107118842 isabelle stengers la guerre des sciences et la paix
Post on 14-Apr-2018
216 Views
Preview:
TRANSCRIPT
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 1/28
ALLIAGE, numéro 35-36, 1998
LLLLLLLLaaaaaaaa gggggggguuuuuuuueeeeeeeerrrrrrrrrrrrrrrreeeeeeee ddddddddeeeeeeeessssssss sssssssscccccccciiiiiiiieeeeeeeennnnnnnncccccccceeeeeeeessssssss:::::::: eeeeeeeetttttttt llllllllaaaaaaaa ppppppppaaaaaaaaiiiiiiiixxxxxxxx????????
Isabelle Stengers
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 2/28
2
Une première version de ce texte a été exposée au printemps 1997 à
la Duke University (où est publiée la revue Social Text ). J'ai choisi de
conserver l'approche non symétrique que j'avais utilisée alors,
parlant plus spécifiquement aux “victimes” de la blague, et
m'adressant explicitement (lorsque j'écris “vous” ou “nous”) aux
praticiens des études culturelles, sociales ou littéraires.
Avant la parution du malheureux livre de Sokal et Bricmont, il était
possible de plaider l'éventuelle pertinence relative, aux Etats Unis, de la “blague”
de Sokal. Un coup de ce genre est somme toute assez normal, étant donné la
spécificité du monde académique américain ouvert aux jeux de l'offre et de la
demande. Mais que penser de l'“affaire” montée en France, dont l'université aux
départements statiques et cloisonnés résistent parfaitement aux questions
soulevées par les cultural studies, feminist studies ou autres postmodernismes?
Bien sûr, il existe une explication toute simple - après tout certaines “affaires”
sont montées pour tenir juste le temps de vie commercial du livre qu'il s'agit de
lancer.J'aurais d'ailleurs aimé en rester là car la question qui va m'intéresser
n'est pas du tout celle des réactions des journalistes, éditorialistes et autres
intervenants soumis aux effets de mode ou profitant de l'occasion pour régler des
comptes. Ce qui m'intéresse avant tout est la manière dont beaucoup de
scientifiques, qui n'avaient jamais lu, ni pensé à lire Lacan, Baudrillard, Deleuze
ou Kristeva, et qui ne connaissent personne qui les ait lus, ont réagi à la “blague”.
Face aux “victimes” de l'affaire Sokal, à l'ensemble de ceux qui sont justement
scandalisés par les amalgames, les simplifications, le mépris évident qui permet
de juger des textes et des auteurs sans même chercher à en comprendre la
démarche et les contraintes, je compte tenter de camper la position de ces
scientifiques qui, même lorsqu'ils ne se sont pas exprimés de manière ouverte,
n'en ont pas moins approuvé le “coup”, ont admis qu'il était peut-être contestable,
mais l'ont néanmoins trouvé justifié: les victimes n'ont eu que ce qu'elles
méritaient s'il est vrai qu'elles ont osé s'attaquer à la claire différence entre savoir
objectif et constructions spéculatives. Le problème que je veux poser est celui de
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 3/28
3
cette mobilisation (relative), comme si s'attaquer à cette différence, pour bien des
scientifiques, équivalait à une déclaration de guerre.
Cependant, avant de tenter de construire ce problème, c'est-à-dire d'en
proposer une version qui prenne au sérieux la référence à “la guerre” et cherche
donc à penser les exigences d'une paix possible, je dois marquer un temps d'arrêt
et de colère. Parmi toutes les réactions publiées dans la presse française, il en
existe une qui ne peut être acceptée. Lorsque, il y a quelques mois, J.-J. Salomon
a proposé aux lecteurs du Monde de comparer les thèses qu'il attribuait à Bruno
Latour à un texte de Mussolini, et que, plus récemment J.-F. Revel a remis cela
dans Le Point , mais cette fois avec Hitler, un certain seuil de l'ignoble a été
dépassé, et cela sur un mode typiquement français. Je ne connais aucun autre
pays où une accusation aussi lourde puisse être lancée sur un mode aussi léger,
misant non seulement sur l'ignorance des lecteurs mais aussi sur le fait que cette
ignorance ne les empêchera pas de prendre parti et de propager la rumeur,
empoisonnée et incontrôlable. La France est un pays dangereux, où se cultive
avec impunité une véritable haine de la pensée. Si Deleuze a raison d'écrire que
la pensée, comme création, a quelque chose à voir avec la résistance au présent,
avec la résistance au sentiment de honte que peut inspirer le présent, on ne
s'étonnera pas de ce que la France soit un pays d'où surgissent, sporadiquement,
de grands penseurs.
La honte, ici, ne tient pas d'abord à l'injustice de l'imputation à un auteur
d'une thèse qui n'est pas la sienne: je n'arrive plus à imaginer ce que Bruno
Latour devrait faire pour qu'“on” (la rumeur ou les collègues malveillants) cesse
de lui imputer la thèse selon laquelle les sciences relèveraient d'une simple
causalité sociale, culturelle ou politique. La honte tient à ce que, même si c'était
le cas, et ce l'est indéniablement pour certains protagonistes “postmodernes” de
la scène contemporaine, la proposition constitue un véritable poison pour la
pensée. Proposer aux scientifiques de lier leur juste courroux à une référence
écrasante, une référence qui, par nature, est faite pour exclure toute négociation,
c'est les soumettre à la tentation de se camper en défenseurs de la civilisation,
exigeant à bon droit de l'autre une reddition sans condition: toute mise en
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 4/28
4
discussion de ce que l'on appelle l'objectivité scientifique ouvre la porte aux
Mussolini, Hitler (et autres Le Pen). Et ceux-ci se voient derechef dotés du
pouvoir de paralyser la pensée. Avec le mot d'ordre “la science objective ou la
porte ouverte à la barbarie”, un passé terrible et un présent menaçant sont bel et
bien instrumentalisés, utilisés, rendus disponibles pour de petits règlements de
compte haineux. Il n'est peut-être pas impossible, par un travail extrême de
l'imagination, d'admettre que Jean-Paul II puisse comparer les foetus avortés avec
les victimes d'Auschwitz. Lorsqu'il s'agit de guerre académique, l'imagination
démissionne face à l'obscénité.
Que, depuis plus d'un siècle maintenant, la question de l'objectivité
scientifique ait été capturée dans des opérations violentes, politiques, sociales et
culturelles, est indéniable. Et l'objectivité, aussi bien que l'affirmation d'une
volonté ou de valeurs venant “avant” l'objet, ont servi de slogan pour couvrir ou
justifier des crimes. Bien sûr, on pourra toujours dire ensuite que les critères qui
ont servi aux eugénistes lors d'opérations systématiques de stérilisation n'étaient
pas “vraiment” objectifs. Mais il faudra s'en souvenir bientôt, lorsque la
cartographie du génome humain donnera à la notion de “groupe à risque”
l'autorité des sciences expérimentales. Il faudra bien sûr apprendre à reconnaître
l'ensemble des opérations de capture dont feront l'objet les savoirs produits par
les biologistes de laboratoire, mais aussi, hors slogan, construire une pensée de ce
que les biologistes de laboratoire appellent preuve, de sa portée, de ses
conditions, de son prix. Sauf à tomber dans les énoncés ronflants produits en
1995 par le Comité consultatif national d'éthique à propos de la connaissance de
ce que l'on nomme désormais les “prédispositions génétiques”: “Il est après tout
admis par tous que c'est en assumant son destin que l'on peut exercer au mieux sa
réelle liberté qui ne serait sans cela que velléité.” ( Le Monde, 7-1-98). Les
corrélations statistiques (objectives) construisant un groupe à risque promues au
rang de destin à assumer?
