un « philosophe » russe du xviiie siècle, jakov pavlovič kozel'skij

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Cahiers du monde russe et soviétique Un « philosophe » russe du XVIIIe siècle : Jakov Pavlovič Kozel'skij André Monnier Citer ce document / Cite this document : Monnier André. Un « philosophe » russe du XVIIIe siècle : Jakov Pavlovič Kozel'skij. In: Cahiers du monde russe et soviétique, vol. 9, n°2, Avril-Juin 1968. pp. 177-193; doi : 10.3406/cmr.1968.1744 http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_2_1744 Document généré le 03/06/2016

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Un « Philosophe » russe du XVIIIe siècle, Jakov Pavlovič Kozel'Skij

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Cahiers du monde russe etsoviétique

Un « philosophe » russe du XVIIIe siècle : Jakov Pavlovič Kozel'skijAndré Monnier

Citer ce document / Cite this document :

Monnier André. Un « philosophe » russe du XVIIIe siècle : Jakov Pavlovič Kozel'skij. In: Cahiers du monde russe et soviétique,

vol. 9, n°2, Avril-Juin 1968. pp. 177-193;

doi : 10.3406/cmr.1968.1744

http://www.persee.fr/doc/cmr_0008-0160_1968_num_9_2_1744

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UN « PHILOSOPHE » RUSSE DU XVIIIe SIÈCLE :

JAKOV PAVLOVIC KOZEL'SKIJ

L'influence exercée par la philosophie française des « Lumières » sur la culture russe à l'époque de Catherine II a été plus souvent étudiée dans ses manifestations proprement littéraires qu'à travers les écrits théoriques de publicistes voués à l'oubli. Il est cependant impossible de définir la nature et la portée exactes du courant de pensée qu'on désigne traditionnellement par le vocable approximatif de « voltairianisme » sans se référer aux œuvres philosophiques ou politiques qui ont vu le jour en Russie dans l'atmosphère libérale des années soixante du xvine siècle. Ces ouvrages — traités de droit, de morale, de métaphysique, études d'économie politique, essais sur la religion, etc. — contribuèrent pour une part non négligeable à acclimater en Russie l'esprit du rationalisme nouveau. Leurs auteurs eurent aussi un autre mérite, généralement masqué par l'importance de leurs emprunts. La manière dont ils utilisent les sources françaises et la critique personnelle à laquelle ils soumettent certaines thèses de leurs philosophes favoris montrent que ces théoriciens se sont efforcés parfois de couler la pensée occidentale dans leur propre moule idéologique, de la réélaborer et de la compléter en fonction de réalités nationales qui ne sont jamais totalement absentes de leur champ de réflexion. Par là même, ils peuvent être considérés comme les premiers artisans, certes encore timorés et maladroits, d'un rationalisme critique authentiquement russe — ou du moins largement russifié — dont Radiščev offrira sans doute l'exemple le plus accompli du siècle.

Les historiens de la littérature russe se sont détournés pendant longtemps de ces disciples mineurs des Encyclopédistes qui passaient à leurs yeux pour de simples compilateurs. La longue disgrâce historique de Ja. P. Kozel'skij illustre bien cette attitude. Près d'un siècle et demi après la publication des Propositions philosophiques (Filoso-

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fičeskie předloženi ja), un critique1 pouvait commencer un article sur l'auteur de ce livre en posant la question : « Quel lecteur contemporain connaît le nom de Kozel' skij ? » Jusque-là en effet ce nom n'avait figuré que dans quelques dictionnaires biographiques2 ou encyclopédies, accompagné de renseignements sommaires et en partie inexacts. L'étude de Stolpjanskij, rapide et superficielle, n'était d'ailleurs pas de nature à rendre à Kozel'skij la place qui lui revient dans l'histoire des idées. Il n'y a guère plus d'une vingtaine d'années que cette place lui a été reconnue par les spécialistes soviétiques qui lui ont consacré depuis lors plusieurs articles et une intéressante monographie3. Les œuvres les plus importantes du philosophe n'ont été rééditées, pour la première fois depuis le xvine siècle, qu'en 19524.

La biographie de Kozel'skij présente encore un certain nombre de lacunes, mais les données dont nous disposons évoquent une existence sereine, partagée entre l'amour de la science et de la méditation, et les obligations d'une carrière de fonctionnaire moyen. Fils d'un Cosaque qui avait suivi Pierre le Grand dans diverses campagnes, Jakov Pavlovic est né en Ukraine, dans la province de Poltava, en 1728. Il fait de solides études, d'abord à l'Académie ecclésiastique de Kiev, puis à l'Université de Saint-Pétersbourg, où sa curiosité d'esprit et ses dons intellectuels lui permettent de briller aussi bien dans les disciplines scientifiques qu'en matière de philosophie et de droit. En 1757, Kozel'skij s'engage dans l'armée. On le retrouve quelques années plus tard enseignant les mathématiques et la mécanique à l'École d'Artillerie, en qualité de capitaine-ingénieur.

Ses débuts d'auteur manifestent l'éclectisme de ses aptitudes et de ses goûts. Il commence par publier en 1764 deux traités savants, fruits de son expérience pédagogique, des Propositions arithmétiques (Arifmetičeskie predloženija) , suivies de Propositions de mécanique

1. P. Stolpjanskij, « Odin iz dejatelej ekaterininskoj epohi » (Une personnalité éminente de l'époque de Catherine II), Russkaja starina, Saint-Pétersbourg, IV, 1906, pp. 567-584.

2. Au xvine siècle, Kozel'skij n'est mentionné que par N. Novikov dans son Opyt istoriâeskogo slovarja 0 rossijskih pisateljah (Essai de dictionnaire historique des écrivains russes), Saint-Pétersbourg, 1772. La notice est succincte et se borne à citer les travaux essentiels du philosophe sans porter de jugement de valeur.

