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 ALLIAGE, numéro 35-36, 1998 L L a a g g g g g g g g u u e e r r r r e e d d e e s s  s s c c i i e e n n c c e e s s : :  e e t t l l a a p p p p p a a i i x x ? ? ? ? ? ? ? ?  Isabelle Stengers

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ALLIAGE, numéro 35-36, 1998

LLLLLLLLaaaaaaaa gggggggguuuuuuuueeeeeeeerrrrrrrrrrrrrrrreeeeeeee ddddddddeeeeeeeessssssss sssssssscccccccciiiiiiiieeeeeeeennnnnnnncccccccceeeeeeeessssssss:::::::: eeeeeeeetttttttt llllllllaaaaaaaa ppppppppaaaaaaaaiiiiiiiixxxxxxxx???????? 

Isabelle Stengers

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Une première version de ce texte a été exposée au printemps 1997 à

la Duke University (où est publiée la revue Social Text ). J'ai choisi de

conserver l'approche non symétrique que j'avais utilisée alors,

parlant plus spécifiquement aux “victimes” de la blague, et

m'adressant explicitement (lorsque j'écris “vous” ou “nous”) aux

praticiens des études culturelles, sociales ou littéraires.

Avant la parution du malheureux livre de Sokal et Bricmont, il était

possible de plaider l'éventuelle pertinence relative, aux Etats Unis, de la “blague”

de Sokal. Un coup de ce genre est somme toute assez normal, étant donné la

spécificité du monde académique américain ouvert aux jeux de l'offre et de la

demande. Mais que penser de l'“affaire” montée en France, dont l'université aux

départements statiques et cloisonnés résistent parfaitement aux questions

soulevées par les cultural studies, feminist studies ou autres postmodernismes?

Bien sûr, il existe une explication toute simple - après tout certaines “affaires”

sont montées pour tenir juste le temps de vie commercial du livre qu'il s'agit de

lancer.J'aurais d'ailleurs aimé en rester là car la question qui va m'intéresser

n'est pas du tout celle des réactions des journalistes, éditorialistes et autres

intervenants soumis aux effets de mode ou profitant de l'occasion pour régler des

comptes. Ce qui m'intéresse avant tout est la manière dont beaucoup de

scientifiques, qui n'avaient jamais lu, ni pensé à lire Lacan, Baudrillard, Deleuze

ou Kristeva, et qui ne connaissent personne qui les ait lus, ont réagi à la “blague”.

Face aux “victimes” de l'affaire Sokal, à l'ensemble de ceux qui sont justement

scandalisés par les amalgames, les simplifications, le mépris évident qui permet

de juger des textes et des auteurs sans même chercher à en comprendre la

démarche et les contraintes, je compte tenter de camper la position de ces

scientifiques qui, même lorsqu'ils ne se sont pas exprimés de manière ouverte,

n'en ont pas moins approuvé le “coup”, ont admis qu'il était peut-être contestable,

mais l'ont néanmoins trouvé justifié: les victimes n'ont eu que ce qu'elles

méritaient s'il est vrai qu'elles ont osé s'attaquer à la claire différence entre savoir

objectif et constructions spéculatives. Le problème que je veux poser est celui de

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cette mobilisation (relative), comme si s'attaquer à cette différence, pour bien des

scientifiques, équivalait à une déclaration de guerre.

Cependant, avant de tenter de construire ce problème, c'est-à-dire d'en

proposer une version qui prenne au sérieux la référence à “la guerre” et cherche

donc à penser les exigences d'une paix possible, je dois marquer un temps d'arrêt

et de colère. Parmi toutes les réactions publiées dans la presse française, il en

existe une qui ne peut être acceptée. Lorsque, il y a quelques mois, J.-J. Salomon

a proposé aux lecteurs du  Monde de comparer les thèses qu'il attribuait à Bruno

Latour à un texte de Mussolini, et que, plus récemment J.-F. Revel a remis cela

dans  Le Point , mais cette fois avec Hitler, un certain seuil de l'ignoble a été

dépassé, et cela sur un mode typiquement français. Je ne connais aucun autre

pays où une accusation aussi lourde puisse être lancée sur un mode aussi léger,

misant non seulement sur l'ignorance des lecteurs mais aussi sur le fait que cette

ignorance ne les empêchera pas de prendre parti et de propager la rumeur,

empoisonnée et incontrôlable. La France est un pays dangereux, où se cultive

avec impunité une véritable haine de la pensée. Si Deleuze a raison d'écrire que

la pensée, comme création, a quelque chose à voir avec la résistance au présent,

avec la résistance au sentiment de honte que peut inspirer le présent, on ne

s'étonnera pas de ce que la France soit un pays d'où surgissent, sporadiquement,

de grands penseurs.

La honte, ici, ne tient pas d'abord à l'injustice de l'imputation à un auteur

d'une thèse qui n'est pas la sienne: je n'arrive plus à imaginer ce que Bruno

Latour devrait faire pour qu'“on” (la rumeur ou les collègues malveillants) cesse

de lui imputer la thèse selon laquelle les sciences relèveraient d'une simple

causalité sociale, culturelle ou politique. La honte tient à ce que, même si c'était

le cas, et ce l'est indéniablement pour certains protagonistes “postmodernes” de

la scène contemporaine, la proposition constitue un véritable poison pour la

pensée. Proposer aux scientifiques de lier leur juste courroux à une référence

écrasante, une référence qui, par nature, est faite pour exclure toute négociation,

c'est les soumettre à la tentation de se camper en défenseurs de la civilisation,

exigeant à bon droit de l'autre une reddition sans condition: toute mise en

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discussion de ce que l'on appelle l'objectivité scientifique ouvre la porte aux

Mussolini, Hitler (et autres Le Pen). Et ceux-ci se voient derechef dotés du

pouvoir de paralyser la pensée. Avec le mot d'ordre “la science objective ou la

porte ouverte à la barbarie”, un passé terrible et un présent menaçant sont bel et

bien instrumentalisés, utilisés, rendus disponibles pour de petits règlements de

compte haineux. Il n'est peut-être pas impossible, par un travail extrême de

l'imagination, d'admettre que Jean-Paul II puisse comparer les foetus avortés avec

les victimes d'Auschwitz. Lorsqu'il s'agit de guerre académique, l'imagination

démissionne face à l'obscénité.

Que, depuis plus d'un siècle maintenant, la question de l'objectivité

scientifique ait été capturée dans des opérations violentes, politiques, sociales et

culturelles, est indéniable. Et l'objectivité, aussi bien que l'affirmation d'une

volonté ou de valeurs venant “avant” l'objet, ont servi de slogan pour couvrir ou

 justifier des crimes. Bien sûr, on pourra toujours dire ensuite que les critères qui

ont servi aux eugénistes lors d'opérations systématiques de stérilisation n'étaient

pas “vraiment” objectifs. Mais il faudra s'en souvenir bientôt, lorsque la

cartographie du génome humain donnera à la notion de “groupe à risque”

l'autorité des sciences expérimentales. Il faudra bien sûr apprendre à reconnaître

l'ensemble des opérations de capture dont feront l'objet les savoirs produits par

les biologistes de laboratoire, mais aussi, hors slogan, construire une pensée de ce

que les biologistes de laboratoire appellent preuve, de sa portée, de ses

conditions, de son prix. Sauf à tomber dans les énoncés ronflants produits en

1995 par le Comité consultatif national d'éthique à propos de la connaissance de

ce que l'on nomme désormais les “prédispositions génétiques”: “Il est après tout

admis par tous que c'est en assumant son destin que l'on peut exercer au mieux sa

réelle liberté qui ne serait sans cela que velléité.” ( Le Monde, 7-1-98). Les

corrélations statistiques (objectives) construisant un groupe à risque promues au

rang de destin à assumer?