Je refuse de déclarer la guerre à Jean-Pierre Changeux et ses amis en
allant pêcher chez Hitler ou Mussolini les citations associant destin et liberté
contre velléité. Je veux tenter de construire une position qui me permette de
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 5/28
5
parler aux biologistes, qui aide les biologistes à parler avec les sociologues, les
anthropologues, les syndicalistes. Et qui donc permette de rendre discutable la
référence à l'“objectivité”, avec tous les risques de la discussion, avec tous les
risques de l'apprentissage mutuel de ce qui, pour l'autre, fait réalité. Ce que
j'appelle une paix à construire, et cela malgré les fauteurs de guerre totale qui ne
manqueront pas de proposer aux scientifiques de se mobiliser contre l'expression
“faire réalité” que je viens délibérément d'employer, de leur proposer d'y voir la
porte ouverte à la bête baveuse.
La paix: entre démobilisation et trahison
Quittons maintenant les poisons français pour prendre au sérieux ce qui
me semble le plus intéressant dans cette “affaire”, la mobilisation de beaucoup de
scientifiques, leur satisfaction discrète ou affichée de ce que l'un des leurs a fini
par agir, par réduire au ridicule les “beaux parleurs”, ces gens qui savent
comment manier les mots, beaucoup trop de mots, des mots que les scientifiques
n'ont jamais appris à utiliser. Des mots dont ils se méfient, parce qu'ils semblent
donner à ceux qui les manient la capacité de se défiler, d'échapper comme des
couleuvres sophistes aux honnêtes questions de ceux qui veulent obtenir les
garanties de leur respect pour l'objectivité scientifique. Sokal a réussi à retourner
ces mots nouveaux et sophistiqués contre leurs utilisateurs. Il y a matière à se
réjouir. Ensemble, au-delà des nombreux désaccords qui peuvent diviser les
scientifiques. Ils se fichent bien de Lacan, Kristeva, Deleuze ou Bergson. Ils neles ont jamais lu et entendent bien ne jamais les lire. L'important est de remettre à
leur place les beaux parleurs. Ensemble, humbles travailleurs de la preuve
mobilisés contre les parasites irresponsables jouissant sans travail du luxe des
mots qu'ils détournent à loisir.
Poser la question “et la paix?” en temps de mobilisation relève soit d'une
bonne volonté réconciliatrice déplacée, soit du travail d'invention propre aux
diplomates, ces fabricateurs de monde qu'haïssent unanimement ceux qui,
affrontés, pensent avoir la vérité, le droit ou le bien de leur côté. Ce qui suit est
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 6/28
6
l'exploration d'un monde fabriqué sur un mode diplomatique, d'un monde qui
n'existe pas puisqu'en seront éliminées toutes les “bonnes raisons” de prendre
parti, toutes les mises en accusation, plus légitimes les unes que les autres, des
excès de la partie adverse, toutes les mises en cause des effets de pouvoir, de
mode ou de presse. C'est donc aussi une expérience de pensée, ainsi que le disent
les physiciens lorsqu'il s'agit pour eux d'inventer une situation fictive qui
exhiberait les conséquences observables d'une hypothèse théorique.
Afin de pouvoir poser la question de la paix, je voudrais d'abord tenter de
saper l'unanimité des “travailleurs de la preuve”. En l'occurrence, il s'agit, comme
c'est toujours le cas avec les diplomates lorsqu'ils tentent de faire exister une
possibilité de paix, de traduire en trahissant, et de trahir sur un mode assez
particulier, qui suscite la division interne dans les camps affrontés, qui
démobilise et inspire les doutes, qui fasse exister des “traîtres” pour qui une paix
pourrait être possible, là où les mots d'ordre disent la guerre inévitable. On dit la
femme “traîtresse”, et je veux donc faire de la question de la paix un opérateur de
démobilisation et un vecteur de trahison. J'ai été chimiste et je veux donc en faire
un acide qui dissolve les blocs mobilisés et démoralise les oppositions. Tentons
donc d'abord de diviser les scientifiques.
La guerre des sciences est mal nommée. Il faudrait bien moins parler de
science que de physique. Sokal (et Bricmont) ne sont pas des scientifiques qui se
trouvent être des physiciens. Qu'ils soient physiciens ne doit rien au hasard.
Jamais un chimiste ne se serait rêvé auteur de la “blague” de Sokal. Jamais il
n'aurait supposé qu'une revue puisse prendre au sérieux un article qui lierait le
destin de ses molécules et de ses réactions à des références sophistiquées
impliquant le féminisme, le phallogocentrisme ou une autre composante de la
pensée dite postmoderne...
Ceci, au demeurant, n'aurait pas été le cas il y a quelque deux siècles, en
cet âge des Lumières qui suscite la nostalgie du duo Sokal-Bricmont. A cette
époque, Denis Diderot avait, dans Le rêve de d'Alembert , ri de l'idée que la
matière de nos amis physiciens puisse permettre de donner sa signification à ce
processus extraordinaire, l'apparition progressive d'un poulet à partir d'un oeuf
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 7/28
7
fécondé. Et il avait, avec quelques autres, mis en connexion la lutte contre le
pouvoir académique, élitiste et abstrait, avec la cause de la chimie. La chimie,
résistant aux prétentions des cartésiens ou des newtoniens à dominer tout à la fois
la population des phénomènes et le peuple de ceux qui les étudient, intéressait les
défenseurs de la liberté de spéculer et d'expérimenter. Et donc mon chimiste
imaginaire du XVIIIe siècle aurait pu proposer avec Diderot une construction
critique, politique et sociale de la notion de réalité physique obéissant à des lois.
Et il aurait pu également reprenant Diderot, Buffon, Lichtenberg, Goethe, et un
peu plus tard Schelling et Hegel, mettre en scène la manière dont les enjeux de sa
science peuvent devenir matière à pensée pour des constructions non
scientifiques.
Ce n'est plus le cas. La chimie est aujourd'hui considérée par les
physiciens comme “réduite”, une sorte de physique appliquée, obéissant aux lois
de la physique. Que jamais un chimiste contemporain ne puisse rêver devenir
l'auteur d'une plaisanterie à la Sokal renvoie d'abord au fait que sa science est bel
et bien considérée comme une construction quelque peu sociale par beaucoup de
ses collègues physiciens (la chimie est d'abord “utile”), ensuite au fait qu'il ne
trouverait pas dans la littérature les citations nécessaires renvoyant à la chimie, et
enfin au fait que les éditeurs de Social Text auraient peut-être hésité plus
longtemps (encore) avant d'oser publier un texte bizarre proposé non par un
théoricien de la physique mais par un vulgaire chimiste....
Que des physiciens comme Sokal, Weinberg ou Bricmont puissent se
présenter comme les véritables défenseurs de la rationalité scientifique, et que
Sokal ait pu se faire passer pour l'un de ces rares physiciens qui aurait la lucidité
de comprendre l'inséparabilité entre les problèmes auxquels est confrontée sa
science et les grands enjeux de la pensée contemporaine (à distinguer des enjeux
politiques, économiques et sociaux de la biotechnologie par exemple) sont deux
faces de la même pièce. Et la situation a ceci de remarquable que la défense
proposée par les physiciens de l'objectivité de leurs lois les voue à se considérer
en effet eux-mêmes comme les seuls véritablement habilités à représenter “la
science”.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 8/28
8
Le temps n'est plus où Galilée affirmait que la Nature est écrite en
caractères mathématiques, où Laplace spéculait à propos d'un démon capable de
contempler et de calculer l'univers à la manière d'un gigantesque système
planétaire. On pouvait voir dans cette fougue réductionniste l'audace de grands
créateurs, ou l'arrogance spéculative qui toujours menace l'homme de science.
Aujourd'hui, le physicien Sokal peut identifier sans même y penser “réalité” et
“réalité physique”, et considérer qu'il a tendu un piège grossier en se présentant
comme un physicien mettant en cause l'idée que le monde extérieur ait des
propriétés indépendantes des êtres humains et encodées dans des lois physiques
éternelles dont les humains (les physiciens) peuvent obtenir une connaissance
fiable, quoiqu'imparfaite et hypothétique... Respecter les “lois de la physique”
tout en se refusant de parler à leur sujet de “lois de la nature” semble désormais
inconcevable, manifester un relativisme honteux, voire même une mise en doute
solipsiste quant à l'existence de la réalité. Et cela même si les approximations et
les tours de passe passe que Sokal & Cie pensent pouvoir reprocher à leurs
victimes ne sont rien par rapport à ceux que nécessite - comme l'avait déjà vu
Diderot - l'idée d'expliquer le développement de l'embryon, sans parler du
cerveau, en termes d'une réalité définie par les susdites “lois éternelles”.
