stavanger lancé en 1901 pour la norwegian society for sea

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42 CHASSE-MARÉE 168 CHASSE-MARÉE 220 43 Lancé en 1901 pour la Norwegian Society for Sea Rescue, le redningskøyter «Stavanger», conçu et construit par Colin Archer a navigué près de quarante ans au sauvetage, avant de passer à la plaisance. Racheté il y a une dizaine d’années par son premier propriétaire, il sera bientôt exposé au sec dans un musée, condamné à ne plus jamais naviguer… Un choix qui occasionne bien des débats. patrimoine “L a météo annonce pour demain un vent d’Ouest soutenu, lance Johan Petersen, donc une mer grosse étant donné que nous nous trouvons en plein dans l’Est de l’Islande.” Johan exagère certainement notre position… Pourtant, un coup d’œil rapide sur la carte me confirme bientôt ses propos: Rørvik, où Stavanger est au mouillage, se trouve bien à la latitude de l’Islande, voire un peu plus au Nord que sa capitale, Reykjavík. Quant au cercle Arctique, il n’est qu’à 80 milles dans notre Nord… ce que confirment les températures très basses! Confortablement installés dans le carré de Stavanger autour d’un café, nous venons de terminer notre petit déjeuner, qui se com- posait de morue séchée, de harengs au vinaigre et de brunost, un fromage norvé- gien à pâte brune. Le poêle à bois ronronne et la lampe à huile – il n’y a pas d’électri- cité à bord – dispense une lumière chaleu- reuse sur les emménagements de chêne. Le moment est unique, non seulement parce que nous sommes assis à l’endroit même où des dizaines d’équipages de sauveteurs se sont abrités quand ce voilier travaillait, mais également car cet ancien bateau de sauve- tage (redningskøyter en norvégien) sur plans Colin Archer, l’un des derniers et des plus authentiques, parcourt ces jours-ci ses der- niers milles. Un Colin Archer condamné à ne plus jamais naviguer Lorsque la Norwegian Society for Sea Rescue (NSSR) a décidé de racheter un redningskøy- ter pour le préserver, plusieurs Colin Archer étaient en lice, à commencer par Stavanger. Mais quel sort allait être réservé à l’élu? Une demi-douzaine de musées, forts chacun de solides arguments, se proposaient pour l’ac- cueillir. Finalement, c’est au Norwegian National Maritime Museum d’Oslo que la NSSR a décidé de le confier. Il serait donc exposé aux côtés de navires aussi célèbres que le Gjøa, premier bateau à avoir franchi le pas- sage du Nord-Ouest, ou le Fram, également dessiné par Colin Archer, le voilier des expé- ditions polaires de Nansen et Amundsen. Cette décision a pourtant été très contro- versée, l’intention de cette structure étant d’exposer le bateau à terre, non sans avoir supprimé une partie du bordé pour offrir une meilleure visibilité aux visiteurs. Ainsi, Sta- vanger serait-il condamné à ne plus jamais naviguer. Pour les gens de mer, et particu- lièrement pour les amoureux des plans Colin Archer, ce choix était tout simplement sacri- lège. Selon eux, le redningskøyter devait demeurer en état de naviguer, ne serait-ce que pour permettre d’étudier le comporte- ment en mer de ce type de voilier. Mais, en 1997, quelques mois seulement après l’achat de Stavanger par la NSSR, cet argument est sérieusement mis à mal avec le naufrage de Christiania, un autre redning- skøyter dessiné par Colin Archer. Alors qu’il navigue par force 9 entre la Norvège et la Grande-Bretagne, ce voilier est capelé par une vague et sombre par 500 mètres de fond. Il sortait tout juste d’une restauration com- plète; c’était un bateau quasiment neuf. Heu- reusement, Christiania sera renfloué et pourra à nouveau naviguer trois ans plus tard. Reste que ce naufrage a démontré la vulnérabilité de ces voiliers. Avait-on le droit de risquer ainsi de perdre tout un pan de l’histoire mari- time, aucune réplique, aussi parfaite soit elle, ne pouvant les remplacer? Mer de Norvège frøya Lofoten NORVÈGE Oslo Stavanger Bergen Risør Horten Trondheim Tromsø CERCLE POLAIRE SUÈDE Titran Rørvik Johan Petersen, le patron de Stavanger, était à bord de Christiania cette terrible nuit du naufrage. Son frère et quelques amis consti- tuaient l’équipage du bateau, propriété de sa famille depuis le milieu des années soixante- dix. Christiania sauvé, Johan a dirigé sa res- tauration, ce qui lui a permis d’accroître considérablement ses connaissances sur la construction de ces bateaux. C’est ainsi en toute logique que la NSSR s’est adressée à lui pour superviser les travaux visant à remettre Stavanger au plus proche de son état de neu- vage, avant de lui en confier la barre. Et Johan de soutenir sans état d’âme le choix d’expo- ser le voilier à terre. “Pendant la restauration de Christiania, affirme-t-il, j’ai pris conscience de l’importance de ces bateaux comme sources précises de techniques de construc- tion. J’y ai découvert des détails qu’on ne peut pas inventer lorsqu’on se lance dans la construction d’une réplique. C’est pourquoi je pense qu’il faut mettre définitivement Sta- vanger à l’abri d’une fortune de mer.” Stavanger Le dernier voyage d’un Colin Archer Nic Compton Titran Trondheim Frøya 0 0 400 km 100 km Stavanger au bon plein dans l’archipel de Sør-Gjæslingan. Malgré une brise soutenue, le redningskøyter sur plans Colin Archer a établi une surface de voilure importante qui lui permet de faire route en puissance.