3. Ju. Ja. Kogan, ProsvetiteV XVIII veka Ja. P. Kozel'skij (Une lumière du XVIIIe siècle...), Moscou, 1958.

4. I. Ja. Ščipanov, Izbrannye proizvedenija russkih myslitelej vtoroj poloviny XVIII veka (Œuvres choisies des penseurs russes de la seconde moitié du XVIIIe siècle), Leningrad, 1952, I, pp. 411-644. Signalons que l'éditeur se montre d'une générosité excessive envers Kozel'skij, puisqu'il attribue au philosophe les discours prononcés par le frère de celui-ci devant la Commission des Lois (pp. 645-659 de l'ouvrage cité). Sur la cause de cette confusion, cf. infra.

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(Mehaničeskie predloženija) . Comme de nombreux littérateurs russes de son temps, Kozel'skij paie ensuite un assez lourd tribut à la traduction d'ouvrages occidentaux, depuis la tragédie anglaise, Venise sauvée, de Thomas Otway, jusqu'aux Principes fondamentaux des fortifications de Wolff, en passant par l'Histoire des révolutions de Suède de l'abbé Vertot, l'Histoire du Danemark d'Holberg et quelques autres. A l'exception du livre très technique de Wolff, le choix du traducteur atteste surtout l'intérêt qu'il porte aux œuvres de caractère historique utilisées comme véhicules des idées du siècle. Kozel'skij accompagne d'ailleurs ses traductions de préfaces et de commentaires de son cru où s'expriment sans ambages son hostilité à la « tyrannie » et son adhésion aux principes de la monarchie éclairée. L'adaptation russe de l'ouvrage de Mooser, Le Souverain et le Ministre1, qu'il publie en 1766 avec une dédicace à Catherine II, confirme cette orientation politique. La même année, Kozel'skij quitte l'armée pour entrer au service de l'administration civile en qualité de secrétaire du sénat. Il entreprend alors de préciser et de mettre en forme ses idées personnelles sur toutes les questions touchant à la philosophie dans des Propositions philosophiques qui paraîtront à Saint-Pétersbourg en août 1768. C'est ce livre qui constitue sa contribution la plus importante à la pensée russe de l'époque.

Les rares biographes de Kozel'skij ont longtemps admis comme un fait d'évidence l'élection du philosophe à la Commission des Lois en 1767. Il semblait en effet tout naturel d'attribuer à l'auteur des Propositions philosophiques les discours prononcés aux séances de la Commission par le député ukrainien Jakov Pavlovic Kozel'skij. En réalité, des études récentes2 ont établi avec certitude que le publicisté n'a jamais fait partie de l'organisme chargé d'élaborer un nouveau code de lois et que le député qu'on avait confondu avec lui en raison d'une homonymie totale n'était autre que son frère (de tels tezki — homonymes par le prénom — n'étaient pas rares en Ukraine à l'intérieur d'une même famille). Il n'en reste pas moins que l'auteur des Propositions philosophiques était bien placé pour suivre de près les travaux de la Commission. Aussi n'est-il pas surprenant de retrouver dans son traité, sous une forme généralement abstraite, une réplique transparente aux interventions de certains députés.

En 1770, Kozel'skij donne une nouvelle preuve de son zèle « philosophique » en publiant un choix d'extraits de l'Encyclopédie, sous l'égide de la Société des traducteurs de livres étrangers fondée deux ans

1. Édité en allemand à Francfort en 1755 sous le titre : Der Herr und der Diener, le livre exposait les thèses essentielles de l'absolutisme éclairé.

2. Sur cette question, cf. O. Korobkina, « К biografii Ja. P. Kozel'skogo (Contribution à la biographie de...), Učenye zapiski LGU, 200, Leningrad, 1955 ; et Ju. Ja. Kogan, op. cit.

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plus tôt. L'ouvrage de D'Alembert et de Diderot était déjà connu du public russe cultivé qui avait accès à l'original dans l'édition complète. Mais les lecteurs russes qui ne savaient pas le français devaient se contenter jusque-là d'une anthologie très édulcorée parue en 1767 et pour laquelle les éditeurs avaient soigneusement sélectionné les articles purement documentaires ou techniques. En traduisant les articles de philosophie et de morale les plus audacieux1, Kozel'skij entendait montrer à ses compatriotes le vrai visage de l'Encyclopédie et leur rendre sensible la hardiesse de l'entreprise.

Cet hommage rendu aux Encyclopédistes clôt la phase la plus féconde de la carrière du philosophe russe. A la production assez abondante et diversifiée des années soixante succède une longue période d'effacement que peuvent expliquer les circonstances de sa vie professionnelle. En 1770, Kozel'skij est en effet appelé à exercer de nouvelles fonctions qui le ramènent dans son Ukraine natale en tant que membre du Collège de Petite-Russie. Les tâches administratives qui lui sont alors confiées, et dont il s'acquitte avec beaucoup de conscience, vont accaparer toute son énergie pendant plusieurs années. C'est seulement après avoir pris sa retraite en 1778 (avec le grade de conseiller d'État) qu'il peut s'absorber de nouveau dans l'étude et la méditation. Cependant, les questions de morale politique et sociale s'effacent désormais dans son esprit devant les problèmes que soulève la théorie de la connaissance. Il consacre à ces derniers une sorte de dialogue philosophique (composé vraisemblablement en collaboration avec un médecin ukrainien) dont le titre sacrifie à l'exotisme traditionnel du genre : Considérations de deux Indiens, Kalan et Ibrahim, sur la connaissance humaine (Rassuždenija dvuh Indicev Kalana i Ibragima o čelovečeskom poznanii) (1778). S'appuyant sur les données scientifiques de son temps, Kozel'skij y développe une philosophie de la Nature à tendance nettement matérialiste. Ce fut là son dernier ouvrage. La fin de sa vie nous est mal connue. On sait seulement qu'il fit un nouveau séjour de quatre ou cinq ans à Saint-Pétersbourg, où il reprit même du service dans l'administration, avant de s'éteindre en Ukraine à une date postérieure à 1793, mais que ses biographes n'ont pas encore pu établir avec précision.

