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5 L’alchimie des multitudes La grande question posée par les transformations en jeu dans le web est de savoir jusqu’où elles peuvent bouleverser le monde, jusqu’où y croire. En nous promettant le passage du savoir à la compréhension, David Weinberger, l’auteur de Everything is Miscelaneous , ne nous promet rien moins que le passage de la connaissance – quête dominante, en Occident, du moins depuis la Renaissance – à la sagesse, quête asiatique millénaire. Une sagesse qui – travers occidental – se trouverait dans les données et les métadonnées. On ne peut qu’être tenté. Et c’est peut-être là le danger. Plus les nouveaux outils dont nous disposons révèlent leur puissance, plus ils trouveront des chantres pour nous bercer d’illusions. Ils trouvent aussi des critiques acerbes tentés de réagir contre la remise en question d’un certain ordre des choses en place, plus dangereux encore, peut-être, puisqu’ils pourraient nous dissuader de participer à l’aventure en cours. C’EST GRÂCE AUX HIPPIESLes avatars spectaculaires de la bulle aidant, on a trop souvent tendance à associer la naissance de l’ordinateur personnel et de l’internet à quelques capitaines d’industrie et à leurs histoires de gros sous. Les gauchistes technophobes rappellent, à juste Comment le web change le monde. L'alchimie des multitudes. http://alchimiedesmultitudes.atelier.fr Par Francis Pisani et Dominique Piotet

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L’alchimie des multitudes

La grande question posée par les transformations en jeu dans leweb est de savoir jusqu’où elles peuvent bouleverser le monde,jusqu’où y croire. En nous promettant le passage du savoir à lacompréhension, David Weinberger, l’auteur de Everything isMiscelaneous, ne nous promet rien moins que le passage de laconnaissance – quête dominante, en Occident, du moins depuisla Renaissance – à la sagesse, quête asiatique millénaire. Unesagesse qui – travers occidental – se trouverait dans les donnéeset les métadonnées.

On ne peut qu’être tenté. Et c’est peut-être là le danger.Plus les nouveaux outils dont nous disposons révèlent leurpuissance, plus ils trouveront des chantres pour nous bercerd’illusions. Ils trouvent aussi des critiques acerbes tentés deréagir contre la remise en question d’un certain ordre deschoses en place, plus dangereux encore, peut-être, puisqu’ilspourraient nous dissuader de participer à l’aventure en cours.

C’EST GRÂCE AUX HIPPIES…

Les avatars spectaculaires de la bulle aidant, on a trop souventtendance à associer la naissance de l’ordinateur personnel et del’internet à quelques capitaines d’industrie et à leurs histoiresde gros sous. Les gauchistes technophobes rappellent, à juste

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titre, la participation du Pentagone à l’origine de ce nouveaumonde. Mais tout le monde semble oublier les hippies paci-fistes et consommateurs de LSD. Ils ont pourtant joué un rôlecentral assez peu connu qui permet de mieux comprendre cer-taines tensions actuelles. Celles qui concernent la propriétéintellectuelle, par exemple, et certaines des batailles idéolo-giques les plus virulentes suscitées par le web d’aujourd’hui.

Un livre sorti au mois d’avril 2005 sous le titre What theDormouse Said, How the 60s Counterculture Shaped the PersonalComputer Industry1 nous aide à mieux comprendre les cir-constances curieuses qui permettent d’affirmer que tout s’estjoué dans les années 1960 dans un cercle d’un rayon de8 km autour de Kepler Bookstore. Cette librairie se trouveelle-même à portée de l’université de Stanford et des deuxinstitutions d’où sont sortis les concepts et les produitsessentiels : le Stanford Research Institute (SRI) et le PaloAlto Research Center (PARC) de Xerox. L’auteur de ce livreest John Markoff, correspondant du New York Times pourSan Francisco et la Silicon Valley.

Développant un thème lancé par un article publié parTime Magazine en 1995 sous le titre « Nous devons tout çaaux hippies2 », Markoff narre la saga des ordinateurs person-nels, depuis la première expérience de Stewart Brand (créa-teur du Whole Earth Catalogue, la bible des hippies) avec leLSD jusqu’à la conférence historique du 9 décembre 1968au Brooks Hall auditorium de San Francisco. C’est là queDoug Engelbaert, connu comme inventeur de la souris,montra comment son oNLine System permettait d’éditer untexte sur un écran – une révolution à l’heure des cartesperforées –, d’établir des hyperliens entre deux documentset de mélanger textes, graphiques et même vidéo. Il s’offritle luxe d’évoquer un réseau expérimental d’ordinateurs quidevait devenir ARPAnet, l’ancêtre de l’internet.

La plupart des aspects importants du monde informatiqued’aujourd’hui furent évoqués lors de cette présentation quireste, selon Markoff et beaucoup d’autres, « la démonstrationde technologie informatique la plus remarquable de tous lestemps ». Or Engelbaert et son équipe représentaient un des

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pôles d’un affrontement presque idéologique qui les opposaitau Stanford Artificial Intelligence Laboratory (Sail). SelonMarkoff : « Un des deux groupes cherchait à augmenterl’esprit humain [augment the human mind], l’autre à le rempla-cer. » Une tension qui demeure très présente.

Les anecdotes racontées dans ce livre partent d’un dîneravec Engelbaert qui fascina Markoff parce que les histoiresqui y furent échangées « ne concernaient pas la technologie,mais les vies des chercheurs eux-mêmes, leurs relations per-sonnelles, les drogues qu’ils prenaient, les plaisirs sexuelsdont ils jouissaient, le rock and roll qu’ils écoutaient, et lesmanifestations politiques auxquelles ils prenaient part ».

Au même moment, dans des groupes très proches et sou-vent connectés, on expérimentait le LSD avec pour objectif« d’augmenter » – d’une autre façon – l’esprit humain.C’est sans doute pour cela que tant d’individus ont participéaux deux aventures. Le plus célèbre d’entre eux étant sansaucun doute Steve Jobs, fondateur et dirigeant d’Apple.

Ce livre nous donne un aperçu des réseaux de la contre-culture et des liens connectant Engelbaert et Stewart Brandavec, par exemple Alan Kay, créateur du Alto, le premier PCmis au point au PARC de Xerox, Ted Nelson, parrain del’hypertexte et Fred Moore, pacifiste convaincu, qui contri-bua aux débuts du mouvement de protestation contre laguerre du Vietnam à l’université de Berkeley. Il créa aussi leHomebrew Computer Club avec pour mission de partagerl’information, à commencer par les programmes informa-tiques. C’est à ce petit groupe que Bill Gates envoya unelettre en 1975 dans laquelle il les accuse d’être des« voleurs » parce qu’ils ont fait circuler une version deBasic, le programme qu’il avait écrit avec Paul Allen.

C’est sur ce fond que se joue aujourd’hui l’affrontemententre ceux qui considèrent que l’information doit être parta-gée et circuler librement et ceux qui entendent pouvoir sel’approprier, entre ceux qui pensent que la vérité est lemonopole des experts et ceux qui sont convaincus que nouspouvons tous y participer et tous en profiter.

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LE WEB EST-IL PLUS INTELLIGENT QUE NOUS ?

Wikipedia

Jimmy Wales, le fondateur de Wikipedia, a commencé parfaire fortune à la bourse de Chicago en spéculant sur les fluc-tuations des taux d’intérêt et de change. Il a ensuite gagnéun peu plus d’argent en créant un moteur de rechercheamplement spécialisé dans le contenu pour adultes… Voilàun homme d’affaires avisé qui, pourtant, passera à la posté-rité pour avoir mis en œuvre une idée qui, directement, nelui rapporte pas un dollar, mais à laquelle des centaines demilliers de gens contribuent sans se faire payer et que desdizaines de millions d’entre nous utilisent chaque mois :Wikipedia, l’encyclopédie en ligne, qui est sans doute lephénomène le plus surprenant, le plus difficile à compren-dre et le plus imprévisible des dernières années.