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Lancé en 1901 pour la Norwegian Society for SeaRescue, le redningskøyter «Stavanger», conçu etconstruit par Colin Archer a navigué près de quaranteans au sauvetage, avant de passer à la plaisance.Racheté il y a une dizaine d’années par son premierpropriétaire, il sera bientôt exposé au sec dans un musée, condamné à ne plus jamais naviguer… Un choix qui occasionne bien des débats.

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“La météo annonce pour demain unvent d’Ouest soutenu, lance JohanPetersen, donc une mer grosse

étant donné que nous nous trouvons enplein dans l’Est de l’Islande.” Johan exagèrecertainement notre position… Pourtant, uncoup d’œil rapide sur la carte me confirmebientôt ses propos: Rørvik, où Stavanger estau mouillage, se trouve bien à la latitude del’Islande, voire un peu plus au Nord que sacapitale, Reykjavík. Quant au cercle Arctique,il n’est qu’à 80 milles dans notre Nord… ceque confirment les températures très basses!

Confortablement installés dans le carré deStavanger autour d’un café, nous venons determiner notre petit déjeuner, qui se com-posait de morue séchée, de harengs auvinaigre et de brunost, un fromage norvé-gien à pâte brune. Le poêle à bois ronronneet la lampe à huile – il n’y a pas d’électri-cité à bord – dispense une lumière chaleu-reuse sur les emménagements de chêne. Lemoment est unique, non seulement parceque nous sommes assis à l’endroit même oùdes dizaines d’équipages de sauveteurs sesont abrités quand ce voilier travaillait, maiségalement car cet ancien bateau de sauve-tage (redningskøyter en norvégien) sur plansColin Archer, l’un des derniers et des plusauthentiques, parcourt ces jours-ci ses der-niers milles.

Un Colin Archer condamné à ne plus

jamais naviguer

Lorsque la Norwegian Society for Sea Rescue(NSSR) a décidé de racheter un redningskøy-ter pour le préserver, plusieurs Colin Archerétaient en lice, à commencer par Stavanger.

Mais quel sort allait être réservé à l’élu? Unedemi-douzaine de musées, forts chacun desolides arguments, se proposaient pour l’ac-cueillir. Finalement, c’est au NorwegianNational Maritime Museum d’Oslo que laNSSR a décidé de le confier. Il serait doncexposé aux côtés de navires aussi célèbres quele Gjøa, premier bateau à avoir franchi le pas-sage du Nord-Ouest, ou le Fram, égalementdessiné par Colin Archer, le voilier des expé-ditions polaires de Nansen et Amundsen.Cette décision a pourtant été très contro-versée, l’intention de cette structure étantd’exposer le bateau à terre, non sans avoirsupprimé une partie du bordé pour offrir unemeilleure visibilité aux visiteurs. Ainsi, Sta-vanger serait-il condamné à ne plus jamaisnaviguer. Pour les gens de mer, et particu-lièrement pour les amoureux des plans ColinArcher, ce choix était tout simplement sacri-lège. Selon eux, le redningskøyter devaitdemeurer en état de naviguer, ne serait-ceque pour permettre d’étudier le comporte-ment en mer de ce type de voilier.

Mais, en 1997, quelques mois seulementaprès l’achat de Stavanger par la NSSR, cetargument est sérieusement mis à mal avec lenaufrage de Christiania, un autre redning-skøyter dessiné par Colin Archer. Alors qu’ilnavigue par force 9 entre la Norvège et laGrande-Bretagne, ce voilier est capelé par unevague et sombre par 500 mètres de fond. Ilsortait tout juste d’une restauration com-plète; c’était un bateau quasiment neuf. Heu-reusement, Christiania sera renfloué et pourraà nouveau naviguer trois ans plus tard. Resteque ce naufrage a démontré la vulnérabilitéde ces voiliers. Avait-on le droit de risquerainsi de perdre tout un pan de l’histoire mari-time, aucune réplique, aussi parfaite soit elle,ne pouvant les remplacer?