C'est surtout en tant qu'auteur des Propositions philosophiques que Kozel'skij intéresse l'histoire de la pensée russe. Ce livre constitue

1. Les articles proprement politiques furent traduits par un collègue de Kozel'skij au sénat, I. Tumanskij, et réunis dans un volume particulier intitulé : Sur le gouvernement de l'État et ses différentes formes, extraits de Г Encyclopédie (O gosudarstvennom pravlenii i raznyk rodah onogo, iz Enciklopedii), Saint- Pétersbourg, 1770.

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un exposé d'ensemble de ses idées dans tous les domaines auxquels s'applique la réflexion philosophique : « Logique » et « Métaphysique » composent la première partie du traité qui est suivie d'une « Morale » subdivisée elle-même en deux chapitres intitulés « Jurisprudence » et « Politique ». En fait, ce plan traditionnel reflète mal le véritable contenu de l'ouvrage, et le lecteur est vite frappé par le déséquilibre existant entre les deux parties : la « Morale » occupe à elle seule les trois quarts du volume et empiète même parfois sur la « Philosophie générale », dans la mesure où certains concepts logiques ou métaphysiques se trouvent illustrés par des exemples empruntés à la vie sociale qui sont en eux-mêmes révélateurs d'une certaine éthique. La préface assez longue dans laquelle l'auteur s'efforce de définir l'objet et l'utilité de son étude, manifeste avec non moins d'évidence la prédilection de Kozel'skij pour la connaissance des « choses et des actions humaines », c'est-à-dire pour une philosophie qui s'attache plus au comportement de l'individu en société qu'aux rapports de l'Homme et de l'Univers. Cette orientation « pratique » du livre explique que la première partie soit nettement moins développée et n'offre pas la même vigueur de pensée que les analyses morales de l'auteur. Malgré quelques références à l'empirisme anglais et au sensualisme de Condillac, Kozel'skij ne parvient pas à rompre l'emprise d'un rationalisme scolastique inspiré de Christian Wolff et que Teplov1 avait élevé à la dignité d'un dogme académique. Le principal intérêt des Propositions philosophiques ne réside donc pas là, et c'est pourquoi nous limiterons notre étude aux conceptions morales et politiques qui confèrent à l'œuvre toute sa valeur novatrice.

La forme d'exposé choisie par Kozel'skij ne permet pas de reconstituer facilement sa vision globale des rapports humains. Procédant par une analyse discontinue des phénomènes moraux, l'auteur fractionne son discours en une longue série d'énoncés particuliers, soigneusement numérotés, qui vont du simple aphorisme au développement de plusieurs pages. Si une telle méthode peut rappeler en apparence la démarche de Spinoza (que Kozel'skij semble bien avoir lu), elle en diffère fondamentalement par l'absence de cette architecture géométrique qui caractérise l'édifice du philosophe hollandais. Malgré la rigidité d'un plan qui trahit un goût immodéré pour les classifications, divisions et subdivisions, la pensée de Kozel'skij emprunte un itinéraire assez sinueux et se soucie peu d'enchaîner ses propositions selon les nécessités d'une démonstration rigoureuse. L'esprit de système fait ici totalement défaut, à tel point que le manque d'articulations logiques entre des jugements simplement juxtaposés rend parfois

i. G. N. Teplov (1725-1779), académicien influent et membre du Cabinet de Catherine II. Hostile aux Encyclopédistes, il fut l'un des plus fervents adeptes de l'idéalisme allemand de la première moitié du xvme siècle.

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hasardeuse l'interprétation du texte. Néanmoins, ces faiblesses de composition n'excluent pas la cohérence interne de l'ensemble. La morale de Kozel'skij s'ordonne en fait autour de quelques principes clairement exprimés, même lorsque ceux-ci semblent se perdre dans la profusion des idées particulières qui n'en sont que les déductions inavouées.

Affirmant d'emblée son accord avec l'une des tendances les plus constantes de l'esprit nouveau, le philosophe définit d'abord son éthique comme un eudémonisme. Pour lui, la morale n'a pas d'autre objet que la « recherche de la félicité ». Cependant, si Kozel'skij érige le bonheur en unique fin de l'action morale, il ne le place pas pour autant au centre de sa réflexion. La notion de bonheur revêt chez lui un caractère d'évidence qui n'appelle pas d'analyse approfondie. De même qu'Helvétius, il pense que cet état est lié à la satisfaction de nos désirs naturels et implique donc des causes objectives. C'est pourquoi, dès le début de sa « Morale », il décoche quelques flèches aux adeptes du stoïcisme qui tentent d'identifier le bonheur à une pure représentation : «... et si, à la manière des Stoïciens, un homme se prend à imaginer qu'il est heureux jusque dans son malheur extrême, la vraie raison appelle cela rêver, et non philosopher »*. En condamnant ainsi les doctrines subjectivistes, Kozel'skij montre sans équivoque qu'il fonde le bonheur sur une donnée réelle qui se présente à l'homme comme un fait d'expérience que la conscience du sujet n'a pas le pouvoir de modifier. Dans une telle perspective, la nature psychologique de l'état de félicité n'intéresse guère le moraliste. L'eudémonisme du philosophe ne l'entraîne pas à disserter sur le bonheur, mais à déterminer le type de conduite qui permet le plus sûrement d'y accéder.