En fait, le moment où la mise en identité de la physique et de “la
science” est devenue un quasi mot d'ordre, alors que la référence à la “réalité
physique” devenait partie prenante de la manière dont les physiciens exigeaient
d'être reconnus par tous les autres, peut être assez précisément daté. Il nous
renvoie à une autre époque de conflit, au tournant de ce siècle, au cours de
laquelle ont été mis en crise aussi bien la portée et les prétentions de la pensée
critique, que les valeurs et les promesses associés au progrès scientifique et que
le but de la physique, sa vocation à comprendre la “réalité”. En Allemagne et en
Autriche, font partie de cette crise la longue controverse entre Ludwig Boltzmann
et Ernst Mach, l'attaque violente de Max Planck contre le même Mach1, et la
création du cercle Ernst Mach, qui allait devenir le fameux “Cercle de Vienne”.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 9/28
9
En France, l'affaire a pris des tonalités ouvertement politiques avec la querelle
sur la “banqueroute de la science”. Et elle a même marqué l'histoire du
matérialisme dialectique, avec l'assez brutale prise de position de Lénine dans
Matérialisme et empirio-criticisme.
A la fin de la crise, la plupart des questions étaient, évidemment, restées
sans réponses. A l'exception de celles qui regardaient la physique et son rapport à
la réalité. Des physiciens comme Pierre Duhem, Ernst Mach et même Henri
Poincaré font figure de vaincus, des étiquettes leur sont accolées, qui permettent
de comprendre pourquoi ils ne pensaient pas en “vrais” physiciens:
conventionnaliste, instrumentaliste, etc. Quant aux atomes, ils existent désormais
vraiment, faisant la nique au scepticisme critique. Une physique de type nouveau,
baptisée physique théorique, transcende toutes les autres sciences en allant “au-
delà des phénomènes”. Elle annonce la vocation et les valeurs de cette physique
qui a permis à Sokal de piéger les éditeurs de Social Text , physique
révolutionnaire qui s'enorgueillit de nier ce que chacun croit, véritable tête
chercheuse de l'humanité. Car les “croyances” de l'honnête homme devraient
désormais être suspendues à la question de savoir si le réel quantique est ou non
voilé, si le chat de Schroedinger est ou non susceptible de mourir avant que
l'observateur ouvre sa boîte, ou si l'Univers n'aurait pas pour raison d'être la
connaissance qu'il “construirait de lui-même” un beau jour, lorsqu'il serait
décrypté par des êtres connaissants, en l'occurrence les humains, et plus
précisément les physiciens (le beau jour est arrivé!)
Je viens de faire allusion au fameux “principe anthropique”, dû à des
physiciens et non à des philosophes spéculatifs. Ce principe donne la mesure du
jugement porté par ces physiciens à propos des autres sciences. Si Sokal et les
autres jugent anathème la notion de connaissance liée à un “point de vue”
(standpoint ) proposée par certains penseurs américains (et notamment par
certaines féministes), le principe anthropique, quant à lui, réduit bel et bien à une
question de point de vue la multiplicité des intérêts que traduisent nos savoirs
1 Cf. Isabelle Stengers, “La guerre des sciences”, Cosmopolitiques 1, La
Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 10/28
10
scientifiques, de la physique phénoménologique aux sciences sociales en passant
par la biologie. L'“homme” auquel fait allusion le principe anthropique est en
effet soit l'observateur de la mécanique quantique, soit un être dont l'existence
requiert la disponibilité d'une certaine quantité de carbone dans l'univers. De la
Terre, des êtres vivants, des histoires multiples, sociales, intellectuelles,
techniques dont l'observateur conscient de la mécanique quantique est partie
prenante, le principe anthropique n'a rien à dire. Le seul problème que la
physique puisse construire à son sujet est celui de cette fameuse quantité de
carbone nécessaire à la formation de biomolécules: un beau problème certes,
mais un problème somme toute assez limité. Pourquoi ne pas parler du “principe
carbonique”? Pas du tout répondra le défenseur du principe, vous ne comprenez
rien à ce qu'impose la notion de “réalité physique”. Le carbone n'est pas
seulement la limite de la pertinence de nos théories physiques, il marque aussi la
limite de la connaissance théorique elle-même, de la connaissance directement
autorisée par les “lois” de la réalité physique. Tout ce qui suit la présence du
carbone, qu'il s'agisse de l'apparition des vivants ou des sociétés humaines,
renvoie seulement à l'ordre du récit, un récit anecdotique et contingent, affaire de
hasard et de circonstances. Récit qui ne nous intéresse que pour une raison de
“point de vue”, parce que nous en faisons partie.
Mon intention n'est pas de “critiquer” les physiciens, même si je ne peux
dissimuler une certaine ironie lorsqu'ils acceptent, fût-ce à titre d'hypothèse, que
leur science pourrait les mener à spéculer sur le rôle de la conscience humaine
dans la vie ou la mort d'un chat spéculatif, ou sur la signification de l'Univers. Je
veux souligner simplement que le piège tendu par Sokal n'était pas là où il le
situait lui-même. Les éditeurs de Social Text , en prenant au sérieux, ne serait-ce
qu'à titre hypothétique, la possibilité que l'avenir de la physique théorique puisse
être lié aux enjeux des cultural, feminist ou critical studies, acceptaient l'essentiel
des prétentions de cette science, sa position nec plus ultra, même s'il s'agissait
d'en contester certaines modalités. Ils acceptaient, eux les experts en
dénonciation des pouvoirs, le plus étrange des partenaires. Un partenaire aussi
étrange que Fritjof Capra ou David Bohm, pour ceux qui s'intéressent aux ponts à
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 11/28
11
construire entre pensées de l'Ouest et de l'Est: la “rencontre” proclamée entre les
chemins de la sagesse orientale et les constructions théoriques de la physique
contemporaine n'est autre qu'une “rencontre au sommet”. Bohm et Capra se sont
adressés, en bons physiciens, aux seuls qu'ils jugeaient dignes d'être leurs égaux,
les grandes traditions spirituelles de l'Asie. Je ne sais pas ce qui, de ces traditions,
a été purifié et éliminé pour créer l'apparence d'une ressemblance, mais en ce qui
concerne la physique, ce qui s'y prête est précisément cet aspect de la physique
qui exhibe le plus clairement le pouvoir auquel elle prétend, pouvoir de réduire à
l'illusion, à une simple question “de point de vue” toutes les autres formes de
connaissance, scientifiques ou non.
Qu'il s'agisse du faux Sokal qui a réussi à piéger les éditeurs de Social
Text , de Capra, ou de Bohm, ces auteurs partagent donc un trait commun, au-delà
de leurs choix d'orientation respectifs: ils considèrent comme normale et légitime
la position de pouvoir qui rend ces choix possibles.
Je l'ai dit, ma stratégie est de diviser, de démobiliser. Je pose donc la
question de savoir si les théoriciens de la physique, pour qui la réalité (physique)
est dotée de lois éternelles qu'il appartient à eux, et à eux seuls, de déchiffrer,
sont les meilleurs représentants de ces scientifiques aux intérêts divers au nom
desquels ils sont partis en guerre. Dès lors qu'il parle des “lois fondamentales de
la nature”, n'est-ce pas le physicien lui-même qui déclare la guerre, et la déclare à
tous? La paix pourrait alors passer par le rire, un rire susceptible de réunir les
“penseurs critiques” et les scientifiques, à commencer peut-être par les “vulgaires
chimistes”.
