thèmes de madame bovary

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Relation de liaisons dangereuses et MB – le lecteur est complice Par exemple, lorsque Rodolphe est seul et qu'il prévoit de séduire l'héroïne, le lecteur assiste à ses plans , comme s'il était son complice. Ce moment révèle les intentions du personnage de Rodolphe à l'égard d'Emma : « Oh ! je l'aurais, s'écria-t-il » (II, 7). Le lecteur prend part, ici, aux plans de séduction qui suivront, mais également à la rupture, déjà annoncée par Rodolphe : « Oui, mais comment s'en débarrasser ensuite ? » (II, 7). Cette scène peut être mise en relation avec les plans du vicomte de Valmont dans Les Liaisons Dangereuses. Le lecteur est, malgré lui, le complice des roués. Dans Madame Bovary, le lecteur sait par avance que la relation entre Rodolphe et Emma ne peut que se solder par une rupture. Ainsi, lorsque Emma déclare ouvertement sa passion à son amant, « Oh ! c'est que je t'aime ! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi » (II, 12), le lecteur ne peut qu'avoir pitié d'elle car Emma est la seule à ignorer les agissements de Rodolphe Le personnage d'Emma Bovary est par conséquent bel et bien une victime . L'héroïne est autant « manipulée » par la société que par ses chimères. Il convient de voir maintenant dans quelle mesure ces dernières contribuent au tragique destin d'Emma. De fait, si nous observons la définition du « tragique » évoquée plus tôt, le tragique est avant tout la prise de conscience d'une insatisfaction . Il nait au départ du fait que l'homme ne se satisfait pas de l'existence qui lui est donnée : il n'y trouve que des mensonges et des illusions . C'est exactement le cas d'Emma : « N'importe ! elle n'était pas heureuse, ne l'avait jamais été. » (III, 6). Hors, d'où viennent les illusions et les attentes qui la conduisent au suicide ? Ce sont les livres lus par l'héroïne lorsqu'elle était au couvent qui ont fait ce qu'elle est devenue : « Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, (...) troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers » (I, 6) Le malheur vient du fait qu'Emma ne sait pas distinguer fiction et réalité. Ses – mauvaises ? – lectures, dues à cette « vieille fille » qui séjournait également au

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Relation de liaisons dangereuses et MB – le lecteur est complice

Par exemple, lorsque Rodolphe est seul et qu'il prévoit de séduire l'héroïne, le lecteur assiste à ses plans, comme s'il était son complice. Ce moment révèle les intentions du personnage de Rodolphe à l'égard d'Emma : « Oh ! je l'aurais, s'écria-t-il » (II, 7). Le lecteur prend part, ici, aux plans de séduction qui suivront, mais également à la rupture, déjà annoncée par Rodolphe : « Oui, mais comment s'en débarrasser ensuite ? » (II, 7). Cette scène peut être mise en relation avec les plans du vicomte de Valmont dans Les Liaisons Dangereuses. Le lecteur est, malgré lui, le complice des roués. Dans Madame Bovary, le lecteur sait par avance que la relation entre Rodolphe et Emma ne peut que se solder par une rupture. Ainsi, lorsque Emma déclare ouvertement sa passion à son amant, « Oh ! c'est que je t'aime ! reprenait-elle, je t'aime à ne pouvoir me passer de toi » (II, 12), le lecteur ne peut qu'avoir pitié d'elle car Emma est la seule à ignorer les agissements de Rodolphe

Le personnage d'Emma Bovary est par conséquent bel et bien une victime. L'héroïne est autant « manipulée » par la société que par ses chimères. Il convient de voir maintenant dans quelle mesure ces dernières contribuent au tragique destin d'Emma.

 De fait, si nous observons la définition du « tragique » évoquée plus tôt, le tragique est avant tout la  prise de conscience d'une insatisfaction. Il nait au départ du fait que l'homme ne se satisfait pas de l'existence qui lui est donnée : il n'y trouve que des mensonges et des illusions. C'est exactement le cas d'Emma : « N'importe ! elle n'était pas heureuse, ne l'avait jamais été. » (III, 6). Hors, d'où viennent les illusions et les attentes qui la conduisent au suicide ? Ce sont les livres lus par l'héroïne lorsqu'elle était au couvent qui ont fait ce qu'elle est devenue : « Ce n'étaient qu'amours, amants, amantes, (...) troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers » (I, 6) Le malheur vient du fait qu'Emma ne sait pas distinguer fiction et réalité. Ses – mauvaises ? – lectures, dues à cette « vieille fille » qui séjournait également au couvent, sont d'une importance capitale dans le roman de Flaubert.       Il est incorrect de dire que les chimères et les espérances d'Emma, ainsi que ses déceptions et son ennui, débutent lorsqu'elle épouse Charles. En effet, l'ennui de l'héroïne est déjà présent lorsqu'elle revient chez son père. Avec tant d'imagination et de désirs romanesques, la vie à la campagne lui semble insipide. Son père trouvait « qu'elle avait trop d'esprit pour la culture ».  Sa déception est accrue lorsqu'elle se marie. Pensant vivre enfin la vie des personnages de ses romans, elle est ramenée à la réalité par Charles. Charles est l'image même de la réalité, de ce qu'elle peut constater. Sa conversation est « plate comme un trottoir de rue ». Avec son mariage, Emma enterre ses espérances de vivre une existence digne d'un livre. Ainsi, l'insatisfaction dans la vie de l'héroïne vient de ses attentes, beaucoup trop élevées. Au début de son mariage avec Charles, les journées à Tostes se suivent et se ressemblent toutes : «  Elles allaient donc maintenant se suivre ainsi à la file, toujours

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pareilles, innombrables et n'apportaient rien ». (I, 9). Ainsi, ses illusions sur le mariage sont dissipées et Emma regrette même son acte : « Pourquoi me suis-je mariée ? ».       Toutefois, le mariage n'est pas la seule chimère qu'Emma s'était faite à propos de la vie. Lorsqu'elle prend un amant, elle pense que ses attentes vont être comblées. Mais « Emma retrouvait dans l'adultère toutes les platitudes du mariage » (III, 6). Il semble ainsi peser sur l'héroïne une sorte de fatalité, un ennui permanent et une vie pleine de désillusion. Un ennui qui, par ailleurs, la trouble : « Je l'aime pourtant ! » (III, 6). Le tragique ici vient du fait qu'Emma ne peut faire aucun choix sans que cela lui apporte de l'ennui. Elle envie « les ineffables sentiments d'amour qu'elle tâchait, d'après des livres, de se figurer ! » (III, 6). Ainsi, la vie d'Emma est vouée à l'ennui et aux désillusions car elle manque singulièrement de discernement. Elle tente de calquer sa vie sur celle des personnages de roman. Pourtant, malgré sa haute idée de l'amour, elle trouve en Rodolphe l'image-même de la passion. Dès son premier abandon, elle semblait être transformée : « quelque chose était survenu de plus considérable que si les montagnes se fussent déplacées. ».  Lorsqu'elle rentre chez elle et se dit « J'ai un amant ! », elle se rappelle au préalable « les héroïnes des livres qu'elle avait lus, et la légion lyrique des femmes adultères ». Elle ne peut pas s'empêcher de tout ramener à ses lectures et, estimant que sa vie est inférieure aux personnages, elle se retrouve de nouveau déçue. Ainsi, le malheur d'Emma  vient du fait qu'elle n'accorde d'importance qu'à la fiction, qui doit être évidemment plus palpitante, plus ardente que la réalité. Notons par ailleurs que le seul acte d'Emma qui n'ait été motivé par la volonté de vivre une existence romanesque est son suicide. Sa présence au moment de la révélation du pharmacien Homais sur l'endroit où se trouve l'arsenic n'est évidemment pas un hasard. Flaubert dissimulait ici un élément de la fatalité qui pèse sur son héroïne.       Cependant, le malheur et la dimension tragique instaurée par Flaubert ne vient pas uniquement des chimères d'Emma concernant la vie et l'amour. En effet, le monde qui l'entoure n'est pas étranger à son acte final.       Bien qu'il ne le fasse pas directement, la société du XIXe siècle est critiquée par Flaubert. Ce sont les yeux d'Emma qui permette au lecteur de comprendre l'état d'esprit du bourgeois de province. L'un des personnages qui scelle également la tragique destinée d'Emma Bovary est Lheureux, le marchand. L'aubergiste de Yonville, madame Lefrançois, le définit en deux mots, « enjôleur [et] rampant ». (II, 8). Lheureux voit en Mme Bovary une victime idéale. Il lui propose des objets et des vêtements hors de prix, l'invitant à payer plus tard car « [ils] ne [sont] pas des juifs ! » (II, 5). Il est responsable de la ruine des Bovary. Toutefois, les apparitions de Lheureux dans le roman ne sont pas au hasard. Flaubert a fait apparaître son personnage flatteur chaque fois qu'Emma était enclin à la passion. Par exemple, la première – véritable –  apparition du marchand (II, 5) se situe juste après la promenade de Léon et d'Emma, promenade par laquelle on raconte que l'épouse Bovary « se compromettait » (II, 3). De plus, Lheureux, prêt à fournir tous les objets dont Emma a besoin pour sa fuite avec Rodolphe, n'est pas dupe. Il sait que l'héroïne a « des amis » (III, 6). Ainsi, le personnage de Lheureux lie deux thèmes du roman : l'adultère et l'endettement par l'usure.Mais le personnage de Lheureux n'est pas le seul qui contribue au malheur d'Emma et à la dimension tragique du roman. En effet, Flaubert critique dans

