« partis politiques », cites, etats federaux: le temoignage de l’historien d’oxyrhynchos
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« Partis politiques », cites, etats federaux: Le temoignage del’historien d’Oxyrhynchos
Cinzia Bearzot
Mouseion: Journal of the Classical Association of Canada, Volume9, Number 3, 2009, pp. 239-256 (Article)
Published by Classical Association of CanadaDOI: 10.1353/mou.2009.0030
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Mouseion, Series III, Vol. 9 (2009) 239-‐256 @2009 Mouseion
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« PARTIS POLITIQUES », CITES, ETATS FEDERAUX: LE TEMOIGNAGE DE L’HISTORIEN D’OXYRHYNCHOS
CINZIA BEARZOT
ABSTRACT/RÉSUMÉ
La question de l’existence de véritables « partis politiques » dans la Grèce ancienne a été l’objet d’un grand débat dans la critique moderne. L’auteur des Helléniques d’Oxyrhynchos (P) nous donne à ce propos un témoignage particulièrement intéressant qu’on peut rattacher à son intérêt marqué pour la terminologie relative aux « partis » et pour la politique intérieure des cités grecques. Les rensei-‐gnements que P nous fournit sur la situation politique de la Béotie sont particu-‐lièrement intéressants et nous permettent de mieux comprendre la nature des oppositions entre les partis dans les états fédéraux. La dénomination de « parti » convient bien aux factions car leurs programmes politiques étaient aisément identifiables et leurs chefs étaient assez puissants pour leur assurer une certaine continuité. En outre, ces factions bénéficiaient d’un appui populaire soutenu et se distinguaient par des positions nettement rangées sur les questions de politique internationale. The existence of political “parties” in ancient Greece has been widely discussed by scholars. Since he employs highly refined terminology and provides much information on the internal politics of Greek cities, the author of the Hellenica Oxyrhynchia offers a particularly interesting insight into this problem. Information is particularly ample on Boeotia, and thus within the peculiar context of a federal state distinct factions can be identified : they are characterized by continuity in political programs and leadership and by a certain numerical consistency, as well as by different constitutional ideologies and federal policies, and by different positions in international matters. Because of these features, these factions can be con-‐sidered “parties” despite the scepticism of many scholars. Le problème de l’existence de partis politiques dans la Grèce antique a été vivement discuté par la critique, qui s’est généralement montrée sceptique quant à la possibilité d’identifier, dans l’expérience politique grecque, des structures comparables aux partis d’aujourd’hui 1 . M.H. Hansen, en particulier, lors d’une discussion sur la présence de « partis » dans le
1 Cf. Cook 1988 et Anastasiadis 1999.
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CINZIA BEARZOT 240 contexte spécifique de la démocratie athénienne, a identifié une série de critères permettant de parler véritablement de « parti ». Cela serait possible là où sont attestés des groupes opposés, dirigés par des leaders et composés d’un nombre important de partisans, caractérisés par un certain degré d’organisation et par une certaine stabilité, engagés dans la tentative d’obtenir un consensus majoritaire. Considérant que l'attribution de ces caractéristiques aux factions antiques est anachronique, Hansen nie l'existence, dans la démocratie athénienne, de véritables « partis » : Athènes « n’avait pas de partis politiques ni de groupes d’intérêt organisés » 2 . V.I. Anastasiadis est allé plus ou moins dans la même direction, avec une perspective plutôt historiographique (dans un sens moderne) qu’historique. Il manquerait aux groupes athéniens plusieurs caractéristiques : des dénominations précises ; une organisation interne (et donc l’unité, la discipline, la hiérarchie) ; des programmes, des principes desquels s’inspirer et des idéologies ; la durée et la continuité de l’action politique ; et enfin un rôle institutionnel bien défini3. Caracté-‐ristiques des démocraties représentatives, les « partis » seraient difficiles à intégrer dans le contexte d’une démocratie directe. Cependant, d’autres chercheurs, comme P.J. Rhodes, ont pris une position plus nuancée, en admettant la présence de groupes relativement stables, conduits par des « leading figures » qui tentaient d’influencer la politique de l’état et qui, tout au moins au cours du IVe siècle, semblent avoir eu de fortes affinités avec les « partis » au sens propre du terme4. Le problème a été récemment repris en considération lors d’un séminaire qui s’est tenu dans le courant de l’année 2006/2007 auprès du Département de Sciences Historiques de l’Université Catholique de Milan. Par rapport aux orientations générales de la critique, le séminaire, dont les actes sont en cours de publication, est arrivé à des conclusions globalement moins sceptiques 5 . Or, l'auteur des Helléniques d'Oxy-‐rhynchos offre sur ce thème un témoignage particulièrement significatif, qui puise ses origines dans le vif intérêt qu'il porte à la politique intérieure des communautés grecques. Dans les divisions internes de parti, P saisit en effet, dans la droite ligne de la pensée de Thucydide (il suffit de songer au récit de la στάσις de Corcyre), les prémisses et les conséquences de leurs orientations en matière de politique étrangère. Une analyse du témoignage de P peut donc permettre, à mon sens, de corroborer la
2 Hansen 1991 : 277–284. 3 Cf. Anastasiadis 1999 : 325–326. 4 Cf. Rhodes 1995 ; aussi Mitchell et Rhodes 1996. 5 Cf. Bearzot et Landucci 2008 (résultats plus en accord avec Gehrke 1984 et
Rhodes 1995 qu’avec Hansen 1991).