Dans sa préface aux Propositions, Kozel'skij indique les deux moyens que tout individu tient à sa disposition pour atteindre le but proposé : « ... dans l'état actuel du monde, toutes les expériences confirment que pour parvenir au bonheur il n'est pas de moyens plus directs et mieux appropriés que la vraie vertu et la vraie raison... »2 Les deux qualités sont mises ici sur un pied d'égalité et semblent devoir concourir dans la même mesure à la réalisation de la fin morale. Mais on s'aperçoit rapidement que cette affirmation n'est qu'une concession assez formelle au courant rationaliste qui prédomine alors en Russie. En réalité, Kozel'skij s'efforce tout au long de son ouvrage d'amoindrir le rôle de la raison pour exalter la vertu. A maintes reprises, il s'irrite de constater que les facultés purement intellectuelles jouissent d'un prestige immense et exclusif auprès de la majorité des hommes. L'engouement de ses compatriotes pour toutes les manifes-

1. I. Ja. Ščipanov, op. cit., p. 462. 2. Ibid., p. 413.

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tations de l'esprit est assimilé à une mode frivole et même malfaisante dans la mesure où elle interdit de reconnaître des valeurs supérieures à la raison et ne permet pas d'admettre « qu'un homme vertueux doit être plus respecté qu'un homme intelligent я1. Cette réaction assez vive contre le culte de la raison se reflète très clairement dans l'attitude qu'adopte l'auteur à l'égard des « philosophes » français. Parmi ceux-ci, Kozle'skij déclare en avoir distingué seulement trois qui aient écrit des « choses sensées en matière de morale » : Rousseau, Montesquieu et Helvétius. L'intérêt de cette remarque réside sans doute moins dans les trois noms ainsi sélectionnés que dans l'exclusive qu'un tel choix prononce contre Voltaire à une époque où aucun penseur ou publicisté russe ne conteste ouvertement l'autorité de celui-ci. Kozel'skij ne se contente d'ailleurs pas de cette omission calculée. Dans un autre passage de son livre, il précise ses griefs à l'égard du « patriarche de Ferney » : « L'amour de ce politique imparfait pour la grande intelligence l'a emporté chez lui sur l'amour de l'humanité »2. C'est donc comme apologiste de la froide raison que Voltaire suscite la méfiance du moraUste russe. En revanche, Kozel'skij ne tarit pas d'éloges sur Rousseau en qui il salue avant tout l'apôtre de la vertu : « Cet homme digne de l'immortalité a surpassé tous les philosophes qui l'ont précédé ; comme un aigle au vol majestueux, il regarde le monde en vrai philosophe et lui prêche la justice et l'équité »3. C'est en disciple de Jean- Jacques que l'auteur des Propositions envisage les rapports entre la raison et la vertu. Pour lui, la raison est impuissante à régenter la vie morale, car il n'est pas de son ressort d'indiquer à l'homme les buts justes vers lesquels il doit tendre. Elle peut seconder indifféremment le vice ou la vertu, n'étant par elle-même qu'un instrument au service de fins qui lui échappent. Kozel'skij illustre cette idée en avançant l'exemple de l'habile scélérat qui parvient à tromper un homme vertueux : dans un tel cas, les qualités intellectuelles ne s'avèrent pas seulement impuissantes à dissuader l'individu de commettre un méfait, mais elles sont directement mises en œuvre pour la réalisation de ce projet immoral. Le philosophe y voit la preuve que la raison4 n'éclaire pas nécessairement les chemins de la vertu, et il s'indigne d'observer que l'opinion commune pardonne aisément la malhonnêteté de l'action en considérant l'intelligence de l'exécution. Cela constitue à ses yeux un inadmissible renversement des valeurs qui démontre bien que l'éthique ne saurait être fondée sur la prééminence de la raison.

1. Ibid., p. 481. 2. Ibid., p. 523. 3. Ibid., p. 41Š. 4. Dans le vocabulaire de Kozel'skij le terme qui désigne l'intelligence ou

l'esprit (um) est à peu près synonyme de celui qui signifie « raison » (razum).

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Si cette position apparente incontestablement la morale des Propositions aux thèses fondamentales du Discours sur les sciences et les arts et de la Profession de foi du Vicaire savoyard, il convient cependant de préciser les limites du « rousseauisme » de Kozel'skij. Tout d'abord, la défiance qu'il exprime à l'égard de la raison ne va pas jusqu'à une condamnation de principe aussi radicale que chez Rousseau. Ce dernier considère que la raison corrompt inévitablement le sens moral, qu'elle enferme l'homme dans son égoïsme et étouffe en lui la voix de la conscience1. Pour Kozel'skij, c'est seulement une faculté moralement neutre par elle-même et susceptible par conséquent de jouer un rôle bienfaisant ou néfaste selon l'usage qui en est fait. Il suffit au fond de la reléguer à sa juste place, c'est-à-dire de la subordonner à la vertu, pour qu'elle trouve droit de cité dans l'éthique : « Pour être parfaitement vertueux, l'intelligence est nécessaire »2. Mais c'est surtout lorsqu'il s'agit de définir les liens qui rattachent la vertu à la nature humaine, d'une part, et à la vie sociale, d'autre part, que de sérieuses divergences apparaissent entre les deux auteurs. Selon Rousseau, toute conduite vertueuse est dictée à l'homme par sa nature, puisque celle-ci est foncièrement bonne, mais cette nature ne se confond pas avec les passions du corps qui incitent l'individu à ne se soucier que de lui-même. Elle est au contraire une aspiration spontanée au bonheur d'autrui que tout être porte en lui comme une sorte d'héritage de l'état primitif et que Г « instinct divin » de la conscience permet de connaître sans autre intermédiaire. Sans critiquer ouvertement cette conception qui situe la nature véritable au niveau de Г « être actif », c'est-à-dire de l'âme, Kozel'skij ne la reprend pas à son compte. En ce domaine, ses idées sont beaucoup plus proches de la doctrine matérialiste d'Helvétius pour qui notre nature est essentiellement corporelle, de sorte que nous lui obéissons lorsque nous agissons pour assurer notre conservation et notre bien-être. Kozel'skij ne pose pas la question de savoir si la nature entendue en ce sens est bonne ou mauvaise ; il la prend comme une donnée de l'expérience qu'aucun moraliste ne saurait méconnaître sans sombrer dans l'utopie et rendre ses préceptes inapplicables. C'est en se plaçant de ce point de vue qu'il critique en plusieurs passages des Propositions les austères censeurs des passions humaines, ceux qui « s'efforcent d'étouffer les désirs innocents [de l'homme] et d'annihiler sa sensibilité ». Ces passions, que Rousseau met au nombre des conséquences

1. Cf. J.-J. Rousseau, Discours sur l'origine de l'inégalité (ire partie) : « C'est la raison qui engendre l'amour-propre, et c'est la réflexion qui le fortifie ; c'est elle qui replie l'homme sur lui-même... » ; ou bien Emile (livre IV) : « Trop souvent la raison nous trompe, nous n'avons que trop acquis le droit de la récuser. »