Mer de Norvège

M

frøya

Lofoten

NORVÈGE

Oslo

Stavanger

Bergen

Risør

Horten

Trondheim

Tromsø

CERCLE POLAIRE

SUÈDE

Titran

Rørvik

Johan Petersen, le patron de Stavanger, étaità bord de Christiania cette terrible nuit dunaufrage. Son frère et quelques amis consti-tuaient l’équipage du bateau, propriété de safamille depuis le milieu des années soixante-dix. Christiania sauvé, Johan a dirigé sa res-tauration, ce qui lui a permis d’accroîtreconsidérablement ses connaissances sur laconstruction de ces bateaux. C’est ainsi entoute logique que la NSSR s’est adressée à luipour superviser les travaux visant à remettreStavanger au plus proche de son état de neu-vage, avant de lui en confier la barre. Et Johande soutenir sans état d’âme le choix d’expo-ser le voilier à terre. “Pendant la restaurationde Christiania, affirme-t-il, j’ai pris consciencede l’importance de ces bateaux commesources précises de techniques de construc-tion. J’y ai découvert des détails qu’on nepeut pas inventer lorsqu’on se lance dans laconstruction d’une réplique. C’est pourquoije pense qu’il faut mettre définitivement Sta-vanger à l’abri d’une fortune de mer.”

Stavanger

Le dernier voyage

d’un Colin Archer

Nic Compton

TitranTrondheim

Frøya

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400 km

100 km

Stavanger au bon plein dans l’archipel de Sør-Gjæslingan. Malgré une brise

soutenue, le redningskøyter sur plans Colin Archer a établi

une surface de voilure importante qui lui permet

de faire route en puissance.

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Au final, la météo est typiquement norvé-gienne, avec alternance, en quelques minutes,de calmes ensoleillés et de bourrasques sousun ciel sombre. Nous atteignons Sør-Gjæs-lingan au crépuscule, alors que le vent atteintforce 7. Ne disposant que des seules voilespour avancer, et ne connaissant pas ce port,nous choisissons de mouiller l’ancre à bonnedistance de la jetée, avant de régler la bonnelongueur de chaîne à l’aide du vieux cabes-tan métallique. Les hommes d’équipage sefont un devoir de manœuvrer Stavangercomme il l’était voici un siècle, profitant dechaque nouvelle opportunité pour com-prendre comment ces bateaux étaient menéset pourquoi ils l’étaient ainsi. Dans cetteoptique, ils ont même reconstitué – et filmé– plusieurs manœuvres qui avaient jadis étéconsignées dans le livre de bord, un docu-ment tenu de 1901 à 1917 et miraculeuse-ment découvert dans le hangar d’unparticulier. “Si tu ne peux pas compter surun moteur comme dernier recours, tu escontraint de penser différemment, préciseJohan. C’est très formateur. Ainsi, ce seraitfantastique qu’une réplique de Stavangerpuisse être construite pour continuer àapprendre selon la tradition. Malheureuse-ment, les finances pour cela n’existent pas.”

Trente-deux redningskøyters pour veiller

sur les pêcheurs

Au milieu du XIXe siècle, les pêcheurs nor-végiens naviguent de plus en plus au largepour augmenter leurs prises, tout en conti-nuant à utiliser de petits bateaux ouvertsconçus pour un travail côtier. Pour cette rai-son, on dénombre chaque année – entre1846 et 1855 – quelque sept cents à sept centcinquante péris en mer. Malheureusement,les projets d’établissement d’un réseau de sta-tions de sauvetage à l’image de ceux des Pays-Bas ou de la Grande-Bretagne se heurtent auxspécificités de la côte norvégienne, à la foistrès longue et très découpée. Il faut attendrele 9 juillet 1891, date de la création de la NSSR– dont Colin Archer est un des membres –,pour que soit décidée la construction debateaux spécifiques destinés à patrouiller enpermanence dans les zones de pêche.