Je refuse de déclarer la guerre à Jean-Pierre Changeux et ses amis en

allant pêcher chez Hitler ou Mussolini les citations associant destin et liberté

contre velléité. Je veux tenter de construire une position qui me permette de

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parler aux biologistes, qui aide les biologistes à parler avec les sociologues, les

anthropologues, les syndicalistes. Et qui donc permette de rendre discutable la

référence à l'“objectivité”, avec tous les risques de la discussion, avec tous les

risques de l'apprentissage mutuel de ce qui, pour l'autre, fait réalité. Ce que

 j'appelle une paix à construire, et cela malgré les fauteurs de guerre totale qui ne

manqueront pas de proposer aux scientifiques de se mobiliser contre l'expression

“faire réalité” que je viens délibérément d'employer, de leur proposer d'y voir la

porte ouverte à la bête baveuse.

La paix: entre démobilisation et trahison

Quittons maintenant les poisons français pour prendre au sérieux ce qui

me semble le plus intéressant dans cette “affaire”, la mobilisation de beaucoup de

scientifiques, leur satisfaction discrète ou affichée de ce que l'un des leurs a fini

par agir, par réduire au ridicule les “beaux parleurs”, ces gens qui savent

comment manier les mots, beaucoup trop de mots, des mots que les scientifiques

n'ont jamais appris à utiliser. Des mots dont ils se méfient, parce qu'ils semblent

donner à ceux qui les manient la capacité de se défiler, d'échapper comme des

couleuvres sophistes aux honnêtes questions de ceux qui veulent obtenir les

garanties de leur respect pour l'objectivité scientifique. Sokal a réussi à retourner

ces mots nouveaux et sophistiqués contre leurs utilisateurs. Il y a matière à se

réjouir. Ensemble, au-delà des nombreux désaccords qui peuvent diviser les

scientifiques. Ils se fichent bien de Lacan, Kristeva, Deleuze ou Bergson. Ils neles ont jamais lu et entendent bien ne jamais les lire. L'important est de remettre à

leur place les beaux parleurs. Ensemble, humbles travailleurs de la preuve

mobilisés contre les parasites irresponsables jouissant sans travail du luxe des

mots qu'ils détournent à loisir.

Poser la question “et la paix?” en temps de mobilisation relève soit d'une

bonne volonté réconciliatrice déplacée, soit du travail d'invention propre aux

diplomates, ces fabricateurs de monde qu'haïssent unanimement ceux qui,

affrontés, pensent avoir la vérité, le droit ou le bien de leur côté. Ce qui suit est

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l'exploration d'un monde fabriqué sur un mode diplomatique, d'un monde qui

n'existe pas puisqu'en seront éliminées toutes les “bonnes raisons” de prendre

parti, toutes les mises en accusation, plus légitimes les unes que les autres, des

excès de la partie adverse, toutes les mises en cause des effets de pouvoir, de

mode ou de presse. C'est donc aussi une expérience de pensée, ainsi que le disent

les physiciens lorsqu'il s'agit pour eux d'inventer une situation fictive qui

exhiberait les conséquences observables d'une hypothèse théorique.

Afin de pouvoir poser la question de la paix, je voudrais d'abord tenter de

saper l'unanimité des “travailleurs de la preuve”. En l'occurrence, il s'agit, comme

c'est toujours le cas avec les diplomates lorsqu'ils tentent de faire exister une

possibilité de paix, de traduire en trahissant, et de trahir sur un mode assez

particulier, qui suscite la division interne dans les camps affrontés, qui

démobilise et inspire les doutes, qui fasse exister des “traîtres” pour qui une paix

pourrait être possible, là où les mots d'ordre disent la guerre inévitable. On dit la

femme “traîtresse”, et je veux donc faire de la question de la paix un opérateur de

démobilisation et un vecteur de trahison. J'ai été chimiste et je veux donc en faire

un acide qui dissolve les blocs mobilisés et démoralise les oppositions. Tentons

donc d'abord de diviser les scientifiques.

La guerre des sciences est mal nommée. Il faudrait bien moins parler de

science que de physique. Sokal (et Bricmont) ne sont pas des scientifiques qui se

trouvent être des physiciens. Qu'ils soient physiciens ne doit rien au hasard.

Jamais un chimiste ne se serait rêvé auteur de la “blague” de Sokal. Jamais il

n'aurait supposé qu'une revue puisse prendre au sérieux un article qui lierait le

destin de ses molécules et de ses réactions à des références sophistiquées

impliquant le féminisme, le phallogocentrisme ou une autre composante de la

pensée dite postmoderne...

Ceci, au demeurant, n'aurait pas été le cas il y a quelque deux siècles, en

cet âge des Lumières qui suscite la nostalgie du duo Sokal-Bricmont. A cette

époque, Denis Diderot avait, dans  Le rêve de d'Alembert , ri de l'idée que la

matière de nos amis physiciens puisse permettre de donner sa signification à ce

processus extraordinaire, l'apparition progressive d'un poulet à partir d'un oeuf 

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fécondé. Et il avait, avec quelques autres, mis en connexion la lutte contre le

pouvoir académique, élitiste et abstrait, avec la cause de la chimie. La chimie,

résistant aux prétentions des cartésiens ou des newtoniens à dominer tout à la fois

la population des phénomènes et le peuple de ceux qui les étudient, intéressait les

défenseurs de la liberté de spéculer et d'expérimenter. Et donc mon chimiste

imaginaire du XVIIIe siècle aurait pu proposer avec Diderot une construction

critique, politique et sociale de la notion de réalité physique obéissant à des lois.

Et il aurait pu également reprenant Diderot, Buffon, Lichtenberg, Goethe, et un

peu plus tard Schelling et Hegel, mettre en scène la manière dont les enjeux de sa

science peuvent devenir matière à pensée pour des constructions non

scientifiques.

Ce n'est plus le cas. La chimie est aujourd'hui considérée par les

physiciens comme “réduite”, une sorte de physique appliquée, obéissant aux lois

de la physique. Que jamais un chimiste contemporain ne puisse rêver devenir

l'auteur d'une plaisanterie à la Sokal renvoie d'abord au fait que sa science est bel

et bien considérée comme une construction quelque peu sociale par beaucoup de

ses collègues physiciens (la chimie est d'abord “utile”), ensuite au fait qu'il ne

trouverait pas dans la littérature les citations nécessaires renvoyant à la chimie, et

enfin au fait que les éditeurs de Social Text  auraient peut-être hésité plus

longtemps (encore) avant d'oser publier un texte bizarre proposé non par un

théoricien de la physique mais par un vulgaire chimiste....

Que des physiciens comme Sokal, Weinberg ou Bricmont puissent se

présenter comme les véritables défenseurs de la rationalité scientifique, et que

Sokal ait pu se faire passer pour l'un de ces rares physiciens qui aurait la lucidité

de comprendre l'inséparabilité entre les problèmes auxquels est confrontée sa

science et les grands enjeux de la pensée contemporaine (à distinguer des enjeux

politiques, économiques et sociaux de la biotechnologie par exemple) sont deux

faces de la même pièce. Et la situation a ceci de remarquable que la défense

proposée par les physiciens de l'objectivité de leurs lois les voue à se considérer

en effet eux-mêmes comme les seuls véritablement habilités à représenter “la

science”.

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Le temps n'est plus où Galilée affirmait que la Nature est écrite en

caractères mathématiques, où Laplace spéculait à propos d'un démon capable de

contempler et de calculer l'univers à la manière d'un gigantesque système

planétaire. On pouvait voir dans cette fougue réductionniste l'audace de grands

créateurs, ou l'arrogance spéculative qui toujours menace l'homme de science.