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son œuvre un réel conformisme qui règne dans la société bourgeoise du XIXe siècle. Emma, dès le début du livre, est accusé de vouloir ressembler aux femmes des grandes villes : « La fille au père Rouault, une demoiselle de ville ! » (I, 2). Mais le conformisme ne touche pas seulement Emma. Lors de sa noce avec Charles (I, 4), les dames ont « des robes à la façon des villes ». De plus, Homais, symbole même du bourgeois satisfait de lui-même que Flaubert raille tant, est également impliqué lorsque l'auteur le fait entrer dans un café « sans retirer son chapeau, estimant fort provincial de se découvrir dans un endroit public. ». Mais les chimères d'Emma sont responsables de sa volonté d'être une « élégante » comme le dit Lheureux. Son imagination embellit la vision des grandes villes, notamment de Paris qui semble être « la » ville de référence. Une seule phrase de Léon : «  Cela se fait à Paris ! » (III, 1) constitue pour elle un « irrésistible argument ».  Cet exemple ne montre-t-il pas que l'histoire d'Emma Bovary est certes tragique, mais également pathétique ?En effet, la Fatalité ne semble pas entièrement responsable de la mort de l'héroïne. Certes le titre du livre le condamne d'avance. Le livre n'aurait pas pu s'appeler « les aventures d'Emma » par exemple. Flaubert a condamné son héroïne dès le titre. « Madame Bovary ». Elle est liée jusqu'à sa mort à son mari. D'ailleurs, notons que le livre débute par un chapitre sur Charles ( I, 1) et se clôt sur Charles également ( III, 11). Elle est littéralement « encerclée » par son époux. Toutefois ce sont ses choix et ses désirs qui sont à l'origine de son malheur. Emma assemble les éléments de ces lectures pour se constituer une image de l'amour parfait et de ce que doit être l'homme parfait. S'accrochant à cette idée, elle ne peut qu'échouer. Le lecteur éprouve de la pitié envers Emma, notamment lors de sa mort lorsque sa fille vient lui rendre visite, ne réalisant pas qu'elle se meurt. Il semble en effet que l'histoire de l'héroïne n'est pas seulement tragique, mais pathétique. L'histoire tragique d'Emma vient donc de son incapacité à se contenter de ce qu'elle a. Son incessante volonté de faire partie de la – haute ?– société contribue à sa perte. D'autre part, elle rêve d'une autre vie, où les personnages de romans se matérialiseraient pour lui faire mener une existence digne de ses lectures, en l'occurrence Paul et Virginie. Toutefois le terme de tragique est à nuancer. L'auteur ne voulait pas qu'on s'attriste de la mort de son héroïne. En effet, l'histoire de la jeune fille est mise en place par un Flaubert qui, dans une lettre de 1853, souhaitait que l'on « pleure moins pour [sa] mère Bovary qu'à celle de Virginie »

Scène des Comices agricoles, de remise de prix agricoles. Mais aussi scène de déclaration d'amour de Rodolphe à Madame Bovary. Tout

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l'intérêt du passage réside dans l'entrelacement savant de deux discours stéréotypés, dont la proximité ridiculise encore plus chacun que ne le ferait chacun isolément. 

Effectivement, le point de vue est capital pour Flaubert. Il avait un véritable souci de "réalisme" même s'il détestait l'étiquette d'écrivain "réaliste".Flaubert prenait un réel plaisir à se "disséminer" dans ses personnages (l'expression est de lui). Aussi parle-t-il souvent à travers ses personnages, la plupart du temps, les choses sont vues depuis ses personnages. Toutefois, le narrateur intervient parfois à travers le "on". Ses interventions sont effectivement ironiques car elles tendent à dresser un portrait peu glorieux de la bourgeoisie qu'il abhorrait !Malgré son souci de réalisme, il ne peut donc s'empêcher de faire des incursions ironiques qui viennent contredire sa volonté de neutralité. Sa réalité est alors "partielle" puisqu'il intervient en tant que narrateur. Il n'est donc pas toujours objectif. Les termes objectivité et subjectivité sont au coeur de ton sujet.Je peux te conseiller de lire l'ouvrage suivant qui a l'avantage d'être très synthétique : Thierry Ferraro, Au coeur d'une oeuvre, Madame Bovary.Par ailleurs n'oublie pas que Flaubert a été poursuivi en justice à cause de cette oeuvre "pour outrage aux bonnes moeurs". Cela voulait donc dire qu'il y avait forcément une forme de "vérité" choquante pour le plublic, à savoir, les frasques d'une femme infidèle. Cela vient en contrepoint de ton sujet qui stipule qu'il n'y a qu'une réalité partielle. Mais en même temps, il a été acquitté..

SUR LE FILME 2

Comment filmer des regards qui ne voient pas ?

Étudier le point de vue dans la séquence du bal de la Vaubyessard. Comment Chabrol, tout en

adoptant le même point de vue que Flaubert, réinterprète-t-il la scène du bal ?

La séquence du bal de la Vaubyessard est centrale dans le film comme dans le roman. Elle constitue un

point névralgique à partir duquel Emma va basculer et se perdre irrémédiablement dans ses rêves et ses

chimères. C’est à ce bal qu’elle prend conscience de tout ce qu’elle n’a pas et que naît le sentiment qui la

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mènera à sa perte : l’envie. Chez Chabrol, c’est au bal que la rencontre a lieu avec Rodolphe, alors que

dans le roman, elle se fait à l’occasion d’une visite du baron de la Huchette au médecin pour la saignée

d’un de ses fermiers. C’est dire l’importance que cet événement mondain revêt pour le réalisateur et les

conséquences funestes qu’il aura pour l’héroïne. C’est un moment de cristallisation.

Le regard de Chabrol fait d’Emma le centre et le moteur du récit. Le foyer de la perception coïncide avec

le regard et la conscience de la jeune femme, adoptant ainsi un point de vue interne. En effet, toute la

séquence du bal est épiée à travers les yeux de madame Bovary   1. L’héroïne semble plus intéressée

par ce que les autres disent que par la soirée. Elle surprend à l’arrière-plan des bribes de conversation qui

ne sont que ne sont qu’un chapelet de clichés romantiques : « Il y a des choses encore plus

mystérieusement belles : le Vésuve à l’aube, le jardin de roses à Gênes, le Colisée au clair de lune » ;

« Les clairs de lune sont beaux partout ». Le film reproduit quasiment à la lettre les conversations de ces

aristocrates, à travers lesquelles Emma circule, captivée et bouche bée. Mais la jeune provinciale ne

prend pas part aux discussions, elle est une étrangère dans un monde qui n’est pas le sien mais semble

flotter comme dans un rêve. Lorsqu’Emma a l’impression d’appartenir à cet univers, les plans

s’élargissent, dévoilant la noblesse, sa vie fastueuse et outrancière.

Puis un événement insolite l’arrache brusquement à sa rêverie : un domestique casse des vitres avec une

chaise   2 pour rafraîchir l’air « lourd » de la salle de bal. Le texte de Flaubert indique qu’alors,

« Madame Bovary tourn[e] la tête et aperç[oit] dans le jardin, contre les carreaux, des faces de paysans

qui regard[ent] ». C’est-à-dire que tout le passé honteux d’Emma resurgit, avec le souvenir de la ferme

paternelle, la mare bourbeuse et les terrines de lait bien crémeuses dans lesquelles elle plongeait son

doigt. Dans le film, Chabrol escamote ce plan terrifiant des paysans qui observent les nobles danser, pour

lui en substituer un autre non moins édifiant : celui de Charles Bovary, regardant sa femme et lui souriant

béatement, deux coupes à la main   3. Une vision d’effroi en remplace une autre mais le sens est le

même : la honte sociale d’Emma est déplacée sur le mari, définitivement gauche et maladroit, incapable

de s’intégrer aux danses comme à ce milieu aristocratique. Dans cette séquence, Charles observe plus sa

femme que le bal, il est présenté de l’extérieur (donc en focalisation externe) comme une enveloppe vide,

sans intériorité, et il n’est que le regard qu’il porte sur son épouse.

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Dès qu’Emma se met à danser, le réalisateur filme son visage qui devient radieux. Chabrol traduit cette

ivresse par un gros plan décentré en contre-plongée sur les robes qui tournoient au rythme de la

valse   4. Plus que jamais, le réalisateur est en osmose avec Emma.

SUR LA TECQUINIQUE

Madame Bovary est donc un roman "intellectuel", dont le plan a été construit à froid, dans un souci de discipline, et dont la rédaction a reposé sur l'utilisation consciente et laborieuse de techniques littéraires, non sur un élan d'inspiration.

Flaubert a mis le doigt sur la caractéristique essentielle du réalisme littéraire: la distanciation" de l'écrivain par rapport à son sujet. Le romancier doit observer ses personnages avec une exactitude scientifique. Son but étant d'analyser le caractère de ses protagonistes, et de les dépeindre dans leur milieu social, sa propre personnalité doit être exclue des observations. Comme les oeuvres scientifiques ne révèlent rien de la vie du savant, le roman ne doit rien révéler de la vie intime de l'auteur.

L'auteur prend le parti de tout montrer, avec un soin minutieux, car en matière de réalisme littéraire, comme dans les sciences biologiqiles,. les détails les plus minimes. ont une grande portée.

Ainsi la description du réel "au deuxième degré" est-elle nécessairement une évocation, une sorte de vision interne qui pénètre l'opacité des choses. Seule une telle évocation permet au lecteur de sentir à son tour (par cette collaboration que tout écrivain sollicite) "la chose'" dont la seule trace matérielle se réduit à une suite de signes noirs sur blanc... Et voilà qui fait justice du "réalisme photographique"

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Celles-ci n'ont guère varié depuis l'époque classique: la nécessité de héros et d'héroines auxquels le lecteur peut s'identifier .s'impose encore. Et toujours s'impose la vraisemblance de l'intrigue.

L'objet de notre mémoire est d'analyser, dans un premier chapitre, comment Flaubert a soumis ses personnages à la loi du temps mesuré par nos calendriers et nos horloges; en d'autres termes, c'est la chronologie du roman. que nous explorons en détail. Un second chapitre en montrera les incertitudes et Un troisième tentera de les expliquer en substituant à la chronologie traditionnelle le concept contemporain de "durée romanesque". Cette étude de techniques littéraires nous amènera à de conclusions qui, sans prétendre bouleverser les traditions de la critique flaubertienne, ajouteront à leur masse importante des précisions utiles.

Flaubert indique que Charles a quinze ans, lorsqu'il entre au "collège" de Rouen. Le lecteur peut retrouver exactement la date de son admission, car le jour est marqué par un événement de la vie commerciale rouennaise.

Flaubert omet de nous informer de la date du premier mariage de Charles. Mais il nous dit que la veuve Dubuc meurt en mars, après quatorze mois de vie conjugale. Mais le romancier a fort bien pu s'écarter de atm modèle, et comme il précise qu'il Y a eu de ,longues négociations a~ant le mariage de Charles,1 il ~st assez probable que ce mariage a été célébré au début de 1831. Dans l'incertitude du texte, nous nous en tiendrons à cette date probable.

La première rencontre de Charles et d'Emma a lieu le lendemain de la fêête des Rois - qui se place traditionnellement le dimanche qui suit le Premier de l'An. Cette rencontre doit avoir eu lieu aux premiers jours de 1838. Il Y a, en effet, assez longtemps que Charles est uni à la veuve Dubuc, puisque Flaubert a décrit leur vie conjugale en des termes qui excluent la lune de miel et évoquent un "vieux" ménage: Hélolse a déjà imposé sa loi, ses préjugés, ses caprices, sa cupidité, sa jalousie …

Le monde dans lequel appartient Emma Bovary n'est pas non plus étranger à son désespoir. Si le sous-titre du roman de Flaubert est « Mœurs de Province », c'est parce que la société dans laquelle grandit et vit la jeune femme la rend encore plus désabusée que ses lectures. Flaubert nous présente un monde bourgeois qui n'a rien de romanesque, où l'ennui et le conformisme

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règnent. Ce sont ces deux raisons qui permettent au lecteur de comprendre que le tragique régit le roman d'un bout à l'autre et qui justifie sa présence par « la faute à la fatalité ».