2. I. Ja. Ščipanov, op. cit., p. 481.

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néfastes de l'état social et qui s'opposent dans son système aux vertueux élans du cœur, Kozel'skij se refuse à les condamner. Il les considère comme des mouvements naturels qu'il serait vain de vouloir abolir et qui ne sont pas par essence incompatibles avec la pratique de la vertu. Chaque individu a moralement le droit de suivre les impulsions de son être qui le poussent à se procurer ce qui lui est utile ou agréable. Dans cette perspective, l'intérêt personnel, ainsi légitimé, impose à l'altruisme des limitations assez strictes que l'auteur ne craint pas de définir avec une précision quasi mathématique : « ... l'amour du prochain est suffisant lorsqu'un homme fait passer la nécessité d'autrui avant son utilité personnelle et l'utilité d'autrui avant son propre agrément ; quant à celui qui promet plus que cet amour du prochain, ce n'est qu'un sot ou un menteur qui n'accomplira même pas la moitié de cela... »* En d'autres termes, le sacrifice consenti doit toujours rester inférieur à la satisfaction accordée au prochain. Cette évaluation parcimonieuse des devoirs envers autrui est évidemment assez éloignée de Г « enthousiasme de la vertu » cher à Rousseau ! C'est encore au nom de la nature humaine que Kozel'skij combat le dogmatisme de la morale chrétienne en s'élevant avec virulence contre le principe du pardon des offenses : « On sait par expérience qu'il n'est pas un homme au monde qui pourrait supporter les méfaits de ses ennemis de la même façon qu'il reçoit les bienfaits de ses amis, et si quelqu'un s'avisait de soutenir le contraire, il faudrait lui demander de changer la nature des sentiments humains »2. Il est clair que, pour le philosophe, la conduite préconisée par le christianisme appartient au domaine des chimères, puisqu'elle contraint l'individu à se faire violence. Bien que cette critique ne vise pas Rousseau, elle permet à sa manière de mesurer une fois de plus tout ce qui sépare les deux moralistes. L'un et l'autre prêchent une morale « naturelle », mais tandis que Rousseau la déduit d'un « principe inné de justice et de vertu » étranger à l'intérêt personnel et susceptible de rejoindre par moments les commandements du christianisme primitif, Kozel'skij, lui, s'en tient à un réalisme moral qui exclut toute forme de renoncement à soi-même.

On voit donc que l'auteur des Propositions, suivant en cela la plupart des matérialistes français de l'époque, n'admet pas l'antagonisme traditionnel qui dresse la vertu contre les tendances égoïstes de l'individu, mises au compte de la nature humaine. Certes, la morale interdit à l'homme de s'abandonner purement et simplement à ses penchants naturels, puisque « l'homme vraiment vertueux est celui dont toutes les actions tendent à l'utilité générale de tous les hommes »8.

1. Ibid., p. 486. 2. Ibid., p. 489. 3. Ibid., p. 513.

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Mais Kozel'skij prend soin de préciser que l'intérêt particulier du sujet agissant doit être logiquement inclus dans cet ensemble que constitue l'intérêt général, de sorte que la vertu véritable consiste à concilier les deux et non à sacrifier totalement le premier au second. Cela n'empêche pas le moraliste de constater qu'il n'existe aucune harmonie préétablie entre le souci de soi-même et l'altruisme. Il reconnaît au contraire que le conflit est souvent inévitable entre ce que l'individu juge être bien pour lui-même et ce qu'il doit à ses semblables. L'homme vertueux est alors amené à faire abstraction de son intérêt personnel au moment où il agit, si bien que la conciliation des deux intérêts ne repose plus que sur un espoir de réciprocité. Ainsi, la réalisation de l'utilitarisme défini plus haut échappe en partie à la volonté des différents sujets pris séparément ; elle n'est concevable qu'en fonction d'un certain équilibre des rapports sociaux. Si cet équilibre fait défaut, la vertu cesse de conduire au bonheur, ce qui remet en cause les prémisses morales des Propositions. Kozel'skij ressent douloureusement cette contradiction qui oppose son eudémo- nisme à une réalité qu'il observe avec lucidité. Là encore, il s'écarte implicitement de Rousseau, puisque celui-ci laisse l'individu en tête à tête avec sa conscience en estimant que le sentiment d'avoir accompli une bonne action constitue une compensation suffisante à la limitation des désirs personnels1. Le philosophe russe ne partage pas cet optimisme ; il ne dissimule pas que la vertu est impuissante à procurer le bonheur si elle demeure une pratique strictement individuelle. C'est pourquoi il conteste que l'éthique soit la « science du bonheur » ; l'exemple de Socrate lui paraît témoigner avec éloquence contre cette définition, à laquelle il substitue celle de « recherche du bonheur ». Quant à la définition critiquée, elle ne sera valable que lorsque « les deux tiers au moins des hommes seront devenus vertueux ». Comment parvenir à ce résultat ? Cela ne dépend pas seulement de la valeur intrinsèque des maximes de conduite proposées aux hommes, mais aussi et surtout d'un contexte social auquel Kozel'skij attache une importance toute particulière.

On chercherait en vain dans les Propositions philosophiques un quelconque réquisitoire contre la société. De ce point de vue, le Discours sur l'origine de l'inégalité n'a exercé presque aucune influence sur notre auteur. Tout en adhérant à la thèse « rousseauiste » sur le bonheur de l'homme dans l'état de nature, Kozel'skij ne l'intègre pas profondément à sa propre conception du monde. Son réaUsme s'accommode mal d'une théorie qui semble inviter l'humanité à un impossible retour en arrière. Aussi s'efforce-t-il de lui dénier toute

i. Xous parlons ici de Rousseau en tant que moraliste et non de l'auteur du Contrat social pour lequel la limitation nécessaire des intérêts particuliers relève des lois que se donne le corps politique souverain.