Aujourd'hui, le physicien Sokal peut identifier sans même y penser “réalité” et

“réalité physique”, et considérer qu'il a tendu un piège grossier en se présentant

comme un physicien mettant en cause l'idée que le monde extérieur ait des

propriétés indépendantes des êtres humains et encodées dans des lois physiques

éternelles dont les humains (les physiciens) peuvent obtenir une connaissance

fiable, quoiqu'imparfaite et hypothétique... Respecter les “lois de la physique”

tout en se refusant de parler à leur sujet de “lois de la nature” semble désormais

inconcevable, manifester un relativisme honteux, voire même une mise en doute

solipsiste quant à l'existence de la réalité. Et cela même si les approximations et

les tours de passe passe que Sokal & Cie pensent pouvoir reprocher à leurs

victimes ne sont rien par rapport à ceux que nécessite - comme l'avait déjà vu

Diderot - l'idée d'expliquer le développement de l'embryon, sans parler du

cerveau, en termes d'une réalité définie par les susdites “lois éternelles”.

En fait, le moment où la mise en identité de la physique et de “la

science” est devenue un quasi mot d'ordre, alors que la référence à la “réalité

physique” devenait partie prenante de la manière dont les physiciens exigeaient

d'être reconnus par tous les autres, peut être assez précisément daté. Il nous

renvoie à une autre époque de conflit, au tournant de ce siècle, au cours de

laquelle ont été mis en crise aussi bien la portée et les prétentions de la pensée

critique, que les valeurs et les promesses associés au progrès scientifique et que

le but de la physique, sa vocation à comprendre la “réalité”. En Allemagne et en

Autriche, font partie de cette crise la longue controverse entre Ludwig Boltzmann

et Ernst Mach, l'attaque violente de Max Planck contre le même Mach1, et la

création du cercle Ernst Mach, qui allait devenir le fameux “Cercle de Vienne”.

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En France, l'affaire a pris des tonalités ouvertement politiques avec la querelle

sur la “banqueroute de la science”. Et elle a même marqué l'histoire du

matérialisme dialectique, avec l'assez brutale prise de position de Lénine dans

 Matérialisme et empirio-criticisme.

A la fin de la crise, la plupart des questions étaient, évidemment, restées

sans réponses. A l'exception de celles qui regardaient la physique et son rapport à

la réalité. Des physiciens comme Pierre Duhem, Ernst Mach et même Henri

Poincaré font figure de vaincus, des étiquettes leur sont accolées, qui permettent

de comprendre pourquoi ils ne pensaient pas en “vrais” physiciens:

conventionnaliste, instrumentaliste, etc. Quant aux atomes, ils existent désormais

vraiment, faisant la nique au scepticisme critique. Une physique de type nouveau,

baptisée physique théorique, transcende toutes les autres sciences en allant “au-

delà des phénomènes”. Elle annonce la vocation et les valeurs de cette physique

qui a permis à Sokal de piéger les éditeurs de Social Text , physique

révolutionnaire qui s'enorgueillit de nier ce que chacun croit, véritable tête

chercheuse de l'humanité. Car les “croyances” de l'honnête homme devraient

désormais être suspendues à la question de savoir si le réel quantique est ou non

voilé, si le chat de Schroedinger est ou non susceptible de mourir avant que

l'observateur ouvre sa boîte, ou si l'Univers n'aurait pas pour raison d'être la

connaissance qu'il “construirait de lui-même” un beau jour, lorsqu'il serait

décrypté par des êtres connaissants, en l'occurrence les humains, et plus

précisément les physiciens (le beau jour est arrivé!)

Je viens de faire allusion au fameux “principe anthropique”, dû à des

physiciens et non à des philosophes spéculatifs. Ce principe donne la mesure du

 jugement porté par ces physiciens à propos des autres sciences. Si Sokal et les

autres jugent anathème la notion de connaissance liée à un “point de vue”

(standpoint ) proposée par certains penseurs américains (et notamment par

certaines féministes), le principe anthropique, quant à lui, réduit bel et bien à une

question de point de vue la multiplicité des intérêts que traduisent nos savoirs

1 Cf. Isabelle Stengers, “La guerre des sciences”, Cosmopolitiques 1, La

Découverte/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996.

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scientifiques, de la physique phénoménologique aux sciences sociales en passant

par la biologie. L'“homme” auquel fait allusion le principe anthropique est en

effet soit l'observateur de la mécanique quantique, soit un être dont l'existence

requiert la disponibilité d'une certaine quantité de carbone dans l'univers. De la

Terre, des êtres vivants, des histoires multiples, sociales, intellectuelles,

techniques dont l'observateur conscient de la mécanique quantique est partie

prenante, le principe anthropique n'a rien à dire. Le seul problème que la

physique puisse construire à son sujet est celui de cette fameuse quantité de

carbone nécessaire à la formation de biomolécules: un beau problème certes,

mais un problème somme toute assez limité. Pourquoi ne pas parler du “principe

carbonique”? Pas du tout répondra le défenseur du principe, vous ne comprenez

rien à ce qu'impose la notion de “réalité physique”. Le carbone n'est pas

seulement la limite de la pertinence de nos théories physiques, il marque aussi la

limite de la connaissance théorique elle-même, de la connaissance directement

autorisée par les “lois” de la réalité physique. Tout ce qui suit la présence du

carbone, qu'il s'agisse de l'apparition des vivants ou des sociétés humaines,

renvoie seulement à l'ordre du récit, un récit anecdotique et contingent, affaire de

hasard et de circonstances. Récit qui ne nous intéresse que pour une raison de

“point de vue”, parce que nous en faisons partie.

Mon intention n'est pas de “critiquer” les physiciens, même si je ne peux

dissimuler une certaine ironie lorsqu'ils acceptent, fût-ce à titre d'hypothèse, que

leur science pourrait les mener à spéculer sur le rôle de la conscience humaine

dans la vie ou la mort d'un chat spéculatif, ou sur la signification de l'Univers. Je

veux souligner simplement que le piège tendu par Sokal n'était pas là où il le

situait lui-même. Les éditeurs de Social Text , en prenant au sérieux, ne serait-ce

qu'à titre hypothétique, la possibilité que l'avenir de la physique théorique puisse

être lié aux enjeux des cultural, feminist ou critical studies, acceptaient l'essentiel

des prétentions de cette science, sa position nec plus ultra, même s'il s'agissait

d'en contester certaines modalités. Ils acceptaient, eux les experts en

dénonciation des pouvoirs, le plus étrange des partenaires. Un partenaire aussi

étrange que Fritjof Capra ou David Bohm, pour ceux qui s'intéressent aux ponts à

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construire entre pensées de l'Ouest et de l'Est: la “rencontre” proclamée entre les

chemins de la sagesse orientale et les constructions théoriques de la physique

contemporaine n'est autre qu'une “rencontre au sommet”. Bohm et Capra se sont

adressés, en bons physiciens, aux seuls qu'ils jugeaient dignes d'être leurs égaux,

les grandes traditions spirituelles de l'Asie. Je ne sais pas ce qui, de ces traditions,

a été purifié et éliminé pour créer l'apparence d'une ressemblance, mais en ce qui

concerne la physique, ce qui s'y prête est précisément cet aspect de la physique

qui exhibe le plus clairement le pouvoir auquel elle prétend, pouvoir de réduire à

l'illusion, à une simple question “de point de vue” toutes les autres formes de

connaissance, scientifiques ou non.

Qu'il s'agisse du faux Sokal qui a réussi à piéger les éditeurs de Social

Text , de Capra, ou de Bohm, ces auteurs partagent donc un trait commun, au-delà

de leurs choix d'orientation respectifs: ils considèrent comme normale et légitime

la position de pouvoir qui rend ces choix possibles.

Je l'ai dit, ma stratégie est de diviser, de démobiliser. Je pose donc la

question de savoir si les théoriciens de la physique, pour qui la réalité (physique)

est dotée de lois éternelles qu'il appartient à eux, et à eux seuls, de déchiffrer,

sont les meilleurs représentants de ces scientifiques aux intérêts divers au nom

desquels ils sont partis en guerre. Dès lors qu'il parle des “lois fondamentales de

la nature”, n'est-ce pas le physicien lui-même qui déclare la guerre, et la déclare à

tous? La paix pourrait alors passer par le rire, un rire susceptible de réunir les

“penseurs critiques” et les scientifiques, à commencer peut-être par les “vulgaires

chimistes”.

