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AUTOBIOGRAPHIE Article écrit par Daniel OSTER Prise de vue L'idée même que quelqu'un, racontant sa vie, fasse quelque chose d'important, quelque chose même qui puisse être fait, s'impose comme une évidence qui semble interdire le moindre questionnement. Une sorte de violence, comme venue du sujet lui-même, du sujet enfin devenu lui-même, est là pour nous en imposer. L'égard dû à la personne humaine, ou à l'être réputé unique de la génétique, ou à l'individu que préservent les droits de l'homme, dispose autour de l'autobiographe un halo protecteur. On est bientôt pris au piège de son énonciation : la preuve que l'autobiographe dit vrai, c'est qu'il le dit. « Je crois, assure Philippe Lejeune, qu'on peut s'engager à dire la vérité » (Moi aussi). Mais Valéry : « En littérature, le vrai n'est pas concevable », ou encore : « Qui se confesse ment et fuit le véritable vrai, lequel est informe, et, en général, indistinct » (Tel quel). Déporter l'autobiographie hors du corpus littéraire, dans la positivité du document, ne suffirait pas encore, on le verra, à la mettre à l'abri de toute suspicion. À supposer que l'expérience et le vécu se donnent en transparence dans le langage, le langage n'existerait pas, qui est expérience à lui seul. I-Une rhétorique du moi « Celui qui ne donne de la réalité que ce qui peut en être vécu ne reproduit pas la réalité » (Bertolt Brecht, Sur le cinéma). Si l'autobiographie en position classique ne doute pas de ce moi, qu'elle prend pour origine alors qu'il n'est peut-être que son produit, c'est parce que cette forme perverse du « discours vrai » (Foucault) est d'abord un personnalisme. Naturel, sincérité, intimité, singularité, situation, vocation, telles sont les valeurs qui la suscitent et l'organisent, tant comme expérience que comme énoncé : « recherche jusqu'à la mort d'une unité pressentie, désirée, et jamais réalisée » (Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, 1955). À l'orée de toute autobiographie selon la tradition, il y aura l'assurance d'un je m'exprime qui tire sa force persuasive de l'identité inchangée de ce qui est au départ, ce sujet, et de ce qu'il en advient, ce moi écrit. Le déjà-vécu pèse de tout son poids sur cette graphie à laquelle il semble interdire toute autre fonction que d'enregistrement. L'autobiographe ne fait alors que porter à son extrême conséquence ce « principe de l'auteur » dont Foucault disait qu'il limite le hasard du discours « par le jeu d'une identité qui a la forme de l'individualité et du moi » (L'Ordre du discours). Se mettre en position d'autobiographe serait accepter d'avance le principe d'une coïncidence entre celui qui tient la plume et celui qui, vivant, ne la tenait pas. Coïncidence qui signale tout autant un clivage : vivre/écrire, à moins que l'on ne transfère tout entier le vivre dans le moment de l'écriture (autographie). Dans son principe, dans sa naïveté, l'autobiographie ordinaire récuserait donc toute différence entre les trois termes, peut-être inconciliables, qu'elle réunit pourtant : auto, c'est moi de toute manière ; bio, c'est ma vie quoi qu'il advienne ; graphie, c'est toujours moi, c'est ma main. N'est-ce pas pourtant ce conglomérat chimérique d'instances elles-mêmes problématiques inscrit dans le terme même d'autobiographie qui fait problème ? Cette pseudo-égalité n'offusque-t-elle pas quelque chose qui échappe toujours au total : un masque, un manque, un surplus, une différence ? Tout simplement : une écriture ? Autobiographie et vérité Si l'on veut un fondateur, ce sera Rousseau, non parce qu'il a raconté tout (il en est loin), mais parce qu'il dit qu'il le fait. Les premières lignes des Confessions assignent au lecteur médusé la place de celui à qui l'on annonce du référent (ma vie) pour mieux le prendre dans la rhétorique de cette annonce même. Témoin et voyeur, le lecteur subit l'effet d'intimidation d'un je dis la vérité qui dissimule (mal) un je dis que je dis la vérité. Me voici lecteur confronté à la présence d'un sujet se livrant tout entier dans ce je qui se donne comme garantie de la vérité qu'il dit, vérité qui n'a elle-même d'autre garantie que sa graphie. L'autobiographie ne se fonde pas ici sur un pacte qui lui serait antérieur : elle entend être, comme énonciation, ce pacte lui-même. Contraint à s'en remettre de tout à l'écriture, le moi est en même temps voué à une lancinante dénégation de cette écriture médiate sans laquelle il ne pourrait pourtant se donner à lire comme immédiat. Double paradoxe d'une entreprise qui, cherchant la présence dans la narration, trouve dans la narration son obstacle, et d'un discours qui, ne s'autorisant que de lui-même, ne sera efficace que d'être reconnu par l'autre.

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  • AUTOBIOGRAPHIEArticle crit par Daniel OSTER

    Prise de vue

    L'ide mme que quelqu'un, racontant sa vie, fasse quelque chose d'important, quelque chose mme quipuisse tre fait, s'impose comme une vidence qui semble interdire le moindre questionnement. Une sorte deviolence, comme venue du sujet lui-mme, du sujet enfin devenu lui-mme, est l pour nous en imposer.L'gard d la personne humaine, ou l'tre rput unique de la gntique, ou l'individu que prservent lesdroits de l'homme, dispose autour de l'autobiographe un halo protecteur. On est bientt pris au pige de sonnonciation: la preuve que l'autobiographe dit vrai, c'est qu'il le dit. Je crois, assure Philippe Lejeune, qu'onpeut s'engager dire la vrit (Moi aussi). Mais Valry: En littrature, le vrai n'est pas concevable, ouencore: Qui se confesse ment et fuit le vritable vrai, lequel est informe, et, en gnral, indistinct (Telquel). Dporter l'autobiographie hors du corpus littraire, dans la positivit du document, ne suffirait pasencore, on le verra, la mettre l'abri de toute suspicion. supposer que l'exprience et le vcu se donnenten transparence dans le langage, le langage n'existerait pas, qui est exprience lui seul.