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perspective plus plausible de l’existence des partis dans l’expérience politique grecque, dans le contexte particulier d’un état fédéral fortement urbanisé, comme l’était la Béotie. La terminologie du « parti » chez P Un des éléments importants de la discussion sur l’existence de « partis » politiques est l’analyse de la terminologie du parti, proposée de nouveau par R. Nicolai lors du séminaire milanais rappelé plus haut. Le chercheur, qui s’est surtout arrêté sur la situation athénienne entre les VIe et Ve siècles, s’est intéressé au lexique de la « part » (µέρος, µερίς, µοῖρα), de la division (στάσις), des agrégations sur base associative et personnelle (ἑταιρεία, συνωµοσία), de même qu’au lexique à caractère idéologique ou qui concerne les classes, en mettant en évidence, en fait, la tendance à privilégier un lexique relatif aux rapports d’espace ou aux liens personnels 6 . La tendance à la polarisation démocrates/oligarques est rattachée, si l’on suit la pensée de Thucydide, aux événements de la guerre du Péloponnèse qui, en favorisant la formation de coalitions opposées en politique intérieure comme en politique extérieure, donnèrent une remarquable impulsion au développement terminologique (ainsi qu’à la réinterprétation d’événements précédents sur la base de schémas nouveaux, avec des résultats parfois trompeurs). Nicolai, qui s’est concentré sur certains événements des VIe et Ve siècles, exprime du scepticisme quant à l’existence des partis, dans la lignée de la vision qui préfère accentuer la distance significative entre les expériences politiques ancienne et moderne. Mais la considération lexicale pourrait conduire à des conclusions quelque peu différentes : la terminologie du µέρος et de l’ἑταιρεία semble en effet avoir des connotations plus proches de l’idée de « parti ». La terminologie du « parti », comme cela a déjà été noté, paraît très articulée dans le récit de P7. Groupes et factions, définis µέρος (20.1)8 ou ἑταιρεία (20.2), sont identifiés tantôt au moyen des dénominations habituelles de type ethnico-‐social (9.2 : τῶν Ἀθηναίων ὅσοι γνώριµοι καὶ χαρίεντες ἦσαν ; 9.3 : τῶν Ἀθηναίων οἱ ἐπιεικεῖς καὶ τὰς οὐσίας ἔχοντες ; 20.1 : οἱ βέλτιστοι καὶ γνωριµότατοι τῶν πολιτῶν), ou de type numérique
6 En ce qui concerne l’ampleur du champ sémantique de l’opposition, cf. Milani
1999. 7 Cf. Bruce 1962. 8 L’utilisitation de µέρος n’est pas relevée par Cook 1988 : 57–85, 76, selon qui P
se limite à l’utilisation de ἑταιρεία et de οἱ περὶ [...].
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CINZIA BEARZOT 242 et/ou plus strictement « politique » (9.2 : οἱ πολλοὶ καὶ δηµοτικοί…9 ; 10.2 : οἱ δυνατώτατοι) 10 ; tantôt au moyen du rapport avec leurs chefs politiques, ainsi que le montre l’usage fréquent de οἱ περὶ … (9.2 ; 10.1 ; 10.2 ; 20.1 ; 20.2 ; 21.1 ; 21.3 ; 21.4) ; tantôt par rapport à l’opposition de concitoyens (10.2 : ἐναντιοῦµαι ; οἱ ἐνάντιοι τῶν πολιτῶν) ; tantôt, et surtout, sur la base des choix en matière de politique étrangère, au sujet desquels il est possible d’identifier différents degrés d’implication11, depuis les formes du soutien le plus actif (10.3 et 21.1 : λακωνίζω ; 20.1 : ἀττικίζω ; 9.3 : τοῖς Λακεδαιµονίοις ἀντιπράττω) jusqu’à la simple insertion dans un courant d’opinion (20.1 : φρονέω τὰ Λακεδαιµονίων; 20.1 : φροντίζω τῶν Ἀθηναίων; 10.2 : δυσµενῶς ἔχω πρὸς Λακεδαιµονίους; 10.3 : δυσµενῶς διακεῖµαι πρὸς τοὺς Λακεδαιµονίους ; 10.3 : ἄριστα διακεῖµαι [i.e. πρὸς τοὺς Λακεδαιµονίους]). L’usage répété, dans le cas béotien, de la terminologie liée au concept de στάσις (στάσις, 20.2 [?] ; στασιασµός, 19.1 ; στασιάζω, 20.1)12 semble vouloir souligner la fracture profonde qui s’est opérée, à Thèbes et en Béotie, entre les deux factions opposées de Léontiadès et d’Isménias, qui cependant ne furent pas divisées, tout au moins jusqu’à la prise de la Cadmée en 382, par des programmes constitutionnels radicalement différents, mais par la recherche d’appuis incompatibles dans un cadre international. P et les « partis » dans les cités grecques (404–395) Les origines de la guerre de Corinthe, depuis la mission de Timokratès jusqu’au casus belli provoqué par les Thébains, offrent à P l’occasion de présenter un tableau soigné des divisions politiques et entre « partis » à Athènes et dans les autres cités de la coalition contre Sparte (Argos, Thèbes et les Béotiens, Corinthe)13. Ce tableau a été très débattu, surtout en ce qui concerne Athènes, car à partir du témoignage de P, différentes estimations du nombre des factions opérant dans la cité ont été données : entre 2 et 6 ! En outre, le caractère schématique et anachronique des oppositions identifiées par P a été contesté, c’est-‐à-‐dire celles entre oligarques et démocrates 14 . Enfin différentes interprétations ont été
9 Pour l’utilisation d’hendiadis par P, cf. McKechnie et Kern 1988 : 133 et 161. 10 Le texte est incertain ; cf. Chambers 1993 : οἱ µὲν Ἀργεῖοι καὶ Βοιωτ[οὶ
...]τωται ; Behrwald 2007 : οἱ µὲν Ἀργεῖοι καὶ Βοιω[τοὶ δυνα]τώτα⟨το⟩ι. Cf. Lapini 2001.