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portée pratique en invoquant un fait d'histoire susceptible de troubler les nostalgiques de l'Age d'Or : la colonisation de l'Amérique avec ses répercussions tragiques sur la condition des Indigènes montre à quel point les bons sauvages sont une proie facile pour les « loups civilisés » qui peuvent leur imposer sans peine les vices dont ils sont porteurs après les avoir subjugués. Si, par une hypothèse absurde, un peuple quelconque décidait de revenir à sa simplicité primitive, il ne ferait donc que se mettre à la merci de peuples moins épris de pureté originelle, et la vertu n'aurait évidemment rien à y gagner. Cette argumentation n'implique pas encore de divergence fondamentale avec le contenu du Discours, puisqu'elle accepte le postulat de la civilisation corruptrice. Mais Kozei'skij n'en reste pas là. Il attribue à l'état social une valeur éminemment positive et n'hésite pas, pour en célébrer les mérites, à se référer au Contrat social qui lui sert en quelque sorte d'antidote contre le Discours. En effet, les paragraphes 369 à 376 des Propositions reprennent presque mot pour mot un bref chapitre du Contrat social1 — ouvrage alors peu connu du public russe — dans lequel sont exposés les avantages de l'état civil. Kozei'skij peut ainsi souligner, sans perdre la caution de son philosophe préféré, que la libre association des particuliers a substitué dans la conduite de l'homme la justice à l'instinct et donné aux actions humaines la moralité qui leur manquait auparavant. Il apparaît en fin de compte que l'homme n'a pas été corrompu par la société, mais par le mauvais usage de la vie sociale qui a fait oublier la supériorité de celle-ci sur l'état de nature.

Kozei'skij est donc amené à incriminer une organisation sociale qui ne répond pas aux exigences de la morale. Tout le mal vient de ce que les lois ne sont pas nécessairement justes, c'est-à-dire qu'elles ne respectent pas les droits naturels des individus : « Les lois sont distinctes des droits parce que [...] certaines d'entre elles se trouvent fondées sur l'injustice »2. Bien entendu, l'auteur se défend de confondre l'acte moral, qui est obligatoirement libre, avec l'acte licite, qui n'a pour mobile que la crainte d'une sanction. Mais son éthique établit néanmoins une étroite corrélation entre les deux domaines, juridique et moral. De mauvaises lois ne peuvent que favoriser la prolifération des vices en rendant impossible cette harmonie des intérêts sans laquelle la vertu devient une prouesse inaccessible au commun des mortels : « ... en ce qui concerne les vices de l'humanité, ce n'est pas la méchanceté humaine qu'il faut déplorer, mais la faiblesse des législateurs qui ont toujours mis l'intérêt personnel en contradiction avec l'intérêt général »3. Kozei'skij s'inspire directement ici de la

1. J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, chap. 8. 2. I. Ja. Sčipanov, op. cit., p. 464. 3. Ibid., p. 529.

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pensée d'Helvétius, qu'il cite à plusieurs reprises1. Il est intéressant de remarquer que, sur le plan des rapports entre la morale et la société, le philosophe russe se veut à la fois disciple de Rousseau et d'Helvétius, malgré tout ce qui sépare ces deux penseurs. Comme nous l'avons vu, cela l'oblige à choisir dans l'œuvre de Rousseau l'aspect le plus éloigné du « rousseauisme » tel que le comprenaient la plupart de ses contemporains.

Ayant admis que les lois, bonnes ou mauvaises, conditionnent pour une large part la moralité d'un peuple, Kozel'skij en déduit que l'éthique doit logiquement déboucher sur la politique, dont il donne d'ailleurs une définition très imprégnée de moralisme : « La politique est la science qui consiste à mettre en application de bonnes intentions par les moyens les mieux adaptés et en même temps les plus justes »2. Elle n'a donc pas d'autre but que la réalisation pratique des principes élaborés par la morale. Il s'agit notamment d'établir quel régime politique est le plus propice à l'épanouissement de la vertu, après avoir constaté que « les gouvernements ne sont pas tous compatibles avec les bonnes mœurs »3. Kozel'skij avance sur ce terrain avec prudence, en s'abritant le plus souvent derrière l'autorité des philosophes occidentaux. Son analyse part de la classification de Montesquieu dont il adopte les critères essentiels. Il énumère donc les trois formes de gouvernement possibles selon L'Esprit des Lois, mais sans s'attarder à l'évocation du despotisme, pour lequel il éprouve la même aversion que Montesquieu. Seules la république et la monarchie lui semblent dignes de retenir son attention. Il en décrit en effet les lois fondamentales avec un certain souci de précision et de rigueur, tout en observant une attitude de stricte neutralité qui ne laisse pas percer ses préférences personnelles.

L'apparente impartialité de l'auteur ne doit pourtant pas faire illusion. Ses véritables sentiments s'expriment par une voie indirecte, à travers les jugements qu'il porte sur les « ressorts » respectifs de chaque régime. C'est ainsi que la notion d'honneur est soumise à une critique sévère dont le sens profond ne fait guère de doute. Tantôt Kozel'skij accuse l'homme d'honneur d'être prêt à tout sacrifier, y compris ses vertus éventuelles, pour contenter son amour-propre ; tantôt il constate que l'individu qui exige de grandes récompenses pour les services rendus au pays (se conformant en cela à l'attitude que lui prescrit l'honneur) n'est pas un véritable « fils de la patrie ». Ailleurs encore, il dénonce dans cette soif de « préférences et de distinc-

r. Cf. C. A. Helvétius : « C'est donc uniquement par de bonnes lois qu'on peut former des hommes vertueux [...] Les hommes ne sont nés ni bons ni méchants, mais prêts à être l'un ou l'autre, selon qu'un intérêt commun les réunit ou les divise. » {De l'Esprit, Discours second, chap, xxiv.)