    I-Une rhtorique du moiCelui qui ne donne de la ralit que ce qui peut en tre vcu ne reproduit pas la ralit (Bertolt Brecht,

    Sur le cinma). Si l'autobiographie en position classique ne doute pas de ce moi, qu'elle prend pour originealors qu'il n'est peut-tre que son produit, c'est parce que cette forme perverse du discours vrai (Foucault)est d'abord un personnalisme. Naturel, sincrit, intimit, singularit, situation, vocation, telles sont les valeursqui la suscitent et l'organisent, tant comme exprience que comme nonc: recherche jusqu' la mort d'uneunit pressentie, dsire, et jamais ralise (Emmanuel Mounier, Le Personnalisme, 1955). l'ore de touteautobiographie selon la tradition, il y aura l'assurance d'un je m'exprime qui tire sa force persuasive del'identit inchange de ce qui est au dpart, ce sujet, et de ce qu'il en advient, ce moi crit. Le dj-vcu psede tout son poids sur cette graphie laquelle il semble interdire toute autre fonction que d'enregistrement.L'autobiographe ne fait alors que porter son extrme consquence ce principe de l'auteur dont Foucaultdisait qu'il limite le hasard du discours par le jeu d'une identit qui a la forme de l'individualit et du moi(L'Ordre du discours). Se mettre en position d'autobiographe serait accepter d'avance le principe d'uneconcidence entre celui qui tient la plume et celui qui, vivant, ne la tenait pas. Concidence qui signale toutautant un clivage: vivre/crire, moins que l'on ne transfre tout entier le vivre dans le moment de l'criture(autographie). Dans son principe, dans sa navet, l'autobiographie ordinaire rcuserait donc toute diffrenceentre les trois termes, peut-tre inconciliables, qu'elle runit pourtant: auto, c'est moi de toute manire; bio,c'est ma vie quoi qu'il advienne; graphie, c'est toujours moi, c'est ma main. N'est-ce pas pourtant ceconglomrat chimrique d'instances elles-mmes problmatiques inscrit dans le terme mme d'autobiographiequi fait problme? Cette pseudo-galit n'offusque-t-elle pas quelque chose qui chappe toujours au total: unmasque, un manque, un surplus, une diffrence? Tout simplement: une criture?

    Autobiographie et vritSi l'on veut un fondateur, ce sera Rousseau, non parce qu'il a racont tout (il en est loin), mais parce qu'il

    dit qu'il le fait. Les premires lignes des Confessions assignent au lecteur mdus la place de celui qui l'onannonce du rfrent (ma vie) pour mieux le prendre dans la rhtorique de cette annonce mme. Tmoin etvoyeur, le lecteur subit l'effet d'intimidation d'un je dis la vrit qui dissimule (mal) un je dis que je dis la vrit.Me voici lecteur confront la prsence d'un sujet se livrant tout entier dans ce je qui se donne commegarantie de la vrit qu'il dit, vrit qui n'a elle-mme d'autre garantie que sa graphie. L'autobiographie ne sefonde pas ici sur un pacte qui lui serait antrieur: elle entend tre, comme nonciation, ce pacte lui-mme.Contraint s'en remettre de tout l'criture, le moi est en mme temps vou une lancinante dngation decette criture mdiate sans laquelle il ne pourrait pourtant se donner lire comme immdiat. Double paradoxed'une entreprise qui, cherchant la prsence dans la narration, trouve dans la narration son obstacle, et d'undiscours qui, ne s'autorisant que de lui-mme, ne sera efficace que d'tre reconnu par l'autre.

  • Jean-Jacques Rousseau

    mi-chemin entre philosophie et littrature, l'uvre de Jean-Jacques Rousseau(1712-1778) se distingue par sa diversit : traits sur l'ducation et le droit politique(L'mile, Du Contrat social, 1762), roman pistolaire (La Nouvelle Hlose, 1761),notamment.(Hulton Getty)

    Il est clair que le terreau sur lequel pousse la croyance qu'avec l'criture autobiographique on va tenir enfinl'criture du sujet se nourrit de la ptition de principe beuvienne: La littrature, la production littraire, n'estpoint pour moi distincte ou du moins sparable du reste de l'homme et de l'organisation (Nouveaux Lundis,22 juill. 1862). La remonte rflexive de l'autobiographe sur lui-mme, son effort pour se saisir dans la tramede son histoire naturelle en amassant des observations de dtail redoublent l'escalade ou la splologiebiographiques. Le modle de l'autobiographie classique est chercher dans le systme biographique dupersonnage romanesque, de Balzac Zola, et plus encore chez Taine (milieu, hrdit). Son mythe prfr estcelui de la lutte entre l'individu et son milieu originel. Le personnage autobiographique joue l'hrosme de lalibert contre le drame de la ncessit. Voil ce qui lui impose une double contrainte: raconter sa vie du pointde vue de sa libert, comme s'il ignorait la suite, raconter sans savoir ce qu'il sait dj.