L’année suivante, la Société lance un concoursde plans, avec une dotation de 150 couronnesnorvégiennes pour le vainqueur. C’est Chris-tian Lauritz Stephansen qui remporte le pre-mier prix, décerné par un jury dont ColinArcher fait partie. Mais l’architecte est rapi-

dement mandaté pour revoir le plan priméet proposer de son côté son propre plan devoilier de sauvetage. Les deux bateaux sontmis sur cale en 1893 ; l’un est baptisé Liv(“Vie”) et l’autre Colin Archer. Après son lan-cement, ce dernier appareille pour les îlesLofoten, où il va devoir veiller sur une flottede deux mille bateaux de pêche. Il est rejointen mars 1894 par Liv, qui a dû subir quelquesmodifications, notamment de gréement.

Malgré la générosité de leurs bienfaiteurs– des citadins, pour la plupart –, les pêcheurssont d’abord sceptiques quant à la présencedans leurs eaux de ces redningskøyters venusdu Sud. Il faudra le sauvetage par le ColinArcher, à la fin de sa première saison, detrente-six marins voués à une mort certainelors d’un ouragan, pour les convaincre de

leur utilité. Rapidement, il apparaît que cesvoiliers de sauvetage, non seulement sau-vent des vies humaines, mais sécurisent letravail des marins. Au point que ceux-cicontinuent de pêcher dans des conditionsde mer qui auparavant les auraient contraintsà regagner le port. Des statistiques montrentque leurs prises auraient ainsi augmenté dedix pour cent.

Des deux plans retenus, c’est celui du ColinArcher qui se montre le meilleur. Aussi quatreunités supplémentaires sont-elles construitessur ce modèle, avant que l’architecte nemodifie son dessin, en 1897, pour donnernaissance à la série des Svolvaer. Ce nouveaubateau est un peu plus long et plus fin, et ilprésente une étrave plus verticale – les pré-cédents avaient une sorte de guibre. Dix uni-

Manœuvrer sans moteur oblige à penser

différemment

Avant de “geler” Stavanger à l’issue de sa res-tauration, il fallait cependant l’engager dansun ultime et symbolique voyage depuis lesîles Lofoten, situées à une centaine de millesau Nord du cercle Arctique, jusqu’à Oslo, soit

900 milles de mer cap au Sud le long de lacôte norvégienne avant une remontée dufjord d’Oslo. Sur la route, plusieurs escalessont prévues dans la plupart des stations quiaccueillaient jadis ces bateaux de sauvetage,notamment à Titran, sur l’île de Frøya, oùStavanger a servi la majeure partie de sestrente-huit années de carrière. Ce péripleallait ainsi permettre de rappeler le travail deStavanger et de la NSSR, tout en offrant l’oc-

casion au public de visiter un véritable red-ningskøyter pour mieux appréhender la viede son équipage. Le voyage serait égalementun moyen de remercier les centaines de béné-voles qui collectent des fonds pour la NSSR,un organisme qui en cent dix-huit ans d’ac-tivité a sauvé plus de six mille vies humaines.

Quand je rejoins Stavanger à Rørvik, cela faitdéjà quatre semaines que le bateau et sonéquipage ont quitté les Lofoten. À cette lati-tude, si les sommets des montagnes sont tou-jours enneigés, ce n’est plus le cas du pontdu redningskøyter. Johan a prévu de nousmener jusqu’aux îles de Sør-Gjæslingan,situées à 17 milles dans le Sud-Ouest, avantd’appareiller pour une traversée de 87 millesà destination de Titran. Bien entendu, Sta-vanger peut affronter sans problème cettenavigation en mer ouverte malgré la fortebrise d’Ouest; mais en est-il de même de sonéquipage?

Lorsque Stavanger a quitté les Lofoten pour sondernier voyage, il n’était pas rare que son équipagenavigue sous la neige.

Appareillage de Rørvik pour les îles de Sør-Gjæslingan. Stavanger porte à l’étrave la croix rouge dans un disque bleu, emblème des bateaux de la Norwegian Society for Sea Rescue. Quant au “RS 14” de sa grand-voile, il sert à l’identifier.

Colin Archer (au premier plan à gauche) dans son chantier, probablement vers 1903. Le bateau en constructionpourrait être le William Eger (RS 18), un redningskøyter de la série des Svolvaer comme Stavanger. Remarquer l’échantillonnage important des membrures.

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tés seront construites de 1897 à 1907, donthuit au chantier de Colin Archer. La dernièreversion du plan, la série Solli/Vardø, est unpeu plus large que les deux précédentes pourune longueur équivalente. Quinze bateauxseront construits sur ce modèle entre 1908et 1924, mais seulement deux au chantier deColin Archer. Au total, si on y ajoute deuxunités aux plans “modifiés” lancées par unchantier de Bergen, ce sont donc trente-deuxvoiliers de sauvetage qui ont été lancés surles plans de l’architecte. Et l’on doit à cetteflotte, dont les bateaux ont servi en moyennependant trente-six ans, le sauvetage de deuxmille cinq cents vies.