De “douces victoires” 

Il s'agit maintenant de diviser l'autre “camp”, et j'entends par là “nous

autres”, tous les penseurs sophistiqués, subtils, cultivés qui répondraient par un

petit sourire ironique à ce véritable cri du coeur de Sokal lorsqu'il écrit à propos

des sociologues que le problème avec leur méthode, c'est qu'elle leur interdit

d'énoncer que “la communauté scientifique étudiée est arrivée à la conclusion X

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parce que X est la manière dont le monde est vraiment”, et cela, souligne-t-il,

“même si c'est bel et bien le cas que X désigne la manière dont est le monde, et

que c'est la raison pour laquelle les scientifiques en sont venus à le croire”.

Je veux affirmer que Sokal pose ici un problème crucial et, en un sens

sur lequel je reviendrai, un problème éthique. La réaction de Sokal, et d'autres

scientifiques - et cette fois nous pouvons inclure les chimistes, les biologistes, les

géologues, les paléontologues, etc. - traduit la révolte d'un peuple qui se vit

laborieux (les “travailleurs de la preuve”) à l'encontre de beaux parleurs, libres de

discourir à loisir puisqu'ils méprisent le travail de la preuve. Que ceux-là

méprisent le travail des autres, c'est-à-dire osent parler de la pratique de ces

autres sans que le monde, tel qu'il est vraiment, intervienne jamais, “cela veut

dire la guerre”. Et je pense qu'il s'agit de prendre cela au sérieux. En effet,

certains modes de description “veulent dire la guerre”, et il ne sert à rien, comme

le font certains de nos amis américains, de conférer à cette guerre les nobles

allures d'une lutte post-coloniale ou anti-impérialiste. Ni non plus de protester,

comme le font bien des sociologues constructivistes: “Mais nous ne leur

contestons pas le droit de parler du monde tel qu'il est, ils sont parfaitement libres

de cultiver leurs croyances professionnelles, nous exigeons simplement le droit

de ne pas partager ces croyances. Si les scientifiques demandent que chacun

partage leurs croyances, la thèse selon laquelle leurs interprétations sont fidèles

au monde, la guerre est justifiée, elle est sainte, et nous sommes du bon côté.

Chacun a droit à ses croyances, mais nul ne devrait revendiquer le droit de les

imposer aux autres...”. Cette posture libérale-tolérante est un peu facile et

quelque peu hypocrite, je vais tenter de le montrer.

Pour ce faire, je vais d'abord mobiliser un allié scientifique de la pensée

constructiviste, à savoir le biologiste Stephen J. Gould. S'il existe un scientifique

positivement intéressé à l'approche constructiviste, historique, sociale et politique

des sciences, c'est bien Gould. Je vais commenter ici le compte rendu2 très positif 

que Gould a proposé du livre The Great Devonian Controversy. The Shaping of 

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Scientific Knowledge among Gentlemanly Specialists de Martin Rudwick. Ce

livre est une étude de cas menée selon les règles de l'approche historique

constructiviste des controverses scientifiques.

Après avoir dit sa joie, son intérêt, son admiration, Gould avance deux

critiques. La première est que ceux des lecteurs qui ne savent pas comment les

géologues sont finalement arrivés à résoudre les points controversés (touchant la

datation de la Terre) risquent bien de terminer le livre dans un état de confusion

intellectuelle totale. La seconde est que Rudwick décrit l'interprétation qui a

finalement établi le consensus à propos de la controverse devonienne à la

manière d'un traité négocié avec succès.

Prenons la première critique. Gould reconnaît que le récit de Rudwick 

respecte avec une rigueur sans compromis la règle des historiens selon laquelle

les événements du passé ne devraient pas être lus à la lumière de ce qui a suivi, et

il adhère à ce principe de symétrie (ne pas expliquer la position de ceux qui

seront “vaincus” à partir des raisons qu'ils avaient de se tromper). Son problème

est d'ordre technique. Il craint que les lecteurs, à l'exception de quelques

centaines, n'y comprennent plus rien. Et cela non pas parce que leur lecture serait

fourvoyée, parce qu'ils seraient anxieux, trop anxieux de savoir qui avait raison et

qui avait tort, frustrés qu'on ne leur dise pas comment la Terre doit être datée,

comment les arguments opposés doivent être jugés. La question pour Gould n'est

pas celle de mauvaises habitudes. Les romans policiers ne donnent pas la solution

aux premières pages, et le lecteur sait attendre. Le point est que même les plus

complexes des romans policiers sont infiniment plus simples que la controverse

devonienne.

Arrêtons nous sur ce point. Je voudrais montrer qu'il fait déjà intervenir

implicitement cette référence réputée infâme par les constructivistes sociaux et

autres postmodernes, “le monde”, ici “la Terre”. La Terre intervient pour

expliquer non pas comment les scientifiques se sont mis d'accord, mais pourquoi

l'histoire de leur controverse est à ce point plus dense, plus complexe, plus

2 Stephen J. Gould, “The Power of Narrative”, in  An Urchin in the Storm, Penguin

Books, 1990, p. 75-92.

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étourdissante que n'importe quelle histoire “purement humaine”.

Tous les géologues engagés dans la controverse, quelles que soient leurs

oppositions, s'accordaient sur un point: il devait y avoir une bonne manière de

rassembler et d'interpréter la masse des faits, de dater les multiples strates, car la

Terre “telle qu'elle est vraiment” doit pouvoir faire concorder l'ensemble. Et cet

accord n'était pas une question de croyance mais de pratique. La Terre peut bien

être dénuée du pouvoir d'annoncer ce qu'est sa vérité, mais la pratique des

géologues lui confère un pouvoir très singulier, celui de garantir l'existence d'une

solution. C'est pourquoi ils ne peuvent vivre leurs conflits sur un mode tranquille,

cynique ou résigné. Ils sont contraints à accumuler de nouvelles données, à

construire de nouveaux arguments, à prendre en compte les divergences, à

multiplier toujours plus les éléments d'une situation afin de créer les conditions

d'une convergence possible. Ce que les géologues cherchaient, cherchaient

passionnément, n'était pas seulement la victoire sur leurs adversaires, c'était ce

que Gould appelle une “douce” victoire.

“Douce” signifie d'abord que les protagonistes de la controverse étaient,

au-delà de leurs divisions, unis par leur conviction commune qu'il existe une

bonne solution. On peut dire d'une controverse scientifique (sauf cas que les

scientifiques jugeront pathologiques) que la distribution appelée à émerger entre

vainqueurs et vaincus constitue le but commun de tous les protagonistes. Rien

n'est plus ridicule que de jouer les justiciers, défenseurs des vaincus d'une

controverse scientifique, car le vaincu n'est pas un opprimé, il a travaillé aussi

bien que le vainqueurs pour qu'il y ait un vainqueur et un vaincu. En ce sens, la

controverse, quel que soit son caractère polémique, ressemble plus à un jeu de

rôle qu'à une véritable guerre, et, à choisir, beaucoup des protagonistes

préféreraient certainement se retrouver, à la suite d'une “douce” victoire, dans le

camp des vaincus que de se résoudre à reconnaître le caractère indécidable du

problème. Idéalement - et c'est arrivé au long de l'histoire des sciences - le vaincu

peut même se réjouir de la solution, la célébrer avec le vainqueur.

La seconde critique de Gould fait également intervenir implicitement la

“Terre”, et cette fois pour contester que la conclusion de la controverse

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devonienne soit, à la manière d'un traité de paix, assimilable à un compromis

purement humain. Il va jusqu'à écrire à propos d'un vainqueur, Murchinson, qu'il

“avait raison”. Ce qui signifie que, dans ce cas, la conclusion est bel et bien une

“douce” victoire, ce que Gould appelle l'un des plus grands triomphes de la

connaissance humaine.