11 Pour cette distinction, cf. Bruce 1967 : 61. 12 Cf. Radici Colace et Sergi 2000 ; Nicolai 2008. 13 Pour un état de la question voir Lérida Lafarga 2007 : 382–417. 14 Behrwald 2007 : 22–23 : au début du IVe siècle d’autres distinctions auraient
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proposées de la tendance de P à schématiser, particulièrement évasive il est vrai, même si fondamentalement « modérée »15. En tous les cas, on ne saurait nier le fait que l’évaluation de P ne semble que faiblement conditionnée par cette tendance qui se signale par son caractère non pas moralisateur mais au contraire essentiellement politique. Cela est évident, par exemple, quand l’historien nie que l’or de Timokratès ait corrompu les représentants des groupes politiques anti-‐lacédémoniens dans les différentes cités, comme l’affirment expressément d’autres sources 16 faisant écho à la propagande lacédémonienne. Que l’accusation de corruption contre les hommes politiques qui avaient plongé Corinthe dans la guerre remonte à Sparte, cela nous est révélé par l’accusation adressée à Isménias au cours du procès orchestré par Léontiadès avec la collaboration active de Sparte, immédiatement après la prise de la Cadmée, d’avoir reçu de l’argent du Roi (Xénophon, Helléniques, 2.2.36). P affirme au contraire que déjà longtemps avant (10.2 : ἤδη πολὺ πρότερον) la mission de Timokratès, il existait en Grèce un mécontentement général envers les Lacédémoniens, et que ceux qui avaient accepté l’argent du Roi étaient de toute manière depuis longtemps (πάλαι) mal disposés à leur égard : les Argiens et les Béotiens, à cause des rapports amicaux que Sparte entretenait avec leurs concitoyens d’orientation politique opposée17 ; les Athéniens (plus précisément, le groupe de Képhalos et d’Epikratès), parce qu’ils désiraient donner un tournant « belliciste » à la politique athénienne, « pour pouvoir tirer profit de la situation générale »18 ; les Corinthiens pour les mêmes raisons que les Argiens et les Béotiens, sauf en ce qui concerne l’ancien philo-‐lacédémonien Timolaos, pour lequel entraient en jeu des contradictions personnelles (10.2–3)19. La perspective moralisatrice, qui faisait remonter le
existé, comme par exemple entre « ceux de la ville » et « ceux du Pirée », mais cf. Lysias 25 pour la permanence des anciennes oppositions.
15 Pour l’état de la question cf. Piccirilli 2001. Il est clair que P adopte une terminologie au ton modéré, comme le souligne Bruce 1962.
16 Pour un panorama complet des sources voir Lérida Lafarga 2007 : 389–398. 17 L’exactitude de cette reconstruction est revendiquée par Lendon 1989. 18 On a discuté le fait de savoir si l’expression ἵν’ αὐτοῖς ἐκ τῶν κοινῶν ᾖ
χρηµατίζεσ[θ]αι devait être entendue comme une accusation, adressée au groupe de Képhalos et d’Epikratès, de vouloir tirer un quelconque bénéfice personnel « de la situation générale » (Bonamente 1973 : 178) ou « du trésor public » (Behrwald 2007 : 51) ou bien si elle entendait exprimer l’idée que la guerre aurait permis aux Athéniens d’en tirer profit : dans ce sens, cf. Bonamente 1973 : 69–74, et Orsi 1979 : 279–282, contre Bruce 1967 : 61.
19 Selon Bruce 1967 : 60–61, dans l’argumentation de P se reflète une perspective pro-‐lacédémonienne ; mais cf. contra Behrwald 2007 : 21–22, qui observe que, en
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CINZIA BEARZOT 244 choix anti-‐lacédémonien à la corruption opérée par l’or perse, est ici repoussée au profit d’une perspective exclusivement politique, celle de divisions de partis dans les cités grecques, restant entendue la possibilité d’identifier des intérêts spécifiques, parfois même personnels, derrière les actions de certains d’entre eux (les démocrates athéniens Képhalos et Epikratès, quelle que soit la manière dont on doit entendre l’expression ἵν’ αὐτοῖς ἐκ τῶν κοινῶν ᾖ χρηµατίζεσ[θ]αι, ou le Corinthien Timolaos), semblent prendre racine, selon P, dans une vision différente du rôle international de Sparte et, par conséquent, dans une perception différente de la politique étrangère. Le cas béotien La description du contexte politique béotien, particulièrement inté-‐ressante, sur lequel P se montre, comme nous le savons, fort bien renseigné 20 , nous permet de jeter un coup d’oeil sur l’organisation particulière que les oppositions de parti pouvaient assumer dans le cadre d’un état fédéral. En effet, P, contrairement au reste de la tradition, opère soigneusement la distinction entre la situation de Thèbes et celle du reste de la Béotie, en soulignant également les retombées des situations locales au niveau fédéral. Comme j’ai déjà eu l’occasion de le mettre en évidence au cours de mon intervention, consacrée aux partis politiques dans les états fédéraux, lors du séminaire signalé ci-‐dessus, la présence dans ceux-‐ci de factions politiques est bien attestée, au niveau de chacune des poleis prise isolément, comme cela est naturel, mais aussi au niveau fédéral, là où la politique du gouvernement central pouvait être orientée de manière différente à cause de la présence d’intérêts et de courants d’opinion opposés. Il est possible d’identifier des oppositions de différents types, à caractère traditionnel (comme les tensions de nature constitutionnelle entre démocrates et oligarques, analogues à celles relevant du cadre de la cité, ou celles liées aux choix de politique étrangère) ou plus spécifiquement liées à la problématique fédérale, entre fédéralistes et autonomistes21. En tout cas, il n’est pas possible de séparer de manière rigide les différents aspects, qui se superposent au moins partiellement : idéologie constitutionnelle, position internationale, conception du rapport fédéral concourent en général à la constitution d’une « idéologie de repoussant l’hypothèse de la corruption, P réfute un élément de propagande anti-‐lacédémonienne.