    L'intimePeut-tre convient-il de s'interroger brivement sur l'mergence de cette pratique d'une criture qui fonde

    sa vrit sur l'exhibition d'un sujet dont elle se donne pour l'piphanie. Il semble que la valorisation del'authentique et de l'intime se soit constitue l'ge classique europen sur la sparation progressive dudomaine public et du domaine priv. Ce n'est pourtant pas dans la vogue des Mmoires partir du XVIe sicleque l'on peut reprer la victoire du sujet priv. Les Mmoires sont presque toujours le fait de ceux (Retz, LaRochefoucauld, Saint-Simon) qui ont pris une part active l'histoire publique. Le mmorialiste n'a pas justifierla vrit de sa parole. Il fonctionne dans les codes et dans les interstices d'un discours historique qu'il fabriqueet rectifie. Pourtant, s'il crit, c'est parce qu'il s'est install dans cet cart imaginaire qu'il a d'abord subi dansles faits. Si cet cart n'est pas encore le sujet de l'criture, il est ce qui le rend possible. Il dsigne un espacesecret o l'acteur se dissimule pour mieux rvler ce que les autres acteurs du drame ont dissimul.

    cette valorisation du secret et de l'intime, on peut trouver une origine plus sre dans cet avatar de laspiritualit chrtienne qu'est le discours puritain. Georges Gusdorf (De l'autobiographie initiatique au genrelittraire, in Revue d'histoire littraire de la France, nov.-dc. 1975) a parfaitement dcrit la structurationcomplice de l'me du chrtien et de la conscience personnelle. L'affirmation du primat de l'intrioritpersonnelle dans l'existence humaine ne se conoit pas hors de ce regard divin qui fonde le sujet, le sondedans son intimit, ni hors de cette Parole qui appelle le dialogue direct avec elle. Ainsi, au travers de la massed'autobiographies que les ractions quitistes, pitistes et mthodistes suscitent dans l'Europe des XVIIe etXVIIIesicles, se dveloppe un christianisme de la premire personne et se constituent les modles d'unerhtorique du moi qui rassemblent dans une mme pratique introspection et spiritualit, investigation etconfession.

    Enfin, par opposition au refoulement de l'intimit dans la cit utopique, les nouvelles formes d'critureromanesque qui se mettent en place ds la fin du XVIIesicle tmoignent de la mise en scne d'un sujetromanesque fondateur de l'effet de vrit du texte. Romans picaresques, histoires secrettes, et plus encoreromans par lettres signalent le besoin de crer l'illusion d'une communication immdiate o l'effet de vrittient la reconnaissance intime d'un sujet crivant par un sujet lisant, protocole de lecture par effraction quitrouvera sa perfection, au XVIIIe sicle, dans le roman pornographique. (Voir sur ce point: J.-M. Goulemot,Les Pratiques littraires, ou la Publicit du priv, in Histoire de la vie prive, t.III, 1986, et Ren Demoris, LeRoman la premire personne, 1975.)

    Autobiographie et mystiqueDe toutes les autobiographies, la plus courte, la plus rvlatrice aussi, tient dans la rponse que Dieu fait

    Mose qui l'interpelle sur l'Horeb: je suis qui je suis, Je suis ce que je suis. L'autobiographie divine se rsumenon sans humour dans l'affirmation premptoire d'une identit du sujet de l'nonciation et du sujet de l'noncqui en dit plus long que tout rcit interpos. Autre miracle: c'est le mme qui suis et qui est, intriorit etextriorit, autobiographie et biographie confondues. L'cart par lequel le qui suis-je? humain fera toujoursobstacle la rponse, est ici absent.

  • La chute dans l'autobiographie humaine s'accompagne, l'inverse, de la reconnaissance que le plusproche, ce moi, est aussi le plus lointain, que le plus personnel est aussi le plus incommunicable.Appartenant ce Dieu sans nom, ou ce Dieu qui est son nom, l'ego mystique doit pourtant s'inscrire dansune narration, sortir de l'extase pour s'engager dans les voies de la paraphrase. En mme temps, toutes cesautobiographies sont des critures suscites, dictes: On m'a command d'crire en toute libert mon moded'oraison (Thrse d'vila). Ignace de Loyola diffre tant qu'il peut le moment de se dire sur le mode du il etde l'exemplarit, comme s'il tait un autre. Oblig de passer par les normes discursives de l'institution,l'autobiographe mystique se soumettra pourtant une perptuelle rcriture de son colloque singulier avecDieu au travers des narrations dj faites: gestes du Christ, vies des saints.

    Pareillement, la fascination d'Augustin pour le ego sum qui sum de l'Exode lui interdit de confier laconnaissance de soi nul autre qu' Dieu dont l'il voit nu l'abme de l'humaine conscience (Confessions,X). La mmoire n'est qu'une immense poche, un renforcement perte de vue. Insondable est le lieu dece repli profond o l'on peut seulement dire: C'est ici le moi que je suis. Voil pourquoi il faut elle aussi lasurmonter et la franchir, abolir les strates de la biographie humaine. tranget de cette criture qui cherche lelieu de ce qui n'en a pas et qui s'arrte dans l'individuel alors mme qu'elle s'en dtourne. Mais c'est pourtantl'criture qui, rflexive, met jour la diffrence: ni la mmoire ni l'criture ne sont identiques soi.Retracer en dtails les vnements de sa vie, c'est esprer cette rature de soi dans le Verbe, afin que, saisipar lui, par lui aussi je me saisisse, et que, me ramassant hors des jours anciens, je tende, en l'oubli du pass, l'unit non pas tir, mais dtir (ibid., XI).

    Nul mieux que Georges Bataille, en particulier dans L'Exprience intrieure (1943), n'aura dcrit lesparadoxes d'une exprience de l'indicible dont la logique conduirait au silence: Mes yeux se sont ouverts,c'est vrai, mais il aurait fallu ne pas le dire, demeurer fig comme une bte. De mme que le mot silenceest encore un bruit, le mot vie ne dit rien de l'exprience intrieure. De celle-ci, quand elle fait retour sur leleurre biographique, on peut dire qu'elle anantit le sens de ce moi [...]. Le moi n'importe en rien. Pour unlecteur, je suis l'tre quelconque: nom, identit, historique n'y changent rien.