La Terre joue donc un double rôle dans la critique de Gould. D'abord, en

tant que sujet d'une controverse scientifique, elle contribue à expliquer sa

complexité effarante spécifique. Ensuite parce que, quels qu'en soient les

ingrédients, la conclusion de la controverse la désigne sur un mode qui permet

aux géologues contemporains de comprendre cette complexité effarante et de s'en

délecter, alors que le lecteur ordinaire se perd quant à lui dans des arguments

auxquels il ne comprend plus rien.

Ces deux rôles sont distincts puisque certaines controverses n'arrivent

pas à une conclusion satisfaisante, mais ils sont liés. En effet, c'est seulement par

référence à une “douce victoire” possible que nous pouvons comprendre le

pouvoir de la référence commune à produire l'unité dans le désaccord.

En ce qui me concerne, je n'ai pas le moindre problème à reconnaître

que, depuis la conclusion de la controverse devonienne, nous pouvons affirmer

que la Terre a à peu près 4,6 milliards d'années. Ou à m'en réjouir. Bien sûr la

Terre “en elle-même” est restée muette au sens où elle n'a confié son âge à

personne. Et aucun “fait” pris en particulier n'a le pouvoir de dire cet âge. Ce qui

m'importe est que la victoire soit proclamée “douce” par ceux là même que je

tiens pour les critiques les plus exigeants, ceux qui ont les meilleures raisons

d'être critiques, bien meilleures en particulier que les sociologues. Car pour les

géologues, il ne s'agit pas d'une étude de cas parmi d'autres. C'est de leur travail

et de leur passion qu'il s'agit, et non pas au sens d'une validité épistémologique

quelconque, mais au sens où tous vont désormais dépendre de cet âge.

Car, contrairement à un traité négocié, la conclusion de la controverse

n'est pas la fin, mais le début d'une histoire pour les géologues qui doivent la

produire. Si la datation consensuelle est issue d'un compromis plus ou moins

boiteux, résultant d'un choix plus ou moins arbitraire entre ce qui compte et ce

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qui ne compte pas, c'est l'histoire de la géologie qui boitera et prolongera

l'arbitraire. Qui plus est, si la Terre datée doit guider de nouvelles questions, de

nouvelles interprétations, elle va, ce faisant, devoir participer à de nouvelles

mises à l'épreuve, dont les protagonistes du XIXème siècle ne pouvaient prévoir

la nature, mais dont ils savaient qu'elles seraient exigeantes. Et c'est parce qu'ils

savaient les exigences que leur consensus devraient satisfaire, les risques que

seraient appelés à courir leur solution, qu'ils savaient aussi ne pas pouvoir se

contenter de compromis humains plus ou moins boiteux. La victoire devait être

“douce”, il en allait de leur réputation future dans l'histoire de la géologie.

Toutes les histoires de sciences ne répondent pas à cet idéal, mais la

singularité des sciences est que certaines de ses histoires y répondent. Et donc

 j'accepte l'âge de la Terre comme un “fait bien fabriqué”, comme le dirait Bruno

Latour, ou comme un superbe faitiche3, capable de soutenir la prétention que,

alors même que ce sont des humains qui l'ont construit, il doit son existence à

une relation exigeante et réussie avec la Terre, et non à une négociation humaine

productrice de croyance.

Je fais ici l'hypothèse que c'est la possibilité de “douces victoires”

spécifiques aux sciences que Sokal et bien d'autres veulent voir reconnue

lorsqu'ils accusent obstinément les constructivistes sociaux de nier l'existence du

monde “là, dehors”, de le réduire à un objet de croyance. Et même lorsque le

physicien Stephen Weinberg se permet d'écrire que “les lois de la physique sont

réelles à peu près au même sens que les cailloux dans un champ, et pas du tout au

sens où les lois du base-ball le seraient4

“, nous devrions nous retenir de rire. Biensûr comparer à celui d'un caillou le mode d'existence de lois qui ont pour

ingrédient le CERN, et tout ce que cela implique, ou le défunt super-

collisionneur, et tout ce qu'il est mort de n'avoir pas réussi à faire tenir ensemble,

3 Bruno Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches,

Synthélabo/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1996.4 L'article de Weinberg, paru dans le New York Review of Books (8 août 1996) a été

le temps fort de l'affaire Sokal aux Etats Unis. Non seulement Weinberg, prix Nobel,donnait sa bénédiction à son jeune collègue, mais encore il faisait monter les

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est assez comique. Mais si nous voulons donner une chance à la paix, nous

devons admettre l'hypothèse que peut-être Weinberg n'entend pas nous imposer

que le monde, là, dehors, est régi tel quel par les lois que découvre la physique

(et donc, pas la chimie, la géologie, etc.) Nous pouvons entendre un quasi-

Weinberg affirmant que, quelles que soient nos croyances conflictuelles, le

caillou dans le champ a “en lui-même” le pouvoir de faire une différence pour

ceux dont il blesse l'orteil ou qu'il fait trébucher, alors que les règles du base-ball

n'ont pas d'autre pouvoir que celui que nous leur donnons.

Bien sûr cette distinction doit être travaillée pour être d'une quelconque

utilité. Le caillou n'a aucun pouvoir “en soi” de faire trébucher. C'est nous qui, en

tant que créatures bipèdes, lui donnons ce pouvoir. Le caillou n'a aucun pouvoir

indépendamment de sa relation à autre chose, et en l'occurrence son pouvoir sur

nous nous définit nous-mêmes comme ces animaux qui ont pris le risque de

marcher sur deux pieds possiblement nus, au lieu de galoper sur quatre sabots.

De même la Terre n'a aucun pouvoir de menacer nos interprétations

indépendamment de la relation que les géologues ont nouée avec elle. Et son

pouvoir sur les géologues les définit eux-mêmes en tant que scientifiques,

cherchant à construire une “douce” victoire, non à remporter la victoire par tous

les moyens.

Que se passerait-il si, à la manière des postmodernes, nous cherchions

néanmoins à construire une analogie entre le base-ball et les sciences? Identifier

les règles du jeu et la manière dont les résultats construits par les scientifiques

donnent sa règle à la suite de leur histoire “signifie la guerre”. En revanche, une

analogie peut peut-être être construite au niveau de la pratique, et plus

précisément de l'engagement qui définit non une croyance mais une pratique,

avec les risques spécifiques qui la caractérise.

Le joueur de base-ball accepte que sa conduite sur le terrain puisse être

 jugée par l'arbitre en termes des règles qui définissent le jeu. Il se sait au risque

du coup de sifflet, et même s'il peut essayer de tricher, sa tricherie renvoie encore

enjeux, liant directement l'avenir de la civilisation avec les respect du caractèrepurement “non humain” des lois physiques.

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aux contraintes du jeu. Il n'y a pas d'arbitre en science, mais les scientifiques5 

veulent, en tant que scientifiques, réussir à faire de ce à quoi ils s'adressent un

arbitre. Il faut que leurs interprétations soient contraintes par ce à quoi ils ont

affaire. Nier par principe le pouvoir de ce qu'ils appellent la réalité à faire une

différence, à contraindre leurs conclusions, revient à nier que les règles du jeu

fassent une vraie différence pour les joueurs. Comme s'ils s'entendaient pour faire

“comme si” ils les respectaient. La signification des règles du jeu ne se réduit pas

plus à la menace du coup de sifflet de l'arbitre que le “témoignage de la Terre” ne

se réduit à la défaite des vaincus. Niez que la victoire des vainqueurs ait été

douce, et cela signifiera la guerre. Mais essayez d'affirmer face à un amateur qu'il

n'y a pas de différence entre un superbe coup au but et un but obtenu par

tricherie, l'arbitre étant inattentif ou corrompu. Cela signifiera tout aussi bien la

guerre.