Fin septembre 2007, on pouvait y lire plus de cinq mil-lions d’articles dans plus de 200 langues, dont deux millionsen anglais et plus de 500 000 en allemand et en français(quinze langues avaient alors plus de 100 000 articles)3.Plus de 100 000 personnes ont créé ou modifié un mini-mum de dix articles. À la même date, Citizendium, uneencyclopédie similaire qui accorde plus de place aux experts,avait, en douze mois, accumulé un peu moins de 3 000 arti-cles (en anglais), écrits et révisés par 2 000 personnes (Citi-zendium a été lancée par Larry Singer, ancien cofondateur deWikipedia).

Les faiblesses de Wikipedia ont été trop souvent signaléespour que le sujet vaille la peine d’être détaillé ici. Le vanda-lisme dont elle est l’objet (moins d’un pour cent des edits[modifications], selon Wales) fait perdre 5 % de son temps àl’équipe mais, nous a-t-il fait remarquer en parlant de ces atta-ques, « elles ne sont pas assez gratifiantes pour leurs auteurs[pour continuer] parce qu’elles sont corrigées tres vite4 ».

La question de la qualité des articles est beaucoup plusdélicate. Les partisans de Wikipedia ne cessent de mettre enavant une étude de la revue Nature qui avait comparé douze

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articles de Wikipedia et douze de l’Encyclopædia Britan-nica, pour arriver à la conclusion que, si ces derniers étaientlégèrement meilleurs, la différence était bien moindre quece que nous serions tentés de croire5. En décembre 2007,une étude indépendante commandée par l’hebdomadaireStern a montré que la version allemande de Wikipedia étaitmeilleure que Brockhaus, l’encyclopédie commerciale6.

C’est sûrement vrai, et pourtant cela ne permet pas devoir certaines faiblesses bien réelles comme le déséquilibreentre les sujets qui intéressent les geeks (« passionnés detechnologies »), surtraités, et les autres. Ainsi, en juin 2007,Michael Arrington de TechCrunch avait-il beau jeu de noterque l’article sur le combat au sabre-laser dans Star Wars étaitbeaucoup plus complet que celui sur la guerre moderne7…

De façon plus générale, l’ensemble des articles est de qua-lité inégale. Cependant, si les erreurs de l’Encyclopaedia Britan-nica sont immuables, celles de Wikipedia ont été corrigéespeu après la parution de l’article de Nature. L’envers de cettemédaille, c’est que les erreurs, parfois flagrantes ou mal inten-tionnées, restent en ligne pendant « un certain temps »,comme le montre le cas de John Seigenthaler, un journalistefaussement accusé d’avoir été impliqué dans les assassinats deJohn et de Bob Kennedy et à qui il a fallu plusieurs mois pourobtenir que le site accepte et maintienne la version corrigéedu texte fautif8.

Le temps semble un allié, dans la mesure où il donne àtous les intéressés l’opportunité d’améliorer les contenus,qui ne sont pas parfaits – et ne le seront jamais. Il permetaussi à l’organisation de se rôder. C’est ainsi qu’à la suited’incidents ayant attiré l’attention des médias traditionnels,les Wikipédiens ont décidé d’exiger que les contributeurss’inscrivent, ce qui limite sans l’éliminer l’action des sabo-teurs. De plus, certaines pages particulièrement sensibles,comme celles concernant Geoges W. Bush, n’acceptent plusles modifications une fois que la communauté estime avoiratteint un équilibre acceptable.

Notons aussi que dans certaines écoles aux maigres res-sources (mais connectées à l’internet), Wikipedia permet

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aux élèves d’avoir accès à un minimum de connaissances quileur serait autrement interdit. AtinaChile.cl, par exemple,et la fondation Mercator à laquelle cette association chi-lienne est apparentée, travaillent à la connexion des écolesprimaires, notamment pour permettre l’accès à l’encyclopé-die en ligne dans des lieux où les livres indispensables àl’éducation des enfants n’arrivent pas.

Il se passe donc quelque chose d’essentiel, de nouveau etd’imparfait à la fois, que nous avons d’autant plus de mal àdéfinir que les formules utilisées prêtent souvent à confusion.

Sagesse des foules ou intelligence collective ?

Il est une conviction fort répandue parmi les analystes duweb d’aujourd’hui, et parmi ceux qui le pratiquent assidû-ment, que la participation d’un grand nombre de personneset de groupes, ce que nous appelons « dynamique relation-nelle », permet l’émergence de « quelque chose ». Mais lesdeux grandes formules qui se proposent d’en rendre comptesont utilisées avec suffisamment de laxisme pour nous com-pliquer encore la perception de ce qui est en jeu.

D’un côté, nous avons James Surowiecki. Comme nousvenons de le voir, l’auteur de La Sagesse des foules expliqueque le phénomène éponyme de son livre consiste pourl’essentiel en un « truisme mathématique » qui établit lamoyenne d’opinions et de jugements différents sans proces-sus délibératif.

De l’autre, nous avons les nombreux écrits de TimO’Reilly, grand promoteur du terme web 2.0 qui, entrevueaprès entrevue, article après article, retient deux élémentsqui, selon lui, jouent un rôle clé dans l’évolution en cours :la création de contenu par les usagers et la capacité de « tirerparti de l’intelligence collective ».

Soucieux de jeter la lumière sur ces deux aspects, il a pris lapeine d’organiser, le 9 novembre 2006, un débat sur le sujet,dans le contexte du Sommet web 2.0 qu’il avait lui-mêmeorchestré à San Francisco avant de reprendre le thème dans unbillet que l’on peut toujours trouver sur son blog9.

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Le contenu généré par les usagers est la fondation mêmedu web d’aujourd’hui, explique-t-il. C’est ce qui fait la forcede Craigslist et d’un grand nombre de sites actuellement à lamode. Il est renforcé par des « effets de réseaux », notioninventée par Robert Metcalfe10 pour qui la valeur d’un bienou d’un service varie en fonction du nombre de personnes quis’en servent. L’effet est positif quand la relation est direc-tement proportionnelle (plus le nombre d’utilisateurs estgrand, plus le produit ou le service gagne en valeur).

« Une des différences centrales entre l’ère des PC et leweb 2.0, c’est qu’une fois que l’internet devient une plate-forme plutôt qu’un simple ajout à l’ordinateur personnel,vous pouvez construire des applications qui tirent parti(harness) des effets de réseaux, et qui s’améliorent quanddavantage de personnes s’en servent », écrit O’Reilly. C’estce qu’il qualifie d’« intelligence collective ». Un choix quine nous aide en rien, dans la mesure où il ne précise ni soninterprétation du concept – lancé en fait par le philosophePierre Lévy –, ni ce qu’il pense de la « sagesse des foules »de Surowiecki.

Heureusement Henry Jenkins, ce professeur du Massa-chusetts Institute of Technology (MIT) auteur du livreConvergence Culture dont nous avons déjà parlé, publiait lemême jour (il est tentant de ne pas y voir un hasard) unbillet qui a le mérite de revenir aux sources : « Le modèlede Surowiecki cherche à réunir de façon anonyme les don-nées produites pour voir la sagesse émerger quand un grandnombre de personnes entrent leurs estimations personnellessans influencer les découvertes des autres. Le modèle deLévy se centre sur les types de processus délibératifs qui ontlieu dans les communautés en ligne quand les participantspartagent leurs informations, corrigent et évaluent les décou-vertes de chacun et se mettent d’accord sur une interpré-tation11. »

Les deux termes sont séduisants mais, trop ambitieux, ilsne nous permettent pas d’arriver à une conclusion claire.Faute d’analyse, nous nous laissons entraîner par les for-mules brillantes d’auteurs visionnaires comme Kevin Kelly,

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compagnon des années héroïques de Stewart Brand, anima-teur à ses tout débuts de l’indispensable Wired. C’est lui quiécrit, par exemple que « le chemin conduisant le plus sûre-ment à l’intelligence passe par la bêtise massive » (The surestway to smartness is through massive dumbness12).