20 Cf. Sordi 2001 : 228–229. Vaste discussion bibliographique dans Lérida Lafarga 2007 : 600–640.
21 Cf. Bearzot 2008.
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faction » complexe mais cohérente. Un exemple intéressant d’opposition de parti qui, dans le cadre d’un état fédéral, plonge ses racines dans le débat politique interne à chaque cité, mais ne manque pas de se refléter au niveau de l’organisation constitutionnelle et des orientations de politique internationale de la fédération toute entière, est justement celui de la Béotie des débuts du IVe siècle (395), sur laquelle P nous renseigne avec une grande précision et en intégrant les témoignages de Xénophon et de Plutarque à propos de la prise de la Cadmée en 382, ce qui est tout à fait significatif. Xénophon décrit l’opposition entre le groupe oligarchique de Léontiadès, qui en 382 trahit la cité en faveur de Sparte pour en obtenir le gouvernement, avec l’appui de cette dernière, et celui plus modéré et nationaliste d’Isménias22. L’historien se limite à rappeler la στάσις qui provoqua, dans la Thèbes de cette époque, une division en deux factions (appelées « hétairies »), identifiées aux deux polémarques rivaux (Xénophon, Helléniques, 5.2.25 : στασιαζόντων δὲ τῶν Θηβαίων, πολε-µαρχοῦντες µὲν ἐτύγχανον Ἰσµηνίας τε καὶ Λεοντιάδες, διάφοροι δὲ ὄντες ἀλλήλοις καὶ ἀρχηγὸς ἑκάτερος τῶν ἑταιριῶν). Des caractéristiques de ces factions, Xénophon se limite à rappeler la haine (µῖσος) d’Isménias envers les Lacédémoniens (Helléniques, 5.2.25)23 et, à l’opposé, le zèle excessif de Léontiadès et des siens à servir ces derniers (Helléniques 5.2.36 : οἱ δὲ περὶ Λεοντιάδην εἶκόν τε τὴν πόλιν καὶ τοῖς Λακεδαιµονίοις ἔτι πλείω ὑπηρέτουν ἢ προσετάττετο αὐτοῖς). Des informations plus articulées, et non limitées au seul domaine des relations internationales, proviennent de Plutarque (Vie de Pélopidas, 5.1–2)24 : Thèbes voyait s’opposer l’« hétairie » d’Isménias et d’Androklidès, dont faisait également partie Pélopidas et qui est identifiée comme « favorable à la démocratie comme à la liberté » (ἑταιρείαν, ἧς µετεῖχεν ὁ Πελοπίδας, φιλελεύθερον ἅµα καὶ δηµοτικὴν εἶναι δοκοῦσαν)25, et le groupe d’Archias, Léontiadès et Philippe, « hommes de l’oligarchie, riches et aux idées extrémistes » (ἄνδρες ὀλιγαρχικοὶ καὶ πλούσιοι καὶ µέτριον οὐδὲν
22 Sur la situation politique thébaine aux débuts du IVe siècle, cf. Hack 1978 ;
Cook 1988. 23 On parle également de « haine » (ἐµίσουν) des Argiens et des Béotiens à
l’égard des Lacédémoniens, pour l’époque qui précède immédiatement la guerre de Corinthe, dans Helléniques d’Oxyrhynchos 10.2. La terminologie de Xénophon rejoint d’ailleurs celle de P également pour d’autres aspects, comme la référence à la situation de στάσις des Thébains (στασιαζόντων δὲ τῶν Θηβαίων) et l’utilisation du terme ἑταιρεία.
24 Cf. Georgiadou 1997 : 83–92. 25 Je fais référence à la traduction de Flacelière et Chambry 1966.
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CINZIA BEARZOT 246 φρονοῦντες)26. Plutarque ajoute aux observations de Xénophon sur la position internationale des deux groupes quelques détails supplé-‐mentaires à caractère plus strictement idéologique, socio-‐économique et constitutionnel. On a beaucoup discuté sur l’orientation démocratique effective du groupe politique d’Isménias, vu que Xénophon n’y fait aucune allusion et que Plutarque, en parlant de ἑταιρεία … δηµοτική, semble refléter une situation relativement tardive. À cet égard, le témoignage des Helléniques d’Oxyrhynchos nous vient en aide. En effet, à propos des luttes de faction à Thèbes en 395, à la veille de la guerre de Corinthe, P semble considérer les heurts entre le « parti » (µέρος) d’Isménias, d’Antithéos et d’Androklidès, accusé, quoique sans fondement véritable27, de pencher pour Athènes ([ο]ἱ δὲ περὶ τὸν Ἰσµηνίαν αἰτίαν µὲν εἶχον ἀττικίζειν) à cause de l’aide fournie aux exilés athéniens en 404/3, et celui de Léontiadès, d’Asias et de Koeratadas, pro-‐lacédémoniens (λακων]ίζοντας: Helléniques d’Oxyrhyn-‐cos, 21.1), comme une στάσις entre « les meilleurs et les plus influents des citoyens » (Ἐν δὲ ταῖς Θήβαις ἔτυχον οἱ βέλτιστοι καὶ γνωριµώτατοι τῶν πολιτῶν, ὥσπερ καὶ πρότερον εἴρηκα, στασιάζοντες πρὸς ἀλλήλους : Helléniques d’Oxyrhyncos, 20.1) 28 . L’extraction sociale commune des représentants des deux groupes est par ailleurs bien compréhensible si l’on pense que l’accès à la citoyenneté était réglé, dans la Béotie de 395, sur une base censitaire. Il ne semble pas adéquat de souligner29 que la στάσις advint « within the oligarchic class » ; en réalité, il ne s’agit pas à proprement parler d’« oligarques », mais de membres influents de la classe dirigeante, dans un contexte social dans lequel la participation politique était soumise aux normes censitaires minimales30. La fracture, qui remontait à quelques années auparavant31, semble donc se fonder sur
26 Je fais référence à la traduction de Magnino 1996 (« uomini dell’ oligarchia,
ricchi e di idee estremiste »). L’expression µέτριον οὐδὲν φρονοῦντες est traduite « immoderately ambitious » par Perrin 1955, avec une nuance plus morale que politique ; cf. Flacelière et Chambry 1966 : « partisans de l’oligarchie, riches et exaltés ».
27 Selon P, le parti d’Isménias n’était pas réellement porteur d’intérêts athéniens (cf. 20.1 : οὐ µὴν ἐφρόν[τιζον] τῶ]ν Ἀ]θηναίων, ἀλλ’ εἶχ[ον....).
28 Je fais référence à la traduction de Bonamente 1973 : « i migliori e i più influenti dei cittadini ». Les noms des chefs de parti rappelés ici présentent des variantes selon les sources différentes : cf. Behrwald 2007 : 121.