De “douces victoires”
Il s'agit maintenant de diviser l'autre “camp”, et j'entends par là “nous
autres”, tous les penseurs sophistiqués, subtils, cultivés qui répondraient par un
petit sourire ironique à ce véritable cri du coeur de Sokal lorsqu'il écrit à propos
des sociologues que le problème avec leur méthode, c'est qu'elle leur interdit
d'énoncer que “la communauté scientifique étudiée est arrivée à la conclusion X
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 12/28
12
parce que X est la manière dont le monde est vraiment”, et cela, souligne-t-il,
“même si c'est bel et bien le cas que X désigne la manière dont est le monde, et
que c'est la raison pour laquelle les scientifiques en sont venus à le croire”.
Je veux affirmer que Sokal pose ici un problème crucial et, en un sens
sur lequel je reviendrai, un problème éthique. La réaction de Sokal, et d'autres
scientifiques - et cette fois nous pouvons inclure les chimistes, les biologistes, les
géologues, les paléontologues, etc. - traduit la révolte d'un peuple qui se vit
laborieux (les “travailleurs de la preuve”) à l'encontre de beaux parleurs, libres de
discourir à loisir puisqu'ils méprisent le travail de la preuve. Que ceux-là
méprisent le travail des autres, c'est-à-dire osent parler de la pratique de ces
autres sans que le monde, tel qu'il est vraiment, intervienne jamais, “cela veut
dire la guerre”. Et je pense qu'il s'agit de prendre cela au sérieux. En effet,
certains modes de description “veulent dire la guerre”, et il ne sert à rien, comme
le font certains de nos amis américains, de conférer à cette guerre les nobles
allures d'une lutte post-coloniale ou anti-impérialiste. Ni non plus de protester,
comme le font bien des sociologues constructivistes: “Mais nous ne leur
contestons pas le droit de parler du monde tel qu'il est, ils sont parfaitement libres
de cultiver leurs croyances professionnelles, nous exigeons simplement le droit
de ne pas partager ces croyances. Si les scientifiques demandent que chacun
partage leurs croyances, la thèse selon laquelle leurs interprétations sont fidèles
au monde, la guerre est justifiée, elle est sainte, et nous sommes du bon côté.
Chacun a droit à ses croyances, mais nul ne devrait revendiquer le droit de les
imposer aux autres...”. Cette posture libérale-tolérante est un peu facile et
quelque peu hypocrite, je vais tenter de le montrer.
Pour ce faire, je vais d'abord mobiliser un allié scientifique de la pensée
constructiviste, à savoir le biologiste Stephen J. Gould. S'il existe un scientifique
positivement intéressé à l'approche constructiviste, historique, sociale et politique
des sciences, c'est bien Gould. Je vais commenter ici le compte rendu2 très positif
que Gould a proposé du livre The Great Devonian Controversy. The Shaping of
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 13/28
13
Scientific Knowledge among Gentlemanly Specialists de Martin Rudwick. Ce
livre est une étude de cas menée selon les règles de l'approche historique
constructiviste des controverses scientifiques.
Après avoir dit sa joie, son intérêt, son admiration, Gould avance deux
critiques. La première est que ceux des lecteurs qui ne savent pas comment les
géologues sont finalement arrivés à résoudre les points controversés (touchant la
datation de la Terre) risquent bien de terminer le livre dans un état de confusion
intellectuelle totale. La seconde est que Rudwick décrit l'interprétation qui a
finalement établi le consensus à propos de la controverse devonienne à la
manière d'un traité négocié avec succès.
Prenons la première critique. Gould reconnaît que le récit de Rudwick
respecte avec une rigueur sans compromis la règle des historiens selon laquelle
les événements du passé ne devraient pas être lus à la lumière de ce qui a suivi, et
il adhère à ce principe de symétrie (ne pas expliquer la position de ceux qui
seront “vaincus” à partir des raisons qu'ils avaient de se tromper). Son problème
est d'ordre technique. Il craint que les lecteurs, à l'exception de quelques
centaines, n'y comprennent plus rien. Et cela non pas parce que leur lecture serait
fourvoyée, parce qu'ils seraient anxieux, trop anxieux de savoir qui avait raison et
qui avait tort, frustrés qu'on ne leur dise pas comment la Terre doit être datée,
comment les arguments opposés doivent être jugés. La question pour Gould n'est
pas celle de mauvaises habitudes. Les romans policiers ne donnent pas la solution
aux premières pages, et le lecteur sait attendre. Le point est que même les plus
complexes des romans policiers sont infiniment plus simples que la controverse
devonienne.
Arrêtons nous sur ce point. Je voudrais montrer qu'il fait déjà intervenir
implicitement cette référence réputée infâme par les constructivistes sociaux et
autres postmodernes, “le monde”, ici “la Terre”. La Terre intervient pour
expliquer non pas comment les scientifiques se sont mis d'accord, mais pourquoi
l'histoire de leur controverse est à ce point plus dense, plus complexe, plus
2 Stephen J. Gould, “The Power of Narrative”, in An Urchin in the Storm, Penguin
Books, 1990, p. 75-92.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 14/28
14
étourdissante que n'importe quelle histoire “purement humaine”.
Tous les géologues engagés dans la controverse, quelles que soient leurs
oppositions, s'accordaient sur un point: il devait y avoir une bonne manière de
rassembler et d'interpréter la masse des faits, de dater les multiples strates, car la
Terre “telle qu'elle est vraiment” doit pouvoir faire concorder l'ensemble. Et cet
accord n'était pas une question de croyance mais de pratique. La Terre peut bien
être dénuée du pouvoir d'annoncer ce qu'est sa vérité, mais la pratique des
géologues lui confère un pouvoir très singulier, celui de garantir l'existence d'une
solution. C'est pourquoi ils ne peuvent vivre leurs conflits sur un mode tranquille,
cynique ou résigné. Ils sont contraints à accumuler de nouvelles données, à
construire de nouveaux arguments, à prendre en compte les divergences, à
multiplier toujours plus les éléments d'une situation afin de créer les conditions
d'une convergence possible. Ce que les géologues cherchaient, cherchaient
passionnément, n'était pas seulement la victoire sur leurs adversaires, c'était ce
que Gould appelle une “douce” victoire.
“Douce” signifie d'abord que les protagonistes de la controverse étaient,
au-delà de leurs divisions, unis par leur conviction commune qu'il existe une
bonne solution. On peut dire d'une controverse scientifique (sauf cas que les
scientifiques jugeront pathologiques) que la distribution appelée à émerger entre
vainqueurs et vaincus constitue le but commun de tous les protagonistes. Rien
n'est plus ridicule que de jouer les justiciers, défenseurs des vaincus d'une
controverse scientifique, car le vaincu n'est pas un opprimé, il a travaillé aussi
bien que le vainqueurs pour qu'il y ait un vainqueur et un vaincu. En ce sens, la
controverse, quel que soit son caractère polémique, ressemble plus à un jeu de
rôle qu'à une véritable guerre, et, à choisir, beaucoup des protagonistes
préféreraient certainement se retrouver, à la suite d'une “douce” victoire, dans le
camp des vaincus que de se résoudre à reconnaître le caractère indécidable du
problème. Idéalement - et c'est arrivé au long de l'histoire des sciences - le vaincu
peut même se réjouir de la solution, la célébrer avec le vainqueur.
La seconde critique de Gould fait également intervenir implicitement la
“Terre”, et cette fois pour contester que la conclusion de la controverse
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 15/28
15
devonienne soit, à la manière d'un traité de paix, assimilable à un compromis
purement humain. Il va jusqu'à écrire à propos d'un vainqueur, Murchinson, qu'il
“avait raison”. Ce qui signifie que, dans ce cas, la conclusion est bel et bien une
“douce” victoire, ce que Gould appelle l'un des plus grands triomphes de la
connaissance humaine.
La Terre joue donc un double rôle dans la critique de Gould. D'abord, en
tant que sujet d'une controverse scientifique, elle contribue à expliquer sa
complexité effarante spécifique. Ensuite parce que, quels qu'en soient les
ingrédients, la conclusion de la controverse la désigne sur un mode qui permet
aux géologues contemporains de comprendre cette complexité effarante et de s'en
délecter, alors que le lecteur ordinaire se perd quant à lui dans des arguments
auxquels il ne comprend plus rien.