    Mystique ou laque, l'autobiographie doit toujours passer par le rcit d'une conversion qui la lgitime. Cequi est frappant dans les rcits de dsabusement politique o le sujet exhibe les marques de son arrachement l'erreur. D'une manire plus gnrale, l'autobiographie exalte le succs d'une rforme ou d'une palinodie. LeDiscours de la mthode et les Mditations empruntent la fable ou au rcit les moyens de thtraliser laconversion de la vingt-troisime anne, pour aboutir ce haka autobiographique du je suis o le sujet sedsentrave au moment mme o il s'nonce. Modle dsormais canonique qui informe toutes les critures dela rvlation (la Lettre Paul Demeny de Rimbaud, Alchimie du Verbe, la nuit de Gnes de Valry).L'autobiographie palinodiste peut tre courte (Lettre lord Chandos de Hugo von Hofmannsthal) ou faire l'objetd'un rcit dtaill comme Le Fleuve Alphe de Roger Caillois (1978). On rangera dans la catgorie despalinodies absolues la plupart des crits et entretiens de Sartre partir des Mots (1964), dans celle despalinodies mitiges Langage, tangage (1985) o Leiris exprime des rserves sur ses croyances antrieures. l'inverse, le Ecce homo de Nietzsche est une antipalinodie absolue o le narrateur se constitue comme ruptureet rvlation historique incontournables.

    C'est aussi dans la mouvance de la parole mystique qu'il faudrait situer ces crits o le dsir d'avouer,confront l'opacit du langage, se heurte une sorte d'interdit qui diffre le moment de la transparence.Vingt ans aprs avoir entrepris de parler de ce qui toujours est pass sous silence (L'Aveu, 1946), ArthurAdamov doit encore avouer toute la distance qui le spare de cet aveu mme. Le narrateur de Maurice Sachs(Le Sabbat, 1946) a beau accumuler les tmoignages de sa culpabilit, il constate que l'criture n'abolit pas lemal qui l'inspire: fixe sous le regard du lecteur, elle n'a fait que changer l'thique de la transformation de soien esthtique d'autofascination. L'objet de l'aveu ne serait-il pas par dfinition l'inavouable? Dans cetteparodie de confession qu'est Le Bavard (1946) de Louis Ren des Forts, l'aveu n'existe bientt plus que dansla profration pure d'un dsir d'aveu sans objet.

    II-Le pacte autobiographique

    Difficult d'une dfinitionPeut-on dfinir l'autobiographie? Aucun critre purement linguistique ne semble pertinent. Rien ne

    distingue a priori autobiographie et roman la premire personne. Le je n'a de rfrence actuelle qu' l'intrieur du discours: il renvoie l'nonciateur, que celui-ci soit fictif ou rel (attest par l'tat civil). Le je n'est d'ailleurs nullement la marque exclusive de l'autobiographie: le tu (Autobiographie de Federico Snchez,

  • Jorge Semprun, 1978) aussi bien que le il (certains passages de Nous de Claude Roy, 1972; Frle Bruit deMichel Leiris, 1976; Roland Barthes par Roland Barthes, 1975) sont des figures d'nonciation quel'autobiographe utilise pour insister, par des effets de distanciation, sur la fiction du sujet, ou pour mettre ensituation le discours de l'autre dans celui du sujet (Rousseau juge de Jean-Jacques, commenc en 1772).

    Recourir une dfinition du type rcit rtrospectif en prose qu'une personne relle fait de sa propreexistence, lorsqu'elle met l'accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l'histoire de sa personnalit(P.Lejeune, Le Pacte autobiographique), serait dsigner moins une entreprise qu'un genre, avec le risque de secouper des genres voisins: mmoires, biographie, journal intime, autoportrait, essai. moins de se livrer uneperptuelle rectification: les crits autobiographiques de Simone de Beauvoir ne sont pas exclusivement lercit d'une vie individuelle, les Mmoires d'outre-tombe ne sont pas toujours rtrospectifs, les critsautobiographiques de Leiris ou d'Adamov ne sont pas des rcits, le montage de son journal que procure ClaudeMauriac dans Le Temps immobile (1974 sqq.) n'est pas un rcit mais il est rtrospectif, Une vie ordinaire deGeorges Perros (1967) est une autobiographie en vers, Les Mots de Sartre ne sont pas le rcit d'une existence,etc.

    Il conviendrait donc de s'en tenir la garantie formelle de l'identit de l'auteur, du narrateur et dupersonnage, atteste par la signature, le nom ou le pseudonyme. On appellera pacte autobiographiquel'affirmation dans le texte, voire dans ses marges (sous-titre, prface, interviews) de cette identit, quelle quesoit l'opinion que le lecteur puisse avoir sur la vrit ou la ralit des noncs: Le lecteur pourra chicaner surla ressemblance, mais jamais sur l'identit (P.Lejeune, Le Pacte autobiographique). Par l'intervention du nompropre, l'autobiographie affirmerait sa nature essentiellement rfrentielle et contractuelle, et imposerait unmode de lecture distinct de celui qu'impose le pacte romanesque, ou fantasmatique.

    Cette dfinition de caractre juridique prsente l'avantage de permettre la constitution d'un corpusrestreint. Reste qu'elle ne peut aller jusqu' interdire au lecteur de substituer un pacte un autre, de casser lecontrat. Prcde d'un je dis que, l'nonciation vacille. Quelle sera alors son origine, son point d'ancrage? Loinde se fonder sur l'identit auteur/narrateur/personnage, l'autobiographie ne prend-elle pas plutt pour originel'impossibilit mme de cette identit, le fading de ces instances? Peut-on enfin confondre la signature et lesignataire? La signature est-elle une garantie du texte si elle n'est elle-mme qu'un effet du texte?