29 McKechnie et Kern 1988 : 161. 30 Cf. Bruce 1967 : 109. 31 Cf. 19.1 : οὐ γὰρ πολλοῖς [ἔ]τεσιν πρότερον ἔτυχον εἰς στασιασµὸν οἱ Βοιωτοὶ
προελθόντες. Le στασιασµός (que l’on doit entendre comme la division en deux factions d’égale influence) remonte probablement à la fin de la guerre du Péloponnèse : cf. Bruce 1967 : 102, et McKechnie et Kern 1988 : 163, sur la base de
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des divergences en matière de politique étrangère (ἀττικίζοντες/ λακωνίζοντες) et non sur des points de vue idéologiques, socio-‐politiques et constitutionnels opposés. Isménias, plutôt qu’un partisan convaincu de l’idéologie démocratique, était probablement un homme intéressé essentiellement à maintenir intacte la tradition constitutionnelle locale, d’inspiration modérée, sur le plan interne comme au niveau fédéral, et à garantir l’unité et l’indépendance de la Béotie, menacée par les Lacédémoniens ; l’appellation de « démocrate » qu’on lui attribue semble dépendre surtout de son opposition à l’oligarque extrémiste Léontiadès et de ses rapports avec Athènes vus sous un angle anti-‐lacédémonien32, sans oublier l’évolution ultérieure de son groupe, dont les positions prirent, à partir de l’instauration de l’oligarchie tyrannique de Léontiadès33, une teinte démocratique. Le témoignage des Helléniques d’Oxyrhynchos ne se limite pas à nous éclairer sur la nature principalement non constitutionnelle des divisions de parti à Thèbes. Il présente également un autre motif d’intérêt : en effet, P ne considère pas uniquement la situation thébaine, mais parle aussi d’une correspondance précise entre la lutte de factions interne à Thèbes et les oppositions au niveau fédéral (20.2). Les heurts entre « hétairies » à Thèbes se reflètent, avant toute chose, dans les différentes cités de la Béotie, où les citoyens sont partagés entre les deux parties (διακε[ιµ]ένων δὲ τῶν ἐν [ταῖς Θήβαις οὕτω κ]αὶ τῆς ἑταιρείας ἑκατ[έρ]ας ἰσχ[υούσης, εἰς σ]τά[σιν πρ]οῆλθον34 πολλοὶ καὶ τῶν ἐν ταῖς [πόλεσι ταῖς κ]α[τὰ τὴ]ν Βοιωτίαν κα[ὶ] µετέ[σ]χον ἑκ[ατέρας τῶν ἐταιρει]ῶν ἐκείνοις), et réapparaissent ensuite dans la boulè fédérale béotienne, longtemps dominée par le parti de Léontiadès et par la suite au contraire contrôlée
Cloché 1918 ; également, Cook 1988. Le rapport entre 19.1, qui parle d’une στάσις entre les Béotiens, et 20.1, qui parle au contraire d’un στασιασµός à Thèbes (rapport mis en évidence par l’expression ὥσπερ καὶ πρότερον εἴρηκα, 20.1, qui semble faire référence à 19.1), a été très discuté : accepté par Bruce 1967 : 110, et par McKechnie et Kern 1988 : 154, il a été mis en question par Schindel 1968 : 403–404, sur la base du décalage existant entre les deux contextes, béotien (19.1) et thébain (20.1 ; cf. Orsi 1974 : 15–25 ; autre bibliographie chez Lérida Lafarga 2007 : 512–513 et 604–606). En réalité, ce « décalage » apparent est parfaitement cohérent dans la reconstruction de l’historien d’Oxyrhyncos, qui en 20.2, insiste sur la correspon-‐dance parfaite entre la situation politique locale et fédérale.
32 Cf. Georgiadou 1997 : 86–87 ; Landucci 2000 ; Landucci 2001 : 317–324. 33 Sur le caractère tyrannique du gouvernement de Léontiadès, cf. Bearzot
2007 : 45–46. 34 L’intégration εἰς σ]τά[σιν πρ]οῆλθον, qui me paraît convaincante également
si on compare avec 19.1 (ἔτυχον εἰς στασιασµὸν οἱ Βοιωτοὶ προελθόντες), remonte à Schindel 1968 : 404, et est acceptée par Behrwald 2007 : 76 (cf. 121) ; Chambers 1993 : 34, intègre : µετὰ] τα[ῦτα πρ]οῆλθον.