Pourquoi les sociologues, et les penseurs postmodernes semblent-ils

avoir si peur de reconnaître que la “réalité” joue bel et bien un rôle dans la

pratique scientifique? Pourquoi en viennent-ils même à utiliser des arguments

étranges, tel que celui que Weinberg cite avec dérision et fureur: un esprit fort

aurait invoqué le fait que des films appelant à la prière sont projetés sur certaines

lignes pendant le décollage des avions pour éviter d'avoir à reconnaître que la

réussite que constitue un avion capable de décoller et de voler ait quelque chose

de spécifique à voir, non bien sûr avec une référence aussi grandiose que les lois

de la nature, mais avec les relations entre vitesse, forme des ailes, fuselage, etc.

laborieusement établies par les physiciens et les ingénieurs, et ce sur un mode quiaffirme positivement leur indépendance par rapport aux convictions

philosophiques ou religieuses de ceux qui les ont définies ou les exploitent.

Je pense que nous avons affaire, de la part de ces auteurs, à une crainte

assez curieuse, la crainte que s'ils acceptent de donner quoi que ce soit aux

pratiques scientifiques et techniques, ils seront bientôt contraints de tout leur

5 Je ne parle pas ici de tous les scientifiques, et notamment pas des spécialistes dessciences sociales et humaines qui miment les sciences dites de la nature. Voir à ce

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donner, y compris l'idée bizarre que la nature serait régie par des lois éternelles

que les physiciens seraient là pour découvrir. Avec les amateurs sportifs au

moins, les relations sont plus tranquilles. Si vous admettez qu'en effet les règles

du jeu font une différence pratique qui n'a rien à voir avec une croyance parce

qu'elles participent à la fabrication du corps même du joueur, de sa perception de

ses relations avec les autres joueurs, du mouvement de la balle et de la position

de chacun sur le terrain, vous savez que vous resterez libre d'étudier d'autres jeux,

avec d'autres règles qui fabriquent d'autres corps. Tandis qu'avec les sciences...

Mais je dirais qu'il en va précisément de la même manière avec les sciences, et

que l'idée qu'il n'en va pas de la même manière, l'idée que si vous reconnaissez

que la réalité est impliquée, activement impliquée dans une pratique scientifique,

vous serez bientôt contraint de reconnaître que la science découvre la réalité, est

au noeud du problème. C'est elle qui crée une situation de guerre, une situation

où chaque succès d'un camp signifie une défaite de l'autre.

Tel est en effet le piège où tombent beaucoup de critiques de la science,

ou de constructivistes sociaux: si nous acceptons quoi que ce soit, on nous fera

tout accepter, même cette grandiose “théorie de tout” que les physiciens tentent

de construire. Nous serons contraints de reconnaître que c'est de la science,

finalement, que nous devons attendre la réponse à nos questions. Et ce qu'ils

oublient - ce que les scientifiques cherchent en effet souvent à nous faire oublier -

c'est que la réussite que traduit l'“implication de la réalité” ne correspond pas à

un privilège général des sciences, mais le succès qu'elles visent, ce qui donne leur

valeur aux réponses qu'elles obtiennent. Elles n'ont pas le monde comme arbitre,

elles réussissent parfois à créer une relation qui donne à un terme le pouvoir

d'arbitrer.

Autrement dit, il n'y a pas grand risque à ce que les sciences soient

capables de répondre à “nos” questions, à faire taire nos discussions,

postmodernes ou autres. Elles ne peuvent que les compliquer, et c'est,

personnellement, une possibilité qui est loin de me déranger. En tant que

sujet Isabelle Stengers, Pour en finir avec la tolérance, Cosmopolitiques 7, LaDécouverte/Les empêcheurs de penser en rond, Paris, 1997.

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philosophe, je n'ai pas de problème à vivre sur une Terre vieille de 4,6 milliards

d'années, ni non plus à ce que certains problèmes que je travaille fassent de moi

l'une des nombreux héritiers de cette “douce victoire” à travers les nombreuses

autres histoires qu'elle a rendues possibles, par exemple la nouvelle histoire de

Gaïa. Et je me sens libre de me reconnaître héritière parce que la datation de la

Terre n'est pas du tout un merveilleux premier pas vers une réponse complète et

enfin scientifique aux questions que pose la signification de nos vies sur cette

Terre. De même, reconnaître que nous devons, au moins partiellement, les avions

qui décollent et volent au travail spécifique des ingénieurs aéronautiques

n'implique pas du tout que les succès de l'aéronautique permettent de faire

l'économie de la prière. Simplement que nul, quelle que soit l'intensité de sa foi,

n'oserait prendre un avion sachant que c'est à la prière et non à la compétence

technique qu'est confié son entretien. Et pourtant la prière peut aider le passager

pendant le décollage, comme elle peut aider le joueur de base-ball avant le

match, ou même l'ingénieur au moment où il est confronté à une difficulté

technique. Ne devons-nous pas reconnaître que la prière est et reste la technique

la plus répandue, pour ne pas dire la plus efficace, que l'humanité ait inventée

contre la maladie....

On parle parfois de “deux cultures”, scientifiques et littéraires, comme

s'il y avait une sorte de symétrie entre les deux. Pour moi, ce n'est pas seulement

une grosse erreur mais surtout une erreur dangereuse, résultat de l'étroitesse d'un

point de vue purement académique. Il n'y a pas de division entre cultures. Il y a

des événements, des événements rares et de portée limitée, que l'on doit décrire

en termes de réussite: une situation a été fabriquée qui réussit à donner à un

phénomène le pouvoir de faire une différence. Il ne s'agit pas d'une différence

entre “science” et “opinion”, ou “science” et “narrativité” de type littéraire. La

différence se fait entre différentes interprétations rivales dont le trait principal est

qu'aucune d'entre elles n'est une opinion car toutes sont polarisées par la fabrique

compétente de la situation. Le plus souvent d'ailleurs, aucune ne serait en elle-

même très intéressante si la possibilité n'existait pas que, dans ce cas, le “monde

tel qu'il est vraiment” puisse entrer en jeu et opérer un arbitrage. Lorsque de tels

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événements se produisent, ils sont bel et bien matière à célébration. Non pas en

tant que victoire d'une “culture” sur quoi que ce soit d'autre, mais comme réussite

d'un haut fait culturel tout à fait étonnant, la création de la possibilité de

prétendre que, ici et dans ce cas, la signification de la relation créée “s'est

imposée” aux humains rivaux. Corrélativement, l'idée qu'il y ait “une autre”

culture est vide. C'est un fourre-tout, une étiquette sans intérêt englobant toutes

les pratiques pour lesquelles n'a aucun sens intéressant ou déterminant la

prétention selon laquelle les relations et significations produites ont été imposées

aux praticiens.

Pourquoi ne pas se réjouir avec les scientifiques, célébrer avec eux la

douceur d'une histoire heureusement conclue, la stabilisation réussie d'une

détermination, le fait qu'une forme de “rendez-vous” inventé et préparé avec des

moyens scientifiques, dans le contexte et selon les enjeux d'une histoire humaine

scientifique, a été accepté par quelque chose qui est étranger à la raison humaine?

Pourquoi insister sur le fait que rien ne s'est passé, que l'événement n'a pas eu

lieu, que le monde est toujours aussi résolument muet et indéterminé, et que la

réalité “rencontrée” n'est rien d'autre qu'une fiction forgée par les croyances

humaines? Est-ce la meilleure manière de résister aux intérêts et pouvoirs assez

différents qui s'agencent autour des pouvoirs locaux fabriqués par le jeu

scientifique? La question des pouvoirs assez différents que l'événement permet

aux scientifiques de mobiliser, ou qui les mobilisent, n'est évidemment pas une

autre histoire, bien séparée de la première. Néanmoins, je ne vois pas pourquoi la

résistance serait plus pertinente si certains de ses moyens mobilisent les

scientifiques contre elles. C'est pourquoi il est important de singulariser les

composantes enchevêtrées, de dissoudre, de diviser, bref, de donner une chance à

la paix.