    CorpusSelon qu'on ouvre ou qu'on ferme la dfinition, du pacte autobiographique au champ

    autobiographique, le corpus sera plus ou moins restreint. Pour le corpus restreint, on renverra aux ouvragesde Philippe Lejeune et de Georges May. Dans le champ autobiographique, il conviendrait d'inscrire, en yreconnaissant des postures d'nonciations diffrentes, les correspondances officielles ou prives, les cartespostales de vacances, l'album familial de photographies, les objets rassembls par le collectionneur, lecurriculum vitae, le testament, les interviews mdiatiques, les prfaces, la conversation mondaine ouamoureuse, et jusqu'au monologue intrieur o le sujet se raconte quotidiennement sa propre histoire. Lalettre de Mallarm Verlaine du 16novembre 1885 est une courte autobiographie d'crivain, mme dnued'anecdotes et jusque dans sa dngation de l'autobiographisme. La Disparition de Georges Perec (1969) estune autobiographie lide (le je y tant impossible). Je me souviens, du mme auteur (1978), est uneautobiographie de groupe ou de gnration. Encyclopdie nouvelle d'Alberto Savinio (1977 pour la traductionfranaise) est une autobiographie alphabtique. Le Jeune Parque est, selon la formule de Valry, uneautobiographie dans la forme, c'est--dire la peinture d'une suite de substitutions psychologiques,l'autographie de la self-variance. Le haka est une autobiographie sans le moi. Les Fentres d'Apollinaireest une autobiographie cubiste. L'pitaphe est peut-tre l'autobiographie par excellence: elle runit laperspective rfrentielle et l'abolition du sujet. Elle peut tre rduite deux dates ou un rcit de quelquesmots: j'ai vcu cinquante-huit ans. Dans les pitaphes que pratiquent les potes, sur le mode du tombeaubiographique, le narrateur se situe dans un post-mortem imaginaire o le pass se projette dans le prsentternel du ci-gt (voir par exemple les pitaphes de Tristan Corbire dans Les Amours jaunes).

    Le corpus pourrait galement s'ouvrir sur les autobiographies qui n'ont jamais t crites, de loin les plusconsidrables et les plus problmatiques. Sans oublier les autobiographies oulipiennes (qui transformeraientdes modles existants) et les autobiographies ngatives: On pourrait s'imaginer un portrait ngatif unportrait qui sera cens reprsenter ce quoi ne ressemble pas M. X (Wittgenstein, Fiches). Enfin, lesautobiographies totalement imaginaires, sur le mode de la biographie fictive du roman (Henry James, VladimirNabokov).

  • Henry James

    C'est avec Portrait de femme (1881) que le romancier amricain Henry James(1843-1916) inaugure une technique narrative originale, qui privilgie le point de vuedes diffrents personnages.(Hulton Getty)

    Vladimir Nabokov

    L'crivain d'origine russe Vladimir Nabokov (1899-1978).(Hulton Getty)

    Prsupposs et stratgies de l'autobiographieLa vulgarisation et la valorisation mdiatique du discours autobiographique permettent de souligner son

    rle social de reproduction. Parler d'histoire de vie, c'est prsupposer au moins, et ce n'est pas rien, que lavie est une histoire (P. Bourdieu, Actes de la recherche en sciences sociales, juin 1986). Quelleautobiographie serait en mesure de prsenter ou reprsenter cet ensemble d'vnements, qui ne tient comptegnralement que de ceux qui sont jugs les plus significatifs ou les plus transmissibles?

    Les milliers de pages du journal d'Amiel sont encore peu exhaustives au regard de la totalit desvnements d'une vie. L'autobiographie, obnubile par la trace, exhibe encore plus compltement sesmanques et ses lacunes (ce qui lui manque, c'est la lacune) que ses strotypes. Par ailleurs, dtermine par lastructure narrative du roman raliste, elle est voue l'illustration du dterminisme qui la rend possible.

    On connat la circonspection de Stendhal au moment o il s'engage dans la Vie de Henry Brulard:Qu'ai-je t, que suis-je, en vrit je serais bien embarrass de le dire. C'est prcisment la prgnance desje et des moi qui fait obstacle la sincrit, mais aussi l'criture mme. Autre paradoxe:l'immdiatet du je est comme diffre, sa vrit ne s'accomplira que dans l'avenir; c'est seulement quandcela sera fini, dans deux ou trois ans, que je saurais peut-tre qui je fus. Prvenir les charmes mensongers del'autobiographisme impose donc une stratgie: mimer sa propre disparition, pour se placer d'avance sous leregard de l'autre pour lequel, en 1880, en 1900, on ne sera qu'un inconnu. Pour tre vridique,l'autobiographie ne peut tre que posthume (authentique obituaire, dit Leiris): c'est sa positiond'nonciation oblige. Pour la mme raison, l'autobiographie stendhalienne trouvera son accomplissementidal dans la pseudonymie. C'est dans l'cart qui s'interpose entre le nom qui assigne et le nom imaginaire ques'affirme la sparation de moi et de l'autre, la distance o ce que je ne connais pas a chance d'advenir. Pursignifiant de l'innommable et de l'indicible, le pseudonyme fait le vide, rserve la place de l'imaginaire,signalant ainsi toute la diffrence entre celui qui crit sous son nom et celui qui, crivant hors de son nom, n'ensoussigne que la fiction.

    Stendhal, Nadar

    Le romancier et essayiste franais Henri Beyle, plus connu sous le nom de Stendhal(1783-1842). Portrait de Nadar.(Hulton Getty)

    Chez Chateaubriand aussi la fiction de la tombe (J'ai toujours suppos que j'crivais assis dans moncercueil, Prface testamentaire, 1833) assure dans l'imaginaire le seul point d'ancrage pour une criture sanscesse tracasse par l'histoire. Work in progress, les Mmoires d'outre-tombe sont doubls intrieurement dujournal d'une uvre dont l'issue demeurera incertaine. Peut-tre le vritable drame de toute autobiographie,dont les Mmoires d'outre-tombe seraient la reprsentation dsastreuse, tient-il ce malheur d'une criturequi affronte dsesprment l'intervalle entre des temporalits concurrentes. Le narrateur des Mmoires setrouve dans une situation comparable celle de Tristram Shandy constatant que, le temps de l'criture necessant de l'loigner du but qu'il s'est assign, il ne peut que mesurer l'cart qui ne fait que grandir entrel'nonc et l'nonciation.