2. I. Ja. Ščipanov, op. cit., p. 503. 3. Ibid., p. 526.

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tions » une orientation de l'homme vers des valeurs factices et des apparences mensongères. Pris hors de leur contexte, ces griefs ne dépassent sans doute pas le niveau du lieu commun. Ils acquièrent néanmoins une signification politique évidente à partir du moment où Kozel'skij proclame, à la suite de Montesquieu, que cet honneur tant décrié constitue le principe essentiel de la monarchie. Comment un gouvernement mû par un ressort d'une qualité si douteuse pourrait- il satisfaire aux critères de moralité évoqués plus haut ? Le risque est grand que les intérêts particuliers de quelques-uns y prennent le pas sur l'intérêt commun. Il y a cependant un passage des Propositions que l'on pourrait opposer à cette interprétation : celui où l'auteur reproche à Montesquieu d'avoir affirmé que la vertu n'avait pas sa place dans les gouvernements autocratiques1. Kozel'skij ne s'efforce-t-il pas là de rompre le lien qui unit l'honneur à la monarchie afin d'admettre pour celle-ci un ressort plus valable ? Cela serait vrai s'il ne réduisait pas lui-même considérablement la portée de sa critique en l'accompagnant de la réflexion suivante : « II me semble que sur ce sujet mieux vaut garder ses idées pour soi que de les faire connaître à tout le monde ; vis-à-vis du public, il est préférable de dire que, quel que soit le gouvernement, le peuple peut être vertueux pourvu qu'il s'y efforce... »* Ainsi, l'idée que Kozel'skij attribue à Montesquieu sur l'incompatibilité de la vertu et de la monarchie n'est pas vraiment réfutée : elle se trouve seulement reléguée au rang des vérités dangereuses, moins pour la raison qu'elle mécontenterait le pouvoir autocratique que parce qu'elle tend à légitimer et encourager la prédominance des vices dans une société monarchique. Le penseur politique est prêt à reconnaître les inconvénients qui découlent de la nature du gouvernement monarchique, tandis que le moraliste reste soucieux d'universalité et ne peut se résigner à exclure le progrès moral d'une communauté quelconque, et notamment de son propre pays. C'est l'un des cas où la sensibilité morale de l'auteur regimbe contre la rigueur d'un raisonnement dont il admet par ailleurs la justesse, ce qui le conduit à la fin de ce passage à blâmer Montesquieu, comme Voltaire en d'autres endroits, pour avoir mis l'esprit au-dessus de la vertu.

La réconciliation de la morale et de la politique apparaît plus aisée dans le cadre d'un gouvernement qui a la vertu pour principe. Lorsqu'on songe à la place privilégiée qu'occupe le concept d'utilité

1. Cette critique avait été adressée plus d'une fois en France à Montesquieu par les partisans de la monarchie absolue. Le philosophe y avait répondu dans un « Avertissement de l'Auteur » ajouté aux éditions postérieures à celle de 1748, dans lequel il affirmait : « ... il y a une très grande différence entre dire qu'une certaine qualité [...] n'est pas le ressort qui fait agir un gouvernement, et dire qu'elle n'est point dans ce gouvernement. » Manifestement, ce texte est resté ignoré de Kozel'skij.

2. I. Ja. Ščipanov, op. cit., p. 532.

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générale dans l'éthique de Kozel'skij, on ne peut pas ne pas voir un jugement de valeur assez clair dans l'allusion qu'il fait au ressort de a république : « Dans le gouvernement républicain, l'utilité générale est le fondement de toutes les vertus et de toutes les lois humaines »*. A la différence de Montesquieu et de Rousseau, Kozel'skij ne considère pas qu'un régime qui repose sur ce principe soit difficilement viable en raison des qualités morales qu'il exige des citoyens. L'utilité générale englobant nécessairement les intérêts particuliers légitimes, la vertu n'y demande pas de sacrifices insupportables. L'auteur va même jusqu'à illustrer cette conviction à l'aide d'un exemple concret. Désirant convaincre son lecteur que l'idéal de société vertueuse et heureuse qu'il appelle de ses vœux n'est pas une utopie comparable à La République de Platon, Kozel'skij se lance dans un chaleureux éloge de la Hollande. Cet éloge se maintient certes sur un plan général et s'abstient de toute allusion directe à l'organisation politique du pays. Il n'en est pas moins révélateur de voir le moraliste russe incarner son idéal dans l'un des rares États républicains de l'Europe du xvnie siècle qui, de plus, se distinguait par son intense activité de diffusion des idées libérales et anti-monarchiques.

Les réticences du moraliste à l'égard de la monarchie et la séduction qu'exercent sur lui les formes républicaines de gouvernement ne nous autorisent quand même pas à le considérer comme un adversaire résolu de l'autocratie. La meilleure preuve en est que cet admirateur de Rousseau, qui fut l'un des premiers penseurs russes à se référer au Contrat social, est resté en définitive tout à fait étranger à la notion de souveraineté populaire. Voici en effet de quelle façon Kozel'skij rend compte des idées politiques du citoyen de Genève : « M. Rousseau dit que l'autorité de certains hommes et l'obéissance des autres ont d'abord tiré leur origine de la force et qu'ensuite, une fois cet état entériné par l'habitude, pour assurer tout le bonheur possible au genre humain il faut que ceux qui tiennent entre leurs mains le destin de celui-ci, agissant par amour de l'humanité, fondent ces rapports humains sur des contrats justes et applicables »2. D'après ce texte, les détenteurs du pouvoir, mus par des sentiments généreux, octroient le pacte social à leurs sujets. On ne saurait mieux dénaturer la pensée de Rousseau. En fait, Kozel'skij commet un double contresens. D'une part, Rousseau insiste sur l'idée que la force est impuissante à créer le droit et qu' « aucun homme n'a une autorité naturelle sur son semblable »3. D'autre part, le contrat social n'est pas un pacte conclu entre un peuple et ses chefs pour légitimer un lien de dépendance préalablement existant, fût-ce en atténuant la rigueur de ce lien.

