’une transformation du pays conformément aux critères européens. Raison de plus pour que l’Occident use activement du facteur fi nancier pour faire pression sur le président ukrainien, surtout si l’accord est signé. Une fois ce dernier en poche, l’UE et le FMI pourraient bloquer toute aide tant que Ioulia Timochenko n’aurait pas été libérée, ce qui ne ferait en réalité que renforcer la position de l’Union en Ukraine. Le pays serait de toute façon lié par son association à l’UE, qui aurait de ce fait la possibilité d’infl uencer la politique ukrainienne sur le plan tant international que national. Ce qui ne sera pas le cas si le sommet de Vilnius aboutit à un échec, contraignant notre nation à se retrouver entraînée dans le sillage de la Russie.

Pour l’heure, le chaos le plus total règne. Personne ne sait plus à quoi il faut s’attendre, tout le monde se livre au jeu des devinettes. Les autorités ukrainiennes donnent d’elles-mêmes une image de fragilité et d’agressivité complexée. Peu importe vers qui elles se tournent en fi n de compte, l’Est ou l’Ouest – quand le grand spectacle de l’accord sera terminé, le président en exercice aura fait à tous la démonstration de sa faiblesse. Et aucun parachute ne pourra le sauver.—

Publié le 14 novembre

SOURCEOUKRAÏNSKY TYJDENKiev, UkraineHebdomadaire, 41 500 ex.www.tyzhden.ua “La Semaine ukrainienne” est un titre haut de gamme ouvertement pro-occidental. Lancé en 2007, dans le sillage de la “révolution orange” (novembre-décembre 2004),il vise aussi bien les cadres que les étudiants et plus généralement un lectorat allant “de 21 à 55 ans”. Il propose des enquêtes, des reportages, un suivi de l’actualité nationale et internationale, mais aussi des pages récurrentes consacrées à la culture et à l’histoire.

↓ Dessin de Kazanevsky, Ukraine.

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EUROPE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Vu d’ailleursVendredi à 23 h 10, samedi à 11 h 10 et dimanche à 14 h 10, 17 h 10 et 21 h 10.

L’actualité française vue de l’étranger chaque semaine avec

présenté par Christophe Moulin

motivation supplémentaire pour l’émission de factures dans l’ensemble des secteurs d’activité, qui valorise l’action des citoyens et renforce la lutte contre l’économie parallèle”, précise le secrétaire d’Etat aux Aff aires fi scales, Paulo Núncio.

Ce dernier garantit par ailleurs que le prix sera systématiquement attribué et que toutes les factures seront éligibles au tirage au sort dès lors qu’elles portent sur des transactions eff ectuées au Portugal, sont émises au nom d’un consommateur fi nal et portent son NIF.

La procédure est encore à l’étude (“elle sera unique, il ne s’agit pas d’une réplique exacte de ce qu’ont fait d’autres pays” ajoute le secrétaire d’Etat) [voir encadré ci-contre], mais il est envisagé d’attribuer à chaque facture un numéro qui sera utilisé pour la loterie et publié sur le site Internet du ministère des Finances avant le tirage au sort.

L’administration fi scale ne prendra pas en charge la logistique de la loterie, qui “dépasse ses compétences”.

Les détails en la matière, de même que la forme que prendra la proclamation des gagnants, doivent encore être précisés par l’équipe du ministère des Finances.

Le fi nancement annuel des lots doit être supporté comme une dépense inscrite au budget de l’Etat, ou alimenté par un prélèvement sur les recettes de la TVA, ajoute le ministère. L’achat des lots sera confi é à l’administration fi scale, éventuellement via un régime spécifi que de sous-traitance.

Avec la réforme de la facturation, qui impose depuis le début de l’année l’émission de reçus sur toutes les transactions et leur transmission à l’administration fi scale, ce sont plus de 3 milliards de factures qui ont été envoyées et enregistrées, au rythme de plus de 380 millions par mois.

Dans les secteurs qui ouvrent droit à des déductions d’impôt sur le revenu, plus de 2,2 millions de consommateurs diff érents (dont 1 million pour la seule restauration) ont demandé jusqu’à présent l’inscription du NIF sur leurs factures. D’ailleurs, les recettes de TVA dans ces secteurs n’ont cessé d’augmenter depuis le début de l’année : la croissance était de 16,2 % en août dernier par rapport à août 2012. Le fi sc compte sur la loterie pour inciter plus de 4 millions de consommateurs à exiger la mention du NIF.

Les mesures adoptées au Portugal commencent à porter leurs fruits dans la lutte contre l’économie parallèle.

—Ana Sofi a SantosPublié le 2 novembre

voitures et de motos, la restauration et les salons de coiff ure. La participation au tirage au sort pour remporter une voiture neuve sera même cumulable avec cette déduction fi scale (pour chaque justifi catif présenté au fi sc, le consommateur peut déduire de ses impôts 15 % de la TVA).

Le ministère des Finances envisage de mettre en jeu plus d’une voiture par semaine, en off rant comme premier prix une automobile d’une gamme supérieure, et comme deuxième et troisième prix deux modèles de plus petite cylindrée, dont les marques restent à déterminer.

Le tirage au sort sera réservé aux consommateurs fi naux, ce qui signifi e que les contributeurs collectifs (les entreprises) en sont exclus, précise le ministère des Finances. L’objectif tel que formulé dans la proposition de budget 2014 est de “créer une

—Expresso Lisbonne

A partir de janvier 2014, le fi sc por-tugais lancera une grande “loterie des factures” mettant en jeu, par

tirage au sort, une voiture par semaine. C’est la dernière stratégie en date pour inciter les Portugais à exiger des factures lors de leurs achats et lutter ainsi contre la fraude fi scale.

Pour participer à la tombola organisée par l’Autoridade Tributária [AT, administration fiscale], l’acheteur devra demander au vendeur, au moment du règlement, qu’il fasse figurer sur le reçu son numéro d’identifi cation fi scale (NIF). La loterie ne sera pas limitée aux secteurs qui ouvrent déjà droit à des abattements fi scaux [sur présentation des factures, depuis début 2013], en l’occurrence le logement, la réparation de

PORTUGAL

La loterie du fiscPour inciter le contribuable à participer activement à la lutte contre la fraude fi scale, le gouvernement portugais organise des tombolas. Gros lot : une voiture haut de gamme.

Redressement

Des expériences concluantes●●● Mise en œuvre en janvier 2012, la lutte contre l’économie parallèle au Portugal a donné des résultats signifi catifs. Depuis cette date, 43 000 entreprises ont été sanctionnées pour ne pas avoir déclaré correctement leur TVA, relate Expresso. Parmi celles-ci, 4 716 entreprises ne l’avaient jamais payée et 8 000 sociétés déclaraient des TVA inférieures à celle dont s’étaient acquittés leurs clients. Le gouvernement de Pedro Passos Coelho a également décidé d’infl iger aux contribuables qui ne demanderaient pas de facture des amendes pouvant aller jusqu’à 2 000 euros. Etant donné la crise, la mesure a été très mal acceptée par la population. Pour protester, certains vont jusqu’à déclarer des factures avec le numéro d’identifi cation fi scale [NIF] des ministres en fonction. L’administration fi scale a ainsi reçu des milliers de factures frauduleuses émises au nom du Premier ministre.Le Portugal n’est pas le seul pays à avoir pris une telle initiative. En Europe la Slovaquie a fait de même, la Chine et l’Amérique latine aussi, notamment le Brésil, le Chili, le Costa Rica et le Paraguay. Le programme “Nota Fiscal Paulista” de l’Etat de São Paulo au Brésil fait fi gure de référence. Si communiquer les factures au fi sc brésilien peut garantir une ristourne de presque 30 % sur le montant des impôts, il existe aussi des loteries. Les gagnants reçoivent de l’argent, généralement entre 10 reais (3,30 euros) et 50 000 reais (16 500 euros), mais la somme peut grimper à 200 000 reais (66 000 euros). Un billet de tombola est accordé pour 100 reais de factures déclarées (33 euros).

↙ Le Premier ministre portugais Pedro Passos Coelho, fl anqué de ses collaborateurs (Finances, Fiscalité). Dessin de Helder Oliveira paru dans Expresso, Lisbonne.

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Belgique.Comment ilssont devenusconfédéralistesAu début des années 2000, l’Open VLD et leCD&V ont tous deux opté pour le confédéralisme.Un peu par inadvertance.

—De Morgen Bruxelles

Soyons honnêtes, reconnaîtBart Somers (OpenVLD). Politiquement par-

lant, la définition que donneaujourd’hui la N-VA du confédéra-lisme est plus pertinente que celleque nous avions en tête à l’époque.Le confédéralisme au sens strict,c’est une conférence diplomatiquepermanente entre des Etats indé-pendants qui se mettent d’accordsur ce qu’ils vont faire ensemble.Nous n’avons jamais imaginé enarriver là.”

C’est pourtant bien ce mêmeBart Somers, alors de onze ansplus jeune qu’aujourd’hui, qui aété l’un des instigateurs de l’in-clusion du confédéra-lisme dans le pro-gramme des libé-

raux flamands. C’était àl’occasion d’un congrès dans unpalais du Heysel, le 7 décembre2002. “Le VLD veut un meilleurstatut pour la Flandre et opte dèslors de manière définitive pour unmodèle confédéral. Le centre degravité doit se déplacer vers les en-tités fédérées qui décideront descompétences qu’elles entendentlaisser au niveau fédéral. Chaqueniveau de pouvoir se verra oc-troyer une autonomie fiscale com-plète”, peut-on lire dans la “dé-claration de novembre” del’époque.

Bart Somers : “Le confédéra-lisme, c’était le buzz du moment.Tout le monde se fichait bien de ce

que cela voulait réelle-ment dire. Nous

voulions justedavantage

de compétences pour la Flandre.”Le fait que cette “déclaration

de novembre” fut finalementadoptée au mois de décembremontre bien que les circonstan-ces étaient particulières. LeVLD n’était pas parvenu à faireapprouver son programme derénovation et avait dû organiserun second congrès début dé-cembre pour arriver à recollertous les morceaux. On ajouta levolet confédéraliste. Seuls quel-ques centaines de militantsavaient fait le déplacement etc’est finalement par une majo-rité de 128 voix contre 122 que lemodèle confédéral fut inclusdans le programme du parti.

“L’amendement a été voté en dé-but d’après-midi, ironise Jean-Marie Dedecker (aujourd’hui àla LDD). Il n’y avait plus beau-

coup de monde et on a pu faire cequ’on voulait. La plupart se trou-vaient encore au bar.” Les mili-tants ont été presque physique-ment chassés du bar en questionpar Annemie Neyts et par unHerman De Croo dans tous sesétats.

Le père De Croo avait dû as-sister au spectacle pénible de laprise en main du congrès de sonparti par une alliance de jeunesVLD, de transfuges de la Volksu-nie et de nouveaux venus, à latête desquels Jean-Marie Dedec-ker et Vincent Van Quicken-borne. Quand ils ont proposé,tant qu’on y était, d’abolir lamonarchie, cela a été la goutted’eau qui a fait déborder le vasepour l’ancien président de laChambre.

“On n’a pas discuté tant que çadu confédéralisme, se souvientPatrick Dewael, qui présidait cecongrès à l’époque. Mais de lamonarchie, ça oui. Vincent VanQuickenborne a prononcé un dis-cours dans lequel il comparait leRoi au VLD. Est-il seulement fla-mand ? Libéral ? Démocrate ? Troisfois non. Jean-Marie Dedecker en aencore rajouté une couche. Aprèsquoi tout le monde en est revenu àdes idées plus modérées. Au final,la proposition retenue se borne àpréconiser une monarchie protoco-laire, ajoute-t-il en riant. Encoreheureux : Guy Verhofstadt étaitalors Premier ministre. Imaginezsa tête s’il avait dû aller annoncerau Roi que son parti avait aboli lamonarchie...”

Tout comme Verhofstadt, DeGucht et les autres caciques duparti, Patrick Dewael vota con-tre le confédéralisme. Sans suc-cès, mais cet échec ne fut pasnon plus pris comme une catas-trophe à l’époque.

Seul Herman De Croo entraen résistance et menaça par voieépistolaire d’en appeler à unnouveau congrès. “Parce que jecomprenais que le confédéralismeserait perçu comme la dernièreétape avant le séparatisme. Cettecrainte est aujourd’hui devenueréalité. Il n’y a pas chez nous demajorité pour démanteler la Belgi-que. Il est bon que le parti ait

maintenant une attitude claire àce sujet.”

C’est par les jeunesdu parti, à l’époque

sous la direction deStefaan Noreilde,

que le vent du

confédéralisme à commencé àsouffler : “Karel De Gucht avaitlui même évoqué l’évaporation dela Belgique. C’était quand mêmebien du confédéralisme, ça, hein !Donc nous avons proposé d’appe-ler un chat un chat”, explique-t-il.

Le plan de bataille fut dessinéau dos de quelques sous-bocks àla brasserie Falstaff, à côté de lagare de Courtrai. L’invité d’hon-neur était Vincent Van Quicken-borne. “Les gens évoluent, tem-père aujourd’hui celui-ci. Nousn’avons jamais voulu scinder lepays. Mais nous étions conscientsde la nécessité de faire une grandeétape supplémentaire après la ré-forme de l’Etat arc-en-ciel. C’estdésormais chose faite.”

Il faut croire que le confédé-ralisme était dans l’air du temps.Il suffit de repenser au contextedu moment. Du côté du Parle-ment flamand (avec ses cinq ré-solutions), on sentait de plus enplus de pression pour une nou-velle grande réforme de l’Etat.Même le VLD n’était pas rassa-sié avec les accords du Lamber-mont [plus souvent appelés dela St-Polycarpe du côté franco-phone]. De plus, le marché élec-toral des flamingants était grandouvert : la Volksunie avait im-plosé et les membres de la N-VAétaient encore dans les cata-combes, en train de réfléchir àl’avenir de leur parti. Le CD&Vet le VLD se livraient à une luttesans merci pour la suprématiepolitique, avec pour enjeu lesélecteurs flamands.

Au CD&V. Le 29 septembre2001, le CVP, qui se réincarnaiten CD&V, adoptait, aux hallesd’exposition de Courtrai, unnouveau programme de particomprenant une profession defoi au confédéralisme. Pratique-ment dans les mêmes circons-tances que les libéraux : enmarge d’un grand congrès, àl’instigation d’une alliance entredes jeunes et des rebelles, et augrand dam de la vieille garde duparti.

← Dessin de Gaëlle Grisardpour Courrier international.

“On a pu faire cequ’on voulait.La plupart setrouvaient encoreau bar.”

D'UN CONTINENT À L'AUTRE Courrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 201334.

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BELGIQUECourrier international – n° 1203 du 21 au 27 novembre 2013 35

—Het Laatste NieuwsBruxelles (extraits)

C’est la chaîne de télévi-sion privée VTM qui adressé son portrait dans

l’émission de télévision Tele-facts.

Le contraste entre la viequ’Alec de Selliers de Moran-ville, 66 ans, menait dans notrepays et celle qui est désormaisla sienne au Nicaragua pourraitdifficilement être plus grand.Chez nous, il était un aristo-crate stylé, perpétuellement encostume avec cravate assortie.Il n’a pas complètement perduson style mais arbore mainte-nant un grand chapeau depaille et une chemise à man-ches courtes sur laquelle il estdifficile de ne pas remarquerd’énormes auréoles de sueur.“La plus grande différence entrela Belgique et le Nicaragua, c’estla chaleur, nous a-t-il prévenuau téléphone. Et puis, le con-traste entre les gens ordinaires etl’élite est ici bien plus grand. Di-sons entre ceux qui peuvent sepermettre d’acheter une voiture etles autres. Ici, les gens sont habi-tués à travailler pour un salairetrès modeste. Je n’ai pas encore vu

de misère véritable mais de lapauvreté, ça oui.”

La vie qu’il menait en Belgi-que n’était pas vraiment celledes gens ordinaires. Il a passétoute sa jeunesse dans unevaste propriété des environs deBruxelles. Sa grand-mère étaitla petite fille d’Ernest Solvay,qui avait fondé la société dumême nom voici 150 ans etavait rapidement fait fortune.

Pas étonnant que le jeune Alecait vécu dans l’opulence. “Entant qu’enfant, vous vivez dansun environnement déterminé sansvraiment vous poser de questions,commente-t-il. Je roulais à véloen rond dans le jardin et j’adoraisle Tour de France. Je rêvais de de-venir coureur cycliste.”

Ce rêve-là ne devint pas réa-lité, “parce qu’au sein de notre fa-mille, tout le monde exerçait desfonctions à responsabilités”.

Il entra à la Générale de Ban-que, une des composantes de

ce qui allait devenir Fortis. Safamille était déjà actionnaire decette banque avant l’indépen-dance de la Belgique. Les divi-dendes l’ont longtemps fait vi-vre de manière confortable. Etle chevalier menait une exis-tence douillette et agréable jus-qu’à l’explosion de la bombeFortis qui fit perdre en un coupà sa famille 80 millions d’euros.

Il fulmine encore chaque foisqu’il pense à cette débâcle. Salèvre inférieure en tremblelorsqu’il qualifie les patrons deFortis de “voleurs”. Mais main-tenant, il entend montrer qu’ilexiste une alternative au capi-talisme.

Il est parti seul en Amériquecentrale, laissant derrière luises quatre enfants issus dedeux mariages différents, et vitdésormais de manière très sim-ple. Il cuisine au feu de bois. Leseul luxe qu’il s’autorise est dedormir dans un lit en dur plu-tôt qu’un hamac. Il veut fairede sa finca une ferme-modèle,pour montrer à la populationlocale qu’il n’est pas si difficilede se faire une vie meilleure.Ses ouvriers sont plutôt bienpayés par rapport aux normeslocales. “Les gens doivent êtrepayés correctement, estime-t-il.Diminuer sans cesse les salaires,c’est de la folie, c’est stupide.Parce que si tout le monde estpauvre sauf moi qui possède tout,il ne peut plus y avoir d’écono-mie.”

Et non, Alec de Selliers deMoranville ne veut pas êtrequalifié de socialiste. Pas dutout. “Je suis un idéaliste comba-tif”, nous dit-il encore avec uneétincelle dans les yeux.

—Lieve Van BastelaerePublié le 13 novembre

↑ Dessin de duBus paru dans La Dernière Heure.

Ex-banquier etplanteur de bananesSa famille a perdu 80 millions dans la débâcle dela banque Fortis en 2008. Le chevalier de Selliersde Moranville est devenu paysan au Nicaragua.

Édito

Uneopérationcorrecte●●● L’Etat belge a cédé, àson actionnaire majoritaireBNP Paribas, les 25 % qu’ildétenait depuis 2008 dansla banque BNP Fortis.Montant de la transaction :3,250 milliards d’euros.Et à notre estime, cettetransaction est uneréussite.Sur le plan strictementfinancier tout d’abord,l’opération semblecorrecte. Même si l’on saitque Fortis banque demeureun petit bijou, il étaitdifficile, pour le ministredes Finances, Koen Geens,vu les circonstances et vula position minoritaire, d’entirer beaucoup plus.Sur le plan budgétaire, laBelgique donne un signalimportant. Elle poursuit laréduction de sa dettepublique qui devrait ainsiretomber, à la fin de cetteannée, sous la barre des100 % du PIB. Un détail,une coquetterie politique ?Non, pas du tout. S’il fautréduire dette et déficit (dece côté, la Belgique estdans les normes), ce n’estpas pour la beauté dugeste ou pour satisfaire lestechnocrates européens.La dette belge est toujoursd’un niveau excessif. Latendance est à la baisse etdoit le rester.Quelle doit être la suite ?L’Etat pourrait encore sedéfaire de sa participationdans la société mère, BNPParibas (10 % qui valentquelque 7 milliards). Carl’Etat n’a pas vocation àrester dans le capital decette banque (ni d’uneautre d’ailleurs). Toutefois,le moment n’est pas encorevenu. Y aura-t-il d’autres“bijoux” à vendre ? L’Etatpourrait très bienconserver une participationimportante dans Belgacomtout en quittant sa positionactuelle. Car les derniersévénements ont démontrél’inutilité d’y demeurermajoritaire.—Francis Van de WoestyneLa Libre Belgique (extraits)

Publié le 15 novembre

Il fulmine encorechaque fois qu’ilpense à cettedébâcle.