    III-La place du sujet autobiographique

    L'autoportrait comme projet

  • Il semble qu'on puisse distinguer au sein de l'entreprise autobiographique un projet autoportraitiste, dont letrait essentiel serait le choix d'une syntaxe thmatique et analogique au lieu du rcit chronologique. C'estplutt dans la fragmentation, l'addition, la relation mtaphorique ou mtonymique (tracer des pistes joignantentre elles deux lments, note Leiris) que l'autoportraitiste cherche reprsenter cet irreprsentable, cemobile, ce passage qu'il est, qu'il n'est pas. Mme s'il commence par penser l'identit comme conformit soi,l'autoportraitiste constate qu'il ne pourra jamais que consigner son htrognit, dnombrer ses variances.Montaigne dans ses Essais comme Valry dans ses Cahiers font de cette discontinuit des tats le moteurd'une entreprise qui ne trouvera d'autre unit que dans le rolle qu'on en tient. C'est le moment del'nonciation qui chaque fois emporte la figure alors mme qu'il la dporte. Le texte est le seul espace stablepour figurer tout la fois l'altrit et l'utopie d'une prsence ininterrompue. Le livre est le lieu unitaire opeut s'effectuer le rassemblement du divers (J.Starobinski, Montaigne en mouvement).

    L'autoportraitiste n'envisagera donc l'authenticit que comme stratgie ou comme mythe, lui qui ne seconsacre qu' l'expertise de ses alibis et du corpus textuels et culturels qui le constitue. Michel Beaujour(Miroirs d'encre) a montr d'une manire dcisive comment l'autoportrait se rfre au modle mdival duspeculum encyclopdique, se nourrit de lieux communs et de citations. Pav dans la mare de la transparenceautobiographique, l'autoportrait en dsigne ainsi les strates et l'opacit.

    Autobiographie et romanSi l'on en croit Marthe Robert (Roman des origine et origines du roman, 1972), le faiseur de roman, tout

    attach qu'il est composer l'intrigue de son roman familial, ne serait qu'un autobiographe plus fabulateurque les autres. Btard ou enfant trouv, le romancier classique serait le bricoleur astucieux d'uneinterminable autofiction. En ce sens, il rvle la complicit que l'autobiographe voudrait tant dissimuler, voiredtruire (c'est l'horizon de transparence qui anime Sartre dans Les Mots) de la vie et du roman. Maisce clivage, s'il existe, ne passe ni par des marques formelles ni par des reprages tels que l'identit ou non dunom de l'auteur et du nom du personnage. Car le je problmatique du roman personnel (Werther, Ren, LesDernires Lettres de Jacopo Ortis de Foscolo) se perd dans l'altrit qu'il dnonce, les censures et lesdngations o il s'avoue, une temporalit et un dialoguisme qui lui tent toute assignation. Comme le noteexcellemment Georges Benrekassa, Ren, Werther mettent l'preuve, alors qu'ils semblent le porter aupinacle, le sujet en majest. En fait, ils paraissent rvler plus profondment, ou du moins tout fait autrementque l'criture autobiographique, le sujet en travail dans l'criture, est le fondement mme des mythes de lapremire personne (Le Dit du moi, in Les Sujets de l'criture, 1981). Quant la relation complexe desauteurs de ces romans personnels avec le hros du roman (c'est moi, ce n'est pas moi), elle est le signed'un lien d'indtermination qui ne saurait tre rgl par une pure dcision du sujet. Dans Posie et vrit,Goethe a soulign combien les rapports du je biographique et du je fictif ne sauraient tre clairs parl'appel un critre de vrit: Chacun voulait savoir ce que le roman contenait de vrit. J'en fus trsirrit et je rpondis presque toujours brutalement; car, pour satisfaire cette question, il m'aurait fallu mettreen morceaux une uvre compose de tant d'lments et dont l'unit potique m'avait cot tant demditations; il m'aurait fallu dtruire la forme, de sorte que les parties auraient t sinon ananties, du moinsdcomposes... On ne saurait mettre plus clairement en question la croyance en une nave expression d'unsujet rduit son identit et relevant ce titre d'une juridiction de la ressemblance ou del'authenticit: la forme est une composition d'htrognes qui, hors du surplomb imaginaire o lenarrateur de l'autobiographie se place, a pris en charge tout ce qui prcisment rend l'individualit et l'identitproblmatiques: fantasmes, sexualit, censures, mais aussi patterns culturels et fractures historiques (laRvolution, par exemple). Parlant de ses propres romans personnels, Philippe Sollers voque la possibilitde construire un computer qui va traiter des zones de mmoire trs tendues de la culture et de l'histoire dulangage humain, et pourra rpondre par sries de rponses selon les situations du sujet dans l'histoire, ou,plus exactement, de l'histoire dans le sujet (Thorie des exceptions, 1985).

    Autobiographie et sociologieDans les annes soixante-dix, sous l'influence des sciences humaines, le corpus de l'autobiographie subit

    en France un vritable clatement. l'idologie du sujet succde celle du rcit de vie o les dterminations sociales, gographiques, historiques et politiques semblent l'emporter sur la problmatique de la personne. La reprise en compte de textes canoniques tels que les Mmoires d'Agricol Perdiguier (1853), de Martin Nadaud (1895), de Norbert Truquin (1888), les travaux de Jacques Ozouf permettent d'envisager la constitution d'un corpus aussi diversifi dans ses origines (autobiographies d'instituteurs, d'artisans, de commerants, d'industriels) que dans ses formes: livres de raison, livres de comptes, mmoires de vie prive,

  • correspondances, notices biographiques, curriculum vitae, etc. Dans le mme temps, paralllement cesautobiographies spontanes, se multiplient les rcits de vie suscits et guids par des enquteurs, quis'inscrivent techniquement dans la tradition des monographies de Frdric Le Play et des travaux de l'cole deChicago (oral history britannique, recherches de Daniel Bertaux et du Groupe d'tudes de l'approchebiographique en sociologie). L'intervention critique et interprtative de l'enquteur tend se rduire jusqu's'effacer derrire le tmoignage (O. Lewis, Les Enfants de Sanchez, et plusieurs titres de la collection Terrehumaine).

