une rÉpublique patricienne

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Bibliothèque de Philosophie scientifique A— ^ CHARLES DIEHL Q ^^^=j' Membre de l'Institut, Professeur à la Sorbonne » RÉPUBLIQUE PATRICIENNE VENISE PARIS ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR 26, RUE RACII^E, 26 Cinquième mille.

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Istorija Venecije

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  • Bibliothque de Philosophie scientifique

    A ^g CHARLES DIEHLQ ^^^=j' Membre de l'Institut, Professeur la Sorbonne

    RPUBLIQUE PATRICIENNE

    VENISE

    PARIS

    ERNEST FLAMMARION, DITEUR

    26, RUE RACII^E, 26

    Cinquime mille.

  • c

    UBRARY

  • presented to the

    UNIVERSITY LIBRARY

    UNIVERSITY OF CALIFORNIASAN DIEGO

    by

    Andr M. Rosfelder

  • UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE

    VENISE

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    University of Ottawa

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  • Bibliothque de Ptiilosopliie scientifique

    CHARLES DIEHLMEMBRE DE 1,'lNSTIILT

    PHOFESSEUR A l' UNIVERSIT T>E PARIS

    UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE

    VENISE

    PARISERNEST FLAMMARIOiN, DITEUR

    26, RUE RACINE, 26

    1916

    Tous droits de traduction, d'adaptaiion et de reproduction rservs

    pour tous les i)ayg.

  • Droits de traduction et do reproduction rserves

    pour tous les pays.

    Copyriglit 1913,

    by EiiNEST Flammarion.

  • PREFACE

    Il y a une Venise romantique, celle de Byron,

    de Musset, de George Sand : de cette Venise, char-

    mante assurment, un peu conventionnelle aussipeut-tre, et dont la gloire est faite de beaucoup

    de littrature et d'un peu de snobisme, il ne sera

    pas question dans ce livre. Il y a une autre Venise,

    celle dont on a dit joliment qu'elle est la plus

    formidable leon d'nergie active et d'utilisation

    pratique qui se rencontre dans l'histoire . C'est de

    cette Venise que l'on a voulu ici, non point sans

    doute crire une fois de plus l'histoire, dj crite

    bien des fois, mais tudier le rgime politique,

    l'volution historique, et dterminer, si le dessein

    n'tait pas trop ambitieux, les causes qui firent sa

    grandeur et sa dcadence.

    Dans la succession, complique et diverse, desformes politiques que connurent tour tour les

    peuples europens, Venise tient une place part.

    Sa constitution est une des crations les plus ori-ginales et les plus remarquables qu'ait vues natre

    l'histoire des institutions; elle offre le type clas-

    sique et presque unique d'un gouvernement

  • VI PREFACE

    purement aristocratique, d'une rpublique patri-cienne, o le pouvoir se concentre aux mains d'uneoligarchie peu nombreuse, troitement ferme etsingulirement jalouse de ses privilges. Mais ce qui

    est peut-tre plus digne d'attention encore, c'est quecette uvre politique, ne des circonstances, etpar bien des cts artificielle, a t, par la fermevolont de ceux qui y prsidrent, une uvredurable. La constitution de Venise a subsist, sansrvolutions, presque sans changement, pendantprs de mille ans; et de la cit qu'elle a rgie,

    elle a fait, non pas seulement un tat solide etfort, mais une grande puissance mondiale. Etudierle mcanisme de la constitution vnitienne, dter-miner surtout les raisons qui, une ville placedans une situation spciale ont donn ce rgimesi spcial aussi, c'est un des points essentiels qu'ons'est ici proposs. Et aussi bien, dans cette tude

    dj, apparatra ce caractre de perfection dont

    Venise a marqu tout ce qu'elle a cr, sa poli-tique comme son administration, sa diplomatiecomme sa civilisation.

    Place, par les circonstances oi elle nacjuit et

    par les lieux qui la virent natre, en marge etpresque en dehors de l'Italie, Venise n'a point t

    un Etat semblable aux autres Etats italiens du MoyenAge. Elle a fond sa grandeur, non point sur unepuissance territoriale, mais sur une prosprit co-nomique et commerciale. Elle a t, non pas seule-ment la reine de l'Adriatique, mais la reine de laMditerranejusqu'au commencement du xvi^sicle;et, dans cette Mditerrane, elle a donn unexemple mmorable de la faon dont s'tablit etse gouverne un grand empire colonial. Aujour-

  • PRFACE VII

    d'hui encore, dans toutes les mers orientales, dela Dalmatie aux Dardanelles, de Gorfou Chypre,on retrouve l'empreinte dont la Rpublique mar-qua ses conqutes, et le lion de saint Marc sembleencore poser sa griffe sur ces terres que jadis ildomina.En un temps o on tudie volontiers les causes

    gographiques, politiques, conomiques, qui ontfait la grandeur d'un Etat, Venise, o, plus nette-ment que partout ailleurs, apparat le jeu de cesfacteurs divers, mrite donc une attention particu-lire. Elle ne la mrite pas moins, pour ceux qu'in-tresse la psychologie des peuples, par les quali-

    ts que ses citoyens mirent au service de sapolitique. L'me vnitienne offre un complexe m-lange d'gosme et de dvouement la patrie, d'ab-sence de scrupules et d'abngation, de volont

    tenace et de subordination des intrts privs auxintrts et la gloire de l'Etat. A cela aussi la citde saint Marc a d une partie de sa grandeur et desa prosprit., et dans ce souci constant d'exalter la

    richesse et la splendeur de Venise,' de servir tout

    ensemble ses intrts et son honneur, dans cettealliance imprvue du sens pratique le plus raliste

    et des aspirations idales les plus hautes, il y auneincontestable beaut.

    Et en ces jours enfin o l'Orient mditerranen

    attire une fois de plus l'attention de l'Europe,peut-tre vaut-il la peine d'tudier la politique

    d'une ville qui, durant presque toute son existence

    historique, eut les regards tourns vers l'Orient,

    et qui fonda sa grandeur sur la mise en valeur rai-

    sonne et savante des richesses du Levant.

    Assurment les causes mmes qui amenrent la

  • VllI PRFACE

    dcadence de Venise montreront ce qu'il y avaitdartificiel et de voulu dans l'difice de sa gran-deur. Mais elles attestent en mme temps toutce qu'il y eut de volont forte, d'nergie fire,de souple habilet dans la construction de cet di-fice millnaire. Que l'humble ville, ne dans laboue des lagunes, ait pu devenir le centre ducommerce de la Mditerrane, la capitale du plusgrand empire colonial du seul plutt que leMoyen Age ait connu, une cit merveilleusementriche et prospre, pare de tous les luxes et detous les prestiges de la civilisation, il y a l uneuvre humaine qui fait honneur l'homme, unepreuve magnifique de ce qu'un gouvernementferme et fort peut pour assurer la grandeur d'unpays.

    Et par tout cela cette histoire morte n'est pointindiffrente peut-tre, et tous ceux qu'meut siprofondment le charme de Venise, elle apportera,je l'espre, quelques raisons nouvelles de leur admi-ration et de leur motion.

  • UNE RPUBLiQUE PATRICIENNE

    VENISE

    LIVRE I

    LA FORMATION DE LA RPUBLIQUE

    (du v^ au xi*" sicle)

    CHAPITRE I

    Les origines de Venise.

    La lagune vnitienne. Les premiers tablissements. La.vie dans la lagune. Torcello. La fondation de Venise.

    Par sa situation gographique, par ses origines

    et les premiers dveloppements de son histoire, par

    les influences diverses qu'elle subit en ses com-mencements, Venise est une ville part. Aujour-d'hui encore, tout autour d'elle, dans la lagune qui

    l'environne, subsiste une srie de villes mortes quila prcdrent dans l'histoire, qui prparrent en.

    quelque manire et qui expliquent sa grandeur.

    C'est vers ces petites Venises, annonciatrices de

    la grande Venise, mais qui n'eurent point le

    temps de s'panouir et la fortune de fleurir, qu'ilfaut d'abord jeter les yeux. Leur pass lointain,

    dont quelques aspects demeurent encore trange-

  • ~ LNE REPlBLigiE PATRICIENNE : VENISE

    ment vivants, claire de lumire l'histoire de laoil de saint Marc : il en est, en vrit, l'introduc-lion naturelle et ncessaire.

    La lagune vnitienne. Si l'on regarde unecarte de l'Italie septentrionale, un phnomne go-graphique frappe les yeux. Sur toute la cte nord-ouest de l'Adriatique, du Reno l'Isonzo, deRavenne Aquile, s'tend une plaine basse, ma-rcageuse, transforme sans cesse par le travail

    des eaux. Les grands fleuves qui viennent desAlpes y descendent lentement, paresseusement,

    vers la mer, tout chargs du limon et des sdimentsrecueillis sur leur long parcours ; ces sdiments, ils

    les dposent avant de se confondre avec l'Adria-

    tique, et ainsi, dans cette rgion basse, la terresans cesse s'accrot aux dpens del mer. De longscordons de sable, les lidi, s'tendent en avant durivage, coups de place en place par l'embouchure

    des fleuves ; derrire ces cordons littoraux, s'ta-

    lent de grandes nappes d'eau peu profondes, leslagunes, que parsme un archipel d'ilts. Ainsi, enavant de la terre ferme, en bordure du rivage, sedveloppe une plaine demi-aquatique : ce sont lesPays-Bas vnitiens.Deux fois par juur, selon que monte ou s'abaisse

    le flot de l'Adriatique (on sait que cette mer, la

    difl'rence du reste de la Mditerrane, a une mared'une amplitude apprciable), l'aspect de cette

    rgion se transforme. A mare haute, tout est cou-vert d'eau, sauf quelques les qui se couronnent de

    tours ; sur la surface de la lagune, seuls des pilotis

    mergent, encerclant les bas-fonds et marquant

    les canaux navigables. A mare basse, au contraire,

  • LES OBIGINES DE VENISE i>

    ce n'est plus qu'une plaine d'algues vertes que sil-

    lonnent des canaux tortueux ; des bas-fonds sur-

    gissent, o miroitent des flaques d'eau stagnante*^

    des les se dressent, plus solides, plus rarement

    recouvertes par le flot. Paysage trange, o tout est

    spcial, le sol et le ciel, le climat et l'atmosphre.

    Sur les mares que le vent ride, la lumire joue et

    chatoie ; les eaux glauques et plombes alternent

    avec les sables ternes; sur la surface mouvante etbrillante, les teintes se modifient et se fondent, en

    un perptuel renouvellement. Le champ de la visionmme s'y transforme : pas de contours nets, pas delignes arrtes; des taches vibrantes sous la couleur

    changeante. A ce point qu'un Taine a pu penserque ce spectacle incessamment contempl, cet airhumide, ces gazes de vapeur molle souleves sur

    les eaux, ces jeux de la lumire dans une atmo-sphre spciale, n'ont point t sans influence sur

    le caractre de l'art vnitien.

    En tout cas, entre l'apport des fleuves et l'assautperptuel de la mer, le pays change de sicle ensicle. Des villes, qui jadis taient sur le littoral, setrouvent aujourd'hui, grce au travail incessantdes rivires, assez loin dans l'intrieur des terres,

    et le progrs du continent sur les flots serait encoreplus grand, si un lent et constant ailaissement durivage n'en compensait un peu les efl'ets. PourtantRavenne comme Aquile sont devenues des villescontinentales, et la lagune vnitienne elle-mmeet couru risque d'tre comble, si les Vnitiensn'avaient artificiellement rejet vers leSud le coursde la Brenta et du Bacchigiione, et celui do la Silevers le Nord. Par ailleurs, l'Adriatique rnuirt' etemporte les terres. Et ainsi, tout le long du liUoral,

  • 4 U.\E REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    une double rgion s'est forme : au voisinage de laterre ferme, une plaine basse, marcageuse, fi-vreuse : c'est la lagune morte \ vers la mer, ungrand lac, sem d'lots, reli l'Adriatique, vivifipar la mare et les vents du large : c'est la lagunevive. C'est l, sur les lots de la lagune vive, der-

    rire la bordure protectrice des lidi, que Venises'est fonde.

