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CYNTHIA HARVEY L'IROYIE D.kNS LE C4PIT.4lW FR4 C,.QSSE DE THÉoPHILE GAUTIER Mémoire présenté à la Faculté des études supérieures de 1'Université Laval pour l'obtention du grade de maître es art (M.A.) Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES UNIVERSITÉ LAVAL O Cynthia Harvey, 1999

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CYNTHIA HARVEY

L'IROYIE D.kNS LE C4PIT.4lW FR4 C,.QSSE DE THÉoPHILE GAUTIER

Mémoire présenté

à la Faculté des études supérieures de 1'Université Laval

pour l'obtention du grade de maître es art (M.A.)

Département des littératures FACULTÉ DES LETTRES

UNIVERSITÉ LAVAL

O Cynthia Harvey, 1999

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Résumé

Le but de cette étude est de définir et d'analyser les différentes manifestations de l'ironie dans Le Capitaine Fracasse de Théophile Gautier. Nous nous intéressons tout d'abord a l'ironie littéraire en générai. puis à ses manifestations dans I'euvre de Gautier, allant du cynisme. plus provocateur, au paradoxe, plus ambigu. En effet, comment établir une distance ironique face a la pratique du pastiche ? Comment l'exposition des clichés romanesques peut-elle être a la fois ironique et sérieuse ? L'analyse du concept de (t romanesque )) dans Le Fracasse éclaire les visées ironiques de l'auteur qui dénonce et réclame le caractère factice de la représentation littéraire et du romanesque. L'adéquation des personnages à des types romanesques révèle ce jeu d'illusions qui fait du monde un théâtre. Puis, la description littéraire démontre les limites et les ressources de l'écrivain dans sa quête d'illusions.

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TABLE DES MATIERES

Page

TABLE DES MATIERES ....................................................................................................... i

.................................................................................................................. MTRODUCnON 1

CHAPITRE 1 L'IRONIE DANS LYEUVRE DE GAUTIER ................................................ 8

. . . . . 1 . 1 L'ironie litteraire ............................................................................................... 8

.............................................. 1.2 Naissance de l'esprit ironique chez le critique 11 . .................................................................................... 1.3 Le cynisme du prefacier 1 3

.................................................................... 1.4 L' ironie dans l'œuvre romanesque 1 7

........................................ CHAPlTRE II L'IRONIE DANS LE CAPITAINE FRACASSE 26

. . . 2.1 La fatalité des repétitions .................................................................................. 26

7.2 Pastiche et parodie ............................................................................................ 28

.......................................................................... 2.2.1 Imitation ......... ....... 2 9 . ....................................................................................... 2.2.2 Reconsntution 3 1

. . . . 2.3 Entre l'ironie et le seneux ................................................................................ 35

......................................................................... 2.3.1 Le factice de l'écriture 39

7.4 DU romanesque à I'hyper-romanesque ........................................................*.. 41

2.4.1 L'hyperbole .................................................................................... .... 48

.. ...................................... .......................... 3.1 Réferences à l'art theatral .... 5 1

3.2 Entre l'être et le paraître ............................................................................... 55

3.3 Jeu de rôles ..................... ..- ............................................................................ 60 ...................................................................... 3.3.1 Léandre et la marquise 60

3.32 Sigognac et Isabelle .......................... ... ........................... .... 64

.................................................................................. 3.3.3 Vailombreuse 68

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CHAPITRE IV LA DESCRIPTION PICTURALE COMME QUETE D'ILLUSIONS ... 72

. . ..................................................................... 4 . L Le pictural ou le referent illusoire 73

4.1 . 1 La vision comme moyen d'écriture ................................................... 74

4.3 Le tableau littéraire du " Château de la misère " .............................................. 76

...................................................... 4.3 Références directes : supports de l'illusion 84

............................................... 4.4 Limites de la description qui veut " faire voir " 85

CONCLUSION ................................................................................................................... 91

BIBLIOGRAPHIE .............................................................................................................. 99

LISTE DES OUVRAGES CITES ..................................................................................... 1 03

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Introduction

L'histoire littéraire se souvient de Théophile Gautier comme de l'ardent défenseur

de la célèbre bataille romantique d'Hernani ( 183 1 ). Dans son dernier ouvrage, L 'Histoire

du romantisme (1884), Gautier devine I'immortalité de son gilet rouge, souvenir qui ne lui

déplaît pas, parce qu'il exprime ce qu'il voulait montrer. c'est-à-dire « un assez aimable

mépris de l'opinion et du ridicule D'. Gautier, c'est aussi le partisan acharné de l'art pour

l'art qui, avec Mademoiselle de Maupin (1834) et sa célèbre préface, devenait l'initiateur

du mouvement.

Son œuvre, éclatée et hétéroclite. fut l'objet de quelques études' cherchant a

déterminer les frontières entre la période romantique et celle relevant de l'art pour l'art,

mais elle demeure insaisissable sous cet angle, étant donnée sa diversité (poésie. contes

fantastiques, théâtre, ballet, critiques d'art, récits de voyage) et sa polysémie' qui interdisent

toute délimitation. Pour échapper au débat sur l'appartenance de Gautier au romantisme ou

à l'art pour l'art, nous dirons avec Paul Bénichou que : (4 le romantisme était avant tout une

école de poésie artiste, dont Gautier a continué l'authentique tradition quand le maître et

l'ensemble du mouvement s'orientaient vers une poésie plus philosophique et

missionnaire N". Cependant, l'œuvre de Gautier dépasse ce simple prolongement du

romantisme par sa quête d'autonomie artistique qui ouvre la voie à un univers imaginaire

ou l'art surpasse la réalité.

Comme l'explique Maxime du Camp, Gautier n'appartenait véritablement a aucune

école et tirait la substance de ses livres en lui-même :

' GAUTIER, Histoire du romantisme, p.78. ' Celles des premiers gautihtes dont le contemporain de Gautier, S. de Lovmjoul puis au début du XXe sièck R Jasinski et plus tard, M. Cottin et M. Eigcldioger. Voir bibliographie.

C'cst ce qu'ont conclu les critiques modernes tels que M. Cmuzet et P. Tomnese. P. BÉMCHOU, L 'école du désenchc1ntrmenc, p.564.

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Son esthétique, peu compliquée, consistait à exprimer de son mieux ce qu'il avait conçu. Par elle-même, la littérature lui paraissait un art complet, émancipé de toute ingérence philosophique, politique et sociale. Il repoussait énergiquement tout le fatras de la métaphysique [...] et affirmait, par ces préceptes comme par son œuvre, que l'on ne doit pas chercher les éléments d'une production littéraire ailleurs que dans sa propre imagination.

C'est pourquoi, dans cette étude, nous avons voulu aborder l'œuvre gautiéresque sous un

nouvel angle, c'est-à-dire non pas selon une esthétique particulière, mais bien selon l'esprit

de Gautier, esprit empreint d'ironie et d'idéal.

L'idéal gautiéresque est bien connu. Les critiques font de l'auteur d'Emaux et

camées, le sculpteur de vers en quête de beauté absolue et d'immortalité. Selon Gautier,

l'art, pour aspirer à l'immortalité, doit rechercher une complète autonomie, rester en dehors

de l'utile, de l'engagement politique et social. De cette façon, il devient indémodable.

impérissable, c o r n e l'exprime son poème L'Art n ( 1 857) :

Tout passe. - L'art robuste Seul a l'éternité.

Le buste Survit a la cité,

L I Sculpte, lime, cisèle ; Que ton rêve flottant

Se scelle Dans le bloc résistant !

Parallèlement à cette entreptise poétique, l'esprit ironique de Gautier raille la critique

moralisante qui s'éloigne de cet absolu de l'art en lui cherchant une utilité : (( Non,

imbéciles, non, crétins et goitreux que vous êtes, un livre ne fait pas de la soupe à la

gélatine, - un roman n'est pas une paire de bottes sans couture ; un sonnet, une seringue à

jet C O ~ M U [...] toutes choses essentiellement civilisantes, et faisant marcher l'humanité

dans la voie du progrès N ~ . Gautier proteste ici contre le progrès et l'utilité de l'art ; son ton

M- DUCAMP, Théophile Gautier, p. 183. Pdfàce des Jeunes-France, p. 1 9 1,

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ironique, voire même sarcastique, devient la condition pour une œuvre délivrée des

contraintes politiques et sociales qui souhaite accéder à l'immortalité.

Par l'ironie, Gautier révèle également les seules utilités qu'il confêre à la littérature :

(( Un roman a deux utilités : - l'une matenelle, l'autre spirituelle [...]. L'utilité matérielle,

ce sont d'abord les quelques mille francs qui entrent dans la poche de l'auteur [...]. - L'utilité spirituelle est que, pendant qu'on lit des romans, on dort, et on ne lit pas de

journaux utiles, vertueux et progressifs ... »' Cette dernière phrase contient une incise

importante qui expose les références oniriques du roman gautiéresque: « pendant qu'on lit

des romans, on dort ..A On dort. c'est-à-dire qu'on quitte la réalité pour un autre univers,

celui du créateur. Ce Consentement ironique a l'utilité de la littéraîure propose donc un

certain dépassement de la réalité par l'art, puisque la réalité. triviale et bourgeoise, se voit

surpassée par le rêve qui suggère un idéal actualisé par l'art.

En fait. Gautier tente de se soustraire à la (( charognerie du siecle »', un siècle qui se

veut progressif et qui fait du poète un missionnaire, et du roman le reflet des moeurs et de

la vertu. L'ironie est la voie du salut de l'artiste vers son idéal, une œuvre désintéressée et

autonome qui n k comme but que l'expression de la beauté. Cependant Gautier ne raille

pas seulement la société ou l'utilité de l'art, mais l'homme lui-même. : (( Rien de ce qui est

beau n'est indispensable à la vie [...]. 11 n'y a de vraiment beau que ce qui ne peut servir à

rien ; tout ce qui est utile est laid ; car c'est l'expression de quelque besoin ; et ceux de

l'homme sont ignobles et dégoûtants, comme sa pauvre et infirme nature )b9.

L'œuvre gautiéresque devient le lieu d'une libération à la fois sociale et humaine,

l'art étant le <( refuge comme unique valeur aux intérêts humains ))'O. L'auteur tente de créer

un monde qui surpasserait la médiocrité de la vie et de la réalité. Les personnages

gautiéresques tendent à pénétrer le rêve, la beauté. Ils connaissent tous cette volonté

' Préface de Mademoidie de Maupin, p. 19 1. a GAUTIER, cité par P. TORTONESE, La vie extérieure, p. 32. ' Mademoiselle de Maupin, p. 193. 'O P. BÉNICHOU, L 'école du désenchantement, p.558.

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d'évasion, comme D'Albert, par exemple : « J'ai beau faire, je n'ai pu sortir de moi une

minute »". Dans cette fuite impossible, la littérature outrepasse les limites de la réalité en

proposant la réalisation d'idéaux tel I'oxymore « marbre vivant » qui joint l'indestructible à

la vitalité et fait accéder l'homme à l'immortalité. Cependant, ce rôle salvateur de la

littérature est, il va sans dire, artificiel. La quête de beauté et d'absolu des personnages

gautiéresques se retrouve vite confrontée aux limites de la représentation Littéraire qui

n'ofûe que des mots. L'ironie se retourne alors contre la littérature elle-même pour en

souligner les prétentions et les « mensonges ». Dans l'introduction aux Oewres de Gautier.

Paolo Tortonese énonce que Gautier « part en guerre contre sa fonction [celle d'écrivain],

avec une opiniâtreté allégrement suicidaire d'. L'ironie, tantôt arme de libération sociale et

politique. devient l'arme d'un combat qui se joue de l'intérieur : l'auteur, au fil de sa

fiction. souligne l'arbitraire et l'artifice de la création littéraire. Comme nous le verrons, les

œuvres de jeunesse de Gautier témoignent ouvertement de ce combat.

Cependant qu'en est41 dans une œuvre de maturité comme Le Capitaine Fmcasse,

pleine d'aventures romanesques et fabuleuses, ou les propos cyniques et provocateurs sont

atténués, pour ne pas dire évincés, au profit du jeu littéraire, des amensonges » de

l'illusion ? Dans cette étude, nous ferons ressortir les manifestations de l'ironie

gautiéresque dans une œuvre où le « sérieux », la lecture au premier degré, semble

prédominer. Le choix de ce roman comme objet d'analyse est justifie par son adéquation

aux différentes pratiques littéraires de Gautier. En effet, Le Capitaine Fracasse correspond

aux trois phases de Gautier par rapport à la littérature, phases relevées par Paolo

~ortonese ":

~criture sans objet, pur exercice verbal, révélation du vide que l'écrivain traverse

Offensive anti-romanesque, pastiche et exhibition du faux

Affirmation d'une pratique de la littérature comme exercice mélancolique de la fiction

'' MudemoiseIIe de Marrpin, p.244. '' P-TORTONESE, « Introduction », Oeuvres de Gautier, p. X I 3 La vie extérieure, p.5 7.

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Alors que 1 e recueil des Jeunes- France ou Madernobelle de Moupin s 'inscrivent davantage

dans les deux premières phases d'une ironie plus provocatrice, un roman comme Le

Capitaine Fracasse, par son caractère ludique, a la fois ironique et sérieux, se prête

simultanément à un exercice verbal (description qui tente de créer un univers autonome), à

l'exhibition des clichés et du faux (par les références à l'art théâtral), et a la pratique

mélancolique de la fiction (quête d'illusions où le rêve devient réalité dans un jeu de faux-

semblants). Le Capitaine Fracasse résume donc l'entreprise romanesque de Gautier et se

présente comme l'aboutissement du combat de I'écnvain, puisque l'ironie, loin d'inhiber

l'illusion romanesque. devient la condition de sa réénonciation. Gautier, qui, selon Pao 10

Tortonese, se livre à une « pratique mélancolique de la fiction », c'est-à-dire qui joue le jeu

de la littérature tout en sachant qu'elle ne constitue qu'une illusion, dénonce ce caractère

factice tout en s'y livrant. Ce mémoire tentera de démontrer cette assertion.

Quelques brèves études, dues, en grande partie, à la Société Théophile Gautier

s 'intéressent au Capitaine Fracasse. Celles de Ruggero ~am~agnoll i '", par exemple,

portent sur la description et celles de Françoise Court-Pérez" étudient le langage des

personnages. La plupart de ces études s'attachent davantage au style et à ia langue du

Capitaine Fracasse qu'à son caractère ironique qui, comparativement aux autres oeuvres,

n'apparaît pas prédominant. On doit toutefois à Peter Whyte un article sur le pastiche et la

parodie et sur le «jeu des perspectives narratives » I b . Un important ouvrage de Françoise

Court-Pérez, Gautier, un romantique ironique. publié en 1998, met l'accent sur l'esprit de

Gautier et aborde Le Capitaine Fracasse a quelques reprises, sans toutefois en faire l'objet

d'une analyse approfondie.

Quant à la question de l'ironie, de nombreux ouvrages s'appliquent a la définir et a

l'illustrer. Nous retiendrons essentiellement L 'ironie linéraire. essai sur les f m e s de

[ 'écrintre oblique de Philippe Hamon, qui s'intéresse à l'ironie comme pratique littéraire, et

I4 « L'Abord du château de Sigognac », BSTG. Actes du colloque intemational L 'AH et l'artiste, 1982. « Éclats du Capitaine Fracasse : la poétique du soleil bleu », BSTG, 1984.

's « Le Capitaine Fracasse : nomiturc et langage » et «Vdiombreuse et Léandre : re langage de l'amour », BSTG, 1992.

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Ironie et paradoxe. Le discours amoureux romanesque, d'Anne-Marie Paillet-Guth qui

analyse, d'un point de vue linguistique et thématique. les rapports entre l'ironie et le sérieux

dans le langage amoureux des romans du XVIII' au XX' siècle. Ces deux ouvrages

alimentent notre réflexion sur l'ironie en apportant les définitions nécessaires a notre

analyse : qu'est-ce que l'ironie littéraire ? le paradoxe ? D'autres ouvrages tels « De

l'essence du rire )) de Baudelaire, Les Testamenu trahis et L 'art du roman de Milan

Kundera orientent également notre pensée sur l'humour et l'ironie dans la littérature par

leurs représentations du « comique bb. Enfin, un article de Yves Hersant sur (< Le roman

contre le romanesque » étaye notre étude du romanesque dans le roman.

Ce mémoire cherche donc a apporter de nouvelles perspectives a la question de

l'ironie dans les textes du XIJC siècle et, par son approfondissement dans l'œuvre de

Gautier. à mieux faire c o ~ a i t r e l'imaginaire d'un auteur trop souvent défavorisé au profit

d'auteurs plus connus. L'étude de l'ironie appliquée au Capitaine Fracasse permettra de

faire ressortir le rôle des références artistiq11es et littéraires, très usitées au XIXc siècle, la

défiance face aux stéréotypes romanesques, les possibilités et les limites de la

représentation littéraire par la description et les pouvoirs de l'illusion.

La méthodologie utilisée dans cette étude relève de l'analyse textuelle. Dans un

souci de cohérence, nous nous proposons de définir tout d'abord la notion d'ironie, telle

qu'elle se présente dans les textes du XIXe siècle, puis d'étudier plus en détails les

manifestations de l'ironie chez Gautier. D'où vient cet esprit ironique ? Quelle est sa

cible ? Quelles sont ses incidences dans l'œuvre de Gautier ? L'analyse des préfaces de

Mademoiselle de Maupin et des Jeunes-Fronce viendra relever le discours ironique de

Gautier sur la littérature de son époque ; puis, l'analyse de I'œuvre globale en précisera la

portée dans la pratique romanesque. Au chapitre second, l'application de l'analyse au seul

Capitaine Fracasse permettra d'approfondir notre réflexion sur la pratique du romanesque a

la fois comme exposition des clichés et du faux et recherche d'illusions perdues. Pour ce

faire, nous établirons tout d'abord les modalités de la pratique du pastiche, a la base du

l6 (( Pastiche et parodie dans Le Capitaine Fracasse, le jeu des perspectives nanatives )B. BSTG, 1987.

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Fracasse, puis nous verrons comment ce procédé s'inscrit dans une démarche imitative

ironique. Par la suite? l'analyse du concept de « romanesque )) viendra éclairer le style de

I'auteur qui puise aux sources grotesques, fantastiques, oniriques et tragiques les eiéments

de son récit qui se révèle dès lors tniculent »", c'est-à-dire « qui étonne et réjouit par ses

excès ». Au troisième chapitre, l'étude des rapports entre le personnage et son type

romanesque révélera le jeu des illusions qui fait du monde un théâtre. Et finalement, au

dernier chapitre, l'analyse de la description et de son caractère pictural démontrera les

limites et les ressources de l'écrivain dans sa quête d'autonomie et d'illusions, contrepoids

(( sérieux )) ii l'exposition ironique des clichés et du factice de l'écriture.

" Selon Xavier Aubryet, « Pour nibphile Gautier, tout émit truculmt - C'était son mot Être truculent, c'était se déclarer partisan du temble contre le modéré, de l'outrance contre la juste mesure, de la rivotte conm la discipline », Chez no us et cher nos voisim. Theophiie Gautia, spiritualiste N, p.59, cité par A. CASSAGNE, Théorie de 1 aripotcr I 'art, p.3 13.

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Chapitre 1

L'ironie dans l'œuvre de Gautier

Poètes, peintres, sculpteurs, musiciens, pourquoi nous avez- vous menti ? Poètes, pourquoi nous avez-vous raconté vos rêves ? [...] Pourquoi avez-vous fait de si belles chansons que la voix la plus douce qui nous dit : - Je t'aime ! - nous paraît rauque comme le grincement d'une scie ou le croassement d'un corbeau ? - Soyez maudits, imposteurs ! »

~ ' ~ I b e r t '

Les jeunes années de Théophile Gautier sont caractéristiques d'un esprit en quête

de liberté et d'absolu. Son œuvre tend d'ailleurs à s'éloigner de la réalité et des tendances

littéraires qui s'y rattachent p o u privilégier un monde où le rêve est possible, où l'art est la

vie. L'ironie est alors l'arme d'un combat pour une littérature libérée des contraintes

sociales, politiques ou liées aux conventions littéraires. L'entreprise du Capitaine Fracasse

s'inscrit dans une œuvre aux visées ironiques allant du cynisme au paradoxe. En effet, plus

provocateur dans sa jeunesse, Gautier met au jour les mensonges D de la littérature et son

incompatibilité avec le réel par la pratique de I'anti-roman, c'est-à-dire d'un roman ou

d'une nouvelle qui conteste le romanesque, comme nous le verrons, en en montrant les

mécanismes, les illusions et les prétentions. Ce chapitre nous introduira a l'œuvre de

Gautier, précédant et déterminant l'aventure du Capitaine Fracasse, et à la notion

d' G ironie )). fondamentale à notre analyse.

1.1 L'ironie littéraire'

Par définition, l'ironie comporte deux degrés d'interprétation, c'est une (< manière de

se moquer en disant le contraire de ce qu'on veut faire entendre n3. Toutes les définitions

-

GAUTiER, MademoiselIe de Maupin, p.223. Pour dénommer Ia fonne écrite et littéraire de l'ironie, nous utiliserons l'expression employée par Philippe

Hamon, dans son ouvrage du même nom : « l'ironie litthire ».

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de l'ironie supposent cette idée de contraire, de contradiction entre un sens explicite et un

sens implicite. Cette opposition enne l'intention et le sens, entre le sens littéral et le sens

figuré, mène à cette définition simple de l'ironie :

L'ironie, d'un certain point de vue, pourrait donc être définie soit comme un (( contresens D. le contresens volontaire d'un énonciateur parlant (( contre )) un sens appartenant à autrui, soit comme un acte de réécriture, réécriture qu'opère le lecteur à partir du texte de l'auteur : il récrit « Beau N en « laid », (( intelligent » en (( stupide )), etc.'

Cette définition implique un simple jeu sémantique des contraires qui ne suffit pas à

expliquer toute l'ampleur de l'ironie gautiéresque. En effet, comment renverser le sens

explicite d'une nouvelle comme « Le Bol de punch », par exemple, qui s'inspire de

différentes scènes littéraires d'orgies en mettant en lumière ses sources d'inspiration, ses

procédés d'écriture et dont la morale est (( le danger qu'il y a de mettre en action les romans

modernes n5, sans oublier l'insertion célèbre d'une page d'un livre de recettes ? Ce jeu

Littéraire fait d'intertextualité et d'autoréflexivité ne peut etre compris dans un sens a = non

a. Il peut être saisi, a rebours, par une lecture au deuxième degré. comme une critique de la

littérature réaliste, de ses incongrnités spatio-temporelles, des incompatibilités entre le réel

et le romanesque, par exemple. L'ironie gautiéresque ne se laisse pas facilement

conceptualiser.

L'ironie littéraire, dans laquelle s'inscrit l'entreprise gautiéresque, pourrait

correspondre à tout a fait de style en général : toute introduction d'un écart, ou d'une

surprise, dans un système de règles et de régularités textuelles D ~ . Cet écart par rapport au

texte orthodoxe ( qui va tout droit 1)') est le h i t d'un regard oblique »* porte sur la

littérature. Flaubert, par exemple, porte ce regard oblique sur les personnages bourgeois

qu'il met en scène. Son regard déroge de la doxa et crée un para-doxe en mettant en scène

un personnage qui se prend au sérieux, Madame Bovary par exemple, tout en laissant

Le Robert, 1995. P . HAMON, L'ironie litréraire, essai sur l a formes de l'écriture oblkpe, p.20. T. GAüTIER, « Le bol de punch D, Les Jéttnes- France. p.173. M. Riffaterre cité par P. HAMON, L 'ironie littéraire, p.9. ' Ibid., p.9.

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supposer un regard critique, ironique sur celui-ci. Le lecteur, complice de cette

(( obliquité )> et de cette mise en scene, hésite entre I'ironie et le sérieux : Madame Bovary

est-elle sérieusement une héroïne romanesque ou une simple bourgeoise a la recherche de

passions romanesques ? Les quelques jugements du narrateur perceptibles par l'emploi de

l'italique qui relativise l'emploi de certains mots (« Sa mère, en haussant les épaules,

prétendait que tout cela c'étaient des gestes )b9) tout comme l'emploi de l'adjectif

qualificatif antéposé (« une grande passion 1)' « une vraie lune de miel ~ ' 4 , par exemple,

révèlent les lieux communs de la passion et la visée ironique de l'auteur. Gautim comme

nous le verrons au chapitre II. empmnte également la voie du paradoxe en jouant entre

l'ironie et le sérieux. l'exposition des clichés romanesques et leur réénonciation.