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CINZIA BEARZOT 248 par celui d’Isménias (ἐδύνατο δὲ τ[ότε µὲν καὶ ἔτι µικ]ρῷ πρότερον οἱ πε[ρ]ὶ τὸν Ἰσµη[νίαν καὶ τὸ]ν [Ἀνδ]ροκλείδ⟨α⟩ν καὶ παρ’ αὐτοῖς τοῖ[ς Θηβαίοις κ]αὶ [παρὰ] τῇ βο[υλ]ῇ τῶν Βοιωτῶν, ἔµπρ[οσθεν δὲ] προ[εῖχο]ν οἱ π[ε]ρὶ τὸν Ἀστίαν καὶ Λεοντ[ιάδην, χρόνον δέ τι]να συχνον καὶ τὴν πόλιν διὰ π[ειθοῦς35 εἶχον). Je ne crois pas que l’on puisse admettre, avec M. Cook, que le terme « hétairie » doive être entendu ici comme « small upperclass club », maintenu uni par des liens de nature essentiellement personnelle36. En effet, cette interprétation découle étroitement de la négation préjudicielle du caractère de « parti » pour les groupes politiques actifs en Béotie, comme dans le reste de la Grèce, à commencer par Athènes. Les arguments avancés pour étayer cette position ne sont d’ailleurs pas très convaincants, comme celui, modernisant, de souligner l’absence de noms collectifs pour identifier ces groupes 37 (comme « Parti Socialiste » ou « Démocratie Chrétienne »38). Certaines explications ne manquent pas d’être contradictoires : après avoir insisté sur l’interprétation des « hétairies » thébaines comme étant des groupes sociaux informels à caractère exclusivement personnel, quoique politiquement actifs, on finit par reconnaître que les sources signalent à leur propos une ligne politique précise et des intérêts socio-‐économiques bien définis39. En fait, le terme « hétairie » identifie plutôt ici la « faction », le « groupe politique », donc le « parti ». Il est fort possible que le choix du terme « hétairie » veuille attirer l’attention du lecteur sur les caractéristiques particulières de ces factions politiques, qui se sont formées au sein des classes supérieures (οἱ βέλτιστοι καὶ γνωριµάτατοι τῶν πολιτῶν). Cependant, il convient
35 Behrwald 2007 : 76 : κ[ράτους. 36 Cook 1988 : 65. Même méprise dans McKechnie et Kern 1988 : 85 : la phrase
διακε[ιµ]ένων δὲ τῶν ἐν [ταῖς Θήβαις οὕτω κ]αὶ τῆς ἑταιρείας ἑκατ[έρ]ας ἰσχ[υούσης ....]τά[..πρ]οῆλθον πολλοὶ καὶ τῶν ἐν ταῖς [πόλεσι ταῖς κ]α[τὰ τὴ]ν Βοιωτίαν κα[ὶ] µετέ[σ]χον ἑκ[ατέρας τῶν ἐταιρει]ῶν ἐκείνοις (le texte suivi est celui de Bartoletti 1959) est traduite : « Since this was the position in Thebes and both parties were influential, many came forward from the cities in Boeotia and joined one or other of the factions » ; cf. 163, où le passage est interprété comme une référence à l’admission dans les rangs des hétairies thébaines de membres de l’élite oligarchique d’autres cités béotiennes. Behrwald 2007 : 77 (cf. note précédente), traduit au contraire : « So lagen die Dinge in Theben, und beides waren mächtige Gruppierungen. So gerieten auch viele Einwohner anderer Boiotischer Städte in Streit und schlossen sich der einen oder anderen Gruppierung an » ; cf. déjà Bonamente 1973 : 182 : « Essendo questa la situazione di Tebe e prevalendo ora l’una ora l’altra eteria, molti, anche nelle città della Beozia, parteggiavano per l’una o l’altra fazione ».
37 Cf. Cook 1988 : 69. 38 Je fais référence au contexte politique italien. 39 Cf. Cook 1988 : 79.
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d’observer que le même terme est utilisé par Diodore, dans un passage (15.82.1–4) qui se réfère à la στάσις entre ὁµοεθνεῖς qui avait été observée, dans les années 60 du IVe siècle, en Arcadie, où le koinon paraît partagé en deux « hétairies », chacune dirigée, notons-‐le bien, non pas par un chef – elles sont donc privées du caractère personnel qui aurait pu les caractériser autrement – mais par les habitants de Tégée et de Mantinée, qui se font les porteurs, au niveau fédéral, d’instances politiques variées40. La source de Diodore emploie donc « hétairie » pour « parti », sans pour cela faire allusion, semble-‐t-‐il, aux caractéristiques « hétairiques » des factions en question. Les heurts entre factions dans la cité dominatrice de la fédération semblent donc avoir eu une profonde influence sur la vie politique des cités plus petites, et se manifester dans les mêmes termes au niveau du gouvernement fédéral (au sein duquel Thèbes contrôlait, en 395, quatre μέρη sur onze : cf. Helléniques d’Oxyrhyncos, 19.2–4)41. Le fait que le groupe politique d’Isménias et d’Androklidès ait eu la possibilité d’influencer la totalité de la fédération ressort également de Helléniques d’Oxyrhyncos, 21.1, où il est affirmé que ce groupe incitait l’ethnos à la guerre contre Sparte, pour ne pas devoir en subir l’hégémonie à cause des λακωνίζοντες (Οἱ δὲ περὶ τὸν Ἀ[ν]δροκλείδαν κα[ὶ τὸν Ἰσµηνίαν ἐ]σπούδαζον ἐκπολεµῶσαι τὸ ἔθνος [πρὸς τοὺς Λακεδα]ιµονίους, βουλόµενοι µὲν καταλῦσαι τ[ὴν ἀρχὴν αὐτῶ]ν ἵνα µὴ διαφθαρῶσιν ὑπ’ ἐκείνων διὰ [τοὺς λακων]ίζοντας42 ; cf. 21.4 : Οἱ περὶ τὸν Ἰσ]µηνίαν καὶ τὸν Ἀνδροκλε[ίδαν ἔπεισαν τοὺς Βοι]ωτοὺς βοηθεῖν τοῖς Λοκροῖς43). Cela doit d’ailleurs être considéré comme une conséquence de la correspondance étroite existant dans la constitution béotienne de 395 entre organisation locale et organisation fédérale44. Je voudrais également ajouter que le
40 Cf. Bearzot 2008 : 226. 41 Cf. Bruce 1967 : 113. 42 Bruce 1967 : 116–117, est de l’avis que cette reconstruction est influencée par la
perspective de 382 et qu’il n’est pas pensable qu’en 395 les anti-‐lacédémoniens aient conçu un projet semblable ; mais cf. McKechnie et Kern 1988 : 165–166, selon lesquels Bruce ne tiendrait pas compte de l’attention prêtée par P au rôle des deux factions entre 404 et 395.
43 Cf., avec une perspective différente, Xénophon, Helléniques, 3.5.4 : Οἱ οὖν περὶ τὸν Ἀνδροκλείδαν ταχὺ ἔπεισαν τοὺς Θηβαίους βοηθεῖν τοῖς Λοκροῖς. Le fait qu’une tricherie ait été nécessaire pour provoquer le conflit n’implique pas qu’il n’y eût pas de contrôle de la boulè fédérale de la part de la faction d’Isménias (Cook 1988 : 63–65 et 85 ; d’autres renvois bibliographiques chez Lérida Lafarga 2007 : 641–645) : il semble plutôt probable que l’ouverture des hostilités entre Phocidiens et Locriens ait servi à justifier l’intervention thébaine au niveau international.