    Les premiers tablissements. Ds le premiersicle de l'empire romain, cette rgion avait com-menc vivre. Les grandes cits du littoral,Ravenne et Alliiunn, Concordia et Aquile, y avaientdes avant-porls sur la mer. On en exploitait lesrichesses naturelles, le poisson et le sel; une roule

    abrite des temptes du large s'y ouvrait au com-merce maritime, l'ourlant, ce n'est qu'au commen-cement du v* sicle que les lagunes entrrent vrai-ment dans l'hisloire.Quant le fiol des grandes invasions barbares passa

    sur l'italic, quand, tour tour, les Goths d'Alaric

    t les Huns d'Allila au v= sicle, les Oslrogoliis, lesFrancs, les Lombards, au vi'= sicle, rpandirentsur celle rgion florissante la ruine et la terreur,

    les populations affoles, fuyant devant l'envahis-

    seur, allrent chercher un abri dans le refugenaturel que leur ollraient les les de la lagune. Sans

    doute, celle migration ne se fit point en une seulefois, au temps d'Attila, comme le veut la lgende,et de faon dfinitive; les Huns passs, on revintdans les villes dsertes de la terre ferme, on

    rpara les ruines causes par les Barbares. Mais

    toute scurit tait morte dsormais dans cette

    partie de rilaiic Quand les Lombards, leur tour.

  • LES ORIGINES DE VEMSE

    arrivrent, semant sur leurs pas la panique, qu'ac-croissaient de terrifiantes prophties, de nouveaules habitants des villes se rfLigirent dans la lagune

    et, cette fois, ils n'en sortirent plus. Pour les yfixer plus fortement, les vques transportrentdans les les les reliques vnres et les trsors deleurs glises, et, de cet exode lamentable, une vienouvelle naquit.

    Grado, dans le delta de l'Isonzo, recueillit lesfugitifs d'Aquile et devint une grande ville dontl'vque, qui eut le titre de patriarche, fut le chet

    spirituel de la nouvelle Vnlie. Dans l'estuaire dela Livenza, Caorle naquit pour recevoir les mi-grants et l'vque de Concordia. Prs de la Piave,

    Hracliana et Equilium (lesolo aujourd'hui) abri-trent la population et l'vque d'Opitergium, et

    Hracliana fut, au vu^ sicle, la premire capitalepolitique de la rgion. Les gens d'Altinum se rfu-girent dans les les septentrionales de la lagunevnitienne, Torcello, qui eut un voque, Burano, Murano, Mazzorbo ; ceux de Monse-lice et de Padoue s'tablirent un peu plus au Sud, Malamocco, qui fut le sige d'un vch, et Chioggia. Par une curieuse rencontre, le grouped'lots o plus tard grandira Venise fut le plus fai-blement occup : Rialto, Olivolo, Spinalunga (l'ac-tuelle Giudecca), Dorsoduro, les basses et de faibletendue, ne reurent que quelques pcheurs. Dansla primitive Vnlie, celle du vi* et du vu" sicle,le centre religieux fut Grado, le centre politique

    Hracliana, le centre commercial Torcello.

    La vie dans la lagune. Ce que fut la rudeexistence de ces premiers habitants de la lagune,

    1.

  • 6 r\E RPUBLQLE PATUItlEWE : VEMSE

    il est assez ais de l'imaginer. Pour vivre dans cesmarcages, il fallut crer en quelque faon la terremme sur laquelle on allait vivre: il fallut conso-lider le sol, en comblant les espaces mal asschs;il fallut protger la terre conquise par des digues

    faites de claies et d'osier; il fallut ouvrir des cou-lements aux eaux, creuser des canaux, mnagerdes abris aux barques; il fallut trouver de quoivivre aussi. Le bois heureusement ne manquait passur cette cte, alors couverte de grandes forts depins maritimes : la pche et la chasse aux oiseaux

    d'eau assuraient la subsistance; les salines taient

    une source de richesse future. Sur le sol humide etfertile, on planta des jardins et des vignes

    ;pour

    assainir et canaliser la lagune, on profita du fluxet du reflux. L'eau potable manquait : on y rem-dia en construisant des citernes. Mais, surtout,

    toutes ces villes neuves comprirent de bonneheure que leur avenir tait sur la mer.

    Dans sa tragdie de la Nave. Gabriele d'Annunzio

    a fait revivre, avec une intensit de vision admi-

    rable, l'trange et farouche existence de ces cits

    naissantes, o il semblait, com-me dit le pote, quel'on ft revenu l'aube des temps , et il a misen relief, en un merveilleux symbole, ce qui ferala grandeur future de Venise, de la cit btie

    dans les lieux dserts, sans murs, sans portes, sans

    tombeaux, mais dont la force et les fondements

    sont sur la mer . Un curieux tmoignage du com-mencement du vi*^ sicle, le plus ancien qui illustrel'histoire de Venise, complte ce potique tableau

    par la ralit prcise des faits. Dans une lettre

    adresse aux tribuns des gens de mer qui admi-nistrent les Vnties , Cassiodore, alors ministre

  • LES ORIGINES DE VE\'ISE 7

    du roi des Ostrogolhs Thodoric, dcrit ainsi largion des lagunes : Chez vous, le flux et le reflux

    cachent et dcouvrent alternativement la face des

    campagnes. Vos maisons ressemblent des nidsd'oiseaux de mer, qui tantt semblent poss sur la

    terre et tantt flotter sur les eaux, comme autantde Cyclades. Les habitations apparaissent, parses

    sur l'tendue des flots, non par l'uvre de lanature, mais par l'elTet de l'industrie humaine. Aumoyen de joncs flexibles entrelacs, la terre devientsolide, et vous ne craignez pas d'opposer aux flots

    de la mer ce fragile rempart . La seule richessedu pays est faite du poisson et des salines : aussila vie y est-elle modeste et l'galit absolue dansune existence galement dure pour tous. Au murde la maison, comme un animal domestique ,est attache la barque, seul moyen de se dplaceret de se nourrir. Ds ce moment, la populationdes lagunes vnitiennes apparat comme un peuplede navigateurs, dop.t la hardiesse n'hsite pas dpasser les flots toujours calmes de la lagune, etdont la vie entire se passe sur les eaux. Et Cassio-

    dore ajoute cette esquisse de l'aspect que prsentele pays : Il semble de loin que vos barques glis-sent sur la prairie, car on n'en aperoit pas lescoques. Elles avancent tranes par des cordes, car

    la rame ne peut servir, et, par peur d'employer lavoile, vos gens utilisent la lente dmarche desbateliers .

    Aujourd'hui encore, en quelques coins perdus

    de la lagune, dans les maisons de pcheurs desenvirons de Grade, dans les habitations sur

    pilotis de la rgion de Comacchio, on retrouve

    les traits essentiels du tableau trac par Cassio-

  • O L'i\E REPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    dore, les huttes de bois au ct desquelless'amarre la barque, les lentes navigations sur les

    canaux troits, o les barques semblent glissersur la verte prairie d'algues mouvantes, tous cesvestiges d'un pass que la nature imposa auxpremiers habitants des lagunes et qu'elle leurimpose encore aujourd'hui.

    Torcello. Entre toutes ces villes mortes quiprcdrent Venise, et qui, peu peu, sontrentres dans l'ombre, noyes dans la boue de lalagune ou rduites la condition de villagesmisrables, il en est une, singulirement vocatrice

    de cette poque primitive et lointaine : c'estTorcello.

    A deux heures de Venise, dans les eaux lourdesde la lagune dormante, on trouve une le dserteet fivreuse. Jadis, dans ce lieu presque inhabit,

    o quelques maisons de pcheurs, tapies dansl'ombre des monuments solitaires, rappellentseules qu'ici il y eut de la vie autrefois, une villes'levait, peuple et florissante. Jusqu'au x" et

    au xi" sicle, Torcello fut la grande cit de com-merce de la lagune; elle avait des palais, desglises, un grand canal comme Venise; peu peuensable, malsaine, abandonne, elle a lentement

    dchu. Mais, de sa grandeur vanouie, elle con-

    serve deux monuments admirables, et dans celieu o rgnent en matres, comme dit Barrs, le silence et le vent de la mort, tout naturelle-

    mont l'esprit remonte aux origines de Venise et enrelrouTe les aspects anciens. Le dme, en formede basilique, avec son dcor de mosaques

    byzantines, rappelle ce qu'tait le primitif Saint-

  • LES ORIGINES DE VENISE 9

    Marc, avant la recojistrLiclion du milieu duxi*= sicle; la rotonde de Santa-Fosca, avec l'l-

    gant portique octogonal qui l'environne, met surla place dserte une de ces notes d'Orient que\Venise, de si bonne heure, aima. Et dans celtesolitude, d'une tristesse si poignante, devant cr

    vaste horizon de marais stagnants et mornes,

    Torcello, mlancoliquement, voque Venise pri-mitive et montre les plus anciennes uvres del'art vnitien,

    La fondation de Venise. Et pendant qu'insen-siblement s'etl'aaient toutes ces petites Venises,

    premires bauches de la cit de saint Marc, len-tement grandissait la vritable Venise. Des riva-lits qui mettaient aux prises les diffrentes citsde la lagune, ardentes se disputer l'hgmonie,

    de^ longues et pres luttes o s'opposrent Hra-cliana et lesolo, c'est elle qui profita, accueillant

    les exils qui cherchrent refugesoit Malamocco,soit Rialto. Ds 774, le groupe des lots qu'elleoccupe tait assez peupl pour qu'un vcch parti-culier, dlach du diocse de Malamocco, fttabli Olivolo pour les les du Rialto. Un peu plustard, en 812, la rsidence du duc, fixe d'abord Hracliana, ensuite Malamocco, fut transfredans l'le de Rialto, moins expose que Malamoccoaux attaques venant de la terre ferme et lamenace des Francs; et, tout naturellement, dansla nouvelle capitale, autour du chef politique dela lagune, se grouprent, abandonnant les lots oelles vivaient, les principales familles de l'aristo-

    cratie des cits, celles qui plus tard s'enorgueil-

    lissaient de reprsenter le plus ancien patriciat de

  • 10 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VEMSE

    Venise. A cette grandeur commenante, le dogeJustinien Parteciaco, en btissant, vers 828, pour

    abriter les reliques de saint Marc, la premire

    glise consacre sous le nom de l'vangliste,ajouta le prestige religieux, doublant la force

    d'attraction politique. De plus en plus, de toutl'archipel vnitien, tout ce qui comptait vint

    s'tablir Venise. Ds le milieu du ix^ sicle, elletait le centre politique de la rgion; cinquante

    ans aprs, Grado, qui lui disputait l'hgmonie

    spirituelle, tombait en dcadence; cent ans aprs,

    Torcello, sa rivale commerciale, son tour, s'tei-

    gnait. Et, au-dessus d'elles, Venise, lentement,

    s'acheminait ses glorieuses destines.

  • CHAPITRE II

    La formation de la grandeur vnitienne.

    (du vi au xi^ sicle)

    Les premires formes du gouvernement. La conqutede l'indpendance. Le dveloppement conomique. La civilisation vnitienne. La domination de l'Adria-tique.