En trente-huit ans de carrière, Stavanger a sauvé

cinquante-trois vies

Stavanger est le troisième Svolvaer construitpar Colin Archer pour la NSSR. Quelquesmodifications ont été apportées par rapportau dessin original: installation d’une quillemétallique plus lourde, réalisation d’un cock-pit autovideur, déplacement du réservoir

d’huile de foie de morue – utilisée pour apla-tir les vagues – vers le coin cuisine afin qu’elley soit plus au chaud pour rester liquide. Dessix couchettes, deux sont supprimées, maisles quatre banquettes sont élargies afin depouvoir également servir de bannettes, ce quipermet le couchage de huit personnes. Quantà la construction, elle reste massive: bordagesen chêne de 3,8 centimètres d’épaisseur fixésà l’aide de carvelles en fer de 7,5 centimètresde longueur et de chevilles en genévrier surmembrures en pin d’une section de 9 centi-mètres sur 18 centimètres. Pour parer à l’éven-tualité d’une voie d’eau consécutive à unbordé éclaté, un vaigrage en pin de 5centimètres d’épaisseur est installé.

Stavanger va servir au sein de la NSSR de 1901à 1938, sauvant cinquante-trois marins etassistant deux mille neuf cent quatre-vingt-seize bateaux. La plus grande partie de sa car-rière se déroule à Titran sur Frøya, une îlesituée dans l’Ouest de Trondheim. Deuxannées avant l’arrivée du redningskøyter, laville a souffert d’un des plus grands dramesde l’histoire maritime norvégienne: la dis-parition de cent cinquante hommes lors

d’une tempête. En faisant prendre conscienceaux Norvégiens des dangers du métier depêcheur, cet événement aura permis deréunir les 10360 couronnes nécessaires à laconstruction de Stavanger. À l’époque commeaujourd’hui, le budget de fonctionnementde la NSSR dépend en grande partie des dons,seuls vingt-cinq pour cent de ses besoinsétant assurés par le royaume.

Comme la plupart des bateaux de la NSSR, Sta-vanger navigue au sein de la flottille desbateaux de pêche durant les mois d’hiver,c’est-à-dire d’octobre à mai. Il est ensuiteremisé pour l’été… à condition que le tempssoit beau. Si l’on se réfère aux données du livrede bord, aucune des interventions de Stavan-ger n’a été spécialement dramatique. Appa-reiller dans une tempête pour sauver unedouzaine de vies relevait sans doute de la rou-tine pour les marins de la NSSR. Voici parexemple l’intervention mentionnée le 4 mars1903: “Légère brise d’Ouest, tous les bateaux[de pêche] sont en mer. À 13 heures, rafale deSud-Est; les bateaux font voile vers le port.Remorqué six d’entre eux en le signalant à laterre. Puis appareillé à nouveau pour en

R S1 4

Stavanger

Longueur au pont: 14,35 mLongueur à la flottaison: 12,50 m

Largeur: 4,65 mTirant d’eau: 2,35 mDéplacement: 31 t

Surface de voilure: 110 m2

Plan Colin Archer de lasérie des Svolvaer,construit au chantier ColinArcher en 1901 pour laNorwegian Society for SeaRescue.

Cette belle image de redningskøyters à couple a été prise à Kristiania – aujourd’hui Oslo – lors du jubilé de 1914 qui célébrait les cent ans de la constitution norvégienne.On reconnaît, de gauche à droite, Arne Fahlstrøm (RS 29), Sandefjord (RS 28), Langesund II (RS 15), William Eger (RS 18), Bergen Kreds (RS 26) et Christian Børs (RS 17).

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remorquer à nouveau six autres jusqu’au port.Et à nouveau en mer pour assister les deuxderniers jusqu’à Titran. Soit un total de qua-torze bateaux et de soixante-deux hommes.”

Les bateaux de sauvetage étant totalementintégrés à la communauté qu’ils assistent, ilsjouent inévitablement d’autres rôles, commele transport de médecins pour soigner bles-sures ou maladies, ou encore l’acheminement

du courrier quand les bateaux dédiés à ce ser-vice ne peuvent prendre la mer. Le 12 jan-vier 1908, un accouchement étant imminent,Stavanger est sollicité pour aller chercher unesage-femme à Hallaren, à environ 17 millesdans l’Est de Titran. Et cette dernière nesemble pas avoir apprécié la traversée, commeen témoigne le livre de bord: “Vent de Sud-Ouest soufflant en tempête avec pluie. […]Embarqué la sage-femme et quitté Hallaren

à 14 heures. Deux ris dans le foc et la grand-voile tandis que le vent écrête les vagues deplus en plus grosses. La sage-femme étant deplus en plus malade, nous devons mettre lecap sur Bustvik [à environ 2 milles dans l’Estde Titran]; elle terminera le voyage à pied.Mouillé à Bustvik à 19 heures.”