L'ironie gautieresque se présente sous différentes formes [allant du cynisme, plus

provocateur et explicite, au paradoxe, plus ambigu. comme nous le verrons par l'analyse du

Capitaine Fracasse] mais de façon générale, elle se révèle par une lecture au deuxième

degré, une adéquation du lecteur à I'« aire de jeu DI' ironique. Cette complicité avec le

système de valeurs et le discours de l'ironisant permet au lecteur de percevoir la distance

critique de l'auteur par rapport à son texte, distance stipulée dans cette définition générale

de l'ironie : « l'art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses ou

de soi-même ».12 En prenant ses distances. l'auteur est à même de poser un regard critique

sur les personnages et la société qu'il met en scene ou sur l'utilisation du discours

romanesque et, par delà, sur la représentation littéraire. L'ironie gautieresque vise dors à

afficher le « fonctionnement mécanique fi" du langage et du romanesque, à en montrer les

ficelles, les récurrences et les limites.

Selon Philippe Hamon, l'ironie littéraire, poussée à cet extrême, (( tend au pastiche

ou à la parodie : en effet, le plus efficace procédé pour disqualifier autrui est de se paya sa

Expression utilisie par Hamon dans L 'ironie litteruire pour définir I'ironie. ' G. FLALJEERT, Madame Bovav, p.326. 'O Cité par A.- M. PAILLET-GUTH, Ironie et pomdoxe. Le dkours amoureux romanesque, p. 146. ' ' La formule est de Béda Allemam, citée par p. W O N , L 'ironie linéraire, p. 11. '' HAMON, Ibid. p. 109. l3 Ibid., p.24.

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tête d4. L'ironie gautiéresque, à son paroxysme, serait donc la parodie, un travail de

réflexivité sur la littérature elle-même qui vise a en souligner les limites, les ratés. et a en

exagérer les formes jusqu'à 1' « imitation burlesque », la (( contrefaçon ridicule »". L'ironie

est donc une arme pour l'auteur qui souhaite critiquer avec humour ou sarcasme les

procédés littéraires, comme Gautier dans ses jeunes années, mais elle est à double tranchant

pour celui qui s'y livre a l'intérieur même de la fiction. puisqu'elle détruit l'illusion en la

dénonçant. Elle établit également une certaine ambiguïté par la pratique et la soumission de

l'auteur à l'objet de sa dérision. En effet. comment être ironique face au romanesque tout

en le pratiquant? L'ironie ne serait-elle qu'une autre façon de pratiquer le

romanesque, qu'un jeu littéraire comme les autres? L'ironie. comme nous le verrons, peut

apparaître comme un jeu, mais un jeu toujours sérieux qui renouvelle le regard porté sur la

littérature.

1.2 Naissance de l'esprit ironique chez le critique

Selon Française court-~érez", le travail de journaliste et de critique, gagne-pain de

Théophile Gautier, l'amena à poser ce regard critique sur l'art et la littérature et à prendre

cette distance par rapport aux genres et aux modes littéraires du XIXt siècle. N'ayant

comme principe que celui de « l'art pour l'art », Gautier se refusa a toute école et jugea les

oeuvres de ses contemporains selon leurs propres esthétiques, recherchant le Beau dans ces

différentes manifestations : « De son essence, l'art est infini et universel ; vouloir

l'astreindre à des règles immuables, le cantonner dans des limites fixes, c'est le confondre

avec le métier ; c'est prouver qu'on ne le comprend pas, car privé d'initiative il n'est

plus d7. Ainsi, Gautier est ouvert à tous les langages artistiques".

'" P. HAMON, L'Ironie littiraire, p.26. '' Le Robert, 1995. '' Dans Gautier, un roman~ique ironique, p. 14. " M. DU CAMP, Théophile Gautier, p. 186. '%*on pourrait nous objecter que Gautier récuse le ralisme. or, ce qu'a rejette, c'est une représentation brute de la réalité. Voir p. 19-20,

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Cependant, sa préférence va aux auteurs originaux, atypiqiies. 11 réhabilite, par

exemple, des poètes grotesques délaissés de ses contemporains et salue leur nouveauté, leur

non-conformisme : Les doctrines littéraires qu'il professe dans ses vers et dans sa prose

sont originales et tranchantes sur les opinions du temps. Rien de plus moderne, et les

novateurs de 1830 n'ont pas mieux dit »19, écrit-il à propos de Théophile de Viau. Gautier

se reconnait chez ces auteurs tombés en désuétude; il réclame le droit a la

singularité : « Telle pièce grotesque de Saint-Amant, un sonnet comme les Goinfres, par

exemple, a plus de valeur et se rattache bien p l u à l'art qu'une ode ou qu'un poème d'une

platitude correcte [...] car ce n'est pas le genre qui importe en poésie, mais bien le style »'O.

Dans une critique sur Baudelaire, manifestation originale de l'artiste du XiXe siècle, Gautier

retourne l'accusation de décadenrisme à son avantage et l'oppose au classicisme :

A nos yeux, ce qu'on appelle décadence est au contraire maturité complète, la civilisation extrême, le couronnement des choses [...]. Ces pensées sont subtiles. ténues, maniérées, persillées même de dépravation, entachées de gongorisme, bizarrement profondes, individuelles jusqu'à la monomanie, efiénément panthéistes, ascétiques ou luxurieuses ; mais toujours. quelle que soit leur direction, elles portent un caractère de particularité, de paroxysme et d'outrance...''

Ce caractère paroxystique et outrancier se retrouve dans l'oeuvre de Gautier et notamment

dans Le Capitaine Fracasse, comme nous l'étudierons dans les chapitres suivants. Sa

réflexion sur les genres du XIXc siècle nourrit sa propre vision artistique et inversement, sa

création influe sur ses réflexions. Ce travail de critique. sympathisant avec les artistes, mais

acerbe envers les Paul de Kock, Smie et cie, influence donc considérablement le travail de

création littéraire.

La conscience du critique, son esprit d'analyse, d'observation, sa perplexité

interviennent dans l'œuvre de l'écrivain. Gautier se voit, en quelque sorte, (4 créer n, il

s'auto-critique. Pour certains, notamment Balzac qui voyait en Gautier un « poète

l9 Fusains et eaux-fortes, p.277. Ibid.. p. 298.

:' Ibid., p.306.

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comique », - les nombreux commentaires et critiques de l'auteur dans le texte romanesque

font de Gautier un a écrivain humoriste H, mais ces interférences vont bien au-delà d'un

simple comique ; elles sont un regard neuf sur l'acte de création et témoignent d'un esprit

cynique qui mène à la décadence : « C'est par le développement d'un paradoxe particulier

(l'art est plus réel que la réalité et la nature n'est qu'une imitation de l'art) que l'auteur

annonce le décadentisme »? L'ironie gautiéresque, comme nous le verrons, sème avant

tout ce paradoxe en manifestant un profond (( doute N sur la littérature, sa recherche de

N l'effet de réel », d'une morale ou d'une utilité quelconque.

L.3 Le cynisme du préfacier

Chez le jeune Gautier, l'ironie se fait cynique par son « attitude de provocation [...]

mais encore, et plus fondamentalement, par une remise en cause des valeurs et par

l'affirmation d'un moi souverain qui s'oppose aux lois sociales ))". Ces signaux de l'ironie,

que l'on retrouve dans le péritexte. notamment dans la préface qui devient le lieu

d'élaboration des idées (ou de I'affinnation de l'absence d'idées), sont alors plus

manifestes, puisqu'ils visent la provocation. La préface des Jeunes-France et celle de

Modemoiselle de Moupin, par exemple, témoignent d'un cynisme face aux illusions du

monde et de la littérature et face à l'hypocrisie d'une société qui se veut vertueuse.

L'auteur se fait alors sarcastique pour marquer son opposition au monde et aux modes

littéraires.

Selon Baudelaire, la nouveauté des Jeunes-France et de sa préface est dans le rire et

le sentiment du grotesque (( à une époque pleine de duperies, un auteur s'installait en pleine

ironie et prouvait qu'il n'était pas dupe))? En effet, « par sa raillene, sa gausserie, sa ferme

décision de n'être jamais dupe », Gautier dévoile la fausseté des conventions littéraires et

sociales. En commandant ce recueil, l'éditeur Rendue1 souhaitait rendre compte du mode

" Dans la préface D 'un grand homme de province à Paris cite par P. TORTOMSE. u Notes 1) aux Oewres. p. 1568. " F. CO URT-PEREZ. Gautier. un romantique ironique, p. 16. ?J Définition du type Cynique, Ibid., p.80

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de vie des Jeunes-France, « révolutio~aire[s] dans les moeurs plus qu'en politique [...] qui

veulent affirmer leur révolution dans le domaine de la littérature, des arts, du goût et de la

sensibilité D'~, mais Gautier y fit plutôt la critique de la soumission des Jeunes-France à la

convention, eux qui se voulaient d'abord l'incarnation de la liberté, mais qui sont vite

devenus une mode. A titre d'exemple. la nouvelle « Daniel Jovard ou la conversion d'un

classique » témoigne de la transfomation superficielle d'un jeune homme en Jeune-

France : « Lecteur, mon doux ami, je t'ai donné ici, en te domant l'histoire de Daniel

Jovard, la manière de devenir illustre, et la recette pour avoir du génie ou du moins pour

s'en passer fort commodément ... H". Dans ce recueil, l'ironie de Gautier va bien au-delà du

romantisme de surface (a le romantique patron »") ou du classicisme moribond, ces deux

genres étant également tournés en dérision, elle s'attaque à toutes formes de convention.

Les poèmes de Jovard. avant et après sa conversion illustrent l'ironie de Gautier qui se

moque, en les exagerant, des styles classique et romantique :

Quel saint transpon m'agite et quel est mon délire ! Un souffle a fait vibrer les cordes de ma lyre ; O Muses, chastes soeurs. et toi. grand Apollon. Daignez guider mes pas dans le sacré vallon ! Soutenez mon essor, faites couler ma veine, Je veux boire à longs traits les eaux de I'Hyppodne, Et couché sur l e m bords au pied des myrtes verts, Occuper les échos a redire mes vers.

Daniel Jovard, avant sa conversion.

Par l'enfer ! je me sens un immense désir De broyer sous mes dents sa chair, et de saisir Avec quelque lambeau de sa peau bleue et verte Son caur demi pourri dans sa poitrine ouverte.

Le même Daniel Jovard, après sa conversion.29

En parodiant les styles classique et romantique, Gautier critique la perversion de la

littérature qui se détourne de son but, l'expression du Beau. pour devenir une mode qui suit

des règles conventio~elles. 11 se moque, par exemple, de la tournure lyrique que se

--

" BAUDELAIRE, {c Théophile Gautier », dans L 'An romantique, p. 1 59. P. TORTONESE, « Notes D aux Oeuvres de Gautier, p. 1546.

~7 i c Daniel Jovard », p.86. GAUTIER « Celle-ci et c t b I a N, p. 94. « Daniel Jovard N, p.74.

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donnent les Romantiques, c'est pourquoi l'emphase des émotions paroxystiques est

toujours ironique : (( Du mal ! ah ! qu 'un coup de poignard de toi me serait doux ! Voyons,

mords-moi ; qu'est-ce que cela te fait ? »'O. En reprenant ce vers d'Hernani, Gautier raille

le style romantique Jeune-France qui utilise le romantisme à des fins triviales, pour se

donner une tournure.

La préface des Jeunes-France prépare la voie à un recueil ironique et, par delà, a une

œuvre entière, par un autoportrait dérisoire d'un jeune bourgeois qui se fait Jeune-France, a

la manière de Daniel Jovard, afin de combler le vide et l'insignifiance de la vie, mais qui se

retrouve soumis a l'écriture qui seule peut donner vie (( au personnage cumulatif » qu'il

souhaite devenir : «Au diable les vers, au diable la prose ! Je suis un viveur maintenant [...]

je vous écrirai pour me reposer de belles histoires adultérines [...]. Pourtant je venais tout à

l'heure d'envoyer les vers et la prose au diable ; ce que c'est que les mauvaises habitudes,

on y revient toujours »". C'est l'impasse de l'imaginaire ; l'auteur doit se créer lui-même

ses univers fantasmagoriques. II doit se construire un monde qui pallie la vacuité de la

réalité : a Quoi faire ? rêver ? On ne peut toujours rêver : lire ? J'ai dit que je savais tout :

quoi donc ? »'' Par cet acte créateur, l'auteur se fait souverain de son univers, rejoignant

ainsi la philosophie cynique. dont le mot clef est « liberté » et l'existence,

(( autosuffisance »?

De plus, l'auteur crée un monde a la hauteur de ses attentes, où, pour utiliser une

formule de Baudelaire exprimant 1' « élément nouveau » apporté par Gautier, « la

consolation par les arts lui apporte un moindre mal dans I'iinpossible possession de

l'absolu. En effet, (( l'art est ce qui console le mieux de vivre », car c'est la liberté, le

luxe, l'efflorescence, c'est l'épanouissement de l'âme dans l'oisiveté D". En se référant aux

" Ibid. p. 1 19. ' P ri face des-Jeunes-Fronce, p.32. " Ibid., p28. 33 Philosophie cynique, d'aprés M.-O. Goulet-Cazé. cité par F. COURT-PEREZ, Gautier. un romantique

ironique, p.84-89- Y Cite par BI%ICHOU, L @école du dérenchantment, p.558.

GAUTIER., PRface d' K Aibertus N. cité par BÉNICHOU, Ibid, p.5 14.

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autres arts, tels la peinture, la sculpture ou le théâtre, la littérature peut se créer un univers

idéal OU la beauté de la femme est comparable à celle des tableaux de Rubens, par exemple.

Les références à l'art, synthétisées par la littérature", permettent égaiement la réalisation

imaginaire d'oxymores qui ne trouvent pas d'échos dans la réalité, le (( marbre vivant »,

pour reprendre un exemple si cher à Gautier, qui traduit un i< rêve de dépassement )?à la

fois de la vie, de la mort et de la réalité. L'ironie gautiéresque a donc des forces libératrices

qui mènent à la néantisation du réel et des modèles, mais qui célèbrent l'individualité, l'art

et l'imaginaire, indispensables a cette existence utopique.

Cette recherche de liberté individuelle va de pair avec I'autonornisation de la

littérature. Gautier souhaite le complet détachement du champ littéraire des champs

politique et social, ce qui nous ramène a la théorie de l'art pour l'art et à la fameuse préface

de Mademoiselle de Maupin. L'ironie gautiéresque vise ici un certain renversement de

valeurs : la littérame n'a pas de visées utilitaires. moralistes ou progressistes, elle vit en un

monde parallèle. indépendant. qui n'a comme prétention que l'expression du Beau.

L'ironie devient l'arme de ce combat contre toute tendance utilitaire de la littérature.

D'abord. Gautier instaure un pacte de communication avec son lecteur ou plutôt sa

lectrice ». puisque le narrataire des textes gautiéresques se présente habituellement sous la

forme féminine, afin de bien cibler le côté sensible et impressionnable de son lectorat et

ainsi favoriser une réception plus critique, avertie de ses textes :

"Si vous voulez lire ce livre, enfermez-vous soigneusement chez vous [...]. Ce livre est dangereux ; ce livre conseille le vice. 11 aurait peut-être eu un grand succès [...] mais maintenant que les moeurs se sont épurées, maintenant que la main du peuple a fait crouler l'édifice vmoulu de l'aristocratie, etc., etc., que, que, que, - il faut dans toute œuvre une idée, une idée ... là une idée morale et religieuse qui ... une vue haute et profonde répondant aux besoins de l'humanité

Gautier effectue une déconstruction ironique des procédés littéraires de la critique

moralisante par l'emploi de parenthèses, la répétition de marqueurs de relations qui parodie

36 Voir Chapitre IV. 3' P. TORTONESE, « Introduction b) aux Oeuvres de Gaurier, p.XXVi : N Que sont ces mmcs de Gautier [...] sinon d'autres manifestations d'un mime rêve de dépassement ? »

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le vide de l'argumentation, bref par une « gesticulation typographique D~~ qui traduit

l'agitation de la critique et l'obsession de 1' « idée » dans la littérature. Le ton est

provocateur et le message est clair: la littérature doit être un art pur et autonome ; la

critique et le public lecteur doivent l'apprécier comme telle. Plusieurs années après cette

préface, Gautier tient encore le même discours :

Nous croyons en l'autonomie de l'art ; l'art pour nous n'est pas le moyen, mais le but ; tout artiste qui se propose autre chose que le beau n'est pas un artiste à nos yeux ; nous n'avons jamais pu comprendre la séparation de l'idée et de la forme ... Une belle forme est une belle idée, car que serait-ce qu'une forme qui n'exprimerait rien ?40

L'ironie littéraire, telle qu'elle se présente dans le péntexte, vise donc un renversement de

valeurs qui favorise 1 'autonomie de la littérature et la souveraineté du créateur, recherchées

par les partisans de l'art pour l'art, et prépare ainsi la voie à I'entreprise romanesque

gautiéresque. L'ironie a une double cible : les conventions littéraires, qu'elles soient

romantiques, classiques ou réalistes, et l'utilitaire qui assimile la littérature à la réalité

sociale et politique. anéantissant ainsi ses espoirs d'immortalité et d'absolu. Or, toute

littérature obéit à des conventions, ne serait-ce que le langage à la base du pacte de

communication entre l'auteur et le lecteur. En ce cas, comment ironiser tout en se livrant à

l'objet de sa dérision ? L'ironie, à l'intérieur même du roman, apparaît problématique

puisque l'auteur tente à la fois de faire un roman et d'en exposer le caractére factice et

conventionnel. En dévoilant ainsi ses cartes, l'auteur risque-t-il Je perdre au jeu des

illusions ?

1.4 L'ironie dans l'œuvre romanesque

L'ironie gautiéresque, a l'intérieur méme du roman, se présente comme un jeu sur

les limites de la littérature, plus particulièrement, sur les limites de la représentation. À de

nombreuses reprises, par exemple, autout dans l'œuvre du jeune Gautier, le narrateur remet

Mademoiselle de Maupin, p. 180. 39 P. HAMON, L 'ironie littéraire, p.86. a GAUTIER, dans L 'Art&e, 14 décembre 1856-

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en question l'acte d'écriture, la poursuite de son histoire et les raisons d'écrire : (i En vérité,

je ne sais t ~ o p pourquoi j'ai pris la forme du dialogue pour vous narrer ce conte véridique ;

il est clair qu'il s'y adapte fort mal, et la page précédente est un chef-d'œuvre de mauvais

goût [...]. Je pense que le seul motif qui m'a poussé à faire cette abomination, est le désir

de faire le plus de pages possibles avec le moins de phrases possibles ... D~'. Ces remarques

impertinentes mettent l'emphase sur le roman en train de se faire, tout comme le font les

interpellations directes aux lecteurs et aux personnages : (( Comment diable voulez-vous

que nous sachions ce que fait Fortunio ? Il n'y a aucune raison pour que nous soyons mieux

informés que vous [...]. Voyez, Fominio, à quelles extrémités vous nous réduisez ! d'

Gautier ironise sur ses pouvoirs d'auteur et laisse toute la responsabilité de l'histoire à son

personnage. posant ainsi un regard sceptique sur les histoires réalistes et sur la poursuite

d'une intrigue romanesque.

Ces interventions créent une certaine distanciation de l'auteur par rapport à son

œuvre et du lecteur par rapport au texte et ruinent délibérément toute vraisemblance en

accusant le caractère ambigu de la littérature. Bien entendu, Gautier ne fut pas seul en son

royaume ; de nombreux écrivains tentèrent cette entreprise avant lui: Diderot et son

Jacques le fataliste, récit discontinu qui met en lumière les ficelles du créateur et, à sa suite,

toute la vague de i'anti-roman sous I'égide de Charles Nodier qui déconstmit l'acte

littéraire, jusqu'à l'auto-destruction. Le (( comique polyphonique »" de Gautier s'inscrit

donc dans une tradition qui trouve ses origines chez Rabelais qui lui inspire une narration

grotesque, « ou, pour reprendre une notion de D. Sangsue qui en fait une tendance générale

de la littérature des années 1830-1 840, une narration excentrique qui conteste le

romanesque Ces entreprises sont avant tout une recherche de liberté dans l'acte

créateur. L'auteur souhaite se défaire des modèles et afficher son pouvoir, en montrant

notamment I'œuvre en train de se faire et ses multiples possibilités. Comme le souligne

Milan Kundera, « la liberté par laquelle Rabelais, Cervantès, Diderot, Sterne, nous

'' GAUTIER, (c Le Bol de punch n, p. 159. " GAUTIER. Fonunio, p.530 et 53 1. '3 F. COURT-P-, Gautier. un romantique ironique, p. 193. * Ibîd., p. 193.

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envoûtent était liée à l'improvisation »"'. Et cette apparente liberté dans la composition

crée tout l'effet de (( comique » :

Comme les oeuvres sérieuses chez toutes les nations ont pour but la recherche du beau, qui est un de sa nature, elles se ressemblent nécessairement davantage [...]. Le comique, au contraire, consistant dans une déviation plus ou moins accentuée du modèle idéal, offre une multiplicité singulière de ressources ; car il y a mille façons de ne pas se conformer à l'archétype?

Cet anticonformisme peut être (( comique ». mais il relève également de l'ironie littéraire

par sa réflexivité et sa contestation du romanesque. L'ironie gautieresque se pose donc en

opposition ou en contradiction avec un archétype et vise la déstabilisation face à ce modèle

préétabli.

La nouvelle « Le bol de punch », comprise dans le recueil des Jeunes-France

(1 833)' comporte, comme nous l'avons vu, plusieurs références littéraires, notamment sur

des scènes d'orgies de Balzac, d'Eugène Sue, de Jules Janin et de P L . Jacob que les

personnages tentent de reproduire : (( Chacun prit place [...] a côté de chaque assiette était

posé un volume [...] ouvert précisément à l'endroit de l'orgie. afin que chacun pût suivre

ponctuellement le livre. et en garder consciencieusement la tournure »". L'intertextualité et

1 ' autoréflexivité viennent déstructurer ces scènes d'orgie types en affichant les lieux

communs : « on eût dit un sabbat de sorciers et de démons ... Pouah ! pouah ! voilà un

commencement fétide ; c'est le poncif de 1829 »; les incongruités : (( C'est une chose a

remarquer, les descripteurs orgiaques et les faiseurs de Iivres obscènes outrepassent les

proportions humaines de la manière la plus invraisemblable ; les uns font tenir dans le corps

d'un misérable petit héros [...] dix fois plus de punch et de vin qu'il n'en tiendrait ... )) ; et

les exubérances romanesques : (( Oui ! oui ! une orgie pyramidale, phénoménale, crièrent

tous les drôles à la fois, une orgie folle, échevelée, hurlante, comme dans La Peau de

chagrin de M. de Balzac, comme dans ... ». Cette forme d'ironie atteste que la littdrature

peut se passer de la réalité, puisqu'elle se prend pour sujet : elle affirme son autonomie.

'- Les Tesramena trahis, p.30 GAUTIER, Fusains et eaux-forta, p. 3 19 et 320. '' Le Bol de punch », p. 163. Les citations qui suivent sont extraites des pages 160 a 168.

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Les références a d'autres univers romanesques sont, selon Pierre Bourdieu, la

manifestation majeure de l'autonomie du champ littéraire4', car elles impliquent l'existence

d'une réalité romanesque parallèle à la vie réelle. Elles agrandissent le microcosme de

l'œuvre au macrocosme de toute la littérature. De plus, cette nouvelle tente de démontrer

l'incompatibilité entre l'art et la vie : les romans réalistes ne peuvent prétendre à une réalité

possible des faits décrits puisque leur passage a la réalité est impossible, ou du moins,

incongru. D'abord, il y a incompatibilité entre temps réel et temps du récit. En voulant

décrire une scène, l'auteur crée une attente, une pause narrative : « Diable ! je ne suis

encore qu'à la description du premier senice, dit un balzacien. Ce gredin de Balzac n'en

finit pas, ses descriptions ont cela de commun avec les sermons de mon père N. Cependant,

cette référence humoristique à Balzac ne doit pas ètre prise péjorativement ; Gautier était

ami des écrivains réalistes tels Flaubert et Balzac et pratiquait l'art de la description, comme

ce dernier. L'ironie littéraire a ici pou. cible non pas Balzac, mais l'impossible réalisme.