    Si l'on essaie d'analyser les lments de la

    grandeur vnitienne, de rechercher les causes quidterminrent sa prosprit conomique, l'orien-tation de sa politique et le caractre mme de sacivilisation, un fait apparat qu'il faut noterd'abord : c'est l'importance des relations qu'

    tous les sicles de son histoire la cit de saint

    Marc entretint avec l'Orient. Aux premiers joursde son existence, et durant de longues annes,

    Venise fut soumise Byzance : sujette des empe-reurs depuis le vf jusqu'au milieu du ix' sicle,elle resta ensuite leur vassale, en attendant qu'elle

    devnt leur allie et, plus tard, leur hritire. Et

    ces rapports troits et constants ont marqu d'uneparticulire empreinte sa primitive histoire, toute

    la priode qui va des origines au xi' sicle, pendantlaquelle s'tablit et se fonda la future grandeur dela cit.

  • 42 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    Les premires formes du gouvernement. C'est de Byzance que sont venues Venise sesinstitutions les plus anciennes, et les premiers

    linaments de sa constitution. La Vnlie fut, auvi sicle, une des provinces de l'Ilalie byzantine;

    et, sous l'autorit suprme de l'exarque deRavenne, les cits de la lagune furent d'abordadministres, comme toutes les villes de l'exar-chat, par des fonctionnaires portant le nom detribuns : ils taient choisis dans l'aristocz^atie

    locale, lus peut-tre par la population, en tout

    cas confirms par l'empereur. A ces tribuns, sesuperposa, vers la fin du vii^ sicle, un duc, qui,d'abord, fut, lui aussi, nomm par le gouverne-ment imprial; mais lorsque, en 726, l'Italie s'in-surgea contre Byzance, le duc devint lectif etfut choisi par les tribuns et le clerg des cits.

    Aprs quelques essais de rsistance, l'autorit

    byzantine accepta le nouveau rgime, qui devintdfinitif partir de 742.

    Assurment ce duc le doge futur ne futgure, l'origine, ce qu'il sera plus tard; et c'est

    par un vritable anachronisme que la chroniquevnitienne le reprsente investi, ds le dbut, de

    pouvoirs presque souverains. Bien que devenu

    lectif, le duc de Vntie n'en restait pas moins le

    sujet et l'homme de l'empereur byzantin, letrs humble duc de Venise , ainsi que lui-mmes'intitulait ; et alors mme qu'au milieu duix" sicle, ce lien de sujtion un peu troite se

    relcha, l'empreinte byzantine persista toute-puis-

    sante autour du chef de l'Etat vnitien dans les

    titres qu'il portait, dans le crmonial dont il

    s'environnait, dans le caractre mme du pouvoir

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VNITIENNE IS

    qu'il exerait. L'habillement ducal rappelait le

    costume des exarques de Ravenne et des empe-reurs de Constantinople; on priait pour le ducdans les glises selon les formules grecques;quand il mourait, ses funrailles taient ordonnesselon les rites de l'tiquette byzantine. Pareil-

    lement, le duc s'enorgueillissait de recevoir et deporter les titres sonores des dignits de la cour deByzance : au ix sicle, au x", plus tard encore,les ducs de Venise ajoutaient firement leur

    nom les appellations d'hypatos, de protospathaire,de pah'ice ou de prodre imprial. Ils taient heu-reux d'envoyer leurs fils faire un sjour Cons-tantinople, de s'allier par des mariages la famille

    qui rgnait Byzance. C'est que de tout cela leurpolitique tirait profit autant que leur vanit : dansle prestige, qui leur venait de Byzance lointaine,

    les ducs trouvaient, vis--vis du peuple qu'ils gou-vernaient, un lment de puissance, de force etde dure.

    De bonne heure, en effet, les ducs de Venise ten-dirent rendre leur pouvoir hrditaire; pour enfaciliter la transmission, ils associrent, de leurvivant, leurs fils leur autorit, et ils fondrent

    ainsi de vritables dynasties. De 811 887, septParteciaci occuprent, presque sans interruption,

    la magistrature suprme; de 932 976, elle appar-tint la famille des Candiani, de 976 1032, celle des Orseoli. Sans doute cette volution vers

    la monarchie ne s'accomplit pas sans rsistances;

    les ducs eurent lutter contre l'hostilit jalouse

    de l'aristocratie locale, contre la mauvaise volont

    des patriarches de Grado. L'histoire primitive de

    Venise est pleine, comme celle de Byzance, de2

  • 14 UXE RPUBLIQUE PATRICIENi>E : VEMSE

    conspirations contre les souverains, d'agitations

    et de rvolutions intrieures. De toutes ces dif-ficults, les ducs vinrent bout, surtout grce au

    concours que ne leur mnagea point l'empereurgrec, leur protecteur. Et quand, en 812, le duc

    installa dfinitivement sa rsidence liialto.

    quand l'attraction croissante de la capitale nou-velle, y attirant les grandes familles des autres

    cits, mit ainsi cette aristocratie plus directe-

    ment sous la main du prince, le pouvoir ducalne cessa plus de s'accrotre.

    A l'image de l'empereur byzantin, leur protec-teur et leur modle, les doges du ix* au xi^ sicle

    s'taient constitu une autorit toute monarchique.

    L'lection populaire qui les dsignait tait devenue

    bien vite une pure formalit. Quand le nouveauchef de l'Etat vnitien avait t salu par les

    acclamations d'une assemble assez tumultueuse,

    il tait conduit en grande pompe la basilique deSaint-Marc. L, le primicier, chef du clerg del'glise, l'investissait en lui remettant le sceptre et

    la bannire l'image de saint Marc ; ensuite, au

    palais, le doge recevait le serment de fidlit de

    son peuple. Ds lors, chef suprme de la cit, ledoge prsidait la haute cour de justice {curia ducis),

    centre de l'administration publique aussi bien que

    de l'administration judiciaire, et o le doge appe-

    lait ses cts les reprsentants du clerg, del'aristocratie et du peuple. Le doge convoquaitl'assemble populaire, nommait les fonctionnaireset les juges, commandait l'arme, concluait lestraits, dcidait de la paix et de la guerre; il admi-

    nistrait les finances de l'Etat avec une autorit

    absolue, ce point que le trsor public {camra

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VNITIENNE 15

    pnlatii) se confondait avec la caisse particulire

    du prince {camra ducis). II exerait sur le clergun pouvoir sans limites ; il avait des gardes, commeun roi.Dans la tradition oligarchique des sicles post-

    rieurs, certains de ces premiers doges unPierre IV Candiano (959-976) par exemple sontreprsents comme de vritables tyrans. Sansdoute leur autorit tait partiellement limite par

    la collaboration de l'aristocratie, qui assistait le

    doge dans le gouvernement et l'administration dela justice, et dans les rangs de laquelle se recru-

    taient les hauts dignitaires ecclsiastiques et

    civils; elle tait limite par l'existence de l'assem-

    ble populaire, que dirigeaient les chefs de cettearistocratie. Et de cet antagonisme naissaient des

    conllils souvent sanglants, des tragdies la

    byzantine, o se manifestait l'horreur que Veniseprouva de bonne heure pour la monarchieabsolue.

    En 976, Pierre IV Candiano tait doge. C'taitun homme actif, hardi, ambitieux et puissant;mari une nice de l'empereur Otton P', fier de

    cette alliance et de sa propre richesse, il rvait de

    plier sous sa main l'aristocratie vnitienne. Il avait,selon une habitude chre aux doges, install sonfils sur le sige patriarcal de Grado, pour concen-

    trer dans sa famille l'autorit politique et reli-

    gieuse, et durement il brisait toutes les rsistances.Un complot se trama pour le renverser. Mais lepalais ducal tait une citadelle, et la garde per-sonnelle du doge en assurait la dfense. Les con-jurs se rsolurent attaquer le prince parle feu.

    Oblig de fuir le palais en flammes, Candiano, par

  • 16 UNE RPUBLIQUE PATRICIEISNE : VENISE

    un passage drob, tcha de gagner l'asile deSaint-Marc; il s'y henrta aux conspirateurs. Vai-

    nement il demanda piti pour lui et pour son jeunefils; pendant que l'incendie ravageait la ville,

    dtruisant le palais, Saint-Marc, Saint-Thodore et

    plus de trois cents maisons, le doge fut massacr

    avec l'enfant qui l'accompagnait. Telle tait la

    haine que Candiano avait inspire, que les cadavres

    mmes ne furent pas respects; on les jeta l'abat-toir, et grand'peine, quelques jours plus tard,

    obtint-on pour eux une spulture dcente. El cette

    sanglante tragdie resta comme un avertissementpour tous ceux qui, Venise, rveraient d'tablir

    la tyrannie.

    La conqute de l'indpendance. Si les formesles plus anciennes de son gouvernement ratta-chaient Venise l'Orient, la politique galement,

    t surtout le souci de son indpendance, l'attiraient

    du ct de Byzance.Quand, la fin du viu'^ sicle, Charlcmagne

    devint le matre de l'Italie, une question singuli-

    rement grave se posa pour l'Etat des lagunes. Detoutes parts, la menace franque encerclait Venise;l'ambition carolingienne aspirait la comprendredans l'empire nouveau. L'heure tait dcisive pour

    l'avenir de la cit. Serait-elie, en devenant sujette

    du grand roi des Francs, entrane dans l'orbite dela civilisation occidentale, et y recevrait-elle l'em-

    preinte germanique et fodale? On bien resterait-elle byzantine, c'est--dire en fait indpendante et

    matresse de ses destines?

    Les Vnitiens sentirent tout l'avantage que leur

    offrait la suzerainet peu gnante de l'empereur

  • FORMATION DE LA GRANDEUH VNITIENNE 17

    grec lointain. Mais un parti franc existait dans les

    les de la lagune; le patriarche Jean de Grado en

    tait le chef. Contre ses intrigues, le doge agit avec

    vigueur ; Grado fut assige et prise, et le patriarche

    prcipit du haut d'une tour (802). Son succes-

    seur, Forlunat, alla demander vengeance Charle-magne; cette fois, une rvolution intrieure vina

    le parti byzantin. En 804, un doge favorable auxFrancs tait lu, et la partie semblait si bien

    gagne que, dans le partage qu'il fit en 806 de

    ses Etats, Charlemagne disposait en matre de la

    Vntie. Ce n'tait pourtant qu'un triomphe ph-

    mre : la majorit des habitants de la lagunes'obstinaient, malgr leurs chefs, dans une immua-ble fidlit l'empire grec. Venise ne tarda pas

    se ressaisir : et quand, en 810, le fils de Charle-

    magne, Ppin, tenta de la soumettre par la force,

    elle rsista. Les Francs l'attaquaient par terre et

    par mer ; Hracliana, Chioggia tombaient entreleurs mains; Malam'occo, la capitale, tait assige.

    La tradition locale, dont l'cho glorieux rsonne

    jusqu' Constantinople, raconte que, pendant, de

    longs mois, les Vnitiens retranchs dans leurs

    lagunes bravrent tous les assauts des Francs. Et

    Ppin, bout de moyens, leur criait : Vous tesmes sujets, car vous tes de mon pays et de monempire . Ils rpondaient : C'est l'empereur

    des Romains que nous voulons obir ; toi,jamais! b^. Il est hors de doute, aujourd'hui, que

    le patriotisme vnitien a transform en victoire

    une dfaite ceFtaine. En fait, la Vntie fut con-

    1. CoDBtanUn PorphyrogXl^t, De adm. iinp., d. Bonn,p. 124,

    2.

  • 18 L'\E RPUBLIQUE PATRIC.IE\\E : VENISE

    quise par les armes de Charlemagne, sauf peut-

    tre l'le diiTiciiement accessible de Rialto. Mais ce

    n'tait que pour peu de temps.