Le concept de confédéralismeavait été concocté par une com-mission de jeunes qui avait reçule feu vert du président de l’épo-que, Stefaan De Clerck, pourpréparer le congrès. A la tête deladite commission on trouvaitun jeune politologue alors in-connu, Wouter Beke. “Il fautnuancer tout cela, dit-ilaujourd’hui. Nous plaidions pourun modèle confédéral et non pourle confédéralisme. Cela voulait direun glissement du centre de gravitédu fédéral vers les entités fédérées.C’est encore et toujours le sens po-sitif que nous donnons aujourd’huiau confédéralisme. Nous ne voyonsaucune nécessité de changer notrefusil d’épaule.”

A l’époque, en 2001, ce moten c... passait nettement moinsbien. Après que la commissiondu congrès ait planché tout l’étésur les textes, ils furent transmisaux différents groupes parle-mentaires. “Droit de vote desétrangers, mariage homo, confédé-ralisme... Stefaan De Clerck trou-vait tout cela très bien mais lesautres dirigeants du parti ne vou-laient pas en entendre parler”, sesouvient le président des jeunesde l’époque, Jonathan Cardoen.Et donc pas non plus du confé-déralisme.

La fronde fut menée par Her-man Van Rompuy. “Pour Her-man Van Rompuy, c’était aller àl’encontre de tout ce pour quoi leCVP s’était battu au cours de l’His-toire”, commente Jonathan Car-doen. Wouter Beke se veut plusnuancé : “Herman était contre leconfédéralisme avec un grand Cque revendique maintenant laN-VA. Mais il n’a jamais eu deproblème avec l’idée d’une Flandreplus autonome.”

Le mot confédéral fut sup-primé des textes proposés.Mais, au premier soir du con-grès, les jeunes CD&V réintro-duisirent les articles suppriméset le modèle confédéral futadopté sans sourciller. JonathanCardoen : “Je ne pense pas qu’onen ait discuté plus d’une demi-heure. Il n’y en avait que pour lemariage homo et le droit de votedes étrangers. Le second fut rejetéet le premier fut accepté, toutcomme le confédéralisme.”

Deux semaines plus tard, le 13octobre 2001, la Nieuw-VlaamseAlliantie voyait officiellement lejour. Dans la déclaration deprincipes de cette N-VA, il n’estnulle part question de confédé-ralisme, seulement de l’instau-ration d’une “république indé-pendante de Flandre”.

—Bart EeckhoutPublié le 9 novembre

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D’UN CONTINENT À L’AUTRE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

UE-USA. Les entreprises pourraient faire leur loi

europe

—NRC Handelsblad Amsterdam

Imaginons que ce ne soient ni les politiciens ni les juges qui décident des millions à

verser au fisc, mais trois avocats. A huis clos et sans un contrôle public digne de ce nom. Sans la moindre intervention d’un magis-trat, l’Equateur a été condamné l’an dernier, pour rupture de contrat, à payer 1,7 milliard de dollars

encore décidé”. La Commission européenne s’inquiète des rumeurs : la débâcle de l’Acta, traité international destiné à faire respecter les droits de propriété intellectuelle, est encore fraîche dans les mémoires. Le Parlement européen l’a rejeté l’an dernier après la signature d’une pétition par des citoyens inquiets pour le respect du droit à la vie privée.

Le règlement des différends investisseurs-Etat, terme employé pour un arbitrage dans le cadre d’un traité d’investissement, ne date pas d’hier : il a été conçu pour les investissements dans les pays à risque comme une assurance contre les révolutions et les expropriations.

Les Pays-Bas sont un maillon essentiel du système, parce qu’ils ont conclu de nombreux traités d’investissement (98). Toutes les entreprises du monde peuvent s’en prévaloir en se créant une boîte aux lettres aux Pays-Bas. De 1993 à 2012, plus de 500 affaires ont été traitées par arbitrage entre des entreprises et des Etats, la plupart d’entre elles ces dix dernières années. Pour la seule année 2012, elles étaient au nombre de 60.

Les critiques se multiplient, car les amendes ne font qu’augmenter. La politologue Cecilia Olivet – qui travaille pour le Transnational Institute, groupe de réflexion orienté à gauche – a effectué des recherches sur ce mécanisme. Elle estime que l’arbitrage est devenu un moyen d’exercer des pressions sur les Etats qui veulent renforcer leur législation, pour les inciter à y renoncer ou les contraindre à un dédommagement.

Ainsi, l’an dernier, quand l’Allemagne a décidé, après la catastrophe de Fukushima, de cesser de recourir à l’énergie nucléaire, la société suédoise Vattenfall a invoqué un traité d’investissement bilatéral pour réclamer 700 millions d’euros. L’Australie doit se justifier devant un tribunal d’arbitrage pour le renforcement de sa législation sur le tabac.

“Ce mécanisme est intimidant

Les négociations sur le traité de libre-échange entre Européens et Américains portent en partie sur la procédure d’arbitrage. Ce mécanisme de résolution des conflits entre Etats et entreprises est souvent à l’avantage de ces dernières. A Bruxelles, les critiques se multiplient.

(1,3 milliard d’euros) à une com-pagnie pétrolière américaine. Ce type de décision, prise des dizaines de fois par an, est possible en vertu de traités d’investissement entre pays. Ils permettent aux entre-prises de résoudre leurs différends par voie d’arbitrage, en dehors des procédures judiciaires habituelles.

L’Union européenne envisage à présent de s’engager, en recourant à ce genre d’arbitrage supranational, dans un traité

de libre-échange avec les Etats-Unis. Des négociations dans ce sens ont repris le 11 novembre, après une première phase en juin. Des centaines de problèmes qui entravent les échanges commerciaux y sont abordés, mais c’est surtout l’arbitrage qui suscite des inquiétudes à Bruxelles.“Nous jetons notre souveraineté en pâture”, s’indigne Monique Goyens, directrice du Bureau e u rop éen des u n ion s de

consommateurs (Beuc).“Il est inacceptable que des entreprises exercent ce genre de pouvoir à huis clos”, explique l’eurodéputé travailliste bri tan nique David Martin. “Il faut qu’on se demande si c’est nécessaire”, dit sa collègue libérale Marietje Schaake (du parti D66).

Un haut fonctionnaire européen proche des négociations reconnaît que l’arbitrage est à l’ordre du jour, mais assure que “rien n’est

“Ce mécanisme est intimidant et peut étouffer les tentatives de protéger les consommateurs”

↙ Dessin d'Arend, Pays-Bas.

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EUROPE.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

gouvernement économique de la zone euro où la souveraineté serait davantage partagée et en établissant une véritable union bancaire, qui n’a jamais vu le jour.

C’est sur ces deux aspects que la Commission européenne et les dirigeants des pays du Sud doivent se concentrer au lieu de perdre leur temps à demander aux Allemands de ne pas être allemands.

—António CostaPublié le 13 novembre

mal leur compétitivité. Par conséquent, seule une intervention administrative pourrait garantir cet objectif. Comme nous vivons en Europe, cette solution n’est pas possible.

Il reste donc l’Etat. C’est cela, l’idée ? Tirer parti des intérêts historiquement bas – et plus encore pour l’Allemagne – pour injecter de l’argent liquide dans l’économie européenne, mettant en place par exemple une espèce de plan Merkel pour les infrastructures ?

Est-ce la bonne réponse ? Le passé récent nous déconseille ces pratiques, car les mauvais résultats perdureraient certainement.

Nous vivons dans une zone monétaire unique, caractérisée par de grandes disparités sur le plan financier. C’est là, à ce niveau, que les Européens doivent exiger de l’Allemagne un autre type de solidarité pour rééquilibrer les déséquilibres externes au sein de l’euro.

Si un déficit de 6 % de la balance des transactions courantes est mauvais, un excédent de 6 % dans un autre pays de la même zone monétaire n’est pas souhaitable non plus. Comment corriger ces déséquilibres  ? Par exemple en mettant en place un véritable

lui-même sont devenus le refuge des investisseurs internationaux, capables de payer au prix fort la sécurité de la plus grande économie de la monnaie unique.

Oui, on exige la solidarité allemande, d’autant plus que certains pays comme le Portugal doivent ajuster leur économie à la dure et le faire rapidement. La question est de savoir ce que doivent faire les Allemands pour favoriser la force économique européenne et un projet qu’ils affirment vouloir défendre.

Au risque d’être accusé de manquer de patriotisme, je ne pense pas que la solution passe par une augmentation des dépenses en Allemagne. Tout d’abord, on se demande qui doit dépenser le plus : les entreprises ou l’Etat ? Il est difficile, voire impossible, d’imposer aux entreprises allemandes des augmentations salariales qui mettraient à

—Diário Económico Lisbonne

La solidarité européenne est assurément un des points (les plus) faibles

du projet européen, mais la solu-tion ne passe pas par la détériora-tion des vertus et l’amélioration des défauts.

L’idée est simple : l’Allemagne doit dépenser davantage pour que les pays du Sud, comme le Portugal, puissent élargir leur marché et vendre leurs produits. L’idée est généreuse et repose sur une conviction : les Allemands tirent parti de la zone euro. Pourquoi ? Parce que s’ils avaient le mark allemand au lieu de l’euro, leur devise serait encore plus valorisée et leur compétitivité (leurs exportations) serait mise à mal.

En outre, en raison de la fragmentation financière de l’euro, les banques allemandes et l’Etat

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ÉCONOMIE

N’attaquons pas le “made in Germany”La Commission européenne a ouvert une “enquête approfondie” sur les excédents d’exportation de l’Allemagne, accusés de nuire à l’équilibre de la zone euro. Mais il vaudrait mieux travailler à une véritable gouvernance économique et à une union bancaire, estime le directeur de Diário Económico.

↘ Dessin de Kopelnitsky, Etats-Unis.

et peut étouffer les tentatives de protéger les consommateurs”, explique Monique Goyens, du Beuc. Les règles dans le domaine de l’environnement et de la santé, dit-elle, sont souvent le résultat de nouvelles preuves scientifiques, de nouvelles connaissances. Faut-il chaque fois dédommager les entreprises pour cela ? Le Beuc a exigé le mois dernier de supprimer l’arbitrage des négociations entre l’UE et les Etats-Unis.

Ailleurs dans le monde, les pays sont de plus en plus nombreux à s’opposer à ce mécanisme : le mois dernier, l’Afrique du Sud a annulé trois traités d’investissement dont elle était partie prenante, avec les Pays-Bas, l’Allemagne et la Suisse. L’Australie a l’intention d’abroger certains traités.

Pourquoi l’Europe n’en parle-t-elle pas ? “Sans les garanties qu’offre ce mécanisme, impossible d’attirer les investisseurs”, dit un porte-parole de la Commission européenne. “Ce mécanisme s’est révélé efficace. On ne retire tout de même pas les feux rouges parce qu’il y a moins d’accidents.”

Dans une note récente, la Commission reconnaît que le mécanisme risque d’être utilisé à mauvais escient : les avocats travaillent souvent à la fois pour des Etats et des entreprises, c’est un monde de spécialistes où tout le monde se connaît. Aussi plaide-t-on à Bruxelles pour un “code de conduite poussé”. Les avocats devraient signaler de façon “proactive” les éventuels conflits d’intérêts et les séances devraient devenir publiques. Cecilia Olivet doute que cela soit suffisant. “Un code de conduite n’a de sens que s’il est contraignant, avec des amendes et des sanctions. Et encore faut-il que les Etats-Unis soient d’accord.”

L’eurodéputée Marietje Schaake n’est pas contre l’arbitrage en soi. Mais en l’occurrence elle doute de son utilité : l’UE et les Etats-Unis ne sont pas des républiques bananières, ils sont dotés des meilleurs systèmes juridiques du monde et sont déjà mutuellement, sans l’arbitrage, premiers parte-naires commerciaux.

Interrogée à ce propos, l’orga-nisation patronale VNO-NCW affirme que Bruxelles n’a guère le choix. A la fin du mois commencent aussi des négociations pour un accord commercial avec la Chine – où les investissements sont moins sûrs. Supprimer le mécanisme dans un traité et pas dans l’autre risquerait d’offenser les Chinois.

—Stéphane Alonso

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38. À LA UNE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 201338. À LA UNE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

l’écrivain Christopher Hitchens, le “texte est à l’ori-gine de l’envoûtement des Américains pour Paris”. Il y voit une nostalgie irréfléchie en contemplant “la rive gauche, qui s’est transformée en une banale enclave touristique, dans un Paris où les quartiers durs et prolétaires ont disparu pour être rempla-cés tout autour de la ville par des banlieues musul-manes en ébullition”.

Parfois, en lisant des choses sur Paris dans les journaux, les magazines et sur les sites Internet consacrés au tourisme, je vois les clichés s’empi-ler en formant un tas tellement haut qu’il arrive à la hauteur de la tour Eiffel – ou de la hideuse tour Montparnasse, qui depuis des années donne ici une mauvaise image des gratte-ciel.

Si vous ne voulez pas aller plus loin, tous les clichés sont là, du serveur prétendument arro-gant aux baguettes et aux croissants, en passant par les éclairages nocturnes de Notre-Dame de Paris, qui brille avec une foi aujourd’hui large-ment disparue.

Après avoir passé plus de cinq ans ici, à la tête du bureau parisien du New York Times, après avoir connu le meilleur comme le pire, d’un dîner offi-ciel à l’Elysée à une longue marche dans le froid le long d’une autoroute bloquée jusqu’à l’aéroport d’Orly, pendant une des innombrables grèves

The New York Times New York

ême Hemingway a eu du fil à retordre avec cette ville : il a travaillé pen-dant des années, par intermittence, à Paris est une fête, ce livre sur ses débuts d’écrivain désargenté fina-lement publié après sa mort. Pour

ParisPour nombre de correspondants

étrangers, la capitale française est devenue une ville ghetto pour Blancs fortunés, confrontée à d’importantes

tensions raciales et financières (lire ci-contre). Selon eux, la ville aurait

perdu une partie de son âme canaille et populaire pour l’univers trop

aseptisé d’une élite bobo, chic et coincée (p. 42). Le vieux Paris n’est

toutefois pas totalement éteint : on le retrouve notamment dans la rudesse

des Parisiens, dans les codes innombrables d’une société difficile

à intégrer (p. 41), et enfin dans sa beauté, incontestable, qui lui permet

de rester malgré tout une ville fantasmée et sans égale.

BELLE, MAIS NANTIE ET COINCÉEAprès cinq ans à Paris, le correspondant du New York Times fait ses adieux à une ville toujours aussi fantasmée malgré son terrible embourgeoisement.

PLOMBANT. Vivre à Paris, c’est comme être prisonnier dans un Tupperware. Le gris du ciel est encore plus immuable que celui de Londres. —John Laughland, The Spectator, Londres

Pourquoi ils adorent détester la capitale

M

à la une

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Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 39

érigée en signe de pénitence nationale après le déclin moral et les débordements sanglants de la Commune de Paris en 1871.

Même la grande querelle entre la gauche et la droite semble à présent en sourdine. Mais sous le consensus, il y a une perte de confi ance et d’iden-tité qui engendre une montée des extrémismes. Il y a une politique raciale et religieuse hostile, qui essaie de redéfi nir ce qu’est être français dans un pays déboussolé – un pays dont la place en Europe s’eff rite et dont la moralité est enta-chée par l’islamophobie et l’ultranationalisme.

Cela aussi fait partie de l’histoire de Paris. Il suffi t de se rendre dans le XIXe arrondissement, dans le splendide parc des Buttes-Chaumont, où des groupes de jeunes musulmans, Africains et Juifs se livrent à des guerres de territoire, ou dans le XVIIIe arrondissement, sur les mar-chés de rue aux alentours de Tati, ou encore de passer du temps à la gare du Nord, une des stations de transport en commun les plus fré-quentées d’Europe.

Là, les hommes d’affaires et les touristes détournent le regard quand de jeunes Roms prostitués jouent des coudes avec des péripatéti-ciennes tunisiennes et que des bandes de jeunes fi lles noires et musulmanes arrivent des ban-lieues pauvres, après avoir changé leurs nippes dans le train, pour aller retrouver des garçons et voler dans les magasins. Des policiers armés mènent des contrôles d’identité musclés auprès

qui paralysent régulièrement la France, je m’en vais à regret, regret adouci toutefois par l’idée de retourner dans un Londres plus cosmopo-lite que celui que j’ai quitté il y a vingt-cinq ans. Tout le monde essaie de créer son Paris, char-nel et spirituel. Le Canadien Morley Callaghan écrivit un jour : “C’était un lieu illuminé où l’ima-gination était libre.”

Mais vivre et travailler dans une ville oblige à l’aimer diff éremment, avec davantage de volonté et moins de passion. L’écrivaine canadienne Mavis Gallant, qui fait partie des grands chro-niqueurs étrangers vivant à Paris, dit un jour du ciel de la ville qu’il ressemblait à du feutre gris mouillé. Quant aux étroits trottoirs de la rive gauche, ils sont charmants jusqu’à ce que vous manquiez de vous tordre la cheville en essayant d’éviter une phalange de Parisienne gesticulant une cigarette à la main.

Si des intellectuels comme André Glucksmann se moquent de ce “musée doré”, Paris reste un lieu fertile pour l’imagination, qui transporte l’âme dans un décor à la fois familier et suffi sam-ment original. Au bout de chaque rue, vous ne trouverez plus les potences qu’Edmund Burke [philosophe irlandais] dénonçait pendant la Révolution française, mais la perspective du plaisir – si vous pouvez vous le payer, bien sûr.

Si les Britanniques sont toujours dans l’euphé-misme (“pas mal” = “décevant”), les Parisiens sont dans l’exagération. “J’adore” a perdu son sens. Tout comme “magnifi que” et “superbe”. Et même “cool”. Car les Parisiens cool savent au plus profond de leur cœur qu’ils vivent dans un îlot fortuné, plutôt coincé et bourgeois, entouré d’une route circulaire, le périphérique – une sorte de mur de Berlin, le mur d’un ghetto.

Certaines parties de Paris sont cool, certes, mais pas à la manière de Londres ou de Berlin, ni même d’Amsterdam. Paris est une ville de nantis, majoritairement blancs, et de plaisirs prudents : musées, restaurants, opéras, ballets et pistes cyclables. Bertrand Delanoë, maire depuis 2001, est un Michael Bloomberg socia-liste – qui raff ole des idées bobo comme la santé et l’environnement, et n’est pas branché voiture.

Adam Gopnik, écrivain new-yorkais, estime que Paris a créé deux concepts de société au xixe siècle : “L’idée haussmannienne de l’ordre et du confort bourgeois, et l’avant-garde de la vie de bohème.” Alors que ces deux sociétés semblaient en guerre, il les considère en réalité “profondé-ment dépendantes l’une de l’autre”.

Mais aujourd’hui l’équilibre est rompu. Paris est trop ordonné, aseptisé et policé pour mener une seconde vie, hormis quelques adultères bour-geois. Quelque chose d’important s’est perdu.

Son histoire est une histoire de sexe et de sang, de révolution et d’insurrection, de guillotine et de communards, de régicides et d’infanticides, d’occupations étrangères et de réconci-liation avec les occupants. L’historien américain Frederick Brown a saisi quelque chose d’important à propos de la confrontation de la France avec la modernisation au xixe siècle. Il oppose les deux symboles rivaux de Paris, perchés sur deux collines rivales : la tour Eiff el, parangon de l’art industriel laïc, et la basilique du Sacré-Cœur,

→ Notre dossier de la semaine ainsi que la couverture ont été illustrés par Mikel Casal, illustrateur espagnol de Saint-Sébastien.

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40. À LA UNE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

—La República Lima

ller de Berlin, la ville qui a pour vocation d’être la plus pauvre d’Europe, à Paris, celle qui a pour vocation d’être la plus riche, équivaut à passer la matinée avec un garçon “baba cool” qui vous emmène faire une promenade en vélo dans Kreuzberg

et vous invite à boire des bières géantes à 1 euro, et l’après-midi avec votre copine “bourge” qui vous entraîne rue Saint-Honoré pour regarder dans les vitrines des sacs à 13 500 euros. Le paradoxe est que la capitale allemande – où le sort fi nancier du Vieux Continent est géré d’une main de fer – est devenue une sorte de labora-toire artistique, économique et social où il est cool de porter des chaussures rafi stolées avec de la toile cirée et de cultiver ses propres tomates sur un lopin cédé par la mairie, alors que dans la capitale française, emblème des libertés, non seulement il est quasiment impossible de trou-ver un logement pour moins de 1 200 euros (ou de manger un croissant pour moins de 3), mais on peut voir des pique-niques dans le jardin des Tuileries qui ressemblent à des publicités pour Chanel, Louis Vuitton ou Gucci, ou les trois ensemble.