Mais tout le monde n’est pas d’accord.

« BÊTISE DES FOULES », « MAOÏSME DIGITAL » ET « CULTE DES AMATEURS »

Critiquer la « sagesse des foules » et tout ce qui se dit en sonnom est une bonne façon d’attirer l’attention. Certains adep-tes de web 2.0 refusent en conséquence d’écouter les détrac-teurs pour ne pas leur faire de publicité. Nous considérons aucontraire que ces approches aident à détecter les problèmesréels. Et puis Surowiecki n’a qu’à s’en prendre à lui-même sison titre accrocheur est mal interprété. Il insiste dans le livresur la nécessaire diversité des participants, mais trop de lec-teurs ou de commentateurs s’en tiennent à la notion de« foules », de « comités », de « consensus », voire de « colla-boration », comme le fait remarquer Kathy Sierra, blogueusecélèbre proche de Tim O’Reilly, dans un billet très com-menté sur la « bêtise des foules ». Et d’ajouter qu’il pourraitbien s’agir « du titre de livre ou d’idée la plus trompeuse del’histoire13 ».

Jaron Lanier contre le « maoïsme digital »

L’attaque de Jaron Lanier, un des pionniers de la réalité vir-tuelle, va plus loin et son article a fait beaucoup de bruit, enraison de la personnalité haute en couleurs de l’auteur, maisaussi parce qu’il nous menace d’une résurgence du collecti-visme, baptisée par lui « maoïsme digital14 ». On imagineson succès dans les milieux d’affaires, même du côté de laSilicon Valley. Les hippies n’ont qu’à bien se tenir !

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Nous sommes victimes, selon lui, de « la résurgenced’une idée selon laquelle le collectif est le summum de lasagesse ». Ainsi, les partisans des wikis sont convaincus quetoutes les erreurs produites sur un wiki seront corrigées parle simple déroulement du processus (comme d’autres croientque le sacro-saint marché règlera tous les maux du monde).Ceci s’inscrit, selon Lanier, dans une certaine tendance à« retirer l’odeur des gens de façon à se rapprocher autantque possible d’une simulation dans laquelle on auraitl’impression que le contenu émergerait du web comme s’ilétait proféré par un oracle surnaturel. C’est là que l’usage del’internet se transforme en illusion ».

Et la dangereuse pensée unique (il utilise l’expression hivemind, littéralement, l’« esprit de ruche ») fait son apparition.Alors que « la beauté de l’internet, c’est qu’il connecte lesgens. La valeur se trouve dans les autres. Si nous commençonsà croire que l’internet lui-même est une entité qui a quelquechose à dire, nous dévaluons ces autres et nous les réduisonsau rang d’idiots. » En ces temps d’incertitudes et de procèstous azimuts, « tout individu qui a peur de se tromper àl’intérieur de son organisation est à l’abri quand il se cachederrière un wiki ou tout autre rituel de méta-agrégation15 ».

Il est dommage que ses a priori idéologiques l’empêchentde voir le bouleversement en cours dans les rapports entreindividus et groupes. Ce que rappelle élégamment Clay Shi-rky, professeur à la New York University et l’un des vraisgourous du web, dans ses commentaires publiés à la suite del’article en question : « L’ordinateur personnel a produit uneaugmentation incroyable de l’autonomie créative des indivi-dus. L’internet a rendu la formation de groupes ridicule-ment facile. Puisque la vie sociale implique une tensionentre la liberté individuelle et la participation à des grou-pes, les changements introduits par les ordinateurs et lesréseaux sont, de ce fait, en tension. »

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Nicholas Carr et « l’amoralité de web 2.0 »

Comme les fraises, Nicholas Carr, économiste au ton volon-tiers iconoclaste, auteur et blogueur (RoughType.com) peutdonner de l’urticaire. Mais il est peut-être le plus sérieux descritiques de web 2.0.

Dans L’Amoralité de web 2.016 (son essai le plus lu), ildénonce les pulsions « quasi religieuses » des promoteursd’une véritable « métaphysique du web », les hippies nos-talgiques des années 1960 qui n’ont pas encore compris que« le net concerne plus les affaires que la conscience, [et] estplus un centre commercial qu’une commune ».

Attention, Carr utilise le mot « amoral » dans son senspremier, c’est-à-dire « qui est moralement neutre » (LeRobert). « C’est un ensemble de technologies – une machineet non pas une Machine – qui altère les formes et l’économiede la production et de la consommation. Il n’a rien à faire desavoir si les conséquences sont bonnes ou mauvaises, s’il nousconduit à un degré plus élevé ou plus bas de conscience, s’ilrend notre culture plus brillante ou plus ennuyeuse, s’il nousconduit à un âge d’or ou à un âge d’ombre. Alors mettonsde côté la rhétorique millénariste et voyons la chose pource qu’elle est, pas pour ce que nous souhaiterions qu’ellefût. »

Cible de choix, il s’en prend à un article de Kevin Kellypublié dans Wired sous le titre « Nous sommes le web17 ».Kelly y voit une « fenêtre magique » aux capacités « étran-gement divines » (spookily godlike). Dans la même veine, ilprédit que l’entrée en Bourse de Netscape sera reconnuedans 3 000 ans comme « l’événement le plus important, leplus complexe et le plus surprenant de la planète ». Etcomme ce genre de prophète n’est jamais à court d’images,il n’hésite pas à comparer cela au fait que « Confucius,Zoroastre, Bouddha et les derniers patriarches juifs vécurentà la même époque, un point d’inflexion connu comme l’âgeaxial de la religion ».

La riposte de Carr est imparable : « quand nous voyons leweb en termes religieux, quand nous l’imprégnons de notre

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besoin personnel de transcendance, nous ne pouvons plus levoir objectivement. Par nécessité, nous devons considérerl’internet comme une force morale, pas comme un simpleensemble inanimé de machines et de logiciels. [...] Et c’estainsi que tout ce que web 2.0 représente – la participation, lecollectivisme, les communautés virtuelles, l’amateurisme –devient, sans discussion, de bonnes choses18 ». Wikipedia,qu’il abhorre, est un bon exemple auquel doivent réfléchir lesplus farouches partisans du web : parce qu’elle est « théori-quement bien », elle « doit être bien »… ce qui les empêchede voir les problèmes qui l’affectent.

Le paradoxe de Carr, c’est qu’il s’en prend (à juste titre) àla tonalité moraliste de certains partisans du web et des TICpour mieux tomber dans une critique idéologique du phé-nomène dans lequel il dénonce l’influence des hippies et desmarxistes. Wikipedia ne saurait rivaliser avec l’EncyclopædiaBritannica parce qu’elle est créée par des amateurs (dont ilaura été le premier à dénoncer le « culte ») et parce qu’elleest gratuite, défaut rédhibitoire qui, selon lui, interdit touteprétention à la qualité.