Est tragique tout ce qui montre à l'homme qu'il ne peut pas contrôler sa vie. Cette dernière est« contrôlée » par une force supérieure que l'on nomme le Destin, la Fatalité, la Nécessité ou d'autres appellations similaires. Toutefois, quelque soit le nom de cette entité dont le commun des mortel semble être le jouet, elle prend une place importante, à la fois dans la tragédie, mais aussi dans l'œuvre flaubertienne. En effet, le suicide de l'héroïne (III, 8) imprègne tout le roman d'une dimension tragique. La vie de la jeune femme se termine dans d'atroces souffrances, dues à l'arsenic qu'elle a pris. Il semblerait que la dimension tragique du livre inspire de la terreur et de la pitié pour Emma. Toutefois, hormis la mort de son personnage principal, l'œuvre de Flaubert est parsemée des traces du destin funeste d'Emma Bovary.

Condamnation des dangers du romantisme

Flaubert dénonce un certain romantisme par refus de l’invraisemblance et haine des lieux

communs. Il se moque de la littérature dont Emma se gorge au couvent : « Ce n’étaient

qu’amours, amants, amantes, dames persécutées s’évanouissant dans des pavillons solitaires,

postillons qu’on tue à tous les relais, chevaux qu’on crève à toutes les pages, forêts sombres,

troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers, nacelles au clair de lune, rossignols

dans les bosquets, messieurs braves comme des lions, doux comme des agneaux, vertueux

comme on ne l’est pas, toujours bien mis, et qui pleurent comme des urnes ».

Flaubert démystifie un certain nombre de poncifs. La grande passion romantique qui emporte

l’âme devient un mariage d’affaires où les sentiments sont sacrifiés à l’intérêt. Tout au long du

roman, les questions d’argent empoisonnent les idylles successives d’Emma.

Les éléments proprement realists

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Loin d’être seulement la critique d’une imagination enflammée, Madame Bovary présente les

principaux éléments caractéristiques du réalisme.

Tout d’abord, comme nous l’avons noté plus haut, Flaubert n’a pas inventé la trame de son récit,

il l’a tirée d’un fait divers. Comme un journaliste, il a enquêté sur place pour mieux comprendre

les personnages qu’il allait mettre en scène. Il a amassé des documents pour atteindre à

l’exactitude : il a lu des traités de médecine pour connaître les symptômes d’un

empoisonnement par l’arsenic avant de décrire l’agonie d’Emma. Il n’a pas hésité à consulter un

avocat pour ne pas commettre d’erreurs dans les désordres financiers de son héroïne non plus

que dans leur règlement. Flaubert se livre à un véritable travail de bénédictin. Afin d’assurer la

cohérence interne de son récit, en ce qui concerne la localisation des événements, il va jusqu’à

dessiner un plan d’Yonville.

Il jette un regard quasi médical sur le monde qu’il décrit. Il essaie de peindre ce qui est visible. À défaut de pouvoir rendre toute la réalité, il choisit les détails pittoresques et justes. La cuisine du père Rouault est autant le lieu poétique où la lumière du soleil joue au travers les persiennes que l’endroit sordide où les mouches mènent leur bal répugnant.

Au travers des comportements, nous voyons peu à peu les caractères se dessiner.

Flaubert nous convie à observer. Avec lui, nous devinons progressivement la timidité maladive de

Charles Bovary, son incompréhension, son application bornée comme si nous étions les témoins

amusés du chahut déclenché par l’arrivée du “nouveau”. Voilà posé l’essentiel de la personnalité

de celui qui sera incapable de satisfaire et de comprendre sa femme ! De même la sensualité

d’Emma nous est révélée, avant même qu’elle envahisse sa vie, par la manière dont la jeune

campagnarde boit la liqueur par petits coups de langue gourmands.

Cette volonté de réalisme, nous la retrouverons aussi dans la façon de parler. Chaque

personnage possède le langage de sa classe sociale, en accord avec sa psychologie. Ainsi le

père Rouault s’exprime comme un campagnard madré ; ses propos sont émaillés de

provincialismes tels que « la petite », « manger le sang », « chez nous » (pour "à la maison") et

dévoilent sa compréhension aussi exacte qu’intuitive de la situation : il n’imposera pas au timide

Charles l’aveu quasi impossible de sa passion. Lors de l’arrivée des époux Bovary à Yonville,

Homais leur tient un discours où il se gargarise de termes savants pour impressionner son

auditoire mais où, sous l’éloquence scientifique, percent l’intérêt et la stupidité

Page 10: thèmes de Madame Bovary

Ensuite nous devons noter cette tendance continuelle à expliquer les caractères par l’influence

du milieu et du tempérament. Comme un savant, Flaubert constate les lois biologiques qui

régissent individus et sociétés. S’il insiste sur l’adolescence d’Emma, c’est que son héroïne est

en partie conditionnée par ses expériences de pensionnat. Mais il faudrait ajouter que ces

expériences ont elles mêmes un retentissement très personnel sur cet esprit mystique du fait

des origines de l’enfant. Cette jeune paysanne qui lit Le Génie du Christianisme de

Chateaubriand et y découvre le sentiment romantique de la nature, ne peut idéaliser ce qu’elle

connaît fort bien : la campagne, aussi reportera-t-elle son lyrisme sur des paysages inconnus :

la mer tempétueuse ou les ruines. Ainsi Flaubert veut-il montrer le déterminisme qui nous

gouverne.

Enfin l’œuvre objective doit renoncer à l’hérésie du moralisme. Le roman n’a pas à défendre une

thèse, il se doit d’exposer des faits. Au lecteur à tirer les leçons ! Le livre ne doit plus faire de

concessions à un prétendu « bon goût ». Flaubert n’hésitera pas à heurter notre sensibilité par

des détails insupportables lors de l’agonie d’Emma. Rien ne nous est épargné.

On peut dire que Madame Bovary par bien des côtés est une œuvre anti-romanesque. C’est

l’histoire d’une déchéance assez lamentable, c’est aussi un examen clinique de la réalité. Ces

deux aspects essentiels fondent son réalisme.

Le moi de Flaubert

Flaubert a mis beaucoup de lui-même dans son roman. Malgré un certain parti pris d’impartialité,

il a pu aussi s’écrier : « Madame Bovary, c’est moi ! ». Ce cri a été interprété de plusieurs

manières. Peut-être faut-il y voir d’abord le désir de Flaubert de couper court à l’enquête sur ces

sources, à la part réaliste de son œuvre, en rappelant utilement la part de l’écrivain dans sa

création. Flaubert a coulé dans son œuvre ses propres inquiétudes, ses manières de penser, sa

matière personnelle. En particulier, comme Emma, il a éprouvé un goût immodéré pour la

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lecture. Au lycée de Rouen, « les pensums finis, la littérature commençait, et on se crevait les

yeux à lire au dortoir des romans. On portait un poignard dans sa poche, comme Antony… Mais

quelle haine de toute platitude ! Quels élans vers la grandeur ! ».

Le goût de la reverie

Au détour d’une page, on le surprend à rêver de la belle manière, ce qu’il appelait son « infini

besoin de sensations intenses ». Les lectures d’Emma, fades et niaises, déclenchent parfois en

lui le désir de voyager comme l’évocation de « ces sultans à longues pipes, pâmés sous des

tonnelles aux bras de bayadères, djiaours, sabres turcs, bonnets grecs… » (Il est parti d’ailleurs

pour l’Orient). Il lui faut alors l’aide de l’ironie pour secouer l’esprit qui vagabonde et dénoncer

l’invraisemblance et le poncif.

Un goût de la période

Chaque fois que Flaubert se laisse aller à la rêverie, la phrase prend l’ampleur et la cadence de

la période romantique. Ainsi, la veille de sa fuite avec Rodolphe, Emma contemple la lune en

compagnie de son amant :

« La lune, toute ronde et couleur de pourpre, se levait à ras de terre, au fond de la prairie. Elle

montait vite entre les branches des peupliers, qui la cachaient de place en place, comme un

rideau noir, trouvé. Puis elle parut, élégante de blancheur, dans le ciel vide qu’elle éclairait ;

et alors, se ralentissant, elle laissa tomber sur la rivière une grande tache, qui faisait une

infinité d’étoiles, et cette lueur d’argent semblait s’y tordre jusqu’au fond à la manière d’un

serpent sans tête couvert d’écailles lumineuses. Cela ressemblait aussi à quelque

monstrueux candélabre, d’où ruisselaient tout au long des gouttes de diamant en fusion. La

nuit douce s’étalait autour d’eux ; des nappes d’ombre emplissaient les feuillages ».

Les émois de la passion

Page 12: thèmes de Madame Bovary

Parfois Flaubert éprouve une secrète délectation dans les plaisirs destructeurs de la passion

romantique qu’il entend condamner. Là, point d’ironie qui vient briser le sortilège ! Emma éprouve

un tendre attachement pour le jeune clerc Léon Dupuis, elle vient d’accepter son bras, au risque

de se compromettre, tandis qu’elle se rend chez la nourrice de sa fille :

« Ils sentaient une même langueur les envahir tous les deux ; c’était comme un murmure de

l’âme, profond, continu […] Surpris d’étonnement à cette suavité nouvelle, ils ne songeaient

pas à s’en raconter la sensation ou en découvrir la cause. Les bonheurs futurs, comme les

rivages des tropiques, projettent sur l’immensité qui les précède leurs mollesses natales, une

brise parfumée, et l’on s’assoupit dans cet enivrement, sans même s’inquiéter de l’horizon

qu’on n’aperçoit pas ».

La passion naissante rejoint curieusement le désir d’évasion dans le voyage, que nous

notions tout à l’heure.