Un nouveau spectre hante l’Europe, celui de la guerre froide entre hipsters écolos socialistes et libéraux chics. A moins que cette polarisation ne soit qu’un symptôme de la fi n d’un modèle social – celui d’une santé publique et d’une édu-cation nationale de qualité, des aides aux néces-siteux, des subventions à la culture – qui ne sera plus jamais le même. Dans un train parisien, un ami, qui écrit pour le Wall Street Journal, m’explique la chose comme si j’avais cinq ans : l’Europe a vécu durant des décennies au-des-sus de ses moyens et elle entame aujourd’hui un processus extrêmement sévère de réduction des dépenses publiques. Les seuls à y échapper sont les Allemands, qui n’ont pas dépensé plus que ce qu’ils avaient, ce qui leur permet de bien vivre aujourd’hui : ils n’ont presque pas de chô-mage et peuvent même s’off rir le luxe d’avoir un “enfant hippie” comme Berlin.

—Gabriela WienerPublié le 18 août

et coupa la tête de Marie-Antoinette. Il y a l’es-thétique inégalée de Paris et des Parisiens ; la vue dégagée sur le ciel ; le souci de l’habillement – qui a parfois quelque chose de robotique, mais qui reste réfl échi ; l’art, même dans les restau-rants relativement modestes, de présenter les plats dans l’assiette.

Petite merveille. Il existe d’ailleurs une forme d’expérimentation culinaire, loin de l’éphémère des modes, et une volonté de cuisiner légumes et épices pour produire des plats fi ns et étonnants. Le restaurant L’Arpège, d’Alain Passard, est une petite merveille pour les bourses pleines, et il m’est déjà arrivé de rêver de la soupe d’artichaut à la truff e noire et au parmesan de Guy Savoy.

Même les traiteurs proposent des créations imaginatives. Dalloyau a son omelette végé-tarienne superposée en fi nes couches – et les meilleurs macarons à la pistache que j’aie jamais goûtés (N.B. : la baguette, elle, est médiocre). Chez Fauchon, vous trouverez un risotto aux langoustines et une bouteille de blanc décent qui feront un excellent dîner à emporter à un prix raisonnable.

Hemingway lui-même s’extasiait sur les huîtres. Mais il savait une chose de cette ville extra-ordinaire : “Paris ne fi nit jamais, et le souvenir qu’en garde chaque personne qui y a vécu diff ère de celui de toutes les autres. […] Paris vaut le voyage. Il vous rend ce que vous y avez apporté.” Mais il ajoute, avec une pointe de tristesse : “C’était le Paris des premiers temps, lorsque nous étions très pauvres et très heureux.”

—Steven ErlangerPublié le 18 octobre

de jeunes de couleur, même si les contrôles “au faciès” sont interdits.

Paris est la plus belle ville du monde. A mes yeux, seule Prague s’en approche. Mais Paris est aussi sale. Alors que les touristes regardent la Ville lumière avec émerveillement et respect, la plupart des Parisiens la traitent avec une indif-férence étudiée, une grande qualité ici, ou avec mépris. Les Parisiens ignorent les poubelles et laissent les crottes de leurs chiens traîner sur les trottoirs. Comme il est désormais inter-dit de fumer dans les restaurants et les cafés, les terrasses sont bondées. Et les rues se sont transformées en cendriers géants. Les ordures résistent au traditionnel lavage à grande eau des caniveaux et aux eff orts des balayeurs équipés de longs balais verts en nylon. Paris me rap-pelle à quoi ressemblait, dans le pas si mau-vais vieux temps, Times Square le dimanche à 8 heures du matin.

La France reste un des pays du monde qui attire le plus de touristes étrangers : en 2012, ils étaient 83 millions, dont 83 % originaires d’Europe – contre 29,3 millions pour la Grande-Bretagne. La capitale à elle seule accueille 33 millions de tou-ristes par an, dont la moitié d’étrangers. Beaucoup sont à la recherche de la ville mythique où se rencontreraient Charles Aznavour, Catherine Deneuve, Zidane et Dior, sirotant tous ensemble du champagne et dégustant du foie gras, des truff es, des huîtres et des langoustes.

Alors que les touristes qui visitent Israël souff rent parfois du syndrome de Jérusalem, et s’imaginent être en contact direct avec Dieu, cer-tains touristes japonais souff rent de ce que l’on appelle le syndrome de Paris : ils sont ébranlés par la diff érence entre ce qu’ils avaient imaginé et ce qu’ils trouvent. Bien sûr, comme l’écrit [le poète américain] Walt Whitman à propos de lui-même, Paris contient des multitudes. Et la plupart des visiteurs repartent en ayant trouvé juste assez de ce qu’ils cherchaient pour nour-rir une envie éternelle d’y revenir.

Chacun crée son propre Paris. C’est une ville fantastique pour les marcheurs, avec ses petites rues et ses recoins cachés qui donnent l’impres-sion au promeneur qu’il vient de découvrir un endroit secret qu’il pourra chérir et retrou-ver plus tard – même si certains noms de rues inconvenants ont été expurgés du Paris asep-tisé d’aujourd’hui.

Esthétique inégalée. Allez déambuler au petit matin sur la passerelle qui enjambe la Seine près de la station de métro Iéna avant que les vendeurs ambulants n’arrivent, contemplez les péniches et les nuages, puis grimpez l’escalier abrupt qui mène jusqu’à la rue. Allez prendre un café au musée Guimet et admirer certaines des plus belles œuvres d’art d’Asie du Sud-Est (pas toutes volées) – il y a des centaines de souvenirs de ce genre à se faire. Comme tout le monde, j’aime me promener dans les rues étroites bor-dées de boutiques d’antiquités, tout particulière-ment au moment de l’heure bleue, et fi nir dans un grand jardin, que ce soit le parc Monceau, le Luxembourg ou même les Tuileries. Je ne peux passer sur la place de la Concorde sans jeter un regard au coin nord-est de ce qui fut un jour la place de la Révolution, où on installa la guillotine

PolitiqueUNE FEMME À LA MAIRIE ?En 2014, “il est fort probable qu’une femme devienne pour la première fois le puissant patron de l’exécutif de la Ville de Paris”, écrit The Times. Face à la candidate socialiste Anne Hidalgo, la candidate UMP, la “très chic” Nathalie Kosciusko-Morizet vise un électorat relativement riche et jeune, explique le quotidien conservateur. “Avec son charisme, son culot et ses origines BCBG, cette mère de deux garçons est inévitablement comparée à Boris Johnson.” Et bien qu’elle se défende de vouloir trop ressembler à l’extravagant et populaire maire conservateur de Londres, elle admet “prévoir un peu de magie à la sauce

Boris pour la Ville lumière, avec un

leadership extraordinaire”.

ENVIE. Paris n’est plus ce qu’il était. Mais c’est comme partout. Et lui, au moins, reste ce que nous avons toujours désiré qu’il soit. —John Simpson, The Daily Telegraph, Londres

PARIS LA BOURGE CONTRE BERLIN LA COOLPour une chroniqueuse péruvienne, les deux capitales sont aux antipodes l’une de l’autre : d’un côté le libéralisme chic, de l’autre le socialisme écolo.

A

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Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 PARIS. 41

inamicale, Paris est une ville snob et inamicale. Je suis même en mesure d’expliquer pourquoi.

Une grande partie de l’impolitesse des personnels de service français trouve son origine dans la Révolution française. La prise de la Bastille a abouti à la devise “Liberté, égalité, fraternité”, qui pour beaucoup veut dire qu’ils ne doivent sous aucun prétexte se montrer aimables avec un client sous peine de voir leur comportement interprété comme de la soumission. Le surpeuplement a également une part responsabilité dans cette affaire. Plus de deux millions de personnes habitent à Paris même, dans la partie située à l’intérieur de l’anneau du périphérique*. Les abysses qui s’étendent au-delà du périph* sont vaguement imaginés par les Parisiens hautains comme l’enfer, ou le néant, ou les deux. Chaque jour, des hordes de banlieusards et de touristes viennent gonfler la foule à l’intérieur de la ville. A Paris, la seule solution est de se battre contre les autres.

Mais le ressort le plus profond de la grossièreté parisienne (et je suis atterré qu’il m’ait fallu dix ans pour m’en rendre compte) réside dans la perfection même de Paris. Posez une capitale intellectuelle sur une capitale de l’art et de la mode, dans une ancienne capitale royale, et le tout dans un pays qui a inventé les arts de la table, et vous obtenez une telle quantité de codes régissant une telle quantité de comportements que plus aucun domaine n’échappe aux exigences de la sophistication. Aucune autre ville n’est aussi pointilleuse. A chaque instant de leur vie, les Parisiens doivent suivre les règles qui s’appliquent à la façon de manger, de parler, de penser, de s’habiller, de faire l’amour, etc. Il existe même une attitude qu’il est généralement approuvé de conserver toute la vie : ne jamais avoir l’air surpris. Il vaut mieux arborer un air d’ennui distingué.

A Paris, Big Brother (souvent incarné par vous-même ou par votre tendre moitié) est constamment en train de guetter un faux pas*. Et, lorsque cela vous arrive, il vous le fait savoir, par un silence ou en détournant les yeux d’un air peiné. Bref, Paris est un cauchemar de sophistication. Il n’y a qu’un seul secteur de l’activité locale où aucune règle ne s’applique : la conduite automobile.

A Paris, il y a de bonnes manières pour tout, et elles ont probablement été fixées avant votre naissance. Tous les provinciaux, les Africains et les romantiques de tous horizons qui atterrissent ici doivent lutter pour s’adapter, parfois éternellement. Vous essayez d’être parisien, de remplir tous les critères de perfection qui sont la marque de cette ville, alors vous vous moquez d’un air méprisant de quiconque n’y satisfait pas comme le type venu s’asseoir à la table à côté de la vôtre au restaurant qui ne porte pas la bonne

—Financial Times Londres

omme nous descendions de l’Eurostar sur le quai de la gare du Nord, l’autre soir, un chariot à bagages électrique a foncé droit sur nous en klaxonnant rageuse-ment. Bienvenue à Paris ! C’est l’éternel paradoxe parisien : pourquoi la métro-

pole la plus charmante au monde est-elle aussi la plus hostile ?

Lorsque je suis venu m’installer à Paris en 2002, j’ai refusé de le croire. J’étais déterminé à apprendre les codes parisiens. Je savais que cette ville fonctionnait selon un protocole bien précis. Et je pensais qu’après avoir appris à dire “bonjour” chaque fois que je croisais quelqu’un ou à ne pas entrer dans un restaurant à 18 heures en short en demandant une table pour dîner, je serais de moins en moins exposé à la rudesse parisienne. C’était ma mission. Plus de dix ans plus tard, je peux dire ceci : sous sa façade snob et

Un cauchemar de sophisticationEn s’installant à Paris, le journaliste Simon Kuper était convaincu que le côté bourru de ses habitants n’était qu’un cliché. Dix ans plus tard, il tire ses conclusions : la ville est foncièrement snob et inamicale.

LIBÉRÉS. L’attitude vis-à-vis des mœurs est libérale à l’extrême. Suivez l’exemple des Parisiens qui ont généralement plusieurs partenaires. L’expression “le cinq à sept” fait référence à ce type d’activité. —Fiona Dunlop, CNN, Atlanta

Ethnologie

Mauvais coucheurs depuis un siècleLa mauvaise humeur est indissociable de l’identité française et trouve sa plus parfaite expression chez le Parisien, un spécimen de Français particulièrement maussade et désagréable. Tous ceux qui ont un jour visité Paris (et encore plus ceux qui ont y vécu) ont eu leur part de visages renfrognés et de gens mal élevés. A Paris, la grossièreté, la brusquerie et l’agressivité sont monnaie courante. L’amabilité, la cordialité et la fraternité (troisième principe de la devise révolutionnaire, sans doute le plus délaissé) n’ont pas leur place au Panthéon des Français. Faut-il y voir le fruit de leur pessimisme légendaire ? Une chose est sûre, le Français est un éternel insatisfait, un râleur, un grincheux qui passe ses journées à se plaindre et qui avance dans la vie en écrasant tout sur son passage.Selon un sondage réalisé par TNS Sofrès en 2010, une bonne partie des Français trouvent l’amabilité suspecte : 45 % d’entre eux ont peur de se faire rouler ou d’être pris pour des imbéciles s’ils se montrent aimables. Paris, si romantique et élégant, sait aussi se montrer très antipathique. “Le Français est un mauvais coucheur, un éternel insatisfait, un contradicteur-né, un opposant dans l’âme”, écrivait déjà Josep Plan dans les années 1920, alors qu’il était correspondant à Paris de La Publicitat. De sa plume acérée, l’écrivain catalan décrivait ainsi les relations avec les Parisiens : “La fraternisation est rare. Tout est fait pour endurcir l’âme. Les démonstrations de courtoisie restent froides et superficielles et procèdent d’un maintien rigide des distances et des rapports hiérarchiques.” Presque un siècle plus tard, les choses n’ont pas vraiment changé.

—Luis Uría, La Vanguardia (extraits) Barcelone

Publié le 17 juin

C

veste. Paris est un grand ricanement. Et, par moments, on se prend à penser : bon, où aller, sinon ? Toutes les villes où j’ai passé de longues périodes ont leurs inconvénients. A New York, c’est la lutte pour le prestige qui ne cesse que dans votre (bref) sommeil. A Miami, c’est la quasi-absence de conversation sensée. A Boston, le climat est pénible. Londres est si grande, sale et compliquée que vous terminez souvent la journée en ayant la sensation que vous venez de payer une fortune pour courir un marathon dans une mine de charbon. Et ainsi de suite. Alors je reste ici (Paris a certaines qualités qui compensent ses défauts), et je deviens chaque jour plus vieux, plus grossier et plus irascible.

—Simon KuperPublié le 26 janvier

* En français dans le texte.

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42. À LA UNE Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

les belles journées d’été, une des masseuses aime bien ouvrir la porte, tirer sa table de massage à l’air libre et prendre un bain de soleil entre deux clients. Une fois, j’ai vu une dame bien mise accompagnée d’un enfant en bas âge s’ap-procher de la femme, qui fumait une cigarette. Au lieu de la foudroyer du regard à la “pas de ça chez moi” comme ses homologues de Park Slope [quartier chic de Brooklyn à New York] auraient pu le faire, elle a simplement demandé à la masseuse si elle avait du feu. Ces dames ont échangé quelques mots aimables et je me suis demandé pourquoi je trouvais ça bizarre. Ce genre de rencontre est de plus en plus rare, mais cela me rappelle qu’être véritablement plongé dans un espace urbain signifi e croiser tout un assortiment de styles de vie et de réalités sociales – certains séduisants, certains provocants et certains répugnants – et leur faire de la place.

En bas de la rue, là où Henri de Toulouse-Lautrec avait son studio, on doit passer devant un magasin appelé Pigalle – un fournisseur de streetwear chic – et devant la Buvette gastrothèque, antenne récente d’un simili “french restaurant” du West Village.

Après un virage à gauche, on se retrouve au croisement de la rue Victor-Massé et de la rue Frochot, où trois bars à hôtesses ont été fermés et reconvertis en bars à cocktail chics sur un demi-pâté de maisons. L’ancien Dirty Dick est désor-mais un bar à rhum de luxe sur le thème de la Polynésie. Le nom et la façade n’ont pas changé, mais à l’intérieur l’atmosphère rappelle plus la plage que la maison close ; l’élément le plus sub-versif est la salle fumeur qui se trouve derrière.

Juste en face, à côté d’une boutique de DVD délabrée, des videurs vêtus de noir tirent chaque soir une corde de velours rouge devant un nou-veau bar immaculé. Le Glass, c’est son nom, est l’enfant d’une équipe de polyglottes diplômés de

l’université de New York qui ont décidé (avec raison, à en juger par leur succès) que la demande des Parisiens en ce moment,

c’est des tacos, des hot dogs et de l’eau pétillante maison dans leur gin tonic. Le

F’Exhib, le seul bar à hôtesses restant du pâté de maison, dont les fi lles et la façade

semblaient vieillir en tandem, a fi ni par fermer ses portes cet automne.

Et c’est ainsi qu’un pan coloré et chargé d’histoire du Paris authentique est en train

de disparaître non sous l’eff et du militantisme puritain, des diktats des

autorités ou de la rapacité de Starbucks ou McDonald’s, mais par l’expansion banale

du bon goût hipster [version jeune et bran-ché du bobo], cette même force plaisante et invisible qui met de la kale frittata, de l’avoine concassée et de la salade de buratta sur les

tables de brunch de Stockholm à San Francisco. Il paraît qu’il fallait

être à Paris dans les années 1920 ou à New York dans les années 1980. La triste vérité de notre présent, c’est qu’il n’y a plus d’ailleurs. C’est le même brunch partout.

—Thomas Chatterton Williams

Publié le 8 novembre

deux,leur aspect miteux inspirant la production artistique et l’esprit de leurs nombreuses géné-rations d’habitants. On peut les voir dans les coups de pinceau d’Edgar Degas et les entendre dans la voix d’Edith Piaf.

Tout cela est en train de disparaître. Le quar-tier a été rebaptisé “South Pigalle” ou SoPi, pour reprendre une imitation déprimante de New York [SoHo]. Les épiceries bio, bistrots élégants et bars à cocktails américains sont tranquillement en train de chasser les pharmacies, blanchisse-ries et bars à hôtesses sordides qui peuplaient le quartier depuis des décennies.

Ces bars à hôtesses, où des femmes légère-ment vêtues se plantent devant la vitrine, sont les descendants directs des bordels qui ont fl euri en toute légalité dans le quartier de l’époque de Napoléon à la purge de l’après-guerre. Le quoti-dien Libération rapporte qu’en 1985 on comptait 84 établissements de ce type dans les environs de Pigalle. Ils sont moins de 20 aujourd’hui.

Quand ma femme et moi nous sommes instal-lés ici en 2011, je ne savais pas trop ce que don-nerait la vie dans un quartier de prostitution. Même s’il était sûr et en voie d’embourgeoise-ment, il demeurait glauque. Outre les fumées de cigarette et de pain en train de cuire, il fl ottait dans l’air un relent de saleté et de stupre. Il m’a fallu un moment pour m’habituer au tapotement sur les vitrines ou aux “pssst” et claquements de langue sortant des portes ouvertes qui m’ac-compagnaient quand je passais devant les bars.

J’en suis toutefois venu à considérer ce malaise comme une bonne chose en vivant dans ce coin de France, un pays où le plus vieux métier du monde continue à jouir d’un statut patrimonial spécial et où les autorités, malgré leurs eff orts, ne semblent pas pouvoir découdre cette pièce indigne du patchwork national.

Nous devrions être contents d’être tirés de notre routine anesthésiée, d’être confrontés à un environnement et à des voisins étrangers à nos goûts de bobos. La vie urbaine moderne consiste trop souvent à ne jamais se sentir autre-ment que totalement à l’aise, le plus infi me des moments doit être taillé sur mesure pour coller à des goûts de plus en plus exigeants et homo-gènes. La suite logique est d’organiser notre espace urbain comme un blog de mode ou un tableau Pinterest représentant l’expression unique, autosatisfaite et extrêmement proté-gée de la sensibilité de la classe moyenne supérieure.

Devant ma fenêtre, à côté d’une bou-tique pour bébés qui stocke des nids d’ange en cachemire, se trouve un salon de massage asiatique quelconque. Par

—The New York Times (extraits) New York

e nord du IXe arrondissement de Paris, près de la place Pigalle, était jadis appelé “la nouvelle Athènes”, en raison des orne-ments néoclassiques de ses bâtiments les plus élégants et des génies créateurs y foi-sonnaient. C’était le “gai Paris” original,

celui que représente Edouard Manet dans Un bar aux Folies Bergère, une Bohême de propor-tions quasi mythiques où toutes les strates de la société – des nantis aux employées horizontales en passant par les créateurs – se côtoyaient dans les cafés, les théâtres et les cabarets.

Paris est depuis longtemps un palimpseste de diff érentes villes, chaque nouvelle version se greff e sur la précédente et s’étend des extrêmes de l’excellence humaine et de la beauté à ceux, tout aussi saisissants, de la saleté et de la misère. Les alentours de Pigalle en particulier, que les GI appelaient opportunément “Pig Alley” [allée cochonne] ont toujours été un mélange des

DÉPRESSION. La tour Montparnasse est un symptôme

de l’insatisfaction constante de Paris envers lui-même.

La ville vit dans une logique d’autodestruction permanente.

—Stephen Clarke, The Daily Telegraph, Londres

Le “gai Paris”, aseptisé en “South Pigalle”Ce qui restait de sulfureux dans ce quartier a été balayé par les épiceries bio, les bistrots branchés et les bars à cocktails américains.