Sur cette base, Carr ne cesse de lancer ses piques contreun bon nombre d’aspects du web d’aujourd’hui. Elles fontsouvent mouche comme l’indiquent ces exemples pris dansd’autres essais :

◆ prenant à partie Zillow.com (un site qui permet d’avoir desinformations détaillées sur le marché immobilier améri-cain), il dénonce les dangers des mashups. Cette techniquequi consiste à réunir des données provenant de sources dif-férentes ne se préoccupe pas d’en vérifier la qualité. Ellespeuvent être bonnes, aussi bien que mauvaises. Le pireétant peut-être que toutes ces données, souvent regroupéesen tableaux, inspirent confiance. D’où ce problème qu’ilattribue à web 2.0, mais que nous pourrions attribuer auxjeux de données : il offre plus « des airs de vérité que de lavérité » (truthiness rather than truth19) ;

◆ plus au fond, c’est toute la logique économique du webparticipatif qui est dangereuse dans les faits (à défaut de

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l’être intentionnellement) pour la simple raison qu’ellefonctionne mieux pour exploiter que pour émanciper.« En mettant les moyens de production entre les mainsdes masses tout en leur niant la propriété du produit deleur travail, précise-t-il, web 2.0 fournit un mécanismeextraordinairement efficace pour récolter la valeur écono-mique du travail fourni gratuitement par le plus grandnombre et le concentrer dans les mains d’une infimeminorité20. »

Carr a souvent ponctuellement raison. Il a le mérite denous aider à voir des problèmes que nous préférerions sou-vent taire. Il est ainsi fort utile à qui veut améliorer cettedynamique qui se cherche. Il faut donc le lire avec attentionavant de le combattre, car il fait de chacune de ses attaquesun tremplin contre une des dimensions les plus intéressan-tes de l’évolution du web et des TIC : l’ouverture des outilsdu pouvoir à plus de personnes qu’auparavant, le processusde lente démocratisation accéléré par le web, notammentdans sa version 2.0, la dynamique relationnelle qui bousculeles mécaniques institutionnelles.

Le culte voué aux experts par Andrew Keen et sa haine du « désordre moral »

L’ouvrage The Cult of the Amateur, How Today’s Internet is Killingour Culture21 (« Le culte de l’amateur, comment l’internetd’aujourd’hui est en train de détruire notre culture ») a faitbeaucoup de bruit au moment de sa sortie. Andrew Keen estcelui qui sait le mieux monétiser sa critique de web 2.0 – ils’en vante à juste titre – et, dans le monde de Silicon Valley,ça compte.

Les médias traditionnels (à commencer par le New YorkTimes22) se sont empressés de lui tresser des lauriers pour labonne raison qu’il s’en prend à ce qui les remet en question :l’internet et la culture de participation qu’il rend possible.Mais la lecture du livre est implacable : au nom de l’ordremoral et des valeurs traditionnelles du business bien-pensant,

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il démolit sans preuves et sans imagination ce qui se joued’intéressant dans l’univers du web.

Keen présente les individus lambda qui s’expriment sur leweb, vous et nous, comme des singes (dont les lois du hasardprétendent qu’ils pourraient écrire un roman s’ils tapaientassez longtemps sur une machine à écrire). Il lui arrive ausside nous dénoncer comme des cafards porteurs d’un universkafkaïen dans lequel nous risquons fort de nous réveiller sipersonne ne l’écoute. Singes et cafards sont d’abord les blo-gueurs et ceux qui contribuent à Wikipedia, mais l’opprobres’étend généreusement à tous ceux qui pratiquent le webparticipatif, que ce soit sur Flickr, sur del.icio.us ou sur eBay.

À l’entendre, nous sommes menacés par une « dictaturedes idiots » dans laquelle « le professionnel est remplacé parl’amateur [...] le professeur de Harvard par la populaceanalphabète23 ». Et comme tout cela est gratuit, la valeurintellectuelle ne peut, selon lui – sous l’influence de Carr –qu’en être nulle24. Poursuivant sa croisade sur son blog25, ily écrit : « Le lecteur naïf de contenu en ligne n’a plus deguide professionnel pour l’aider à distinguer entre les écritsde Jurgen Habermas et les colères d’un pauvre esprit sanséducation surgies des profondeurs de la blogosphère. »

Mais la défense des experts n’est qu’un prétexte pour sefaire bien traiter par les pouvoirs en place. Le véritableennemi de Keen est le « désordre moral », titre d’un de seschapitres les plus virulents.

Il s’en prend à tout ce qui est susceptible de faire peurdans le Mid-West (qui vote républicain), dans le Sud croyantet, d’une façon plus générale, aux bien-pensants du monded’hier. « Des adolescents hypersexués aux voleurs d’identité,aux joueurs compulsifs et aux accros de tous acabits, web 2.0est en train de défaire la trame morale de notre société. Sonpouvoir de séduction nous entraîne à laisser s’exprimer nosinstincts les plus déviants et nous permet de succomber à nosvices les plus destructifs. Il corrode et corrompt les valeursque nous partageons en tant que nation26. »

Malgré ses précautions oratoires et son demi-humourépisodique, ce livre constitue essentiellement un appel à

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l’ordre moral le plus étroit, une défense d’institutions quiont besoin de changer, une attaque contre la démocratisa-tion par le web.

Cela n’interdit pas de lui reconnaître deux vertus. La pre-mière ne sert que l’auteur. En attaquant la participation detous, en prenant la défense des médias de masse, il s’assured’être bien traité par eux. L’astuce constitue un excellentbusiness model qui fait défaut à plus d’une start-up duweb 2.0.

La seconde est que la discussion ainsi amorcée nous lanceun vrai défi qui vaut la peine d’être relevé. Pour torduequ’elle soit, sa critique nous pousse à en trouver de plusfines pour éviter que le débat ne se centre sur le rejet du webau lieu de s’en prendre aux problèmes qu’il pose, aux domai-nes qu’il faut améliorer, aux tendances qu’il faut combattre,aux luttes qu’il faut mener.

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Nous voici à un moment clé de notre livre et de la raison pourlaquelle nous avons décidé de l’écrire. Très décrié, parfois avecde bons arguments, le web 2.0 marque une inflexion essen-tielle dans l’histoire des technologies de l’information et de lacommunication.

Aussi imparfait et insatisfaisant qu’il soit, le mot qui enrend le mieux compte est sans doute celui de « participa-tion ». Elle est suffisamment massive pour permettrel’émergence de dimensions et de propriétés nouvelles.

Auteur d’ouvrages techniques et scientifiques, StevenJohnson27 a consacré un livre à ce sujet bien avant qu’on neparle de web 2.0. Sous le titre Emergence : The Connected Livesof Ants, Brains, Cities, and Software28, il étudie des processusque l’on retrouve aussi bien dans la vie des fourmis quedans celle des cerveaux, des villes et des logiciels. Tous« résolvent des problèmes en s’appuyant sur une massed’éléments relativement stupides plutôt que sur une sorte

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d’exécutif relativement intelligent […]. Ils tirent leur intel-ligence du dessous. » Ces systèmes complexes donnent lieuà des comportements nouveaux, qu’il est convenu de quali-fier d’émergents. Le plus curieux, peut-être, est que « dansces systèmes, des agents qui se trouvent à un niveau donnécréent des comportements au niveau supérieur : les fourmiscréent des colonies, les citadins créent des quartiers ; desimples logiciels de reconnaissance de motifs apprennent àrecommander de nouveaux livres. » Le passage de la simpli-cité à la sophistication alors qu’on change de niveau est ceque Johnson qualifie d’« émergence ».

Le côté séduisant de ce processus, qui n’a rien d’évident,explique sans doute le succès de formules comme « sagessedes foules » ou « intelligence collective ». Elles se réfèrent àune propriété réelle des systèmes complexes, mais en souli-gnent excessivement le côté positif.

C’est pour cela que nous préférons l’expression « alchimiedes multitudes ».

Choisir « alchimie », à la dimension inéluctablementambiguë, au lieu de « sagesse » ou d’« intelligence », per-met de prendre acte du fait que rassembler un grand nom-bre de personnes et les consulter permet éventuellement decréer de l’or, mais pas toujours. Les foules ne produisent pasque de la sagesse, les collectifs pas seulement de l’intelli-gence. Mais cela peut arriver et c’est le grand mérite deJames Surowiecki et de Pierre Lévy que de l’avoir mis envaleur.