L’amour de la famille Nielsen

pour son redningskøyter

Stavanger, réputé très marin, semble avoir étépris d’une affection particulière par les équi-pages qui l’ont mené. Lorsqu’il est finale-ment vendu à des plaisanciers en 1938, pourla somme de 6300 couronnes, la NSSR écrità ses nouveaux propriétaires pour leur sou-haiter longue vie avec ce bateau. Et elleajoute : “C’est un bon voilier, peut-être lemeilleur que Colin Archer a jamais construitpour nous”. Comme beaucoup d’autres red-ningskøyter, Stavanger passe donc aux mainsde particuliers. Mais ses nouveaux proprié-taires, Jul et Lillerut Nielsen, sont tous deuxdes marins d’exception. Jul a possédé deuxSpidsgatter – un petit sloup à arrière canoë –à bord desquels il est allé jusqu’en mer duNord, une navigation hauturière audacieusepour ce croiseur côtier. Attachée à cettemême série, Lillerut a pour sa part écono-misé depuis l’école primaire pour se faireconstruire son Spidsgatter.

En 1946, après avoir dissimulé leur nouvelleacquisition dans le fjord d’Oslo pendant la

durée de la guerre, les Nielsen réalisentquelques légères transformations sur Sta-vanger. Ils installent notamment un moteuret un WC. Les douze années qui suivent, ilsnaviguent beaucoup et loin, notamment versl’Espagne et les Caraïbes. Ils régatent égale-ment. En 1947, ils terminent deuxième d’unecourse entre Blyth en Ecosse et Kristiansanden Norvège. En 1955, leur bateau est trans-porté jusqu’à Newport aux États-Unis pourprendre le départ d’une transatlantique àdestination de Marstrand, en Allemagne.Comme leurs autres croisières, celle-ci estracontée dans la presse norvégienne. On saitainsi que Leif Larsen, également connu sousle pseudonyme de “Shetland’s Larsen”, lehéros national de la Seconde Guerre mon-diale, est un de leurs équipiers.

Devenu célèbre dans le milieu du nautismenorvégien, Stavanger est frappé par une tra-gédie en 1958. Cette année-là, Jul décèdelors d’une croisière en Méditerranée. Lille-rut est désormais seule pour s’occuper dubateau et de son fils Jeppe, âgé de cinq ans.Pour autant, il n’est pas question de se sépa-rer du voilier familial. Quelques années plustard, lorsque Stavanger requiert des travauximportants, Lillerut choisit de vendre sa mai-son pour les financer. Jeppe sort profondé-ment marqué par cette expérience. Devenuarchitecte naval et charpentier spécialistedes Colin Archer, il sera à l’origine du RisørWooden Boat Festival, créé en 1979. Prenantla relève de ses parents à la barre de Stavan-ger, il le maintient dans le même état etentreprend à son tour de grandes croisières,

notamment à destination des Caraïbes, en1986.

Stavangerretrouve sa configuration

de 1901

En 1995, le musée de la NSSR, établi à Hor-ten, fait le siège de Jeppe Nielsen pour luiracheter Stavanger. Il refuse à quatre reprises,jusqu’au jour où… “Quand Christiania a faitnaufrage, explique-t-il, j’ai pris consciencequ’il était temps de conserver un de cesbateaux à terre. Stavanger étant le plus authen-tique, il se devait d’être cette pièce muséo-graphique. J’en ai parlé à ma mère; elle étaitd’accord. En fait, si nous devions le vendre

Conserver les bateaux

La manière de conserver les bateaux est undomaine de réflexion assez récent, lesspécialistes continuant à s’opposer sur la

meilleure méthode pour maintenir cesstructures complexes hors de l’eau. La solutionla plus courante consiste à préserver les formesde la coque, empêcher la charpente dese dégrader et permettre un accès aiséau public. Mais Roger Knight, ancienadjoint au directeur du NationalMaritime Museum de Londres, arécemment déclaré que lorsqu’unédifice terrestre était restauré, il étaitreparti pour soixante ans, alors qu’unbateau bénéficiant du même traitementdevrait retourner au bout de dix ans enchantier… Et c’est bien là le problème.