La révolte

C’est ce même le désir d’évasion qui constitue le plus profondément le romantisme d’Emma,

bien proche de son créateur lorsque qu’elle éprouve un grand dégoût pour le monde étriqué qui

l’entoure. Lors de son mariage avec Charles ne voit-on pas l’opposition irréductible entre son

sentimentalisme qui se traduit par le désir d’une cérémonie nocturne aux flambeaux et le

matérialisme de son père qui pense seulement à la nourriture et aux plaisirs. Depuis on appelle

bovarysme cette volonté d’être plus et mieux, ce désir forcené d’une autre existence plus

exaltante. Nous rejoignons là le goût romantique de la révolte, la haine de l’ordre établi. Emma

s’échappe sans cesse de ce monde ennuyeux qui l’étouffe. Si le roman est sous-titré « Mœurs

de province », c’est que la sévère peinture d’une campagne pitoyable et triste explique en partie

le destin de l’héroïne. Flaubert partage le dégoût d’Emma, même s’il s’en défend : « Croyez-vous

donc que cette ignoble réalité, dont la reproduction vous dégoûte ne me fasse tout autant qu’à

vous sauter le cœur ? Si vous me connaissiez davantage vous sauriez que j’ai la vie ordinaire en

exécration. Je m’en suis toujours personnellement écarté autant que j’ai pu », confie-t-il dans sa

correspondance. À la différence d’Emma cependant, il ne fuira pas dans un rêve éveillé mais

cherchera à sublimer la réalité par le travail artistique. Au sein de cette histoire ordinaire, nous

trouvons une fatalité toute romantique, cet échec qui clôt inéluctablement toute tentative

Page 13: thèmes de Madame Bovary

d’évasion. Même nous pourrions dire que la semence de destruction est autant en Emma

qu’autour d’elle. Flaubert ne l’a fait pas mourir de manière très commune. Après la longue agonie

qui suit l’empoisonnement à l’arsenic, il l’a fait entrer toute vive dans un cauchemar sans fin,

marquée du sceau de sa propre damnation : « Et Emma se mit à rire, d’un rire atroce,

frénétique, désespéré, croyant voir la face hideuse du misérable qui se dressait dans les

ténèbres éternelles comme un épouvantement ».

Force pourtant nous est de reconnaître que ces éléments sont peu nombreux, même si leur

caractère exceptionnel donne à l’œuvre une coloration si particulière.

Le dualisme de Flaubert

Deux aspects si contrastés réunis chez la même personne pourraient nous étonner, or Flaubert,

le premier, connaissait parfaitement l’existence de ses deux tendances fondamentales : « Il y a

en moi deux bonshommes distincts, un qui est épris de gueulades, de lyrisme, de grands vols

d’aigle […] ; un autre qui creuse et qui fouille dans le vrai tant qu’il peut, qui aime à accuser le

petit fait aussi puissamment que le grand, qui voudrait vous faire sentir presque matériellement

les choses qu’il reproduit ». A-t-il su dépasser ce dualisme ? Tout d’abord, nous l’avons vu, il l’a

au moins admis et lui a donné droit de cité dans son œuvre. L’écrivain est autant celui qui

observe le monde que celui qui l’anime.

« Aujourd’hui, homme et femme tout ensemble, amant et maîtresse à la fois, je me suis

promené à cheval, dans ma forêt, par une après-midi d’automne, sous des feuilles jaunes et

j’étais les chevaux, les feuilles, le vent, les paroles qu’on se disait… » Quelle imagination !

Lorsqu’il décrit l’agonie d’Emma, il a dans la bouche le goût de l’arsenic : quel pouvoir

d’autosuggestion ! Parfois même comme Dieu, après avoir créé et animé son monde, il le juge.

Alors la plume grince, le trait est appuyé, l’imagination s’enflamme. La noce d’Emma a sombré

dans la ripaille et la beuverie, Flaubert est agacé et, tout d’un coup, nous passons à l’image

dantesque, fantastique d’attelages fous : « et toute la nuit, au clair de lune, par les routes du

pays, il y eut des carrioles emportées qui courraient au grand galop, bondissant dans les

saignées, sautant par-dessus les mètres de cailloux, s’accrochant aux talus, avec des femmes

Page 14: thèmes de Madame Bovary

qui se penchaient en dehors de la portière pour saisir les guides ».

Un point de vue nouveau et original

La vision que nous livre Flaubert est donc autant une photographie réaliste qu’une interprétation

romantique : c’est là un point de vue nouveau et original. Tout d’abord le romancier nous livre ses

personnages au travers de la vision d’autrui, il en résulte un kaléidoscope d’impressions, un jeu

de miroirs dans lequel les images fuient, sont renvoyées déformées. Emma par exemple est

tantôt la petite paysanne dans laquelle Charles va déceler l’image de son éternel féminin, tantôt

la campagnarde que Rodolphe entend séduire par jeu, tantôt la femme sensuelle que Lheureux

flatte pour mieux en tirer profit. Ensuite Flaubert amasse les détails justes dont l’accumulation

même confine à la caricature. Les objets sont alors habités d’une vie étrange à la manière des

symboles. La casquette de Charles est plus qu’une coiffure, c’est l’image du mauvais goût

« dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile », elle

traduit à l’avance l’inadaptation de Charles bientôt victime de la cruauté de ses condisciples. Au

bal à la Vaubyessard, la jeune provinciale aurait dû être séduite par le luxe, les ors, les lumières,

son attention pourtant se concentre sur la galerie des portraits des grands ancêtres pour nous

faire sentir le caractère figé, distant voire prétentieux de cette noblesse campagnarde. Le

clopinement du pied-bot d’Hippolyte rythme la maladresse et l’échec de Charles. Le livre

fourmille de telles notations.

Un réalisme poétique

Cette beauté ne se situe

pas forcément dans les objets, les scènes ou les paysages décrits, souvent volontairement

prosaïques, mais dans la composition, l’agencement qui leur donnent un sens. Ainsi la

description de la noce obéit à une loi secrète, celle de la désagrégation : l’émulation joyeuse du

début dégénère en ripaille et en rancœurs. La scène des comices peut être lue comme une

symphonie où se croisent, en de subtiles variations, les déclarations enflammées de Rodolphe

et la trivialité de la fête agricole, deux mondes juxtaposés, étrangers qui se rejoignent pourtant

dans leur culte du poncif et du rêve à bon marché.

Page 15: thèmes de Madame Bovary

Un pessimisme fondamental

Ce que Flaubert nous livre en fin de compte est un monde pessimiste. Nous l’avons vu, son

roman est l’histoire d’un échec. Madame Bovary se détruit lentement. Tout porte en soi son

propre ferment de destruction. Cependant la vérité essentielle du livre, c’est que l’idéalisme n’a

pas sa place dans un monde où triomphent les intérêts mesquins et la bêtise. Emma est une

victime. Les vrais coupables ne sont pas punis : Rodolphe n’éprouve aucun remords et dort du

sommeil du juste, Lheureux n’y a jamais vu qu’une « bonne affaire ». Allons plus loin encore, les

coupables sont récompensés, honorés : Lheureux a fait fortune et s’est installé à l’enseigne “les

favorites du commerce”, son nouveau magasin ; Homais, parangon de bêtise satisfaite, « vient

de recevoir la croix d’honneur ». Le roman se termine sur la vision grinçante de la sottise

humaine.

Un travail de styliste

Face à ce monde éprouvant pour une sensibilité d’écorché vif comme celle de Flaubert, nous

éprouvons cependant une intense impression d’harmonie, de beauté. C’est que l’artiste a

toujours cherché une parfaite appropriation du mot à l’idée à exprimer. Seul le style permet

d’échapper à la « triste plaisanterie de l’existence ». Le culte de la beauté permet de

recomposer une création mal faite ou tout simplement de s’échapper dans le monde des idées

pures. Le romancier doit, nous l’avons vu, choisir en fonction de l’effet à produire, mais de plus,

au contraire du pâtissier qui a réalisé la ridicule pièce montée des noces où éclate mauvais goût

dans la juxtaposition de styles eux-mêmes composites, élaguer, tendre à la pureté, à l’accord

parfait entre le sujet et les mots pour le dire. À cet endroit, plus de romantisme ou de réalisme ;

le premier entache la vérité par excès d’imagination ou de subjectivité, le second ne peut

atteindre à la beauté car le monde brut est laid. Seul l’art mérite nos efforts. Écoutons la dernière

leçon de l’ermite de Croisset (lettre à Louise Colet du 16 janvier 1852) : « Les œuvres les plus

belles sont celles où il y a le moins de matière ; plus l’expression se rapproche de la pensée

plus le mot colle dessus et disparaît, plus c’est beau […] C’est pour cela qu’il n’y a ni beaux ni

Page 16: thèmes de Madame Bovary

vilains sujets et qu’on pourrait presque établir comme axiome, en se posant au point de vue de

l’Art pur, qu’il n’y en a aucun, le style étant à lui tout seul une manière absolue de voir les

choses ». De là à rêver “d’un livre sur rien, un livre sans attache extérieure, qui se tiendrait de lui-

même par la force interne du style”, voilà des préoccupations plus proches des spéculations

mallarméennes que des enquêtes naturalistes de Zola !

Conclusion Conclusion Conclusion

Madame Bovary recèle des aspects réalistes et des aspects romantiques comme l’œuvre de

Flaubert qui oscille elle-même sans cesse de la grisaille à la couleur, de la terne réalité aux fastes

de l’imagination. Il y a loin de l’Éducation sentimentale à Salammbô, de Bouvard et Pécuchet à La

Tentation de Saint-Antoine. Mais même lorsque Flaubert entend écrire sur un sujet trivial, il renonce

au réalisme pur. Qu’il n’ait pas réussi à exorciser les vieux démons de son adolescence, c’est tant

mieux ! Nous avons alors sous les yeux une œuvre originale qui échappe aux règles trop étroites

d’une école, d’un mouvement ou tout simplement d’une doctrine. Son roman y gagne en profondeur,

en personnalité, en universalité pourrions-nous dire. Flaubert pouvait affirmer : « Ma pauvre Bovary

souffre et pleure dans vingt villages de France ! », preuve qu’il ne s’agissait plus de la simple

transcription réaliste de l’affaire Delamare. L’auteur des Trois contes se situe exactement à la

charnière de son siècle, héritant du mal du siècle romantique, cette difficulté à vivre dans un monde

borné, il annonce le spleen baudelairien et l’incapacité à s’accommoder d’une existence qui brime

l’idéal. Épurant le romantisme de ses excès, il fonde une certaine impartialité dans le récit, ouvrant

la voie au roman moderne fait de critique et d’échec. Accordant une grande importance au style, il

sacralise l’Art et laisse présager les magiciens du verbe qui auront nom les symbolistes. Flaubert

particulièrement dans Madame Bovary reste donc un solitaire, un artiste indépendant dont l’œuvre

agira à la manière d’un ferment littéraire.

SUR LA MORT D’EMMA

Une description réaliste et convulsive

Description particulièrement réaliste d'un ensemble de symptômes : « haleter », la « langue tout entière lui sortit hors de la bouche », des yeux qui « roulent », l'« accélération de ses côtes, secouées par un souffle furieux »,

Page 17: thèmes de Madame Bovary

« la prunelle fixe, béante ». Le texte s'achève sur une « convulsion ». La violence de la description de Flaubert naît d'une vision réaliste, corporelle, presque médicale, des symptômes de la mort approchant.

Accélération du rythme des phrases dans la seconde partie. Enchainement rapide des connecteurs (« jusqu'au moment où »,

« alors », « aussitôt ») et énumération du comportement des différents personnages : « Félicité s'agenouilla », « le pharmacien

fléchit les jarrets », « M.Canivet », « Bournisien s'était remis en prière », « Charles était de l'autre côté, à genoux ».