Quant au terme « multitude », dont Le Robert précisequ’il indique une « grande quantité (d’êtres, d’objets) consi-dérée ou non comme constituant un ensemble », il a lemérite d’attirer notre attention sur le nombre, sans luiaccorder de connotation positive ou négative. Le plurielrend mieux compte des multiplicités à l’œuvre29. Il permetde suggérer une plus grande hétérogénéité et une plusgrande diversité. Les webacteurs d’aujourd’hui ne formentni une foule consciente, ni un collectif aux contours biendéterminés. Eux-mêmes multiples, divers, ils se regroupentavec des degrés lâches de participation et d’implication au

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gré de leurs activités : membres d’un réseau social, encyclo-pédistes sur Wikipedia, blogueurs, commentateurs, et par-fois simples spectateurs engagés. La référence à l’utilisationdeleuzienne qu’en font Michael Hardt et Antonio Negri estvolontaire30.

Rimbaud parlait bien de « l’alchimie du verbe ». Pour-quoi ne pas laisser libre cours à celle de la diversité et de laparticipation qui caractérisent le web ?

Reste à définir cette « alchimie des multitudes ». Elle repose sur cinq éléments que l’on trouve rarement

tous ensemble, mais dont le kaléidoscope des associationspossibles est incroyablement riche.

Accumuler des données

Ni délibération, ni processus mathématique ne sont néces-saires, seul suffit un espace où nous pouvons trouver lacontribution d’autrui et apporter la nôtre. Plus on facilitel’accès aux données, en les réunissant, plus on en accroît lavaleur. Pas besoin de créer de communauté pour cela. Pasbesoin non plus de motivation altruiste comme le montrela création de CDDB, la plus grande base de données surles CD.

Miser sur la diversité

Le système fonctionne d’autant mieux que les sources sontplus nombreuses et plus variées. Il permet la participationde ceux que le centre ignore parce qu’ils se trouvent à lapériphérie, ce qu’illustre le succès d’Innocentive.com, le sited’externalisation aux foules de la recherche pharmaceutique.L’extension géographique du web, la prise en compte decontenus provenant de multiples cultures et de multiplesexpériences contribuent à ce phénomène.

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Compiler/synthétiser

Regroupées dans un même espace, ces données peuvent êtresoumises à des traitements simples qui permettent de tirerde l’ensemble quelque chose d’une valeur supérieure à lasomme des parties. C’est le cas des prédictions concernant lesvainqueurs des Oscars ou des élections. Plus la quantitéd’informations est grande, plus le produit de l’opération decompilation/synthèse a des chances d’être utilisable. AvecCloudmark.com pour les courriels et Akismets.com pour lesblogs, il suffit qu’un grand nombre d’individus décident cha-cun pour soi qu’un message avec un texte T ou provenantd’une adresse A est du spam, pour que la machine éliminetous les messages porteurs des caractéristiques en question.Sur la base de règles relativement simples, elle tire partitoute seule de la somme d’informations dont disposent lesfoules. Il ne s’agit pas d’intelligence collective à proprementparler, mais d’un processus permettant de compiler et syn-thétiser des informations partielles mises en ligne par les usa-gers qui n’ont pas de relations entre eux.

Mettre en relation

Établir des relations entre les données, entre les appareils,entre les gens permet éventuellement d’entraîner des effetsde réseaux : l’augmentation de la valeur n’est plus seulementlinéaire (directement proportionnelle). La valeur d’un réseautechnologique (téléphones ou fax, par exemple) croît plusvite que le nombre de ses participants. Dix fax valent beau-coup, beaucoup mieux qu’un seul ou même que deux. Lacroissance est encore plus rapide quand il s’agit de réseauxpermettant la formation de groupes, la collaboration31. Laplupart des sites qu’on qualifie de « réseaux sociaux » crée cegenre d’effets : LinkedIn, MySpace, Facebook, Del.icio.us,etc. Conséquence importante : la qualité du service aug-mente avec le nombre de personnes qui s’en servent, commele montre Google.

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Délibérer

Le choix des données à réunir, les relations que l’on peutétablir entre elles, leur traitement éventuel peuvent enoutre être l’objet de processus de délibérations collectives.Chaque participant n’a qu’une connaissance partielle del’ensemble, mais la collaboration, les multiples interac-tions, la synergie à l’œuvre, conduisent à l’émergence depropriétés nouvelles que l’on peut fort bien appeler« intelligence collective ». Wikipedia vient immédiate-ment à l’esprit. Mais l’encyclopédie en ligne est la pre-mière, dans l’article qu’elle consacre au sujet32, à soulignerque de tels processus peuvent aussi conduire à de sérieuseserreurs collectives.

Ces éléments interagissent à deux niveaux : quantité etrelations.

La quantité est rendue possible par le web et sa capacité àpuiser dans de très nombreuses banques de données, à laisserparticiper de très nombreux webacteurs. Elle s’accompagnede la diversité propre au monde réel.

La mise en relation est le mécanisme fondamental duweb, qu’il s’agisse de pages, de sites, de fragments d’infor-mations, d’individus ou de groupes.

Illustration de la dynamique relationnelle, l’alchimiedes multitudes est le processus incertain grâce auquel laparticipation massive d’humains et d’ordinateurs connec-tés entre eux peut éventuellement produire l’émergence depropriétés nouvelles. Elle implique un mélange toujoursvariable d’accumulation, de compilation, de mise en rela-tion de données et de participants divers, ainsi que desdélibérations portant aussi bien sur le processus lui-mêmeque sur ce qui peut ou doit en découler.

Loin de prétendre être une théorie, l’expression a pourbut de nous aider à poser de façon aussi claire que pos-sible les bases d’une attitude face au web d’aujourd’hui etd’une volonté d’intervenir pour participer à son évolu-tion.

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DES ACTEURS ATTENTIFS

Les webacteurs doivent toujours être sur leurs gardes. Fini letemps où l’on prenait l’écrit pour argent comptant, le soncomme reportage, l’image pour preuve. Erreurs, canulars,tromperies, abus et mystifications sont suffisamment fré-quents pour que nous apprenions à nous méfier. Ainsi se faitla formation médiatique, dimension indispensable de laculture à l’ère numérique : comprendre comment fonction-nent les médias pour les utiliser de façon critique et diffuserdes messages dans de multiples formats.

Paradoxalement, les erreurs de Wikipedia, et leur noto-riété, sont plutôt une bonne chose33. Elles sont une invitationconstante à toujours rechercher d’autres sources d’informationet à ne se fier aveuglément à aucune d’entre elles, fût-elle àprétention encyclopédique. C’est cela que les professeursdevraient avoir en tête, plutôt que de l’interdire commesource. Et c’est un pas vers une attitude constructive quiconsiste à les inviter à se comporter en webacteurs : en contri-buant au site en l’améliorant quand leur travail de recherchecritique leur permet de découvrir des failles et des complé-ments possibles.

Ce genre d’entreprise est rendu possible par la baisse descoûts de la collaboration. De la même façon que les organisa-tions en réseaux sont plus efficaces aujourd’hui qu’elles nel’étaient hier, la collaboration horizontale sans structure hié-rarchique forte devient une forme de production utile. Laquestion troublante est alors de déterminer si des dizaines demilliers d’amateurs, dont la plupart n’ont pas d’autorité parti-culière, peuvent contribuer à augmenter le savoir de l’huma-nité, sa compréhension du monde ou, en tout cas, l’accès à etl’utilisation de ce qui en est enregistré. David Weinberger,l’auteur de Enverything is Miscellaneous (voir chapitre précé-dent) affirme que « la construction publique du sens est leprojet le plus important des cent prochaines années34 ». Uneentreprise collective sur le chemin de laquelle Wikipedia neserait qu’un début.

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L’enjeu vaut la chandelle. Il implique que nous partici-pions sans jamais cesser d’être attentifs, critiques – et atten-tifs aux critiques. C’est ainsi que, des positions prises parJaron Lanier, Nicolas Carr et Andrew Keen, nous retenonstrois enseignements.