Ces deux rôles sont distincts puisque certaines controverses n'arrivent
pas à une conclusion satisfaisante, mais ils sont liés. En effet, c'est seulement par
référence à une “douce victoire” possible que nous pouvons comprendre le
pouvoir de la référence commune à produire l'unité dans le désaccord.
En ce qui me concerne, je n'ai pas le moindre problème à reconnaître
que, depuis la conclusion de la controverse devonienne, nous pouvons affirmer
que la Terre a à peu près 4,6 milliards d'années. Ou à m'en réjouir. Bien sûr la
Terre “en elle-même” est restée muette au sens où elle n'a confié son âge à
personne. Et aucun “fait” pris en particulier n'a le pouvoir de dire cet âge. Ce qui
m'importe est que la victoire soit proclamée “douce” par ceux là même que je
tiens pour les critiques les plus exigeants, ceux qui ont les meilleures raisons
d'être critiques, bien meilleures en particulier que les sociologues. Car pour les
géologues, il ne s'agit pas d'une étude de cas parmi d'autres. C'est de leur travail
et de leur passion qu'il s'agit, et non pas au sens d'une validité épistémologique
quelconque, mais au sens où tous vont désormais dépendre de cet âge.
Car, contrairement à un traité négocié, la conclusion de la controverse
n'est pas la fin, mais le début d'une histoire pour les géologues qui doivent la
produire. Si la datation consensuelle est issue d'un compromis plus ou moins
boiteux, résultant d'un choix plus ou moins arbitraire entre ce qui compte et ce
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 16/28
16
qui ne compte pas, c'est l'histoire de la géologie qui boitera et prolongera
l'arbitraire. Qui plus est, si la Terre datée doit guider de nouvelles questions, de
nouvelles interprétations, elle va, ce faisant, devoir participer à de nouvelles
mises à l'épreuve, dont les protagonistes du XIXème siècle ne pouvaient prévoir
la nature, mais dont ils savaient qu'elles seraient exigeantes. Et c'est parce qu'ils
savaient les exigences que leur consensus devraient satisfaire, les risques que
seraient appelés à courir leur solution, qu'ils savaient aussi ne pas pouvoir se
contenter de compromis humains plus ou moins boiteux. La victoire devait être
“douce”, il en allait de leur réputation future dans l'histoire de la géologie.
Toutes les histoires de sciences ne répondent pas à cet idéal, mais la
singularité des sciences est que certaines de ses histoires y répondent. Et donc
j'accepte l'âge de la Terre comme un “fait bien fabriqué”, comme le dirait Bruno
Latour, ou comme un superbe faitiche3, capable de soutenir la prétention que,
alors même que ce sont des humains qui l'ont construit, il doit son existence à
une relation exigeante et réussie avec la Terre, et non à une négociation humaine
productrice de croyance.
Je fais ici l'hypothèse que c'est la possibilité de “douces victoires”
spécifiques aux sciences que Sokal et bien d'autres veulent voir reconnue
lorsqu'ils accusent obstinément les constructivistes sociaux de nier l'existence du
monde “là, dehors”, de le réduire à un objet de croyance. Et même lorsque le
physicien Stephen Weinberg se permet d'écrire que “les lois de la physique sont
réelles à peu près au même sens que les cailloux dans un champ, et pas du tout au
sens où les lois du base-ball le seraient4
“, nous devrions nous retenir de rire. Biensûr comparer à celui d'un caillou le mode d'existence de lois qui ont pour
ingrédient le CERN, et tout ce que cela implique, ou le défunt super-
collisionneur, et tout ce qu'il est mort de n'avoir pas réussi à faire tenir ensemble,
3 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches,
Synthélabo/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996.4 L'article de Weinberg, paru dans le New York Review of Books (8 août 1996) a été
le temps fort de l'affaire Sokal aux Etats Unis. Non seulement Weinberg, prix Nobel,donnait sa bénédiction à son jeune collègue, mais encore il faisait monter les
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 17/28
17
est assez comique. Mais si nous voulons donner une chance à la paix, nous
devons admettre l'hypothèse que peut-être Weinberg n'entend pas nous imposer
que le monde, là, dehors, est régi tel quel par les lois que découvre la physique
(et donc, pas la chimie, la géologie, etc.) Nous pouvons entendre un quasi-
Weinberg affirmant que, quelles que soient nos croyances conflictuelles, le
caillou dans le champ a “en lui-même” le pouvoir de faire une différence pour
ceux dont il blesse l'orteil ou qu'il fait trébucher, alors que les règles du base-ball
n'ont pas d'autre pouvoir que celui que nous leur donnons.
Bien sûr cette distinction doit être travaillée pour être d'une quelconque
utilité. Le caillou n'a aucun pouvoir “en soi” de faire trébucher. C'est nous qui, en
tant que créatures bipèdes, lui donnons ce pouvoir. Le caillou n'a aucun pouvoir
indépendamment de sa relation à autre chose, et en l'occurrence son pouvoir sur
nous nous définit nous-mêmes comme ces animaux qui ont pris le risque de
marcher sur deux pieds possiblement nus, au lieu de galoper sur quatre sabots.
De même la Terre n'a aucun pouvoir de menacer nos interprétations
indépendamment de la relation que les géologues ont nouée avec elle. Et son
pouvoir sur les géologues les définit eux-mêmes en tant que scientifiques,
cherchant à construire une “douce” victoire, non à remporter la victoire par tous
les moyens.
Que se passerait-il si, à la manière des postmodernes, nous cherchions
néanmoins à construire une analogie entre le base-ball et les sciences? Identifier
les règles du jeu et la manière dont les résultats construits par les scientifiques
donnent sa règle à la suite de leur histoire “signifie la guerre”. En revanche, une
analogie peut peut-être être construite au niveau de la pratique, et plus
précisément de l'engagement qui définit non une croyance mais une pratique,
avec les risques spécifiques qui la caractérise.
Le joueur de base-ball accepte que sa conduite sur le terrain puisse être
jugée par l'arbitre en termes des règles qui définissent le jeu. Il se sait au risque
du coup de sifflet, et même s'il peut essayer de tricher, sa tricherie renvoie encore
enjeux, liant directement l'avenir de la civilisation avec les respect du caractèrepurement “non humain” des lois physiques.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 18/28
18
aux contraintes du jeu. Il n'y a pas d'arbitre en science, mais les scientifiques5
veulent, en tant que scientifiques, réussir à faire de ce à quoi ils s'adressent un
arbitre. Il faut que leurs interprétations soient contraintes par ce à quoi ils ont
affaire. Nier par principe le pouvoir de ce qu'ils appellent la réalité à faire une
différence, à contraindre leurs conclusions, revient à nier que les règles du jeu
fassent une vraie différence pour les joueurs. Comme s'ils s'entendaient pour faire
“comme si” ils les respectaient. La signification des règles du jeu ne se réduit pas
plus à la menace du coup de sifflet de l'arbitre que le “témoignage de la Terre” ne
se réduit à la défaite des vaincus. Niez que la victoire des vainqueurs ait été
douce, et cela signifiera la guerre. Mais essayez d'affirmer face à un amateur qu'il
n'y a pas de différence entre un superbe coup au but et un but obtenu par
tricherie, l'arbitre étant inattentif ou corrompu. Cela signifiera tout aussi bien la
guerre.
Pourquoi les sociologues, et les penseurs postmodernes semblent-ils
avoir si peur de reconnaître que la “réalité” joue bel et bien un rôle dans la
pratique scientifique? Pourquoi en viennent-ils même à utiliser des arguments
étranges, tel que celui que Weinberg cite avec dérision et fureur: un esprit fort
aurait invoqué le fait que des films appelant à la prière sont projetés sur certaines
lignes pendant le décollage des avions pour éviter d'avoir à reconnaître que la
réussite que constitue un avion capable de décoller et de voler ait quelque chose
de spécifique à voir, non bien sûr avec une référence aussi grandiose que les lois
de la nature, mais avec les relations entre vitesse, forme des ailes, fuselage, etc.
laborieusement établies par les physiciens et les ingénieurs, et ce sur un mode quiaffirme positivement leur indépendance par rapport aux convictions
philosophiques ou religieuses de ceux qui les ont définies ou les exploitent.