La référence aux différentes parties du corps (« poitrine », « langue », « yeux ») suggère une perte de contrôle de celui-ci.

Une lutte entre l'âme et le corps

Présence constante du champ lexical du religieux: « sacrement », « prêtre », « Seigneur », « salut », « communion », « âme », « crucifix », « prière », « soutane », « ecclésiastique », « oraisons », « syllabes latines ».

La mort gagne progressivement, entraînant une séparation des deux substances : la première partie suggère une reprise de conscience (Emma est sujet de la plupart des phrases), la seconde est le moment de la séparation « âme-corps » (« comme si l'âme eût fait des bonds pour se détacher », qui d'ailleurs conduit « à la croire déjà morte »), enfin Emma apparaît comme un « cadavre qu'on galvanise » (la galvanisation consiste à activer un muscle en faisant passer une sorte de courant électrique, c'est donc un mouvement obtenu par une source extérieure au corps, artificiellement), et donc un corps sans âme.

Cette progression suggère ainsi qu'Emma est morte avant même sa mort effective. On remarquera que l'instant de la mort n'est d'ailleurs pas indiqué : la phrase « Elle n'existait plus » utilise une valeur assez rare de l'imparfait qui, ici, permet de faire une sorte d'ellipse : l'instant de la mort est comme enjambé, il est comme passé sans avoir été clairement aperçu, identifié.

Un personnage « maudit »

La phrase du prêtre, pour « rassurer » Charles, prend une tournure très sombre au regard de ce dénouement : « le Seigneur, quelquefois, prolongeait l'existence des personnes lorsqu'il le jugeait convenable pour le salut ». Dans cette perspective, Dieu semble avoir abandonné Emma.

La scène du miroir peut s'interpréter comme une sorte de regard de sa propre conscience : Emma semble comme « frappée » par sa propre image.

L'aveugle, figure de la fatalité

Le champ lexical du religieux disparaît lorsqu'entre en scène l'aveugle. Personnage récurrent (qui revient), il apparaît donc clairement comme une allégorie du destin d'Emma.

La fin du texte figure une plongée dans les « ténèbres éternelles » : l'aveugle apparaît, sinon comme un diable, comme une sorte d'ange exterminateur, de messager de la mort, venant punir les fautifs. Emma croit voir sa « face hideuse » qui lui crée ainsi un« épouvantement » (pour rappel, au bal de la Vaubyessard, Emma avait aperçu, derrière le carreau cassé « les faces de paysans qui la regardaient » : avant même de rencontrer l'aveugle, ces personnages annonçaient, derrière l'illusion du luxe et des plaisirs, le destin tragique d'Emma qui se profilait).

La chanson de l'aveugle a des résonances avec le destin d'Emma:

Page 18: thèmes de Madame Bovary

- Allusion à ses « rêves d'amour » de fillette

- Allusion, un peu grivoise, à ses adultères : les « épis » amassés pourraient bien figurer les amants d'Emma, le vent qui souffle sur le jupon qui s'envole, figure également une image de légèreté.

- L'allusion à la « faux » qui « moissonne » évoque bien sûr la mort. Et peut-être aussi peut-on voir à travers la jupe qui s'envole une sorte d'allégorie de l'âme.

On pourrait presque résumer la chanson ainsi : une jeune fille rêvant d'amour a commis l'adultère qui a précipité sa mort.

Pitié et terreur

La terreur se sent dans les réactions d'Emma lorsqu'elle entend l'aveugle.

Plus encore, c'est Emma qui, prise de folie dans un souffle ultime, inspire terreur et révulsion : sa réaction ne fait qu'accentuer le sentiment de terreur qu'inspire ce passage : « Emma se mit à rire, d'un rire atroce, frénétique, désespéré ». On notera ici qu'Emma, elle aussi, semble comme prendre une apparence « diabolique ».

Les réactions des personnages qui entourent Emma construisent une scène particulièrement larmoyante (notamment celles de Félicité, priant à genoux, et celle de Charles, à genoux lui aussi, et serrant fort la main de son épouse).

Contrepoints ironiques

Comme à son habitude, Flaubert utilise son art du contrepoint, qui vient modérer la dimension tragique de cette scène.

Une chansonnette au milieu des larmes

La chanson de l'aveugle constitue une ironie tragique. Sa chanson « grivoise » enlève de la dignité à la mort d'Emma.

2. Une veillée funèbre quelque peu grotesque

Chaque personnage semble tenir son rôle, résultant ainsi en un tableau d'ensemble quelque peu grotesque. On remarquera notamment le pharmacien « lui-même » qui « fléchit un peu les jarrets » : d'une part, « lui-même » et « un peu » suggèrent qu'il est au fond peu enclin à s'émouvoir de la mort d'Emma, quant aux « jarrets », c'est ainsi que l'on désigne bien souvent une partie de la cuisse d'un animal.

Les énumérations donnent le sentiment d'une réaction en chaîne, comme si chaque mouvement des personnages suivait d'une manière quasi-mécanique les convulsions d'Emma, comme si chaque personnage était un de ses « membres », un prolongement de son corps.

Un espoir teinté de superstition : la phrase de Charles qui suit les mots du prêtre « Il ne fallait peut-être pas désespérer » est particulièrement « distanciée » : elle est au discours indirect libre (malgré le tiret) et elle est modalisée (« peut-être »). Elle figure donc une sorte d'espoir mou et impuissant.

Coquette(MULHER SEDUTORA) jusqu'au bout ?

Les derniers gestes de vie d'Emma (demander et se regarder dans son miroir) traduisent en partie une forme de « narcissisme » : son dernier souci est de savoir comment elle est « mise ».

Page 19: thèmes de Madame Bovary

COMMENTAIRE FLAUBERT Madame Bovary, chapitre 1

le chapitre I, lors duquel le narrateur raconte le premier jour de classe de Charles Bovary. l’auteur centre son récit sur la description d’un accessoire fondamental.

Tout d’abord, Flaubert fait une description très minutieuse de la casquette de Charles. En effet,

cette scène romanesque tourne essentiellement autour d’un objet, en apparence anodin, qui va souligner le

ridicule du « nouveau » : une casquette (le terme est d’ailleurs utilisé cinq fois dans l’extrait), casquette qui est

décrite de façon péjorative et ironique. Ainsi Flaubert écrit: « C’était une de ces coiffures d’ordre

composite, où l’on retrouve les éléments du bonnet à poil, du chapska, du chapeau rond, de la

casquette de loutre et du bonnet de coton, une de ces pauvres choses, enfin, dont la laideur muette a

des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile. » L’utilisation de l’imparfait « c’était »

annonce une pause descriptive dans le récit et le lecteur assiste à une présentation très détaillée de cette

casquette. Le narrateur commence par la caractériser globalement « une de ces coiffures d’ordre composite »

en mettant en avant sa « laideur muette » qui présente une hypallage très ironique et révélatrice. Puis la

description se développe de façon ascendante, depuis « les trois boudins circulaires » jusqu’au « gland » ;

cette pause narrative semble donc vouloir détailler l’objet afin que le lecteur se le représente plus aisément et

le champ lexical des formes géométriques « ovoïde, circulaire, bande, losange, polygone », des matières

« velours, poils de lapin, soutache » et des couleurs « rouge, or » parlent à l’imagination.

En outre, Flaubert présente au lecteur un accessoire improbable pour un personnage improbable.

En effet, bien que Madame Bovary soit considéré comme un roman réaliste, qui veut décrire au plus près la

vie bourgeoise du XIX° siècle, cette description présente une casquette hautement improbable, qui mêle

plusieurs couleurs, plusieurs formes et plusieurs matières, la présentant comme une coiffure grotesque ; le

narrateur la compare d’ailleurs à un « sac » et son énumération qui présente quasiment tous les couvre-chefs

« bonnet à poil, chapska, chapeau rond, la casquette de loutre et bonnet de coton » nous fait sourire, grâce

au registre satirique souvent convoqué, notamment.

Finalement, cette description ridiculise le propriétaire de la casquette. La description du rituel

s’oppose à la maladresse de Charles, mise en valeur par sa gestuelle maladroite « il se leva, sa casquette

tomba » et rendue par la parataxe. Cette maladresse explique les moqueries «toute la classe se mit à rire » « il

y eut un rire éclatant des écoliers », les passés simples accentuent l’enchaînement rapide des actions

Page 20: thèmes de Madame Bovary

scandent le récit, mettant ainsi le personnage mal à l’aise. Moqué par ses camarades et ridiculisé par son

professeur qui, en utilisant le terme « casque » fait ressortir l’aspect incongru de la casquette, le nouveau se

retrouve seul en scène, comme en témoigne le pronom personnel « il » en position de sujet dans quasiment

toutes les phrases des dernières lignes : il s’oppose au « nous », expression de la collectivité dont il est

marginalisé. Ce personnage nous apparaît à la fois risible et stupide dans sa docilité servile et son humiliation,

et lorsque Flaubert écrit : « il se baissa pour la reprendre », « il la ramassa une seconde fois », le jeu des

verbes d’action le rend d’autant plus pitoyable dans sa solitude. Le narrateur, qui est également l’un des

enfants de l’école, comme le montre le pronom personnel « nous », a lui aussi pitié de lui : « le pauvre

garçon ». L’adjectif hypocoristique « pauvre » souligne le registre pathétique. La casquette est donc

l’occasion de son ridicule.

Nous pouvons donc conclure en disant que l’auteur centre son récit sur la description de

l’accessoire, en le détaillant avec minutie, en mettant en valeur son aspect improbable, pour mieux ridiculiser

son propriétaire.

Dans un second temps, que Flaubert accentue la description de l’accessoire en offrant une scène réaliste et haute en couleurs.

Tout d’abord, Flaubert met en scène son personnage et sa casquette de manière à accentuer le

registre dramatique de l’évènement. La casquette apparaît dans le texte en même temps que le héros, et le

narrateur ne fait aucune description morale du personnage. Il semble donc qu’il se soit épargné cette peine en

demandant au lecteur de comprendre qu’à travers cette casquette, il lui fallait voir le reflet de son propriétaire.

Il est donc aussi atypique que sa casquette, aussi laid sans doute et aussi pitoyable. Tous les termes péjoratifs

du texte, tels que « imbécile », « pauvre chose », « laideur », qui caractérisent en premier lieu la casquette,

désignent également métonymiquement Charles lui-même qui n’est pas à sa place, et ne sait pas où se mettre,

ni quelle attitude adopter.

Ainsi, la casquette est comme le reflet de l’imbécilité du personnage. Lorsque Flaubert écrit :

« comme le visage d’un imbécile », la comparaison éclaire le personnage et l’expression « laideur muette »

forme une hypallage dont l’adjectif fait à la fois référence à l’immobilité de l’objet et au mutisme du nouveau.