44 Cf. Gehrke 1985 : 174 ; cf. 177 et note 82, où l’on trouve confirmation de la vision proposée par les Helléniques d’Oxyrhyncos dans un passage de Xénophon se
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CINZIA BEARZOT 250 rapport entre 19.1, qui parle d’une στάσις entre les Béotiens remontant à quelques années avant le début de la guerre de Corinthe, et 20.1, qui parle au contraire d’un στασιασµός à Thèbes (20.1) se reflétant dans les cités béotiennes (20.2)45, apparaît comme une confirmation intéressante de la vision d’ensemble de l’historien d’Oxyrhyncos, qui insiste sur la correspondance entre situation politique locale et fédérale. Au cours des années suivantes, la lutte entre les deux factions, encore opposées entre elles après la paix du Roi et la dissolution forcée des liens fédéraux (Xénophon, Helléniques, 5.1.33 et 36), se poursuivit sans exclure la brutalité, en présentant des connotations en partie nouvelles. Isménias fut arrêté et condamné à mort au cours d’un procès orchestré par Léontiadès avec la collaboration active des Lacédémoniens, juste après la prise de la Cadmée (Xénophon, Helléniques, 5.2.30 et 35–36 ; cf. Plutarque, Vie de Pélopidas, 5.3)46 ; Léontiadès put ainsi, après avoir éliminé le chef de la partie adverse et chassé les autres opposants, établir sans aucune opposition significative un gouvernement de quelques personnes (δι’ ὀλίγων) soumis à Sparte (Plutarque, Vie de Pélopidas, 5.2). Une donnée numérique d’un certain intérêt nous vient de l’information, offerte par Xénophon, selon laquelle les partisans d’Isménias et d’Androklidès qui abandonnèrent Thèbes pour se réfugier à Athènes étaient environ trois cents (Helléniques, 5.2.31)47. Les héritiers d’Isménias, qui le vengèrent de la « tyrannie » de Léontiadès et des siens (destructeurs, selon Plutarque, de la patrios politeia thébaine et responsables d’avoir réduit Thèbes à l’esclavage)48
rapportant aux événements postérieurs à 382 (Helléniques 5.4.46). Bleckmann 2006 : 59–62, quoique notant la précision de l’auteur des Helléniques d’Oxyrhyncos en ce qui concerne la politique intérieure de Thèbes et des autres cités de la fédération béotienne, en rabaisse la valeur, la considérant comme issue de corrections effectuées à partir de la version de Xénophon ; cf. la recension du volume de Nicolai 2007. Cf. en outre Schepens 2001 à propos de Bleckmann 1998.
45 Faisant probablement référence à ce qui a déjà été dit in 19.1 : cf. supra, note 31. Pour l’intégration εἰς σ]τά[σιν πρ]οῆλθον (20.2), cf. supra, note 34.
46 Les accusations d’être πολεµοποιῶν (Xénophon, Helléniques, 5.2.30), philo-‐perse et responsable, avec Androklidès, de la ταραχή de la Grèce (Xénophon, Helléniques, 5.2.35), font de toute évidence allusion aux responsabilités qu’on lui attribuait dans le déclenchement de la guerre de Corinthe (cf. Xénophon, Helléniques, 3.5.1 ; Helléniques d’Oxyrhynchos, 21.1 ; Pausanias, 3.9.8–9).
47 Cornelius Nepos, Vie de Pélopidas, 1.2 affirme que Phoebidas occupa la Cadmée impulsu paucorum Thebanorum, qui, adversariae factioni quo facilius resisterent, Laconum rebus studebant. Le parti de Léontiadès semble être considéré ici comme minoritaire.
48 Plutarque, Vie de Pélopidas, 6.2 : τοῖς δὲ Θηβαίοις, τὴν πάτριον ἀποβεβληκόσι πολιτείαν καὶ καταδεδουλωµένοις ὑπὸ τῶν περὶ Ἀρχίαν καὶ Λεοντίδαν, οὐδ’ ἐλπίσαι περιῆν ἀπαλλαγήν τινα τῆς τυραννίδος. Le jugement de
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furent les libérateurs de Thèbes en 379, guidés par Pélopidas (qui constitue chez Plutarque l’élément de continuité entre le groupe politique d’Isménias, actif en 395 et en 382, et celui des libérateurs) et par Epaminondas. En agissant en contact étroit avec Athènes, ces derniers, après avoir éliminé physiquement dans un guet-‐apens Léontiadès et les autres représentants du mouvement oligarchique, et après avoir chassé la garnison lacédémonienne de la Cadmée, se firent les promoteurs d’un tournant politique nettement démocratique aussi bien à Thèbes que dans la fédération béotienne, organisée avant 386 selon la constitution oligarchique modérée traditionnelle décrite dans les Helléniques d’Oxy-‐rhyncos (19. 2–4)49 et par la suite réformée sur le modèle « athénien »50. À ce tournant institutionnel démocratique, qui atteste d’une évolution radicale des positions du groupe d’Isménias, certainement favorisée par la situation internationale et par la radicalisation de la lutte interne, correspondit une centralisation de la fédération par les Thébains, tandis que la rigoureuse proportionnalité du système traditionnel finit par se perdre. Les Helléniques d’Oxyrhyncos, pour 395, et ensuite, pour 382, Plutarque, beaucoup plus attentif à la situation interne de Thèbes que Xénophon51, présentent clairement deux factions opposées, qui semblent mériter pleinement, sur la base de leurs caractéristiques, la définition de « parti ». Ces factions ont en effet leurs chefs (Léontiadès, Isménias), ayant auprès d’eux une série d’autres représentants influents (Archias/Asias, Koeratadas et Philippe ; Androklidès, Antithéos et Pélopidas)52, capables d’assurer une certaine continuité à la faction même après l’éventuelle
Xénophon (Helléniques, 5.4.1) ne diffère en rien de celui de Plutarque, et parle de Léontiadès et des siens comme de traîtres ayant voulu réduire Thèbes à l’esclavage pour en devenir les tyrans et avaient en toute justice été punis par la divinité (βουληθέντας Λακεδαιµονίοις δουλεύειν τὴν πόλιν, ὥστε αὐτοὶ τυραννεῖν). Plutarque parle d’un gouvernement exercé par des tyrans, παρανόµως καὶ βιαίως: Oeuvres morales, 576a.