Je pense que nous avons affaire, de la part de ces auteurs, à une crainte
assez curieuse, la crainte que s'ils acceptent de donner quoi que ce soit aux
pratiques scientifiques et techniques, ils seront bientôt contraints de tout leur
5 Je ne parle pas ici de tous les scientifiques, et notamment pas des spécialistes dessciences sociales et humaines qui miment les sciences dites de la nature. Voir à ce
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 19/28
19
donner, y compris l'idée bizarre que la nature serait régie par des lois éternelles
que les physiciens seraient là pour découvrir. Avec les amateurs sportifs au
moins, les relations sont plus tranquilles. Si vous admettez qu'en effet les règles
du jeu font une différence pratique qui n'a rien à voir avec une croyance parce
qu'elles participent à la fabrication du corps même du joueur, de sa perception de
ses relations avec les autres joueurs, du mouvement de la balle et de la position
de chacun sur le terrain, vous savez que vous resterez libre d'étudier d'autres jeux,
avec d'autres règles qui fabriquent d'autres corps. Tandis qu'avec les sciences...
Mais je dirais qu'il en va précisément de la même manière avec les sciences, et
que l'idée qu'il n'en va pas de la même manière, l'idée que si vous reconnaissez
que la réalité est impliquée, activement impliquée dans une pratique scientifique,
vous serez bientôt contraint de reconnaître que la science découvre la réalité, est
au noeud du problème. C'est elle qui crée une situation de guerre, une situation
où chaque succès d'un camp signifie une défaite de l'autre.
Tel est en effet le piège où tombent beaucoup de critiques de la science,
ou de constructivistes sociaux: si nous acceptons quoi que ce soit, on nous fera
tout accepter, même cette grandiose “théorie de tout” que les physiciens tentent
de construire. Nous serons contraints de reconnaître que c'est de la science,
finalement, que nous devons attendre la réponse à nos questions. Et ce qu'ils
oublient - ce que les scientifiques cherchent en effet souvent à nous faire oublier -
c'est que la réussite que traduit l'“implication de la réalité” ne correspond pas à
un privilège général des sciences, mais le succès qu'elles visent, ce qui donne leur
valeur aux réponses qu'elles obtiennent. Elles n'ont pas le monde comme arbitre,
elles réussissent parfois à créer une relation qui donne à un terme le pouvoir
d'arbitrer.
Autrement dit, il n'y a pas grand risque à ce que les sciences soient
capables de répondre à “nos” questions, à faire taire nos discussions,
postmodernes ou autres. Elles ne peuvent que les compliquer, et c'est,
personnellement, une possibilité qui est loin de me déranger. En tant que
sujet Isabelle Stengers, Pour en finir avec la tolérance, Cosmopolitiques 7, LaDécouverte/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1997.
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 20/28
20
philosophe, je n'ai pas de problème à vivre sur une Terre vieille de 4,6 milliards
d'années, ni non plus à ce que certains problèmes que je travaille fassent de moi
l'une des nombreux héritiers de cette “douce victoire” à travers les nombreuses
autres histoires qu'elle a rendues possibles, par exemple la nouvelle histoire de
Gaïa. Et je me sens libre de me reconnaître héritière parce que la datation de la
Terre n'est pas du tout un merveilleux premier pas vers une réponse complète et
enfin scientifique aux questions que pose la signification de nos vies sur cette
Terre. De même, reconnaître que nous devons, au moins partiellement, les avions
qui décollent et volent au travail spécifique des ingénieurs aéronautiques
n'implique pas du tout que les succès de l'aéronautique permettent de faire
l'économie de la prière. Simplement que nul, quelle que soit l'intensité de sa foi,
n'oserait prendre un avion sachant que c'est à la prière et non à la compétence
technique qu'est confié son entretien. Et pourtant la prière peut aider le passager
pendant le décollage, comme elle peut aider le joueur de base-ball avant le
match, ou même l'ingénieur au moment où il est confronté à une difficulté
technique. Ne devons-nous pas reconnaître que la prière est et reste la technique
la plus répandue, pour ne pas dire la plus efficace, que l'humanité ait inventée
contre la maladie....
On parle parfois de “deux cultures”, scientifiques et littéraires, comme
s'il y avait une sorte de symétrie entre les deux. Pour moi, ce n'est pas seulement
une grosse erreur mais surtout une erreur dangereuse, résultat de l'étroitesse d'un
point de vue purement académique. Il n'y a pas de division entre cultures. Il y a
des événements, des événements rares et de portée limitée, que l'on doit décrire
en termes de réussite: une situation a été fabriquée qui réussit à donner à un
phénomène le pouvoir de faire une différence. Il ne s'agit pas d'une différence
entre “science” et “opinion”, ou “science” et “narrativité” de type littéraire. La
différence se fait entre différentes interprétations rivales dont le trait principal est
qu'aucune d'entre elles n'est une opinion car toutes sont polarisées par la fabrique
compétente de la situation. Le plus souvent d'ailleurs, aucune ne serait en elle-
même très intéressante si la possibilité n'existait pas que, dans ce cas, le “monde
tel qu'il est vraiment” puisse entrer en jeu et opérer un arbitrage. Lorsque de tels
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 21/28
21
événements se produisent, ils sont bel et bien matière à célébration. Non pas en
tant que victoire d'une “culture” sur quoi que ce soit d'autre, mais comme réussite
d'un haut fait culturel tout à fait étonnant, la création de la possibilité de
prétendre que, ici et dans ce cas, la signification de la relation créée “s'est
imposée” aux humains rivaux. Corrélativement, l'idée qu'il y ait “une autre”
culture est vide. C'est un fourre-tout, une étiquette sans intérêt englobant toutes
les pratiques pour lesquelles n'a aucun sens intéressant ou déterminant la
prétention selon laquelle les relations et significations produites ont été imposées
aux praticiens.
Pourquoi ne pas se réjouir avec les scientifiques, célébrer avec eux la
douceur d'une histoire heureusement conclue, la stabilisation réussie d'une
détermination, le fait qu'une forme de “rendez-vous” inventé et préparé avec des
moyens scientifiques, dans le contexte et selon les enjeux d'une histoire humaine
scientifique, a été accepté par quelque chose qui est étranger à la raison humaine?
Pourquoi insister sur le fait que rien ne s'est passé, que l'événement n'a pas eu
lieu, que le monde est toujours aussi résolument muet et indéterminé, et que la
réalité “rencontrée” n'est rien d'autre qu'une fiction forgée par les croyances
humaines? Est-ce la meilleure manière de résister aux intérêts et pouvoirs assez
différents qui s'agencent autour des pouvoirs locaux fabriqués par le jeu
scientifique? La question des pouvoirs assez différents que l'événement permet
aux scientifiques de mobiliser, ou qui les mobilisent, n'est évidemment pas une
autre histoire, bien séparée de la première. Néanmoins, je ne vois pas pourquoi la
résistance serait plus pertinente si certains de ses moyens mobilisent les
scientifiques contre elles. C'est pourquoi il est important de singulariser les
composantes enchevêtrées, de dissoudre, de diviser, bref, de donner une chance à
la paix.
Une éthique de la liberté
J'ai affirmé, au début de ce texte, que la question que j'allais traiter était,
au moins partiellement, une question éthique. Le terme “éthique” est chargé de
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 22/28
22
significations multiples. Je l'ai choisi parce qu'il est étymologiquement connecté
avec “ethos”, c'est-à-dire avec la manière d'être et de se comporter, ou de se
conduire, et cela à l'intérieur d'un groupe ou avec des membres d'autres groupes
ou d'autres espèces. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il y a une éthique du prédateur
envers sa proie, ce serait aller un tout petit peu trop loin dans le rapprochement
entre éthique et éthologie qu'autorise leur racine commune. Néanmoins, j'emploie
le mot éthique pour désigner le problème que pose la manière dont on se définit
soi-même en relation avec d'autres, et dont, ce faisant, on définit ces autres: en
tant que partenaires, proies, prédateurs, personnes à manipuler ou à séduire,
personnes avec qui on rit ou de qui on rit.