La description vise la reconstitution d'un monde imaginaire, 1' (( effet de réel n n'est pas la

réalité et ne peut être admis comme tel, car cet effet dépasse la réalité elle-même, par trop

fastidieuse. La réalité brute répugne au regard artiste de Gautier qui préfére la création

d'une réalité romanesque indépendante du réel : << Je déteste la campagne : toujours des

iirbres. de la terre, du gazon. Qu'est-ce que cela me fait ? C'est très pittoresque, d'accord,

mais c'est ennuyeux a crever )b4'. La description la plus détaillée, celle de Balzac, par

exemple, même si elle recherche un « effet de réel », reste la transposition d'une vision

artiste, ses éléments sont choisis, travaillés : «je n'aurais jamais fini si je voulais dire

tout do. L'insertion célèbre d'une recette dans cette nouvelle tkmoigne de L'impertinence

de vouloir dire tout )) : elle est une transcription littérale d'une «table de quatorze

couverts », et non plus une description alléchante, une vision artiste du repas. Elle perd

ainsi toute littérarité.

En plus de cette incompatibilité entre le réel et le romanesque, la littérature

présente d'autres limites, celle de la représentation, par exemple. En effet, les mots peuvent

" P. BOURDIEU, Les règks de 'un, Genèse a s m n v e du champ littéraire. p. 148. 59 GAUTIER, Préfice des Jeunes-France, p27.

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être impuissants a rendre l'invisible ou, comme dans Spirite. les contours de

l'esprit : « Cette faible esquisse, faite nécessairement avec des paroles créées pour rendre

les choses de notre monde, ne saurait donner qu'une idée bien vague de l'apparition que

Guy de Malivert contemplait dans le miroir de Venise. La voyait-il de l'œil charnel ou de

l'œil de l'âme ? 1)" De plus, la langue française peut être inapte à exprimer les choses du

passé ou de l'étranger : u Nous avons à décrire une orgie suprême, un festin à faire pâlir

celui de Balthazar, une nuit de Cléopâtre. Comment, avec la langue française, si chaste, si

glaciaiement prude, rendrons-nous cet emportement frénétique, cette Large et puissante

débauche ... »". Ici, l'auteur exprime l'indicible par la négative, par l'aveu de son

incapacité à décrire, a domer a voir. L'ironie gautiéresque s'appuie donc sur les limites de

la représentation littéraire pour tenter de les dépasser en suggérant un au-delà du langage.

Une autre solution s'impose dans ce problème de l'indicible, des limites de la

représentation littéraire. Bon nombre d'écrivains au XIXe siècle l'ont adoptée : les

références artistiques qui viennent aider l'écrivain dans sa recherche d'une œuvre d'art

totale qui échapperait aux limites de la représentation littéraire par ses pouvoirs de

suggestion: Une foule d'objets, d'images, de comparaisons, qu'on croyait irréductibles au

verbe. sont entrés dans le langage et y sont restés. La sphère de la littérature s'est élargie et

renferme maintenant la sphère de l'art dans son orbe immense N", écrit Gautier à la fin de

sa vie. En effet, par ses emprunts au vocabulaire artistique, la littérature peut suggérer une

ouverture vers d'autres sphères de représentation :

Nous ne traçons ici qu'une ébauche rapide pour faire comprendre l'ordonnance de cette construction formidable avec ses proportions hors de toute mesure humaine. II faudrait le pinceau de Martinn, le grand peintre des enonnités disparues, et nous n'avons qu'un maigre trait de plume au lieu de la profondeur apocalyptique de la manière noire ; mais l'imagination y suppléera ; moins heureux que le peintre et le musicien, nous ne pouvons présenter les objets que les uns après les autres.54

Ibid. p. 168. GAUTIER, Spirite, p. f 457.

5z GAIJTER, Une nuit de Cléopâtre », p.6 15. GAUTIER, Histoire du romanthe, p. 18. GA- (c Une nuit de Cléopâtre », p.6 16.

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Une certaine ironie entre en jeu dans ce genre d'aveu, car en admettant l'infériorité de la

littérature, l'auteur déclare également l'inverse, puisque la littérature a cette supériorité sur

les autres arts de pouvoir les faire intervenir en les nommant. Or, elle ne peut que suggérer

ce renvoi, sans toutefois faire entendre les sons. ni donner à voir. Les références artistiques,

comme nous le verrons au demier chapitre, sont donc plutôt ambiguës, voire paradoxales,

puisque l'auteur demeure prisonnier du langage.

Cc jeu sur les limites de la représentation littéraire établit également une certaine

ambivalence entre l'art et la réalité : quel est le modèle de l'autre? I'art ou la réalité ?

Quelles sont les frontières qui les séparent ? Peuvent-ils cohabiter, se confondre ? Les

nombreux contes fantastiques de Gautier participent a cette entreprise de questionnement.

La liberté que se donne l'auteur dans la composition de ces univers marque son autonomie

par rapport a la réalité. En effet, la création d'univers fantastique ou fantaisiste surpasse la

vraisemblance et le raisonnable. La dimension de I'imagination et la dimension spirituelle,

qui manquent aux spectacles de la nature, permettent à l'artiste d'atteindre le « surréel »

(d'après une expression de Gautier), c'est-à-dire de dépasser la réalité pour exprimer un

idéal. Comme Baudelaire et Delacroix, Gautier croit que « la nature n'est qu'un

dictionnaire, [...] un alphabet dans le monde visible d5. Gautier transforme les signes de la

réalité afin de créer (( un microcosme oii puissent habiter et se produire les rêves, les

sensations et les idées que nous inspire I'aspect du monde ... »,56 traçant ainsi un univers

parallèle a la vie réelle, comme celui du Capitaine Fracasse. Dans ces microcosmes

gautiéresques, le ludisme, allant parfois jusqu'aux limites de la folie (Jettaara, La Morte

amoureuse. par exemple) est déterminant. L'auteur joue avec ses pouvoirs de transition

entre l'art et la réalité : Je fis cette nuit-là un rêve singulier, si toutefois c'était un rêve d7,

se donnant ainsi pour héros principal d'une histoire fantastique où le romanesque se

confond avec le rêve et où I'art, le personnage d'une tapisserie dans ce cas-ci, devient

réaiité. De nombreux écrivains, à la

--

55 GAUTIER, (( Du Beau dans L'art n, cité par J.-P p.29.

% fiid.. p. 30. GAUTIER, Omphale, p. 16.

suite d'tiofhann, créèrent ce type d'univers

LEDUC-ADNE, « ThéophiIe Gautier et Les réalistes »,

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fantastique. Chez Gautier, les références oniriques et fantastiques révèlent cet esprit

empreint de liberté et d'idéal. L'ironie gautiéresque crée ainsi un univers autonome oii l'art

surpasse la réalité par ses pouvoirs de transcendance et la perfection de ses créations.

Dans La Toison d'or, par exemple, le personnage principal, Tiburce, confronte la

réalité à l'art. 11 part pour la Belgique à la recherche des modèles originaux des idéaux

féminins de Rubens. La description du tempérament de ce personnage résume la tension

artistique au cœur des romans gautiéresques: G ... en sa qualité de paresseux, il préférait

vivre sur la foi d'autrui ; il aimait avec :'amour du poète, il regardait avec les yeux du

peintre, et connaissait plus de portraits que de visages ; la réalité lui répugnait, et., à force de

vivre dans les livres et les peintures, il en était arrivé a ne plus trouver la nature vraie ns8.

Cette quête de la perfection artistique dans la réalité cause l'inadéquation du personnage à

la vie réelle : « Vous avez l'ambition de l'amour, vous vous trompez sur vous-même, vous

n'aimerez jamais. 11 vous faut la perfection. l'idéal et la poésie : - tout ce qui n'existe

pas n5'. Or la littérature a le pouvoir de les suggérer et de répéter le mythe de Pygmalion.

Dans Le Capitaine Fracasse, comme nous le verrons, Gautier expose le factice de l'art et

l'illusion a la base de I'univers romanesque, tout en les donnant comme la seule réalité

existante.

Dans Spirite (1865). le dernier roman de Gautier, le langage lui-même se voit

surpassé par la suggestion d'un au-delà des mots, manifestation parfaite de l'art :

Bientôt elle se remit au piano et fit jaillir du clavier une mélodie d'une puissance et d'une douceur incomparables, où Guy reconnut une de ses poésies - celle qu'il aha i t le mieux - transposée de la langue du vers la langue de la musique. C'était une inspiration dans laquelle, dédaigneux des joies vulgaires, il s'élançait d'un essor désespéré vers les sphères supérieures où le désir du poète doit être enfin satisfaitw.

Cette communication parfaite, réalisée par l'esprit (Spirite) et imaginée par l'auteur et le

lecteur appelés a la représentation d'une abstraction impossible, est I'ultime témoignage des

GAUTIER, La Toiwn d'or, p.622. s9 Ibid., p.653.

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pouvoirs de suggestion de la littérature qui, bien qu'inapte à réaliser la perfection du rêve,

peut du moins en rendre compte :

Spirite, avec une intuition merveilleuse, rendait l'au-delà des mots, le non-sorti du verbe humain, ce qui reste d'inédit dans la phrase la mieux faite, le mystérieux, l'intime et le profond des choses, la secrète aspiration qu'on s'avoue à peine a soi-même, l'indicible et l'inexprimable, le desideraturn de la pensée au bout de ses efforts, et tout le flottant, le flou, le suave qui déborde du contour trop sec de ia parole ''.

Les limites de la représentation et du langage peuvent ainsi être repoussées par la

suggestion. Là réside tout le pouvoir de la littérature, dans cette capacité à tracer les

contours de l'indicible et a réaliser les rêves, comme celui à la base du Capitaine Fracasse

que nous analyserons au chapitre qui suit.

L'ironie gautiéresque se présente donc comme un jeu sur les limites de la

représentation littéraire que l'auteur tente de repousser en utilisant le langage comme objet

de négation (l'indicible) ou de suggestion. établissant ainsi la supériorité de l'imaginaire sur

la réalité. Comme nous I'avons MI, l'esprit critique de Gautier, a la base de cette démarche

de distanciation, se fait cynique dans ses jeunes années, cherchant à provoquer un

renversement de valeurs qui célébrerait l'artiste créateur et l'autonomie de son activité par

rapport a son époque, a la politique, au progrès et aux vernis morales dans lesquelles la

société voudrait le voir s'inscrire. C'est pourquoi l'esprit ironique de Gautier tend à montrer

la faillite de la réalité dans l'art, ses incompatibilités et sa platitude. L'ironie gautiéresque

dénonce également la soumission des artistes aux conventions et aux modes. Ce

nonconformisme l'oppose aux modèles, qu'il soient classiques, romantiques ou réalistes, en

en monnant les ficelles, les clichés et les limites, par le biais d'interventions de l'auteur

dans l'œuvre qui s ' auto-critique. Ces interfikences démontrent également l'étendue des

pouvoirs de l'auteur sur l'oeuvre, et témoignent, encore une fois, d'une recherche

d'autonomie, les procédés littéraires devenant un sujet de composition et de réflexion.

Enfin, les limites entre l'art et la réalité se confondent dans la création d'un univers

romanesque fantaisiste où l'art et le rêve deviennent plus réels que la réalité par les

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références artistiques et litthires qui étendent ses pouvoirs de suggestion et la bonne foi du

lecteur qui en accepte les conditions. Toutefois, Gautier se voit pris au piège de son

paradoxe (l'art est plus réel que la réalité), puisque le romanesque n'a aucune valeurréelle.

en dehors de l'imaginaire, mais cela fait également partie du jeu.

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Chapitre II

L'ironie dans Le Capitaine Fracasse

« On accuse ce temps-ci de n'avoir pas de caractère propre et de s'inspirer de toutes les modes du passé ; mais on oublie toujours que son originalité est d'être précisément le carnaval des autres temps. C'est I'âge de la parodie. ))

Théophile Gautier'

Le Capitaine Fracasse peut symboliser à lui seul tout le parcours littéraire de

Gautier. Les trois phases de l'écrivain2, telles qu'énoncées en introduction, se retrouvent

simultanément dans Le Capitaine Fracasse et marquent la progression du roman vers le

romanesque, c'est-à-dire que d'un pur exercice verbal qui tente de reconstituer une époque

par la description, en passant par une offensive anti-romanesque, Gautier trouve enfin

l'équilibre entre l'ironie et le sérieux. Les procédés imitatifs du pastiche ainsi que la

tournure hyper-romanesque du récit, concepts que nous définirons ultérieurement,

déterminent l'ironie de ce roman qui oppose, en revanche, un contrepoids sérieux à cette

lecture ironique.

2.1 La fatalité des répétitions

Face au vide de l'écrivain, a l'épuisement des sujets, Gautier se tourne vers le passé.

La présence de références littéraires dans le texte romanesque témoigne de l'imaginaire de

l'auteur qui puise dans ses souvenirs littéraires sujets et bons mots. Ce travail

d'archéologie littéraire, qui s'inspire de la littérature du passé, s'inscrit dans une conscience

de la fataiité des répétitions et engage Gautier dans une réécriture des sujets

existants: « Tout a été dit sur tout ; ce n'est pas une raison pour nous taire ; on ne pourrait

' Cité par E. BERGERAT. Entretiens. souvenirs et correspondances, p. 96. ' Rappelons-les brièvement : 1) Exercice verbal., révélation du vide que I'kivain traverse 2) O f f i i v e ana-

romanesque, txhiiiaon du faux 3) Exercice mélancolique de la fiction

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plus ni parler ni écrire, si I'on avait la prétention d'être neuf. Une demi-douzaine de lieux

communs défrayent le monde depuis la création [...]. Ainsi, il ne faut pas s'effrayer d'écrire

quatre cent fois la même chose, car l'univers lui-même n'est qu'une grande rabâcherie »'.

Cette réutilisation des matériaux littéraires fait « voir à nouveau N et marque l'originalité de

l'auteur : (( C'est par cette refonte et cette création à nouveau du sujet que l'artiste sait rester

si original ... n4.

Cette lucidité face aux !iew communs, aux clichés du discours romanesque et ii la

fatalité des répétitions se manifeste dès le XVIII' siecle qui soupçonne l'usure du discous

amoureux et du maténau littéraire, prisonniers du code de la galanterie et du libertinage. Le

mot même de (( cliché N n'apparaîtra cependant qu'en 1866 dans le Grand Dictionnaire

Universel de Larousse : Phrase toute faite que I'on répète dans les livres ou dans la

conversation devenue banale ». remplaçant le terme plus ancien de « poncif » et de

stéréotype ». Ces mots ont connu le même glissement sémantique : (( ... d'ordre à la fois

métonymique et métaphorique ; ils relèvent au départ du langage des typographes,

désignant l'objet permettant la reproduction de dessins [...]. On passe donc à la fois du

domaine de l'imprimerie à celui du langage, et de ['objet reproduisant à l'objet reproduit N'.

Le X W siecle a tenté d'échapper a cette représentation sérielle du monde et à la

codification de ses discours en développant une conscience du cliché réutilisé comme

maténau de renouvellement de l'écriture. Flaubert, comme on le sait, fait de tous ces

clichés un Dictionnaire des idées reçues qui préside a la construction du discours de

personnages bourgeois comme Emma Bovary. tandis que Balzac cultive les stéréotypes

sociaux dans La Comédie humaine. Cette aversion du stéréotype et la conscience d'un

langage romanesque éculé placent les auteurs du XIXe siècle devant deux solutions. La

première, toute romantique, tente de « retrouver son propre langage pour dire sa singularité,

son exception d', c'est l'entreprise d'un Stendhal, par exemple, qui souhaite « délivrer le

GAUTIER, dans La Prase, 27 janvier 1845. GAUTIER, Histoire du romantisme, p215. A.-M., PALLET-GUTH, Ironie et paradoxe, Le discours amoureux romanesque, p.3 8. ibid., p.39.

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langage de l'humiliation de l'usage », pour lui rendre son caractère de « langue sacrée )b7.

L'autre solution, à laquelle s'est prêté Gautier et qui orientera notre analyse, est le pastiche

et la parodie qui tendent à exorciser le cliché.

2.2 Pastiche et parodie

Pastiche et parodie s'inscrivent dans une démarche imitative, b i t d'un regard

ironique nir la littérature c o n d m é e à la redite. Cependant, ces deux formes d'ironie

procèdent de méthodes différentes et n'obtiennent pas les mêmes résultats. La parodie,

(t imitation burlesque », tend vers le ridicule »*. A ce sujet, Gautier est catégorique ; il

rejette toute forme de parodie ou de caricature : (( Il n'est pas de chef-d'œuvre dont on ne

puisse, par ce procédé, faire aisément la chose la plus plate du monde)).' Les ouvrages

parodiques, à la mode au XVIIe siècle, lui apparaissent comme de vils travestissements et

contrefaçons. D'ailleurs, Le Virgile Travesti ne plaît guère à Gautier qui cite son auteur,

Scarron, pour corroborer son opinion : a Tous ces travestissements de livres, et mon Virgile

le tout premier, ne sont autre chose que des c... [...]. Je suis toujours prèt d'abjurer un style

qui a gâté tout le monde ... »Io. Gautier ne conçoit la parodie que dans un sens critique :

« c'est-à-dire au moyen d'une certaine exagération humoristique des défauts de l'œuvre

qu'on travestit. qui en fait ressortir le ridicule ou le dang m... N' '. Ainsi Gautier s'intéresse

au pouvoir de révélation de la parodie, mais rejette la caricature grossière, la simple

déformation de traits, la gratuité absurde.

Cette (( exagération humoristique» qui vise a souligner (( le ridicule ou le danger »

se retrouve dans les Jeunes-France, par exemple, où, comme on l'a vu, Gautier se moque

des conventions littéraires. Elle prend une forme plus implicite et subtile dans le pastiche

où l'auteur se livre à l'imitation d'un style, d'une manière propre à un auteur ou à une

époque. La visée parodique est alors sous-jacente à I'écriture romanesque qui se livre tout

M., CROUZET, Stendhal et le langage. p.37, cité par A.-M. P A i L L E T G W , Ironie etparadoxe, p.40. Selon la définition du Robert, 1995. GAülER, Les Grotesqites, p.355.

'O Ibid., p.356.

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entière à l'exercice d'un style et tire toute sa force de cette ambivalence entre l'ironie et le

sérieux. L'ironie littéraire se manifeste dans cette exagération humoristique du

romanesque.

2.2.1 Imitation

Le Capitaine Fracasse relève de cette entreprise imitative. Écrit entre 186 1 et

1563, ce roman s'était présenté à l'imagination de Gautier vingt-cinq ans plus tôt et trouve

ses racines chez les écrivains grotesques que Gautier tenta de réhabiliter dans une série

d'articles publies dans La France littéraire, a partir de 1834, et regroupés dans le recueil

Les Grotesques. Gautier fait d'ailleurs référence a des artistes grotesques dans son avant-

propos : « Figurez-vous que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures

d'Abraham Bosse »".

Le grotesque. auquel l'on assimile le burlesque, vient du latin « grutta. nom qu'on

d o ~ a i t aux chambres antiques mises a jour par les fouilles, et dont les murailles étaient

couvertes ... de chimères ailées, de génies sortant de la coupe des fleurs, de palais

d'architecture bizarre, et de mille autres caprices et fantaisies »13. C'est donc un art qui

suppose une part importante de découverte révélant un côté fantaisiste, fantastique

insoupçonné, le versant underground de la réalité, rejoignant ainsi l'imaginaire et le rêve.

Au XVIIc siècle. on associe le burlesque au grotesque qui devient dès lors une

représentation bizarre, caricaturale. voire ridicule de la réalité. Burlesque, nous dit Gautier,

« vient de l'italien burla, qui signifie plaisanterie, moquerie [...] on nomme en Espagne

burhdores, certains jets d'eau cachés sous le gazon, qui jaillissent subitement sous les

pieds, et mouillent les promeneurs sans défiance ... ». Le burlesque relève donc d'un

humour plus léger, voire insignifiant, c'est pourquoi Gautier privilégie l'emploi du mot

« grotesque », plus éloquent.

' ' Ibid, p.355. l2 « Avant-propos M, Le Capitaine Fracase, p. 1044.

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Bien que Gautier ne l'ait jamais déclaré, le modèle à la base du Capitaine Frocasse

est sans contredit le Roman comique de Scarron. Voici comment Gautier présente ce

roman, le G chef-d'œuvre » de cet écrivain selon lui :

L'action du Roman comique se passe aux environs du Mans, que Scarron avait visités, et qu'il décrit avec la siireté et avec la facilité de touche d'un homme qui peint d'après nature. Les personnages ne sont pas moins finement indiqués que les lieux. 11 semble qu'on assiste aux mésaventures de Ragotin, tant le détail est vrai, le geste sûr, et la scène nettement indiquée [...]. C'est d'ailleurs une excellente prose, pleine de franchise et d'allure, d'une gaieté irrésistible, très souple et très commode aux fmiliarités du récit, et, quoique plus porté au comique. ne manquant cependant pas d'une certaine gàce tendre et d'une certaine poésie aux endroits amoureux et romanesques [...]. Qui de nous d'ailleurs n'a suivi comme le Destin, en imagination du moins, dans les routes effondrées du Mans. quelque Mlle de l'Estoile sur la charrette embourbée des comédiens ? n'est-ce pas l'histoire éternelle de la jeunesse et de ses illusions ? 1 4

L'on reconnait ici le gabarit du Capiraine Fracasse : le milieu des comédiens ambulants. le

triangle amoureux entre Le Destin. Mlle de l'Estoile et Saldagne qui ressemble à celui de

Sigognac et Vallombreuse rivalisant pour Isabelle. Mais ce qui rejoint ces deux oeuvres,

c'est essentiellement la touche du style : la facilité et la finesse de la description, la gaieté,

la propension vers la poésie dans le traitement du discours amoureux et romanesque. Dans

le compte-rendu d'un vaudeville portant le nom de Roman comique, Gautier poursuit son

éloge en témoignant du style de Scarron, style qui pourrait être associé au Capitaine

Fracasse : « cette prose nette, ferme, abordant le mot propre, grotesquement pittoresque,

cette forte trivialité, ce bon sens imperturbable devaient charmer et surprendre à cette

époque de romans interminables. pleins d'aventures fabuleuses et de bavardages

quintessenciés » ".

11 va sans dire que le Roman comique n'est pas la seule source d'inspiration de

Gautier. En effet, il puise a même le XMI' siècle toutes les ficelles du style du Capitaine

l3 GAUTCER( Les Grotesques, p. 350. l4 GAUTIER., dans l'étude sur Scarron publiée dans Ia Revue des deux Mondes ( 14 juillet 1844), puis ajoutée aux articles de La France litteraire pour enfin constituer La Grotesques, 1844, p.438. Je dois aux « Notes » de P. Tortontse dans les Oeuvres de Gautier ces quelques considérations sur les influences du Capitaine Fracasse, p. 1687. '' GAUTIER, dans La Presse, 20 avril 1846.

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Fracusse. Ainsi, d'autres oeuvres de Scarron lui servent de modèle. Plusieurs textes

théâtraux, tel que Les Boutades du Copitan Matamore et ses comédies ( 1 647). alimentent le

discours du personnage du Matamore et servent à l'élaboration linguistique du roman par

ses exemples de (( boutades N. de « stances )) et de (( scènes ». Le personnage du matamore,

qui viendra donner le nom et le ton au récit du Fracasse, s'inspire de L 'Illusion comique de

Corneille ( 1 636). Ce personnage central se retrouve également chez Cyrano de Bergerac,

comparé a un « Capitaine Fracasse N dans Les Grotesques, duquel Gautier trace le portrait:

(( il ne manquait pas de ces fendeurs de naseaux, la moustache en croc, bien cambrés, bien

guédés [...] le feutre sur les yeux, fendus comme des compas [...] qui se battaient avec ceux

qui marchaient dans leur ombre d6. Ainsi, Le Capitaine Fracasse peut se lire comme un

palimpseste'7 puisqu'il est constniit sur de nombreuses références littéraires qui lui

confirent un pouvoir d'évocation di1 passé. Le vide de l'écrivain se voit ainsi rempli par cet

exercice verbal qui vise a reconstituer une littérature du passé.