    Au trait de 812, Charlemagne restitua l'empiregrec, avec l'Istrie et la Dalmatie, les cits vni-

    tiennes de la lagune. Evnement capital : enchappant la main puissante du Csar carolin-gien, Venise chappait en mme temps toute lasrie des rvolutions politiques qui allaient trans-

    former bientt la face de l'Europe occidentale. Enrestant sous le protectorat de Byzance, elle vita la

    fodalit, le rgime communal, tout ce qui allaitsi gravement troubler le reste de l'Italie. Et sa

    fidlit l'empire grec lui valut la fois l'indpen-

    dance et la grandeur.

    Ce n'est point dire que, du ix' au xi' sicle^

    Venise n'ait vcu en bon accord avec les succes-seurs et les continuateurs du grand empereurcarolingien. Il existe une srie de conventions,s'chelonnant de 840 1220, et par lesquelles les

    hritiers italiens de Charlemagne, aussi bien queles empereurs allemands garantissent l'indpen-

    dance vnitienne, et favorisent, par des conditions

    plus larges d'acte en acte, le dveloppement deson commerce continental. Avec les Csars ger-maniques du X* sicle, la ville entretint les meil-leures relations. Otton I" donna en mariage sanice un doge, et tmoigna par d'amples conces-sions de privilges sa bienveillance la cit.

    Otton II, hostile d'abord la Rpublique, dut se

    rsigner, par la convention de 983, lui restituer

    tous les avantages commerciaux qu'il avait essayde lui ravir; Otton III fut l'intime ami du dogePierre II Orseolo, et la visite qu'eu l'anne lOOi il

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VENITIENNE 19

    fit Venise attesta de faon clatante la sympathie

    qui liait les deux Etats.

    Mais avec Constantinople l'alliance vnitienne

    tait bien autrement troite. Venise mettait ses

    vaisseaux au service de l'empire grec, soit pour

    lutter contre les pirates de l'Adriatique, soit pour

    combattre les Arabes. Elle aidait les souverains

    byzantins du x* sicle reconqurir l'Italie mri-dionale et le doge en personne venait en 1002

    secourir et dlivrer Bari assige par les Musul-

    mans. Certes l'alliance tait lourde parfois et lescharges qu'elle imposait Venise dispendieuses.

    Mais dans cette alliance la Rpublique trouvait en

    retour, avec la sre garantie de son indpendance,

    d'inapprciables avantages pour son commerce. Or,la richesse, la grandeur, tout l'avenir de Venise

    dpendaient de son dveloppement conomique, etcelui-ci avait pour fondement les relations de laville avec l'Orient.

    Le dveloppement conomique. De trs bonneheure les Vnitiens avaient compris que leur ave-nir tait sur la mer. Ds le temps de Cassiodore,ils parcouraient sur les flots des espaces immen-ses ; ds le temps de Charlemagne, ils allaientjusque en Orient et en rapportaient de bellestoffes de soie, teintes en pourpre et garnies defourrures et de plumes. Lorsque, au milieu duIX* sicle, leur marine se dveloppa, quand on semit construire des btiments de plus fort ton-

    nage, quand surtout la cration d'une flotte deguerre assura au commerce plus de scurit, cesrelations devinrent plus tendues' et plus actives

    chaque jour. Au x* sicle, les Vnitiens apportaient

  • 20 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    de Conslantinople en Occident les tissus prcieux

    que fabriquait l'industrie byzantine, et ds cemoment un rgime spcial leur assurait dans toutel'tendue de l'empire grec des immunits et desprivilges. Le trait de commerce, sign en mars 992entre Venise et l'empereur Basile II, premier endate de la srie d'actes qui allaient magnifique-

    ment accrotre la fortune de la Rpublique, accor-dait aux commerants vnitiens d'importantesrductions sur les droits de douane perus l'en-

    tre et la sortie des Dardanelles ; il leur donnait

    des garanties contre les vexations des fonctioi-

    naires grecs et la protection d'une juridiction sp-

    ciale dans les ports de l'empire. Ces avantages

    plaaient les Vnitiens dans l'Orient byzantin en

    une situation hors de pair; ils rendaient leurs

    rivaux d'Amalfi ou de Bari la concurrence presque

    impossible.

    En mme temps Venise, malgr l'interdiction quien tait faite parfois, nouait des relations de com-merce avec le monde musulman. Ses ambassa-deurs visitaient, vers la fin du x^ sicle, les villes

    d'Alep et du Caire, de Damas, de Kai rouan et dePaenne et en rapportaient des privilges garan-

    tissant un bon accueil aux marchands vnitiens.

    Ainsi la cit des lagunes devenait l'intermdiaire

    unique entre l'Orient et l'Occident. Au milieu dux^ sicle elle avait le monopole du transport deslettres entre l'Italie, l'Allemagne et l'empire grec,

    ce qui, outre les larges bnfices qu'elle en reti-

    rait, lui permettait une utile surveillance sur lescorrespondances politiques. Elle portait en Orient

    d'autre part les bls et le vin qu'elle cherchait dans

    ritalie du Sud, le fer, le bois, le sel et aussi les

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VNITIENNE 21

    esclaves, dont le commerce, sans cesse inlerdit,n'en fut pas moins pratiqu durant tout le MoyenAge. Les vaisseaux vnitiens rapportaient d'Orient

    les soies, les loires de pourpre, les tapis, les pices,

    les pierreries. Et le march de Venise tait un descentres d'change les plus actifs du monde occi-dental. A ranciciine route do commerce, qui parl'Italie mridionale et hi France du Sud portait jadisles' marchandises jusqu'en Flandre et en Angle-

    terre, l;t Iipuhlique avait substitu, pour son ptus

    grand [trulit, la roule nouvelle de l'Adriatique. Par

    la grande arlre du P, dont elle tchait se ren-dre matresse, ruinant Comacchio et menaantFerrare, Venise transportait les marchandises Pavie, d'o elle les envoyait, par les passages des

    AlpQS, vers la France et par l'Apennin vers le lit-

    toi'al, tandis que par le Spliigen et le Brenner,elle les introduisait en Allemagne. Les conventions

    passes avec les empereurs allemands, compl-ment des traits signs avec les Csars byzantins,avaient progressivement assur Venise les privi-

    lges ncesr-aires ce commerce continental, enlui accordant successivement le droit de trafiquer

    librement, d'abord avec les villes ses voisines, puis

    avec toute l'Italie et enfin avec tout l'Occident.

    Les marchands vnitiens acquittaient seulement l'entre un droit fixe de 2 1/2 %, et, d'autrepart, les empereurs leur avaient concd le mono-pole du transport de toutes les marchandises arri-vant Venise.

    Un fait atteste l'importance que Venise atta-chait au dveloppement de son commerce, sen-tant bien que c'tait l la condition esseidielle de

    sa grandeur. Le doge faisait des alTaires comme le

  • 99 UNE REPIBLIQLE PATRICIENNE : VENISE

    dernier de ses sujets, et les traits lui assuraient

    mme des privilges particuliers et des franchisesspciales. Le clerg agissait semblablement. Et.de cette activit unanime, naissait pour la citune prodigieuse richesse.

    La civilisation vnitienne. Au dveloppe-ment de la vie conomique correspondait le dve-loppement de la civilisation et de l'art; et iciencore, dans la primitive Venise, ce qui frappe

    tout d'abord, c'est l'empreinte orientale dont est

    marque la cit.Vers l'anne 828, deux marchands vnitiens

    avaient rapport d'Alexandrie les reliques de saint

    Marc. Depuis longtemps le nom de l'vanglistetait, /i Venise, populaire et vnr. Des traditions

    anciennes rapportaient qu'il avait t le premier

    vque d'Aquile et que, venu un jour Rialto. il

    avait entendu un ange lui dire les paroles fameusesque la Rpublique inscrivit plus tard sur ses ban-nires et sur ses cussons : Paix toi, Marcmon vangliste; c'est ici que tes os reposeront .On comprend l'enthousiasme qui accueillit, dansla cit des lagunes, le corps sacr, reconquis sur

    les infidles par un larcin pieux, le premier deces vols mritoires dont, durant tout le MoyenAge, Vcnis3 s'enrichit et s'embellit. Pour abriterles reliques de l'vangliste, palladium de la citet gage de sa grandeur, le doge Justinien Parte-ciaco fit construire une glise, que son frre Jeanacheva. Ce fut le premier Saint-Marc. Gravementendommage en 976 dans l'meute qui renversaPierre IV Candiano, la basilique fut restaure etembellie par les soins du doge Pierre I Orseolo, et

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VMTIENNE ~3

    au commencement du xi" sicle, Pierre II Orseoloen termina la reconstruction. De ce primitif Saint-Marc il ne reste que le souvenir. Mais, de ce qu"iltait, on peut se faire une ide en regardant lesglises de plan basilical qu'on voit aujourd'hui

    encore Torcello ou Murano. En outre, dansl'actuel Saint-Marc, on retrouve, enchsss dans

    la construction, bien des matriaux provenant des

    deux difices antrieurs; les Vnitiens ont rem-ploy, en effet, tout ce qui leur paraissait de

    quelque prix, chapiteaux sculpts comme desorfvreries, balustrades ajoures, bas-reliefs pr-

    cieux. Et ces fragments attestent un travail toutgrec et prouvent que, pour construire la basi-

    lique ddie au patron de Venise, la cit, commeelle faisait en toute chose, s'tait modele surl'Orient.

    Au contact de Byzance, Venise, en effet, taitdevenue une ville toute grecque. Les Vnitienss'habillaient la mode de Constantinople; dansleurs coutumes domestiques, bien des traits rap-pelaient rOrient aux rivages de l'Adriatique; etles princesses byzantines maries aux chefs de laRpublique introduisaient dans la cit des lagunes

    des raffinements de luxe encore inconnus l'Occi-

    dent. L'histoire de la dogaresse Selvo est, cet

    gard, caractristique. Elle tonna ses contempo-rains du xi sicle par les eaux parfumes qu'elleemployait sa toilette, par les gants dont elle

    couvrait ses mains nues, par le soin qu'elle pre-nait de son teint, par la fourchette d'or dont elle

    se servait pour porter sa bouche les mets quelui dcoupaient ses eunuques. Elle scandalisa

    l'Italie encore barbare par ses innovations videm-

  • 24 L\E RPUBLIQLE PATRICIENNE : VENISE

    ment inspires par le dmon; et les mes pieusesracontrent, avec un effroi satisfait, qu' forced'user des parfums, la belle princesse avait vu

    son corps tomber en pourriture et qu'elle taitmorte misrablement, abandonne de tous. Maisles Vnitiens, de bonne heure habitus ne points'embarrasser trop de scrupules religieux, semblent

    s'en tre moins mus, soucieux davantage .de cequi pouvait ajouter la grandeur, au prestige,

    l'lgance de la cit.

    Et en effet, autour de Saint-Marc, o se conser-

    vaient, pieusement caches en un lieu connu dequelques personnes peine, les reliques de l'van-

    gliste (Venise redoutait trop qu'on lui drobt son

    palladium), la ville commenait s'tendre et crotre. Ds la fin du ix*^ sicle, Rialtotait une assezgrande cit, qu'entouraient des murailles, cons-

    truites en l'an 900 aprs l'attaque tente par les

    Hongrois. Dans cette enceinte se groupaient, autourde la basilique, l'abbaye de Saint-Zacharie, otaient enterrs les doges, la chapelle consacre

    saint Thodore, qui occupait, aprs saint Marc, le

    second rang dans le culte national des Vnitiens,

    et le palais ducal, somptueusement rebti parles Orseoli aprs l'incendie de 976. Sans doute, la

    place Saint-Marc tait troite encore et rustique;

    des vignobles, des jardins, des tables se rencon-

    traient au cur mme de la cit ; mais, autour dece centre politique et religieux de la Rpublique,

    Venise se dveloppait et s'embellissait. Olivolo

    avait sa cathdrale de S. Piero in Castello; Dor-

    soduro et Spinalunga se peuplaient; et Rialto,

    supplantant Torcello, devenait le centre commer-cial de la lagune.