L

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Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 PARIS. 43

changent de lieu. Ils sont constamment en mou-vement, au point que le street fi shing semble être un sport à mi-chemin entre la pêche et le jogging.

D’après un sondage empirique, il y aurait près de 500 adeptes de la pêche à Paris, dont Stéphane Durand-Robin, qui exerce comme indépendant dans l’audiovisuel (profession bobo par excellence). “La ville est notre environnement. Nous pêchons là où nous vivons. Pour moi, c’est comme une drogue. Dès que j’ai un moment de libre, je prends ma canne et je vais pêcher une heure ou deux”, dit-il.

Il en va de même d’Olivier, juriste de 25 ans, surpris en train de pêcher en costume cravate pendant sa pause déjeuner. “Le matin, je prends toujours une canne à pêche dans mon sac à dos. Au bureau, je la range dans un coin. Bien sûr, ce serait mieux de pêcher en pleine nature, mais cela a aussi son charme en ville. On s’habitue vite au bruit et au béton.”

Sur Internet, et notamment sur le site de la bou-tique French Touch Fishing (FTF), les adeptes échangent conseils, adresse des coins où les pois-sons mordent le plus et itinéraires entre terre et Seine. D’après Fred Miessner, créateur de FTF et diplômé en économie de l’environnement, l’eau de la Seine est bien plus propre qu’avant. On recense aujourd’hui 32 espèces de poissons, contre seule-ment trois dans les années 1970. La proie la plus convoitée est le black bass, un grand carnassier importé d’Amérique du Nord, très combatif, qui semble toutefois préférer les étangs du bois de Boulogne aux eaux du fl euve.

Mais que les poissons se rassurent : ces nouveaux pêcheurs 2.0 pratiquent le “no-kill”, c’est-à-dire que les poissons attrapés sont immédiatement relâchés. D’ailleurs, un décret de la préfecture interdit leur consommation en raison de la pré-sence de métaux lourds dans la Seine. Les seuls qui se risquent à en faire leur repas sont les sans-abri, qui vivent et pêchent sous les ponts de la métropole. Les prises des “pêcheurs de rue” sont presque toujours immortalisées grâce aux smart-phones et leurs photos immédiatement publiées, non sans fi erté, sur les réseaux sociaux. En somme, le poisson ne fi nit plus dans les assiettes, mais sur Internet.

—Alberto MattioliParu le 19 septembre

—La Stampa Turin

a nouvelle mode s’est confi rmée lorsqu’on a commencé à croiser de plus en plus souvent des types dans le métro ou sur leur Vélib, avec une canne à pêche à la main ou en bandoulière. Eh oui, la ten-dance parisienne pour cette rentrée 2013

est bien le street fi shing, qui consiste à taqui-ner les poissons de la Seine et de ses canaux au petit matin ou pendant la pause déjeuner.

Pour tout dire, les pêcheurs ont toujours été présents sur les quais de Paris. Ils font partie du paysage urbain au même titre que les bouqui-nistes et les touristes italiens qui se plaignent du mauvais café. Dans les romans de Simenon, le commissaire Maigret évoque invariablement le pêcheur qu’il voit depuis ses fenêtres du quai des Orfèvres, la ligne “depuis toujours” plongée dans les eaux de la Seine, qui sont par ailleurs loin d’être claires, fraîches et douces.

Mais cette nouvelle génération de pêcheurs urbains relève d’un autre monde. Oubliez l’im-muable petit vieux, casquette imperméable vissé sur le crâne, pipe au bec et pack de bière à portée de main. Ces nouveaux sportifs sont jeunes, éner-giques et dans l’air du temps. Autrement dit, ils représentent la version pêcheur du célèbre bobo, espèce la plus courante de la faune parisienne. En outre, ils ne restent jamais au même endroit : une fois le poisson attrapé, ils reprennent leur canne et

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LES BOBOS, MORDUS DE L’APPÂT La pêche sur les bords de Seine : un sport de plus en plus prisé par des jeunes en mal de sensations fortes.

Vu d’Arabie Saoudite

Captivantes ParisiennesLe taxi qui m’amène à la tour Eiff el est conduit par une jeune femme qui parle l’anglais avec un accent tellement romantique qu’on dirait une langue d’une autre époque. Je ne suis pas seulement séduit par sa beauté brune et ses cheveux tombant comme la nuit, mais également par son intelligence aiguë et ses réfl exions sur les aff aires du monde. Elle parle avec fi erté de l’envoi d’un ministre de son pays au Niger afi n d’accueillir les quatre otages français libérés. Je l’interroge sur les informations du journal Le Monde sur le fait que les Etats-Unis ont surveillé 70 millions de télécommunications françaises. Et elle de me répondre sur un ton sarcastique : “Qu’est-ce que les Américains peuvent bien y apprendre ? Nous autres Français, nous ne parlons que d’amour et de musique.” Plus tard, assis dans un café, j’appelle la serveuse. Pourquoi les pensées d’un homme se troublent-elles quand il voit une belle femme ? Je pense à Victor Hugo, qui disait que la beauté éduque l’âme et l’emplit d’amour, ou encore que celui qui aime la

beauté voit la lumière. Quelle vérité, M. Hugo ? Pourquoi parler d’âme et de lumière ? La minceur de la serveuse est si séduisante qu’elle balaie toute autre

considération. Je me rends ensuite à l’hôpital pédiatrique Robert-Debré. Dans un couloir, je vois une dame qui

doit avoir dépassé les 90 ans. Elle vient là pour lire des histoires aux enfants malades, pour les faire rire

et pour rire avec eux. Malgré ses rides qui en disent long sur la condition humaine et ses années qui pèsent lourd sur ses épaules, elle me sourit. Et je suis totalement captivé.

—Abdallah Al-Alami, Al-Eqtisadiah, Riyad

Paru le 3 novembre

L

PSG ? C’est là qu’est né le Tour de France, les Jeux olympiques, le Mondial de foot et la Coupe d’Europe. Rien de moins. Mais ce qui a toujours manqué à Paris, c’est une équipe de foot. — Alfredo Relaño, As, Madrid

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44. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Economie ......... 48Ecologie ......... 50Signaux .......... 51

Le jour où la vie d’Uwe Buse a basculé

→ Dessin de Martirena, Cuba.

—Der Spiegel (extraits) Hambourg

Un mardi matin, une voiture de livrai-son s’arrête devant chez moi. Le chauff eur descend, charge un gros

carton sur un diable et sonne à ma porte.“Qu’est-ce que c’est ?— Votre tondeuse à gazon Bosch.— Je n’ai pas commandé de tondeuse.”

Le livreur regarde l’écran de son petit ordinateur.“Si, c’est écrit là.— Non. Je refuse le colis.”

Le livreur repart avec le carton. Je referme la porte en m’étonnant de la vitesse à laquelle les espions que je me suis mis aux trousses ont pu s’introduire dans ma vie. L’expérience a donc commencé.

Je me suis mis entre les mains de hac-kers – délibérément. Je souhaite qu’ils en découvrent le plus possible sur moi, sur ma vie privée et professionnelle. Qu’ils passent tout au crible puis qu’ils utilisent ces connaissances pour me nuire. Moi, j’es-

saierai de me défendre. Mon expé-rience est un test d’autodéfense

numérique. Elle a des limites. Je ne veux pas perdre ma maison ni ma femme, ni mes enfants ni

mes amis. Cela dit, je ne sais pas très bien jusqu’où iront les pirates.

J’ai trouvé des spécialistes chez Syss, une société de sécurité infor-

matique fondée à Tübingen par Sebastian Schreiber.

Cet ancien pirate devenu entrepreneur porte

costume et cravate, et lutte contre les criminels du Net. Sa spécialité  : atta-quer les réseaux des entreprises à leur d e m a n d e . C e l a fait plus de dix ans qu’il fait ça. Avant le début de l’expé-rience, nous nous rencontrons chez

Syss pour mettre au point les détails. Je

suis assis face à mes trois pirates personnels,

jeunes et heureux d’avoir pu convertir leur hobby illégal en une profession licite. Chacun a sa spécia-

lité : téléphones portables, PC sous Windows ou utili-sation de Linux, un système d’exploitation conçu par des programmeurs pour des programmeurs.Les espions con naissent mon nom et celui de mon employeur. Ils

savent donc que je suis journaliste, mais on peut

trans-versales.

médias

Piratage Un journaliste allemand est délibérément devenu la proie de trois hackers pour tester sa capacité d’autodéfense numérique. Une expérience désastreuse.

aussi le savoir en “googlant” mon nom. Ils ignorent où j’habite, si j’ai une famille. Ils ne connaissent rien à mes goûts, à mes habi-tudes, à mes fi nances. Je suis un étranger pour eux.

Sur la table entre nous sont posés un ordi-nateur portable et un téléphone mobile. Mes hackers y ont introduit des programmes espions, dont on peut aussi être victime sur Internet – par exemple en visistant un site infecté. Selon les spécialistes, 10 000 de ces pages sont installées chaque jour sur Internet. Il suffi t pour cela d’un courriel avec une pièce jointe contaminée. Dix milliards de courriels de ce type font leur apparition sur le Net chaque jour. Aucun internaute n’est à l’abri. Sur Google Play Store, on ne cesse de découvrir des applis malveillantes, dont certaines infectent à la fois le portable et l’ordinateur. Selon l’Offi ce fédéral de la sécurité informatique, 250 000 personnes ont été victimes de piratage en Allemagne en un trimestre, soit 2 750 par jour. Je suis désormais l’une d’elles.

J’allume le téléphone puis l’ordinateur. Ils démarrent et fonctionnent parfaitement. L’antivirus de l’ordi annonce : aucun virus détecté. Mes pirates sourient.

Codes d’accès transmis. Le lendemain matin à 7 heures, j’allume l’ordinateur et le téléphone. Mes pirates de Tübingen, à cinq cents kilomètres de là, apprennent où je me trouve. Dans mon portable est caché un programme qui leur envoie les coordonnées GPS de l’appareil toutes les deux secondes. Installé devant son ordinateur à Tübingen, un de mes espions copie les données. Il voit où je suis, dans quelle rue de l’arrondisse-ment Schwachhausen de Brême. Il repère la maison et note l’adresse comme domicile probable, parce que d’autres informations lui ont dit qu’hier à mon retour à Brême je suis entré dans cette maison et n’en suis plus sorti. Ensuite, il va sur Google Maps, clique sur la carte, zoome sur ma maison vue du ciel et enregistre l’image. Puis il va sur Google Street View pour voir ma maison côté rue. Il enregistre aussi cette image.

Vers 8 h 15, il apprend que je suis père de famille et que j’ai une fi lle d’âge scolaire. Celle-ci m’a appelé sur mon portable pour me dire qu’elle était bien arrivée à l’école en vélo. Mon téléphone a automatiquement transmis le numéro de ma fi lle et le pirate a pu suivre notre échange. Son ordinateur crée un fi chier audio de la conversation, toujours automatiquement. Mon portable lui envoie une photo de ma fi lle qu’elle a prise avec son téléphone avant de partir pour l’école. Il sait maintenant à quoi res-semble ma fi lle.

Peu après 9 heures, je me mets à mon ordinateur en me croyant seul. Je me trompe : toutes les cinq minutes, l’appareil photo de l’ordinateur prend un cliché de moi et l’envoie à mes hackers. La machine leur transmet tout ce que je tape sur le cla-vier. L’ensemble se présente sous la forme d’un tableau Excel qui liste les noms des

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 45

↘ Dessin de Walenta, Varsovie.

mettent de prendre des photos de l’utili-sateur à son insu, de repérer la position de l’ordinateur ou du téléphone portable et d’activer leur micro. Le règlement se fait tout simplement par carte de crédit.

Comme toutes ses concurrentes, la société dont le produit permet de m’es-pionner fait ouvertement sa publicité sur Internet. Elle incite parents inquiets, conjoints méfiants et patrons dépassés à espionner leurs enfants, conjoint et colla-borateurs. Elle ne précise qu’en tout petits caractères que l’utilisation du programme Mobistealth est illégale dans presque tous les pays.

L’attaque commence. Le deuxième jour de l’expérience, je me connecte à ma banque ; le keylogger de mon ordinateur transmet les mots de passe à mes hac-kers. Une fois que je me suis déconnecté, ils inspectent mon compte, découvrent le montant de mon salaire et celui de mes traites pour la maison. C’est égale-ment de cette façon qu’ils accèdent à mes comptes Facebook, PayPal et iTunes. Ils savent maintenant que j’aime les films de divertissement grand public américains, la musique de Peter Fox, Keb’ Mo’ et Nickelback. Ils connaissent la date de nais-sance de ma femme, l’âge de mes enfants, celui de mon chien.

Le troisième jour, mes pirates cessent de collecter des informations et passent à l’attaque. Ils commencent par écrire en mon nom un courriel à la société d’autopartage. “Madame, Monsieur, le dimanche 4 août, j’ai loué la Ford Fiesta de la station Georg de 12 à 14 heures. J’ai eu un petit accident, j’ai perdu les deux rétroviseurs extérieurs. Ce n’est pas très grave, il reste le rétroviseur intérieur. […] Cordialement, Uwe Buse.”

Puis ils se tournent vers mon compte Amazon : ils commandent une machine à laver d’une valeur de 415,39 euros en pré-cisant que je paierai par carte. Quelques minutes plus tard, Amazon envoie confir-mation de la commande. Mes pirates sup-priment le courriel à la seconde où il arrive sur ma messagerie. Amazon envoie ensuite une confirmation d’expédition qui arrive dans la nuit. Mes pirates ne sont pas en service et je suis le premier à voir le courriel le lendemain matin.

J’appelle Amazon et explique à la dame que j’ai au bout du fil que je refuse le lave-linge parce que je ne l’ai pas commandé. Mon compte a manifestement été piraté. La dame ne semble pas surprise, elle me conseille de modifier mon mot de passe pour régler une fois pour toutes le problème. Je suis son conseil mais le problème n’est pas réglé : mes hackers apprennent mon nouveau mot de passe en quelques minutes grâce au keylogger.

Je rappelle Amazon. Cette fois, la dame de la hotline me met en relation avec le service sécurité. Quelqu’un jette un coup d’œil sur mon compte, déclare que ça va durer un petit moment et promet de

programmes ouverts, les fenêtres ouvertes sur le bureau, les frappes sur le clavier et l’heure à laquelle elles ont été faites. Cette liste est mise à jour à peu près toutes les cinq minutes.

Dans l’heure suivante, mes pirates reçoivent les codes d’accès de mon compte Amazon et de ma messagerie Google. Ils se connectent aux deux. Le contenu du compte Amazon leur confirme que j’habite bien là où je me suis réveillé ce matin. Ils peuvent en outre suivre le déroulement de mes achats sur Amazon. Ils savent désormais que j’ai une moto. La liste de mes achats sur le site comprend des pièces détachées pour ma Honda CRF450.

Il est très facile de se procurer toutes ces informations, inutile d’être un expert pour cela. Il existe un marché mondial pour les virus, les chevaux de Troie et les pro-grammes espions. Si le piratage était jadis une activité difficile, c’est aujourd’hui un service professionnel. Les prestataires font leur pub sur Internet avec l’acronyme Caas – “crime as a service” [quand le crime est un service]. Les programmes espions sont écrits sur commande. On peut acheter sur Internet des virus préfabriqués à assembler soi-même et des kits d’attaque prêts à l’em-ploi ; ils sont dotés d’interfaces confortables et on peut trouver des versions de base pour 1 000 dollars. Ils ont en général fait l’objet de tests minutieux, sont fiables et souvent actualisés. Ils peuvent être accompagnés d’une hotline moyennant un abonnement.

Certains programmes disparaissent parfois du marché après intervention des autorités. Les opérateurs de capital-risque criminels font alors appel à des program-meurs expérimentés pour boucher les trous de l’offre. Les forums de pirates font actuellement de la publicité pour Kins, un programme qui doit remplacer Zeus, le best-seller jusqu’ici, qui repérait les codes d’accès aux comptes bancaires. Kins a pro-bablement été élaboré en Russie puisqu’il possède une caractéristique censée modé-rer les ardeurs des enquêteurs russes : il se désactive s’il est employé contre des ordi-nateurs présents en Russie ou dans d’autres pays de l’ancienne URSS.

La cible travaille. Après avoir épluché mes courriels, mes pirates savent que je suis marié, que j’ai deux enfants, une fille et un garçon qui est encore à la maternelle. Ils savent que ma femme s’appelle Birgit et connaissent son adresse électronique, son numéro de portable, son lieu de travail, son apparence et ils m’ont entendu lui dire au petit déjeuner : “Chérie, tu peux emmener Max à l’école aujourd’hui ?”

Ils savent que nous n’avons pas de véhi-cule mais pratiquons l’autopartage, que la dernière fois que nous sommes montés dans une voiture, c’était le 3 août, de 12 h 45 à 13 h 45, et que nous avons parcouru douze kilomètres. Ils ont appris que nous tenons nos comptes chaque jour sur Google Docs, que nous faisons rarement nos courses chez

les discounters, que nous achetons en géné-ral chez Rewe et très rarement au super-marché bio Aleco. Ils savent en outre que nous ne serons pas à la maison le week-end prochain, car nous irons voir de la famille à Berlin.

Je passe les six heures suivantes à tra-vailler à la maison. En l’espace de cinq minutes, mon pirate reçoit un autre paquet de données et l’appareil photo de l’ordina-teur prend un autre cliché. Puis mes pirates envoient un SMS silencieux qui allume le micro de mon portable sans que je m’en aperçoive. Mon téléphone est désormais leur micro, pendant trente minutes il capte tout ce qu’il y a à entendre. Le compte rendu mentionnera : “Silence et frappe sur le clavier, la cible travaille.”

Le soir, je me rends sur les rives d’un lac tout proche. Mes pirates sont au courant. Je reviens à la maison peu après. Mon pirate sait tout ce que je fais. Il écoute, prend des notes : “La cible parle au téléphone avec un certain Hauke, la conversation porte sur des questions professionnelles.” Peu après 23 heures, c’est la fin des émissions pour mon hacker. Pour moi aussi : j’éteins le téléphone et l’ordinateur.

Le programme qu’utilisent mes pirates vient des Etats-Unis. Baptisé Mobistealth, il est très apprécié des connaisseurs et existe en plusieurs versions : pour smartphones Android, pour iPhone, pour BlackBerry et pour Nokia, ainsi que pour PC sous Windows et ordinateurs Apple. Nul, ou presque, n’est à l’abri de ce genre d’attaque à part les utilisateurs de Linux.

Ces packs ne sont pas à vendre, seulement à louer – 99 dollars les trois mois, du vrai dumping – et les programmes fonctionnent parfaitement. Ils comprennent un keylogger, qui enregistre toutes les frappes de touche, et différents chat loggers, [qui enregistrent les propos tenus sur les forums], ils per-

LA SOURCE DE LA SEMAINE

“Der Spiegel”

L’information d’abord

Le très grand magazine d’en-quêtes et d’investigation de l’Allemagne d’après-guerre a

été créé par Rudolf Augstein en 1947. Le mémorable éditeur et rédacteur en chef du magazine restera éditorialiste jusqu’à sa mort, en 2002. Dès 1962, “l’affaire du Spiegel” – qui conduira à son arrestation, mais aussi à la démis-sion d’un ministre – signe son engage-ment intransigeant pour les libertés démocratiques et l’indépendance de la presse.

Fidèle à ses principes, Der Spiegel relaie aujourd’hui les lanceurs d’alerte. Il fut l’un des premiers à ouvrir ses colonnes à Julian Assange et à relayer les révélations de WikiLeaks. Début novembre, il franchissait un nouveau cap en s’engageant pour qu’Edward Snowden obtienne l’asile politique en Allemagne.

Der Spiegel traverse actuellement une crise liée à un tirage en baisse et à la mutation des médias. Son site, Spiegel Online, créé en 1994, est le pre-mier site d’information en allemand. Une fusion éventuelle des rédactions de l’hebdomadaire et du web et la recherche d’un nouveau modèle éco-nomique suscitent de vifs remous.

DER SPIEGELHambourg, AllemagneHebdomadaire, 896 000 ex.www.spiegel.de

Retrouvez sur Télématin la chronique de Marie Mamgioglou sur “Le piratage informatique” dans l’émission de William Leymergie, jeudi 21 novembre à 8 h 45. → 46

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TRANSVERSALES46. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Windows 7. Mes hackers ont manifestement utilisé un serveur d’anonymisation pour masquer leur identité et leur localisation.

Une fois que j’ai débloqué mon compte, ils retentent le coup. Cette fois, ils tombent juste pour la question de sécurité et pren–nent le contrôle de mon compte. Ils écrivent en mon nom : “Un grand moment d’émotion pour moi (peut-être le savez-vous depuis long-temps) : je suis gay et j’ai un compagnon.” Nous sommes le 14 août et je suis dorénavant considéré comme homo.