    Par-del la fascination pour le terrain, les faits de premire main, l'oralit, le vcu, l'ensemble deces pratiques tmoigne de la (bonne) volont d'avoir accs direct la ralit sociale par la mdiationimmdiate de la vie individuelle. L'idologie de la transparence du sujet dans l'nonc aussi bien que dansl'nonciation vient conforter celle de la transparence du sujet dans le social et du social dans le sujet. Mais lesparadoxes qui s'y exhibent sont plus intressants que les croyances qui les suscitent. Ce qui se donne pour duvcu, c'est toujours la production d'un scnario, d'une fiction discursive socialement code. On pourra doncparler d'un effet heureusement pervers de la rinscription du discours autobiographique dans le champ social.On sera amen s'interroger sur la posture autobiographique du sujet, sur les lgitimits qui l'autorisent, leslgitimations qu'il cherche, les codes narratifs qu'il reproduit pour y inscrire paradoxalement son originalit.L'introduction du narrateur-enquteur, voire du ngre, dans le pacte autobiographique, permet de prendre enconsidration le caractre ncessairement htrographique de toute autobiographie ainsi soumise la loi del'autre (tout autobiographe tant cet gard le ngre de lui-mme).

    Autobiographie et psychanalyseAu moment o l'autobiographe noncerait le constat de son imaginaire russite je parle et je dis cela de

    moi , la psychanalyse pourrait lui souffler: ce n'est pas toi qui parles, ou bien: tu parles d'autre chose que tun'nonces pas, ou encore: tu nonces une chose dont pourtant tu ne parles pas. l'gard de l'autobiographie,la psychanalyse est essentiellement suspicieuse. Dans Un souvenir d'enfance dans Fiction et Vrit deGoethe, Freud signale d'emble, citant Goethe, une des difficults de l'autobiographie: Quand on cherche se rappeler ce qui nous est arriv dans la toute premire enfance, on est souvent amen confondre ce qued'autres nous ont racont avec ce que nous possdons rellement de par notre propre exprience. Lapsychanalyse viendra donc couper le discours de l'autobiographe, comme pour dmonter l'objet que le sujet aconstruit pour satisfaire ses intentions imaginaires (Lacan). Il faut passer par la place vide o ne s'noncepas le sujet pour reprer comment le je, absent de la mmoire comme du rve, se donne forme imaginairedans des piphanies qui manquent tout autant d'origine que d'issue.

    Brancher l'autobiographie sur le rcit de cure pourrait prsenter le double et paradoxal avantage demontrer une autobiographie en acte tout en montrant ce qui la rendrait superflue. Mais le moi qui a dsormaisles mots pour le dire (selon le titre du rcit de Marie Cardinal, 1975) tient absolument les dire: il veut jouirpar le rcit de sa sortie du dsert, et faire allgeance au sauveur. D'o l'importance accorde l'analyste quidevient le personnage principal du rcit (Erika Kaufman, Transfert, 1975; Ferdinando Camon, La Maladiehumaine, 1981). Reste que la plupart de ces rcits d'analyse reprennent le parcours oblig des biographmesanalytiques, comparables aux biographmes mystiques ou politiques, et ne russissent qu' traduire dans lediscours le signifiant avec quoi le sujet ne concide plus ou dont il n'prouve plus la labilit. Au mieux, lemimtisme de l'criture confie le langage d'une aventure l'aventure du langage pour faire chojoyeusement dans le jeu des mots et des sons l'euphorie du dcodage de ce qui fut nagure le grand secret(Serge Doubrovsky, Fils, 1977). Ou bien, rcuprant l'autre au deuxime degr, non plus sur le mode del'alination mais sur celui de la distanciation, trouve dans la parodie (Raymond Queneau, Chne et chien, 1937)les moyens de changer le rcit d'une vie en rcit d'une vie psychanalyse.

    L'utilisation des concepts et des processus heuristiques de la psychanalyse dans le rcit de (sa) vie signale du moins que toute autobiographie n'est peut-tre son tour qu'un rcit-cran labor pour tre substitu un autre. La fonction protectrice de l'criture ne serait jamais aussi efficace que dans le cadre dramatis d'une mise nu, sa fonction dilatoire jamais aussi prsente que lorsque tout semble avoir t dit. Par ailleurs, l'cart not par Jean-Bertrand Pontalis entre le rve mis en images et le rve mis en mots (Entre le rve et la douleur) ne dsigne-t-il pas, de manire plus large, l'incomptence du langage signifier autre chose que les empchements de la parole? Dans les strotypes et les objectivations de discours s'officialisent davantage les clivages du sujet que ne s'annonce le retour d'un langage premier: au moins conviendra-t-il de ne pas s'en tenir l'ide que le moi du sujet est identique la prsence qui vous parle (Lacan). En dfinissant la psychanalyse comme cette assomption par le sujet de son histoire, en tant qu'elle est constitue par la parole adresse l'autre, Lacan rappelle avec force le caractre interlocutoire de l'nonciation o le sujet s'expose une dpossession toujours plus grande de cet tre de lui-mme, jusqu' reconnatre que cet

  • tre n'a jamais t que son uvre dans l'imaginaire et que cette uvre doit en lui toute certitude. Car, dansce travail qu'il fait de la reconstruire pour un autre, il retrouve l'alination fondamentale qui la lui a faitconstruire comme une autre, et qui l'a toujours destine lui tre drob par un autre (Fonction et champde la parole et du langage, in crits).

    Procs du sujet, procs de l'autobiographieIl semble pourtant possible certains, par-del l'intervalle, de rechercher l'image d'une autre concidence.