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VENITIENNE 2

    La domination de l'Adriatique. Pour acheverl'uvre de la grandeur vnitienne future, il ne res-

    tait plus qu' assurer la route de l'Orient. Venise

    touffait au fond de sa lagune ; il fallait lui ouvrir

    librement les vastes horizons de l'Adriatique. Ce

    fut le mrite et l'honneur du doge Pierre II Orseolo

    (991-1009), un des hommes les plus remarquablesde l'poque, et qui, suprieur en nergie et en

    intelligence tous ses prdcesseurs, sut, selon

    l'expression du chroniqueur Jean Diacre, leverVenise au-dessus de tous ses voisins par sa richesse

    et sa gloire. C'est lui qui fut vraiment le fondateur

    de la cit et l'artisan de sa grandeur.

    L'Adriatique tait infeste de pirates. Les Croates

    tablis sur le littoral dalmate, les Narentans ma-

    tres des bouches de la Narenta, enlevaient parleurs courses incessantes toute scurit au com-merce vnitien. L'audace de leurs attaques n'par-gnait mme pas les villes de la lagune; et jusqu'la fin de la Rpublique, une fte pompeuse rappelale souvenir du coup de main, d'ailleurs lgendaire,du 31 janvier 945, qui, dans l'glise de S. Piero inCastello, fit tomber aux mains des corsaires deieunes fiances vnitiennes, et la victoire du dogequi les avait dlivres. En fait, pour assurer soncommerce une relative tranquillit, Venise, aux^ sicle, payait tribut aux Slaves.

    C'est cette situation que Pierre II Orseolo pr-tendit mettre fin. En l'an 1000, il refusa firementde payer le tribut slave, et le jour de l'Ascension,

    la tte d'une flotte de guerre, il quittait la lagune.

    Il restaura en passant l'autorit vnitienne sur

    l'Istrie jadis conquise; puis, d'un bout l'autre del'Adriatique, il se promena en vainqueur. Zara,

    3

  • 20 r\E RPLCLigrE patricienne : vexise

    Veglia, Arbe, Trau, Spalato, Curzola, Lagosta,

    Ragiise durent se soumettre. L'Adriatique pacifie

    s'ouvrait libre aux marchands vnitiens.Sans doute, ce ne fut point l, comme on le dit

    souvent, un tablissement dfinitif, qui soumitpour toujours la Dalmatie Venise. L'vnement

    pourtant tait de grande consquence pour l'avenir.

    Pierre II Orseolo avait par sa conqute fond des

    droits que ses successeurs n'oublieront pas; il

    avait en outre, pour l'avenir, merveilleusement

    accru le prestige de la Rpublique, et. pour le pr-

    sent, pris possession, le long du littoral, d'une

    srie de postes prcieux. Aussi n'est-ce point sans

    raison que la tradition vnitienne rattacha, d'ailleurs

    inexactement (mais la lgende est souvent plus

    vraie que l'histoire), la campagne glorieuse dePierre II Orseolo l'institution de la fte fameuse duSposalizio ciel mare. De ce jour en effet tait con-sacre la domination de Venise sur l'Adriatique,

    condition de sa puissance maritime. Et les doges

    le comprirent si bien qu'ils prirent dsormais,

    partir de 1002, le titre de duc de Venise et deDalmatie.

    Le chroniqueur Jean Diacre, contemporain de

    Pierre Orseolo, a magnifiquement clbr la splen-

    deur et la gloire de la cit qu'il nomme la Venisedore [aurea Venetia); ce n'tait point sans raison.

    A cette aurore du xi* sicle, Venise apparaissaitriche, somptueuse et puissante. Le palais ducal

    reconstruit montrait, derrire des murailles de

    citadelle, un luxe qui semblait merveilleux; lesecond Saint-Marc s'achevait; auprs de lui mon-tait dans le ciel la haute silhouette du campanile,

    compltant la trinit glorieuse des monuments

  • FORMATION DE LA GRANDEUR VNITIENNE 27

    vnitiens. Le doge victorieux exerait une puis-sance souveraine; matre de l'autorit politique,il tenait par ses frres le patriarchat de Grado etl'vcch d'Olivolo; il mariait son fils une nicede. l'empereur grec, et des ftes magnifiques

    accueillaient Venise le relour des poux; il nei-eccvait pas moins somptueusement le Csar ger-manique Otton III. Une aurole de prestige et degloire environnait le doge et la cit.

    Par l'tablissement de la domination vnitiennesur l'Adriatique, par l'extension de la puissance

    nmrllime de la Rpublique, par le dveloppementde sa richesse, par les progrs de sa civilisation,

    le xi" sicle marquait pour la ville de saint Marcle point de dpart d'un admirable avenir. Venisetait prte pour sa grandeur future, et c'est avecraison qu'un pote de lafinduxi'' sicle, Guillaumed'Apulie, un noi'mand hostile pourtant aux Vni-tiens, clbrait la cit riche en argent, riche enhommes , et dclarait qu'aucun peuple au monden'tait plus valeureux dans les guerres navales,plus savant dans l'art

    , de conduire les vaisseauxsur la mer .

  • LIVRE II

    LES CAUSES DE LA GRANDEUR VNITIENNEAU MOYEN AGE

    (du XI* SICLE A LA FIN DU XV* SICLe)

    CHAPITRE I

    Le commerce vnitien.

    L'organisation du commerce maritime. Les causes histo-riques de son dveloppement. Le champ d'action ducommerce de Venise. La condition des Vnitiens enOrient. La matire du commerce. Les dangers quile menaaient.

    Du xr au XVI'' sicle, Venise fut la grande puis-sance du monde mditerranen. Reine de l'Adria-tique, souveraine des mers orientales, elle fut,durant cette priode, prodigieusement riche et

    prospre. Diverses causes ont contribu produire

    cette merveilleuse grandeur. Entre elles, une sur-tout s'impose d'abord l'attention de l'historien :

    c'est le magnifique dveloppement de la vie cono-mique, c'est la splendeur du commerce vnilicn.

    L'organisation du commerce maritime. Ds

  • LE COMMERCE VEMTIEN 29

    le XII* sicle, Venise offrait une image caract-

    ristique de ce qu'elle sera dsormais durant des

    sicles. C'tait essentiellement une grande ville

    de commerce, avec les inconvnients invitables,

    got de la spculation, malaise social, prdomi-

    nance des questions d'argent, qu'entrane unetelle condition, avec les avantages aussi qui en

    rsultent, richesse matrielle, activit et nergie

    morale incomparables. Dans cette ville o toute

    la prosprit venait ncessairement de la mer,

    l'attention de tous se tournait passionnment vers

    la mer.

    L'Etat donnait l'exemple. Au commencementdu XII* sicle, sous le doge Ordelafo Falier, avait

    t cr un arsenal maritime, progressivementagrandi au cours des sicles, et o, avec unescience ingnieuse du progrs et des innovationsncessaires furent construits les vaisseaux des

    types les plus varis. C'taient des navires de

    guerre, les gales longues et rapides que manu-vraient deux rangs de rameurs, et bientt lestrirmes et les quadrirmes, avec leur haut ch-

    teau d'o tiraient les archers, leur artillerie de

    catapultes, le cuirassement form de boucliers

    de cuir, qui protgeait le bordage contre le ieu

    grgeois, et l'peron redoutable dont leur avant

    tait arm; et c'taient encore les gatli (leschats), sorte de croiseurs un peu plus grandsque les galres, pourvus de puissantes machinesde guerre, et que manuvraient deux cents rameurs.Les btiments de commerce que dsignaient desnoms trs divers {gombaria, tarida, bucius^, etc.),

    1. C'est de ce nom que viendra le terme de Bucentaure =bucius ou buzo d'or.

    3.

  • 30 r.\E rSETlBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    taient, en gnral, de forme moins effile, detonnage plus fort, de bordage plus haut et demarche moins rapide; ils taient manuvres lavoile plus souvent qu' la rame. Mais la Rpu-blique n'avait garde de s'en dsintresser : ellesurveillait fort attentivement les constructions

    prives mmes. Tout vaisseau construit sur leterritoire vnitien devait avoir certaines dimen-sions prescrites ; ainsi, on obtenait une unit destypes, qui permettait, en cas de conflit, de trans-

    former en btiments de guerre les navires de com-merce et de constituer, pour le plus grand profitde Venise, des escadres nombreuses et parfaite-ment homognes.De cet instrument admirable, l'Etat encore sur-

    veillait et dterminait minutieusement l'emploi.

    Une lgislation svre avait de bonne heure fixles rgles du commerce vnitien, interdit auxsujets de la Rpublique d'acheter ou de vendre

    dans certains pays, dfendu aux navires vnitiens

    d'embarquer des marchandises pour toute destina-tion autre que Venise, sous peine d'amende ou deconfiscation. Une exacte surveillance rprimait lacontrebande et la fraude : et le souci que la Rpu-blique prenait des choses de la mer apparatassez dans la multitude de fonctionnaires, savii

    alla mercanzia, provditeurs de l'arsenal, capi-

    taines gnraux, qui commandaient la flotte deguerre, provditeurs gnraux de la mer, capi-

    taines du golfe, etc., que successivement elle crapour assurer et dfendre sa puissance et sa richesse

    maritimes,

    La Rpublique veillait de mme la bonneorganisation du trafic. Deux fois par an, des

  • LE C0M3IERCE VNITIEN 31

    dates fixes, de grandes fKottes de commerce,groupes sous les ordres d'^" reprsentant del'Etat, quittaient Venise destination des diverspays avec lesquels la cit faisait des affaires, C'tait

    ce qu'on nommait les caravanes. Il y avait cellede Conslantinople ou de Romanie, celle d'Alexan-drie ou d'Egypte, celle de Syrie et celle de Tana,dans la mer Noire, auxquelles s'ajouta, plus tard,pour les pays d'Occident, celle de Flandre.L'arrive en Orient de ces escadres tait, pourles transactions commerciales, le signal d'unregain d'activit; leur retour dans les lagunesn'tait pas moins impatiemment attendu. Il conci-dait avec le moment des grandes foires, qui setenaient Pques, en septembre et Nol, et qui,ds le XII'' sicle, faisaient du^grand march duRialto un des entrepts les plus fameux de laMditerrane.

    La cit tout entire s'associait avec un zlejoyeux cette uvre de grandeur et de prospritnationales. Jusqu'au milieu du xvi* sicle, seulsdes citoyens libres servaient sur les galres de

    saint Marc : la tte de ces quipages de choixtaient placs des capitaines actifs, expriments

    et courageux. Ils ne promettaient pas seulement,

    au dpart, de bien entretenir leurs btiments, debien traiter leurs hommes, de travailler avec dili-gence au profit de la Rpublique; ils juraient depenser en toute circonstance l'honneur de la

    commune et de saint Marc . Et de fait, en quelquelieu du monde que leur destine les conduist, tousles Vnitiens, du plus humble au plus grand,modestes marchands comme un Marco Polo auxiii' sicle, ou fiers patriciens comme un Marino

  • 32 UNE RPLBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    Sanudo Torsello au dbut du xiv* sicle, tous,commerants ou gens de guerre, polUriques, voya-geurs ou crivains, avaient un commun souci, quin'est point sans beaut : recueillir des renseigne-

    ments utiles, ramasser des observations profitablessur les murs, la langue, le commerce, les routesdes pays qu'ils visitaient, rassembler, en un mot,tout ce qui pouvait, par quelque moyen que ceft, accrotre la prosprit et la gloire de Venise.