Une éthique de la liberté

J'ai affirmé, au début de ce texte, que la question que j'allais traiter était,

au moins partiellement, une question éthique. Le terme “éthique” est chargé de

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significations multiples. Je l'ai choisi parce qu'il est étymologiquement connecté

avec “ethos”, c'est-à-dire avec la manière d'être et de se comporter, ou de se

conduire, et cela à l'intérieur d'un groupe ou avec des membres d'autres groupes

ou d'autres espèces. Je n'irais pas jusqu'à dire qu'il y a une éthique du prédateur

envers sa proie, ce serait aller un tout petit peu trop loin dans le rapprochement

entre éthique et éthologie qu'autorise leur racine commune. Néanmoins, j'emploie

le mot éthique pour désigner le problème que pose la manière dont on se définit

soi-même en relation avec d'autres, et dont, ce faisant, on définit ces autres: en

tant que partenaires, proies, prédateurs, personnes à manipuler ou à séduire,

personnes avec qui on rit ou de qui on rit.

Si la manière dont les constructivistes sociaux, les sociologues, les

postmodernes s'adressent aux pratiques scientifiques a pour vocation de nier la

réussite qui donne leur valeur à ces pratiques, la réussite qui leur permettrait

d'affirmer que la réalité à laquelle elles s'adressent a bel et bien fait une

différence, leur conduite est grossière et insultante. Elle pose un problème

éthique. Que ce problème ne soit pas usuellement reconnu en tant que tel, que le

sociologue ouvre des yeux ronds si je lui dis qu'il est insultant, alors qu'il ne fait

“que son travail de sociologue”, est tout à fait intéressant. C'est, me semble-t-il,

le résultat direct de ce que j'appellerais l'ethos académique (moderne). Ce que

nous appelons l'organisation académique peut être assez facilement caractérisé en

tant qu'état de guerre généralisé entre les différents territoires académiques. Et

ici, bien sûr, j'inclus les physiciens, les neurospécialistes, et aussi les

paléontologues qui, au nom de la science, prétendraient que les problèmes posés

par les origines humaines relèvent exclusivement de l'évolution biologique. Au

nom de sa méthodologie professionnelle, chaque habitant de ce petit monde se

sent en droit de se présenter sur un mode qui, pour une série d'autres, signifie bel

et bien la guerre: si tu gagnes, je perds.

Et la paix, dans ces conditions? Un régime de guerre généralisé mais

implicite autorise des relations d'un grand simplisme, c'est pourquoi c'est le

régime académique usuel. Pour chacun des territoires, tous les défis, toutes les

obligations, toutes les contraintes se situent à l'intérieur, dans l'établissement ou

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la stabilisation de relations avec les collègues, qu'ils soient alliés, rivaux ou

arbitres. Et plus vous ignorez, insultez ou méprisez les autres territoires, mieux

vous affichez le pouvoir définitionnel de votre discipline, l'autonomie de ses

méthodes et de ses règles. Dans la mesure où vous faites votre métier, et

seulement votre métier, vous vous sentez libre de soumettre ce que, ou ceux que,

vous décrivez aux exigences de ce métier, et vous êtes tout à fait surpris, le cas

échéant, que ceux que vous décrivez n'apprécient pas la description, se jugent

insultés. Et le sociologue dira: si les physiciens sont libres de décrire les atomes

comme ils le jugent bon, pourquoi ne serions-nous pas libres de décrire les

pratiques des physiciens selon nos propres critères?

La paix à laquelle je songe n'est pas une paix facile. On aura compris

que, en ce qui concerne les scientifiques dont j'ai parlé jusqu'ici, ceux qui ont

réussi à dater la Terre ou à compter les atomes, elle signifie d'abord éviter de

présenter les vérités pratiques qu'ils réussissent à fabriquer comme s'il s'agissait

d'autant d'illustrations d'un modèle général tout terrain, et se souvenir que c'est

seulement selon les règles très particulières de leur jeu que “valeur” et

“s'imposer” sont synonymes. Mais si nous - et je dirais ici “nous” puisque j'en

fais partie - qui ne jouons pas ce jeu reconnaissons que, pour les praticiens de ce

type, il s'agit d'utiliser toutes les ressources de leur métier afin de se priver de la

liberté commune et usuelle de décrire “comme on veut”, afin de transformer

activement, inventivement, ce à quoi ils s'adressent en arbitre, nous devrions

peut-être nous demander quel est ce droit auquel nous prétendons en vertu de la

liberté académique, lorsque nous affirmons ne pas avoir à prendre en compte la

manière dont ceux que nous décrivons réagissent à nos descriptions.

Décrire, bien sûr, c'est construire un rapport, s'adresser à... et accepter

d'en payer le prix. Si ce que vous décrivez sont des êtres qui ne sont pas

indifférents à la manière dont on s'adresse à eux, vous ne pouvez éviter le risque

qu'ils se sentent offensés. Et vous avez alors ce que j'appelle un problème

éthique. Est-ce que, en effet, j'avais pour projet d'offenser? Est-ce que je voulais

la guerre? Et si oui, pourquoi? Est-ce parce que, dans le jeu académique, ils sont

définis pour moi comme proies, ou comme rivaux à éliminer? Ou alors, est-ce

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que je serais capable de défendre et de justifier ma position en dehors de l'habitat

académique, d'affirmer ouvertement qu'en effet je veux la guerre, avec tous les

risques que cela comporte?

Nous savons tous qu'il n'y a, dans aucune pratique scientifique, de

réfutation simple. La Nature n'a jamais, en elle-même, le pouvoir de dire non.

Mais nous devrions savoir que si les scientifiques de laboratoire étaient

indifférents à la possibilité que tel résultat ou tel autre puisse valoir pour un

“non”, les sciences expérimentales ne seraient pas ce qu'elles sont. Je proposerais

aux constructivistes sociaux, sociologues et penseurs postmodernes de ne pas

ressentir un sentiment de triomphe facile face aux réactions, certes quelque peu

stupides, que leur travail a suscité de la part de ceux qu'ils décrivaient. Je leur

proposerais de se poser la question de savoir si ces réactions ne peuvent pas,

néanmoins, valoir comme une forme de “non”.

Je ne suis pas en train de suggérer que toutes les descriptions doivent être

pacifiques ou consensuelles. De fait, par les temps qui courent, avec

l'accumulation des mauvaises habitudes, relevant d'ethos contestables, il serait

vain de prendre les réactions offensées comme guide fiable. Si Weinberg se sent

offensé à l'idée que l'on puisse contester les lois éternelles qui, approchées par les

seuls physiciens, n'en régiraient pas moins la nature tout entière, tant pis pour lui.

Si un neurophysiologue ou un “philosophe matérialiste” me demande avec

insistance de prendre au sérieux le “mind body problem”, je me donne le droit de

rire. Si les scientifiques offensés se drapent dans leur indignation et accusent de

relativisme sournois tous ceux qui refusent une reddition sans condition et

n'acceptent pas d'offrir les garanties stupides qu'ils exigent quant au fait que nous

croyons bel et bien à l'adéquation de leurs descriptions à la réalité, tant pis pour

eux. S'ils s'entêtent à confondre David Bloor et Bruno Latour parce que c'est

tellement plus simple, ils illustreront pour l'avenir la thèse selon laquelle on peut

être un scientifique respectable et un esprit médiocre. Ce que je vise est une

définition des obligations spécifiques qui traduiraient les risques spécifiques des

pratiques auxquels se pose le problème éthique que je viens de pointer: se trouver

en situation de nier la signification et la valeur que ceux que vous prétendez

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“seulement décrire” confèrent à ce qu'ils font.

Quelles conséquences pratiques aurait, notamment, l'obligation, lorsque

nous traitons de personnes, même d'auteurs absents ou morts, d'avoir à être

capables de se présenter à eux, de leur expliquer comment nous entendons les

traiter et pourquoi ils devraient accepter d'être traités de la sorte? Il ne s'agit pas

d'une proposition empirique, qui m'obligerait, par exemple, à me présenter à

Weinberg, Bricmont et Sokal, mais d'une manière de nous compliquer le travail,

de contrer activement le risque de confondre notre propre liberté avec la liberté

de les insulter. La Terre ou les électrons ne sont pas susceptibles d'être offensés -

ou séduits - par la manière dont on s'adresse à eux, cette conviction est un

ingrédient crucial de la pratique des expérimentateurs, des géologues, des

climatologues, des paléontologues, etc., et est partie prenante de la définition

pratique qu'ils confèrent aux vérités qu'ils fabriquent. Le risque de confondre

liberté et liberté d'offenser, si nous acceptions qu'elle nous complique le travail,

pourrait-il devenir partie prenante de la définition pratique des “vérités” que nous

fabriquons, et plus spécifiquement de ce que l'on nomme “théorie” dans nos

domaines?