1. Ibid., p. 528. 2. Ibid., p. 524. 3. J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, chap. 4.

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C'est au contraire l'acte qui établit la souveraineté du corps civil tout entier et qui fait de la volonté générale l'unique source de tout pouvoir. Kozel'skij vide ainsi le contrat social de sa substance démocratique pour le ramener à un simple échange d'obligations entre gouvernants et gouvernés, conformément aux principes du despotisme éclairé : « II convient que les personnes au pouvoir gouvernent leurs subordonnés avec amour et justice et qu'elles se préoccupent de leur bien- être, tandis que les subordonnés doivent leur répondre par un amour réciproque, le respect et l'obéissance, comme il sied envers des gens qui prennent soin de votre bonheur »x. Ces lignes, que l'on croirait extraites de la fameuse Instruction de Catherine II2, et qui n'ont évidemment rien de commun avec les conceptions de Rousseau, prouvent qu'en dépit de certaines hésitations l'auteur des Propositions ne songe pas à mettre sérieusement en cause l'autocratie, dans la mesure où celle-ci se tempère de « philosophie ».

Il semble bien que les positions politiques quelque peu contradictoires de Kozel'skij puissent s'expliquer par la préférence plus ou moins consciente que le moraliste accorde à la notion d'égalité sur celle de liberté. Ses discrètes sympathies républicaines ne vont pas à l'idée de souveraineté du peuple, mais à une certaine « modération » des intérêts particuliers qui s'oppose aux appétits excessifs d'une fraction de la société et permet ainsi la sauvegarde de l'intérêt général. De même, derrière l'éloge de l'absolutisme éclairé se profile souvent l'espoir qu'une monarchie puissante, mais soucieuse d'assurer le bonheur de tous ses sujets, fasse échec aux prétentions égoïstes des classes privilégiées. Ceci ne veut pas dire que Kozel'skij soit indifférent à la liberté individuelle, mais il est frappant de constater qu'il n'envisage presque jamais celle-ci du point de vue strictement politique : la sevitude apparaît avant tout chez lui comme une conséquence de l'inégalité sociale : « II me semble que les grandes différences de conditions sociales sont très nuisibles, et qu'il vaut mieux que toutes soient médiocres, de sorte que certains hommes n'aient pas les moyens de mépriser et d'opprimer les autres... »3 Ce souci de limiter raisonnablement l'inégalité des conditions lui inspire une diatribe contre le luxe qui rappelle les critiques de Rousseau et d'Helvétius : « Alors que les lois qui inclinent à la modération favorisent l'amour mutuel de tous les hommes, celles qui tendent au luxe ne servent qu'à choyer exagérément une partie du peuple et à opprimer l'autre »4. Mais c'est

1. I. Ja. Ščipanov, op. cit., p. 500. 2. « Or, puisque la Loi Naturelle nous commande de contribuer, autant

qu'il est en nous, au bien-être de tous les hommes, Nous sommes obligés de soulager la condition de ceux qui nous sont soumis, autant que la saine raison le permet. » {Xakaz, chap, xi, § 252.)

3. I. Ja. SČipanov, op. cit., p. 534. 4. Ibid., p. 530.

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évidemment à travers le servage que l'inégalité engendre les pires excès. Bien que Kozel'skij, à la différence d'autres publicistes de son temps, n'évoque jamais ouvertement la condition des paysans, il y fait malgré tout un certain nombre d'allusions dépourvues d'ambiguïté. La plus intéressante est sans conteste celle qui justifie nettement, encore que dans un style assez indirect, la révolte des opprimés, en comparant le flot des rancœurs trop longtemps contenues au fleuve qui rompt un barrage1. C'est la première fois dans la littérature russe qu'un avertissement de ce genre est lancé aux propriétaires fonciers, plus de vingt ans avant le réquisitoire du Voyage de Saint-Pétersbourg à Moscou (PuteŠestvie iz Peter bur ga v Moskvu). Mais Kozel'skij ne se contente pas de stigmatiser les grands seigneurs cloîtrés dans leur égoïsme. Il s'efforce de suggérer des remèdes à ces énormes disparités sociales qu'il condamne surtout en tant que sources inépuisables de vices. La meilleure solution réside à son avis dans une meilleure répartition du travail, manuel ou intellectuel, entre tous les membres valides de la société sans aucune exception. Il propose ainsi d'instaurer la journée de travail de huit heures, ce qui aurait pour principale conséquence d'alléger considérablement le labeur des hommes du peuple, condition nécessaire de leur progrès intellectuel et moral. Le philosophe estime en effet qu'il n'est pas possible de « policer » le peuple autrement qu'en allégeant les charges qui pèsent sur ses épaules. Toutes ces idées et suggestions relatives au problème du travail et à ses implications sociales constituent l'aspect le plus original de l'ouvrage. Kozel'skij ne se réfère là à aucun philosophe occidental et démontre son aptitude à élaborer parfois sa propre pensée sans le secours d'un tremplin étranger.

Même si l'on n'envisage le livre de Kozel'skij que du seul point de vue de l'utilisation des sources, on ne peut méconnaître qu'il traduit une attitude assez neuve dans la littérature russe de l'époque, en particulier par la position qu'il adopte devant les deux grands courants antagonistes de la philosophie française. Il n'est pas banal que Voltaire y soit le plus souvent passé sous silence et quelquefois vilipendé. On peut déceler là une sourde méfiance à l'égard de la raison qui aura d'importants prolongements dans l'œuvre de Fonvizin et celle des francs-maçons, où elle tournera en hostilité déclarée. Rousseau, que la Russie officielle de Catherine II a pratiquement mis à l'index, bénéficie sans doute de cet anti-voltairianisme larvé des Propositions philosophiques : ses œuvres théoriques alimentent généreusement la réflexion de Kozel'skij qui le porte au pinacle, sans pour autant se montrer un disciple servile. Le recours à Helvétius permet d'ailleurs

1. Ibid., p. 512.

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d'infléchir les thèses de Rousseau dans un sens matérialiste qui s'accorde bien avec le solide réalisme de l'auteur russe. Mais quel que soit le volume des emprunts effectués par Kozel'skij, ceux-ci ne se réduisent pas à un simple travail de compilation : le mérite de Kozel'skij consiste à les intégrer à une œuvre qui possède sa logique interne et qui les organise en fonction de ses propres idées directrices.

Paris, 1968. André MONNIER.