universalis sollers

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SOLLERS PHILIPPE (1936- ) Article écrit par Daniel OSTER Philippe Sollers est né à Bordeaux. Hanté par une question somme toute traditionnelle : Qui suis-je ?, il apparaît, dès son premier texte, Le Défi jusqu'à Paradis et au Portrait du joueur, comme un des écrivains contemporains les plus prolifiques quant à la réponse. De l'esthétisme valéryen à l'engagement au côté du Parti communiste français, puis du maoïsme à l'extériorité de l'artiste baudelairien revendiquant le droit de se contredire, Sollers n'a cessé de multiplier les images de lui-même. Par ailleurs, son itinéraire a longtemps été indissociable de celui de la revue Tel Quel où, à partir de 1960, Sollers et ses amis aidèrent à la relecture de Sade, Bataille, Artaud, Lautréamont..., ou firent écho aux écrits de Barthes, Derrida, Lacan, aux travaux de Julia Kristeva qui firent mieux connaître en France ceux de Mikhaïl Bakhtine et des formalistes russes (Théorie de la littérature, 1966). Il semble que le projet global de Philippe Sollers soit celui d'une autobiographie totale, à la fois éclatée et totalisante, fondée sur la substitution du langage comme fiction (somme de fictions, d'histoires et d'Histoire, lieu d'une multiple expérience : psychique, physique, idéologique, etc.) à l'illusion du Je comme « instance unaire », imposée, figure de la Loi, de la société, du dogme, du déjà-dit, etc. C'est pour cette raison que Sollers fut amené un temps à récuser ses premiers textes (Le Défi, 1957 ; Une curieuse solitude, 1958 ; Le Parc, 1961), qu'il considéra comme liés inconsciemment à l'« idéologie dominante », et, à la limite, non écrits, puisque selon sa formule, « qui n'écrit pas est écrit ». C'est avec Drame (1965), salué par un article de Barthes, que se précise cette mise en question de l'unité du sujet dans et par le langage : l'écriture, qui est un geste, n'exprime pas le sujet mais le traverse, lui ôte tout centre et toute origine, révèle ce qui dans le Je vient du Il, du On, du Nous. Projet dont Logiques (1968) fera la théorie en désignant et en commentant les pères de la « rupture » moderne : Lautréamont et Mallarmé, Artaud et Bataille, mais aussi Marx et Freud. À partir de 1968, et avec Nombres, se déclare la liaison de l'activité signifiante (l'écrivain est un producteur du texte), du matérialisme historique et du projet de transformation politique et sociale. Le texte apparaît comme une scène où se jouent le conflit de l'individu et de la masse, de l'Occident et de l'Orient. Alors que la Chine fait irruption dans les mentalités et dans la politique, Sollers va accompagner ce mouvement dans sa propre production. Il est tout près de cette forme lyrique et épique, de cette forme au-delà de toute structure, qui va éclater dans Lois (1972), puis dans H (1973). À la mise en scène de l'écriture succèdent la problématique de la voix, un attachement plus grand au rythme, à l'accentuation, à la musique polyphonique qui fait définitivement, et symboliquement, éclater les limites du sujet. C'est ici que Sollers réalise vraiment son projet d'autobiographie totale, exprimant à la fois l'extériorité intériorisée des discours sociaux, mythes, textes sacrés, écritures diverses de la Loi, et le flux de la pulsion : cris, chuchotements, dialogues, invectives, etc. « Sans Freud, je n'écris pas. » Si l'écriture est en effet une sorte de cure qui dénoue les nœuds du sujet social, elle devient aussi une « contre-parole » où s'exerce, selon une « hallucination réglée », le polylinguisme selon Bakhtine. Paradis (1981)continue dans cette voie de la « délivrance » par laquelle le sujet-écrit se situe désormais partout plutôt que nulle part. Commencé en 1974, il fait l'objet de parutions régulières dans Tel Quel. Dans ce « polylogue extérieur », le texte cesse de tenir sa logique de la ponctuation pour lui préférer l'ordre musical de séquences purement rythmiques. En même temps, il permet de suivre l'évolution de Sollers, depuis le matérialisme prochinois des années 1970 jusqu'à l'intérêt pour les formes du sacré, et plus particulièrement le judaïsme et le catholicisme. L'entreprise se poursuivra en 1986, avec Paradis II. Cependant, Tel Quel cesse de paraître à l'hiver de 1982. Un an plus tard, Sollers fonde L'Infini aux éditions Denoël. Son entrée aux éditions Gallimard est marquée par une nouvelle série romanesque, qui commence sous le signe de Céline, avec les chroniques de Femmes (1983), et se poursuit avec le « retour à Bordeaux » qu'évoque Portrait du joueur (1985). Dans ces romans, l'écriture privilégie les portraits cryptés et un moralisme grinçant qui tourne vite au cynisme joyeux. Surtout, à partir du Cœur absolu (1987), puis dans Le Lys d'or (1989), La Fête à Venise (1991) ou encore Le Secret (1993), l'image du narrateur se précise : qu'il soit sinologue, conseiller occulte du Vatican, ou qu'il participe au trafic d'œuvres d'art, il reste une exception qu'une société massifiée ne peut littéralement comprendre, un clandestin qui perce à jour la fausse parole des réseaux de pouvoir et nous montre l'« envers de l'histoire contemporaine » que masque si bien la pseudo-démocratie des médias (Studio, 1997 ; Passion fixe, 2000). Ses seules armes : la littérature, la peinture, la musique, le souvenir, ravivé par l'écriture, de Casanova, Stendhal, Nietzsche (Une vie divine, 2006), Watteau ou Cézanne. Le romanesque naît cette fois d'une interaction — ou d'une « guerre » — continue entre la pulsion de mort à l'œuvre dans notre modernité et le défilé des noms propres, titres d'œuvres ou citations qui, en une sorte de commentaire en voix off, permet de la scruter depuis un point de vue inouï : — « Le roman comme encyclopédie et arche de Noé ? Après vous le déluge ? — Voilà. En clair. Les membres épars d'Osiris. Avec phallus. On transmet à l'avenir