C’est à ce moment-là que je me demande si cette expérience n’est pas en train de me dépasser. Que va-t-il encore se passer ? Vais-je réussir à récupérer et à supprimer toutes les fausses informations éparpillées sur Internet ? Il est facile de renvoyer une tondeuse à gazon, mais il est diffi cile de récupérer son identité une fois qu’elle vous a échappé.

me rappeler. Deux heures plus tard, mon téléphone sonne et j’apprends que mon compte est “complètement explosé” et irrécupérable. On me conseille de l’aban-donner et d’être plus prudent en surfant sur la Toile à l’avenir. Il serait aussi bon que je porte plainte contre X : il se peut que la police étudie mon ordinateur dans l’espoir de trouver des indices menant au coupable.

Dans le même temps, mes hackers s’en prennent à mon compte Facebook. Comme mon ordinateur leur a donné les codes d’accès, ils se connectent sans pro-blème, élargissent les paramètres de la vie privée, se déconnectent pour que les modifi cations soient enregistrées et ten-tent de se reconnecter. Ça ne marche pas. Facebook leur demande de prouver qu’ils sont les utilisateurs légitimes du compte et leur pose la question de sécurité (quel est le lieu de naissance de ma mère ?). Mes pirates passent leurs informations au crible, voient que je suis né en Frise-Occidentale et donnent trois villes de cette région. Ils tombent trois fois à côté. Facebook bloque immédiatement l’accès à mon compte et me demande quelques secondes plus tard par courriel si je viens d’essayer d’ouvrir mon compte depuis Stockholm, avec un naviga-teur Firefox installé sur un ordinateur sous

Dans les jours qui suivent, j’essaie de reprendre le contrôle de mon compte Facebook – en vain. Les pirates ont modifi é toutes les informations personnelles, pour Facebook, je suis désormais un étranger. Je n’ai plus accès à mon compte, je ne peux même pas le supprimer. Je ne peux pas non plus appeler à l’aide parce que Facebook n’a pas d’assistance téléphonique.

Pendant que je me bats pour récupé-rer mon compte Facebook, les pirates se connectent à mon compte bancaire, passent un ordre de virement, récupèrent le code TAN que la banque a envoyé par SMS sur mon portable et vident mon compte. Ils mettent l’argent sur des cartes prépayées qui ne permettent pas de remonter jusqu’à eux. J’appelle ma banque. On m’explique que je dois commencer par porter plainte et qu’ensuite on pourra essayer de récupérer l’argent. On va m’envoyer par la poste de nouveaux codes d’accès à mon compte vide.

Avant de pouvoir aller à la police, je découvre que j’ai démissionné. Mon chef de service au Spiegel a reçu un courriel dans lequel je lui annonce que j’en ai marre de lui, que je peux gagner davantage comme chargé des relations avec la presse chez Syss et que je lui remets ma démission avec eff et immédiat. Mes hackers me font savoir

qu’ils peuvent balancer des photos de por-nographie pédophile sur mon ordinateur et alerter la police. Je les supplie de n’en rien faire.

Installé dans ma cuisine, j’essaie en pes-tant de supprimer tous les programmes de mon ordinateur portable et de mon télé-phone mobile. J’espère faire disparaître les virus mais je ne suis pas optimiste : ils sont probablement trop profondément infi ltrés. Une chose est désormais claire : ma tentative d’autodéfense numérique est un fi asco.

Quelques jours plus tard, je demande à mes pirates comment je peux me protéger contre ce genre d’attaque. A leur réponse, je comprends que ma vie va être très fati-gante : il ne faut plus utiliser Windows mais Linux ; je dois réactualiser sans cesse les logiciels, en particulier les antivirus ; ins-taller un pare-feu ; crypter mon téléphone mobile ; je ne dois pas installer d’applica-tions inutiles ; je ne dois plus eff ectuer d’opérations bancaires en ligne, et surtout pas par téléphone portable, mais me rendre en personne à l’agence et remplir un for-mulaire. Je vais devoir faire de nouveau confi ance au papier.

—Uwe BusePublié le 14 octobre

Avant de pouvoir aller à la police, je découvre que j’ai démissionné

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48. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013TRANSVERSALES

la plus forte en quatre ans. Toujours selon l’IIE, les étrangers constituent 3,9 % de la population étudiante totale. Cette progres-sion est le fruit d’une campagne de recru-tement énergique menée sans relâche par les universités américaines, qui voient dans les étudiants étrangers, soumis au paiement de l’intégralité des frais de scolarité, une vraie mine d’or en ces temps de baisse des subventions, d’égalisation des droits d’ins-cription et de chute du nombre d’élèves dans le secondaire. Environ 75 % des étu-diants étrangers aux Etats-Unis paient pour s’asseoir sur les bancs des établissements d’enseignement supérieur et la majorité n’ont pas accès aux programmes d’aide du gouvernement américain. Beaucoup d’uni-versités leur font également payer des frais supplémentaires.

Selon les estimations, les étudiants étran-gers injectent 24 milliards de dollars [près de 18 milliards d’euros] dans l’économie américaine, mais le butin n’est pas réparti à parts égales. Presque 70 % des élèves se concentrent dans environ 200 établisse-ments. “Nous avons 4 000 établissements d’enseignement supérieur accrédités, précise Allan E. Goodman, président de l’IIE. Nous avons encore de la marge.”

Sur les 25 établissements les mieux notés, qui ont la faveur de 21 % des étudiants étran-gers, 18 sont des universités publiques, dont 8 sont situées dans le Midwest. Les quatre championnes – l’université de Californie du Sud, l’université de l’Illinois à Urbana-Champaign, l’université Purdue et l’uni-versité de New York – ont attiré chacune plus de 9 000 élèves étrangers.

Les Etats du Massachusetts, de l’Indiana et de Pennsylvanie sont ceux qui ont enre-gistré les augmentations les plus rapides, précise Rajika  Bhandari, directrice du département de recherche et d’évaluation à l’IIE. Les moteurs de cette poussée sont les agences de promotion créées par des groupements d’établissements qui veulent se vendre aux étudiants étrangers.

Diversité. A la Northern State University, les étrangers paient les frais applicables aux non-résidents, soit plus de 15 000 dol-lars par an pour les cours et l’hébergement en pension complète, plus des “frais pour étudiant étranger” d’environ 100 dollars par semestre. L’université accueille de manière régulière environ 200 étrangers parmi ses 3 300 étudiants. Pour augmenter leur nombre, elle a instauré des périodes d’ins-cription gratuite. Les étudiants étrangers, explique son président, M. Smith, apportent de la diversité à un campus plutôt homo-

—The Wall Street Journal New York

Depuis quelques années, des repré-sentants de la Northern State University [Aberdeen, Dakota du

Sud] se rendent en Chine, en Corée du Sud, au Vietnam, en Inde et en Europe pour tenter de capter une part d’un marché de plus en plus lucratif : celui des étudiants étrangers. “Nous voulons juste que les étu-diants sachent que notre petite université existe”, explique James Smith, le président de l’établissement.

Le nombre d’étudiants étrangers aux Etats-Unis a atteint un record l’année der-nière, soutenu par une forte augmentation du nombre d’élèves chinois.

Selon le rapport annuel de l’Institute of International Education (IIE, une organisa-tion à but non lucratif), publié récemment, les universités américaines ont accueilli 819 644 étrangers en 2012-2013, soit 7,2 % de plus que l’année précédente. Ce chiff re, qui englobe le deuxième et le troisième cycle, représente la septième hausse d’affi lée et

ÉCONOMIE

Etudiants de tous les pays, venez à nous !

Les Etats-Unisen quête de rentabilitéLes étudiants étrangers représentent une vraie mine d’or. Mais le butin reste inégalement réparti.

Formation. Les universités ouvrent toujours plus grand leurs portes aux étudiants venus d’ailleurs :

un moyen de renflouer leurs caisses, mais aussi d’attirer des jeunes à la recherche de nouvelles opportunités.

FOCUS

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 49

gène, et étudier aux Etats-Unis “constitue une véritable opportunité dans le cursus de ces étudiants”.

Les étudiants chinois sont particulière-ment rentables. Selon le rapport de l’IIE, ils ont été 235 597 l’année dernière, dont 26 % de plus dans le deuxième cycle. Il y a également eu une forte augmentation du nombre d’étudiants venus du Brésil et d’Ara-bie Saoudite grâce aux bourses offertes par les gouvernements de ces pays.

L’Inde et la Corée du Sud ont toutes deux envoyé moins d’étudiants. Selon Mme Bhandari, la raison en est le ralentis-sement de l’économie indienne et le fait que les Sud-Coréens ont commencé à bénéficier de programmes d’études en Chine et dans d’autres pays asiatiques.

Une étude publiée début novembre montre que les établissements d’enseigne-ment supérieur américains ont enregistré cet automne 71 418 nouvelles inscriptions d’étudiants étrangers, soit une augmen-tation de 10 %. D’après l’enquête annuelle réalisée auprès de 285 membres du Council of Graduate Schools [association des écoles doctorales], il s’agit de la plus forte hausse enregistrée depuis 2006.

Flexibilité. Les étrangers viennent en très grande majorité étudier le commerce, la gestion et les sciences. Presque la moitié des Chinois sont inscrits dans des écoles de commerce ou d’ingénieurs. Les Indiens se concentrent plutôt dans les écoles d’in-génieurs et les filières mathématiques et informatique. Pour Alia Wilhem, une jeune femme de 21 ans inscrite à la Northwestern University à Evanston, dans l’Illinois, le système éducatif américain offrait plus de flexibilité que celui du Royaume-Uni, l’autre pays anglophone où elle avait envi-sagé d’aller. “Aux Etats-Unis, on a plus de temps pour décider de ce qu’on veut étudier et j’avais besoin de cela parce que je n’étais pas sûre de moi, explique-t-elle. Ici, j’avais le droit de changer d’avis.” Son père est allemand, sa mère turque, et elle étudie la psychologie et le journalisme.

Les étudiants américains sont de plus en plus nombreux à partir à l’étranger. Selon le rapport de l’IIE, 283 332 Américains ont passé l’année scolaire 2011-2012 dans d’autres pays, soit 3 % de plus que l’année précédente. Les quatre destinations prin-cipales ont été le Royaume-Uni, l’Italie, l’Espagne et la France. La cinquième des-tination la plus populaire a été la Chine, qui a accueilli presque 15 000 étudiants.

Poursuivre son éducation aux Etats-Unis n’est pas sans présenter certaines difficultés. Waleed Morsy, un Egyptien de 23 ans qui étudie l’anglais à la Northern State, trouve le climat du Dakota du Sud démoralisant comparé à celui du Caire, sa ville natale. “Je n’ai jamais vu la neige de ma vie, confie-t-il. J’espère que je vais survivre au froid.”

—Caroline Porter et Douglas BelkinPublié le 11 novembre

Europe et aux Etats-Unis. Il dessine deux tendances parallèles : un intérêt croissant des candidats occidentaux pour des MBA en Asie et parallèlement un flux de candidats orientaux – Indiens et Russes notamment – vers l’Europe.

Que disent les chiffres ? Selon le QS TopMBA.com Applicant Survey 2013, 9 % des Européens interrogés affichent leur intention d’aller en Chine pour faire un MBA. Cette proportion est la plus élevée comparativement à toutes les autres régions du globe. L’intérêt déclaré pour un MBA dans toute l’Asie est passé de 6,42 % en 2011 à 15 % en 2013. De l’autre côté du Pacifique, les Etats-Unis demeurent le plus grand pourvoyeur de MBA au monde, mais cette suprématie subit une lente érosion.

“Une politique restrictive des visas freine les demandes. Dans ce domaine, la Chine s’améliore”, souligne Simon John Evenett.

Apprentissage d’une culture radicale-ment étrangère, immersion dans un monde en pleine mutation, création d’un réseau neuf  : les promesses d’une carrière en Chine sont assurément nombreuses. Mais le voyage impliquera une bonne capacité d’adaptation.

La langue représente un des nombreux cols à franchir. “Pour des positions de haut niveau, maîtriser le chinois parlé est un avantage, mais l’écrit n’est pas nécessaire car l’anglais, qui est connu des jeunes Chinois, demeure la langue de travail”, estime Christophe Weber. Moins haut dans la hiérarchie, “la maîtrise du mandarin est indispensable”, lit-on sur Shanghai Expat, site des bons tuyaux dans cette ville, en ligne depuis 1999 déjà.

—Stéphane HerzogPublié le 23 septembre

—Le Temps Genève

L ’Europe est riche, mais l’Asie détient toutes les promesses.” Pour Simon John Evenett, de l’université de

Saint-Gall, le choix d’un MBA en Chine est envisagé par un nombre croissant d’Occidentaux. “Les candidats visent une carrière rapide, un poste à responsabilités, un bon salaire et de la reconnaissance. Ils incluent dans leur projet l’apprentissage du chinois, mais l’écart entre le rêve et la réalité peut être important au final”, prévient ce directeur académique. “Il faut être fou pour y aller”, répond ironiquement un cadre revenu ravi de ses études en Chine.

Christophe Weber aime aussi la Chine. Ce Genevois a assumé durant quatre ans la direction du World Economic Forum à Pékin, avant de suivre un Executive MBA (EMBA) à l’université de Tsinghua (Pékin) dans un programme conjoint avec l’Insead [école privée de management qui possède trois campus  : en Europe, en Asie et à Abou Dhabi] nommé Tiemba. Il encourage vivement les jeunes à davantage s’exposer au monde asiatique : “Un EMBA en Chine est une expérience unique à vivre. Le choc culturel est fort. Il implique une remise en question complète. Je n’aurais pas voulu faire un papier [une formation] dans une université américaine, où l’enseignement est formaté pour un monde dont les codes en termes de business ne prévaudront plus forcément d’ici une vingtaine d’années.” Pour l’actuel chef de l’état-major de la direction de la Banque cantonale de Genève, les perspectives d’emploi en Chine ne manquent pas et continueront d’évoluer. “Les Chinois ont besoin d’étrangers pour soutenir leur croissance et leur balance commerciale. Les multinationales et les ambassades engagent des jeunes ouverts, à la recherche d’une nouvelle expérience. Je vous rappelle les accords commerciaux exceptionnels signés cette année entre la Suisse et la Chine, qui englobent de larges secteurs de l’économie.” [Les deux pays ont signé en juillet un accord de libre-échange, le deuxième signé par Pékin avec un pays d’Europe, après l’Islande en avril.]

“Si vous avez un MBA et que vous parlez chinois, les multinationales présentes en Chine seront intéressées. Elles cherchent des Occidentaux”, confirme Dirk Craen, président du groupe European University.

Simon John Evenett évoque en contrepoint un déclin des MBA en

La Chine comme un aimantAlléchés par des promesses de carrière, de nombreux jeunes Européens choisissent ce pays pour suivre un MBA.

séjourslinguistiques

CANADA

+ 21,4 %

– 3,5 %

– 2,3 %

+ 30,5 %

+ 2 %

2012-2013 2011-2012

L’Asie en tête

CORÉEDU SUD

CHINE

INDE

ARABIESAOUDITE

235 597

96 754

70 62772 295

100 270

194 029

44 566

27 35726821

34 139

TOTAL328 330

63,3

16,6

10,6

8,2

1,3

Evolution par rapport à 2011

+ 10,5 %ASIE

+ 15,2 %

+ 7,9 %

EUROPE

AMÉRIQUE

+ 30,4 %AFRIQUE

– 0,1 %PACIFIQUE

Provenance des étudiants étrangers

aux Etats-Unis (top 5 en nombre d’étudiants)

en Chine (répartition du total, en %)

SOURCES : “THE WALL STREET JOURNAL” (INSTITUTE OF INTERNATIONAL EDUCATION), BUREAU DES ÉTUDIANTS ÉTRANGERS DE L’INSTITUT CHINOIS D’ENSEIGNEMENT SUPÉRIEUR

Repères

↙ Dessin de Belle Mellor, Royaume-Uni.

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TRANSVERSALES50. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

Moatize (mine de charbon)

Classement selon l’Indicede développement humain :185e sur 186 Etats.Le Mozambique est l’un des pays les moins développés.

Gisements de gazdans le bassinde Rovuma

Palma

Future centrale de liquéfaction de gaz

PROVINCEDE TETE

PROVINCEDE CABODELGADO

200 km

M O Z A M B I Q U E

MALAWI

COMORES

TANZANIE

ZAMBIE

ZIMBABWE

OCÉAN

INDIEN

CO

URR

IER

INTE

RNAT

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Archipeldes Quirimbas

Zambèze

population s’accompagnera forcément de l’exploitation des ressources forestières et alimentaires de la région. Par ailleurs, l’extraction du gaz dans les réserves qui se trouvent en profondeur implique de forer plus d’une centaine de puits dans le fond de la mer. Les restes de lubrifi ants utilisés pour les outils de forage peuvent être toxiques s’ils sont rejetés dans l’océan. Poser des pipelines sur le fond de la mer va également fragiliser les récifs coralliens et mettre en péril la fl ore sous-marine.

Autre inconnue non négligeable, l’impact de cette plateforme gazière sur la migra-tion des baleines à bosse qui se rendent dans les eaux du nord du Mozambique chaque année entre juin et décembre. Le bruit des forages sous-marins et les risques de collision entre les baleines et les nom-breux méthaniers qui vont entrer et sortir de Palma Bay sont un problème, recon-naît le document. Il suggère de former des “observateurs de mammifères marins” chargés de s’occuper de ces problèmes pen-dant la phase de construction et de forage.

Le Mozambique est le deuxième exportateur de charbon d’Afrique et de nombreuses compagnies minières sont installées dans la province de Tete. Ces deux dernières années, le brésilien Vale a dû aff ronter à plusieurs reprises la colère des populations déplacées. Les habitants bloquaient les voies de chemins de fer et l’entrée de la mine pour protester contre la médiocrité des terres qui leur avaient été attribuées et contre leurs diffi cultés à assurer leur subsistance après ce démé-nagement imposé.

Les questions environnementales sont cependant moins médiatisées que les sou-lèvements sociaux. Malgré les inquiétudes suscitées par la présence de poussière de silice à des taux bien supérieurs à ce qui est autorisé dans les régions minières, les entreprises ne publient pas les résultats des tests de pollution de l’air, contrairement à ce qu’elles avaient promis dans les études environnementales préliminaires.

Anadarko et ENI devraient pourtant faire l’objet d’une vigilance accrue. Car, contrairement aux exploitations minières (situées à l’intérieur des terres, dans des zones semi-désertiques), la future cen-trale de Cabo Delgado est très proche de la grande destination touristique du Mozambique, l’archipel des Quirimbas. Cette trentaine d’îles paradisiaques est la nouvelle destination à la mode et le site a été inscrit au patrimoine mondial de l’humanité en 2008.

Le projet gazier attend encore le feu vert aussi bien des investisseurs que des autorités du Mozambique.

Anadarko et ENI ont promis que des contrôles réguliers et indépendants de l’im-pact social et environnemental du projet seraient mis en place dès sa validation. Ces promesses seront-elles tenues ?

—Jinty JacksonPublié le 30 septembre

—Business Day Live (extraits) Johannesburg

Les baleines à bosse se rendent régu-lièrement dans les eaux turquoise de Palma Bay. Dans ce coin isolé

et encore sauvage du nord du pays, les paisibles villages de pêcheurs prospèrent entre les mangroves et les récifs de corail, d’une grande richesse. Mais les appétits des compagnies gazières devraient bou-leverser la région.

Alléchés par l’une des plus grandes réserves de gaz naturel découvertes ces dernières années, l’italien ENI et le texan Anadarko ont pour projet de mettre en place une gigantesque installation de liqué-faction de gaz et d’exportation à Palma. Selon les estimations, les réserves en gaz naturel de la côte du Mozambique avoi-sineraient les 500 milliards de mètres cubes. Correctement gérée, cette manne permettrait de sortir le pays de la pauvreté.

Mais, au-delà de l’enjeu fi nancier, l’im-pact environnemental et social de cette installation sur le littoral suscite certaines inquiétudes.

ENI et Anadarko veulent commencer les exportations de gaz en 2018. En août der-nier ils ont franchi une étape cruciale en rendant publique une étude sur la question environnementale assortie de proposi-tions pour réduire au minimum les dégâts causés par les forages sous-marins et par la construction sur la côte d’un complexe colossal, comprenant des usines de liqué-faction et des terminaux de chargement des méthaniers et de stockage.