2.2.2 Reconstitution

Dans son recueil Les Gro~esques, qui fait I'apologie du XVIIe siècle non-classique,

Gautier avait entrepris cet ouvrage de restauration du passé. Si le grotesque devient un

modèle pour le romancier. c'est qu'il instaure un rapport non-dogmatique au langage. En

effet, ces auteurs de la première moitié du XVIIe siècle ne se souciaient point de la

hiérarchie linguistique, des conventions classiques, des idéaux de clarté et de rigueur

inculques par alh herbe". Leurs phrases sont longues, éclatées et se prêtent, comme le

mentionne Gautier, i< à tous les besoins, à tous les caprices de l'écrivain n, et elles sont

écrites dans (c une Langue charmante, colorée, naïve, forte, libre, héroique, fantasque,

élégante, grotesque, [...] aussi propre â rendre les allures hautaines et castillanes du Cid qu'à

charbonner les murs des cabarets de chauds refrains de goinfierie )) 19. Comme le précise

I6 GAüTIER, Les Grotesques, p.242-243. ' O Sur les différentes infiunices de Gautier voir C.-M.. SeMingcr, <( Le Capitaine Fracasse : comme un palimpseste », BSTG, no t 5. 1993. 'Tomme on le sait, la langue et la syntaxe vont s'épurer au XVIIe siècle. Voir F. COURT-P-, Gautieq un romantique ironique, p. 149. "Les Grutesques, p.338.

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Gautier, l'élément gaulois mêlé à la co~aissance des auteurs italiens et espagnols et à la

culture hellénique, apportée par Ronsard au siècle précédent. a contribué à la richesse de

cette langue.

Dans son pastiche de la littérature du XVIIe siècle. Gautier doit tenter de renouer

avec le passe, de retrouver cet autre monde, son esprit. Le style et le langage, comme nous

le verrons, reflètent l'esprit du temps. Gautier a souvent tenté cette entreprise de

reconstitution d'un monde révolu. Dans Le Roman de la momie, par exemple, son étude

érudite du monde égyptien l'a conduit a l'exposition de tableaux descriptifs où l'histoire et

les personnages n'étaient que secondaires. Dans Le Capituine Fracasse. les personnages

sont bien présents, parlent et bougent dans le style de leur époque. et la description des

lieux et des costumes vient supporter leur recréation.

Les dialogues. par exemple, sont fortement empreints du style (c Louis XII1 )>'O, avec

des tournures d'époque telles que l'exploit fut tel )) ou (< et le pût raconter N. Certains

mots, extraits de dictionnaires d'époque, celui de l'Académie (1694) ou celui de Furetières

( 1690) peuvent avoir seM a l'élaboration des dialogues et de la narration. Aposté », par

exemple, tel que défini dans le Dictionnaire de /'Académie : Aposter des gens pour faire

insulte à quelqu'un ». sous-tend une connotation de menace propre au style du roman; ainsi

que (( piété )), utilisé selon son troisième sens, (< disposé à la résistance 1)" et ce joyeux

tope et masse », manière de porter un toast à la façon du « Poète crotté )) de Saint-Amant.

Tous ces mots participent à l'imitation du style de cape et d'épée.

D'autres mots sont plus ornementaux et donnent une touche de couleur locale a la

description : « passe-quilles », par exemple, qui se confond sans doute avec N pasquedille »,

qui est une broderie d'or ou d'argent, donne un caractère exotique à la représentation du

luxe et de Ir beauté, chère à Gautier. Certains mots tirés de la langue hispanique viennent

rappeler l'esprit de Don Quichotte : « golille », qui est une fraise espagnole ou le

" F. COURT-PÉREZ. Gautier un romantique ironlpue, p. 154. Je lui dois les deux exemples qui suivent " (oid., p. 1%. Cependant, M il cn probable que ces toumm n'ont jamais vraiment quitté l'univers langagier

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mystérieux (( Cuando esta vivora pica. No hay rernedio en la botica ». La présence de

gitans espagnols favorise l'occurrence de ces expressions et l'apparition de personnages

figuratifs comme Maritome, la servante dans Don Quichotte,. sont autant de clins d'œil qui

rappellent l'esprit de la littérature picaresque. Plusieurs réfërences à Ruy Diaz de Vivar, le

Cid Campeador, dont les exploits sont racontés dans les Cantnres anonymes du XIIe siècle,

parcourent le récit pour donner un air espagnol aux actions des personnages. Les références

au Cid de Corneille mêlent quant à elles le classicisme et la tragédie à l'évocation des

scènes d'honneur et d'aventures. Finalement, d'autres mots empruntés au vocabulaire

fantastique tels que les « stryges )) (sotte de vampire), (( lamies )) (dévoratrice d'enfants) et

« empouses n" (monstre au pied d'âne et au pied de bronze) créent une ambiance

fantastique et mystérieuse.

Ainsi, Gautier puise aux sources grotesques. picaresques, fantastiques les éléments

de son pastiche que l'on pourrait, à ce point précis, qualifié de sérieux », puisqu'il se livre

avec ardeur et précision à la reconstitution littéraire de l'esprit d'une époque. 11 ne s'agit

donc pas du pastiche d'une seule œuvre, mais bien du pastiche de la littérature du XVIIe

siècle, traversée par divers courants sporadiques. Cependant. Gautier qui se présente comme

un anti-Boileau dans Les Grotesques, reste un anti-classique farouche. D'ailleurs, comme

l'a relevé Sainte-Beuve, le style du Capifaine Fracasse s'inscrit dans la littérature du XVII'

siècle, mais est en opposition avec le classicisme :

Mais ce qu'il faut dire pour juger ce roman a son vrai point de vue, c'est que c'est le chef-d'auvre de la littérature Louis XII1 qui son de terre, après plus de deux siècles, avec tout un vernis de nouveauté. C'est la plus grande impertinence qu'on se soit permise en faveur des genres foudroyés par Boileau. Elle est un peu longue, dira-t-on, cette impertinence ; mais la longueur même fait partie de la revanche, et le descriptif, en reparaissant, se devait à lui-même une réhabilitation complète et sur toutes les coutures [...ln.

Le descriptif, auquel nous consacrerons le demier chapitre, n'est pas qu'un exercice

de style ou un savant pied de nez à l'idéal littéraire du classicisme ; son objet est garant de

de l'auteur. n " Mots relevés par P. TORTONESE, « Notes N aux Oeuvres de Gautier, p. 169 1. " SAINTE-BEUM, « Théophile Gautier N. Nouveaux Lundis. p. 338-339.

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la reconstitution imaginaire de l'époque. Toutefois, cette reconstitution ne vise pas un effet

de réalisme ; l'auteur s'intéresse aux anifices de l'époque (style de la langue, costumes,

gestes), mais il n'en fait pas un tableau de moeurs ou une scène de la vie de cette époque, il

recrée une littérature du passé, un monde imaginaire. La description des vêtements, par

exemple, au premier abord accessoire, situe le personnage dans son temps, mais souligne

également sa truculence, son caractère romanesque. Les hommes, par exemple, suivant la

mode Louis XII, portent des feutres à plumes et des dentelles. Les longues descriptions des

habits de Vallombreuse, symbole d'diganre et de raffinement dû à son titre de noblesse, m

sont le meilleur exemple : « ... Des flots de linge fin et de dentelles débordaient des

manches du pourpoint ; une riche écharpe en toile d'argent soutenait l'épée ; un feutre blanc

à plume incamadine se balançait à la main emprisonnée dans un gant a la Frangipane ... »".

Dans ce roman, comme dans les autres oeuvres gautiéresques, les vêtements constituent

l'a extension d'un corps pncieux »". Le visage et le corps, intemporels, acquièrent ainsi

une valeur temporelle. La description des toilettes féminines, chère à Gautier, constitue

quant à elle l'enveloppe de la beauté et le reflet d'une époque. Cependant, les personnages

portent des costumes - sorte de déguisements romanesques - et non pas seulement un

simple vêtement : « ... une robe de velours vert à manches crevées, relevées d'aiguillettes et

de brandebourgs. et dont I'ouverture laissait bouillonner le linge ; une écharpe de soie

blanche, posée en bandoulière. achevait de donner à cette mise un air galant et décide »?

Le nmateur souligne lui-même le style de ce costume : « Ainsi attifée, Sérafina avait une

mine de Penthésilée et de Marphise très propre aux aventures et aux comédies de cape et

d'épée »? La femme ainsi décrite a des allures de cavalière, « propre aux aventures N

romanesques, pourrait-on dire, alors que l'homme décrit précédemment présentait des

raffinements plutôt féminins, rejoignant ainsi l'idéal de beauté esquissé dans Madernobelle

de Maupin par le personnage de l'androgyne. La description des costumes, en plus

d'inscrire les personnages dans le temps, les fait conespondre a des types romanesques

idéaux.

'' Capitaine FTCICLZSS~. p. 1 203. F. COURT-PÉREZ, Gautier. un romantique ironique, p. 155. Capitaine Fracasse. p. 1064.

" Ibid., p. 1064.

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La description des gestes est tout aussi essentielle dans cette activité de recréation

romanesque. Certains gestes, caractéristiques de l'époque Louis XIII, ponctuent le texte

pour marquer I'appartenance des personnages à leur époque, mais illustrent également toute

leur truculence. Le salut-révérence, par exemple, pratiqué avec grâce ou bouffonnerie par

tous les personnages masculins, reflète, de façon quasi satirique, le style galant de

l'époque : « [Ill ôta son chapeau de façon à balayer la terre avec la plume, et fit un de ces

saluts profonds [...]. Puis il se couvrit d'un geste plein de grâce, reprenant avec un air

superbe son arrogance de cawilier, abjurée un moment aux pieds de la beauté. Ce fut net,

précis et bien fait. Un véritable seigneur rompu au monde, usagé en la cou., n'eût pas

mieux saisi la nuance »". Des gestes comme celui-ci constituent un code complexe que le

narrateur décompose en ces différentes étapes (geste, air, regard ...) afin de bien souligner le

caractère étudie. voire stéréotypé de ceux-ci.

2.3 Entre l'ironie et le sérieux

Tous ces éléments (imitation du style, de la langue, description des costumes, des

gestes) contribuent à I'élaboration d'un pastiche « sérieux », c'est-à-dire qui se veut

imitation fidèle d'une littkrature d'une certaine époque. Pourtant, une certaine part d'ironie

se manifeste dans les procédés imitatifs, comme dans le salut-révérence étudié ci-dessus.

L'auteur semble se moquer en imitant ; il amplifie les mouvements de son personnage. En

effet, l'emploi de mots tels que (( profond D, (( superbe N, (( abjurée », a rompu v donne une

touche emphatique aux gestes du personnage. Cependant. cette amplification quasi

systématique qui tend parfois vers la caricature, ne doit pas être confondue avec la parodie,

déformation burlesque et grossière. Elle révèle plutôt le caractère étudié des actions et des

discours romanesques, c'est-à-dire les stéréotype^'^. De plus, la distanciation ironique qui

préside dans le pastiche va de pair avec l'adhésion lflque de l'auteur et du lecteur à cette

pratique. Le Capitaine Fracasse présente en effet une constante réversibilité entre ironie et

sérieux, réversibilité définie par le paradoxe :

" Ibid., p. 1127. Cette caractiristique sera il1uStfie au chapitre suivant.

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Un paradoxe est bien cela : bien plus qu'une polysémie ordinaire, bien plus qu'une ambiguïté banale qui se résoudrait par l'établissement d'une hiérarchie entre deux signifiés. Dans un paradoxe, l'équivoque ne permet pas cette hiérarchisation des sens, parce que chacun des deux conduit a l'autre, circulairement, et le désigne comme le « vrai sens n. Chaque valeur infke sa ~ontradictoire.'~

Le paradoxe, au cœur de la lecture du Capitaine Fracasse, naît, comme nous

allons le voir, de la soumission de l'auteur à la pratique du romanesque et de son regard

critique face à cet exercice. Une pareille tension entre I'ironie et le sérieux marque tout le

XIX siècle qui développe une défiance accrue face au cliché, au code romanesque et par

delà, à tout le langage, tout en se voyant dans l'obligation de les utiliser, car la dérision ou

l'exposition du cliché implique sa mise en scène. Des romans comme Une fille d'Ève ou

Le Cabiner des Anriques. de Balzac. romans de la passion idéale qui mène a la désillusion,

s'inscrivent dans le mode du paradoxe : en effet, la réversibilité interprétative est fondée sur

I'indécidabilité entre l'ironie (la passion idéale est une illusion) et le sérieux (la mise en

scène de la passion). Ou pour reprendre un exemple célèbre: dans Madame Bova~y, est-ce

que l'adultère et les passions romanesques de I'hérobe sont à prendre au seneux ou bien

est-ce que la mise en scène de ces passions suggèrent la dérision ?" L'indécidabilité

interprétative a, comme on le sait, mené a un procès. C'est que le paradoxe permet la

coexistence de l'ironie et du sérieux.

Dès lors, comment reconnaître et différencier la distance ironique de la pratique

mélancolique du romanesque ? Doit-on croire en la « mélancolie » de l'auteur, c'est-à-dire

en une a ferveur retombée », telle que définie par Nerval ou en un «bonheur d'être

triste » comme l'énonçait Hugo? Certes, Gautier perd en quelque sorte sa « ferveur »

d'antan, son ton cynique, pour s'abandonner avec joie a une pratique qu'il sait condamnée à

la redite et au factice. L'offensive anti-romanesque, caractéristique des jeunes années de

Gautier, se retrouve ici atténuée et, pour ainsi dire, englobée dans le roman lui-même.

Pourtant, comme le remarque Yves Hersant dans son article sur « Le roman contre le

romanesque », « si le romanesque est nécessaire, sa dénonciation l'est plus encore ; c'est ce

A. BERRENDONNER, ~~éments de pragmatique linguiirique, p. 227

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qu'enseignent les romans [...]. Le paradoxe date du Don Quichotte : que le premier roman

moderne s'conte ouvertement au romanesque - celui des Amadis, en l'occurrence, et des

romans de chevalerie dont se repaît le héros triste -, voilà qui n'est pas indiflerent d2.

L'« anti-roman » ne serait pas alors la seule façon de contester le romanesque, puisque a

l'intérieur du roman lu i -mhe l'on retrouve une critique du romanesque, de ses « dangers »

et de ses clichés, comme le démontre cet extrait de Madame Bovary : « Ce n'étaient

qu'amours, amants, amantes, darnes persécutées s'évanouissant dans des pavillons

solitaires. [...] forêts sombres, troubles du cœur, serments, sanglots, larmes et baisers [...].

Pendant six mois, à quinze ans, Emma se graissa donc les mains à cette poussière des vieux

cabinets de lecture))".

Dans Le Capitaine Fracasse, pastiche (sérieux ?) des romans de cape et d'épée,

certains indices dans la dynamique romanesque d'ensemble laisse deviner une intention

ironique. D'abord, en accord avec l'horizon d'attente de ces types de romans, une fin

heureuse est prévisible et in~ontoumable~~. Pourtant, une anecdote autour de la création du

roman raconte que Gautier aurait d'abord conçu une fin rnalheure~se'~. Dans l'avant-

propos du Collier des jours, Judith Gautier prétend que l'éditeur Charpentier serait

intervenu auprès de son père pour qu'il consente à une fin heureuse. Ceîte fin. bien

qu'hypothétique, aurait été un véritable affront au code romanesque qui préfee la réunion

des amants à leur déchirement, la réalisation des rêves au simple retour a la situation

initiale.

Cependant la fin heureuse conçue par Gautier est un leurre, qui, par sa formule

paradoxale, réjouit le lectorat populaire et laisse l'analyste perplexe. Les deux amoureux,

Sigognac et Isabelle, sont bel et bien réunis et, de plus, ils sont riches : voilà une fin

3' A.-M. Paillct-Guth étudie ces maas sous l'angle du paradoxe dans Ironie et paradoxe, 1998. 3' Y. HERSANT, « Le roman contre le romanesque w , p. 14% '' FLAUBERT, cité par Y. H E R S M , Ibid., p. 147. La poursuite du feuilleton par les lecteurs et leur désir d'une fui h e m ne peuvent se voir bt& apks

dcwr ans d'attente ... Is C'nt cc que prétend Arnold Momn. « La soirie théaû-aie ... Le Capitaine Fracusse », Figaro, 3 juillet 1878, citt par P. TORTONESE, cc Notes » aux Oeuvres de Gautier, p. 1686.

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heureuse. L'imposture se révèle dans la machination de cette fin. Vallombreuse,

l'antagoniste du roman, « ce duc si beau et si méchant, qui a le regard et l'orgueil de

Lucifer d6, de persécuteur, se fait victime en pardonnant aux autres, puis devient le

machiniste de cette fin, qui, par son intermédiaire, prend des allures pernicieuses. En effet,

Vallombreuse avoue avoir « ménagé ce coup de théâtre dont [il] espère le meilleur effet )bJ7.

Puis, il s'attribue tout le mente et tous les privilèges du bienfaiteur : Isabelle l'embrasse,

alors même qu'elle se refuse à son amant, et donne à cet ennemi ce qu'il souhaitait : ((je

possède enfin une &ne »", dit-il, réalisant ainsi ses prédictions insidieuses : « Oui, ma toute

belle, vous figurerez bientôt dans un de ces cadres ovales, peinte au naturel, en Phoébé

forcée malgré sa froideur de venir baiser Endymion [...]. Votre défaite ne manquera pas

longtemps à ma gloire ; [...] rien ne peut faire obstacle à la volonté d'un Valiombreuse d9.

Ce coup de théâtre qui fait de l'agresseur un Frére et satisfait son orgueil apparaît on ne peut

plus ironique. La victoire de Vallombreuse réside dans son pouvoir de vie ou de mort sur le

personnage principal, Sigognac et par delà, dans son autorité sur Isabelle. Le symbole de la

conquête de Vallombreuse sur Isabelle est certes ce (( présent de noces )) qu'elle accepte,

alors même qu'elle l'avait jadis refusé, sachant qu'il représentait son assujettissement. Sur

quoi, le narrateur renchérit par cette formule paradoxale : Qu'ajouter à cela ? N". Mais

que signifie ce pronom démonstratif, qu'est-ce que u cela ? (( Cela » est4 sérieux ou bien

cache-t-il une intention ironique ? Se moque-t-on des fins heureuses en n'en donnant

qu'une apparence? Le noble Sigognac, de jeune homme déchu et inerte reste aussi

apathique et retrouve sa situation initiale et son château délabré : u Tout ce qui s'était passé

ne lui faisait plus l'effet que d'aventures qu'il aurait lues dans un livre ... N". Le personnage

du tableau initial a, l'instant d'un roman, vécu une existence romanesque, puis il réintègre

son tableau : « Ce tableau bizarre [...] répétait si exactement la scène décrite au

commencement de cette histoire que le Baron, Frappé de cette ressemblance, s'imaginait

Vapiraine Fracasse, p. 1 2 13. 37 Ibid., p. 1408. 38 ibid, p. 1388. 391bid., p. 1300 JOIbid. p. 1416. " Ibid., p. 1395.

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avoir fait un rêve et n'être jamais sorti de son château d2. La richesse, l'amour. l'action

viennent de l'extérieur. Le héros de l'histoire n'est pas Sigognac, mais bien son ennemi,

Vallombreuse, qui déjoue la mort, permet le mariage et apporte la fortune.

Qui plus est, cette situation ambiguë s'accentue par le double dénouement qui vient

invalider toute l'histoire. La mort du chat et son enterrement, détails à première vue

anodins et superflus après l'accomplissement de cette lin « idéale », entraînent la

dicouverte d'un mystérieux trésor et d'un parchemin qui pe-mettent à Sigognac

« d'imaginer un roman )) expliquant l'injuste infortune de sa famille. Ainsi, par cette mort

fortuite, qui se serait produite un jour ou l'autre sans l'intermédiaire de toutes ces

péripéties, Sigognac retrouve honneur et fornine. Cette double finale, sans rapport avec le

déroulement du roman. est-elle ironique ? L'introduction de ce détail trivial (la mort du

chat) raille certes le code romanesque et souligne le pouvoir du créateur qui choisit les

éléments de sa fiction.

23.1 Le factice de l'écriture

Que I'on fasse une lecture sérieuse ou ironique de cene finale, le plaisir est le même.

Ce paradoxe interprétatif naît de l'entreprise romanesque gautiéresque qui souhaite renouer

avec le plaisir de la lecture, tout en en soulignant le caractère ambigu : « En fait, son œuvre

témoigne d'un désir de retrouver le Paradis perdu du lecteur, le lieu de la surprise et de la

naïveté ; et pourtant elle baigne dans l'artifice et le raffinement 1)". L'ambiguïté naît

précisément du mariage entre naïveté, artifice et rafnnement. Le raffinement de Gautier est

bien connu : son hdition, son goùt pour les beaux mots et les descriptions fastueuses, par

exemple. Quant a l'artifice, il pourrait correspondre aux trois définitions du mot : la

première, qui se rapporte à u l'art consommé N, a 1'« habileté n de Gautier, la seconde qui

consiste à éblouir « par le nombre et la rapidité des images ou des traits brillants)) et la

" Ibid., p. 1394. "' P. TORTONESE, cc Introduction » aux Oeuvres de Gautier, p. II.

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dernière, qui nous intéresse plus particulièrement ici, le (i moyen trompeur et habile pour

déguiser la vérité, [lalsubtilité pour tromper Cet artifice est propre à la littérature qui,

avec les mots et le raffinement, habille des personnages, leur prête des sentiments, construit

des mondes, alors même qu'elle ne constitue qu'un {î château de pages »".

Certaines scènes secondaires du Capitaine Fracasse mettent en évidence ce

caractère factice de la littérature. L'aubergiste du Soleil Bleu, par exemple, attise la troupe

par des mets imaginaires : (( mais à quoi sen de nous allumer cruellement l'appétit par des

mets fallacieux digérés à l'heure qu'il est [...]. Par pitié, ne racontez plus ces gastronomies

anciennes a de pauvres diables affamés ... f6. Les mots apportent un plaisir imaginaire,

mais guère substantiel. Cependant, face à la réalité d'un mets fade, les mots sont toute la

saveur et relèvent le goût : Chimguim était accoutumé à faire valoir les mets insipides

par les épices de sa parole N". Ainsi, la représentation imaginaire du mets, rehaussée par le

langage, vaut mieux que sa réalité. Le narrateur marque ainsi la supériorité de l'imaginaire,

plus raffiné, plus fastueux que la réalité.

Une autre scène expose le caractère factice du romanesque : l'algarade des

mannequins orchestrée par Agostin. Ces êtres postiches, plantés dans la pénombre pour

effrayer la troupe et permettre à Agostin de leur subtiliser leurs avoirs, n'intimide pas

Sigognac qui les attaque et découvre la supercherie : (î ce n'était qu'un péril en peinture na,

dit-il. Ce n'était que la représentation d'un péril, faite avec beaucoup d'imagination : « [le]

stratège est assez picaresque et comique 1). remarque un comédien. La réussite de ce

stratège tenait à l'adhésion et à la soumission des comédiens a la représentation.

Cependant, la résistance imprévue de Sigognac mène la troupe à poser un regard critique

sur la scène qui, dès lors, perd toute réalité. La plainte du voleur pourrait en fait être celle

de l'écrivain : « Ah ! c'est un sort plein de mélancolie ! d9 En effet, l'un et l'autre sont

a Artifice N, Le Robert, 1995. '' Titre de l'ouvrage de R. Saint-Gelais, Château depages. Laficiion au risque de sa lecture, 1994.

Le Capitaine Fracasse, p. L09 1. " Ibid, p. 1092.

ibid., p. 1 106. '' Ibid., p. 1 107.

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contraints aux stratégies. à la tromperie, au factice et espèrent l'adhésion (lyrique, dans le

cas de l'écrivain) du spectateur à la représentation.

En exposant ainsi le caractère factice de son activité romanesque, Gautier

s'autoparodie, il s'inscri[t] en faux contre sa propre énonciation, tout en

I'accomplissant do. Cette forme d'ironie soulève encore une fois le paradoxe entre

l'effusion lflque et la distance ironique. L'ironie n'est-elle pas alors, comme le suggère

Anne-Marie Paillet-Guth dans Ironie et paradoxe à propos des auteurs du IaX siècle. une

forme de mauvaise foi ? En effet, dans la mauvaise foi, (( l'ironie dégage le locuteur de la

responsabilité d'un énoncé sérieux. mais elle peut aussi servir à masquer, dans une

apparente distance, son adhésion à cet énoncé dl. 11 va sans dire que Gautier se prête à la

pratique mélancolique de la fiction, tout en posant un regard ludique et critique sur les

clichés romanesques, tels la fin heureuse. le héros, le mariage, la fortune, et sur le caractére

factice du romanesque.