La description forme d’ailleurs un patchwork en guise de vêtements. On notera certains détails péjoratifs et

ridicules: les « bas bleus » (féminisation, raffinement) qui contrastent avec les « souliers forts, mal cirés, garnis

de clous ». Enfin, Flaubert note : « Une coiffure d’ordre composite », le registre axiologique qui connote le

texte négativement amplifie l’aspect ridicule de l’accessoire, et partant du personnage qui le porte. La

référence à l’animalité: « poil », « loutre », « poil de lapin », la géométrie ridicule: « Boudins circulaires »,

Page 21: thèmes de Madame Bovary

« losange de velours », « polygones de carton », « croisillons (…) en manière de gland », et surtout, la

personnification péjorative, insultante, qui apparaît comme un emblème: « une de ces pauvres choses, enfin,

dont la laideur muette a des profondeurs d’expression comme le visage d’un imbécile » montrent que

Flaubert manie l’art de la pointe, en parachevant son texte par un trait hautement satirique.

Enfin, le registre pathétique amplifie la dramatisation de la scène. En effet, le narrateur semble

éprouver le même sentiment de pitié pour la casquette que pour le jeune Bovary : « une de ces pauvres

choses » fait écho à l’expression « pauvre garçon » : l’utilisation du même adjectif induit le parallèle. De

même, la casquette est « neuve » et Charles est « le nouveau ». Le lecteur est donc la proie de sentiments

contradictoires, et il ne sait plus vraiment s’il doit rire ou pleurer de cette scène tout aussi ridicule que

pathétique.

Flaubert offre donc une scène réaliste et haute en couleurs en la dramatisant, en orchestrant le

parallélisme entre l’accessoire et son propriétaire et en faisant en sorte de mélanger les registres.

Finalement, nous allons voir que Flaubert orchestre cette mise en scène pour mieux mettre en

valeur la portée symbolique de cet évènement clef.

Tout d’abord, le jeu des points de vue, grâce à la focalisation omnisciente du narrateur, permet

d’accentuer le processus d’exclusion à l’œuvre dans le texte. Le pronom personnel « nous » utilisé à mainte

reprises, crée une connivence entre le narrateur et les élèves, mais aussi entre le narrateur et le lecteur,

directement impliqué dans la scène, et donc, intégré au groupe des « moqueurs » contre le « moqué ».

L’accent acerbe et caustique de la description renforce ce sentiment, comme si le narrateur cherchait

d’emblée à convoquer chez le lecteur une certaine antipathie amusée vis-à-vis de son personnage.

En outre, cette première entrée en classe symbolise la propre vie du personnage, toute en

médiocrité. Le ridicule de la scène ne fait qu’annoncer la dimension tragique de sa vie, et les moqueries des

personnages, dont Charles est le centre, préfigure son destin. Ainsi Flaubert écrit : « Il y eut un rire éclatant

des écoliers qui décontenança le pauvre garçon, si bien qu’il ne savait s’il fallait garder sa casquette à

la main, la laisser par terre ou la mettre sur sa tête. » L’hyperbole contenue dans l’adjectif

« éclatant » amplifie la mise au ban du personnage, et ses hésitations, rendues par la consécutive et

l’interrogative indirecte (si bien qu’il ne savait si…) met en valeur l’indécision et la faiblesse du

personnage dont le destin paraît d’emblée placé sous le signe de la médiocrité et de l’exclusion.

Enfin, Flaubert livre le portrait d’un véritable antihéros. C’est par l’intermédiaire de sa casquette

que le lecteur, comme ses camarades de classe, prennent connaissance du personnage, identifiant

immédiatement le pauvre Charles Bovary comme un antihéros. Objet de l’observation attentive de tous ses

Page 22: thèmes de Madame Bovary

camarades de classe, celui-ci apparaît d’emblée comme s’opposant aux personnages héroïques de la

tradition romanesque. Ainsi l’écrivain réaliste a su créer un personnage ordinaire, marqué par la médiocrité.

La phrase qui clôt le texte « Il se rassit et la posa sur ses genoux. », efficace par sa simplicité syntaxique

et sémantique, rend compte de la soumission du personnage, incapable de se révolter et de réagir par

l’offensive. Flaubert montre en Charles Bovary un être timide, terne, souvent ridicule, à la vision du monde

étroite. L’écrivain produit ainsi un effet de surprise en commençant son roman par le portrait d’un antihéros.

La dimension symbolique de cette mise en scène est donc fondamentale. Flaubert, grâce à la

focalisation omnisciente, a su créer un accessoire significatif qui préfigure une tragédie, en ouvrant son roman

par la description révélatrice d’un antihéros.

Nous pouvons donc conclure en affirmant que Flaubert, par une mise en scène significative,

ridiculise son personnage. Dans un premier temps, Il fait la description minutieuse d’un accessoire

fondamental, pour amplifier le ridicule du personnage. Puis, il offre la dramatisation d’une scène réaliste et

haute en couleurs, pour mieux mettre en valeur, enfin, la portée symbolique de cet évènement clef, en

annonçant la tragédie à venir et en présentant un antihéros.

Nous pouvons comparer ce texte à celui du même auteur, Un Cœur simple, et plus

précisément au chapitre IV, lors duquel Flaubert décrit le perroquet, pour mieux caractériser son propriétaire,

Félicité elle-même, en employant également la satire et l’ironie.

l’adultère, le mariage comme prison

Alors, pour que la famille ‘idéale’ fonctionne selon le principe du patrimoine, et pour que ce dernier ne fût pas menacé de la dilapidation, il fut absolument inacceptable que la femme eût un amant. Le dilemme fut que l’acte adultère fut en même temps le seul moyen pour la femme au XIXe siècle de faire l’expérience de la liberté, et la faute morale par excellence.

Dans l’institution du mariage, les sorties de la femme furent l’objet d’une stricte réglementation et condamnées comme des infractions dès que la femme rompit avec les conditions fixées par le Code qui régit la conduite féminine

“atrophie intellectuelle“ - introduite dans la vie de la jeune fille au couvent, lieu clos de la somnolence et loin du monde réel où les filles reçurent une éducation du faire-semblant loin d’une pratique sociale authentique. Hermine parle des couvents comme “des fabriques de futures religieuses ou de futures épouses strictements limitées à leur fonction procréatrice et conservatrice”

le personnage féminin dans Madame Bovary rompt avec le modèle de la famille nucléaire

Page 23: thèmes de Madame Bovary

analyse sémantique des mots ‘destin’, ‘sort’ et ‘fatalité’ nous apprend qu’à première vue, ces mots ont une connotation négative; on n’échappe par exemple pas à son destin, on n’abandonne pas non plus quelqu’un à son sort. Il y a ici l’idée de la négativité, de la passivité, de la subordination.

De la même façon on pourrait analyser la notion de destin dans Madame Bovary. Dans le discours féministe, la roue du destin pourrait être décrite comme “un enchaînement de ‘malheurs’ qui constituent la ‘destinée’ des femmes et elles s’y résignent en effet comme à une nécessité apprise de leur ’nature’…” (Czyba, 1983, p 51). Dans la roue du destin se situe la société patriarcale avec ses codes et ses lois, le cadre dans lequel les décisions éventuelles sont prises, et surtout les conséquences de celles-ci. Une fois qu’une décision est prise, certaines lois entrent en vigueur, des lois que personne ne peut plus annuler.

La question intéressante est de savoir lequel des ‘genres’ dans Madame Bovary, le masculin ou le féminin, souffre de cette faiblesse qui déclenche le suicide d’Emma et la mort passive de Charles, deux actes qui représentent tout bien considéré le destin humain par excellence. Quelles sont les décisions prises qui provoquent la mort fatale des deux et par qui est-ce qu’elles sont prises?

On pourrait dire que l’enfance d’Emma fut totalement prévisible au couvent des Ursulines afin d’obtenir l’éducation appropriée pour une fille de son époque. Mais même comme adulte, Emma est en principe ‘destinée’ à compenser les désirs du père. Le père d’Emma veut bien être débarassé de sa fille, puisqu’ “elle ne lui sert guère dans sa maison” ( p 49). En plus son père dit que “s’il me la demande, je la lui donne”(Flaubert, p 50). Il n’aime pas vraiment son futur gendre qu’il trouve un peu “gringalet” mais au moins il est économe et “ne chicane pas trop sur la dot” (Flaubert, p 49).

Malgré toutes les pensées du père, qui représentent le discours patriarcal caractéristique du temps, il admet que sa fille ait trop d’esprit pour l’agriculture, une excuse dont il se sert “intérieurement”, car dans cette société patriarcale une telle vision n’est certainement pas acceptée par l’opinion publique. Le rôle et la pression mentale d’un père qui a fait des investissements financiers dans l’éducation de sa fille est selon moi à la base du vrai destin d’Emma. Cependant, Emma n’est pas assez forte et sa faiblesse, c’est sa décision active d’accepter le mariage, malgré le peu d’amour qu’elle ressent pour Charles. Dans cet extrait de la conversation entre le père Rouault et Charles, nous apprenons que le choix est fait, après tout, par Emma: p.52

Dans ce contexte, observons aussi l’ordre chronologique du roman ; Flaubert commence par le mariage. Ce n’est qu’après le mariage que les caractères se développent et se rapprochent vraiment de leur destin, à savoir la mort et le suicide. C’est surtout Emma qui s’éveille et se rend compte que le mariage ne correspond pas aux rêveries de son adolescence. Une fois le couple marié, la roue de leur destin se met à tourner dans la société patriarcale, car le divorce autant que l’acte de se remarier furent évidemment inimaginables. Refuser un futur mari aurait été plus facile.