Pour les écologistes, si les mesures pro-posées sont satisfaisantes sur le papier, rien n’est prévu pour contraindre les entre-prises à tenir leurs engagements.

“Il reste beaucoup d’inconnues. C’est pour-quoi il est très important de mettre en place des contrôles effi caces sur le terrain”, déclare Sean Nazerali, consultant sur les questions environnementales basé au Mozambique.

Les chiff res doivent encore être confi r-més, mais on estime à 1 000 le nombre de familles qui devront être relogées. En eff et, les habitants, vivant actuellement de la pêche et d’une agriculture de subsistance, vont devoir céder la place aux installations gazières, qui vont s’étendre sur plus de 7 000 hectares.

Les populations locales seront alors remplacées par une armée de 10 000 tra-vailleurs (en majorité d’origine étrangère). Des infrastructures nécessaires au déve-loppement du site ainsi qu’une piste d’aéro-port vont être construites pour accueillir ces ouvriers (la plupart seront employés lors de la phase de construction).

“Si vous faites venir 2 000 ouvriers du bâti-ment, que vont-ils manger ? Qui va les nour-rir ? Pour l’instant les compagnies gazières préfèrent faire l’autruche.”

Les fragiles mangroves et les réserves halieutiques risquent d’être mises à rude épreuve, car cette augmentation de la

ÉCOLOGIE

Des pipelines au milieu des baleinesMozambique. Des compagnies gazières étrangères veulent installer leurs exploitations off shore dans le nord du pays,en délogeant les pêcheurs et au détriment de la vie aquatique.

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TRANSVERSALES.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 51

ÉMETTEUR

RÉCEPTEUR

MESSAGELe locuteur 1 émet un message verbal dont les mots expriment les sentiments que lui inspire son expérience personnelle.

Le locuteur 2 reçoit le message, en connaît le code (le langage) mais le traduit en fonction de sa propre expérience.

Le code a beau avoir été transmis sans altération, la palette a subi d’importantes modifications.Le récepteur a une compréhension du message extrêmement limitée.

Exemple de traduction d’un mot : amour

Sentiment associé au mot par l’émetteur : joie

Sentiment associé au mot par le récepteur : douleur

POINT DE RÉCEPTION/TRADUCTION

signauxChaque semaine, une page

visuelle pour présenter l’information autrement

L’auteur

DR

JAIME SERRA. Artiste et journaliste, il est directeur artistique à La Vanguardia (Barcelone), où il publie chaque semaine un éditorial sous forme d’infographie. La page ci-dessus est l’adaptation d’un de ses fameux éditos visuels publiés en 2012 dans le quotidien catalan

puis repris en mars 2013 dans la revue In Graphics. A partir d’une réflexion sur l’impossibilité de communiquer entre les êtres humains, Jaime Serra a choisi de donner simplement des couleurs aux mots. Où l’on comprend que tout est question d’interprétation.

La couleur des sentimentsNotre expérience personnelle modifie notre perception du monde, brouillant parfois notre compréhension des autres.

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52. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

360

Ils sont une cinquantaine, au Royaume-Uni, à partager une passion dévorante : la collection d’œufs d’espèces d’oiseaux protégées. Une activité prohibéeeet lourdement sanctionnée. –The New Yorker (extraits) New York

VOLS DANS LES NIDS DE COUCOUS

MAGAZINEA Séoul, l’autre usine à rêves Plein écran ... 56 Le café, l’autre révolution russe Histoire .... 58 Le Canada n’est plus hockey Tendances ....... 60L’ardoise magique d’Antonio Tabucchi Culture .. 62

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360°.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 53

Daniel Lingham avait 3 600 œufs chez lui. Il a fondu en larmes à l’arrivée de la police : “ Dieu merci, vous voilà”

→ 54

← Carlton D’Cruze, sur un arbre perché, pille le nid d’un balbuzard pêcheur. Ce cliché a été découvert sur son appareil photo lors d’une saisie policière. Photo National WildlifeCrime Unit

Le 31 mai 2011, Charlie Everitt, enquêteur à l’Unité criminelle nationale de protection de la nature d’Edimbourg, en Ecosse, reçoit un appel d’urgence d’un collègue de la police du Nord. L’agent lui explique qu’un garde d’une réserve naturelle de l’île de Rùm [dans l’archipel des

Hébrides] a vu un homme “caracoler” dans une colonie de mouettes. Il est 16 heures. Trop tard pour attraper le dernier ferry. Everitt part donc en voiture jusqu’à Mallaig, un petit port à quatre heures de route de là, pour prendre le lendemain le premier bateau pour Rùm.

L’île, un rocher de 106 kilomètres carrés, est habitée par une quarantaine de personnes. Elle abrite des cerfs élaphes et différentes espèces d’oiseaux rares, notam-ment des faucons émerillons et des pygargues à queue blanche, et c’est l’une des principales zones de repro-duction du puffin des Anglais, cet oiseau de mer dont le cri vous glace les sangs. Aussi l’île est-elle un lieu de ralliement pour les collectionneurs d’œufs, un réseau secret d’hommes dont l’obsession est d’accumuler et de cataloguer les œufs d’oiseaux rares.

Le lendemain matin, la traversée en ferry est agitée. Les nuages descendent presque jusqu’à la surface de l’eau. Charlie Everitt, un homme de 46 ans au visage lunaire, se demande à quoi ressemblera cette journée. A l’époque victorienne, la collecte d’œufs était l’apa-nage des naturalistes, mais, au fur et à mesure qu’ont été adoptées des lois pour protéger les espèces d’oi-seaux menacées, cette marotte est devenue un crime. Et les collectionneurs sont entrés dans la clandestinité. Aujourd’hui, ils recourent parfois à des codes chiffrés pour communiquer entre eux sans divulguer leur iden-tité. Depuis dix ans qu’il travaille à ce poste, Everitt n’a jamais rencontré un seul collectionneur.

A mi-chemin du bras de mer, son collègue du Nord le contacte par radio : le suspect est sur la jetée. En descen-dant du bateau, il aperçoit un homme élancé en tenue de camouflage, appuyé contre un sac à dos bien rempli. Everitt s’approche et lui demande son nom. “J’ai aussi-tôt su que c’était notre homme.” Matthew Gonshaw est le collectionneur d’œufs le plus tristement célèbre outre-Manche. Au chômage, ce Londonien a déjà purgé trois peines de prison. La dernière fois qu’il s’est fait arrê-ter, en 2004, les enquêteurs ont saisi chez lui près de 600 œufs, dont 104 étaient cachés dans un comparti-ment secret monté dans le cadre de son lit.

Avec l’accord de Gonshaw, Everitt fouille le sac à dos. Il y trouve des petites seringues, de celles dont les col-lectionneurs se servent pour vider le contenu des œufs, des cartes topographiques de la région, une corde et un guide militaire de survie. Il remarque également des morceaux de papier journal déchiré qui dépassent de boîtes en plastique. Elles contiennent 20 œufs, dont 8 de puffin des Anglais.

La plupart des œufs rassemblés par les grands natura-listes britanniques sont rassemblés au musée d’Histoire naturelle de Tring, dans le nord de Londres. Situé dans l’an-cienne propriété de son fondateur, le banquier-zoologue Walter Rothschild, le musée recèle la plus grande collection d’œufs d’oiseaux au monde, composée de quelque 2 mil-lions de spécimens, ce qui en fait une institution de pre-mier ordre pour les chercheurs. La collection est fermée au public depuis 1979, après que Mervyn Shorthouse, un habi-tué qui se faisait passer pour invalide, circulant en chaise roulante, eut volé 10 000 œufs en l’espace de trois ans.

Le musée conserve ses œufs dans un sous-sol où s’alignent des rangées sans fin de cabinets en acier, à température contrôlée. Douglas Russell, le conservateur, saisit une clé dans le trousseau accroché à sa ceinture et me guide jusqu’à l’un des cabinets, qui s’ouvre telle la chambre forte d’une banque. Dans un tiroir protégé par une vitre reposent, comme autant de bijoux précieux, de petits œufs bleus, beiges et gris mouchetés, tous percés d’un petit trou par lequel ils ont été vidés. “Ce sont des coucous de Stuart Baker, m’explique Russell. Regardez la diversité des coquilles !” Je le suis dans un autre cabinet. Il contient un unique œuf, celui d’une gallinule punaé [une espèce des Samoa], ramassé en 1873. Russell s’essuie l’œil. “C’est le seul œuf que nous aurons jamais. L’espèce est éteinte. Mais, au moins, nous avons cette vitrine.”

Au début du xxe siècle, quand le mouvement écologiste s’intéressa aux espèces menacées, on commença à regarder les collectionneurs d’œufs d’oiseaux sauvages d’un autre œil. En 1922, à Londres, [le politique] Earl Buxton mit en garde contre la “grande menace” que représentaient les collectionneurs d’œufs de l’Union des ornithologues bri-tanniques, dont faisait partie lord Rothschild. Indigné, le banquier quitta l’organisation. Avec le révérend Francis Charles Robert Jourdain, un ornithologue acariâtre formé à Oxford qui avait le front barré d’une balafre depuis qu’il était tombé d’une falaise en cherchant un nid d’aigle, il fonda l’Association oologique britannique. Rebaptisée société Jourdain à la mort du révérend, l’association se proclama en 1940 unique organisation du pays dédiée à la collection d’œufs.

Mais, depuis, les choses n’ont pas tourné à son avantage. En 1954, la loi sur la protec-tion des oiseaux a rendu illégale la collecte de la plupart des œufs d’oiseaux sauvages en Grande-Bretagne. En 1981, environ 90 espèces ont été inscrites sur la Liste 1 :

la possession de leurs œufs, à moins qu’ils n’aient été collectés avant 1954, est devenue un crime. Les réunions de la société Jourdain sont devenues la cible de specta-culaires descentes de police. Dans les années 1990, plus de la moitié des membres de l’organisation avaient au moins une condamnation à leur casier.

Il y a deux hommes dont tout collectionneur d’œufs digne de ce nom a entendu parler : Mark Thomas et Guy Shorrock, enquêteurs à la Société royale pour la pro-tection des oiseaux [Royal Society for the Protection of Birds, RSPB]. L’organisation, qui tient une base de données des personnes ayant enfreint la législation sur la protection de la nature, a aidé la justice à pour-suivre des dizaines de collectionneurs d’œufs. Fondée en 1889 par des femmes qui n’avaient pas été admises à l’Union des ornithologues britanniques, elle compte aujourd’hui 1 million de membres et fait partie des plus grands groupes de protection de la nature au monde. Et comme, en dépit de son fervent engagement en faveur de la préservation de la nature, la Grande-Bretagne ne possède pas d’agence nationale comme le Service

américain des poissons et de la faune sauvage, c’est sur l’équipe d’investigation de la RSPB que repose la lutte contre les crimes contre les oiseaux.

Les affaires de collecte d’œufs représentent environ un quart de son travail. Il s’agit du reste de la seule infraction en matière de préservation de la nature qui fasse l’objet d’une opération de police à l’échelle nationale. L’opération Pâques, lancée en 1997, a permis à la RSPB de centraliser, dans une même base de données de la police, des informa-tions sur les collectionneurs d’œufs recueillies depuis des dizaines d’années. “Au Royaume-Uni, il est très rare que la police mène une opération nationale de ce genre”, me confie le policier Alan Stewart, qui a créé l’opération Pâques avec Shorrock. “Les autres opérations concernent le trafic de drogue, le trafic d’humains et le hooliganisme dans le football.”

Pour les investigateurs, la saison a été chargée. La RSPB a [entre autres] dû monter la garde vingt-quatre heures sur vingt-quatre devant un nid de pie-grièche écorcheur, dans le sud de l’Angleterre. Deux couples de pies-grièches avaient été repérés dans les parages en 2010, alors qu’aucun nid de l’espèce n’avait été observé depuis le milieu des années 1980 – beaucoup accusant les collectionneurs d’œufs d’être responsables de cette disparition. Lorsque la nouvelle a été connue, des dizaines de volontaires se sont proposés pour protéger les nids. “De toutes les infractions auxquelles j’ai eu affaire, la collecte d’œufs est celle qui révolte le plus le public”, me confie Shorrock, ancien flic à Manchester.

Mark Thomas estime qu’une cinquantaine de collection-neurs sont encore actifs aujourd’hui. “Nous savons qui ils sont”, précise-t-il. Avec Guy Shorrock, il a perquisitionné le domicile de nombre d’entre eux, parfois plusieurs fois. Ils forment comme une grande famille. En 2004, Daniel Lingham, qui avait 3 600 œufs chez lui, a fondu en

REPORTAGE

↓ Mark Thomas (gauche) et Guy Shorrock, enquêteurs à la Société royale pour la protection des oiseaux. Photo Richard Barnes/Otto

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Royaume-Uni. Des ornithologues avaient vu un homme escalader la façade d’une paroi rocheuse en pleine averse de grêle. Or les aigles construisent souvent leur nid au milieu de telles zones rocheuses. Une chasse à l’homme a donc commencé dans toute l’île. Elle a abouti deux jours plus tard au terrain de camping de l’hôtel Howmore, où le suspect a été retrouvé à proximité de sa tente. Son nom allait devenir le symbole de la ténacité du collectionneur d’œufs moderne : Matthew Gonshaw. Un Londonien.

Thomas et Shorrock étaient stupéfaits : non seulement ils n’avaient jamais entendu parler de ce Gonshaw, mais en plus ils ne connaissaient aucun collectionneur d’œufs qui vienne de Londres. Matthew Gonshaw, même s’il n’avait pas d’œufs sur lui, a été placé en garde à vue. Le lendemain, Shorrock a rencontré la police et s’est rendu chez le collectionneur, dans un ensemble tristounet de petits immeubles de deux étages, dans l’est de la capi-tale. La police a forcé la porte de l’appartement. A l’inté-rieur, elle a trouvé des cartes, un équipement d’escalade et des ouvrages d’ornithologie.

Matthew Gonshaw, alors âgé de 38 ans, était un collectionneur d’œufs atypique. Célibataire, au chômage, il vivait d’aides sociales. Il avait échappé à la surveillance des routes parce qu’il n’avait pas de voiture. Et contrairement aux collecteurs clas-

siques, ainsi que le montre son journal, il avait du mal à se payer ce passe-temps qui le consumait. Il établissait soigneusement ses trajets, achetait des tickets de car et de train à l’avance, soucieux de bénéficier d’un tarif économique, et calculait le coût de tout ce dont il aurait besoin, depuis le beurre jusqu’aux paquets de crème anglaise instantanée produite par une société appelée Bird’s [Oiseau].

A l’époque, Shorrock n’a trouvé aucun œuf dans l’ap-partement de Gonshaw. Mais le journal de celui-ci détaillait les périodes de reproduction de dizaines d’oi-seaux protégés et laissait à penser qu’il avait prélevé des couvées entières d’œufs de crave à bec rouge, de plon-geon catmarin, de pluvier guignard et de busard – des oiseaux figurant tous sur la Liste 1. Or la RSPB défen-dait depuis vingt ans une loi qui venait d’être adoptée,

et qui prévoyait des peines de prison allant jusqu’à six mois pour la collecte d’œufs d’oiseaux figurant sur cette liste. Ainsi Gonshaw a-t-il fait partie des premiers col-lectionneurs d’œufs envoyés derrière les barreaux [alors même que le délit de possession n’avait pu être établi]. A l’annonce du verdict, il s’est écrié : “Jamais de ma vie je n’ai vu quelque chose d’aussi malsain dans un tribunal !”

Gonshaw n’appartenait pas à la société Jourdain. Son journal contenait cependant les noms de certains des membres de celle-ci ainsi que des notes sur la façon dont il pourrait y être admis. Un des membres mentionnés, Jim Whitaker, a longtemps siégé au conseil. Cet homme de 78 ans vit dans le Yorkshire, à quatre heures au nord de Londres, dans une maison perchée sur une colline, d’où il fait fonctionner une maison d’édition baptisée Peregrine Books [les éditions du faucon pèlerin]. Celle-ci a publié 61 titres, certains sur les chiens, mais la plupart sur les oiseaux rares de Grande-Bretagne et sur les pre-miers collectionneurs d’œufs.

Whitaker a commencé à collectionner les œufs dans son enfance, après la Seconde Guerre mondiale, dans le Yorkshire. “Les plages étaient couvertes de fils de fer barbe-lés, alors les enfants de mon âge allaient plutôt à la chasse aux œufs.” Il a fait carrière comme consultant en entre-prise, tout en continuant à collectionner les œufs pen-dant ses loisirs. Ce qu’il aime, c’est à la fois la beauté des œufs et l’habileté qu’il faut déployer sur le terrain pour les obtenir. Certains collectionneurs sont connus pour leurs qualités d’escaladeurs. Whitaker, lui, était respecté pour son talent de dénicheur, qui nécessite patience et minutie. Une fois, il a passé douze heures à suivre un hibou des marais jusqu’à son nid et à attendre qu’il le quitte de nouveau, pour pouvoir aller y prélever les œufs.

Le collectionneur a été admis à la société Jourdain en 1974. Le groupe fonctionne comme un club social. “Les membres de la société étaient des hommes d’affaires, des officiers de l’armée, raconte-t-il, la voix tremblante. Il y avait trois médecins. En ce temps-là, ce n’était pas une infraction passible de prison.” Son domicile a été fouillé à trois reprises. Un jour, les investigateurs y ont trouvé 2 895 œufs. En 2004, il a pris sa revanche en publiant un nouveau livre sur l’aigle royal et le pygargue, un ouvrage précieux pour la RSPB et les collectionneurs. Il avait

larmes à l’arrivée de Mark Thomas et des forces de police : “Dieu merci, vous voilà. Je ne pouvais pas m’arrê-ter.” En 2006, quand Colin Watson, célèbre collection-neur, a cassé sa pipe en tombant d’un arbre alors qu’il essayait d’atteindre un nid d’autours, un membre de la société Jourdain a eu la délicatesse de téléphoner à la RSPB. Et en fouillant le domicile d’un autre collection-neur, Shorrock a trouvé un morceau de papier portant son nom et son adresse. Il a décidé de déménager.

Thomas n’a pas pris son petit-déjeuner. Je l’accom-pagne à la cafétéria, où il commande un sandwich à l’œuf. Il est passionné par les oiseaux depuis son enfance, à Sheffield, lorsqu’il était membre de la brigade de jeunesse de la RSPB. Diplômé en écologie, il a obtenu à 25 ans un poste de chercheur dans cette même organisation. “Je savais que je ne pouvais pas faire un travail qui ne soit pas concrètement bénéfique aux oiseaux”, explique-t-il. En 1999, sans nulle expérience de l’enquête, il a été sélec-tionné parmi une brochette de candidats pour occuper un poste d’enquêteur.

Son contrat a commencé en même temps que l’opé-ration Pâques. A l’époque, la RSPB était contactée à peu près une fois par jour par des gens qui lui signalaient des vols d’œufs, parfois par des épouses rendues amères par ce hobby auquel leurs maris consacraient tout leur temps. Toutes ces informations ont été consignées dans des dossiers. Les collectionneurs étaient pour la plu-part anglais, alors que la majorité des nids d’oiseaux rares du royaume se trouvent en Ecosse. Des caméras de surveillance installées sur les deux routes principales entre l’Ecosse et l’Angleterre ont donc été programmées pour consigner les numéros des plaques d’immatricula-tion des voitures. Thomas a remarqué deux choses : les véhicules qui appartenaient à des personnes suspectées d’être des collectionneurs passaient plus fréquemment entre mars et juin, pendant la période de reproduction ; nombre d’entre eux appartenaient à des membres de la Société Jourdain.

Au printemps 2001, la RSPB a reçu un appel de l’île de South Uist, dans les Hébrides extérieures. Cette région au climat rude et au terrain accidenté, où l’on parle gaé-lique, abrite un grand nombre d’oiseaux menacés, notam-ment l’aigle royal. Il en reste environ 450 couples au

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→ Andy McWilliam, enquêteur à l’Unité criminelle nationale de protection de la nature, pose devant le butin d’un raid.Photo National Wildlife Crime Unit

↓  Matthew Gonshaw, 51 ans, est un voleur d’œufs multirécidiviste. Photo National News/Max-PPP

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360°.Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013 55

rassemblé auprès de ses contacts des informations sur les nids d’aigle, dont il fournissait en appendice une liste des coordonnées GPS. Il a imprimé 300 exemplaires du livre, qu’il a exclusivement vendus de chez lui. Gonshaw était au nombre des acheteurs. “Il me téléphonait, se sou-vient l’éditeur. Et il est venu me voir.”