2.4 Du romanesque a I'hyper-romanesque

Dans Le Capitaine Fracasse, l'exhibition des clichés et du faux ne se fait pas de

façon aussi explicite et cynique que dans les oeuvres de jeunesse ; elle emprunte plutôt la

voie du paradoxe où cohabitent ironie et sérieux. La dérision du romanesque se fait alors

par la surenchère du romanesque, c'est-à-dire par une utilisation exagérée (N qui dépasse la

mesure ») du romanesque ou par ce que l'on appellera, pour les fins de notre étude, l'hyper-

romanesque, notion empruntée a Paolo Tortonese, qui, dans l'introduction aux oeuvres de

Gautier, souligne cette particularité de l'écriture gautiéresque :

Si Gautier met en évidence le mensonge littéraire, le montre du doigt, ce n'est pas pour lui opposer une quelconque littérature de la vérité, mais pour suivre jusqu'au bout les lois de la fiction. 11 ne dénonce pas le caractère trompeur du romanesque, il l'annonce simplement, et en accepte rigoureusement la logique, jusqu'i l'hyperbole. S'il y a un retournement antiromanesque chez lui, c'est par la voie de 1 'hyper-romanesque.

'O Définition d' « ironie », selon A. BERRENDONNER, Éléments de pragmatique linguistique, p 2 16. Ironie er paradoxe, p. 244-

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L'on peut définir cette notion d'hyper-romanesque comme un excès dans la pratique

du romanesque ou comme un romanesque outrancier qui ne se préoccupe pas du

vraisemblable, de l'effet de réel, mais vise plutôt l'exagération et l'extraordinaire. Les

procédés littéraires tels la caricature et les références à la tragédie s'inscrivent dans cette

visée hyper-romanesque car ils amplifient le romanesque, comme nous allons le voir, en le

rendant surréel. Le personnage de D'Albert, dans Mademoiselle de Maupin, résume bien la

démesure sous-jacente a cette notion : (< [Llorsque je donne dans le romanesque, ce n'est

pas à demi d2. L'hyper-romanesque se définit donc en prolongement du romanesque. C'est

pourquoi, nous étudierons d'abord la notion de romanesque, non-univoque, dans le cadre

précis du Capitaine Fracasse, puis les manifestations hyperboliques dans le texte qui

constituent l'exemple paroxystique de l'hyper-romanesque.

L'ambiguïté du mot (( romanesque » est bien connue. Comme le relève Yves

Hersant, depuis (( Charles Sorel au moins ( 1 627), le terme veut dire "propre au roman" ;

mais à partir du siècle suivant [...], il définit aussi une attitude, une situation existentielle,

ou une catégorie psychologique [...] tantôt spécifiant une forme, tantôt évoquant un

contenu. Tantôt désignant un genre nS3 . Le romanesque dépasse ainsi largement le simple

roman. L'étude du mot « romanesque H dans la nanation et le discours des personnages

nous éclairera sur la signification de ce mot dans Le Capitaine Fracasse et par delà, sur sa

réénonciation par I'hyper-romanesque.

Le canevas du Capitaine Fracasse se réfère à différentes baditions romanesques

emmagasinées dans l'imaginaire de l'auteur. L'histoire d'une troupe de comédiens

ambulants du sud de la France en route vers Paris pour y faire fortune est, comme nous

l'avons vu, inspirée de Scarron et du genre grotesque mêlé d'une certaine tendance au

fantastique. Cepend- le noble personnage de Sigog~c , jeune hobereau d'un château

décrépit qui se joint à la troupe par amour pour une jeune comédienne et par espoir de voir

relever ses ruines, met en branle le style de cape et d'épée auquel participe le code de la

': GAUTER, Mademoiselle de Maupin, p.2 1 6. (( Le roman contre le romanesque », p. 148 -

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passion, du pur amour et de l'honneur, le jeune héros étant appelé à défendre son Isabelle de

l'emprise sans scrupule du jeune duc de Vallombreuse. Ce personnage se réfere quant à lui

au code du libertinage, et sa présence engage le roman dans différentes péripéties" dont la

principale ( Vailombreuse est le fière d'Isabelle) introduit tout le roman dans la tragédie. La

réflexivité constante de l'œuvre sur ces traditions romanesques souligne leur appartenance à

un code prédéterminé. comme nous le verrons par l'exemple de différents passages qui

définissent le romanesque du Capitaine Fracasse et son caractère illusoire.

Tout d'abord, dans l'avant-propos. Gautier dit voir dans le Capitaine Fracasse la

reprise au fond du passé d'un (( vieux rêve presque cublié ». Le rêve, c'est le bagage

mémoriel, l'inconscient, les souvenirs de lecture. 11 définit en grande partie le romanesque

de l'histoire qui correspond davantage à la fantaisie et a I'invraisemblable qui lui sont liés

qu'à la réalité. Or, dans le rêve, tout est possible et le romanesque lui-même peut être plus

que romanesque. Dans le roman, plusieurs affirmations du narrateur et de personnages

htradiégétiques tendent à confirmer ces bases oniriques qui ouvrent la voie a la fantaisie.

Les rêves sont ce a miroir fantastique »"qui donnent l'apparence de la réalité aux désirs de

Sigognac qui s'exclame : « j'aurais voulu toujoun dormir »': c'est-à-dire, vivre dans un

rêve. N'est-ce pas là la voie qu'ouvre le romanesque ? En effet, le rêve préside à la

création d'une surréalité ; le romanesque ne correspond pas alors aux aventures du roman,

mais bien à une aventure surréelle qui apparaît invraisemblable aux personnages eux-

mêmes : « vous ne pouviez deviner ces mystères qui ont éclaté tout à coup par un concours

de circonstances qu'on trouverait romanesques si on les rencontrait en un livre»?

Le romanesque, relevé comme tel par les personnages, est une surréalité, un univers

parallèle qui s'éloigne de la réalité jusqu'au fantastique : en cet événement qui nous réunit

d'une façon bizarre, romanesque et surnaturelle ... »? Ici- l'addition de ces trois épithètes

L'écriture en feuifletons de ce roman favorise de telles avennues, puisque l'auteur doit veikr à garder l'intérêt de son lectorat. 55 Le Capiraine Fracasse, p. 14 13. " Ibid., pl4 13. rr Ibid., p. 1384. ss Ibid., p.138 1.

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marque une gradation significative : de « bizarre », simple constatation d'un « état

inhabituel ... qui s'écarte de l'ordre commun D'~, l'on passe a (( rommesque >), qui s'éloigne

davantage de la réalité pour figurer dans un roman, et à (( surnaturelle )) qui se coordonne à

(4 romanesque )) pour préciser le sens de ce ( 4 qui semble inexplicable, trop grand, trop

intense pour être naturel ». Ainsi, le romanesque se définit en conjonction avec le rêve pour

créer une surréalite qui propose une suite d'événements en dehors de 1' (( ordre naturel N des

choses. A la fin de ses aventures, Sigognac voit i( la réalisation complète de son rêve :

le rêve et le roman sont alors achevés.

De plus, ce romanesque qui mêle rêve et surréalité engage le roman dans le mystère

et I'étrange. Vallombreuse, par exemple, revient à la vie grâce à « un mystérieux

philtre NO'. Et surtout, la présence saccadée de cette (( mauvaise enfant N", Chiquita,

apporte un air d'étrangeté au roman: cette étrange créature possédait certainement une

partie du pouvoir presque magique qu'elle s'attribuait », nous dit le narrateur. corroborant

ainsi ses simagrées. Cependant, cette propension à l'étrange n'est qu'une ouverture vers un

autre univers. Cette voie nous est montrée, mais l'auteur ne s'y engage pas : {< Va-t-elle, en

effet, prendre son vol comme une chauve-souris, se dit la jeune actrice. qui suivait d'un œil

actif tous les mouvements de Chiquita »63. Non, elle ne s'envolera paspour vrai, mais elle

le pourrait, Ià réside tout le pouvoir du romanesque : dans la croyance en la réalisation de ce

qui est appelé à n'être qu'illusion, qu'un bon ou un mauvais rêve.

Comme l'a remarquée Anne-Marie Paillet-Guth, l'utilisation par les personnages

intradiégétiques d'expressions comme « romanesque

référence implicite à un code prédéterminé et suppose

lecteur? Cette inter et autotextualite qui apparaît

)> ou « roman )) implique la

qu'en tout personnage figure un

lors de traitements de scènes

'' Cette définition ct Ia suivante, Le Robert, 1995. * Le Capitaine Fracasse, p. 1424, 6' ibid., p. 1379. '' Ibid., p. 1339. " 'id,, p. 134 1. " Suppose-t-elle a pmpos du cliché sentimental décrivant la passion amoureuse comme « roman d'amour », ironie et paradoxe, p.8 1.

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conventionnelles dévoile le modèle littéraire ou le code romanesque sous-jacent à la

scène. Lors de l'attaque des mannequins où Sigognac a joué les héros, Isabelle déclare:

(( Vous vous êtes conduit comme un héros de roman ! N" Cette assertion implique une

certaine connaissance des actes héroïques romanesques, très probable dans le cas

d'Isabelle, étant donnée sa profession de comédienne. Ce genre d'autotextualité qui

compare l'acte héroïque présent aux actes héroïques antérieurs, donc a toute une tradition

de héros. sous-tend également, chez l'auteur, une double fonction, « celle d'une

distanciation ironique mais aussi, comme repoussoir, celle d'un garant de

l'authenticité nW, c'est-à-dire d'une validation de la sincérité des personnages.

L'inscription du romanesque est donc plutôt ambiguë et nous m è n e au paradoxe, entre

l'ironie (l'acte héroïque étant comparé a un acte de roman, alors même que nous sommes

en présence d'un héros romanesque) et le sérieux (I'auteur prête à Isabelle la voix de

1 'admiration).

Cela dit, le romanesque du Frocczsse s'inscrit également en prolongement d'une

tradition comme celle de la tragédie. D'ailleurs, les personnages y font eux-mêmes

allusion : (( Cela ferait une excellente décoration pour un cinquième acte de tragédie D~'.

annonce la Sérafina au dewiéme chapitre, ignorant tout de ce que prépare l'auteur qui, lui,

sait que ce chiteau sera le lieu de sa finale et que le roman prendra des allures de tragi-

comédie. L'auteur dénonce, par I'intennédiaire de ses personnages, les clichés tragiques

auxquels il se soumet avec zèle : N'allez pas, reprit Isabelle, pour quelque bonne grâce

qu'on me voit, me croire une princesse infortunée ou reine chassée de son royaume B~'. Or,

c'est ce qu'elle est ; l'auteur l'affirme ici par la négative. Qui plus est, l'auteur sait qu'il

s'agit la de clichés, de poncifs empruntés à la tragédie. Dans une lettre de Léandre à la

Marquise, il est écrit : « Je ne serai toujours que le plus humble et le plus prosterné de vos

serviteurs, lors m h e que, par une de ces reconnaissances qui dénouent les tragédies, tout le

65 Le Capitaine Fracasse. p. 1 1 OS. A.-M.. PAIUET-GUTH, Ironie et paradoxe, p.82,

"Le Capitaine Fracmse, p. 1 07 1. Ibid., p. 1149.

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monde me saluerait comme fils de Roi d9. Par l'intermédiaire de Leandre, l'auteur

divulgue sa conscience du cliché. De plus, le narrateur ajoute, pour conclure cette

lettre : (( Qu'aurait répondu la marquise à cette brûiante épître, qui peut-être avait servi

plusieurs fois ? N, admettant ainsi la surutilisation de ces clichés.

Le romanesque et la tragédie ou la tragi-comédie sont sujets aux rapprochements et

aux comparaisons. Les personnages réfléchissent au déroulement plus que romanesque de

leur histoire qui se rapproche du théâtre grand déploiement : « Que vous semble,

monsieur le Baron. de tous ces événements ? [...] Cela s'arrange comme une fin de tragi-

comédie. Qui se fiit attendu au milieu de l'algarade à l'entrée seigneuriale de ce père

précédé de flambeaux [...]. Et cette reconnaissance d'Isabelle au moyen d'une b a y e a

cachet blasonné ? ne 1 'a-t-on pas déjà vu au théâtre ?»'O L'exposition de la situation par un

personnage crée une certaine distanciation de l'auteur face à l'utilisation du cliché tout en

réactivant son efficacité. Le romanesque se nomit des histoires passées pour se redéfinir.

L'histoire de Sigognac et d'isabelle, par exemple, est comparée aiLu (( affaires du Cid et de

Chimène N", alon même que cette histoire classique est sujette à la critique : (( après bien

des combats entre l'amour et le devoir, elles [les affaires du Cid ...] finirent par s'arranger à

l'amiable, non sans quelques antithèses et agudezas un peu forcées dans le goût espagnol,

mais d'un bon effet au théâtre »". En se référant à cette histoire, le romanesque du

Fracasse se réclame des histoires grandioses, (t un peu forcées )) et valide ainsi sa tendance

à 1 ' h yper-romanesque.

Les références à des mots tels que grotesque v et (t caricature N orientent elles

aussi la conception du romanesque à la base du Fracasse. Les références à l'art grotesque

déterminent le caractère caricatural et fantastique de l'écriture. Les descriptions physiques

de personnages, par exemple, tendent souvent à la caricature : (< Les angles plissés des yeux

et les commissures des Ievres remontées vers les oreilles indiquaient d'ailleurs l'intention

49 &id, p.1142. 'O fiid., p. 137 1. " Ibid., p.1372 " Ibid., p. 1372.

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d'un sourire gracieux. Cette tête de fantoche, senie sur une fiaise de blancheur équivoque,

surmontait un corps pendu dans une souquenille noire qui saluait en arc de cercle avec une

affectation de politesse exagérée ))? L'auteur trace sciemment un portrait caricatural et

donne à ses personnages un air burlesque, irréel : (( Tous ces traits extravagants, tenant

plutôt de la caricature que du naturel ... »". Ainsi, les personnages s'éloignent du

«naturel » pour rejoindre une réalité amplifiée, ce qui rejoint notre conception du

romanesque comme surréalité.

Une scène secondaire, voire accessoire à la dynamique romanesque d'ensemble,

celle du spectacle du dentiste, peut symboliser ce caractère caricatural de l'écriture associé

au grotesque : a Une espèce de rustre ... vint s'asseoir sur la chaise, et l'opérateur lui

plongea dans la bouche la redoutable pince d'acier poii. Le malheureux, au lieu de se

retenir aux bras du fauteuil, suivait sa dent [...]. Pendant cette scène grotesque, un singe,

attaché sur l'estrade [...] contrefaisait d'une façon comique la cris, gestes et contorsions du

patient d5. Lon de sa visite de Paris, en plus du dentiste, Sigognac rencontre « Périgourdin

du Maillet, dit le poète crotté D, poete grotesque qui se voit cornpari a un (( singe échappé

de quelque ménagerie »76. Dans ce lien entre le singe qui contrefait et le poète grotesque,

peut-on voir une certaine réflexivité sur la situation de l'auteur, une sorte d'autodérision?

Coïncidence, sérieux ou ironie, quoi qu'il en soit, l'art grotesque sert de référence à Gautier

pour souligner le travail de représentation caricaturale et ses pouvoirs de révélation. Il

contrefait la réalité et le roman qui s'en inspire pour les amplifier, en relever le ridicule, les

rendre swéeis. Le grotesque est alors cette distance critique du narrateur ou d'un

personnage qui permet de voir le ridicule, l'irréalité de la situation. Transplanté dans un

décor luxueux, le narrateur prête cette pensée a Sigognac : « lusqu'alon il n'avait trouvé sa

misère que déplorable, maintenant elle lui semblait grotesque d"' Le grotesque caractérise

donc ce regard critique qui saisit l'exagération, le caractère caricatural du romanesque.

lbid., p. 1060. 'O Ibid., p. 1067. 75 Ibid, p.1272. 7b Ibid.. p. 127 1.

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Le romanesque qui tire sa source du rêve pour créer une surréalité où le dénouement

devient tragédie, OU le brave devient « héros de roman » et où histoire elle-même devient

plus que romanesque par ses rebondissements invraisemblables, se prolonge et se définit

par la notion d'hyper-romanesque, abordée au début de cette partie. L'hyper-romanesque,

qui dépasse le romanesque jusqu'à la surréalité et la caricature, est donc un exercice

d'exagération, d'excès dans l'écriture du romanesque.

2.4.1 L'hyperbole

L 'hyper-romanesque s'exprime plus explicitement dans la figure de l'hyperbole. En

fait, l'hyperbole est la manifestation directe de I'hyper-romanesque puisqu'elle en constitue

l'énonciation dans le texte. L'hyperbole. figure de style qui (( consiste i mettre en relief

une idée au moyen d'une expression qui la dépasse )ln, s'inscrit dans la visée hyper-

romanesque par son caractère ludique qui exagère les forma. En effet, le discours

hyperbolique emprunté par certains personnages participe au jeu hyper-romanesque du

texte : Ô trois et quatre fois heureux le mortel qui a des lares et des pénates et peut faire

asseoir à son foyer l'ami de son cœur ! », s'exclame Mdartic pour marquer une

« reconnaissance bien sentie ))". L ' intexjection et 1 'exclamation qui traduisent un vif

sentiment jointes à la double référence aux dieux protecteurs romains créent une emphase

hyperbolique et un certain effet comique. par le contraste établi entre l'expression

recherchée et I'emploi de brigand de Mdartic.

Le discours amoureux, par ses procédés d'amplification et l'exagération des

sentiments, se prête parfaitement à l'hyperbole. De plus, l'utilisation de clichéss0, très

prisée dans I'expression de la « passion romanesque », enrichit le caractére hyper-

romanesque en lui donnant une substance réfërentielle et réflexive. Ainsi, Sigognac, parce

qu'il a été comparé a un héros de roman )) par Isabelle, trouve mtin Les mots d'amour qui

ibid.. p.1117. Le Robert, 1995.

'9 Le Capitaine Fracasse, p. 1 W. 'O Cette caractéristique sera approfondie.au chapitre suivant

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conviennent à un héros romanesque : ... pour vous protéger je fendrais des géants du crâne

à la ceinture, je mettrais en déroute tout un ost de Sarrasins, je combattrais parmi des

tourbillons de flammes et de fumées des orques, des endnagues et des dragons [...] DI'. Le

narrateur souligne lui-même la tournure hyperbolique du discours de son héros : (( Cette

rhétorique était peut-être un peu exagérée, et, [...] asiatiquement hyperbolique, mais elle

était sincere N". Ici, l'aveu de l'exagération devient garant de l'authenticité de l'expression.

Cependant, bien qu'inexpérimenté, Sigognac a une certaine connaissance des

(( passions mmanesques)), puisque en sa solitude, il lisait les (( sonnets amoureux de

Ronsard »". L'expression de sa passion est-elle sincère ou inspirée de ses lectures ?

L'emploi d'interjection comme hélas marque également une emphase hyperbolique

et un certain lyrisme tragique. Parfois, l'auteur ne fait que suggérer l'hyperbole et la

contourne par l'emploi de la litote ou tout le tragique est contenu dans la narration et

I'intejection : « Quand les premières pelletées roulèrent sur la maigre dépouille du

comédien, le Pédant. ému et ne pouvant retenir une larme qui, du bout de son nez rouge,

tomba dans la fosse comme une perle du cœur, soupira d'une voix dolente, en manière

d'oraison funèbre, cette exclamation qui fut toute la nénie et myriobgie du défunt : "Hélas !

pauvre Matamore ! " d4. La concision de l'oraison fait tout le tragique de la situation et

paradoxalement, lui donne un accent comique par son écho prospectif de Hamlet : (4 Alas,

poor Yorick !

Qui plus est, la pose et les mouvements marquent la tournure hyperbolique des

personnages : Hélas ! c'est comme cela, soupira l'ami de Larnpourde en prenant une pose

tragiquement élégiaque ou élégiaquement tragique nR" L'inversion et la répétition de

l'adverbe et de l'adjectif désamorcent le ton mélancolique et tragique du personnage et

donnent un accent comique à l'hyperbole. A quelques reprises, le narrateur souligne

Le Capitaine Fracasse, p. 1 1 O8 '' Ibid.. p.1108. '' Ibid.. p.1058. fiid.. p. L 162. SHAKESPEARE, Hamlet, acte V. sc.1. v. 180, cite par P. TORTONESE, (c Notes 1) aux Oeuvres, p.1695.

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explicitement le comique des mouvements hyperboliques : (( Blazius [...] pénétra dans la

chambre avec force révérences exagérées et servilement comiques ou comiquement

serviles, dénotant un respect moitié réel, moitié feint »47. Les personnages perdent alors

leur allure tragique et deviennent quelque peu ridicules par leur pose artificielle et leurs

sentiments feints.

L'hyperbole rejoint alors la conception gautiéresque de la parodie qui, comme nous

l'avons vu, « au moyen d'une cenaine exagération humoristique [...] fait ressortir le ridicule

ou le danger D". L'hyperbole et I'hyper-romanesque qui la sous-tend seraient alors une

activité qui parodie le romanesque, qui, en l'exagérant vise à en souligner le ridicule.

Cependant, tous ies personnages ne présentent pas cette même exagération et certains

montrent même une adhésion sérieuse au romanesque. Le Capitaine Fracasse se présente

donc a la fois comme un exercice de reconstitution de la littérature du XVII' siècle. qui

vient combler le vide de l'écrivain, et comme une offensive anti-romanesque, par son

exhibiîion des clichés et du faux. Or, le paradoxe persiste : cette activité imitative est-elle

le h i t d'un esprit mélancolique qui réclame et s'approprie le romanesque. qui joue le jeu

jusqu'au bout ? ou l'exposition ironique des clichés romanesques ? ou les deux à la fois ?

Le Capitaine Fracasse, p. 1292. '' nid., p. 1 1 t 7. '' Les Grotesques, p.355.

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Chapitre III

Le Monde est un théâtre

« Nous sommes une race infortunée et c'est pour cela que nous avons un impérieux besoin de nous distraire de la vie réelle par les mensonges de l'art ; plus il ment, plus il nous amuse. ))

Georges and'

L'ironie gautiéresque, qui se manifeste notamment par la voie de l'hyper-

romanesque, met en scene des personnages à la recherche de l'illusion et du romanesque.

Cette quête réflexive soulève un jeu sur les apparences. sur les rappons entre l'art et la

réalité, l'être et le paraître. Les références à l'art théitral sont le lieu idéal pour l'étude de

ces rapports, puisque le théâtre est à la fois jeu, création artistique et représentation d'une

réalité. Nous verrons dans quelles mesures le monde devient un théiitre oh se joue et

s'élabore le romanesque, puis nous analyserons l'adhésion de quelques personnages a des

stéréotypes.

3.1 Références à l'art théâtral

Plusieurs signes viennent marquer l'entrée du Capitaine Fracasse dans l'univers

théâtral. Le premier chapitre qui se présente comme un tableau litttrairg voit son cadre

s'élargir par l'arrivée de la troupe de comédiens. Comme I'a remarqué Annette a osa', les

trois coups tiappés a la porte du château a la fin du premier chapitre annoncent le début de

l'action, comme au théâtre. L'on passe donc de la représentation statique (description du

château et de ses habitants) a la représentation théâtrale, par l'entrée en scene des

comédiens qui, comme nous allons le voir, transposent leur rôle de la scene à la réalité,

' Citée par M. DUCAMP, TItéophife Gmrier, p. 147. C'est ce que nous démontrerons au chapitre suivant. ' Dans « L'image théâtraie de I'ahte », Actes du colloque, L '.-in et l'artiste, p. 158.

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faisant du roman

la voie théâtrale,

le lieu d'exposition des illusions. D'ores et déjà, le roman s'engage dans

son outrance et ses apparences du réel. Selon les dictionnaires du mr siècle, le mot « théâtral » signifie d'ailleurs ce « qui vise à l'effet sur le spectateur, qui a le

côté artificiel, emphatique, outre, du théâtre d. Ces caractéristiques rejoignent le

romanesque du Fracasse qui, par ses exagérations, définies par la notion d'hyper-

romanesque étudiée précédemment, et sa mise en lumière des illusions, acquiert un style

théâtral, c'est-à-dire outré et artificiel, mais qui réclame égaiement la réalité de l'illusion.

Les références à l'art théâtral, comme nous allons le démontrer, servent l'ironie littéraire en

exposant le factice et le jeu romanesque.

Tout d'abord, le voyage initiatique de Sigognac avec cette société ambulante

introduit le roman dans la représentation d'un monde autonome s'apparentant au théâtre.

Le narrateur souligne cette correspondance entre le chariot des comédiens et la vie :

Un chariot comique contient tout un monde. En effet. le théiitre n'est4 pas la vie en raccourci, le véritable microcosme que cherchent les philosophes en leurs rêvasseries hermétiques ? Ne renferme-t-il pas dans son cercle l'ensemble des choses et les diverses fortunes humaines représentées au vif par fictions congruentes ?'

Gautier emprunte le « raccourci » pour traduire la vie dans son roman. Le terme de

« microcosme )), utilisé ici dans la narration. corrobore cette idée d'un univers indépendant

du réel étudié précédemment. Le théâtre fournit a l'auteur tous les éléments de la fiction ; la

littérature se réfère ainsi à une autre sphère de représentation artistique et non pas

directement à la réalité.