    Les causes historiques du dveloppement ducommerce. Les circonstances histori(|ues favo-risrent en outre merveilleusement le dveloppe-

    ment du commerce vnitien.L'expdition de Pierre II Orseolo le long du

    littoral dalmate avait t un grand vnement :Venise s'appliqua, durant le cours du xn* sicle, fortifier la domination ainsi tablie sur l'Adria-tique. Un pril redoutable l'y menaait en effet.Matres de l'Italie du Sud, les Normands aspiraient conqurir les rivages de l'Epire. Or c'tait l,pour Venise, une question de vie ou de mort : siRobert Guiscard ralisait ses ambitions, c'taitl'Adriatique ferme entre Avlona (Vallona) etOtrante, et la ville de saint Marc touffe dansses lagunes natales. Aussi la Rpublique accueil-lit-elle avec empressement les propositions d'al-liance que lui fit l'empereur grec Alexis Comnne;elle mit sa flotte au service de Byzance; et devantDurazzo, en une rencontre dcisive, les galres desaint Marc dtruisirent les escadres normandes.Mais, cette victoire, qui lui assurait le libre

    dbouch de l'Adriatique, Venise dut bien davan-tage encore : en servant les Grecs, elle servit mer-

  • LE COMMERCE VENITIEN 33

    veilleusement ses propres intrts. L'empereur, en

    effet, rcompensa magnifiquement ses allis; parleprivilge qu'il leur accorda en 1082, il leur ouvrit

    toutes grandes les portes de l'Orient. Ce jour-l

    commena le commerce mondial de Venise.Un avantage essentiel tait enferm dans la

    charte impriale. Dsormais, les marchands vni-tiens pourraient vendre et acheter sur tous les

    points de l'empire grec, sans tre inquits par

    aucun fonctionnaire byzantin, sans tre soumis aucune visite douanire ni aucune taxe. Ainsi,

    toute une srie de ports s'ouvraient eux, o ilspourraient trafiquer en franchise; d'immensesterritoires leur devenaient accessibles, o ils

    pourraient commercer sans entraves, sans avoir payer de droits, ni l'importalion ni l'exporta-

    tion, ni pour le stationnement de leurs navires, ni

    pour le dbarquement de leurs marchandises.C'tait pour eux une situation incomparable, quiles mettait hors de pairdans l'Orient grec : il faudra

    bien des annes, prs d'un sicle, avant qued'autres nations y puissent disputer Venise la

    primaut qu'elle venait d'acqurir.

    Presque en mme temps, les croisades faisaientpntrer les Vnitiens dans une autre portion duLevant.

    On considre volontiers les croisades commedes expditions purement religieuses. Elles furentautre chose encore, un grand mouvement decommerce et de colonisation. Les villes mari-times d'Italie comprirent vite l'importance dumarch qui s'ouvrait l'Occident par la conqutede la Syrie, et leurs flottes collaborrent active-

    ment l'tablissement des Etats latins de Terre-

  • 34 UNE RPLBLIQIE PATRICIENNE : VENISE

    Sainte. Sans elles, sans les renforts et les ravi-

    taillements qu'elles apportrent dans les ports do

    la cte syrienne, jamais les Occidentaux n'a ti-

    raient pu se maintenir dans le pays. De cell!!situation, les cits maritimes prolitrent large-ment, et Venise en particulier.

    Non seulement elle s'enrichit par l'afflux inces-sant des plerins, que ses vaisseaux transpor-trent outre-mer; elle se fit payer, en outre, par

    d'amples concessions, l'appui militaire de sesflottes. Ds l'an 1100, devant Jala, elle obtenaitde Godefroy de Bouillon la promesse que, danstoutes les villes prises ou prendre, sur le litto-ral ou l'intrieur, les marchands vnitiensauraient une glise, un emplacement pour unmarch el jouiraient, dans tout le royaume deJrusalem, d'une complte franchise d'impts.

    A chaque entreprise nouvelle, Venise, en changede son concours, rclama des privilges nou-

    veaux : dans chaque ville, ses marchands durentavoir une rue, une place, une glise, un bain etun four, et parfois davantage, le tout libre detoute servitude. A Jrusalem, ils eurent tout unquartier; dans les ports, leurs marchandises

    furent exemptes de tout droit. Ainsi, dans celteportion encore de l'Orient, la Rpublique s'assu-

    rait une situation incomparable, et les politiques

    de Venise le sentaient si bien que le doge lui-mme conduisait, devant Sidon et Tyr (1123). lesflottes qui assuraient de tels avantages la cit.

    Le champ d'action du commerce vnitien. Ds lors, un champ d'action prodigieux s'ouvraitaux entreprises commerciales de Venise.

  • LE COMMERCE VENITIEN Oo

    Ds le milieu du xii^ sicle, aucun rival ne lui

    disputait plus l'Adriatique et les Normands eux-mmes reconnaissaient que cette mer appartenait la sphre d'intrts vnitienne. En tendant

    sa primatie sur l'glise dalmate, le patriarche

    de Grado fortifiait dans le pays l'autorit poli-

    tique de la Rpublique; en mme temps Venises'y assurait le monopole du commerce. Pareil-

    lement elle se rendait matresse, dans l'Italie

    du Sud, du march des bls et des vins de Fouille,

    indispensables l'alimentation de la ville. Durazzo

    et Avlona, enfin, assuraient, au dbouch de

    l'Adriatique, la libert du passage pour les flottes

    vnitiennes. Ds le xin'' sicle, l'Adriatique sem-

    blait si bien une dpendance de la ville des

    lagunes que les Vnitiens l'appelaient notre

    golfe .

    Mais, pour aller au del, pour atteindre l'Orient

    lointain, des stations intermdiaires taient nces-

    saires, en un temps surtout o la navigation ne

    s'loignait gure des ctes et allait assez pni-

    blement d'le en le. Les privilges concds la

    Rpublique par les empereurs grecs du xii* sicle

    avaient amplement satisfait cette ncessit, enlui assurant partout des points de relche.

    C'taient, sur la cte du Ploponse, Modon etCoron, Nauplie et Corinthe; c'taient, dans l'ar-

    chipel, Ngrepont, Andros, Chios, Lemnos; c'taitAlmyros, sur le golfe de Volo, Thessalonique, en

    Macdoine, Abydos,dans les Dardanelles, Rodosto,

    sur la mer de Marmara; et ainsi les Vnitiensatteignaient Constantinople, o, ds le xii sicle,

    ils possdaient tout un quartier. Au del, leursnavires allaient dans la mer Noire, en Crime et

  • 36 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    jusqu Tana, au fond de la mer d'Azof, o ilsvenaient prendre les bls de la Russie du Sud etles produits de l'Inde qui y arrivaient par lesroutes de l'Asie centrale. Sur le littoral de l'AsieMineure, Adana, Tarse, Adalia, Strobilos taientouverts aux Vnitiens ; l'intrieur, ils pntraient,

    en Europe, jusqu' Andrinoplc et Philippopoli, en

    Asie, jusqu' Philadelphie; et, dans le sud de lamer Ege, Candie, Rhodes, Chypre, dpendantde l'empire grec, leur taient autant d'escales

    sur le chemin de l'Orient latin.L, sur la cte de Syrie, Tyr tait le centre du

    commerce de Venise; mais ses marchands fr-quentaient aussi Acre, Cafla, Sidon, Laodice,

    Beyrouth, et trafiquaient, l'intrieur, Antioche

    et Jrusalem. Puis, c'tait l'Orient musulman,que les Vnitiens, s'ils y trouvaient avantage,

    n'eurent jamais scrupule approvisionner, mmeau dtriment des Etats chrtiens, de bois deconstruction, d'armes et de matriel de guerre.

    Alexandrie d'Egypte tait le march des deuxmondes, o les produits de l'Inde et de l'Arabie,venant par la mer Rouge, se rencontraient avecles produits de l'Occident. Venise trouvait l unchamp d'exploitation trop avantageux pour sersoudre l'abandonner jamais. Mais elle ne s'en

    contentait pas. Ses ngociants pntraient Alep,

    Damas, jusqu' Bagdad, dont le khalife avait,au xii*= sicle, conclu un trait de commerce avecla Rpublique; ils allaient Iconium, ils trafi-

    quaient dans l'Armnie cilicienne. Et partout,

    pour assurer la prodigieuse extension de leurs

    affaires, ils avaient .fond des tablissements

    importants.

  • LE COMMERCE VENITIEN 37

    La condition des Vnitiens en Orient. Dansl'empire grec, depuis la fin du xi^ sicle, la situa-

    tion privilgie des Vnitiens n'avait fait que

    grandir. La charte d'Alexis Comnne avait tconfirme, amplifie par ses successeurs, par

    Jean (1126) et Manuel (1147), qui avaient accru le

    quartier vnitien Constantinople et tendn la

    Crte et Chypre les franchises qui leur taient

    concdes, puis par Isaac l'Ange (1187) et Alexis III

    (1198).

    Dans l'Orient latin, les sujets de la Rpu-blique se trouvaient en meilleure posture encore.

    L rgnaient des princes occidentaux; l, la popu-lation tait en grande partie latine; on ne s'y sen-

    tait point, comme dans l'empire grec, en uneterre trangre, o la scurit tait toujours dou-

    teuse, les vexations possibles. De tout cela, lesVnitiens avaient su faire leur profit : dans cet

    Orient prodigieusement riche, et si largement

    ouvert leurs entreprises, ils taient venus s'ta-

    blir en foule; un puissant mouvement de coloni-sation avait fait natre, au pourtour des merslevantines, comme autant de petites Venises.A Constantinople, le quartier vnitien occupait,

    au grand dpit des Grecs, le plus bel emplacementde la Corne d'Or, toute la bande du rivage qui vades environs du grand pont jusqu'au-dessous de lamosque de Soliman. Les marchands de Venisepossdaient l des boutiques, un bazar, des quaisde dbarquement, des maisons, trois ou quatreglises, toute une petite ville incessamment accrueau cours du xn" sicle. Il en allait de mme dansles ports de Syrie. Dans chacun, Venise avait unquartier assez vaste, avec un march, des terrains

    4

  • 38 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    btir, des btiments pour les reprsentants de laRpublique, des entrepts [fundicum] pour sesmarchands, des boutiques, des moulins, des fours,des abattoirs, des bains, des jardins. Une glise,gnralement ddie saint Marc, formait le centre

    de la petite cit. En outre, les colons vnitienspossdaient souvent, dans la banlieue des villes, des

    proprits qu'exploitaient pour eux des paysans

    syriens et ils tenaient de la munificence des

    princes la jouissance d'une partie de certains

    revenus, tels que douanes ou taxes de port.