Whitaker n’a pas voulu me dire pourquoi il n’avait pas aidé Gonshaw à entrer à la société Jourdain – sans doute considérait-il qu’il aurait compromis la sécurité du groupe. En 2004, Gonshaw est retourné une nouvelle fois en prison après avoir été pris en train de vider un nid sur l’île de Tiree, en Ecosse. Et le 2 juin 2011, au lende-main de son arrestation sur l’île de Rùm, une équipe de huit hommes de la police métropolitaine en tenue anti- émeute perquisitionne son appartement. En arrivant sur les lieux, Thomas filme le policier Stephen Rodgers racontant comment il vient de grimper sur une échelle pour accèder à une petite trappe aménagée dans le pla-fond. Et comment il a découvert des centaines d’œufs soigneusement rangés par espèces dans trois cabinets en bois fabriqués à la main, dont les dimensions et les croquis se trouvent dans les journaux de Gonshaw. Depuis sa dernière arrestation, en 2004, le récidiviste a remplacé les pièces de son ancienne collection : il pos-sède 697 œufs.

Thomas passe un mois à cataloguer les œufs. Il finit par tomber sur une preuve décisive : une couvée de trois œufs d’aigle royal, une rareté en soi puisque les aigles pondent d’ordinaire deux œufs. Or les coquilles sont per-cées de gros trous sur les côtés. Gonshaw doit avoir visité le nid vers la mi-avril, alors que la saison de reproduction était déjà bien avancée. Il a ensuite vidé les œufs de leurs oisillons vivants. Thomas photographie les coquilles et transmets les images à la presse. The Guardian assimile ce crime commis sur des “oisillons quasiment arrivés à terme” à un avortement réalisé au troisième trimestre.

Thomas commence à se renseigner sur l’“ordonnance sur les comportements antisociaux”, qui interdit à un crimi-nel d’approcher une personne ou un lieu. Aucun criminel coupable d’une infraction contre la nature n’a jamais été frappé d’une telle sanction. L’accusation devra montrer que Gonshaw est à l’origine de “stress, de peur ou de dou-leur”. Thomas interroge des bénévoles et des employés de

réserves naturelles. “Nous leur avons demandé s’ils avaient ressenti du stress ou de la peur lorsqu’on les avait avertis que leurs couvées avaient été prises par Gonshaw. La plupart ont répondu par l’affirmative”, témoigne Stephen Rodgers, le policier qui assiste Thomas lors de ces entretiens.

Gonshaw plaide coupable de dix délits relatifs à la col-lecte et à la possession d’œufs. Le juge le condamne à six mois d’incarcération. Il ordonne du reste la destruction des œufs, pour priver Gonshaw du plaisir de les savoir envoyés à un musée. Puis, alors que Gonshaw est détenu en Angleterre puis en Ecosse, la justice décide d’appli-quer à son cas l’“ordonnance sur les comportements antisociaux”. Il écope ainsi d’une interdiction à vie de pénétrer sur le territoire écossais pendant la saison de reproduction des oiseaux.

Gonshaw fait appel. Lorsqu’il est libéré en août 2012 [dans l’attente d’un nouveau procès, au terme duquel le jugement sera confirmé], toute la communauté des ornithologues assiste à la Foire aux oiseaux de Rutland [un comté du nord de l’Angleterre]. L’événement attire 25 000 personnes. Six tentes de la taille d’un terrain de football abritent des centaines de stands qui vendent des équipements et des vêtements, des livres et des séjours d’observation des oiseaux, ou qui appartiennent à des organisations de conservation. Thomas ne pense pas y trouver Gonshaw – “Ce n’est pas son truc”, estime-t-il.

Lorsque je rencontre Thomas au stand de la RSPB, il se trouve en compagnie de Phil Beard, un membre de la société Jourdain d’une cin-quantaine d’années. Celui-ci me dit avoir arrêté de collectionner les œufs. Mais il précise : “Je continue de faire des photos de temps en temps.” Il

assiste également à des réunions de la société Jourdain, qui n’attirent plus qu’une quinzaine ou une vingtaine de personnes. “Je suis sans doute un des membres les plus jeunes”, avance-t-il avant de se corriger : officiellement, la société n’a plus de membres. Redoutant d’être pour-suivie comme organisation criminelle, elle a en effet radié tous ses membres ordinaires pour en faire des membres honoraires.

Son opinion sur les activités de Gonshaw est fort simple : “Il est fou.” [Il a son point de vue sur la RSPB] :

“Les types comme Shorrock parcourent le pays en faisant tout ce qu’ils peuvent pour mettre la main sur les collection-neurs”, déclame-t-il en haussant la voix et en dressant vers moi un index bandé dans de la gaze. “Ces types se passionnent pour ce qu’ils font. Ce sont des extrémistes. Mais au moins ils sont payés.” Lorsque j’interroge plus tard Guy Shorrock sur ce point, il lève les bras au ciel : “Ce pays, par le biais de son Parlement, a décidé qu’il ne voulait pas que des hommes adultes se baladent dans la campagne pour ramasser les œufs dans les nids de nos oiseaux. C’est tout.”

Gonshaw vit dans un immeuble situé tout au fond d’un cul-de-sac. Je décide de m’y rendre le dernier jour de mon séjour en Angleterre. L’homme qui m’ouvre la porte a les traits tirés, le front dégarni. Il a passé vingt ans de sa vie à planifier et effectuer des excursions dans des conditions difficiles pour rassembler une prodigieuse collection d’œufs. Il ne semble pas encore avoir tourné la page. “Ce n’est pas tant la prison. J’avais des œufs vrai-ment rares. Tout a disparu maintenant. Mais ce n’est pas grave, vous comprenez ?” Il marque une pause, comme s’il était en train de se les représenter dans son esprit : “Si je pouvais, j’aurais une grande pièce pleine de casiers d’œufs et de livres sur les oiseaux.”

Les œufs de Gonshaw, je venais de les voir : alignés sur des carrés de coton dans une salle fermée à clé, au siège de la RSPB, attendant d’être détruits par Thomas à coups de marteau [comme ordonné par le juge]. Lorsque je lui raconte cela, mon interlocuteur éclate de rage. “Ce sont des cambrioleurs, déclare-t-il à propos de la RSPB. Rien que des petits cambrioleurs !” Il fulmine contre les grands industriels et les agriculteurs – suppression des haies vives, drainage des marécages, dégradation de l’habitat. “C’est à cause de ça que les oiseaux se font rares. Les oiseaux marins sont en voie d’extinction parce que les pêcheurs écos-sais aspirent toutes les ressources de la mer.”

Je demande à Gonshaw s’il compte continuer à collec-tionner les œufs, mais il élude la question. “C’est quelque chose qui est en nous, c’est tout”, me dira-t-il plus tard.

—Julian Rubinstein*Publié le 22 juillet

* Julian Rubinstein publiera en janvier La Ballade du buveur de whisky (éd. Sonatine).

SOURCE

←  Matthew Gonshaw avait lui-même confectionné ce cabinet en bois, saisi en 2011. Dedans, des œufs d’avocettes, de milans royaux et de faucons émerillons. Photo Press Association

↑ Le kit du parfait collectionneur d’œufs : tout ce qui est nécessaire pour vider les coquilles de leur contenu. Photo National Wildlife Crime Unit

→ Il arrive que des épouses dénoncent leur mari à la police, lassées de le voir consacrer tout son temps libre à des œufs. Photo National Wildlife Crime Unit

THE NEW YORKERNew York, Etats-UnisHebdomadaire, 600 000 ex.www.newyorker.comCréée en 1925, cette revue est un concentré du style et de l’humour new-yorkais. Caricatures et dessins humoristiques constituent sa marque de fabrique. Ses reportages au long cours, ses analyses politiques, ses critiques et ses fictions en font le magazine favori des intellectuels américains. Le titre appartient au groupe Conde Nast.

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360°56. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

particulier, dans le phénomène de la K-pop ?Il dit beaucoup sur l’ambition économique du pays. Psy, qui [en 2012] a battu tous les records avec sa chanson Gangnam Style, n’est pas sorti de nulle part. Depuis des années, toute une industrie bien rodée produit du culturel pour l’export. Ils ont tout compris de Hollywood : vendre du rêve, pour ensuite vendre des produits.

Plein écran.

REPORTAGE

Comment fonctionne cette usine à rêves ?Chaque année, des auditions sont menées en Corée, en Chine, au Japon, aux Etats-Unis et au Canada. Sur les centaines de milliers de jeunes inscrits, des dizaines sont retenus, certains dès 8 ans. Dans les écoles de stars – un monde très fermé que j’ai pu visiter –, on leur enseigne chant, danse, langues étrangères. Puis des groupes sont assemblés de toutes pièces, avec l’aide du marketing.Dans votre BD, vous expliquez que le formatage est aussi social.Même les stars du hip-hop ont l’air chou et propres sur elles. Ce qui s’explique d’un mot : le confucianisme, très fort en Corée du Sud. On ne résiste pas au système, ce serait rompre avec la société. Mais les Coréens surprennent constamment. Tel prof d’économie sérieux se révèle soudain être aussi un rappeur. Dans la vidéo présentée en bonus avec la BD [sur l’application iPad de Courrier international], vous le verrez en pleine rap battle avec un autre universitaire, l’un “clashant” pour le libre marché et l’autre pour le protection-nisme. Décoiff ant.—

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PATRICK CHAPPATTENé en 1967 à Karachi, aujourd’hui établi à Genève, il est le dessinateur attitré du quotidien suisse Le Temps et collabore, entre autres, à l’International New York Times. Il est aussi un BD reporter renommé, auteur de dizaines de reportages aux quatre coins du monde.Courrier international reprend régulièrement ses travaux.

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360°58. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

distributeurs automatiques. C’est ainsi qu’appa-rurent en URSS des distributeurs d’eau gazeuse, des Photomatons, des services de blanchisserie et de nettoyage à sec automatique, et des machines à café. On y insérait de l’argent, les produits tom-baient, on les consommait et “le plan était rempli et dépassé”. Rien qu’à Moscou, 10 000 distribu-teurs d’eau gazeuse furent installés en 1960. Le café acheté issu du troc et l’automatisation se combinèrent de façon fantastique, et ce fut l’ap-parition de la machine à expresso en URSS. En 1961, les Milanais avaient commencé à produire des machines à café automatiques et semi-auto-matiques. Au sein du bloc de l’Est, les premiers intéressés par cette invention furent les Hongrois. Réputés grands amateurs de café, ils achetèrent des machines à expresso en Italie. Et la république populaire de Hongrie se vit confier la charge de produire les machines à café Omnia, sous licence italienne, pour tout le camp socialiste.

Enfin, en 1965, les Editions du Progrès publièrent Paris est une fête d’Ernest Hemingway. Ces mémoires

dans de grandes cuisines. “Le café, ce n’est pas de la vodka, on en boit peu” : cette noble boisson est restée à Leningrad comme un symbole de fidélité à Saint-Pétersbourg, une nostalgie de 1913, époque où voyager à Paris ou à Venise n’était pas utopique.

Boisson bourgeoise. Le principal café de Leningrad avant la guerre [1941-1945], Le Nord [en français], a été rebaptisé Sever [le Nord, en russe] à la fin des années 1940, dans le cadre de la lutte contre la servilité [à l’égard de l’Occident] et le cosmopolitisme. Mais les vrais Léningradois ont continué bien entendu de l’appeler Le Nord. Ceux qui disaient Sever passaient pour des ploucs. Le café et les confiseries étaient comme d’étranges vestiges de l’Age d’argent [fin du xixe siècle russe], renfermant encore la nostalgie d’une culture mon-diale. Pour plusieurs générations d’enfants léningra-dois issus de l’intelligentsia, Le Nord fut le premier café qu’ils fréquentèrent dans leur vie. Ils y trou-vaient des mets aux noms exquis, comme “profi-teroles au chocolat” ou “friandises glacées”, et le café y était préparé dans une cafetière métallique.

Au milieu des années 1960, sous Nikita Khrouchtchev, le café est réapparu en Russie grâce à la décolonisation de l’Afrique et à l’émergence du tiers-monde. Les nouveaux pays achetaient volontiers des armes soviétiques ; des kalach-nikovs étaient envoyées en Asie et en Afrique, tandis que les ports soviétiques accueillaient des cargos pleins de produits coloniaux. C’est ainsi que le café fit son retour dans les épiceries et les lieux de restauration collective. Si, en 1950, l’URSS importait 1 000 tonnes de café en grains, en 1960, ce chiffre était quasiment multiplié par 20. En 1985, le Soviétique consommait en moyenne 141 grammes de café (soit deux fois plus qu’avant la révolution) et, en 1987, 208 grammes.

Lorsque Nikita Khrouchtchev se rendit aux Etats-Unis en 1959, il fut émerveillé par le maïs et les

histoire.

↗  Deux élégantes à la terrasse ensoleillée d’un café de Leningrad, mai 1941. Photo Sovfoto/Getty Images

—Ogoniok (extraits) Moscou

A Moscou on boit du thé, à Saint-Pétersbourg, du café. Vissarion Bielinski [grand intel-lectuel russe de la première moitié du

xixe siècle] a écrit  : “Le petit peuple de Saint-Pétersbourg se distingue un peu de celui de Moscou en ce que, mis à part la vodka et le thé, il aime aussi le café. Les simples Pétersbourgeoises, cuisinières et autres servantes, peuvent se passer de thé et de vodka, mais elles ne peuvent pas vivre sans café.”

Comment expliquer cet amour pour le café ? L’inf luence des Allemands, des Baltes et les Finlandais n’y est sans doute pas pour rien [Saint-Pétersbourg est situé dans le nord-ouest de la Russie, au bord du golfe de Finlande]. En tout cas, c’est à Saint-Pétersbourg que le café du matin est entré dans les mœurs. Anna Akhmatova [grande poétesse russe du xxe siècle] évoquait deux triades bien distinctes : “le thé - les chiens - Pasternak” ; et “le café - les chats - Mandelstam”. La première triade est moscovite, la seconde pétersbourgeoise.

Le pouvoir soviétique, lui, considérait le café comme une boisson bourgeoise. Il devait le payer en devises convertibles, qui lui faisaient défaut. Le caféier ne poussait pas sur le territoire de l’Union soviétique. La consommation de cette boisson a cependant perduré [après la révolution de 1917], surtout à Leningrad [Saint-Pétersbourg ayant été ainsi rebaptisé après la mort de Lénine, en 1924]. Jusque dans les années 1930, le café, comme d’autres produits d’épicerie fine, était vendu uniquement dans les magasins qui n’acceptaient que l’or et les devises. En 1913, la Russie importait 12 564 tonnes de café ; en 1938, ces importations n’atteignaient plus que 1 170 tonnes. Dans les célèbres maga-sins Elisseev, qui n’étaient pas accessibles à tous, et dans les boutiques spéciales thé-café, on ven-dait du café en grains. Il était moulu à l’aide de moulins à manivelle par des employés de maison

La grande révolution

du café1963 URSS

Il y a cinquante ans, un café de la rue Malaïa Sadovaïa

installait la première machine à expresso d’Union soviétique.

Elle allait ainsi changer la vie et les mœurs de la jeunesse

SOURCE

OGONIOKMoscou, RussieHebdomadaire, 67 000 ex.www.ogoniok.comFondée en 1899, “La Petite Flamme” fut le reflet de la vie littéraire et artistique soviétique dans les années 1970 et 1980, puis une des vitrines de la perestroïka, ce qui lui a donné une seconde vie. L’hebdomadaire s’est ensuite transformé en magazine d’informations générales et de reportages richement illustrés.

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il n’y avait plus de place. C’est pourquoi on réser-vait sa table en envoyant quelqu’un faire la queue. Au début, le Saigon était, pour les esprits libres des années 1970, l’équivalent d’un club de jeunes comme il en existe actuellement. On pouvait y rencontrer ses amis, faire la connaissance de jeunes filles et boire en échappant à la surveillance maternelle. De lieu de socialisation, c’était devenu l’unique endroit possible de réalisation de soi. On lisait à haute voix des poèmes, on imaginait des expo-sitions idéales, on partageait des lectures inter-dites et on se répétait des secrets. Le Saigon faisait renaître la fabuleuse époque de la transmission orale de la littérature.

Et puis, finalement, la cafétéria est devenu le cimetière de tous les espoirs. Les gens ont com-mencé à sombrer dans l’alcool, la drogue ou la folie. Dans les dernières années de l’époque soviétique, la petite salle a vu se côtoyer voleurs et artistes, dissidents et agents de renseignement du KGB, petits trafiquants et adeptes des bains en exté-rieur dans l’eau glacée. Au Saigon, nous avons passé vingt-cinq ans debout avant d’aller défendre l’hôtel Angleterre [monument historique dont le projet de démolition a mobilisé massivement les Pétersbourgeois] en 1987 et le palais Mariinsky en août 1991 [lors d’une tentative de putsch], puis de nous retrouver dans de maigres processions der-rière le cercueil de nos amis [tués lors de ces évé-nements]. Tous, autant que nous sommes, nous venons du cloaque du Saigon.

Un monde s’écroulait. Celui des logements com-munautaires, du soviétisme et de l’antisoviétisme, des réputations qui se faisaient au café et non selon la loi du marché, des jeunes filles qui aimaient les célébrités locales, pauvres et fières. Pendant la perestroïka [la période de réformes impulsées par Gorbatchev, à la fin des années 1980, avant l’ex-plosion de l’URSS], un magasin italien d’articles de plomberie a remplacé le Saigon. Aujourd’hui ce lieu abrite le bar d’un hôtel luxueux.

—Lev LouriéParu le 19 août

installées les deux premières machines Omnia de la ville. Et, immédiatement, dans les deux petites salles, on s’est mis à jouer des coudes. L’angle de la rue Malaïa Sadovaïa et de la perspective Nevski est un endroit commode, à la fois pour les jeunes acteurs de l’Institut du théâtre et pour les futurs peintres de l’Ecole Moukhine. Il se trouve à égale distance des salles des chercheurs de la Bibliothèque publique d’Etat Saltykov-Chtchedrine et des salles pour les étudiants de la rue Fontanka. C’est aussi dans la rue Malaïa Sadovaïa que les der-niers poètes des années 1960, Joseph Brodski, Anri Volokhonski et Alexeï Khvostenko, ont croisé les premiers poètes des années 1970, à savoir Viktor Krivouline, Anatole Belkine et Viktor Toporov.

Des endroits douteux. L’autre endroit stra-tégique était l’Akademitchka, c’est-à-dire la can-tine de l’Académie des sciences. Ouverte de 8 à 18 heures, elle accueillait les étudiants en goguette, qui y buvaient un petit-double sucré, de la bière, rédigeaient des travaux scientifiques, lisaient et se transmettaient des livres rares et à la mode, qui ne circulaient souvent qu’en samizdats [sous forme d’éditions clandestines, pour déjouer la censure]. Puis, le 1er septembre 1964, au rez-de-chaussée du restaurant Moskva, situé au coin des perspectives Nevski et Vladimir, ouvrit la plus grande et la plus importante cafétéria de Leningrad. Ce nouveau lieu de restauration collective, tout ce qu’il y a de plus officiel, s’appelait “la cafétéria du restaurant Moskva”. Au fil du temps, sa popularité grimpant, il s’est vu attribuer un nouveau nom, Saigon, en lien avec le principal événement de cette époque –la guerre du Vietnam. Mais le nom avait une autre signification. Dans les articles de la presse soviétique, le Saigon vietnamien, capitale du Sud-Vietnam, était présenté comme le rendez-vous du vice, la ville proche du front regorgeant de bars, de prostituées, de drogues et de gangsters. Cette appellation relevait d’un romantisme noir et juvé-nile. L’établissement était sale et négligé. Un ami américain d’alors l’appelait “le coin de plus sale de toute l’Europe de l’Est”.

Le succès de la cafétéria Saigon s’explique par la topographie et la sociologie. Vaste, il ne ris-quait pas d’être monopolisé par une seule bande. L’un des meilleurs poètes du lieu, Evgueni Venzel, l’avait baptisé “le coin déluré”. Et effectivement le carrefour des trois perspectives Nevski, Liteïny et Vladimir avait la réputation d’un endroit à la fois joyeux, dangereux et à la réputation douteuse.

On descendait quelques marches pour rejoindre la salle principale, où se trouvait un comptoir sur lequel trônaient cinq machines à café. Cinq dames remplissaient les percolateurs. En principe il faut 12 grammes de café moulu pour faire un petit-double. Quand la quantité de café est tassée dans les percolateurs, il faut placer immédiatement deux tasses sous chacun d’eux. Bien sûr, il n’y avait jamais 12 grammes. Si la dame était en bons termes avec le client, il y en avait 11, sinon… 5. Et on ne discutait pas. Les serveuses se divisaient en deux groupes : celles qui arnaquaient tout le temps, et les patriotes locales qui arnaquaient le client ordinaire et bichonnaient les habitués. Parmi ces dernières, il y avait Loussia et Stella.