Le théâtre a le pouvoir de faire revivre le passé héroïque et romanesque ; il marque

ainsi sa supériorité sur la réalité : « Ces tas de vieilles hardes usées, [...] passementées de

faux or rougi [...] ne sont-ils pas comme la fiperie de l'humanité où se viennent revêtir de

costumes pour revivre un moment, a la lueur des chandelles, les héros des temps qui ne sont

Cite par J.X. MORISOT, M Roman-théâtre, roman-musée O, Bokac, une poetique du roman, p. 112. Capitaine Fracasse.. p. 1 1 15

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plus ? n6 Comme le théâtre, la litîéraîure possède ce pouvoir de réincarnation et de

réhabilitation du passé, cependant, doit-on le souligner, tout n'est qu'apparence et

illusion : (( Un esprit ravalé et bourgeoisement prosaique n'eût fait qu'un cas fort médiocre

de ces pauvres richesses, de ces misérables trésors dont le poète se contente pour habiller sa

fantaisie et qui lui suffisent avec l'illusion des lumières jointe au prestige de la langue des

dieux à enchanter les plus difficiles spectateurs »'. Le narrateur oppose ici l'esprit

bourgeois aux spectateurs difficiles, donc plus connaisseurs et délicats, et sollicite ainsi la

faculté poétique d'un type de lecteur idéal, car nul doute que les spectateurs du théâtre

ambulant s'apparentent aux narrataires du récit. Doit-on voir une valorisation indirecte

d'une lecture sérieuse, d'une adéquation aux illusions du romanesque ?

Tout en invitant à une lecture sérieuse et naïve, le narrateur ironise sur ses pouvoirs

d'illusions. Le théâtre permet ces dédoublements entre ironie et sérieux :

Demère les acteurs, car le fond de la scène n'était pas éclairé, se projetaient de grandes ombres bizarres qui semblaient jouer la pièce en parodie, et contrefaire tous leun mouvements avec des allures disloquées et fantasques ; mais ce détail grotesque ne fut pas remarque par ces spectateurs naïfs. tout occupés de l'affabulation de la comédie et du jeu des personnages. lesquels ils tenaient pour véritables.'

Le narrateur souligne ainsi le jeu d'ombres demère ses personnages et invite à une lecture

au deuxième degré, témoins du grotesque et du fantasque. Le théâtre est le lieu idéal pour

l'exposition de I'illusion et du jeu qui la supporte. Il révèle les faux-semblants, le jeu

romanesque qui nécessite la complicité du spectateur (et du lecteur), « la robuste illusion de

ces braves patauds )p9, pour atteindre 1' (( effet de réel ».

La bataille jouée au château de Vallombreuse itlustre ce paradoxe entre la mise en

lumière des faux-semblants et la quête d'illusions. La mise en scène théâtrale élaborée par

le romancier est dévoilée par une lecture ironique de la scène de bataille présentée comme

- -

Ibid., p. 1 1 15. lbid., p. 1 L 15. ' Ibid..p. 1 182. Ibid.. p. 1 182.

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un jeu sérieux )) par les personnages. Cette (( autre guerre de Troie do, dont Isabelle

constitue l'Hélène, se présente de façon hyper-romanesque. Au moment critique (le viol

d'Isabelle par Vallombreuse est ékgamrnent suggéré par la référence a ~ucrèce"), les

sauveurs surgissent dans la pièce : (4 Sauvez-moi [...] Sigognac ! », crie Isabelle. « Me

voici ! », répond le héros. Puis, le combat commence avec tous les effets que nécessite un

roman de cape et d'épée, c'est-à-dire avec moult rebondissements. Cependant, Gautier

semble vouloir obéir a l'article du Décalogue dénoncé dans la préface de Mademoiselle de

Maupin : (( Homicide point ne seras d2. En efiet, il n'y a pas de meurtres dramatiques,

mais seulement quelques coups manqués et des blessures. La bataille se présente comme

un jeu de guerre : (( Rendez-vous, ou vous êtes mort ! H. Les cornbattats se soumettent aux

règles de la bataille et font les morts en se retirant du jeu : (( Tu peux te soumettre, sans

déshonneur, a ce vaillant ; il a ta vie au bout de son épée [...] considère-toi comme

prisonnier de guerre ». Un autre se prète complètement à l'illusion et se croit mort alors

qu'il n'est que blessé : a "Je suis mort ! je suis mort ! " avec une vigueur qui prouvait qu'il

était bien vivant ». Les règles du jeu s'établissent sur un rappon de confiance et de

complicité entre les adversaires : (( Coquin, si tu me promets sur ta vie en l'autre monde, car

en celui-ci elle m'appartient, de rester neutre dans le combat, je vais te déclouer du gibet

[...] - Je le jure, rida d'une voix sourde La Râpée ». Sur quoi, les deux combattants se

retirent du jeu pour boire ensemble : « Ce compagnon et moi nous sommes blessés et nous

allons nous retirer un peu a l'écart pour laver nos plaies et les bander N. Les ennemis

deviennent compagnons de jeu. La complicité entre les combattants pourrait se comparer à

celle de l'auteur et du lecteur idéal, le premier cherchant l'adéquation du second à son aire

de jeu pour que s'accomplisse a la fois l'illusion et la distance critique.

Le théitre devient ainsi la scène du jeu romanesque. L'affrontement final entre

Vdombreuse et Sigognac se présente d'ailleurs comme une représentation théâtraie.

'O Ibid., p. 13%. Les kférences sur cette bataiiie renvoient aux p. 1357 a 1360. ' ' Ibid.. p. 1353, Lunéce, Romaine du VTe siècle av. J.-C.. s'est tuée avec un poignard aprh avoir ete violée

par Sextus. '= MademoireZk de .Muupin, p. 187.

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Scapin apporte des flambeaux pour éclairer la scène et Lampourde joue les

commentateurs : « Le petit duc ne va pas mal, dit Larnpourde appréciateur impartial du

mérite ... ». En fait, tout le roman se présente comme une pièce de théâtre. Les

rebondissements sont perçus comme des arrangements théâtraux : t( Oh ! plus d'un auteur

de comédie applaudi au théâtre en l'arrangement de ses pièces devrait consulter Malartic

pour la subtilité de ses intrigues, l'invention de ses stratèges, le jeu de ses machines ni3.

Comme nous l'avons vu au chapitre précédent, le romanesque devient tragédie et est

interprété comme tel par les personnages. De plus, l'expression théâtrale sert de modèle aux

comédiens pour l'interprétation de scènes, comme celle des retrouvailles entre Le Pédant et

Bellombre : (( Le Pédant et le fermier [...] se mirent [...] à se ruer en accolades, comme cela

se pratique au théâtre pour les reconnaissances »14 .

3.2 Entre l'être et le paraître

En plus de permettre a Gautier d'établir une distance entre le jeu et le réel, l'art

théitral expose l'être et le paraitre des personnages romanesques. Les antécédents

romanesques et théâtraux des personnages coïncident avec des types romanesques ; ils sont

ce à quoi leur nom renvoie et s'identifient a cette image. Ils se rattachent ainsi a une

tradition. Les comédiens, par exemple, correspondent aux rôles de l'ancien théâtre italien :

Léandre, Scapin, le Pédant, le Tyran, la Sérafina et Isabelle. La duègne, quant a elle, porte

un nom espagnol, d'ailleurs utilisé par Scarron: « ces duepas ou duègnes sont des

animaux ngides et tacheu, aussi redoutés pour le moins que des belles-méres »? Le

Pédant ou Blazius, tire son nom d'un personnage de On ne badine par avec l 'amour de

Musset Bellombre, lui, figure dans La Comédie des comédiens de Scudéry. Sigognac

était un personnage secondaire du Roman comique. et Vallombreuse est le nom d'une

abbaye apparaissant dans le Roland furieux d'Arioste et dans les Harmonies poétiques et

religieuses de Lamartine. Malartic se retrouve dans Les Italiennes d'Ant0n.i Deschamps ;

-

l 3 Le Cupitaine Fracasse, p. 13 14. '' lbid., p. 1 172. '' Cité par TORTONESE. « Notes » aux Oewrer, p.1689. Les tifèrences aux antécédents des personnages proviennent de ces pages.

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Bilot figure dans les poèmes bachiques de Saint-Amant ; Bringuenadle provient du Quart

Livre de Rabelais et Azolan est le chasseur de Valmont dans les Liaisons dangereuses.

Bref, Gautier n'a pas inventé de personnages, il les a simplement empruntés à la tradition

romanesque, dévoilant ainsi des types, des caractères indispensables au romanesque.

D'ailleurs, la présentation de la troupe par le narrateur se fait en des termes qui révèlent les

stéréotypes : tous sont présentés par le nom de leur r6le auquel s'ajoute un article d é f i qui

marquent davantage leur emploi (La Soubrette, La Sérafina, L'Isabelle. etc.). De plus, le

narrateur indique clairement l'existence des types nécessaires au théâtre et au romanesque :

(( Voilà pour le personnel féminin. Les principaux emplois de la comédie s'y trouvaient

représentés, et s'il manquait un personnage, on racolait en route quelque comédien errant ou

quelque amateur [...]. Le personnel mile se composait ... d6. Comme nous le verrons, il en

va également ainsi sur la scène du roman où chaque personnage joue son rôle stéréotypé.

Ce renvoi à des types prédéterminés rend inutile toute dimension psychologique.

D'ailleurs, on a souvent reproché à Gautier cette écriture anti-psych~logique", alors même

qu'elle constitue une force révélatrice. En effet, le regard de surface de l'auteur tend a

montrer le masque et, à travers lui. la personnalité du personnage : (( Le type qu'il

représentait par son caractère extravagamment ouné s'éloignait du naturel, et cependant, il

fallait que sous l'exagération on sentît la vérité et qu'on démêlât l'homme à travers le

fantoche »". On se souvient que Gautier s'intéresse avant tout aux pouvoirs de révélation

de la parodie : les personnages romanesques suivent également cette voie. Leur caractère

hyper-romanesque dévoile l'outrance du romanesque, mais aussi l'homme demère le

masque du personnage : (( Sigognac prît le demi-masque [...] pour garder la tradition de la

figure et mêler sur son visage le fantasque au réel, grand avantage en ces sortes de rôles

moitié faux, moitié vrais. caricatures générales de l'humanité dont elle ne se fiche point

comme d'un portrait dg. Le narrateur souligne cette caractéristique a propos du rôle de

Capitaine Fracasse joué par S igognac, mais elle s'applique également aux personnages,

' bt e Capitaine Fracasse, p. 1 065. l 7 A ce sujet, voir P. Tononcse. La vie extérieure, p.5-6. 13 Le Capitaine Fracasse, p. 1 20 1 .

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acteurs du roman. Sous le couvert du théâtre, l'auteur révèle le jeu d'apparences

personnages : « Nous autres, pauvres comédiens, ombres de la vie humaine et fantômes

57

des

des

personnages de toute condition, à défaut de l'être, nous avons au moins le paraine, qui lui

ressemble comme le reflet ressemble à la chose »". Les personnages, comme les

comédiens. remplissent un rôle sur la scène du roman ; l'apparence devient toute la réalité.

Ainsi, (( l'habitude de jouer les grandes coquettes avait donné l'air du monde et autant de

manège qu'a une dame de cour n2' à la Sérafina. Les personnages ont l'air noble, riche.

mais leurs vêtements sont défiraichis : toutes (( ces petites misères de détail D n'empêchent

pas Sigognac de croire à I'illusion : « Ces gracieuses figures lui donnaient la sensation d'un

rêve 8.

Cependant. le théâtre présente une image visible de la réalité qu'elle imite, tandis

que le littéraire représente avec les mots des images que l'imaginaire doit recréer. De ce

fait, le théàtre apparaît comme un an total. Face à l'art théâtral, Diderot avouait la pauvreté

de son instrument iittéraire : J'écris des lignes faibles, tristes et froides »". Balzac, lui,

reconnaît dans l'instant théàal (( le comble de le plénitude et de la condensation »".

Comme on le sait, Balzac a repris le thème baroque de la réversibilité entre l'art et la réalité,

dans son étude des rôles sociaux et dans sa mise en scène de la vie quotidienne »'? Le

théâtre, dans le roman, sert donc de support et de prétexte a une mise en scène et à l'étude

des rappons entre l'art et Ia réalité. Dans ce cas, pourquoi ne pas écrire directement pour le

théâtre ? Comme l'ont remarqué Max Milner et Claude Pichois, les artistes romantiques

tels que Gautier ou même Balzac n'ont pas aussi bien réussi au théâtre que dans le roman,

car (( seul le roman était capable de retracer les cheminements obscurs, complexes et

progressifs par lesquels la fortune, le rang social ... conduisent L'homme au bord de

situations de catastrophe ~'6.

'' Ibid., p. 120 1. 'O Ibid.. p. I I 18. " Ibid., p. 1 063. " Ibid.. p. 1074. '' Cité par J.S. MORISOT, M Roman-théâtre, roman-musée 1). p. 140.

ibid.. p.140. Ibid., p. 14 1.

" De Chateaubriand a BaudelaireT p..% 1.

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Gautier, lui, rejette la matérialité du théâtre ; il préfére la suggestion d'une idée par le

langage à sa création inévitablement réductrice : « L'ode est le commencement de tout,

c'est l'idée ; le thégtre est la fin de tout, c'est l'action ; l'un est l'esprit, l'autre est la matière

[...]. Après les comédiens, les gladiateurs, car l'effet de toute civilisation extrême est de

substituer la matière à l'esprit et la chose à l'idée »". L'idée de la chose, représentée dans

l'esprit, rejoint davantage l'idéal gautiéresque dont la srnéalité des univers se déploie plus

facilement dans l'imaginaire que dans la matérialité. Cependant, Gautier s'est intéressé à la

pantomime et au ballet (Gisèle. La Péri) qui ornent de multiples possibilités d'expression

poétique et surréelle par le mouvement des corps, mais le roman reste le lieu de la synthèse

interprétative de tous les arts.

Dans le roman, les références a l'art théàtral permettent la mise en scène à la fois

d'un personnage et du comédien dont il est appelé à jouer les rôles. Le personnage a donc

une double personnalité, celle de comédien et celle du rôle à jouer. L'art et la réalité se

superposent, chose inconcevable dans une simple représentation théâtrale. La platitude de

la réalité appelle le rêve et l'illusion, associés à l'art comme l'exprime le personnage de La

Soubrette, Zerbine, promue par la réalité (l'amour du marquis), mais cependant en proie au

désenchantement: (( Le soleil m'ennuie et la vie réelle me semble plate. LI me Faut des

amours imaginaires a servir et pour déployer mon activité le monde d'aventures

romanesques qui s'agite dans les comédies »". L'existence romanesque et théâtrale remplit

le vide de I'existence : (( Depuis que les poètes ne me prêtent plus leurs voix, je me fais

l'effet d'être muette ». Sans son rôle romanesque, la femme n'a pas de voix, de

personnalité : Sans ce rayon d'art qui me dore un peu, je ne serais qu'une drôlesse

vulgaire comme tant d'autres »29. D'ailleurs, le marquis de Bruyère admire Zerbine pour

son existence romanesque : 11 avait la femme, mais il regrettait la comédienne do. C 'est

pourquoi les comédiens arborent une double personnalité afin de correspondre à un idéal,

un rêve : 11 cherchait, à travers mon visage de ville, mon visage de théâtre, car nous autres

" GAUTIER, Cité par M. DUCAMP, Théophile Gautier, p. 1%-55. :' Le Capitaine Fracasse, p. 1 190. '9 Ibid., p. 1 195. j0 Ibid., p.1194.

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actrices, quand nous ne sommes pas laides, nous possédons deux beautés, l'une composée

et l'autre naturelle ; un masque et une figure. Souvent c'est le masque qu'on préfere,

encore que la figure soit jolie »". Le masque et le rôle ofient le jeu, la passion

romanesque, l'idéal inaccessible : « ils croient atteindre l'idéal en étreignant le réel, mais

l'image qu'ils poursuivent leur échappe ; une actrice est comme un tableau qu'il faut

contempler à distance et sous le jour propice. Si vous approchez, le prestige se dissipe »'*.

Le personnage du comédien donne une forme à l'idéal. Inversement, l'existence

romanesque donne vie au personnage, qui, en dehors du roman, se perd dans le néant. 11 y a

donc une certaine ambiguïté dans le discours que Gautier prête a son personnage, puisqu'il

y oppose l'idéal à la réalité, don que dans les faits, le personnage ne peut prétendre à la

réalité et sombre inévitablement dans le vide. S'agirait-il alors plutôt d'une opposition

entre deux types de personnages, l'un réaliste et l'autre idéal, tel que le conçoit Gautier 3

Quelques années auparavant, Gautier tenait un discours critique semblable à celui de

Un grand nombre de peintres et de sculpteurs reqoivenr de l'extérieur l'impression du Beau, et procèdent du matériel à l'idéal : ce ne sont pas des formes qu'ils empruntent à la nature pour en revêtir la conception « a prion » qu'ils ont eu du Beau : l'opération, avec eux, est toute contraire : ils prennent « a posteriori » dans leur esprit un souffle pour faire vivre les types observés et choisis. Au lieu de donner une forme a l'idéal, ils donnent un idéal a la forme ; ce n'est plus l'âme qui prend un corps, c'est le corps qui prend une âme ; ce dernier procédé paraît même le plus simple."

Le comédien prête son corps a l'âme du personnage et son rôle devient toute son existence.

Le personnage du Matamore, par exemple, voit son existence réelle s'éteindre, car

les privations alimentaires nécessitées pour l'effet de maigreur surnaturelle de son rôle

burlesque le font mourir. Un autre personnage donne alors un corps a l'âme du personnage :

Sigognac devient le Capitaine Fracasse. Ainsi, le rôle survit a l'individu. Inversement,

pour survivre à son rôle, l'individu se doit de ne pas être son rôle, comme le fit le

- -- - - - - - --

" fiid., p. i 194. " Ibid., p. 1 194. " GA- (( h Beau dans l'art », Revue des deux monder, lu septembre 1847.

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Matamore, mais en donner seulement une apparence . Hérode prévient Sigognac qui s'est

abandonné a son rôle grotesque: « [III ne faut point se livrer de la sorte. Un tel jeu vous

consumerait bientôt. L'art du comédien est de se ménager et de ne présenter que les

apparences des choses »". L'erreur de Sigognac est d'avoir joué sérieusement son rôle

burlesque, d'avoir oublié qu'il s'agissait d'un jeu, alors que la vie est déterminée par le jeu

des illusions, par l'exhiiition du rôle. Les références à l'art théâtral permettent à l'ironie

littéraire de souligner et de réclamer cet aspect ludique et illusoire de l'art, tout en faisant de

la vie elle-même un jeu d'illusions.

3.3 Jeu de rôles

Les personnages exhibent leur appartenance a un monde imaginaire en s'identifiant

délibérément a des types romanesques. En effet, ils tentent de donner une forme a un idéal

romanesque en jouant leur rôle de la scène a la réalité. Le thème de l'amour expose

parfaitement les différents idéaux romanesques auxquels les personnages tentent de

s ' identifier.

3.3.1 Léandre et la marquise

L'exemple le plus ironique est certes celui de la Marquise et de Léandre a la

recherche d'une « passion romanesque n. Léandre, qui se veut l'incarnation de l'amant

passionné, correspond a un type bien défini : « l'amant, cet être mystérieux et parfait, que

chacun façonne A sa guise selon 1 'Amadis ou 1 Xstrée »". Cependant, Léandre n'est que

l'illusion de ce type idéal ; le narrateur dévoile tout l'artifice de sa mise : « Des dents,

brossées a outrance et frottées d'opiat [...]. Des cheveux noirs soigneusement calamistres

[...] une main fort blanche, où scintillait un solitaire beaucoup trop gros pour être vrai )jJ6.

De plus, il le tourne en ridicule en exposant ses faux airs : «[Il1 avait l'air de mourir

d'amour [...]. 11 ponctuait ses phrases de soupirs et faisait, en parlant des choses les plus

indifférentes, des clins d'yeux, des airs penchés et des mines a crever de rire ; mais les

Y Le Capitaine Fracasse, p. 1250. " ibid.. p. 1066.

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femmes trouvaient cela charmant »". L'affectation du personnage est marquée par l'emploi

d'expressions telles que (i avoir l'air )> et (( mines ». Le narrateur exprime également la

distinction entre l'être et le paraître, le sérieux et le N e , en insistant sur le fait que les

femmes ne saisissent pas le jeu d'apparences et se laissent charmer par l'illusion, alors

même que le personnage est faux et risible. Doit-on voir dans ces femmes le reflet du

lecteur sensible » esquissé dans la préface de Mademoiselle de Maupin ? Certes, le

narrateur se montre ironique en soulignant I'illusion et appelle une lecture critique face au

jeu littéraire. Par la présentation d'un tel personnage, Gautier penche davantage du côté de

l'ironie que du sérieux.

Qui plus est, le narrateur expose l'image hyper-romanesque de Léandre dont la

formule hyperbolique invite à une réinterprétation ironique :

C'était Léandre, la bête noire des pères, des maris [...] l'amant en un mot, celui qu'on rève, qu'on attend et qu'on cherche, qui doit tenir les promesses de l'idéal, réaliser la chimère des poèmes, des comédies et des romans, être la jeunesse, la passion, le bonheur, ne partager aucune misère de l'humanité, n'avoir jamais ni faim, N soif, ni chaud, ni Froid, ni peur, ni fatigue, ni maladie ; mais toujours etre prêt, la nuit, le jour, à pousser des soupirs, à roucouler des déclarations ... 38

L'énumération de si nombreux attributs fait de Léandre un être romanesque suréel et par

cela mëme, inconcevable. D'ailleurs, Léandre n'est pas à la hauteur de l'image qu'il

souhaite projeter : il se montre poltron face à la bataille réelle et, de plus, ses intentions sont

plus intéressées que passionnées, le (( rève de sa vie »39consistant à se faire aimer d'une

femme titrée. En fait, Léandre tente d'échapper au commun, a la réalité, pour rejoindre

l'idéal romanesque qu'il incarne au théâtre. Il souhaite faire de l'illusion et du rêve une

réalité : (4 [Cl'est que je n'ai jamais regardé une actrice, et que mon idée va toujours au-

delà. vers un idéal parfait, quelque dame belle, noble, spirituelle comme vous, et c'est elle

seule que j'aime sous les noms de Silvie, de Doralice et d'Isabelle, qui lui servent de

" Ibid., p. L066. '' Ibid., p. 1066. " Ibid.. p. 1 130. '' ibid.. p. 1227.

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fantômes do. Léandre cherche à élargir l'espace scénique pour faire de sa vie une véritable

intrigue romanesque : « Le carrosse, le page, le jardin, le pavillon, tout cela sentait la

grande dame, et l'intrigue se nouait d'une façon qui n'avait rien de bourgeois »'". Léandre

confond le jeu et la réalité. Il transporte, par exemple, son rôle de la scène à la salle :

« Léandre lança par-dessus la rampe son regard séducteur et le reposa sur la marquise avec

une expression passionnée et suppliante [...] ; puis il le reporta vers Isabelle, éteint et

distrait, comme pour bien marquer la différence de l'amour réel à l'amour simulé »'*.

Léandre brouille les frontières du réel et du jeu en feignant le réel comme le simulé.

Quant à la marquise, qui n'a pas d'occupation théâtrale, elle s'identifie aux grandes

dames des romans d'amour et recherche une N passion romanesque N :

Aussi j'aime ces galants de cornedie, toujours fleuris de langage, experts a pousser les beaux sentiments. qui se pâment au pied d'une inhumaine. attestent le ciel, maudissent la fortune [...] leurs discours me chatouillent agréablement le cœur, et il me semble parfois que c'est à moi qu'ils s'adressent. Souvent même les rigueurs de la dame m'impatientent ..."

C'est pourquoi la marquise s'éprend du type amoureux. En fait, ce qu'elle aime, c'est le

discours romanesque tenu par l'amant. Elle nourrit sa passion par ses lectures : Tu ne lis

pas comme moi les romans et pièces de théâtre )lu, dit-elle à sa servante pour justifier son

amour des belles phrases.