Si la manière dont les constructivistes sociaux, les sociologues, les
postmodernes s'adressent aux pratiques scientifiques a pour vocation de nier la
réussite qui donne leur valeur à ces pratiques, la réussite qui leur permettrait
d'affirmer que la réalité à laquelle elles s'adressent a bel et bien fait une
différence, leur conduite est grossière et insultante. Elle pose un problème
éthique. Que ce problème ne soit pas usuellement reconnu en tant que tel, que le
sociologue ouvre des yeux ronds si je lui dis qu'il est insultant, alors qu'il ne fait
“que son travail de sociologue”, est tout à fait intéressant. C'est, me semble-t-il,
le résultat direct de ce que j'appellerais l'ethos académique (moderne). Ce que
nous appelons l'organisation académique peut être assez facilement caractérisé en
tant qu'état de guerre généralisé entre les différents territoires académiques. Et
ici, bien sûr, j'inclus les physiciens, les neurospécialistes, et aussi les
paléontologues qui, au nom de la science, prétendraient que les problèmes posés
par les origines humaines relèvent exclusivement de l'évolution biologique. Au
nom de sa méthodologie professionnelle, chaque habitant de ce petit monde se
sent en droit de se présenter sur un mode qui, pour une série d'autres, signifie bel
et bien la guerre: si tu gagnes, je perds.
Et la paix, dans ces conditions? Un régime de guerre généralisé mais
implicite autorise des relations d'un grand simplisme, c'est pourquoi c'est le
régime académique usuel. Pour chacun des territoires, tous les défis, toutes les
obligations, toutes les contraintes se situent à l'intérieur, dans l'établissement ou
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 23/28
23
la stabilisation de relations avec les collègues, qu'ils soient alliés, rivaux ou
arbitres. Et plus vous ignorez, insultez ou méprisez les autres territoires, mieux
vous affichez le pouvoir définitionnel de votre discipline, l'autonomie de ses
méthodes et de ses règles. Dans la mesure où vous faites votre métier, et
seulement votre métier, vous vous sentez libre de soumettre ce que, ou ceux que,
vous décrivez aux exigences de ce métier, et vous êtes tout à fait surpris, le cas
échéant, que ceux que vous décrivez n'apprécient pas la description, se jugent
insultés. Et le sociologue dira: si les physiciens sont libres de décrire les atomes
comme ils le jugent bon, pourquoi ne serions-nous pas libres de décrire les
pratiques des physiciens selon nos propres critères?
La paix à laquelle je songe n'est pas une paix facile. On aura compris
que, en ce qui concerne les scientifiques dont j'ai parlé jusqu'ici, ceux qui ont
réussi à dater la Terre ou à compter les atomes, elle signifie d'abord éviter de
présenter les vérités pratiques qu'ils réussissent à fabriquer comme s'il s'agissait
d'autant d'illustrations d'un modèle général tout terrain, et se souvenir que c'est
seulement selon les règles très particulières de leur jeu que “valeur” et
“s'imposer” sont synonymes. Mais si nous - et je dirais ici “nous” puisque j'en
fais partie - qui ne jouons pas ce jeu reconnaissons que, pour les praticiens de ce
type, il s'agit d'utiliser toutes les ressources de leur métier afin de se priver de la
liberté commune et usuelle de décrire “comme on veut”, afin de transformer
activement, inventivement, ce à quoi ils s'adressent en arbitre, nous devrions
peut-être nous demander quel est ce droit auquel nous prétendons en vertu de la
liberté académique, lorsque nous affirmons ne pas avoir à prendre en compte la
manière dont ceux que nous décrivons réagissent à nos descriptions.
Décrire, bien sûr, c'est construire un rapport, s'adresser à... et accepter
d'en payer le prix. Si ce que vous décrivez sont des êtres qui ne sont pas
indifférents à la manière dont on s'adresse à eux, vous ne pouvez éviter le risque
qu'ils se sentent offensés. Et vous avez alors ce que j'appelle un problème
éthique. Est-ce que, en effet, j'avais pour projet d'offenser? Est-ce que je voulais
la guerre? Et si oui, pourquoi? Est-ce parce que, dans le jeu académique, ils sont
définis pour moi comme proies, ou comme rivaux à éliminer? Ou alors, est-ce
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 24/28
24
que je serais capable de défendre et de justifier ma position en dehors de l'habitat
académique, d'affirmer ouvertement qu'en effet je veux la guerre, avec tous les
risques que cela comporte?
Nous savons tous qu'il n'y a, dans aucune pratique scientifique, de
réfutation simple. La Nature n'a jamais, en elle-même, le pouvoir de dire non.
Mais nous devrions savoir que si les scientifiques de laboratoire étaient
indifférents à la possibilité que tel résultat ou tel autre puisse valoir pour un
“non”, les sciences expérimentales ne seraient pas ce qu'elles sont. Je proposerais
aux constructivistes sociaux, sociologues et penseurs postmodernes de ne pas
ressentir un sentiment de triomphe facile face aux réactions, certes quelque peu
stupides, que leur travail a suscité de la part de ceux qu'ils décrivaient. Je leur
proposerais de se poser la question de savoir si ces réactions ne peuvent pas,
néanmoins, valoir comme une forme de “non”.
Je ne suis pas en train de suggérer que toutes les descriptions doivent être
pacifiques ou consensuelles. De fait, par les temps qui courent, avec
l'accumulation des mauvaises habitudes, relevant d'ethos contestables, il serait
vain de prendre les réactions offensées comme guide fiable. Si Weinberg se sent
offensé à l'idée que l'on puisse contester les lois éternelles qui, approchées par les
seuls physiciens, n'en régiraient pas moins la nature tout entière, tant pis pour lui.
Si un neurophysiologue ou un “philosophe matérialiste” me demande avec
insistance de prendre au sérieux le “mind body problem”, je me donne le droit de
rire. Si les scientifiques offensés se drapent dans leur indignation et accusent de
relativisme sournois tous ceux qui refusent une reddition sans condition et
n'acceptent pas d'offrir les garanties stupides qu'ils exigent quant au fait que nous
croyons bel et bien à l'adéquation de leurs descriptions à la réalité, tant pis pour
eux. S'ils s'entêtent à confondre David Bloor et Bruno Latour parce que c'est
tellement plus simple, ils illustreront pour l'avenir la thèse selon laquelle on peut
être un scientifique respectable et un esprit médiocre. Ce que je vise est une
définition des obligations spécifiques qui traduiraient les risques spécifiques des
pratiques auxquels se pose le problème éthique que je viens de pointer: se trouver
en situation de nier la signification et la valeur que ceux que vous prétendez
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 25/28
25
“seulement décrire” confèrent à ce qu'ils font.
Quelles conséquences pratiques aurait, notamment, l'obligation, lorsque
nous traitons de personnes, même d'auteurs absents ou morts, d'avoir à être
capables de se présenter à eux, de leur expliquer comment nous entendons les
traiter et pourquoi ils devraient accepter d'être traités de la sorte? Il ne s'agit pas
d'une proposition empirique, qui m'obligerait, par exemple, à me présenter à
Weinberg, Bricmont et Sokal, mais d'une manière de nous compliquer le travail,
de contrer activement le risque de confondre notre propre liberté avec la liberté
de les insulter. La Terre ou les électrons ne sont pas susceptibles d'être offensés -
ou séduits - par la manière dont on s'adresse à eux, cette conviction est un
ingrédient crucial de la pratique des expérimentateurs, des géologues, des
climatologues, des paléontologues, etc., et est partie prenante de la définition
pratique qu'ils confèrent aux vérités qu'ils fabriquent. Le risque de confondre
liberté et liberté d'offenser, si nous acceptions qu'elle nous complique le travail,
pourrait-il devenir partie prenante de la définition pratique des “vérités” que nous
fabriquons, et plus spécifiquement de ce que l'on nomme “théorie” dans nos
domaines?