    Toutes ces colonies avaient une organisationmodele sur celle de la mtropole. Tout l'effort de

    la Rpublique tendait, en effet, afin de tirer de

    cette situation privilgie les plus grands avan-

    tages, assurer ses ressortissants, dans les pays

    o ils taient tablis, une position exceptionnelle,

    de telle sorte qu'ils n'eussent d'ordre recevoir ou

    de justice rclamer que des seuls reprsentants

    de leur cit. A la tte de la colonie de Constanti-nople tait un chef nomm par le doge; la ttedes tablissements de Syrie, un reprsentant qui,d'abord, eut le titre de vicomte et ensuite celui de

    baile, exerait autorit sur toules les colonies de

    la rgion. Les Vnitiens avaient leurs tribunaux

    particuliers, qui jugeaient mme leurs contesta-tions avec les sujets grecs, dans les cas o le

    Vnitien tait l'accus. Pour les autres affaires quiconcernaient leur commerce, les empereurs leuravaient accord le privilge d'une juridiction sp-

    ciale et de faveur. Enfin, leur organisation reli-

    gieuse mme rattachait troitement ces colonies la mre -patrie. Au milieu du xii^ sicle, lepatriarche de Grado avait obtenu du pape l'autori-

  • LE COMMERCE VNITIEN 39

    sation d'tablir des vques latins Constantinople

    et dans toute ville o existerait un tablissementvnitien important. En fait, il ne semble pas qu'ilait fait usage de ce privilge; mais les glises

    latines de Remanie n'en dpendaient pas moinstroitement du patriarche vnitien, et le fait que le

    clerg de la mtropole possdait de riches

    domaines en Orient crait un lien de plus entre lescolonies et la Rpublique. De bonne heure, et ilen sera ainsi tous les sicles de l'histoire de

    Venise, le commerce, la politique, la religions'unissaient pour travailler la prosprit et la

    grandeur de la cit.

    Sans doute, dans les pays o ils s'installaientainsi, les Vnitiens n'taient pas affranchis de toute

    obligation. Dans l'empire grec, ils devaient le ser-ment de fidlit au souverain ; en Syrie, ils devaientfournir leur concours la dfense des villes. Entait,

    leur indpendance tait grande. Aussi les sujets deVenise affluaient-ils dans cet Orient privilgi,

    prenant pied partout, se mariant dans le pays,

    affranchis des servitudes fodales et des impts

    qui pesaient sur les autres classes sociales, jouis-

    sant partout d'un traitement de faveur. A la fin duxu*^ sicle , ils apparaissaient dj comme lesmatres vritables de l'empire grec. Un souverainbyzantin crivait d'eux qu'il les considrait noncomme des trangers, mais comme des Grecs denaissance , et qu'il les croyait aussi dvous l'empire romain qu' leur pays natal . En quoi ilse trompait trangement. Mais ce fait montre dumoins quel point ils s'taient insinus partout.Matresse du monopole du commerce, Venise rem-plissait maintenant de ses marins, avec l'autorisa-

  • 40 UNE RPUBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    tion du prince, jusqu'aux flottes impriales, etainsi dj elle tenait l'empire sa merci.

    La matire du commerce. En attendant, danstout l'Orient ouvert, le commerce vnitien prenaitun essor inou.

    Venise n'tait point, quoiqu'on y rencontre, ds

    la fin du xii" sicle, comme dans le reste de l'Italie,l'organisation du travail en corporations ou arts,une grande ville industrielle, telle qv.e Florence.En dehors de la construction des navires, qui y futtoujours trs active, jjarce qu'elle tait la condition

    ncessaire du dveloppement commercial, on n'ytrouve gure que les industries du bois et dumtal (orfvres, fondeurs, batteurs d'or), la fabri-

    cation de certains tissus (damas rouges, draps d'ar-

    gent et d'or), la teinture des toiles, la cramiqueet la verrerie, le travail des peaux et des fourrures

    et encore les industi'ies de ralimcntation. Pendantlongtemps, on effet, sauf Torcello et Riallo,

    plus soucieuses du commerce, les autres les de lalagune exploitrent les produits naturels du sol, lebl, le vin, le poisson et le sel. Mais, au total, les

    produits nationaux tenaient, dans le commerce deVenise, la place assurment la moins importante.Les Vnitiens importaient surtout en Orient le

    marchandises qui leur venaient de l'Italie et de

    l'Allemagne. C'taient les fruits secs et les salai-

    sons, les mtaux bruts et travaills, les bois deconstruction, les pelleteries, les toiles de chanvre

    et de lin, la laine et les draps de laine. Ils rappor-

    taient d'Orient en retour les fruits exotiques de la

    Syrie, les poissons de la mer Noire, les bls de laRussie du Sud, les vins de l'Asie Mineure, le sucre

  • LE COMMEUCE VENITIEN

    et surtout les pices, rhubarbe, musc du Thil)el,poivre, cannelle, noix muscade, clous de girolU',

    camphre, alos , encens d'Arabie et dattes deLibye, le baume, le santal, la gomme, toutes lesprcieuses denres qui, par les routes de l'Asie,

    arrivaient de l'Inde dans les ports du Levant. Ils enrapportaient les tissus de coton et de soie, dont la

    fabrication occupait activement les colonies orien-

    tales de la Rpubli(|ue, les belles tolTes teintes en

    pourpre et brodes d'argent et d'or, les draps de

    Damas et de Bagdad, les tapis, les perles et lespierres prcieuses, les verreries et les poteries

    fines, l'ivoire et l'or, l'alun et l'ambre. Tous cesproduits, les Vnitiens les rpandaient travers

    l'Occident. L aussi, ds le xii* sicle, la puissanceet le prestige de Venise taient grands : on l'avaitbien vu, lorsque, en 1177, la Rpublique avait tl'arbitre de la paix entre le pape et l'empereui-Frdric Barberousse. Des privilges importantsavaient rcompens ses bons offices : le commerceentre Venise et l'Allemagne, dont Vrone tait legrand entrept, tait devenu plus actif que jamais.

    Et, en mme temps, une srie de traits de com-merce conclus avec les villes italiennes, Crmone,Mantoue, Trvise, Ravenne, Rimini, etc., en favo-

    risant l'expansion du commerce continental deVenise, prparaient de loin sa future domination

    sur la terre ferme.

    Les dangers qui menaaient le commerce deVenise. Cette fortune prodigieuse n'allait pointpourtant sans dangers. Griss un peu par le mer-veilleux succs de leurs entreprises, fiers de leur

    richesse et de leurs privilges, les Vnitiens dissi-

    4.

  • 42 V^E RPIBLIQUE PATRICIENNE : VENISE

    mulaient mal leur pret commerciale et leur arro-gance, et les Grecs se plaignaient vivement de leurinsolent ddain et de leur avidit. Ils traitaient,

    dit un chroniqueur du xii'' sicle, les citoyenscomme des esclaves ; ils bravaient, dit unautre, les menaces et les dits impriaux , et leursinsultes parfois n'pargnaient mme pas la per-sonne de l'empereur. D'autre part, on tait jaloux Byzance et inquiet aussi du dveloppement tropfructueux et trop rapide du commerce de Venise.La bonne intelligence tait donc malaise main-tenir entre les deux parties. Les Grecs ne mna-geaient aux sujets de la Rpublique ni les vexations,

    ni les avanies; les empereurs mettaient la prten-tion d'assujettir les Vuiliens rsidant dans l'em-

    pire aux obligations des sujets grecs et prten-daient leur imposer l'hommage, l'impt, le servicemilitaire. A ces exigences, ces mauvais traite-ments, Venise rpondait par des reprsailles. Plus

    d'une fois, au cours du xii*= sicle, pour faire res-pecter ses nationaux ou obtenir les concessionsqu'elle demandait, elle ne recula pas devant la

    guerre; et insensiblement, la bonne volont d'au-trefois succdait une sourde hostilit. Les ambi-

    tions politiques de l'empereur Manuel Comnneinquitaient d'autre part les Vnitiens. Une flottegrecque paraissait dans l'Adriatique; la Dalmatie

    revenait sous l'autorit byzantine! Venise rpli-

    quait en refusant au souverain grec de le soutenir

    contre les Normands de Sicile ; elle interdisaitmme momentanment ses nationaux toute rela-tion commerciale avec l'Orient byzantin. Dans cesconditions, un conflit grave tait invitable.

    Il clata en 1171. Le 21 mars, par ordre de l'em-

  • LE COMMERCE VNITIEN 43

    pereur, tous les Vnitiens qui habitaient Constan-

    tinople et la Romanie furent arrts, leurs naviressaisis, leurs biens confisqus. Ce guet-apens pro-voqua Venise une motion extraordinaire; sanstarder, la Rpublique envoya, sous les ordres dudoge, sa flotte en Orient. Mais la guerre, menesans 'vigueur et coupe d'inutiles ngociations,

    n'aboutit aucun rsultat satisfaisant : le seul effeten fut que, durant plusieurs annes, le commerceavec l'empire grec fut compltement interrompu.En 1182, ce fut une autre affaire. Le massacre descolonies latines de Constantinople par la populace

    de la capitale attesta avec clat l'inscurit crois-

    sante des tablissements occidentaux sur la terre

    byzantine. Et quoique, aprs ces fcheuses aven-

    tures, la paix fint toujours par se rtablir, la

    situation des Vnitiens en Orient , la fin duxii^ sicle, tait, par bien des cts, trangement

    pnible, incertaine et prcaire.

    Ce n'est pas tout. Aprs avoir eu le monopole ducommerce du Levant, Venise maintenant y rencon-trait des rivaux. C'tait Pise, c'tait Gnes, qui

    les empereurs, pour faire chec la cit de saintMarc, avaient, au cours du xii* sicle, accord plusieurs reprises des privilges qui leur permet-taient de faire une concurrence heureuse au com-merce vnitien. La Rpublique voyait avec dplaisirces nouveaux-venus prendre place ct de sespropres tablissements et lui disputer ce qu'elle

    considrait comme son domaine ; nergique-ment, par tous les moyens, mme par la force,elle s'efforait de les carter du Levant. C'est ainsiqu'on avait vu, en 1100, une flotte vnitienne atta-quer et battre, devant Rhodes, une escadre pisane,

  • 44 UNE RPL'BLIQLE PATRICIENNE : VENISE

    et les vainqueurs exiger des prisonniers la pro-

    messe caractristique que jamais ils nereviendraient faire du commerce en Orient. AConstantinople, dans toutes les villes du Levant,une hostilit perptuelle r,a;nait entre les citoyensdes trois villes, et plus d'une fois les colons des

    diffrentes nations s'affrontaient en de vritables

    batailles. Les corsaires de Gnes capturaient lesvaisseaux de Venise ; les gens de Pise, Byzance et

    sur mer, taient en conflit dclar avec les Vni-

    tiens. Le monopole du commerce oriental, si habi-lement conquis par la tenace politique de la Rpu-blique, tait menac aussi bien par la haine desGrecs que par la concurrence des cits rivalesd'Italie.

    Pour en assurer la conservation, pour continuer exploiter fructueusement l'admirable march quelui offrait l'Orient, pour maintenir cette sourceincomparable de richesse, il ne restait qu'un moyen la Rpublique : conqurir l'empire byzantin et

    fonder sur ses ruines l'empire colonial de Venise.

  • CHAPITRE II

    La conqute de lOrient et l'empire colonial

    de Venise.

    I. Le doge Henri Dandolo. La quatrime croisade etla prise de Conslantinople. La fondation de l'empirecolonial de Venise. L'organisation et l'administrationde l'empire colonial.

    IL La crise de la seconde moiti du xai sicle. Lalutte contre les Gnois. Venise et Gnes au xiv sicle.

    III. L'expansion du commerce vnitien. L'Egypte etles relations avec le monde musulman. Les routes del'Asie. Marco Polo. La prosprit commerciale deVenise latin du xiv

  • 46 UNE RPUBLIQCE PATRICIENNE : VENISE

    trouvs runis Venise, devenue comnie le rendez-vous des nations, et tous avaient admir la beaut

    de la cit, sa richesse, sa puissance, son prestige.