Contre la religiosité

La foi dans la technologie, dans ses vertus, dans sa puissancesupérieure, dans sa capacité à nous porter dans un mondemeilleur, est déplacée. L’enthousiasme, la passion, la curiositésont d’excellentes choses. Elles contribuent aux avancées pro-duites dans ces domaines au cours des cinquante dernièresannées. Mais l’argument mis en avant par Carr selon lequel« quand nous voyons le web en termes religieux, quand nousl’imprégnons de notre besoin personnel de transcendance,nous ne pouvons plus le voir objectivement35 » est tout sim-plement imparable.

Pour la qualité

Wikipedia joue un rôle positif parce que des « amateurs »,des personnes dont les compétences n’étaient pas officielle-ment sanctionnées dans les domaines qui les passionnent, onttrouvé un outil de collaboration et le moyen de s’en servir defaçon chaque jour un peu plus sophistiquée. Cette participa-tion a de nombreux avantages au plan de la connaissance etdes interactions sociales qui l’accompagnent. Elle impliquecependant une production riche en erreurs et doit donc êtrefiltrée par des mécanismes sérieux de contrôle de la qualité…gérés par les webacteurs eux-mêmes. Ce que Wikipedias’efforce de faire.

Protéger les données personnelles

Le troisième point sur lequel un accord est facile – celui de laprotection des données personnelles – est mentionné par à

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peu près tous ceux qui s’intéressent aux usages du web. Le rai-sonnement est simple : nous faisons de plus en plus de chosesen ligne et nous y laissons des traces. Elles risquent d’êtreexploitées par des sociétés privées, par les États et les autoritéspolicières ainsi que par des acteurs malintentionnés : des cra-queurs aux malfrats en passant par les terroristes.

Big Brother, ses sœurs et leurs insupportables cousins

À côté de Big Brother, nous devons aussi nous méfier de ses sœurs, lesentreprises, et de leurs insupportables cousins, les cybercriminels. Le« Grand Frère » ne nous regarde peut-être pas, mais il nous suit à latrace. Les événements politiques du début du 21e siècle ont servi de pré-texte à une multiplication des tentatives massives de surveillance de lapart des États. Nous devons tellement souvent montrer patte blancheque nous ne nous étonnons plus quand on nous demande de donnerdes informations très personnelles pour prendre un avion ou rentrer dansun édifice public. Même pour boire un café chez Starbucks, il faut donnerson nom.

Les petites sœurs sont toutes les sociétés (grandes et petites) quiaccumulent des informations nous concernant à des fins publicitaires oude gestion. Nous courons toujours le risque qu’elles s’en servent sansbeaucoup de scrupules quand elles sont en difficulté financière, quandelles se font racheter par une autre ou, tout simplement, quand elles yvoient une source de revenus additionnelle.

Les insupportables cousins se servent des mêmes données (qu’ilsobtiennent différemment) pour nous asphyxier de « pourriels » (spam),nous prendre de l’argent, nous voler notre identité, nous pousser à com-mettre d’irréparables erreurs, ou pour organiser leurs activités criminelles.

Tous les membres de cette famille étendue ont une aspiration com-mune : celle de pouvoir croiser un maximum de données nous concer-nant. Imaginez, par exemple, que votre compagnie d’assurance ait accèsen même temps à votre dossier médical signalant un risque de cholesté-rol et à la liste de vos achats au supermarché qui révèle votre goût pro-noncé pour les abats, le fromage et autres alcools. Votre prime s’entrouverait immédiatement augmentée. Le processus est en train de semettre en place.

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DES UTILISATEURS ACTIFS

Les critiques évoquées sont donc pleines d’enseignementsmais, fondées sur le dénigrement, elles ignorent les côtéspositifs du web d’aujourd’hui et le fait que nous pouvonsintervenir pour contribuer à son orientation. Il s’agit, aprèstout, d’un espace social où l’on retrouve des enjeux de pou-voirs, influences, dominations, richesses comparables à ceuxauxquels nous sommes habitués dans le monde réel.

La question de la protection de la vie privée permet debien comprendre les limites de leur approche et combiennous pouvons gagner en adoptant une position plus active.

Le véritable problème n’est pas que nous laissons des tra-ces, mais que certains s’en servent pour nous suivre, noussurveiller, nous extorquer ou pour nous nuire. La réponseindividuelle est simple à formuler : que chaque usager ait lecontrôle des données le concernant. L’idée commence à pren-dre de l’ampleur. Un groupe d’« influenceurs » de la SiliconValley, par exemple, propose trois principes très simples aux-quels pourraient adhérer les sites de réseaux sociaux et lesautres. Il leur suffirait d’accepter que leurs utilisateurs aient :

◆ la propriété des informations personnelles les concernant(profils, liste des gens auxquels ils sont connectés, fluxd’activités qu’ils créent en circulant et en s’exprimant surle web) ;

◆ le contrôle sur l’usage de ces informations par d’autres ;◆ la liberté d’accorder un accès continu à leurs informations

personnelles à des sites auxquels ils font confiance.

Cette charte a été mise au point par Joseph Smarr(Plaxo.com), Marc Canter (BroadbandMechanics.com),Robert Scoble (Scobleizer.com) et Michael Arrington (Tech-Crunch.com). Elle est accessible sur le site Open SocialWeb36.

Cela semble essentiel si on veut éviter une catastrophe.Mais ces réponses individuelles seraient insuffisantes sansdes corollaires de type collectif, particulièrement nécessairesdans la société de surveillance dans laquelle nous évoluons.

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La réponse ici, consiste à permettre la surveillance dessurveillants, le contrôle des contrôleurs.

Les Américains peuvent obtenir des informations sur legouvernement et ses différents services sur une multitude desites souvent créés par des volontaires passionnés.

La surveillance citoyenne est rendue possible par la mul-tiplication des téléphones dotés d’appareils de photos, lacommunication mobile et les réseaux de téléphonie sans filou cellulaires à haut débit.

Pour parler de ce nouveau phénomène, Jamais Cascio,cofondateur de WorldChanging, un site qui s’occupe detechnologie et d’environnement et, maintenant « futuriste »qui s’assume sur son blog OpenTheFuture.com, proposed’inverser l’image du panoptique de Bentham reprise parFoucault et nous invite à créer un panoptique participatif37.« Les appareils de photos numériques connectés au réseau etles téléphones mobiles dotés de caméras sont les armes de laseconde superpuissance », estime Cascio.

Toujours sous l’inspiration de Foucault, on trouve lamême notion dans le terme de « sousveillance » (mêmeorthographe en anglais38). C’est Steve Mann qui l’a le pre-mier mis en avant. Professeur à l’université de Toronto,Mann est connu comme « le premier cyborg » pour ses tra-vaux sur l’informatique portable (wearable computing39). Lesoutils ne sont plus dans le ciel (comme avec les satellites quenous voyons dans certains films), mais à hauteur deshumains. Leur utilisation n’est plus commandée par ceuxqui se trouvent au sommet de la hiérarchie, mais par lesgens ordinaires.

Moins souvent mentionnée, l’exploitation est une desfacettes les plus explosives du contenu généré par les usa-gers. Le problème se pose dès lors que des entreprises com-merciales se servent de la contribution des utilisateurs deleurs sites pour gagner de l’argent, sans qu’ils en tirent enéchange une compensation juste.

Lorsque Google gagne de l’argent en utilisant les liens quenous établissons entre différents documents ou sites sur leweb, c’est relativement facile à tolérer dans la mesure où nous

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nous estimons suffisamment payés en retour par la qualité desréponses offertes aux questions que nous lui posons.

Ceux d’entre nous qui contribuent au site de Wikipediase satisfont de leurs contributions volontaires à un site quimet de plus en plus de connaissances à disposition d’unnombre croissant de gens. Ils y trouvent souvent une rému-nération parallèle grâce à l’impact d’une telle collaborationsur leur image et leur réputation.