La marquise confond le réel et l'illusion. Elle correspond au type de lecteur naïf

qui ne voit en l'acteur qu'un personnage : (( Et ces comédiens, les as-N vus [...] ? en est-il

parmi eux qui soient jeunes, de belle mine et d'apparence galante ? )? La marquise ne

s'intéresse qu'à la « mine D et a 1' (( apparence )) du cornedien, c'est-à-dire à son type

romanesque, a L'illusion qu'il propose. La servante. plus méfiante et ignare en matiere

romanesque, conçoit, elle, le jeu d'illusions : « ces gens-là ont plutôt des masques que des

- - - - -

a Ibid., p.123 1. '' Ibid., p. 1229. " nid., p. 1 130. " 3idd, p. 1 126. " Ibid., p. 1 126.

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visages : la céruse, le fard, les perruques leur donnent de l'éclat aux chandelles et les font

paraître tout autres qu'ils ne sont »'*. C'est un personnage secondaire qui dévoile le faux-

semblant. L'ironie littéraire a donc plusieurs voix qui mêlent la lecture sérieuse à

l'exhibition des clichés et du faux. Cependant, la lecture sérieuse ou naïve. représentée par

la crédulité de la marquise, permet au roman de devenir hyper-romanesque.

En effet, I'identification de la marquise aux clichés da la passion romanesque et de

Léandre au type amoureux fait glisser le roman dans une micro intrigue menée par le regard

amusé du narrateur. La marquise, par exemple, se cache demère un masque, ce qui stimule

davantage le romanesque : (( Ce mystère sentait l'aventure d6. La couardise de Léandre est

combattue par son aspiration au romanesque : (( Léandre ne craignait rien, sinon les COUPS

et la mort, comme Panurge. Cependant, s'il ne profitait pas de l'occasion qui se présentait,

si favorable et si romanesque, elle ne reviendrait peut-être jamais »". Lorsque la lettre de la

marquise parvient 4 Léandre pour lui annoncer la fin de son aventure, il soupire : (4 Hélas !

voilà mon beau roman fini nJ8.

L'intrigue de Léandre et de la marquise se présente comme une scène théâtrale

amoureuse stéréotypée. La marquise, déjà conquise par les discours de I'arnourewc, se

laisse séduire par le discours hyperbolique et cliché de Léandre : (( [Mladame, ou plutôt

reine ou déité. que peuvent être des paroles fardées [...] à côté de mots jaillis de l'âme, de

feux qui brûlent les moelles, des hyperboles d'une passion ... d9. Léandre persévère dans

son rôle de l'amoureux en empruntant ses discours et ses mouvements : (( En disant cela,

Léandre, trop bon acteur pour oublier que la pantomime doit accompagner le débit, se

penchait sur une main que la marquise lui abandonnait et la couvrait de baisers ardents ».

Le nanateur souligne le jeu du comédien et le comique de la situation ; il pose un regard

ironique sur la scène. De plus, le décor révèle la passion stéréotypée de la marquise : (( La

marquise [...] regardait sans les voir [...] les petits Amours ailés au plafond bleu turquin f i .

JS ibid., p. 1 126. * Ibid.. p. 1224. " Ibid., p. 1228. " Ibid.. p.1252.

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La passion de la marquise apparait commune et s'éloigne de la poésie et de l'idéal pour

n'être que la satisfaction d'un désir physique : « Oh ! finissez, dit-elle d'une voix brève et

haletante, finissez, Léandre, vos baisers me brûlent et me rendent folle ! do Le discours

amoureux apparait comme le « masque décent »''du désir. Puis, la tombée des ndeaw

marque la fui de la scène et l'ellipse de la sexualité : « [Ellle gagna la porte par où elle était

entrée et souleva la portière, dont le pli retomba sur elle et sur Léandre, qui s'était approché

pour la soutenir d2.

Tout en exposant les clichés de la passion romanesque et ses buts triviaux, l'ironie

gautiéresque démontre également le pouvoir du langage. La relatiori de Léandre et de la

marquise pourrait se comparer au protocole amoureux du XVIIIc siècle, régi par le code de

la galanterie et caractérisé par la i< foi en un pouvoir intrinsèque du langage n". En effet,

comme dans les romans du XWII' siècle, la marquise « est destinée d'avance a

succomber »" puisque les discours de l'amoureux l'ont séduite et qu'elle les matérialise

dans le personnage de Léandre. La mise en scène d'une telle passion démontre le pouvoir

des mots, du Langage amoureux et de l'illusion qu'ils élaborent. Un tel amour apparaît

faussé par le langage qui dépasse la réalité du sentiment.

33.2 Sigognac et Isabelle

Comme l'a remarqué Anne-Marie Paillet-Guth, le roman qui (4 dénonce le pius

violemment le romanesque est aussi celui ou le mythe de la passion se renouvelle avec le

plus de force nS5. En effet, en opposition avec l'intrigue galante de Léandre et de la

marquise, l'intrigue amoureuse du « pur amour »j6 entre Sigognac et Isabelle tente de

marquer un absolu de l'amour, mais reflète égaiement une situation hyper-romanesque dans

laquelle I'auteur souligne les clichés.

" Ibid., p. 123 1. " fiid, p. 123 1. " A.-M. PAILLET-GUTH, Ironie et paradoxe, p. 16. " Le Capitaine Fracarse. p. 123 2. '3 A.-M. PAILLET-GüTH, Ironie et paradoxe, p.27.

Ibid., p.25. '' Ibid p. 102.

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Tout d'abord le jeu des apparences se trouve renversé. Contrairement B Léandre et à

la marquise qui s'identifiaient aux types de l'amant et de la grande dame, Sigognac et

Isabelle jouent un rôle en deçà de leur véritable personnalité, car ils sont des personnages

nobles déguisés en comédiens. Sigognac joue le (( fàwc brave f i , lui qui est un (i véritable

vaillant opposant ainsi son type a celui de Léandre qui, de poltron, se fait Amadis.

[sabelle, elle, de fille de prince et de comédienne qui jouait les princesses, tient à son tour

les rôles de princesses et d'ingénues, alon même qu'elle est ce qu'elle paraît être : M Vous

sembliez une pudique demoiselle, soigneusement élevée dans la pratique des bonnes

moeurs, [...] votre jeu si juste, si vrai, si décent [...] imite, a s'y tromper, la nature même )d8.

Le jeu d'illusions s'inverse : la véritable nature des personnages influe sur leur

succès théâtral. Le récit de la bataille de Sigognac contre Vallombreuse, par exemple.

intéresse les spectateurs par son caractère romanesque: « Cette histoire vraie, quoique

romanesque, eut beaucoup de succès »j9. Le personnage de l'histrion, incarné par Sigognac,

gagne alors plus de succès auprès des dames que celui de l'amant, (t malgré son c o s m e

extravagant [...] et son rôle ridicule qui ne prêtait point aux illusions romanesques »*. La

réalité promeut le personnage de la scène. Les frontières entre la réalité et la représentation

se trouvent alors brouillées par la réception des spectateurs qui applaudissent le héros

demère le personnage. En fait, ce n'est pas la réalité qui emballe les spectateurs, mais bien

son caractère romanesque. Léandre, lui, « ne produisait plus d'effets n". car la réalité a pris

le pas sur l'illusion théâtrale.

Dans cette réalité hyper-romanesque. la mise en scène d'un « pur amour » doit

aftionter les clichés de la passion romanesque pour gagner cette pureté qui le caractérise.

Le langage amoureux, comme on l'a vu par l'exemple de Léandre et de la marquise,

Type du code romancsque amoureux selon A.-M. PALLET-GüTH, Ironie et paradoxe, p.85. '7 Le Capitoine Fracasse, p. 1 18 1. Ibid., p. 1 139.

59 Ibid., p.1237. fiid., p.1238.

'' Ibid.. p. 1238.

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apparaît usé et trompeur. Cette défiance face au langage amène l'expression de l'amour

dans un au-delà des mots :

Le timide Baron mangeait dans sa tête une foule d'incidents terribles ou romanesques, de dévouements comme on en voit dans les livres de chevalerie, pour amener ce formidable aveu [...] ; et cependant, cet aveu qui lui coûtait tant, la flamme de ses yeux, le tremblement de sa voix, ses soupirs mal étouffés, l'empressement un peu gauche dont il entourait Isabelle [...] l'avaient déjà prononcé de la façon la plus claire."

De prime abord, la passion de Sigognac cherche à se dire dans un cadre romanesque, celui

des romans de chevalerie représentant un amour courtois qui l'élèverait au titre de héros

passionné. Cependant, le non-verbal a révélé son amour sans l'intermédiaire du cliché et

des mots d'amour éculés. La passion du jeune héros gagne alon en authenticité ce qu'elle

perd en beaux discours. Ainsi, contrairement à Léandre qui s'exprimait en discours

hyperboliques, l'amour de Sigognac se manifeste davantage par la litote, figure du non-dit

et de l'ellipse. En effet, la litote apparaît comme « un refuge de la sobriété face à l'usure de

l'hyperbole »'), car le véritable « amour ne trouve jamais pour s'exprimer de termes assez

forts »*.

Cependant, Sigognac se prête parfois au discours du héros romanesque,

notamment après avoir été reconnu comme ï( un héros de roman n par Isabelle, comme nous

l'avons vu au chapitre précédent. Néanmoins, les hyperboles de Sigognac ne sont pas à

proprement parler des mots d'amour, mais bien la promesse d'actions

surhumaines : « [Pleur vous protéger je fendrais des géants [...], je mettrais en déroute [...],

je combattrais [...], je traverserais [...], je descendrais aux enfers [...] »'? Son discoun

hyperbolique est stimulé davantage par son action héroique (la défense de la troupe face a

l'algarade d'Agostin) que par son amour pour Isabelle. De plus, le narrateur cautionne les

dires de Sigognac qui ne sont plus, dès lors, des mots qui dépassent la pensée véritable,

" Ibid., p. 1 104. '' A.- M. PAILLET-GUTH, Imnie et puradaxe, p.323. 6L Le Capitaine Fracasse, p. 1108. 'U ibid.. p. 1 108.

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comme dans l'hyperbole: « Cette rhétorique était peut-être un peu exagérée [...], mais elle

était sincère nb6.

La narrateur met ainsi en place une intrigue du (( pur amour » ou les soupirants

doivent être purs et sincères. Toutefois, garantir la pureté et l'authenticité, c'est s'identifier

à un autre type de cliché. Isabelle, par exemple, est constamment comparée à un ange,

l'angélisme étant le .cliché par excellence de la sacralisation de l'amouro7 : « [Elst-il

possible qu'ils vivent ainsi chastement ensemble [...] ? 11 faudrait qu'ils fussent des anges .

- Isabelle est à coup sûr un ange. et elle n'a pas l'orgueil qui fit choir Lucifer du ciel )Pa.

Des épithètes et des expressions telles que « ange ». « pudicité invraisemblable »,

(( incomparables perfections n, (( âme visible n W , sont les attributs d'Isabelle. L'auteur les

utilise d'abord avec sérieux pour établir la perfection de I'amoureuse, puis il ironise sur ses

excès de pudeur : a [Lles deux mariés disparurent ; mais il nous faut les abandonner sur le

seuil de la chambre nuptiale [...]. Les rnysteres du bonheur doivent être respectés, et

d'ailleurs Isabelle est si pudique qu'elle mourrait de honte si l'on ôtait secrètement une

épingle à son corsage »". Le narrateur, tout en ironisant sur ses pouvoirs d'omniscience,

jette un regard amusé sur la mise en scène de la pureté de ses personnages.

De plus, le narrateur trahit l'ambition romanesque des personnages. ambition qui

les fait correspondre a des stéréotypes. D'abord, c'est (( l'attrait d'une aventure galante »"

qui décide Sigognac à partir avec la troupe ambulante. Puis, cette décision est approuvée

par le marquis qui conçoit tout le romanesque de la situation: (ï Cette entreprise de suivre sa

belle sur le chariot de Thepsis à travers le hasard des aventures comiques ou tragiques lui

parut d'une imaginative galante et d'un esprit délibéré »*. Isabelle, elle, s'éprend de

Sigognac pour le rde salvateur qu'elle peut jouer dans sa triste histoire : G [E]n idée,

"6 Ibid., p. 1 k08. '>' Voir A.-M. PALET-GUTH. Ironie et paradoxe, p.222. " Le Capitaine Fracusse, p. 1297. " Voir entre autres, Le Capitaine Fraccc~se, pp. 1 139- 1 198- 1240.

Ibid.. p.1416. " Ibid., p.1078.

Ibid.. p.1096.

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j'arrachais le lime des murailles, je recoiffais d'ardoise les vieilles tours, je relevais les

pierres tombées [...] »". Bref, elle conçoit la conclusion du roman. Comme le souligne La

Duègne, (( pour ces âmes tendres, romanesques et fières, consoler est le plus grand bonheur

qui soit n". De plus, le caractère platonique de la relation amoureuse de Sigognac et

d'Isabelle concourt à la poursuite du roman, comme le remarque La Duègne : (( La

tendresse de ces parfaits amants, bien que vive, est toute platonique [...]. C'est pour cela

qu'elle dure ; satisfaite, elle s'éteindrait toute seule n''. Et le roman avec elle.

Ainsi, les clichés du pur amour ne sont pas aussi radicalement raillés que ceux de

l'amour galant représenté par Léandre et la marquise, mais sont utilisés avec humour et

exposés de façon hyper-romanesque par le narrateur qui c n u t i o ~ e le jeu sérieux de ses

personnages. Le cliché, mené jusqu'au bout avec sérieux, atteint son point culminant et se

voit ainsi réactivé : Sigognac et Isabelle apparaissent comme des amoureux authentiques,

malgré leur caractère stéréotypé et leur aspiration romanesque. Cette mise en scène d'un

pur amour permet l'épanouissement de l'illusion romanesque, contrairement à la relation de

Léandre et de la marquise qui instaure une distance ironique empêchant l'adéquation

sérieuse du lecteur aux illusions. Par cette double exposition de l'amour. Gautier favonse

la distance ironique, critique. face aux illusions tout en les réénonçant à navers Sigognac et

Isabelle. Ce paradoxe suppose-t-il que l'illusion d'un amour véritable peut parfois

surpasser l'usure du romanesqt;e ?

32.3 Vallombreuse

Chez le jeune duc de Vallombreuse, l'expression de l'amour apparaît contradictoùe.

Le mépris, la haine, l'amour et la violence se succèdent. Ce personnage s'apparente à la

figure du roué libertin des romans du XViIIe siècle, sans correspondre toutefois à un type

particulier. En fait, Vallornbreuse incarne l'adjuvant idéal des romans à rebondissements.

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Sa beauté en fait un adversaire potentiel dans l'amour d'Isabelle, et sa méchanceté, un

ennemi redoutable, caractéristiques fertiles dans un roman d'aventures.

Comme l'a remarqué Fmnçoise Court-Pérez, (< Vallombreuse est un tyran qui met

son pouvoir au service de son désir d6. Sa personnalité s'apparente à celle de d'Albert qui,

sans être immoral, est égotiste et insensible : (( J'ai perdu complètement la science du bien

et du mal, et, a force de dépravation, je suis presque revenu a l'ignorance du sauvage et de

l'enfant [...]. Je verrais de sang-froid les scènes les plus atroces, et il y a dans les

soufiances et dans les malheurs de l'humanité quelque chose qui ne me déplaît pas »".

Ce personnage se prête lui aussi au jeu des apparences. Il cherche à séduire

Isabelle par sa beauté esthétique : « Je lui ferai toujours bien l'effet d'une statue ou d'un

tableau qu'on admire, encore qu'on ne l'aime pas, mais qui retient les yeux, et les c h m e

par sa symétrie et son coloris agreable »? Vallombreuse représente le type de beauté idéal

gautiéresque ; « sa figure d'une régularité pai-faite et semblable a celle d'un jeune dieu

grec »"est à la fois (< homble et formidable wdo, ce qui crée toute l'ambivalence chez ce

personnage en proie à de violentes passions. Sa beauté et sa méchanceté apparaissent

hyper-romanesques, c'est-à-dire qu'elles atteignent un degré inconcevable : (( Ces traits si

fins, si purs, si nobles étaient déparés par une expression anti-humaine, si l'on peut

employer ce terme. Évidemment les douleurs et les plaisirs des hommes ne touchaient que

fort peu le porteur de ce visage impitoyablement beau »?

Son caractère anti-humain n en fait un candidat parfait pour le romanesque

gautiéresque qui tend a s'éloigner de la réalité. Vallombreuse est en quête d'aventures,

c'est pourquoi il s'éprend d' « Isabelle, nom charmant et romanesque d2. Il recherche les

Gautier, un romantique ironique, p.87. GAüTiER, Mademoiselle de Maupin. p.298.

-a Le Capitaine Fmc~rse. p. 1 298. " Bid., p. 1302. sa fiid.. p. 1205. '' Ibid., p. 1203. " Bid., p. L 198.

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difficultés et voit un jeu de séduction romanesque hors du commun dans la chasteté et la

vertu d'Isabelle : Ceci me plait [...] je ne hais rien tant que ces facilités trop ouvertes [...]

demandant à capituler devant même qu'on ait donné l'assaut fiB3. En fait, le libertin

cherche à s'éloigner des passions galantes comme celle de Léandre et de la

marquise : (( Cette petite aventure s'emmanche d'une façon assez romanesque et qui doit

vous plaire, Vallombreuse Devant les refus d'Isabelle et la protection de Sigognac,

Vallombreuse déclare : « Mous conviendrez que je ne pouvais deviner ce roman, et que

l'action du Capitaine Fracasse tut impertinente »a5. Ainsi, Vallombreuse conçoit ses

aventures comme un roman.

Puisque Vallombreuse voit son jeu de séduction inutile et son désir fnistré, il se

résout à passer du romanesque à la réalité : (( [J]e me passerai de l'espoir et me contenterai

de la réalité N". Le roman de Vallombreuse tente de sortir des clichés de la séduction,

puisqu'ils ne fonctionnent pas sur la pure Isabelle : « Quel plaisir de baiser ces lèvres qui

vous disent : "Je t'abhorre ! " Cela a plus de ragoût que cet éternel et fade : "Je t'aime",

dont les femmes vous écoeurent os'. En fait, Vallombreuse, comme nous l'avons

mentionné au chapitre précédent, souhaite satisfaire son orgueil. Le rebondissement qui

fait de lui le frère d'Isabelle et lui donne tous les pouvoirs, peut apparaître ironique. Ce

« méchant duc outragewr et pervers n est le véritable gagnant de l'histoire. Cette victoire de

la beauté et du mal constitue-t-elle un contrepoids ironique au romanesque ? Ou bien est-ce

le couronnement de l'hyper-romanesque qui, une fois de plus, dépasse le romanesque et

propose un revirement invraisemblable qui fait de Vallombreuse un être transformé8' ?

Ainsi, la référence à des mots tels que « roman )) et (( romanesque )) sous-tend une

certaine auto-réflexivité des personnages sur ewmêmes qui, dès lors, se conçoivent

33 Ibid.. p. 1 198. " Ibid, p.1211. j5 Ibid., p.1220. '' Ibid., p. 135 1 - '' Ibid.. p. 1352. '' (« Le nére avait chez lui remplacé l'amant et la maladie. en calmant sa fougue, n'avait pas peu conmbué à cette transiaon diEciIe ». Ibid., p.1386-87.

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comme des types romanesques. L'espace théâtral s'élargit pour englober la réalité

romanesque dans laquelle les personnages jouent un rôle prédéterminé par le genre du

roman : Sigognac et Isabelle représentent le (( pur amour D , Lémdre et la marquise tentent,

eux, de correspondre à la {c passion romanesque », parodiant ainsi la représentation de

l'amour au théâtre et dans Les romans, et Vallombreuse est le libertin sans scrupule qui

permet au roman de devenir tragédie. Le mise en scène du romanesque fait du monde un

théâtre ou tout est possible : « Décidément, le destin faisait bien les choses ! uS9ironise le

narrateur à la fin de toutes ces péripéties.

L'ironie gautiéresque joue donc sur deux niveaux de représentations : le romanesque

par rapport à la réalité, qui se voit dépassée par une surréalité apportée par le romanesque.

comme nous l'avons vu au chapitre II ; puis, le romanesque par rapport à l'illusion, mise

en lumière par les références à l'art théâtral et l'autoréflexivité. Dans cette réflexion sur la

représentation littéraire, l'hyper-romanesque vient réactiver le jeu et I'illusion en s'y livrant

avec outrance. Cet exercice mélancolique de la fiction serait-il ironique, un appel au retour

de l'imaginaire. à ce que devrait être le romanesque, dans une époque encline au réalisme ?

Qui plus est, est-ce que les illusions ne tentent pas ici de surpasser le romanesque ? Gautier

essaie peut-être d'évincer le roman, ses prétentions au réalisme, aux vertus morales, pour ne

conserver que ses illusions ? Toutefois, une telle tentative apparait illusoire en elle-même,

puisque l'illusion romanesque ne peut se défaire du roman qui la crée. Cependant, Gautier

fait comme si, comme si c'était possible, comme si le rêve était réalité, comme si la

description était tableauP0, comme si le romanesque pouvait être plus que romanesque, plus

invraisemblable que ses clichés. En avouant le caractère factice de la représentation

littéraire et en l'exploitant, Gautier revendique ce jeu des faux-semblants. L'hyper-

romanesque et l'exposition du jeu littéraire sont les outils de l'illusion, le lieu de la

réénonciation d'un romanesque délivré de la réalité.

99 Ibid.. p. 1424. C'm ce que nous analyserons au chapitre suivant

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Chapitre LV

La description picturale comme quête d'illusions

(( Dans cette toile merveilleuse la nature ne semble pas copiée, mais inventée et pour ainsi dire créée par le peintre: tant il en manie les éléments d'une main souveraine. Chaque grand maître se compose ainsi un monde où tout est homogène. »

Théophile ~autier'

L'ironie gautiéresque atteint son apogée dans les tableaux littéraires ou l'auteur

tente de dépasser les limites du récit en donnant à voir son univers romanesque par la

description. Le factice de la représentation littéraire tantôt exposée et raillée, comme nous

l'avons vu précédemment, se trouve sirnultanement réactivée par les références à l'art

pictural qui supportent l'illusion et lui apportent une substance réflexive. En effet, comme

nous le verrons, Le Capitaine Fracasse apparait comme la transposition littéraire d'un

univers peint qui s'animerait grâce a l'écriture, comme une véritable suite de rableaux

liltéraires. De plus. ces références autonomisent, une fois pour toutes, la sphère de la

littérature en lui offtant les matériaux nécessaires à la construction d'un univers

romanesque parallèle, faisant ainsi du rêve et de l'illusion la seule réalité existate.

Cependant, l'ironie est ici sous-jacente à l'écriture romanesque, puisque l'auteur se

livre complètement au jeu des illusions. L'ironie gautiéresque vient parfois souligner les

difficultés et les limites de la description par le biais d'interventions de l'auteur dans le

récit, mais se manifeste avant tout par la pratique et la soumission de l'auteur a la

description dors même qu'il sait (et qu'il sait que nous savons) que cette activité est

- périlleuse, puisque la représentation litîéraire, élaborée avec des mots, peut être fastidieuse

et ne peut se substituer à une image. Pourtant, comme nous le verrons, 1' écrivain-

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peintre )) poursuit sa quête d'illusions. Paolo Tortonese voit dans cet abandon de

techniques anti-romanesques et dans les procédés ambigus du Capitaine Fracasse, comme

un « accord entre perdants en quête de consolation »'. En effet, cette pratique du

romanesque qui se livre à l'illusion n'est-elle pas l'indice indubitable de la nostalgie de

t'auteur et du lecteur qui aiment à être trompés ? L'on se console du factice de la

représentation littéraire en redoublant le jeu des illusions, en faisant du monde un théâtre et

de la description un tableau. L'ironie littéraire ne serait-elle pas alon un idéal déguisé, un

idéal d'autonomie et de totalité artistique ? L'ironie gautiéresque apparait comme la

condition de cet idéal : l'auteur anéantit les clichés en les surutilisant par un traitement

hyper-romanesque. puis il procède a la création d'un univers (( fantastique plus vrai que la

réalité n3 ou, comme l'exprime Tortonese4, le rêve est la réalité vérhble )) etoù la réalité,

le (( cauchemar du siècle optimiste et progressiste », est évincé. Ce caractère pictural de

l'écriture gautiéresque comme quête d'illusions, qui fait contrepoids à l'ironie, orientera

notre analyse.