À bien des égards, le Cutty Sark estl’exemple même de ce qu’il ne fautpas faire. Lorsque, en 1954, cenavire a été sorti de l’eau pour êtreinstallé dans un dock en bétonspécialement conçu pour lui àLondres, tout le monde étaitpersuadé que sa structure seraitassez résistante pour maintenir sonintégrité. Vingt ans plus tard, lebateau avait perdu ses formes ettrente et une membrures devaientêtre ajoutées. La réactionélectrochimique entre le bois et lesparties métalliques a provoqué detels dégâts que, dans les annéesquatre-vingt-dix, il a fallu refixerl’étambot, les fonds et la quille. En2006, une restauration de fond étaitentreprise – financée par la loterienationale – avant qu’un tragique incendiene vienne y mettre un terme. La plupart deces déboires auraient pu être évités si lebateau avait été à l’abri des intempéries et

sa coque épontillée avec des pièces en boiset non en métal. Par ailleurs, le fait que laquille soit posée à même le sol en béton etnon sur une ligne de tins allait rendre larestauration plus complexe.

Le Norwegian National Maritime Museum aderrière lui quarante années d’expérience deconservation d’une grande variété de bateaux enbois dont le plus grand mesure une vingtaine demètres de long. Stavanger sera installé dans unegrande salle couverte “et les standards de

conservation seront appliqués pour qu’il nesèche pas”, précise Eyvind Bagle, leresponsable de la communication du musée.Régulièrement, la coque sera passée à l’huile delin, le pont sera humidifié et les couturesrecalfatées quand nécessaire. “Il n’existe pas

dans le musée de système qui permettede gérer avec précision la températureou l’hygrométrie, précise-t-il, bien que lebâtiment soit chauffé l’hiver et que l’onprête attention aux variations detempérature pour éviter lacondensation.”

Si ce musée n’a jamais été confronté àdes problèmes de pourriture, Eyvindprécise toutefois que le Fram, le navired’exploration polaire conçu par ColinArcher, abrité dans un établissementvoisin, a commencé à se dégradersuite à des problèmes de condensationentre les différents plis du bordé. Pouréviter ce problème, il a donc fallu quece musée améliore la gestion ducontrôle de son atmosphère.

Quant à la décision controversée depercer une “fenêtre” dans les fonds deStavanger, Eyvind s’en explique ainsi:“La raison est double, d’une partpermettre une vue de l’extérieur et ainsiinciter le visiteur à monter à bord,d’autre part améliorer la ventilation dubateau. La dimension de cette ouverturen’a pas encore été arrêtée; elle seradéfinie par le comité de projet – qui

comprend des membres du musée et de laNSSR – après consultation du NationalDirectorate for Cultural Heritage.” Si voussouhaitez participer au débat, n’hésitez pas àdonner votre avis en vous connectant au site dumusée. n <www.norsk-sjofartsmuseum.no>

Ci-dessus: Biskop Hvoslef (RS 38), un redningskøyter de la série des Eldre, dessiné par Br. Løvfald et construitpar Bjarne Aas en 1932, remorquant deux bateaux de pêche vers 1935.Ci-dessous: en 2000, Stavanger a subi une restauration de fond visant à le remettre au plus près de son état deneuvage, pour que le public puisse découvrir le bateau tel qu’il était à l’époque du sauvetage à la voile, maiségalement pour reconstituer des scènes de mer visant à sauvegarder cette mémoire.

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un jour, mieux valait que ce soit à un muséequ’à une tierce personne qui pourrait mals’en occuper.”

Stavanger est acquis par la NSSR en septembre1997. Trois ans plus tard débute un pro-gramme de restauration au Moen Båtbyggerià Risør. Le but est de supprimer tous les ajoutset transformations effectués depuis l’arme-ment du bateau à la plaisance. Le moteur estdéposé; la cloison étanche arrière, modifiéeavec l’installation de ce dernier, est refaite.Le cockpit retrouve sa configuration d’ori-gine. Le doublage en cuivre de la coque, posépar les Nielsen pour la protéger de la glace,est également supprimé. “La coque était dansun état correct, se souvient Johan. Si la voca-tion du bateau avait été de continuer à navi-guer, nous l’aurions davantage restaurée,mais ce n’était pas le cas. Aussi, nous ne sou-haitions rien remplacer qui ne soit pas néces-saire.” À l’intérieur, le réchaud Primus estsupprimé et le poêle à bois retrouve son rôlede cuisinière, tandis que les toilettes sontremplacées par un bon vieux seau en bois.Enfin, le bateau retrouve ses couleurs d’ori-gine grâce aux informations communiquéespar le Norwegian Institute for Cultural Heri-tage Research. En 2003, le Norway’s Natio-nal Directorate for Cultural Heritage déclareStavanger “navire historique”, un statut dontbénéficient un peu moins de deux centsbateaux.