Mais il y a d’autres aspects intéressants et ambigus quant au suicide, celui-ci étant très souvent considéré comme le Destin de la pauvre Emma. En effet, à mon avis, nous ne sommes certainement pas contraints à considérer le suicide d’Emma comme une fatalité, comme une punition. Selon moi, il y a deux interprétations plausibles de son suicide. Pour commencer il y a le suicide comme une libération personnelle du protagoniste. Ensuite, il y a le suicide comme un acte divin pour toutes les femmes victimisées par la société patriarcale. Dans ce cas Emma se serait sacrifiée volontairement à la féminité, de la même façon que Jésus s’est sacrifié à l’humanité. Notons l’incompatibilité des notions de ‘sacrifice’ et de ‘fatalité’ à cause de l’aspect volontaire inhérent au ‘sacrifice’, défini comme “ le renoncement ou la privation volontaire dans une intention religieuse ou morale” Cette idée transforme la soi-disant fatalité de la mort d’Emma en une glorification. De l’autre côté, en lisant le roman, nous pouvons constater qu’après avoir pris de l’arsenic ”elle s’en retourna subitement apaisée, et presque dans la sérénité d’un devoir accompli” (p 400). La question qu’on pourrait se poser alors est de savoir, à qui elle doit cette obéissance, ce ’devoir’? La réponse logique : à tous les hommes dans le roman, représentant les valeurs du Code. Il s’agit ici d’une interprétation philosophique et existentielle à la Beauvoir. Si, dans la société patriarcale, la femme n’a une identité propre qu’à travers son état d’épouse et de madone, cela impliquerait qu’Emma n’a pas d’identité à elle, n’existe pas, ou bien elle est folle, car elle ne veut pas être consommée par son mari seulement, ni par la maternité. Donc, il

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lui reste le devoir de se suicider. Ce n’est que dans la mort qu’elle peut se retrouver. Elle rompt activement avec la vie pour qu’elle puisse ”s’affirmer dans sa singularité”, pour se libérer. Ce que les deux interprétations ont en commun, c’est qu’elles ne renoncent pas à l’idée que le destin, l’acte du suicide d’Emma, reste le résultat de son choix à elle, même si les motifs pour lesquels elle se suicide diffèrent.

Charles Bovary - la notion de ‘destin’ et de ‘fatalité’

Quant à Charles, la notion de ‘destin’ et de ‘fatalité’ a un contenu tout à fait différent. Lors de sa dernière rencontre avec Rodolphe, l’amant de sa femme décédée, il prononce le seul grand mot qu’il ait jamais dit: (page 711)

Mais quel est le contenu exact de cette fatalité? En lisant minutieusement cet extrait, on se rend compte de la complexité du mot ‘fatalité’ dans le contexte du ’genre sexué’, car ce qui est la fatalité pour Charles ne l’est pas pour son rival Rodolphe, qui est en revanche l’agent, la cause active par sa conduite, de la fatalité de Charles. Cependant, la faiblesse qui est à la base du destin, de la fatalité de Charles ne se situe pas en premier lieu dans une décision prise activement mais dans son état d’âme, car il est amoureux et dans son caractère, car il manque de persévérance ; deux notions qui se trouvent normalement du côté féminin de la dichotomie. Charles n’a pas de possibilité de changer sa situation mais il se laisse guider par ses émotions et son caractère, comme une femme. Charles représente donc l’homme passif, souffrant, la victime, à cause de la beauté d’une femme. Son amour pour Emma n’a rien de constructif, au contraire c’est un amour violent et à sens unique qui mènera à la mort. Même sa mort passive s’oppose à l’agonie humiliante et volontaire d’Emma. Il ne prend pas la décision de se suicider mais il “se laisse mourir” de chagrin ).

Cette passivité, ce manque de résolution, se manifeste d’ailleurs dès le début de sa future ‘romance’ avec Emma, car Charles, influencé gravement par l’amour qu’il ressent pour elle, met son destin dans les mains du père Rouault qui ‘demandera’ Emma en mariage à sa place. En plus, veuf depuis quelques jours, étant donc libéré d’un mariage malheureux, imposé par sa mère, cette manière de demander la main de la femme qu’on aime, consolide l’idée de la passivité de Charles et de sa fatalité proche : cet homme ne peut qu’échouer ou même plus grave, il ne mérite pas mieux.

De la même manière, la fonction de la roue cosmique du destin est très flagrante au début du roman, puisque c’est à cause du fait que le père Rouault a besoin d’aide médical qu’il fait venir Charles. Or, on pourrait croire que celui-ci avait à ce moment-là déjà abandonné complètement l’idée d’une autre liaison conjugale, après l’expérience égative éprouvée lors de son premier mariage. Mais la maladie du père Rauoult, et la rencontre avec Emma qui s’ensuit, accélère le développement vers la fatalité.

Comme nous pouvons le constater, dans Madame Bovary, le ‘destin’ comme notion passive, subordonnée et négative n’est certainement pas exclusivement réservée aux femmes. Emma aurait pu prendre un autre mari, mais elle se marie avec Charles, une décision active qui fait tourner la roue du destin. Emma prend finalement aussi la décision active de se suicider. Mais évidemment, tout en suivant les idées de Beauvoir, la décision d’Emma est influencée par les normes en cours à son époque. Beauvoir prétend que la femme est ce qu’elle se fait, mais les choix qu’elle fait trouvent leur origine dans sa ‘condition’. Or, ce qui devrait nous frapper, c’est quand même la disproportion entre la dévotion filiale initiale et la révolte conjugale qui s’ensuit. Emma accepte et se laisse dominer par le patriarcat en même temps qu’elle rompt avec le Code pour s’affirmer dans sa singularité. Cette disproportion me facine et m’est incompréhensible; elle renforce en effet l’idée qu’Emma aurait pu faire ‘le bon choix’ dès le début, afin d’éviter la révolte conjugale et son destin final. Mais cette idée révèle aussi, suivant les oppositions binaires, une qualité plutôt féminine, à savoir le manque de faculté de jugement et de faculté analytique. Quant à Charles, nulle part il tâche d’influencer son sort d’une manière active. Il ne représente pas le dandy, ni le séducteur de l’époque industrielle, spécialisé dans l’art de la galanterie et l’art de ‘demander’. L’apogée d’une double transgression de genre se manifeste surtout à la fin, après la mort d’Emma et à la rencontre finale entre Charles et Rodolphe, lorsque Charles d’abord accepte son destin et ensuite pardonne à Rodolphe en lui disant que c’est la faute de la fatalité. L’acte d’accepter et de pardonner se situent par tradition du côté féminin de la dichotomie.

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Emma Bovary - Désillusionnée du mariage et de l’adultère

Emma souffre de tous les symptômes inhérents à l’hystérie. Ainsi, elle fait l’expérience d’une forte insatisfaction. Gravement indoctrinée par son éducation religieuse et par la littérature, elle réussit à développer une sorte de mysticisme à l’égard de l’amour conjugal et la sexualité, menant à une insatisfaction sur le plan affectif et social. Par conséquent, Emma souffre d’évanouissements qui sont un moyen de se défendre contre l’angoisse provoquée par une situation intolérable, autrement dit dans le monde du protagoniste, une situation réelle qui ne correspond jamais aux rêves fabriqués au couvent. Cet état d’insatisfaction, ainsi que les autres symptômes de l’hystérie, cet arsenal de maux, signes d’un désordre mental, se traduira finalement par les ambitions démesurées ou folles du protagoniste. Emma devient par exemple étrangère à la réalité car pour elle l’acte du suicide est mis sur le même pied que l’acte de dormir. Cette mort-sommeil est vécue comme la solution de tous ses problèmes, car pour Emma la mort abolit une fois pour toutes l’angoisse qu’elle ressent devant la triste réalité. Ainsi, la folie d’Emma a même

donné naissance à une philosophie : le bovarysme, lancé par Jules de Gaultier en 1912, et décrit comme

“une perversion imaginative qui entraîne un déséquilibre entre les possibilités et les désirs, ceux-ci renforcés par

une vanité attentive” . Ce bovarysme nous montre la lente montée de la folie qui va finalement conduire Emma au suicide. Le visage d’Emma devient celui d’une folle: ”elle haletait, tout en roulant les yeux autour d’elle” (Flaubert, p 392). Pourtant, il y a une autre indication sur la folie d’Emma qui est semblable à la folie finale de Charles après la mort de sa femme, et qui se situe très tôt dans la vie du protagoniste, c’est- à- dire avant son mariage avec Charles. Jeune fille, quand sa mère est morte, Emma a demandé à son père ”qu’on l’ensevelît plus tard dans le même tombeau” (Flaubert, p 68). Elle élabore donc des idées quasi romantiques au sujet de la mort de sa mère, comme le fera Charles lors de la mort d’Emma.

Charles Bovary est mort, lui aussi, à cause d’un désordre mental

Tout bien considéré, Charles Bovary est mort, lui aussi, à cause d’un désordre mental. Dès ledébut du roman, placé sous le signe de ”ridiculus sum” (Flaubert, p 26), Charles Bovary est le type naïf qui au cours de son second mariage ne s’est pas rendu compte de son faux bonheur. On pourrait indubitablement dire que peu à peu, les réactions extérieures de Charles deviennent celles d’un véritable sot. Son amour aveugle fait qu’il offre lui-même sa femme au séducteur par exemple. Il écrit à Rodolphe que ”sa femme est à sa disposition, et qu’ils comptent sur sa complaisance” (Flaubert, p 213). Lors du suicide de sa femme, on dirait que Charles est possédé par elle. N’ayant jamais réussi à être romantique, Charles semble se servir des idées romantiques d’Emma lors de son enterrement. Ce mimétisme est accompagné d’une fascination perverse pour le cadavre, soulignant la folie de Charles. Celui-ci est devenu la proie de la nécrophilie, symbolisée par la mèche de cheveux noirs d’Emma qu’il tient à la main (Flaubert, p 440), et l’expression ”qu’il veut la garder” (Flaubert, p 415). Bien que considéré fou par Homais, le pharmacien, dans l’acte du mimétisme, on pourrait dire que c’est la seule fois que Charles fait preuve d’une certaine persévérance consciente, qu’il impose sa volonté malgré les protestations d’Homais, qui trouve l’idée d’un enterrement en robe de noces ”une superfétation” (Flaubert, p 416).

La compréhension d’Emma devient très claire quand elle refuse les avances sexuelles du notaire qui veut la séduire avant de lui donner l’argent dont elle a tellement besoin. Elle se rend compte que “jamais elle n’a eu tant d’estime pour elle-même ni tant de mépris pour les autres. Quelque chose de belliqueux la transportait” (Flaubert, p 387). A la base de sa folie, il y a donc la raison, la compréhension d’une condition, l’estime pour elle-même autant que la révolte belliqueuse. Il y a l’idée de la raison, de l’intelligence, de l’action, de la rébellion, appartenant en règle générale aux hommes. Par contre, la folie de Charles est caractérisée par un manque d’intelligence, par le ridicule. L’idée véhiculée est qu’un mari qui accepte, ou qui ne veut pas voir les actes adultères de sa femme, ne peut être qu’un fou ou un homme simple d’esprit. Notons comment Charles nous est présenté dès le début comme un garçon peu intelligent, comment sa mère l’oblige à faire des études de médecine, lui cherche son premier poste de

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médecin, etc. La seule fois qu’il arrive à ses fins, il est trop tard car sa femme vient de mourir, ce qui renforce encore sa folie. Celle-ci est donc quasi justifiée par l’absence absolue et constante d’intelligence et exemplifie ainsi une autre transgression de genre.