Au Saigon, on ne pouvait boire son café que debout, autour de hautes tables dont le plateau rond était en marbre artificiel. Aux heures d’affluence,

sur la vie parisienne dans les années 1920 repré-sentèrent un tournant pour la jeunesse russe des années 1960. Il en ressortait qu’un jeune homme et une jeune fille comme il faut pouvaient vivre à Leningrad comme à Paris. Passer du temps au café, y rencontrer des amis, y écrire des contes ou des vers. Le tout avec une tasse de café et une cigarette. Tout coïncidait : Hemingway, la libé-ration de l’Afrique, l’importation du café et l’ap-parition des machines à expresso. A Leningrad pouvait commencer, selon l’expression du poète Viktor Krivouline, “la grande révolution du café”.

Denrée exotique. L’une des particularités de Leningrad par rapport à Moscou était l’abondance des appartements communautaires et la pénurie générale de logements. Pratiquement tous les habi-tués des cafés étaient condamnés à vivre, jusqu’à un âge avancé, chez leurs parents. Ils ne pouvaient pas recevoir leurs amis, ni a fortiori faire de grandes fêtes. Dans le delta de la Neva, le temps est détes-table une grande partie de l’année, et se prome-ner avec ses amis dans la rue n’a rien de plaisant. Aussi les premières cafétérias, apparues au milieu des années 1960, se sont-elles vite transformées en clubs pour jeunes. La denrée exotique menait la résistance face au thé soviétique. Leningrad est devenue la ville du café par excellence en URSS. Les riches Moscovites, eux, se réunissaient dans les appartements. En province, le pouvoir et les parents n’encourageaient pas l’indépendance d’es-prit. On ne choisit ni ses parents ni son époque, mais on peut toujours choisir son café.

Tout a commencé au magasin Elisseev de la rue Malaïa Sadovaïa, dans l’immeuble même où, en mars 1881, les membres de Narodnaïa Volia [La Volonté du peuple, organisation anarchiste russe de la fin du xixe siècle] avaient ourdi leur attentat contre l’empereur Alexandre II. C’est précisément là que, au début du mois de septembre 1963, ont été

↓ Jeune Femme au livre, tableau d’Alexandre Deineka (1899-1969). Photo Ria Novosti

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AFRIQUE DU SUD — Voudriez-vous aider à lutter contre le paludisme ? Vous pouvez en tout

cas déjà vous entraîner à diagnostiquer cette maladie dans Malaria Spot, “un jeu vidéo grâce

auquel 15  000  utilisateurs réunis pourront bientôt identifier, avec la même efficacité qu’un spécialiste,

des cas réels de paludisme en Afrique du Sud”, rapporte le magazine chilien Qué Pasa. Le jeu, en phase de test, propose aux joueurs de repérer les parasites responsables du paludisme dans des échantillons de sang fournis par un hôpital de Johannesburg. Fin 2014, il sera testé en temps réel au Mozambique et comparé aux résultats des spécialistes sur place. Le créateur de Malaria Spot, le médecin espagnol Miguel Luengo-Oroz, explique que la lutte antipaludique pâtit

avant tout du manque d’experts pour analyser les échantillons de sang. Il faut trente minutes à un médecin

seul pour détecter un cas, ce qui ne prendrait qu’une minute à 15  000  internautes réunis, selon

Miguel Luengo-Oroz.

LIBAN — Les 9 et 10 novembre, dans le cadre du Festival de la rue à Beyrouth, qui a pour objectif de promouvoir les échanges sur les problèmes de l’aménagement urbain, les habitants de la capitale libanaise ont pu explorer leur ville sous un angle différent. Celui du Monopoly. “Les spectateurs, devenus joueurs, ont pris place à bord d’une voiture avec un chauffeur et de vrais agents immobiliers pour tourner dans la ville”, détaille le site libanais Now. “Ce jeu vous permettait d’acquérir le jardin de Sanayeh, par exemple, ou tout autre bâtiment centenaire menacé de mort par un projet de building géant”, explique Hussein Nakhal, l’un des créateurs de Monopoly Beirut, sur le site Beirut.com. Pendant cinquante minutes, les joueurs ont surtout pu explorer des aspects inconnus de leur ville, tout en ayant l’esprit de compétition, “car il s’agit avant tout d’un jeu d’argent”.

origines modestes s ’acc ro chent e t p a r v i e n n e n t à jouer en L i g ue

nord-américaine (NHL), ce spor t ,

auparavant un modèle de méritocratie, est devenu

une discipline où l’argent fait la loi, et un exemple frappant de la montée des inégalités au Canada. “Pour faire huit, neuf ou dix ans de hockey à haut niveau chez les jeunes, il faut débourser de 8 000 à 10 000 dollars par an minimum [de 5 600 à 7 000 euros]”, évalue Jim Parcels, un entraîneur de hockey amateur. “Sur dix ans, on arrive presque à 100 000 dollars [70 000 euros].” Jim Parcels se souvient avoir entraîné des équipes d’ados de 14 ou 15 ans qui devaient voyager dans toute la région et jouer plus de 80 matchs entre septembre et mars. Chaque match supplémentaire engendrait des dépenses qui venaient s’ajouter aux

frais déjà considérables engagés par les parents. Mais ces

derniers voulaient que leurs enfants jouent toujours plus. Jamais

moins. La principale raison de cette envolée des frais est simple : le temps passé sur la glace coûte de plus en plus cher. Un peu partout dans le pays, les équipements municipaux sont pris d’assaut. De nombreuses patinoires privées ont donc vu le jour et proposent des tarifs souvent plus élevés. La location d’une patinoire revenait auparavant à 50 dollars [35 euros] l’heure pour une petite équipe de hockey. Cela lui coûte aujourd’hui jusqu’à sept fois plus.

Et puis il y a le développement des “académies” de hockey  : des écoles pr ivées où les pa rents paient 40  000  dollars canadiens [30 000 euros] par saison pour que leurs adolescents puissent incorporer le hockey dans leur cursus scolaire, s’améliorer dans le jeu et finalement intégrer des ligues d’élite et être remarqués par des recruteurs. Ajoutez à cela des stages intensifs, et les dépenses atteignent des sommets.

Au-delà de l’aspect financier, le hockey peut conduire à des aberrations, même si elles ne concernent en général que les très riches. Il existe par

—The Globe and Mail (extraits) Toronto

K arl Subban connaît le prix à payer pour avoir engendré un joueur de hockey. Ses trois fils,

Pernell Karl, Malcolm et Jordan, sont tous devenus hockeyeurs profession-nels. Pour cela, lui et sa femme ont déboursé chaque année 5 000 dollars [3 500 euros] par enfant pour les ins-crire en hockey amateur dans la Ligue de hockey du Grand Toronto (GTHL). “Et c’était sans compter l’équipement et les autres frais, soupire Karl Subban. C’était très cher. Mais il faut parfois savoir faire des sacrifices, et c’est ce que nous avons fait.”

On sait bien que pratiquer le sport national canadien coûte cher. Mais ces dix ou quinze dernières années, jouer au hockey est devenu un luxe inaccessible pour de nombreuses familles de la classe moyenne. Les racines ouvrières de ce sport sont menacées et il devient difficile d’espérer que le prochain Gordie Howe ou Wayne Gretzky soit lui aussi d’origine modeste. Les jeunes qui viennent de familles moins aisées sont confrontés à des joueurs souvent mieux entraînés qu’eux et qui ont passé beaucoup plus de temps sur la glace, grâce à l’argent investi par leurs parents.

“Cette discipline a changé. Avant, tout le monde avait le droit de jouer”, acquiesce John Gardner, président de la GTHL. “Aujourd’hui, il faut en avoir les moyens.” Si quelques joueurs aux

Le Canada n’est plus hockeyFini le temps où le sport national canadien était un jeu populaire. Le hockey sur glace est désormais un luxe que seule une élite peut pratiquer.

exemple des histoires de parents qui déménagent, voire qui divorcent pour avoir deux adresses et permettre ainsi à leur enfant de jouer dans une meilleure équipe. “Les parents en font une question d’orgueil, affirme Jim Parcels. Leurs enfants s’en contrefichent, mais le hockey est devenu un signe extérieur de richesse.”

Pour pallier les errements du hockey amateur de haut niveau, des solutions existent. A Thunder Bay, dans l’Ontario, l’isolement de la ville rend difficiles les déplacements à l’extérieur. Aussi les responsables de la fédération locale de hockey ont-ils mis en place un système où les meilleurs jeunes rencontrent des joueurs plus âgés pour augmenter le niveau de difficulté. Sans déplacements ni tournois coûteux, les dépenses sont plus gérables pour les familles. Thunder Bay a ainsi produit un nombre impressionnant de joueurs devenus professionnels malgré les faibles ressources de ses habitants.

D’autres idées relèvent du pur bon sens. John Gardner a ainsi lancé un appel au gouvernement afin qu’il subventionne les équipements sportifs de hockey à tous les niveaux pour promouvoir l’exercice physique chez les enfants. Et d’assurer : “Il faut investir dans la jeunesse. Si vous ne plantez pas les graines, vous ne récolterez jamais les fruits de l’arbre.”

—James MirtlePublié le 8 novembre

Diagnostic 2.0

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Les lignes entre les pages

● Positif à la cocaïne. Positif à la cocaïne. Positif. Encore positif… Les conclusions des analyses scientifi ques réalisées à Anvers sur les livres de la bibliothèque Permeke sont sans ambages. Tous les ouvrages examinés dans le cadre de l’émission littéraire Man over Boek portaient des traces de poudre. Une surprise, même pour le toxicologue Jan Tytgat, coauteur de cette singulière étude. “De toute évidence, la cocaïne est devenue une molécule omniprésente en Belgique”, témoigne-t-il dans De Morgen. Si l’expérience souligne l’essor de la consommation et du commerce de drogue dans le plat pays (où l’on trouve souvent des restes de blanche sur les poignées de porte), elle montre aussi à quel point les méthodes d’analyse se sont affi nées. Que ce soit sur la BD Gil et Jo ou sur le roman La Merditude des choses, les traces relevées sont de l’ordre du picogramme – autrement dit du millionième de millionième de gramme. Pas de quoi se faire un rail… Sur les dix ouvrages examinés, deux comportaient aussi des traces d’herpès, précise De Standaard : le roman érotique Cinquante Nuances de Grey et le polar Tango de Pieter Aspe (jeu, mafi a, prostitution). Comment le virus est-il allé se loger là, allez savoir. Ici encore, indique le quotidien belge, la concentration relevée est infi nitésimale et, hors cas exceptionnels, sans nocivité. Nous voilà rassurés : Herpes simplex ou pas, la lecture reste une saine occupation.

L’art du bugDepuis juillet, sur le quai de la gare de Bristol, au Royaume-Uni, les passagers peuvent apercevoir, de loin, une écolière se tenant debout

devant un pylône. S’ils s’en approchent, ils la verront se décomposer en milliers de pixels, à la manière d’un jeu vidéo bloqué par un bug informatique, relate The Guardian. Luke Jerram, un artiste anglais daltonien spécialiste des illusions d’optique, s’est inspiré de sa fi lle, Maya, pour créer cette sculpture à l’aide de 5 000 autocollants carrés de 12 millimètres chacun, agglutinés sur une base métallique. A partir d’une erreur de pixels, il a réussi à créer une œuvre visuelle qui “questionne l’utilisation des techniques numériques habituellement mises à contribution dans l’art”, constate le quotidien britannique.

ÉTATS-UNIS — “Que ferions-nous dans un monde privé de morue, de chocolat ou de beurre de cacahuètes ?” se demande le site américain The Verge. Ces trois aliments, dont la production est menacée par le réchauff ement climatique, constituent le menu proposé

par les artistes Miriam Simun et Miriam Songster dans leur camion Ghost Food (nourriture fantôme),

arrivé à New York début octobre. Les “échantillons du futur” off erts par le restaurant itinérant sont fabriqués à base de nourriture synthétique : le poisson, par exemple, est un mélange de protéines végétales et d’algues. Un masque diff use l’odeur de l’aliment dégusté. Résultat pour un fi let de morue : “Une étrange parodie de poisson, avec une texture caoutchouteuse mais une odeur indéniablement maritime.”

ESPAGNE —  Début novembre, la société Ronda de Dalt a présenté sa nouvelle collection. Soit une vingtaine de modèles, allant du sportif au fl oral, en passant par les motifs patriotiques. Rien d’anormal vu la saison, mis à part que l’entreprise, installée dans le nord de Barcelone, ne vend pas de vêtements mais des cercueils. “Cela fait des années que les rites funèbres locaux échappent à la monotonie”, explique au Periódico Josep Ventura, gérant de pompes funèbres. Or quoi de moins monotone qu’un cercueil aux couleurs du Barça ?

Mange ta soupe avant qu’elle ne disparaisse

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360°62. Courrier international — no 1203 du 21 au 27 novembre 2013

culture.

↑ Antonio Tabucchi. Photo Lein/Writer Pictures/Leemage

de quinze ans plus tôt. “Per Isabel […] peut se définir comme ‘le’ récit de Tabucchi : celui que pendant des années il avait tenté d’écrire”, suggère le quotidien La Repubblica. Le lecteur y retrouvera toutes les grandes obsessions de l’auteur : l’absence, le Portugal, la saudade et la quête de la vérité. Le roman sera traduit et publié par Gallimard courant 2015.

PARTENARIATAntonio Tabucchi doit faire l’objet d’un hommage lors du festival Littératures européennes Cognac, organisé du 21 au 24 novembre. Cette 25e édition, dont Courrier international est partenaire, met à l’honneur l’Italie et ses écrivains. Des débats sur l’identité, l’immigration et la culture italiennes seront organisés autour d’une quarantaine d’invités, parmi lesquels Milena Agus, Luciana Castellina, Roberto Scarpinato ou Massimo Carlotto. Renseignements : www.litteratures-europeennes.com

L’ardoise magique d’Antonio TabucchiUn inédit de l’écrivain, mort il y a plus d’un an, est paru en Italie. L’histoire d’une certaine Isabel ayant mystérieusement disparu, puis réapparu.

LITTÉRATURE

—Il Sole-24 Ore Milan

En 1998 à Paris, Antonio Tabucchi rédigea une de ses “poétiques a pos-

teriori”, “fondamentalement illo-giques […], messagères d’un sens que nous nous efforçons pathétiquement de donner, après, à quelque chose qui s’est produit avant”. Dans ce texte parisien, l’écrivain racon-tait un expédient grâce auquel, au cours des dernières années, il avait pu converser avec son père, privé de voix après une opération du larynx. Ils s’étaient procuré une “ardoise magique”, de celles qu’utilisent les enfants. Le père de Tabucchi y notait ses obser-vations et le fils répondait à voix haute. “Petit à petit, sans m’en rendre compte, je me mis à utiliser moi aussi cette ardoise. Je ne sau-rais dire pourquoi. Pendant deux ans et demi, nous dialoguâmes en silence, par le biais de cette ardoise. Aujourd’hui seulement, je me rends compte avec stupeur qu’il n’écrivit jamais la question que, logiquement, il aurait dû me poser : ‘Pourquoi ne parles-tu pas, toi qui peux le faire ?’ Il ne me le demanda pas. Il accepta ma complicité, comme j’ac-ceptai la sienne.”

Le roman Per Isabel. Un man-dala, surgi du passé et désor-mais disponible en librairie, fait penser à cette ardoise. Tabucchi – comme l’indiquent Maria José de Lancastre (sa femme) et Carlo Feltrinelli dans une postface pleine de tact – l’a écrit en quelques années “sur sept cahiers d’écoliers à la couverture glacée noire”, avant de le dicter dans sa maison de Vecchiano [près de Pise] en 1996. Le roman, confié à une amie, a ensuite dormi dans un tiroir pen-dant quinze ans. Un jour, Tabucchi le lui a réclamé pour une relec-ture. “C’était à l’été 2011, et au cours de l’automne il est tombé malade.” Aujourd’hui, seize ans après sa

dictée, voilà que ce roman réappa-raît, écrit sur une ardoise magique par un Tabucchi dont la voix ne nous parvient plus qu’à travers ses écrits. C’est sur cette ardoise que nous nous penchons aujourd’hui pour lire l’histoire d’Isabel, une femme disparue, recherchée par Tadeus, histoire décomposée sous le prisme de mille témoignages dif-férents, oubliée justement à cause de cette multiplication de facettes. Isabel, élève du lycée français de Lisbonne ; Isabel qui s’était faite portraitiste de fenêtres (“elle n’y mettait jamais de figure humaine, les personnages gâchaient le mys-tère, disait-elle, tu vois, je peins cette fenêtre qui est si mystérieuse quand il n’y a personne, mais si je peignais le type qui s’y montre, le mystère fini-rait immédiatement”) ; Isabel l’étu-diante révolutionnaire ; Isabel qui organisait des sessions de fado cas-tiço [fado traditionnel de Lisbonne] chez elle ; Isabel enceinte (“paraît-il, de l’Espagnol ou du Polonais, on ne sait pas”) ; Isabel qui adhère au Parti commu-niste ; Isabel qui décide d’avorter ; Isabel qui rentre dans la clandes-tinité et prend le nom de Magda ; Isabel qui part vivre dans le Nord ; Isabel qui finit en prison ; Isabel qui a des problèmes psycholo-giques (“elle est dans un endroit tenu secret”) ; Isabel qui se sui-cide en détention ; Isabel qui peut-être n’est jamais morte, car “la mort est le tournant sur la route, mourir c’est seulement ne plus être vu”. Ce n’est qu’une fois passé ce tournant, semble dire ce roman, que les autres se lancent à notre recherche.

Il est impossible de lire Per Isabel sans placer au centre de cette “petite enquête” Tabucchi lui-même, disparu au détour d’un tournant le 25 mars 2012 et jamais reparu dans le monde sensible depuis lors. Impossible de ne pas le

reconnaître dans Tadeus (“consi-dérez-moi comme quelqu’un qui cherche”) ; impossible de ne pas le reconnaître derrière chacun des témoins qui se perdent en conjec-tures sur le sort d’Isabel tout au long des neuf cercles de ce man-dala de mots ; impossible de ne pas le reconnaître dans la petite gare déserte où apparaît Isabel, un foulard blanc noué autour du cou, clamant “j’ai fui vers le néant mais je m’en suis sortie”. Impossible de ne pas placer Tabucchi au centre de ce roman plein de charme et de mystère retrouvé après sa mort, qui n’est rien d’autre, au fond, que le énième grand chaînon de cette fantastique et mélancolique cos-mogonie de l’absence que Tabucchi a compilée au fil de ses romans.

C’est comme ça que ce roman nous parvient, porté par les embruns jusqu’au rivage où nous le trouvons, après l’irrémédiable naufrage qu’est la disparition d’un grand écrivain. Et c’est comme

ça que nous le pre-nons, empreints du même soupçon iro-

nique et de la même surprise avec laquelle nous ramassons un objet que la mer nous confie. Nous nous demandons d’où il arrive, ce qui a pu se passer, et à qui il apparte-nait. Puis nous cessons de nous poser des questions, et nous com-mençons à nous en servir. Nous acceptons sa complicité. C’est alors que nous nous l’approprions – peu importe le propriétaire –, comme chaque histoire qui finit entre nos mains. Et, s’il s’agit d’une ardoise magique, nous lisons ce qu’il y a d’écrit sur l’écran. Plus tard, sans même savoir pourquoi, peut-être y écrirons-nous quelque chose à notre tour.

—Andrea Bajani*Publié le 13 octobre

* Andrea Bajani, né à Rome en 1975, est écrivain.

En savoir plus

L’ÉCRIVAINNé en Toscane en 1943, Antonio Tabucchi est l’un des auteurs italiens les plus traduits à l’étranger. Nocturne indien (1984, éd. 10/18) et Pereira prétend (1994, idem) sont parmi ses romans les plus connus. Traducteur et spécialiste du poète portugais Fernando Pessoa, il avait fait du Portugal sa seconde patrie. Intellectuel engagé, il a signé de nombreuses tribunes dans la presse européenne, notamment contre Silvio Berlusconi et Cesare Battisti. Il est décédé d’un cancer à Lisbonne, en mars 2012, à 68 ans.

LE LIVREPer Isabel. Un mandala (Pour Isabelle, un mandala), publié en octobre aux éditions Feltrinelli, est un inédit

posthume. Très malade, Tabucchi avait repris ce texte écrit et dactylographié près

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