    Si tout signifiant peut tre considr comme mis la place de je, l'criture sera ncessairement satured'autobiographisme. Les perturbations que subit le sujet livrent ses disjecta membra au grand ocan dusymbolique. L'autobiographie, transgressant les limites de la narration, s'investit dans des dispositifsphonmatiques, mlodiques, smantiques, syntaxiques, qui font clater l'instance du sujet unaire et samatrise symbolique dans sa confrontation tout ce qui le hante (voir Julia Kristeva, La Rvolution dulangage potique, 1974). Mais, la diffrence de l'autobiographie surraliste, pour laquelle il ne fait aucundoute que l'on peut se reporter d'un bond la naissance de signifiant, la pratique signifiante implique unescnographie qui entend investir chaque instant la totalit historique du champ culturel (voir Philippe Sollers,Drame, Nombres, Lois, H et Paradis; Maurice Roche, Compact, 1966; Marcelin Pleynet, Stanze, 1973; DenisRoche, Louve basse, 1976). C'est dans cette traverse du signifiant, o chaque lettre compte, que le sujetaffronte, par-del sa dissmination, sa mort. L'usage du pseudonyme, comme transgression lui aussi del'criture paternelle, conduit sur la voie de cette thanatographie (Sollers) qui fait subir au sujet l'preuvechristique de sa disparition et de son piphanie.

    La question du nom propre, du qui signe?, est videmment au cur de celle du sujet. Fernando Pessoasigne d'htronymes des htro-nonciations dont l'ensemble constitue une auto-htro-biographie. Borgess'attache pervertir systmatiquement la relation du nom de Borges au rfrent qui se dsigne comme fiction(voir en particulier L'Aleph, L'Autre, Borges et moi). C'est aussi l'innommable qu'il est qui met l'autobiographeen position intenable. cet gard, toute l'uvre de Jean Tardieu (celle aussi de Henri Michaux) peut tre luecomme une renonciation ironique l'autobiographie pour cause de non-premire personne du singulier. l'inverse, le projet de vivre-crire, inspir par Artaud, emporte l'uvre de Roger Laporte (Une vie, 1986) dansune interrogation obstine de cette opacit infranchissable qu'interpose la graphie celui qui se metpourtant au plus prs de lui-mme, pour seulement crire, et pourtant de telle sorte que l'ouvrageapporte ou donne lieu quelque chose d'aussi irrcusable que la vie. Mais qui parle ici? L'homme, l'crivain,le narrateur, le scripteur? Ne serait-ce pas finalement l'cart entre eux, ce non-lieu qu'occupe ce terriblelogogriphe de l'homme intrieur (Amiel)?

    Le mme jeu de brouillage des instances nonciatives pratiqu par Aragon dans La Mise mort (1965) apermis Roland Barthes de dconstruire dans la forme les codes de l'autobiographie. L'alternance des pointsde vue, la fragmentation, l'utilisation carnavalesque des langages, la bathmologie dsignent la vacance de lapersonne (Roland Barthes par Roland Barthes). Mais ce qui est dconstruit ici est peut-tre moins la personneque la reprsentation du sujet dans le roman traditionnel. Cette utopie du moi ne sera-t-elle pas encore unefigure qui assigne? Pourra-t-on accder la pure vacance de la situation nonciative? Et comment dcider dela possibilit mme d'un espace sans imposture?

    La mise en cause de l'authenticit biographique trouve dans Le Miroir qui revient (1984) d'AlainRobbe-Grillet une efficacit plus sre: la suspicion mme y est suspecte. Les effets de rel (dates, souvenirsd'enfance, vnements historiques ou privs) font basculer tout autant les lacunes et la dconstruction dansl'immdiatet d'une criture rcapitulative qui laisse entendre que le moi est pastiche et ce titreindcidable. Si l'autobiographie est euphoriquement mise mal, c'est par rfrence la nause du biographeRoquentin, et plus encore Sterne ou au Diderot de Jacques le Fataliste: Ce que tout cela signifie, personnen'en sait rien, pas plus moi que vous, et d'abord qu'est-ce que a peut vous faire, puisque, de toute faon, jepeux inventer n'importe quoi? Le rfrent n'est plus seulement ce qui manque au sujet, mais ce dont ledfaut constitue la littrature c'est--dire l'autobiographie.

    Le grand combat de sa vie avec son infini va-et-vient, aucun tre humain ne peut l'embrasser d'un seul coup d'il pour en connatre l'issue et le juger. Cette remarque de Kafka, le diariste absolu du Journal, marque bien la limite de l'autobiographie pour celui que l'inachvement de son moi entrane perte de vue dans le provisoire. Tous les diaristes ont prouv la difficult de ce moi ni linaire, ni historique, ni totalisable, ni communicable, qui sera toujours comme frapp du principe d'incertitude d'Heisenberg: comment mesurer la fois sa vitesse et sa position? La question de l'autobiographie dbouche ncessairement sur celle de l'innarrable de cet ego (variable de prsence constante, dit Valry) qui ne mesure que l'intervalle qui l'carte de soi, la mobilit qui le distrait, l'infinitsimal o s'miette l'identit.

  • J'aligne des phrases, note Leiris, j'accumule des mots et des figures de langage, mais, dans chacune de cespages, ce qui se prend, c'est toujours l'ombre et non la proie (Biffures, 1948). Le narrateur d'Italo Calvino (Sipar une nuit d'hiver, 1981) va plus loin encore dans l'aporie: Comme j'crirais bien, si je n'tais pas l! Sientre la feuille blanche et le bouillonnement des mots ou des histoires [...] ne s'interposait l'incommodediaphragme qu'est ma personne! Moi serait-il autre chose que le nom d'un personnage que l'auteur auraitdcid d'appeler Moi, moins pour le dvoiler que, l'inverse, pour le soustraire la vue, pour n'avoir ni lenommer ni le dcrire? Et l'autobiographie autre chose qu'un corps illimit de propositions sans estampilleni garantie, qui disent quelque chose de Je (Claude Morali, Qui est moi aujourd'hui?).

    Daniel OSTER

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    Prise de vue