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  • SOLLERS PHILIPPE (1936- )Article crit par Daniel OSTER

    Philippe Sollers est n Bordeaux. Hant par une question somme toute traditionnelle: Qui suis-je?, ilapparat, ds son premier texte, Le Dfi jusqu' Paradis et au Portrait du joueur, comme un des crivainscontemporains les plus prolifiques quant la rponse. De l'esthtisme valryen l'engagement au ct duParti communiste franais, puis du maosme l'extriorit de l'artiste baudelairien revendiquant le droit de secontredire, Sollers n'a cess de multiplier les images de lui-mme. Par ailleurs, son itinraire a longtemps tindissociable de celui de la revue Tel Quel o, partir de 1960, Sollers et ses amis aidrent la relecture deSade, Bataille, Artaud, Lautramont..., ou firent cho aux crits de Barthes, Derrida, Lacan, aux travaux de JuliaKristeva qui firent mieux connatre en France ceux de Mikhal Bakhtine et des formalistes russes (Thorie de lalittrature, 1966).

    Il semble que le projet global de Philippe Sollers soit celui d'une autobiographie totale, la fois clate ettotalisante, fonde sur la substitution du langage comme fiction (somme de fictions, d'histoires et d'Histoire,lieu d'une multiple exprience: psychique, physique, idologique, etc.) l'illusion du Je comme instanceunaire, impose, figure de la Loi, de la socit, du dogme, du dj-dit, etc. C'est pour cette raison que Sollersfut amen un temps rcuser ses premiers textes (Le Dfi, 1957; Une curieuse solitude, 1958; Le Parc,1961), qu'il considra comme lis inconsciemment l'idologie dominante, et, la limite, non crits,puisque selon sa formule, qui n'crit pas est crit.