Notons d'abord que l'obligation que je propose laisse beaucoup de place,

toute la place désirable, aux études culturelles, sociales et historiques, y compris

celles qui portent sur les multiples types de vérité que fabriquent les

scientifiques. Affirmer qu'il y a des types de vérité multiples, répondant chacune

à un ensemble de conditions, d'obligations, d'exigences et de valeurs, n'a rien à

voir avec une réduction insultante de ces vérités à des formes de “systèmes de

croyance” qui pourraient être jugés de l'extérieur. La “vérité du relatif” n'a rien à

voir avec la paresseuse relativité de la vérité, avec la notion tout terrain selon

laquelle toute vérité serait relative à un point de vue. En revanche, cette

obligation nous incite à éviter la posture ironique ou réflexive où nous poserions

la question de notre propre point de vue, vivant délicieusement la lucidité

singulière de nous savoir en même temps définis par un point de vue et capables

de dire que ce n'est qu'un point de vue. Cette posture est un tout petit peu trop

facile et séductrice en ce qu'elle donne à celui ou celle qui la prend une

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supériorité un peu automatique sur les malheureux qui discutent de l'âge de la

Terre ou de la masse des neutrinos comme s'il s'agissait de cailloux dans un

champ. Il ne s'agit donc pas d'une posture “éthique”, d'un ethos qui confère à la

paix une possibilité d'être inventée.

Quel type de corps les joueurs de base-ball se fabriquent-ils avec les

règles et les risques de leur jeu? Quel type de vérité donne-t-elle à une pratique sa

signification, sa passion, les risques que, à cause d'elle, prend, veut prendre, doit

prendre un praticien? De telles questions ne sont pas matière à réflexion, mais à

présentation, manière d'être présent pour les autres, de se rapporter à eux, au sens

éthique du terme. Ce ne sont pas des questions portant sur une vérité personnelle,

ma vérité, celle que je confie à mon oreiller ou à mon psychanalyste. Ce dont il

s'agit est l'ethos d'une pratique, ce qui définit notamment ce que sera une douce

victoire ou un lamentable échec.

Une “pratique de la vérité” entre dans la fabrique du physicien comme

les règles de son jeu fabriquent le joueur de base-ball. Et certes, cette pratique a

quelque chose à voir avec le pouvoir, mais la pensée critique, postmoderne ou

autre, n'a pas à réagir à ce mot, pouvoir, comme un chien de Pavlov au bruit

d'une sonnette. Elle pourra certes marquer la singularité de ce pouvoir peu usuel,

et son incapacité à autoriser une quelconque “vision” qui se présenterait comme

adéquate. Elle pourra également suivre les prétentions, analyser, au sens

chimique, les ingrédients multiples qui donnent leur plausibilité à ces prétentions,

et la manière dont ils confèrent, le cas échéant, à un résultat une portée assez

démesurée. Et elle pourra, ce faisant, heurter des scientifiques un rien trop

ambitieux, arrogants ou naïfs, mais je suis persuadée que beaucoup d'autres

accepteront cette démarche comme salubre. En d'autres termes, elle ne sera pas

unanimement vue comme insultante: si vous dites cela c'est la guerre. Diviser

pour donner une chance à la paix.

Reste un point. Quelles sont les “pratiques de la vérité” qui nous

fabriquent, nous qui sommes partie prenante de cette entreprise critique?

Comment nous présenterons-nous nous mêmes? Quels sont nos risques? Qu'est-

ce qui compte pour nous comme un échec? Je partirais de la question éthique:

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comment ne pas insulter ceux à qui nous avons affaire. Et j'ajouterais que, surtout

dans un environnement académique, la tentation est grande. Il s'agit de résister au

séduisant pouvoir de définir, d'adopter un point de vue disciplinaire déterminé. Il

s'agit de nous rappeler que, dans notre cas, le pouvoir de définir ne fait courir

aucun risque, du moins tant que nous nous adressons à ceux que nous savons

incapables de protester, de faire état de ce qu'on les insulte. Le fait que les

scientifiques aient répondu à la réduction de leurs résultats à un système de

croyance particulier: - cela veut dire la guerre -, est, de ce point de vue, une

chance.

De même, je considère comme important pour la sociologie que les

sociologues sachent aujourd'hui, lorsqu'ils s'adressent à une ménagère, qu'ils

risquent de tomber sur une féministe. Le féminisme ne garantit pas un progrès de

la sociologie mais peut aider les sociologues à résister à la tentation de faire de la

science sur le dos des ménagères. En effet, le plus grand risque ici est la

possibilité que ceux à qui vous vous adressez ne se reconnaissent pas à eux-

mêmes le droit de se sentir insultés par la manière dont vous vous adressez à eux.

Ainsi les ménagères ne se pensent pas en général en droit de gifler le sociologue,

lorsqu'elles comprennent, d'après leurs questions, comment ils entendent les

typer. Ce qui signifie que le sociologue qui les définit se conduit très mal: il

exploite et prolonge la faiblesse de l'autre dans la production de son propre point

de vue définitionnel. Loin d'être un heurt entre les “deux cultures”, le heurt entre

les scientifiques et ceux qui ont tenté de les caractériser en termes de croyances,

comme des “ménagères”, est une épreuve dont la signification devrait être

radicalisée. Les scientifiques ont les moyens de se défendre, mais ce contre quoi

ils protestent devrait valoir également pour les ménagères.

J'irais même un peu plus loin. Si nous définissons les ménagères en

termes de manque de pouvoir, nous devons immédiatement ajouter que cette

définition implique une indétermination radicale, pose une limite radicale à toute

connaissance fiable que nous serions capables de construire à leur sujet.

Corrélativement, de même que la création d'une nouvelle science expérimentale,

les transformations politiques et sociales qui nous ôtent la liberté de décrire

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certains groupes comme nous le voulons peuvent être définis comme des

événements ouvrant un champ nouveau à la construction des savoirs, conditions

sine qua non du prolongement dans les sciences sociales et humaines de ce qui,

ailleurs, s'appelle progrès. Je ne dis pas que les féministes, les toxicomanes

associés, ou les associations de malades revendicatifs deviendraient capables

d'“imposer” leur propre caractérisation. Pas plus que la Terre d'ailleurs, ou que

Sokal, Weinberg et Bricmont. Mais dans tous ces cas, ceux qui en font leur

affaire prennent désormais un risque, ce à quoi il s'adresse est “réel” au sens où il

a le pouvoir de résister, de contester (non de prescrire comment résistance et

contestation doivent être pris en compte). J'en arrive ainsi à une conclusion assez

intéressante quant au modèle que les sciences dites positives pourrait, au-delà de

la situation de guerre et de la mauvaise question des deux cultures, proposer à

l'ensemble des pratiques qui, d'une manière ou d'une autre, lient leur valeur à la

tentative délibérée d'échapper au pouvoir des mots d'ordre et des interprétations

normatives. Ce modèle affirmerait qu'une connaissance n'est fiable que dans la

mesure ou ce qu'elle vise a ou acquiert les moyens de résister au mot d'ordre ou à

l'interprétation. Lorsque sont visés des groupes humains, ces moyens sont ce que

nous appelons la capacité sociale et politique de s'autodéfinir. Les sciences

humaines et sociales devraient donc être aussi rares et dépendantes de

l'événement que les sciences expérimentales. Lorsqu'il s'agit des humains nous ne

pouvons espérer de connaissance fiable que là où, historiquement et

politiquement, nous le méritons.