Depuis lors, Johan et son équipage, composéd’inconditionnels des plans Colin Archer oude membres de la NSSR, ont fait naviguerintensément Stavanger tout au long des côtesnorvégiennes, faisant du voilier un ambas-sadeur itinérant de la société de sauvetage.Ces navigations auront largement confirmétout le bien que cette dernière pensait dubateau. Durant la régate du Risør WoodenBoat Festival, Stavanger a surpassé plusieursde ses frères en construction malgré sa sur-face de voilure plus réduite. Johan le trouved’ailleurs plus facile à manœuvrer et plusléger à la barre que d’autres redningskøytersà bord desquels il a navigué. Cela tient pro-bablement au fait qu’il a retrouvé sa confi-guration de voilier pur. Allégé du poids d’unmoteur, libéré de la traînée d’une hélice, dotéd’un safran de moindre surface car dénué decage, Stavanger a renoué avec l’allant de sajeunesse. Et Johan de rappeler ce proposentendu d’un pêcheur qui avait motorisé sonvoilier: “Le moteur, c’est pratique pour allertout droit, mais c’est tout l’inverse pourmanœuvrer dans un espace restreint.” Dif-ficile à comprendre de nos jours! Pourtant,

quand on sait la maîtrise des manœuvresacquise par ces marins du temps de la voile,on conçoit aisément que les possibilitésoffertes par la combinaison de quatre voilessont bien plus étendues que celles d’unehélice unique qui ne travaille que dans l’axe.

Filmer les manœuvres pour immortaliser le redningskøyter

Quand nous nous réveillons à Sør-Gjæslin-gan, la tempête d’Ouest promise est bien aurendez-vous et il apparaît rapidement queStavanger et son équipage ne verront pasTitran de sitôt. Malgré tout, décision est viteprise d’appareiller tout de même pour filmerquelques manœuvres afin de mémoriser lecomportement du bateau dans des condi-tions musclées. Pour ajouter à l’authenticitédes images, nous troquons nos vêtementsde mer modernes pour les cirés jaunes etbottes en caoutchouc des anciens. Il y a cer-

tainement un enseignement à tirer du faitde naviguer avec de l’eau de mer froide quivous coule dans le cou!

Nous sommes bientôt rejoints par le red-ningskøyter du XXIe siècle, Harald V, un canotde sauvetage lancé en 2003. Un siècle d’ar-chitecture navale sépare les deux bateaux etil est fascinant de voir tout ce qui a changé.Si tous deux portent les couleurs de la NSSR– coque blanche et liston rouge –, c’est bienlà leur seul point commun. Le bois, le fer etl’acier de Stavanger ont été remplacés par del’aluminium et sa garde-robe de 110 mètrescarrés par un moteur de 4000 chevaux.Quand l’un navigue à 7 nœuds, l’autre pro-gresse à 25 nœuds. La construction du pre-mier avait coûté 10360 couronnes quand leprix du second est de 30 millions de cou-ronnes!

L’équipage d’Harald V est venu nous donnerun coup de main pour le tournage. Voir Sta-vanger bondir de vague en vague depuis la

confortable timonerie de ce canot ultramo-derne me fait prendre conscience des fruitsd’un siècle d’évolution technique en termesde confort, d’efficacité et de vitesse. La com-paraison me conduit aussi à un profond res-pect pour les marins d’antan. Confrontés àune forte brise et une grosse mer, le petit voi-lier et son équipage encapuchonné de jaunesemblent extrêmement fragiles…

Il est bientôt temps pour Harald V de faireroute sur Rørvik. Très vite, Stavanger devientde plus en plus petit dans notre sillage, jus-qu’à complètement disparaître. La prochainefois que je le verrai, il sera exposé à terre, loinde la mer qu’il a sillonnée pendant plus d’unsiècle. Cela est probablement nécessaire, maisc’est un immense sacrifice. n

Remerciements: à Bjørn Foss dont le livre From Sailto Water-Jet – The History of the Norwegian Lifeboats m’aété indispensable.

Pour affronter tous les temps, le redningskøyter possède un plan de voilure ramassé et plusieurs ris peuvent être pris dans chaque voile.

Johan Petersen – à droite sur l’image du haut et au premier plan, halant l’écoute de foc, sur celle du bas – a étéle patron de Stavanger pour son ultime voyage. Remarquer l’aviron et les tolets qui permettent de déhaler lebateau en l’absence de moteur.

Poursuivez votre découverte de Stavanger surnotre site Internet <www.chasse-maree.com>, rubrique“Les compléments du Web”.