    C'est avec Drame (1965), salu par un article de Barthes, que se prcise cette mise en question de l'unit dusujet dans et par le langage: l'criture, qui est un geste, n'exprime pas le sujet mais le traverse, lui te toutcentre et toute origine, rvle ce qui dans le Je vient du Il, du On, du Nous. Projet dont Logiques (1968) fera lathorie en dsignant et en commentant les pres de la rupture moderne: Lautramont et Mallarm, Artaudet Bataille, mais aussi Marx et Freud.

    partir de 1968, et avec Nombres, se dclare la liaison de l'activit signifiante (l'crivain est un producteur du texte), du matrialisme historique et du projet de transformation politique et sociale. Le texte apparat comme une scne o se jouent le conflit de l'individu et de la masse, de l'Occident et de l'Orient. Alors que la Chine fait irruption dans les mentalits et dans la politique, Sollers va accompagner ce mouvement dans sa propre production. Il est tout prs de cette forme lyrique et pique, de cette forme au-del de toute structure, qui va clater dans Lois (1972), puis dans H (1973). la mise en scne de l'criture succdent la problmatique de la voix, un attachement plus grand au rythme, l'accentuation, la musique polyphonique qui fait dfinitivement, et symboliquement, clater les limites du sujet. C'est ici que Sollers ralise vraiment son projet d'autobiographie totale, exprimant la fois l'extriorit intriorise des discours sociaux, mythes, textes sacrs, critures diverses de la Loi, et le flux de la pulsion: cris, chuchotements, dialogues, invectives, etc. Sans Freud, je n'cris pas. Si l'criture est en effet une sorte de cure qui dnoue les nuds du sujet social, elle devient aussi une contre-parole o s'exerce, selon une hallucination rgle, le polylinguisme selon Bakhtine. Paradis (1981)continue dans cette voie de la dlivrance par laquelle le sujet-crit se situe dsormais partout plutt que nulle part. Commenc en 1974, il fait l'objet de parutions rgulires dans Tel Quel. Dans ce polylogue extrieur, le texte cesse de tenir sa logique de la ponctuation pour lui prfrer l'ordre musical de squences purement rythmiques. En mme temps, il permet de suivre l'volution de Sollers, depuis le matrialisme prochinois des annes 1970 jusqu' l'intrt pour les formes du sacr, et plus particulirement le judasme et le catholicisme. L'entreprise se poursuivra en 1986, avec ParadisII. Cependant, Tel Quel cesse de paratre l'hiver de 1982. Un an plus tard, Sollers fonde L'Infini aux ditions Denol. Son entre aux ditions Gallimard est marque par une nouvelle srie romanesque, qui commence sous le signe de Cline, avec les chroniques de Femmes (1983), et se poursuit avec le retour Bordeaux qu'voque Portrait du joueur (1985). Dans ces romans, l'criture privilgie les portraits crypts et un moralisme grinant qui tourne vite au cynisme joyeux. Surtout, partir du Cur absolu (1987), puis dans Le Lys d'or (1989), La Fte Venise (1991) ou encore Le Secret (1993), l'image du narrateur se prcise: qu'il soit sinologue, conseiller occulte du Vatican, ou qu'il participe au trafic d'uvres d'art, il reste une exception qu'une socit massifie ne peut littralement comprendre, un clandestin qui perce jour la fausse parole des rseaux de pouvoir et nous montre l'envers de l'histoire contemporaine que masque si bien la pseudo-dmocratie des mdias (Studio, 1997; Passion fixe, 2000). Ses seules armes: la littrature, la peinture, la musique, le souvenir, raviv par l'criture, de Casanova, Stendhal, Nietzsche (Une vie divine, 2006), Watteau ou Czanne. Le romanesque nat cette fois d'une interaction ou d'une guerre continue entre la pulsion de mort l'uvre dans notre modernit et le dfil des noms propres, titres d'uvres ou citations qui, en une sorte de commentaire en voix off, permet de la scruter depuis un point de vue inou: Le roman comme encyclopdie et arche de No? Aprs vous le dluge? Voil. En clair. Les membres pars d'Osiris. Avec phallus. On transmet l'avenir

  • improbable. S'il y a eu quelqu'un, il y aura peut-tre quelqu'un (La Fte Venise). L'essentiel descontributions critiques concernant cette priode a t runi dans Thorie des exceptions (1986), La Guerre dugot (1994) et loge de l'infini (2001).

    Daniel OSTER