Mais que se passe-t-il dans le cas d’Innocentive, ce sitesur lequel les gros laboratoires pharmaceutiques soumettentleurs problèmes de R & D ? Les contributeurs sont rémuné-rés. Reste à savoir si tous considèrent que la rémunérationest acceptable.

Un des exemples les plus problématiques est sans doutecelui d’USA Today qui, dans le même moment, a décidé delicencier certains professionnels et de faire appel aux journa-listes citoyens volontaires pour fournir les sites du groupeGannett en informations locales.

La face créative et collaborative du crowdsourcing est bienréelle. Elle est la promesse d’un monde ouvert reposant sur lepartage et la collaboration. Mais elle a son envers, plusinquiétant : l’opportunité qu’elle représente pour les plusmalins ou les moins scrupuleux de faire travailler des volon-taires sans avoir à les payer (ou en les gratifiant d’une misère).

C’est pour y voir plus clair que le chroniqueur canadienMathew Ingram a demandé lors d’un débat qu’il organisait« si le crowdsourcing est autre chose qu’un métayage numé-rique (digital sharecropping)40 ». La métaphore est d’autantplus violente que la pratique s’est généralisée aux États-Unis juste après la guerre civile pour obtenir des esclavesqu’ils continuent à cultiver les terres, en leur prenant unepart léonine de leur production… sans les payer pour cela41.

Invité à répondre à la question, Jeff Howe, un des promo-teurs les plus ardents du crowdsourcing, a bien été contraintde reconnaître qu’elle était légitime. Il écrit même que « lemodèle contient un potentiel d’inégalité » mot qu’il préfèreprudemment à celui d’« exploitation42 ».

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Le nombre d’entreprises y ayant recours ne pouvantqu’augmenter, Howe conclut qu’il « est important que lacommunauté qui produit les biens ait son mot à dire dans lafaçon dont la compagnie est gérée et dans la façon dont sesmembres sont payés. »

Qu’en termes galants ces choses là sont dites...La solution devrait selon lui s’imposer d’elle-même grâce

aux lois du marché. Une compétition semble inévitableentre sociétés visant à faire participer les foules à leurs acti-vités. « Celles qui gagneront après l’inévitable processusd’élimination pourraient bien être celles qui trouvent uneformule pour que leurs utilisateurs se sentent amplementrémunérés43. »

Ne rêvons pas. C’est la question des pouvoirs qui est iciposée.

Le crowdsourcing a un côté idéal pour les entreprises cons-tamment pressées de réduire leurs coûts. Non seulement lesgens ne sont plus organisés, mais ils sont dispersés, sans rap-ports entre eux et, pour le moment en tout cas, disposés àtravailler gratuitement ou pour une misère. L’internet per-met de trouver ceux qui veulent se faire payer le moins cherdans le monde du travail connecté.

On n’a pas encore fait clairement la différence entre la par-ticipation à des entreprises collectives de service public, detype Wikipedia, et les entreprises commerciales s’appuyantsur le crowdsourcing. Les lois du marché ne manqueront pas des’appliquer, à côté des tensions traditionnellement liées auxquestion de droit du travail. Et comme les rémunérationsdécentes ne se donnent ou ne s’accordent que très rarement,des conflits semblent inévitables.

LES UTILISATEURS SE REBELLENT

En quelques jours au début du mois de mai 2007, 09F9 estdevenu presque aussi célèbre que R2D2, le robot de StarWars. Il ne s’agissait pas, cette fois, d’une machine futuriste

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mais, plus prosaïquement, des premières lettres d’une clépour ouvrir le verrou de protection des HD-DVD sur les-quels sont enregistrés certains films.

Le 30 avril, un usager a posté sur le site de Digg.com unlien pointant vers un blog qui donnait une clé susceptible,dans certaines circonstances, de briser le système interdisantde les copier. Il reçut un grand nombre de votes favorables(plus de 15 000) qui le promurent en première page.

Aussitôt, l’Advanced Access Content System LicensingAdministrator (AACS), a enjoint les responsables d’éliminertoute mention de la clé. Ce qu’ils ont commencé par faire44.L’AACS est une association chargée par plusieurs entreprisestechnologiques (d’IBM à Sony) et des studios comme Disneyet Warner Brothers de limiter les copies de HD-DVD.

Les utilisateurs ont alors vu rouge et se sont en massedédiés à multiplier les références au code de 32 lettres quicommence par 09F9 et à voter pour les articles et billetsqui en parlaient. Ce que voyant, Kevin Rose, cofondateur deDigg.com, décida avec son partenaire Jay Adelson de cesserde les censurer45. Le site reposant presque exclusivement surle contenu généré par les utilisateurs, leur couper la parole,c’était interrompre le flux sur lequel il vogue. Rose avait debonnes raisons de ne pas écouter ses avocats et du couragepour avoir osé passer à l’acte.

L’incident a le mérite de montrer clairement que, quandon invite les usagers à participer, on court toujours le risquede les voir prendre un chemin imprévu.

Un peu moins de six mois plus tard, Facebook, le site desocial networking à la mode a dû céder à son tour devant lesprotestations de ceux qui détestaient Beacon, son systèmede publicité fondé sur l’exploitation des relations person-nelles entre les utilisateurs. Il faudra maintenant y souscrire(opt-in) pour y être exposé, plutôt que d’avoir le droit de s’enretirer (opt-out). C’est une bonne chose ou, en tout cas, unpas dans la bonne direction.

Beacon avait suscité d’amples mouvements de protes-tation, y compris une offensive lancée par MoveOn.org, sitequi s’était fait connaître pour sa capacité de mobiliser des

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activistes dans certaines grandes batailles politiques améri-caines. En dix jours, leur pétition demandant l’interruptionde Beacon avait recueilli 50 000 signatures. La rectifications’est opérée en trois semaines à peine.

Dans la première version, chaque fois qu’un membre deFacebook achetait un billet d’avion ou réservait une tablede restaurant, l’information était transmise à tous ses amis.Outre les entorses évidentes au respect de la vie privée, celaprésentait l’inconvénient pour tout le monde d’interdire lessurprises, pour les cadeaux de Noël par exemple – puisqueJim pouvait savoir que sa petite amie Deborah venait d’ache-ter le livre dont il lui avait parlé lors de leur dernière ren-contre.

Beacon permet aux annonceurs de placer leur publicitéavec une efficacité considérable. En le présentant, MarkZuckerberg, patron de Facebook, avait expliqué : « La réfé-rence de quelqu’un en qui ils ont confiance influence plus lesgens que le meilleur message télévisé. C’est le saint Graal dela publicité46. »

Il a néanmoins choisi de renoncer à certains gains à courtterme en adoptant le système opt-in, mais il devrait gagneren confiance, ce qui est bien plus important à long terme.Prudentes, les réactions ont été plutôt positives. PourDuncan Riley de TechCrunch : « Ça ressemble à une vic-toire des utilisateurs », même s’il note que la pratiqueessentielle pour les annonceurs ne change pas. Le problèmecentral, a aussitôt écrit Nick O’Neil, qui anime le site All-Facebook.com demeure que Facebook « emmagasine lesdonnées concernant vos achats même si elle n’en informe pasvos amis47 ».

L’importance de ces deux volte-face – de Digg et de Face-book – réside moins dans ce qu’elles nous disent des dispo-sitions des entrepreneurs d’aujourd’hui, plus à l’écoute deleurs clients et disposés à céder pour ne pas se les aliéner,que dans les perspectives qu’elles ouvrent quant à la puis-sance montante des utilisateurs.

Alors que le web d’aujourd’hui nous met potentiellementen contact les uns avec les autres, l’importance décroissante

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des institutions et des entités du monde réel (nations, hié-rarchies, espaces de lieux, etc.) dans lesquelles nous avonsdes siècles d’expérience d’organisation collective fait quel’organisation et la coordination semblent plus rares, plusdifficiles. Mais elle a lieu et l’on peut espérer que les web-acteurs trouveront des réponses de plus en plus originales etefficaces. C’est ainsi que si les rébellions de 2007 pourraientse répéter et s’étendre à d’autres domaines au point de deve-nir un élément marquant de l’année 2008. C’est ce que sem-ble penser Mark Anderson qui en fait une tendance forte48.