    Et un historien contemporain, l'auteur anonymede V Histoire des doges, pouvait justement crire :

    que vous tes heureux, Vnitiens, qu'une tellepaix ait pu tre conclue chez vous. Ce sera pour

    votre nom une gloire ternelle .On ne saurait dissimuler pourtant qu' ce moment

    mme, des prils redoutables menaaient encorela cit de saint Marc. On a not dj les obstaclesque son commerce rencontrait en Orient, du fait dela mauvaise volont des Grecs et de l'hostilit de

    Gnes et de Pise. En Occident, la situation n'taitgure meilleure, et la menace plus prochaine encore ;la domination mme de Venise sur l'Adriatiquesemblait en danger. Les progrs des Hongrois les

    avaient amens jusqu' la mer ; ils avaient conquisla Dalmatie mridionale (1168) ; Zara s'tait donne

    eux (1170); un moment reconquise par les Vni-tiens, elle leur avait bientt nouveau chapp

    (1186); pareillement ils avaient perdu Trau, en

    mme temps que Raguse tombait aux mains desNormands. Pise, d'autre part, intriguait contreVenise dans l'Adriatique; elle ngociait avec An-cne, soutenait Zara rvolte, envoyait ses escadres

    jusque devant Pola, sur la cte d'Istrie : il fallut,

    pour rtablir la suprmatie de Venise dans les

    eaux de son golfe, une action militaire vigoureuse

    (1195). Mais les Pisans ne se dcourageaient point.

    En 1201 encore ils s'efforaient, en occupant Brin-disi, de barrer aux vaisseaux de la Rpublique le

    dbouch de l'Adriatique, et de nouveau il fallutagir par la force. Mais surtout les ambitions colos-

  • LA FONDATION DE l'eMPIRE COLONIAL 47

    sales de Henri VI, le fils de Barberousse, taient

    redoutables pour Venise. Matre de l'Allemagne

    et du royaume de Sicile, runissant l'hritage deRobert Guiscard celui des Ottons, il tendait ses

    rves prodigieux de domination de l'Europe occi-

    dentale jusqu'au fond de l'Orient; il songeait

    conqurir la Terre-Sainte, soumettre le pays grec

    de Durazzo jusqu' Thessalonique, en attendant

    qu'il occupt Constantinople mme. C'tait pourVenise la perte assure du domaine magnifique que

    sa politique avait en Orient si habilement ouvert

    son commerce; c'tait la sujtion invitable sousla main toute-puissante du Hohenstaufen. La mortprmature de l'empereur (1197) vint heureuse-

    ment apaiser l'angoisse vnitienne; et, vers lemme temps, la destine mnageait la villeune autre bonne fortune : le doge Henri Dandolo

    (1192-1205) prenait la charge des intrts de la

    Rpublique.

    I

    Le doge Henri Dandolo. Dans toute l'histoirede Venise, peu d'hommes ont t plus remarqua-bles; peu d'hommes aussi ont t plus reprsenta-tifs du caractre et de l'esprit vnitiens. Quand ilmonta sur le trne ducal, Dandolo avait prs dequatre-vingts ans; mais il gardait, cet ge avanc,

    toute l'activit, toute l'ardeur d'un jeune homme.Ambitieux, avide de gloire pour lui-mme et plusencore pour son pays, il otre un admirable exem-plaire de ce patriotisme vnitien, capable de tous

    les dvouements, insoucieux aussi de tous les scru-

    pules quand la grandeur de la rpublique tait en

  • 48 UNE r.PlDLlQl-E PATRICIENNE : VENISE

    jeu. Pour raliser les desseins qu'il avait forms,

    jamais Danilolo ne se laissa arrter par aucune -

    considration; esprit net, voyant clairement le but

    poursuivre et les moyens de l'atteindre, formd'ailleurs par une longue exprience la conduite

    des ailaires, c'tait un admirable homme d'Etat;pass matre dans l'art de manuvrer les hommes,rserv, discret, sobre de paroles, c'tait un diplo-mate incomparable. Avec cela, il avait de l'nergie,

    de la rsolution, un courage personnel qui parfoistouchait l'hrosme. C'tait un homme n pourcommander. La lgende raconte qu'envoy en 1171en ambassade Constantinople, il avait t aveugl

    par les manuvres tratresses des Grecs et que ded venait la haine farouche que toute sa vie il

    porta Byzance. Il est certain que le but constant

    de sa politique fut de venger sur l'empire grec les

    injures subies par Venise ; c'est qu'il voyait sur-

    tout, avec son sens avis de politique, quel champd'action merveilleux la conqute de l'Orient ouvri-

    rait son pays. Il fit tout pour raliser ce rve, et

    par l on peut dire qu'il fonda vraiment la gran-

    deur vnitienne. Et il nous offre par surcrot un

    beau type de ces patriciens de Venise, tout

    ensemble commerants et hommes d'Etat, soldatset diplomates, et dont la fire volont savait, pour

    le service de la Rpublique, plier les vnements et

    forcer la destine mme.

    La quatrime croisade et la prise de Constanti-

    nople. La quatrime croisade allait fournir Dandolo une occasion merveilleuse de montrer ses

    qualits minentes. De l'entreprise pieuse d'Inno-

    cent III, Venise, grce son doge, allait tirer des

  • LA FOADATION DE l'eMPIRE COLONIAL 49

    profits matriels extraordinaires. Par l, la qua-

    trime croisade est, dans l'Iiistoire de la Rpu-

    blique, un vnement capital ; mais peut-tremrite-t-elle davantage encore l'attention par le

    chef-d'uvre qu'elle nous prsente de l'habilet

    politique des Vnitiens.

    On sait comment, en avril 1201, la cit desaint Marc s'engagea, moyennant une somme de85.000 marcs d'argent, transporter en Egyptel'arme des croiss et la ravitailler pendant unan. Il n'y avait l, au dbut tout au moins, nulle

    arrire-pense politique. Venise concluait une con-vention de passage et faisait une bonne affaire.Mais la suprme habilet du doge fut de tirer dudveloppement ultrieur des vnements un partimerveilleux. Il profila de l'embarras des barons

    rassembler la somme convenue pour dtournersur Zara, chrtienne, mais que Venise voulaitreprendre aux Hongrois, les forces de la croisade.11 profita de la venue en Occident du prtendant

    grec Alexis et des promesses magnifiques qu'ilfaisait ceux qui le rtabliraient sur le trne de

    Byzance, pour rouvrir la question d'Orient, perp-

    tuel souci de la politique de la Rpublique. Il com-prit vite que, pour faire aboutir les entreprises

    qu'il rvait, il importait de guider et de diriger en

    personne l'expdition, et c'est pourquoi, solen-

    nellement, le doge prit la croix. Mais habilement

    il laissa d'autres l'initiative du dtournement dela croisade, se contentant de manuvrer habile-ment pour assurer le succs des propositions faites,de peser sur les volonts rcalcitrantes et de toutrgler au mieux des intrts vnitiens. Et ainsi,malgr les foudres pontificales, il s'empara de

  • 50 UNE RPUBLIQUE PATRICIEWE : VENISE

    Zara; malgr le trait conclu, il dtourna la croi-

    sade de l'Egypte, o Venise craignait de compro-mettre par une guerre les intrts de son com-merce; enfin, malgr l'opposition d'une partie descroiss, il sut, par ses lenteurs calcules autant quepar ses menaces dguises, imposer la marche surByzance, qui assurait son pays des avantages

    prodigieux et lui-mme la satisfaction de paratreen matre devant Constantinople dteste.

    Pareillement, devant Byzance, Dandolo fut l'me

    de tout. C'est lui qui, par son courage, contribua

    puissamment la premire prise de la capitalegrecque ; c'est lui qui, le prtendant rtabli, accrut,

    par son intransigeance voulue, les difficults de la

    situation et provoqua la rupture finale. C'est lui quiimposa aux Latins le second sige de Constantinople,releva leurs dcouragements, dit en toute circon-

    stance le mot dcisif. C'est lui qui, mme avant lachute de la ville, sut, par l'ascendant de sa volont,

    imposer ses allis le trait de partage demars 1204, o, avec une habilet sans gale, ilassurait l'avenir pour le plus grand profit de laRpublique. Il fit attribuer la cit de saint Marcles trois quarts du butin faire, comme rembour-sement des indemnits dues par les Grecs aux ngo-ciants vnitiens et de la dette en souffrance des

    croiss; il y obtint la promesse du maintien detous les privilges commerciaux dont jouissaitdans l'Orient grec la ville des lagunes; il y fit

    cder enfin Venise, comme domaine territorial,un quart et demi de l'empire. Dandolo tait trophabile pour ne pas comprendre que le chef dunouvel empire fonder ne pouvait tre le doge, etil ne tenait pas au trne; il fit rserver seulement

  • LA FONDATION DE l'eMPIRE COLONIAL 51

    au parti qui n'aurait pas l'empereur le patriarcat

    de Constantinople et les richesses de Sainte-Sophie.

    Et il voulut enfin que cet empire, fodalementorganis, ft assez faible pour ne point gnerVenise. Ain&i tout tait admirablement calcul pourl'avantage de la ville des lagunes.

    Et quand enfin Constantinople tomba (12 avril1204), les Vnitiens surent, dans le pillage de la

    cit et durant les jours qui suivirent, faire en con-

    naisseurs leur choix parmi les reliques et les objetsprcieux dont Byzance tait pleine. Aujourd'hui

    encore le trsor de Saint-Marc atteste, malgr l'in-

    cendie qui, en 1231, dtruisit une partie de sesrichesses, la mthode raisonne et sre, l'absence descrupules aussi avec lesquelles agirent les Vnitiens;

    et, au-dessus du porlaii de la basilique, les chevaux

    de bronze de Lysippe, dpouille de l'hippodrome

    byzantin, rappellent comme un trophe mmo-rable le grand vnement qui donna Venise unempire colonial en Orient.

    La fondation de l'empire colonial de Venise. La convention d'octobre 1^04 attribua en eilel auxVnitiens la meilleure part des possessions byzan-

    tines. Ce fut, sur la mer Ionienne, l'Epire, l'Acar-nanie, l'Etolie, avec Durazzo, Arta, etc., et, en

    face de la cte, les les Ioniennes, Corfou, Cpha-

    lonie, Sainte-Maure, Zante. Ce fut le Ploponse

    entier, avec Modon, Lacdmone, Calavryta, Ostrovo,

    Fatras. Ce furent les les du midi et de l'ouest

    de l'Archipel, parmi lesquelles Naxos, Andros,

    l'Eube furent nommment dsignes. Sur la cteeuropenne des Dardanelles et de la mer de Mar-mara, ce furent Gallipoli, Rodosto, Ilracle. Ce

  • 52 UNE EPrBLIQLE PATRICIENNE : VENISE

    furent, dans l'intrieur de la Thrace, quelques

    villes, dont Andrinople tait la plus importante. Ce

    furent enfin les trois huitimes de Constantiiioplo,

    avec la possession de Sainte-Sophie. Un accordultrieur ajouta ce domaine la Crte, obtenuepar un change fait avec le marquis Boni face de^lontferrat. Et firement le doge de Venise prit letitre, qu'il gardera jusqu'en 1346, de Seigneur

    d'un quart et demi de l'Empire grec .

    Si Ton considre la rpartition gographique deces acquisitions territoriales, on y reconnatra

    sans peine le sens pratique que les YriiliMis

    apportaient dans tous leurs actes. Ce qu'ils s'taient

    fait donner, c'taient les territoires fertiles, les

    ctes, les meilleurs ports, les points stratgiques

    les plus importants. Ils s'taient rendus matres dela grande route maritime qui va de Venise Cons-

    tantinople, et dans le nouvel empire latin, ilss'taient assur une situation prpondrante.

    Auparavant dj, Dandolo avait rgl selon savolont le choix du nouvel empereur. Dclinant lacandidature qu'on lui oIVrait et que ne pouvaitconstitutionnellement accepter un doge de Venise,il n'avait eu qu'un souci, faire lire, entre les com-ptiteurs, celui qui serait le plus faible, et d'avance