Notons d'abord que l'obligation que je propose laisse beaucoup de place,
toute la place désirable, aux études culturelles, sociales et historiques, y compris
celles qui portent sur les multiples types de vérité que fabriquent les
scientifiques. Affirmer qu'il y a des types de vérité multiples, répondant chacune
à un ensemble de conditions, d'obligations, d'exigences et de valeurs, n'a rien à
voir avec une réduction insultante de ces vérités à des formes de “systèmes de
croyance” qui pourraient être jugés de l'extérieur. La “vérité du relatif” n'a rien à
voir avec la paresseuse relativité de la vérité, avec la notion tout terrain selon
laquelle toute vérité serait relative à un point de vue. En revanche, cette
obligation nous incite à éviter la posture ironique ou réflexive où nous poserions
la question de notre propre point de vue, vivant délicieusement la lucidité
singulière de nous savoir en même temps définis par un point de vue et capables
de dire que ce n'est qu'un point de vue. Cette posture est un tout petit peu trop
facile et séductrice en ce qu'elle donne à celui ou celle qui la prend une
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 26/28
26
supériorité un peu automatique sur les malheureux qui discutent de l'âge de la
Terre ou de la masse des neutrinos comme s'il s'agissait de cailloux dans un
champ. Il ne s'agit donc pas d'une posture “éthique”, d'un ethos qui confère à la
paix une possibilité d'être inventée.
Quel type de corps les joueurs de base-ball se fabriquent-ils avec les
règles et les risques de leur jeu? Quel type de vérité donne-t-elle à une pratique sa
signification, sa passion, les risques que, à cause d'elle, prend, veut prendre, doit
prendre un praticien? De telles questions ne sont pas matière à réflexion, mais à
présentation, manière d'être présent pour les autres, de se rapporter à eux, au sens
éthique du terme. Ce ne sont pas des questions portant sur une vérité personnelle,
ma vérité, celle que je confie à mon oreiller ou à mon psychanalyste. Ce dont il
s'agit est l'ethos d'une pratique, ce qui définit notamment ce que sera une douce
victoire ou un lamentable échec.
Une “pratique de la vérité” entre dans la fabrique du physicien comme
les règles de son jeu fabriquent le joueur de base-ball. Et certes, cette pratique a
quelque chose à voir avec le pouvoir, mais la pensée critique, postmoderne ou
autre, n'a pas à réagir à ce mot, pouvoir, comme un chien de Pavlov au bruit
d'une sonnette. Elle pourra certes marquer la singularité de ce pouvoir peu usuel,
et son incapacité à autoriser une quelconque “vision” qui se présenterait comme
adéquate. Elle pourra également suivre les prétentions, analyser, au sens
chimique, les ingrédients multiples qui donnent leur plausibilité à ces prétentions,
et la manière dont ils confèrent, le cas échéant, à un résultat une portée assez
démesurée. Et elle pourra, ce faisant, heurter des scientifiques un rien trop
ambitieux, arrogants ou naïfs, mais je suis persuadée que beaucoup d'autres
accepteront cette démarche comme salubre. En d'autres termes, elle ne sera pas
unanimement vue comme insultante: si vous dites cela c'est la guerre. Diviser
pour donner une chance à la paix.
Reste un point. Quelles sont les “pratiques de la vérité” qui nous
fabriquent, nous qui sommes partie prenante de cette entreprise critique?
Comment nous présenterons-nous nous mêmes? Quels sont nos risques? Qu'est-
ce qui compte pour nous comme un échec? Je partirais de la question éthique:
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 27/28
27
comment ne pas insulter ceux à qui nous avons affaire. Et j'ajouterais que, surtout
dans un environnement académique, la tentation est grande. Il s'agit de résister au
séduisant pouvoir de définir, d'adopter un point de vue disciplinaire déterminé. Il
s'agit de nous rappeler que, dans notre cas, le pouvoir de définir ne fait courir
aucun risque, du moins tant que nous nous adressons à ceux que nous savons
incapables de protester, de faire état de ce qu'on les insulte. Le fait que les
scientifiques aient répondu à la réduction de leurs résultats à un système de
croyance particulier: - cela veut dire la guerre -, est, de ce point de vue, une
chance.
De même, je considère comme important pour la sociologie que les
sociologues sachent aujourd'hui, lorsqu'ils s'adressent à une ménagère, qu'ils
risquent de tomber sur une féministe. Le féminisme ne garantit pas un progrès de
la sociologie mais peut aider les sociologues à résister à la tentation de faire de la
science sur le dos des ménagères. En effet, le plus grand risque ici est la
possibilité que ceux à qui vous vous adressez ne se reconnaissent pas à eux-
mêmes le droit de se sentir insultés par la manière dont vous vous adressez à eux.
Ainsi les ménagères ne se pensent pas en général en droit de gifler le sociologue,
lorsqu'elles comprennent, d'après leurs questions, comment ils entendent les
typer. Ce qui signifie que le sociologue qui les définit se conduit très mal: il
exploite et prolonge la faiblesse de l'autre dans la production de son propre point
de vue définitionnel. Loin d'être un heurt entre les “deux cultures”, le heurt entre
les scientifiques et ceux qui ont tenté de les caractériser en termes de croyances,
comme des “ménagères”, est une épreuve dont la signification devrait être
radicalisée. Les scientifiques ont les moyens de se défendre, mais ce contre quoi
ils protestent devrait valoir également pour les ménagères.
J'irais même un peu plus loin. Si nous définissons les ménagères en
termes de manque de pouvoir, nous devons immédiatement ajouter que cette
définition implique une indétermination radicale, pose une limite radicale à toute
connaissance fiable que nous serions capables de construire à leur sujet.
Corrélativement, de même que la création d'une nouvelle science expérimentale,
les transformations politiques et sociales qui nous ôtent la liberté de décrire
7/29/2019 107118842 Isabelle Stengers La Guerre Des Sciences Et La Paix
http://slidepdf.com/reader/full/107118842-isabelle-stengers-la-guerre-des-sciences-et-la-paix 28/28
certains groupes comme nous le voulons peuvent être définis comme des
événements ouvrant un champ nouveau à la construction des savoirs, conditions
sine qua non du prolongement dans les sciences sociales et humaines de ce qui,
ailleurs, s'appelle progrès. Je ne dis pas que les féministes, les toxicomanes
associés, ou les associations de malades revendicatifs deviendraient capables
d'“imposer” leur propre caractérisation. Pas plus que la Terre d'ailleurs, ou que
Sokal, Weinberg et Bricmont. Mais dans tous ces cas, ceux qui en font leur
affaire prennent désormais un risque, ce à quoi il s'adresse est “réel” au sens où il
a le pouvoir de résister, de contester (non de prescrire comment résistance et
contestation doivent être pris en compte). J'en arrive ainsi à une conclusion assez
intéressante quant au modèle que les sciences dites positives pourrait, au-delà de
la situation de guerre et de la mauvaise question des deux cultures, proposer à
l'ensemble des pratiques qui, d'une manière ou d'une autre, lient leur valeur à la
tentative délibérée d'échapper au pouvoir des mots d'ordre et des interprétations
normatives. Ce modèle affirmerait qu'une connaissance n'est fiable que dans la
mesure ou ce qu'elle vise a ou acquiert les moyens de résister au mot d'ordre ou à
l'interprétation. Lorsque sont visés des groupes humains, ces moyens sont ce que
nous appelons la capacité sociale et politique de s'autodéfinir. Les sciences
humaines et sociales devraient donc être aussi rares et dépendantes de
l'événement que les sciences expérimentales. Lorsqu'il s'agit des humains nous ne
pouvons espérer de connaissance fiable que là où, historiquement et
politiquement, nous le méritons.
top related