Cela semble correspondre à une logique relativement sim-ple : le web dépend maintenant de la quantité d’informationsqui y sont déposées, or la seule façon économique d’atteindrele niveau désiré est de laisser les usagers les mettre en ligne.Le système dépendant de leur participation pour fonctionner,ces derniers se trouvent disposer d’un certain pouvoir. Il suffitqu’ils s’en rendent compte… et qu’ils l’exercent.

Seul des conflits tels que les rébellions des usagers deDigg et de Facebook pouvaient le révéler. Il ne peut doncpas y avoir de participation des utilisateurs sans pouvoir desutilisateurs. Cela peut faire peur ou peut enthousiasmer.

Nous en avons en tout cas maintenant la preuve par09F9…

DIGITAL LITERACY

Que doit-on savoir et comprendre du web, de l’internet, desréseaux et des médias en ce début de 21e siècle ? Quels outils,quelles logiques, quels modes de pensée et d’organisation leshommes et les femmes d’aujourd’hui, jeunes et vieux, doi-vent-ils maîtriser pour se sentir à l’aise, pour que leur partici-pation soit la plus riche possible ?

La question a-t-elle un sens ou, comme le pensent cer-tains, suffit-il d’attendre la mort des derniers vieux barbonsdu papier et de la plume d’oie pour atteindre enfin une sortede nirvana numérique collectif ?

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Guettés par un déséquilibre digital croissant, nous croyonsau contraire qu’il faut ajouter à la capacité d’affrontementdont nous venons de parler celle d’éducation.

Il suffisait, à la fin du 19e siècle, de parler d’alphabétisa-tion. Le terme est insatisfaisant aujourd’hui pour trois raisonsfort simples : nos moyens d’expression sont multimédia et nepassent pas seulement par les lettres de l’alphabet ; il s’agitaussi des outils dont nous pouvons nous servir, applications etappareils ; le web nous ouvrant de nouveaux univers, il estimportant d’en comprendre la logique. L’effort doit donc por-ter aussi bien sur la pratique que sur la culture. Il concerne laréception d’informations, l’expression, l’utilisation des outilset la logique du système en question. Il requiert en outrel’apprentissage systématique de la pensée critique pour mieuxdiscerner ce dont il est question, ce à quoi on est exposé, lesens de ce qui circule et de ce qu’on émet.

Les lacunes sont sérieuses. Beaucoup de gens n’ont pasencore accès à ce média ou refusent, souvent par peur, de s’enservir, alors même qu’ils y gagneraient. Un grand nombre deceux qui y ont accès croient s’en servir convenablement, maisn’utilisent qu’une fraction de ce qui pourrait leur être utile.Les connaissances générales qui permettent de parler d’une« culture numérique » leur manquent, ce qui les freine.

Contrairement à une idée communément admise, les jeu-nes en savent souvent moins que leurs aînés ne l’imaginent.S’il est vrai qu’ils sont généralement plus à l’aise que leursanciens dans la dimension digitale, l’expression « digitalnative » est trompeuse. Elle est même dangereuse, dans lamesure où elle masque des disparités croissantes issues de laqualité de l’accès au numérique et à l’éducation.

D’où la nécessité d’envisager une formation spécifique àla dimension digitale, de faire ce qu’il faut pour que nousnous y sentions bien, que nous sachions nous en servir. Selonla Commission européenne, « la digital literacy devient viteune des conditions de la créativité, l’innovation et l’espritd’entreprise. Sans elle, les citoyens ne peuvent ni pleine-ment participer dans la société, ni acquérir les compétenceset les connaissances nécessaires pour vivre au 21e siècle49 ».

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C’est beaucoup plus que la simple capacité de lire etd’écrire, comme l’indique cette définition tirée de l’Unesco ettrouvée sur Wikipedia : « La literacy est la capacité d’identi-fier, de comprendre, d’interpréter, de créer, de communiqueret de calculer sur la base de documents imprimés et écritsassociés à des contextes variés. La literacy implique un conti-nuum d’apprentissages permettant à un individu d’atteindreses objectifs, de développer ses connaissances et son potentielet de participer pleinement à la vie de la société50. »

Nous avons utilisé jusqu’ici la notion de literacy parce quesa traduction classique par « alphabétisation » est totalementinsatisfaisante. « Littératie » semble le terme le plus fréquem-ment utilisé par ceux qui se sont penchés sur la question51.Trop marquée par la « lettre », alors qu’aujourd’hui texte,son, image et vidéo sont digitalisés de la même façon, l’imagen’est guère acceptable.

Cette digital literacy si difficile à traduire implique despratiques et des cultures qui s’articulent, pour l’essentiel,autour de trois caractéristiques :

◆ la capacité de se servir d’une façon efficace d’un ordinateur etde l’internet, la compréhension de leur fonctionnement52 ;

◆ la capacité de trouver l’information, la comprendre dansson contexte de façon critique, saisir l’importance de cer-tains éléments comme le régime de propriété, les intérêtscommerciaux en jeu, la présence éventuelle de censure,les tentatives de propagande53 ;

◆ la capacité de créer et de diffuser des messages sur diffé-rents médias, de comprendre et d’utiliser les forces et leslimitations de chacun d’entre eux, de s’en servir de façonautonome et indépendante54.

Certaines des notions envisagées dans les approches quenous retenons, partent en fait de l’importance que nousaccordons aux « cultures de participation » étudiées, entreautres, par Henry Jenkins, l’auteur de l’ouvrage ConvergenceCulture dont nous avons déjà parlé. « Une culture de parti-cipation, explique-t-il, est une culture dans laquelle les cri-tères d’expression artistique et d’engagement civique sont

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relativement bas, ce qui encourage à créer et à participer[...]. C’est également une culture dans laquelle ceux qui s’enréclament considèrent que leurs contributions comptent etsentent un certain degré de connexions sociales entre eux (aumoins dans la mesure où ils attachent de l’importance à ceque les autres pensent de ce qu’ils ont créé)55. »

L’autoformation est le premier recours de qui veut se servirdu web et le comprendre. Toujours essentielle pour se mainte-nir à jour, pour avancer dans ce monde en constants change-ments, elle est souvent renforcée par la formation informelleentre pairs, entre gens qui découvrent en même temps, quiéchangent leurs expériences, leurs découvertes. Elle se fait aucoup par coup, en fonction des besoins et joue un rôle déter-minant dans la transmission horizontale du savoir.

L’éducation formelle n’en est pas moins indispensable.Elle inclut les cours dispensés dans les écoles et les universi-tés, aussi bien que les sessions de formation professionnelleorganisées dans les entreprises et le travail bénévole réalisédans les milieux les plus défavorisés. Ce travail ne peut êtremené à bien qu’avec la participation des institutions publi-ques à tous les niveaux, depuis la municipalité jusqu’auxorganisations internationales, en passant par les différentescirconscriptions politiques et régionales des différents payset les États nations.

L’alchimie des multitudes apparaît donc comme un pro-cessus ouvert sur lequel nous pouvons agir. Elle se veut uneapproche raisonnée du web, de ses potentialités et de ses fai-blesses. La recherche d’un terme différent de ceux très envogue comme « sagesse des foules » et « intelligence collec-tive » part d’une démarche qui fait leur place aux argumentsutiles de certains critiques, sans que cela implique la moin-dre adhésion à leur combat. Le web ne fait pas de miracle,mais il ouvre des possibilités dont nous aurions bien tort dene pas nous saisir. Les utilisateurs intéressés par ces outils etpar ces logiques ont tout intérêt à participer. C’est la citoyen-neté digitale qui est en jeu.

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