49 Cf. Simon 1979 : 25–26, qui insiste sur le caractère démocratique modéré de la constitution béotienne de 395, dont habituellement on souligne plutôt le caractère oligarchique, bien que tendanciellement isonomique. Cf. en outre Cartledge 2000.
50 Cf. Larsen 1968 : 175–180 ; Sordi 1973 ; Beck 1997 : 100–106 ; Beck 2000 : 332–338 ; Sordi 2005.
51 Pour les sources de la Vita di Pelopida, cf. Georgiadou 1998 : 99–113, qui reprend Georgiadou 1996 ; Georgiadou 1997 : 15–28. Sordi 2002 pense à Théopompe pour les chapitres 5–13 de la Vie de Pélopidas.
52 Pausanias, 3.9.8 ajoute, aux noms d’Androklidès et d’Isménias, celui d’Amphithémis.
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CINZIA BEARZOT 252 disparition des chefs eux-‐mêmes53 ; elles ont une position internationale bien précise, qui privilégie respectivement les relations avec Sparte et avec Athènes ; elles soutiennent des programmes politiques facilement identifiables (l’oligarchie d’un groupe restreint, pratiquement une tyrannie, marquée d’un côté par la dépendance vis à vis de Sparte, et, de l’autre, le respect de la tradition constitutionnelle locale, la liberté et l’indépendance, avec une évolution progressive vers la démocratie) ; il est possible d’en identifier l’arrière-‐plan social (la richesse des oligarques, mais aussi la provenance des différents représentants de parti de l’aire des βέλτιστοι) 54 , les comportements idéologiques (l’extrémisme des oligarques et leur disposition à « servir » les Lacédémoniens ; la « haine » du parti adverse envers Sparte), la consistance numérique (les trois-‐cents partisans d’Isménias réfugiés à Athènes). Il suffit d’observer que les deux partis, dont les oppositions, en 395, s’étendent du contexte thébain au contexte béotien et se reproposent au gouvernement fédéral, dans un contexte à caractère non plus direct mais représentatif55, montrent également une vision différente du fédéralisme béotien. Léontiadès, dans un discours prononcé à Sparte après la prise de la Cadmée et rapporté par Xénophon (Helléniques, 5.2.33–34)56, rassure les Lacédémoniens, qui vivent dans la crainte constante de recevoir la nouvelle leur annonçant que les Thébains ont soumis par la force la Béotie (ὑµεῖς γε τότε µὲν ἀεὶ προσείχετε τὸν νοῦν πότε ἀκούσεσθε βιαζοµένους αὐτοὺς τὴν Βοιωτίαν ὑφ’ αὑτοῖς εἶναι), en leur disant qu’ils ne doivent plus avoir de craintes : son parti n’entendait donc pas s’engager à promouvoir le rôle hégémonique de Thèbes sur une fédération béotienne refondée et solidement centralisée autour de sa capitale. Par contre, le parti adverse poursuit avec cohérence le renforcement du fédéralisme béotien, dans une perspective anti-‐lacédémonienne, sous l’hégémonie de Thèbes, comme il ressort, au cours de ces années-‐là, de l’opposition insistante qui se manifeste entre Thèbes et Sparte sur la question du droit thébain à représenter la Béotie toute entière, à différentes occasions,
53 Buck 1994 : 12–14, quoique partant de la supposition, établie par la position fortement préjudicielle de Cook 1988, que les ἑταιρίαι béotiennes ne sauraient être considérées comme de véritables « partis », doit cependant admettre qu’elles furent quelque chose de plus que des « personal entourages or clusters around various leaders », justement parce que caractérisées par une significative « continuity of policy ».
54 Cf. Georgiadou 1997 : 89–90. 55 Cet aspect me semble important, étant donné que dans le débat sur
l’existence des partis, on a souvent insisté sur leur inutilité dans un cadre institutionnel caractérisé par un système direct et non représentatif : cf. Bearzot et Landucci 2008 : VII–IX.
56 A ce propos cf. Bearzot 2004 : 57–62.
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depuis les négociations de paix de 386, qui menèrent à la signature de la paix du Roi, jusqu’à celles de 371, qui démarrèrent la crise de Leuctres57. A l’orientation démocratique modérée ou oligarchique interne, correspond une vision différente du fédéralisme, par ailleurs fortement conditionnée par les choix politiques et idéologiques de Sparte sur le thème de l’autonomie, ainsi qu’une position différente dans le contexte international. Le témoignage de P sur le thème des partis politiques se signale par la précision terminologique (1), la finesse de jugement politique (2) et l’originalité de la perspective, grâce à sa vision « fédérale » (3), par rapport au reste de la tradition. C’est à juste titre que I. Bruce reconnaissait à P, sur le plan terminologique, « precision of thought and clarity of expression » 58 : mais c’est également par le fait de souligner avec insistance certains aspects, comme le rapport entre « partis » et politique étrangère, ainsi que l’interrelation entre le niveau local et le niveau fédéral en termes de coalitions politiques, que l’historien d’Oxyrhyncos, loin d’adopter des schémas abstraits et pré-‐construits, ainsi qu’on a voulu le lui reprocher, semble avoir frappé juste. Ceci paraît confirmer la valeur de sa contribution historiographique, aujourd’hui vivement remise en question. FACOLTÀ DI LETTERE E FILOSOFIA UNIVERSITÀ CATTOLICA DEL SACRO CUORE MILANO, ITALIA [email protected] RÉFÉRENCES Anastasiadis, V.I. 1999. « Political “Parties” in Athenian Democracy : A
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57 Cf. Bearzot 2002 ; Bearzot 2004 : 93–107. 58 Bruce 1967 : 69.
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LE TEMOIGNAGE DE L’HISTORIEN D’OXYRHYNCHOS
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