La mésentente conjugale devient un fait, et Emma se décide à ”s’affirmer dans sa singularité” comme le fait la nouvelle femme. En effet, elle ne se met pas vraiment à la disposition de ses amants; elle choisit activement d’être leur maîtresse uniquement pour satisfaire à ses propres désirs. A travers l’acte adultère “elle allait donc posséder enfin ces joies de l’amour,…” (Flaubert, p 219). Elle se lance en effet dans l’adultère sans le moindre remords car elle éprouve son état comme une souffrance, causée par le mariage, dont elle veut se venger: (p 334)

Cependant, cette vision de l’amour céleste qui est créée au couvent est aussi une fausse inspiration pour l’amour terrestre et semble pour cette raison punir Emma doublement. Non seulement, elle sera déçue à la confrontation de l’amour réel ou conjugal, mais aussi certains hommes se servent de ce discours céleste pour la tromper. Tel est le cas de Rodolphe, son amant, quand il ment à Emma au sujet de son amour pour elle. Il dit qu’elle est “dans son âme comme une madone sur un piédestal, à une place haute, solide, immaculée… soyez mon amie, ma soeur, mon ange” (Flaubert, p 216). Ce vocabulaire familier à Emma est donc utilisé par Rodolphe comme une sorte de galanterie dont Emma deviendra la victime naïve.

Charles Bovary

Lors de son premier mariage, Charles fait l’expérience d’un vide affectif à cause d’une alliance avec une veuve, imposée par sa mère. Quant à son second mariage, Charles connaît, au moins initialement, le bonheur mais surtout le contentement de la chair qui s’oppose aux sentiments qu’il éprouvait pour sa première femme. Mais il y a une évolution dans son amour pour Emma, qui devient de plus en plus profond. Réalisant que sa femme souffre d’une maladie nerveuse, il se décide à s’établir ailleur pour lui faire “changer d’air” (Flaubert, p 103), prenant ainsi le risque de perdre ses patients: “la clientèle qui n’arrivait pas” ( Flaubert, p 129).

Par contre, ce que devait être un mari était représenté par le beau, le spirituel, les connaissances et la fortune dans la sphère publique, des qualités qui à la fin, avaient comme seul but de servir l’homme comme individu. A cause du manque de ces qualités chez Charles, qui n’éprouve aucun désir et a l’air très médiocre, Emma cherche son ‘anti-mari’ dans la personne de Léon, son premier amant, porteur de certains signes aristocratiques. Dans le champ de vision d‘Emma, l’apparence aristocratique de Léon s’oppose aux platitudes de Charles, qui sera puni. Rodolphe, l’autre amant d’ Emma, représente une autre catégorie d’hommes, évitant expressément le mariage. Or il se permet de détruire le mariage d’un autre homme, Charles, car le plus important pour lui, c’est que la ‘consommation’ d’une femme ne lui cause aucune obligation financière (Orr, 2000, p 28), donc il se sert d’une femme mariée, Emma. Rodolphe devient de cette manière le vainqueur dans la compétition de ce qui est appelé par Czyba : “l’économie du désir” (1983, p 45). Orr expose comment les hommes conformistes dans Madame Bovary sont récompensés tandis que l’homme à contre-courant, comme Charles par exemple, est puni (2000, p 12).

Emma Bovary est la victime de la conséquence logique du primat de l’avoir et de la possession, qui à son tour est à la base du système social de l’époque, dirigé par le pouvoir et la fortune comme valeures uniques . Emma ne peut sortir de sa situation marginalisée que par le mariage. Or, sa dépendance d’un homme se situe dans deux domaines différents.

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Dans la société paysanne qui entoure Emma, l’acces au centre ou à la vie publique lui reste interdite. ”Sa solitude dans la petite société villageoise est un signe distinctif de marginalité” (Hermine, 1997, p 77). Par conséquent, elle est dépendante de son mari pour être initiée au monde. C’est le devoir d’un mari de ”servir d’intercesseur entre sa femme et le monde extérieur qui lui est inconnu (parce qu’interdit)” (Czyba, 2000, p 55). Mais en réalité, Emma devient la dupe de Charles, qui n’a certainement pas la capacité de tenir sa place et faire son chemin dans la société comme nous montre l’extrait suivant: page 86.

Ensuite, Emma souffre de sa dépendance financière, qui n’est pas tout à fait simple. Ici, il ne s’agit effectivement plus seulement de l’image traditionnelle de la femme au foyer sans revenues, qui a besoin de la fortune maritale pour des raisons uniquement existentielles. La dépendance financière est plus profonde car elle est directement liée à l’état mental d’Emma.

Au bal de Vaubyessard,

Emma apprend ce que c’est que le vrai luxe, et elle commence à confondre les plaisirs du luxe avec les joies du coeur. Par conséquent, elle se met aussi à acheter des objets de standing, des ”indices illusoires d’intégration à une classe supérieure” (Czyba, 1983, p 86). Ces objets n’ont pas de valeur d’usage parce que leur achat est conditionné par la mythologie du paraître typique de la classe bourgeoise. Pour Emma ces objets sont évidemment une compensation de ses frustrations affectives. Donc c’est à travers l’institution du mariage qu’Emma aura accès à cette société de consommation qui devrait satisfaire à ses frustrations. Or, le dilemme est que les femmes doivent consommer en faveur de l’expansion industrielle, mais elles n’ont pas le droit de mettre en péril le patrimoine, la fortune du mari. C’est ici aussi qu’ Emma se distingue des autres femmes de son époque, car Charles lui donne une certaine autonomie financière, chose peu courante à l’époque.

Malheureusement, Emma ne réussit pas à gérer la fortune de son mari. En plus, celui-ci ne réussit finalement plus à la sauver de ses dettes. On voit donc que dans sa vie financière comme dans sa vie amoureuse, Emma est emprisonnée par la loi qui règle la réalité économique, une loi ”masquée par la mythologie trompeuse du paraître” (Czyba, 1983, p 87).

De nouveau, Emma n’arrive pas à combler le fossé entre sa situation financière réelle et le modèle financier qu’elle veut imiter. Hermine dit qu’ Emma se suicide à cause de ses dettes: ”en d’autres époques, une femme se tuait par passion déçue, au XIXe siècle, louis-phillipard, on se tue pour des dettes” (1997, p 72).

Charles Bovary -

Il y a un lien entre l’expansion industrielle et la dépendance de Charles. Pour Charles, la possession d’une belle femme est nécessaire pour obtenir une place dans la société industrielle et patriarcale dans laquelle l’idéologie dominante est celle de l’avoir. Ce qui est important, c’est la possession d’une femme dont le profil corresponde aux règles et aux critères fixés par l’idéologie. Charles “ finit par s’estimer d’avantage de ce qu’il possédait une pareille femme” (Flaubert, p 72). Czyba se réfère aux ” femmes qui formaient le sujet priviligé des conversations masculines parce que leur conquête est considérée comme le meilleur faire-valoir” (1983, p 23). On pourrait même spéculer sur cette forme de dépendance masculine comme étant à la base de l’acceptation incompréhensibe de la part de Charles de donner à sa femme la liberté sexuelle dont elle se sert sans scrupules.

L’autre aspect de la dépendance d’Emma se situe dans l’idéologie de la paternité, donnant à l’homme un autre certificat d’existence réussie. Pour remplir les conditions de cette idéologie, Charles a naturellement besoin d’une femme. On se mariait pour ’produire’ des enfants à l’état, selon les lois du Code. Ce qui distingue encore la dépendance de Charles de celle de sa femme, c’est le fait qu’il est amoureux. Charles, après avoir appris qu’Emma a un amant, développe une vraie dépendance affective qui finira par le rendre fou.

La dépendance comme notion uniquement inhérente à la femelle n’est certainement pas applicable à Madame Bovary. C’est vrai que pour Emma, l’indépendance est incontestablement associée à l’argent et au genre sexué, ce

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qu’elle confirme d’ailleurs dans une conversation avec Rodolphe: ”Il me semble pourtant que vous n’êtes guère à plaindre[. . . ]car enfin[ . . .] vous êtes libre, riche” (Flaubert, p 192 ). Or la même chose vaut pour Charles, l’homme dépendant et affaibli par excellence, qui n’a pas de vigueur masculine, facilitant les connaissances féminines, ni la fortune nécessaire pour faire sortir sa femme de sa dépendance financière, de ses dettes.

Conclusion

La question du ‘genre’ et le conflit entre le masculin et le féminin dans Madame Bovary sont, comme nous l’avons vu, compliqués. À propos d’Emma et de Charles, plusieurs questions ont été posées et plusieurs notions analysées dans ce parcours. Ainsi, nous avons pu constater que ni Emma, ni Charles ne correspondent aux caractéristiques typiquement féminines et masculines de l’époque. Par contre, ils trangressent tous les deux les limites de la féminité et la masculinité napoléonienne. Cependant il ne s’agit pas d’une véritable inversion des genres car les transgressions ne se manifestent pas toujours d’une manière conséquente et continue. Ni la masculinité d’Emma ni la féminité de Charles ne sont absolues. C’est vrai que Charles nous révèle son coeur d’homme dans toute sa fragilité, comme le fait ’l’homme affaibli’ ou le ’nouvel homme’, et qu’il pourrait pour cette raison être considéré comme ’é-masculé’ par les autres hommes conformistes de l’époque. Mais à y regarder de plus près, Charles ’dé-masque’ aussi la fausse face du patriarcat. Il s’agit donc plutôt d’une ‘dé-masculation’ que d’une ‘é-masculation’, ce qui rend le personnage de Charles plus fort, plus masculin aux yeux du lecteur contemporain. Cependant, à l’époque de Flaubert cette ‘dé-masculation’ ne lui apportera pas le bonheur, au contraire il sera puni. La ‘dé-masculation’ de Charles m’a servi de source principale dans le processus de déconstruction des codes patriarcaux, mentionné dans mon but. Emma à son tour franchit à plusieurs reprises et à l’aide de son mari les étapes qui la conduisent de l’état de ’femelle’ à celui ‘d’homme’, autrement dit, à celui de ‘nouvelle femme’. Malgré cette évolution spectaculaire mais interdite, elle ne réussit pas à devenir heureuse non plus. Pour résumer : Emma et Charles sont tous les deux les dupes d’une rêverie, mais d’une rêverie qui est différente pour chacun. Charles par son ignorance, par son acceptation passive rêve d’une vie simple à la campagne, ne sachant rien des désirs de sa ‘nouvelle femme’. Emma par contre, rêve d’une vie glamoureuse dans la sphère publique.

Elle résiste activement à son sort comme femme, en cherchant son ‘anti-mari’ à cause du manque de ‘masculinité’ chez Charles, son ‘nouvel homme’. Malgré toutes ces transgressions de genre, les deux personnages principaux du roman ne se rencontrent pas dans l’institution du mariage et finissent par devenir les victimes du bovarysme, vu qu’ils ne réussissent pas à combler le fossé entre le rêve ‘transgressif’ et la réalité du Code et son patriarcat imposé.