4.1 Le pictural ou le réfhrent illusoire

Comme l'expose Paolo Tortonese, Gautier est un (( écrivain destructeur » qui

désavoue la littérature et en fait ressortir l'arbitraire, et qui, en contrepartie, tente de

recouvrir « le vide qu'il a montré »'. L'exposition des clichés romanesques et leur

réénonciation ironique par l'hyper-romanesque se voient ainsi simultanément englobées

dans l'illusion. Tout en exposant le caractére factice du romanesque, Gautier semble

réclamer le faux. Michel Crouzet, dans son étude sur Gautier et le problème de créer,

nomme Gautier « précurseur dans le domaine du faux N : (( mais le f u se d o ~ e pour le

vrai : il imite l'art, mais justement l'art tout fait, déjà cerné, repris comme un trésor

préexistant »'. En proposant une représentation littéraire d'une représentation picturale,

La vie extérieure, p.55. GACmER, a propos des toiles de Delacroix. Hirtoire du romanfisme, p.113. La vie extérieure, p. IO. Ibid, p.47. M. CROUZET, Gautier et le problème de creer, p. 662.

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Gautier suggère une double illusion. L'imitation du pictural sert alors de fondement à

l'illusion en se donnant « pour le vrai ». Comme nous Ie verrons, la vision, le mouvement

du regard, guide la description comme s'il s'agissait véritablement d'un tableau à

transposer. Cependant, cette pratique demeure problématique et 1' illusion, comme nous le

constaterons, reste prisonnière de l'écriture.

4.1.1 La vision comme moyen d'écriture

Les longues descriptions du Capitaine Fracasse, qui visent une certaine

exhaustivité, apparaissent comme la réalisation « d'un vieux rêve presque oublié »,' un

rêve que les mots viennent recréer, qui se concrétise, en quelque sorte, par la forme du récit.

La vision est essentielle pour cette représentation, cette saisie du rêve. Dans son Orient,

Gautier disserte sur l'importance de la vision comme moyen d'appréhender le monde: « [. ..]

leur œil saisit les objets sous un angle particulier, les dessine, les assied. les met en

perspective et les colore avec une netteté toute spéciale [...]chaque mot est un trait décisif,

une touche accentuée ; voir est plus dificile qu'on ne pense, [...] et voir, c'est avoir »8.

Dans Le Capitaine Fracarse, Gautier opère la traduction du visible en lisible dans une

ultime tentative de posséder, de voir et ciT« avoir » ce qu'il représente par l'écriture. Pour ce

faire, il repousse les limites de la représentation littéraire en établissant un rystème qui fait

appel aux arts plastiques et plus particulièrement, a la peinture. La description devient d o n

tableau littéraire : « Toute description littéraire est une vue [...]. Décrire, c'est donc placer

le cadre vide que l'auteur réaliste transporte toujours avec lui »9. Lorsque la description

« est si vive, si énergique, qu'il en résulte dans le style, une image, un tableau »'O, l'on

nomme alors la description « hypotypose » :

L 'hypotypose est un mot grec qui signifie image. tableau. C'est lorsque, dans les descriptions, on peint les faits dont on parie comme si ce qu'on dit était actuellement devant les yeux ; on montre, pour ainsi dire, ce qu'on ne fait que

' Avant-propos, Le Capitaine Fracasse. p. 1043. ' GAUTIER, L 'Orient. tII, 1877, p. 187. ' R BARTHES, W., p.61. 'O FONTANlER, citC par B. VOUILLO üX. La peinture dans le tene. p.50.

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raconter ; on donne en quelque sorte l'original pour la copie, les objets pour les tableaux. ''

Comme on le sait, plusieurs auteurs du XIF siècle tentèrent cette expérience. Cependant,

ce n'est pas un projet de réalisme que Gautier poursuit, mais plutôt un vieux rêve

romantique d'œuvre d'art totale où les mots sont images, où le rève devient réalité, l'art

étant le référent de l'art.

Toutefois, comme 1'3 exprimé Lessing dans son Laocoon. la littérature est un art

linéaire s'exprimant par succession qui ne devrait pas essayer de décrire ce qui se voit en

un seul instant, comme dans la peinture :

Pour ses compositions, qui supposent la simultanéité, la peinture ne peut exploiter qu'un seul instant de l'action et doit par conséquent choisir le plus fécond. celui qui fera le mieux comprendre l'instant qui précède et celui qui suit. De même la poésie, pour ses imitations successives, ne peut exploiter qu'un seul des caractères des corps et doit par conséquent choisir celui qui en éveille l'image la plus suggestive dans un contexte donné. ''

Pourtant, Gautier s'attache à la description. Pour Cviter de décrire d'un point de vue

statique, il donne a un narrateur la mission de faire visiter les lieux au lecteur. De cette

façon, la vision est décomposée par la distance et le mouvement et vient s'inscrire dans une

succession d'images. Par ces procédés, Gautier est en quelque sorte précurseur du Nouveau

Roman, tout comme plusieurs auteurs du XIXc siècle, notamment Stendhal : « la

description étant focalisée par le regard d'un personnage, l'objet est décrit comme il est vu,

comme l'écrivain réaliste croit qu'on le voit, c'est-i-dire non pas de manière instantanée,

mais au gré d'un trajet qui le découvre successivement dans ses différentes parties »".

Lorsqu'apparaît un personnage, par exemple, la description se fait par le regard du

témoin qui tente de reco~aitre cette personne : « Mais quel ne fut pas son effroi lorsque du

seuil de sa chambre elle [Isabelle] aperçut une figure étrange assise au coin de sa cheminée

' ' DU MARSAJS, cite par B. VOClILLOüX, Ibid., pSO. '' LESSING, Laocoon. p.90. l3 I. RICARDOU « De natuta fictionis D, Pour une théorie du Nouveau Romon, p.37-

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[...]. De grands cheveux bruns rejetés en arrière permettaient de voir en tous ses détails une

figure [...]. À ce détail du collier, on a sans doute reconnu Chiquita d4. Le port du masque

permet également au narrateur de procéder à une description détaillée qui retarde la

dénomination du personnage. L'on décrit d'abord le costume, l'allure, les cheveux, et

même, dans le cas de Yolande de Foix, la (( mignonne oreille », puis l'on reconnaît le

personnage : « la jeune déité ôta l'odieux morceau de carton [...]. C'était Yolande de

Foix d5 Gautier utilise ce procédé afin d'accentuer l'intensité dramatique et l'illusion

romanesque. La dénomination du personnage se fait après sa reconnaissance, après sa

description. Le regard focalisateur parcourt donc le penonnage dans ses détails, le saisit par

ses contours extérieurs. On le reconnaît d'abord par sa forme, puis on lui attnbue un nom.

Le narrateur joue sur ses pouvoirs d'omniscience en feignant d'ignorer l'identité du

personnage. Il justifie ainsi l'usage de la description, de la vision dans le processus de

reconnaissance, ce qui apparaît plutôt insolite, puisque la vision proposée se fonde sur le

langage qui. doit-on le dire. ne présente pas d'images réelles. L'illusion atteint donc un

point culminant en supposant a l'écriture le pouvoir de la vision.

4.2 Le tableau littéraire du a Château de la misère O

Le premier chapitre, « Le château de [a misère N, est présenté de façon successive

par un narrateur omniscient qui se trouve dans les lieux qu'il décrit. Il illustre partkitement

la quête d'illusions de l'auteur qui joint le picnual au littéraire dans la création de son

univers romanesque. Ce chapitre se présente comme un tableau statique ou seul le regard

du narrateur propose le mouvement. 11 constitue le tableau initial de ce récit et situe les

lieux, l'atmosphère et le personnage principal, le jeune baron de Sigognac.

Tout d'abord, le texte s'ouvre par une situation géographique. Le narrateur localise

le château sur la carte de la France : (( Sin le revers d'une de ces collines décharnées qui

l4 t e Capitaine Fracasse, p. 1 3 3 8. l5 Ibid., p. 1247.

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bossuent les Landes, entre Dax et Mont-de-Marsan d6. Le château se retrouve donc dans

un endroit plutôt indéfini, le seul repère géographique étant la nomination de ces deux

villes. L'emplacement, quoique situé, demeure approximatif et vague, le regard étant limité

à une perception de l'environnement immédiat et ne pouvant appréhender la distance entre

deux lieux. Campagnoli, dans son étude sur « L'abord du château de Sigognac »" analyse

l'emploi du mot (( revers )) dans la situation géographique. Dans le dictionnaire Lime. le

revers est « la partie, le ~Oté opposé à ce qu'on est convenu de considérer comme le côté

principal, le mieux fait, le plus naturel ou celui qu'on regarde le plus habituellement. Le

revers d'une tapisserie. Le revers d'un coteau N. Le château se situe donc sur le (4 côté

opposé » au « côté principal », (( celui qu'on regarde le plus habituellement ». II tourne

ainsi le dos aux regards habimels pour se laisser saisir par un autre regard. Qui plus est. ce

chapitre nous étant présenté comme un tableau, son revers peut être alors l'ouverture vers

un univers fantastique : (( la peinture prenait une vie alarmante [...] il semblait que par leurs

noires prunelles l'âme des aïeux vint regarder dans le monde comme a naven des

ouvertures ménagées exprès » l g . S'ouvre alors un monde imaginaire que le lecteur est invité

à visiter.

Après cette brève situation géographique, le narrateur entreprend la description du

château. Cette description architecturale s'effectue selon tmis points de vue. Le premier,

plutôt objectif, est un simple coup d'œil jeté sur le château : « Deux tours rondes, coiffées

de toits en éteignoir, flanquaient les angles d'un bâtiment ... d9. Cette première visualisation

ne permet aucun jugement sur l'état délabré du château ; les contours commencent à peine a

se définir. Le second point de vue naît de la perception d'un hypothétique (g voyageur qui

eùt aperçu de loin le castel ». Cette focalisation du château se faisant à bonne distance, les

détails qui le rendent misérable ne sont pas encore perceptibles : (( [le voyageur] l'eût jugé

une demeure convenable pour un hobereau de province ». Or, il ne s'agit pas d'une

demeure a convenable n, mais bien d'un château majestueux tombé dans la décrépitude que

'' Ibid, p. 104s. " CAMPAGNOU. « L'Abord du château de Sigognac », dans L 'An et 1 'artiste, p.3 12. '' Le Cupirmne Fracasse. p. 1334- 1335.

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son passé glorieux rend encore plus malheureux. Cette vision ne constitue qu'une première

impression, semblable au point de vue objectif esquissé précédemment. Le troisième point

de vue apporte la véritable apparence du château, il est ce que le voyageur eût vu en

traversant (( la bande frayée a travers les mauvaises herbes N. Le focalisateur se rapprochant

du château, la description se fait plus précise : (i Deux ornières remplies d'eau de pluie et

habitées par des grenouilles [...]. De larges plaques de Ièpre jaune marbraient les tuiles

brunies et désordonnées des toits ... La description du chLeau tient donc compte du

point de vue d'un focalisateur ou de ce que Philippe Hamon nomme un (( porte-regard »?

Elle se fait par rapport à la distance du regardant qui effectue une avancée vers l'objet de la

description. En effet, la description, élaborée tout d'abord à partir d'un point indéfini, tend

a se préciser en suivant le chemin qu'empninterait (( un voyageur D, figure apparentée au

tlâneur du XIXc siècle. C'est ainsi que, partant de la route, le lecteur est amené vers le

chàteau, puis vers la porte, le jardin, l'écurie, les chambres, les greniers, la cuisine. en

suivant le passage tracé par le focalisateur.

Ce terme de i( voyageur N comme focalisateur hypothétique induit une idée de

découverte, de première vision des lieux. Cette vision guide l'écriture de la description en

donnant à voir au lecteur-voyageur que nous sommes, faisant ainsi participer le lecteur à la

mise en scène de l'illusion. Le m h e procédé descriptif est prêté à Isabelle, prisonnière, qui

oriente la description du chàteau de Vallombreuse au cours de sa visite nocturne". Qui plus

est, étant extérieure à la scène, la vision focalisatrice permet une certaine distance

aitique : (4 Larnpourde, habitué de longue main à ces moeurs [...], ne prêtait aucune

attention au tableau dont nous venons de tirer un crayon rapide n". Cette vision extérieure

conke également au narrateur un pouvoir d'omniscience, d'ailleurs souligné de façon

ironique par celui-ci : Nous commettrons cette incongruité dont les auteurs de tous les

temps ne se sont pas fait faute, et, [...] nous pénétrons dans la chambre à coucher, sûr de ne

" Sauf avis contraire. toutes les réf-ces sur la description du chateau renvoient au Capitaine Fracasse, p.1045 à 1050. " ibid., p. 1045. '' P. HAMON, Infioduction à 1 'analvse du descriptif. p. 1 85.

Voir Le Capitaine Frucpsse. p.1330-1336. '5 ibid., p. 1286.

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déranger personne. L'écrivain qui fait un roman porte naturellemen: au doigt l'anneau de

Gygès, lequel rend invisible »? Ce pouvoir d'omniscience prêté à l'écrivain qui fait un

roman N inclut le lecteur par l'emploi de la première personne du pluriel et pousse plus

avant le lecteur-voyageur dans les lieux décrits, lesquels sont soulignés comme lieux

romanesques. Ainsi, l'auteur ne construit pas des lieux, mais bien une illusion. L'illusion

ne tente donc pas de rejoindre la réalité. mais le fantastique et l'illusoire lui-même.

En plus d'être le regard focalisateur, le narrateur se fait interprète en donnant un

sens a ce qu'il voit. 11 suppose, par exemple, qu'un seul battant suffit « à la circulation des

hôtes évidemment peu nombreux du castel ». Puis, au premier signe de vie que d o ~ e le

chàteau, le (4 mince filet de fumée qui sortait d'un NyaU de briques », il en conclut que

(< maigre devrait être la cuisine qui se préparait a ce foyer ». Il juge mème de la

signification des couleurs en leur prêtant des sentiments: « les quelques restes de peinture

sang de bœuf [...] semblaient rougir de leur état de délabrement D". L'extérieur du château

permet de juger de son intérieur : pauvreté. solitude et gêne d'une félicité déchue. La porte,

par exemple, « dont les rugosités régulières indiquaient une a n c i e ~ e ornementation

émoussée par le temps et l'incurie )), témoigne du passage du temps et de la pauvreté qu'il

amena. Le blason indéchiffrable qui surmonte la porte représente lui aussi cette déchéance.

Il est impossible d'y reconnaitre l'emblème de la famille; il n'existe plus, est effacé. II

symbolise ainsi son anéantissement. La forme extérieure est donc tributaire de

significations, comme la forme descriptive est porteuse de sens. Elle n'est pas

qu'ornement, car comme le souligne Gautier, la fonne ne saurait être indépendante de

l'idée [...]la forme est au service du beau n". De plus, la forme (dans ce cas-ci, descriptive)

soutient tout le tissu romanesque en lui ofiant un cadre dans lequel évoluent les

personnages. C'est pourquoi ce premier chapitre se présente comme la description d'un

tableau statique ; l'auteur établit les fondements de l'univers romanesque et insiste sur le

caractère illusoire, imaginaire de sa représentation : (4 un mince filet de fimiée [...] se

tortillait en vrille comme dans ces dessins de maisons que les écoliers griffonnent sur la

Ibid., p. 1 123. Ibid. p. 1046.

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marge de leurs livres »". La présentation de l'univers romanesque renvoie directement à la

représentation imaginaire, et non pas a la réalité.

D'ailleurs, les premiers êtres vivants de ce tableau, le bidet et le chien, sont réduits

à de simples éléments du décor. Ces bêtes sont une autre illustration de la pauvreté et leur

pose figée leur enlève toute forme de réalité. Ils sont l'image de la faim et de l'abandon.

Plus loin, « un vieux chat noir, maigre, pelé d8fera la première action de ce long tableau

descriptif : il fixe la mannite « avec un air de surveillance intéressée ». Son action le garde

immobile, figé. 11 tient la pose. En fait, l'action est déduite par le focalisateu qui observe

le tableau de l'animal dans la cuisine. Le chat « a l'air » intéressé : « Ce chat tout seul, dans

cette cuisine, semblait faire la soupe pour lui-méme, et c'était sans doute lui qui avait

disposé sur la table de chène une assiette n. L'emploi des verbes passifs « sembler » et

« avoir l'air » et la locution adverbiale « sans doute » sont la preuve d'une interprétation

extérieure a la scène. Les actions et les signes passent d'abord par l'œil du focalisateur qui

les décode et les donne ensuite a voir tel qu'il les a perçus. Même le Baron de Sigognac ne

s'exprime que par signes. Amette Itosa19, dans son étude sur le Capitaine Fracasse, note

en effet que les actions se font par signes: « Le Baron fit signe à Pierre qu'il voulait se

retirer »'O. par exemple, ou que k s pensées ne sont qu'apparence : « Le Baron parut tomber

dans des réflexions douloureuses »? Le narrateur donne ainsi l'image (ce qu'il voit) et la

légende qui l'accompagne (ce qu'il en conclut). Pour faire ressortir davantage l'artifice de

la description et de la représentation littéraire, le narrateur semble traduire la vision d'un

tableau. D'ailleurs, les premiers habitants présentés dans ce chapitre sont les fantômes des

tableaux, car « [dles habitants réels eussent parus trop vivants pour cette maison morte ».

Ces personnages peints sont les ancêtres de Sigognac qui apparait dès lors comme le

descendant de tableaux,

GAUTIER L 'An Moderne. p. L 55. :? Le Capitaine Fracasse. p. 1046. :s Ibid., p. 1052. " A. ROSA, « L'image thiâwle de l'artiste. Éclairage indirect : Le BriFacier de NervaL Éclairage direct : Le Fracmse )), dans L Xrt et 1 'Artiste, p. 167. 'O Le Capitaine Fracasse, p. 105% " fiid., p.1057.

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Cette référence picturale reflète d'ailleurs le caractère plastique du romanesque

gautiéresque. Certains objets du décor romanesque, par exemple, ne sont que représentation

plastique de la réalité : « deux ou trois figurines de Bernard Palissy représentant des

anguilles, des poissons, des crabes et des coquillages émailles[ ...] garnissaient

misérablement le vide des planches »". Cette référence à un céramiste semble purement

décorative, mais symbolise également le style de l'auteur. Ces poissons ne sont pas réels,

mais bien œuvre d'art. Leur présence dans le texte est l'imitation d'une imitation. Ils sont

la « manifestation redondante de la picturalité latente qui sommeille dans le réel))", tout

comme la présence de tableaux et de tapisseries comme élément du décor romanesque. Ces

portraits ne sont pas que décoratifs, ils participent au récit : « leurs lèvres peintes remuaient,

murmurant des paroles que l'âme entendait »". Cette représentation seconde qui prend une

vie mificielle reflète l'existence romanesque des personnages. De plus, ces tableaux

contribuent a la création d'une ambiance fantastique et grotesque: « Le soir, cette galerie

muette et immobile devait se transformer, aux reflets incertains des lampes, en une file de

fantômes terrifiants et ridicules à la fois »? La lumière donne vie aux tableaux et leur

confire une présence troublante. Leur caractère fantastique se trouve implicitement

formulé, dans certains cas, par l'absence de cadreJb, qui laisse croire qu'ils peuvent

s'échapper de la toile. Ainsi, les personnages du roman peuvent apparaître eux-mêmes

comme des personnages peints échappés du pictural pour rejoindre le romanesque.

Quoi qu'il en soit, la description s'élabore comme s'il s'agissait d'une

représentation picturale à traduire par le langage. Dans son article sur « Les références

artistiques comme procédé littéraire », Peter White remarque: « Quand Gautier cite les

artistes c'est toujours pour accentuer le pittoresque d'une de ces descriptions qui nous

envoûtent précisément parce qu'elles semblent être de véritables tableaux de genre. On

reconnaît ici [dans Le Capiraine Fracasse] l'atmosphère des tableaux de l'école flamande

'' &id, p. 1050. " B.VOUILLOLJX, La peinmre dans le terze* p. 53. " Le Capitaine Fracasse, p. 1063. jJ Ibid., p. 1049. '6 « Quelques-unes etaient sans cadre » IbidJ. p. 1049.

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sans pouvoir toutefois en identifier les originaux »" . Tout est donc vu et décrit en fonction

du regard du peintre. En ce sens, Sainte-Beuve a vu juste en disant de ce roman qu'il est

« un roman-album à l'usage des artistes, des amateurs d'estampes »38. Le référent pictural

est le support direct de l'illusion, puisqu'il implique à la fois la transposition d'un tableau

imaginaire et l'isotopie qui marque explicitement la métaphore du tableau et de la

description.

Dans cette transposition, le narrateur suit les délimitations de I'espace pictural et

privilégie d'abord la visite de l'extérieur. Suivant le trajet étudié plus haut, il superpose les

tableaux à décrire. 11 guide le lecteur vers la cour, par exemple, en soulignant les différents

passages qu'offre la pièce : « De ce porche, sous lequel s'ouvraient deux portes, l'une

conduisant aux appartements du rez-de-chaussée, l'autre à une salle qui aurait pu jadis

servir de salle des gardes, on débouchait dans une cour triste ... H. Puis, il poursuit la

description en visitant la cour. Il fixe alors les contours et les angles du lieu avant d'en

combler l'espace en précisant ce qui se trouve a l'intérieur. Il élève Ics murailles, garnit les

angles et dessine le fond de la cour avant de décrire le jardin lui-même :

[O]n débouchait dans une cour triste. nue et froide, entourée de hautes murailles rayées de longs filaments noirs par les pluies d'hiver. Dans les angles de la cour. [...] poussaient l'ortie, la folle avoine et la cigiie, et les pavés étaient encadrés d'herbe verte. Au fond. une rampe côtoyée de garde-fous en pierre ornées surmontées de pointes menait à un jardin situé en contrebas de la cour. Les marches mmpues et disjointes faisaient bascule sous le pied [...]. Quant au jardin lui-même ... 39

Le narrateur trace ainsi un cadre au jardin en délimitant l'espace. Il fenne I'image en lui

donnant des frontières. La description prend donc davantage un aspect pictural : l'on pose

le cadre, puis l'on couvre les angles et l'on dessine le fond. Plus loin, la description fait une

ouverture sur ce monde clos en suggérant l'étendue de la lande, situant ainsi le château dans

son paysage.

" P. WHITE. (( Les référmces artistiques comme pmcédt littéraire ». L ;In et l'unine, p. 283. " SAINTE-BEUVE. Nouveaux Lundis, p.337. j9 Le Capitaine Fracasse. p. LON.

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Lors de l'élaboration de portraits, Gautier œuvre également à la façon d'un peintre.

Il installe. par exemple, le personnage du vieux serviteur près du manteau de la cheminée et

le fait poser avant de le décrire. 11 dispose quelques accessoires, un escabeau de bois et un

chat, puis il se livre à la description : « Le reflet du feu éclairait sa figure [...] quelques

mèches de cheveux blancs, s'échappant de son béret bleu et plaquks sur les tempes,

faisaient encore ressortir les tons de brique de son teint basané ... do. La lumière intensifie la

vision des traits et des couleurs. Elle prononce les contrastes. Tous ces éléments (lumière,

couleurs, fond, accessoires ) sont les outils du peintre que l'auteur utilise afin de donner un

aspect pictural a la description. Les personnages eux-mêmes semblent se prêter à ce jeu

artistique et prennent une pose qui favorise une description avantageuse: a Promenant un

regard tranquille sur la salle émue, Yolande s'accouda au rebord de la loge. la main

appuyée contre la joue dans une pose qui eût fait la réputation d'un sculpteur et tailleur

d'images »''ou de I'écrivain descriptif.

Qui plus est, I'expression du personnage permet de juger de sa beauté ou de sa

laideur, comme dans la représentation picturale ou seule la surfice est perceptible. La

profondeur du personnage se révèle alors par son expression. C'est donc dire que

l'extérieur est tributaire des sentiments et de la psychologie du personnage, puisque

L'expression est le reflet de l'intériorité : « la beauté singulière, et pour ainsi dire intérieure,

qui illuminait comme une flamme la physionomie habituellement triste du Baron d2.

VaIlombreuse, quant à lui, mêle l'horrible à la beauté : (( Il était parfaitement beau, mais sa

physionomie avait une telle expression de cruauté qu'elle eût plutôt inspiré l'effroi que

l'amour d3.

ibid.. p. 1054. '' Ibid., p.1247. '= Ibid., p. 12 15. '3 Ibid.. p. L274.

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4.3 Réfbrenees directes : supports de l'illusion

Les références directes à la peinture viennent supporter la description littéraire

dans sa tentative de représentation picturale et sa quète d'illusions. L'auteur fait appel au

peintre, par exemple, face à l'incapacité de traduire l'exactitude de la couleur par le

langage. Ainsi, les galons déteints du serviteur sont « d'une couleur qu'un peintre de

profession aunit eu de ia peine à définir ». L'on tente ensuite de rendre la couleur par les

mots en faisant appel à la nature : « ce qui produisait sur le fond jaune de la peau des teintes

comme celles qui verdissent au ventre d'une perdrix faisandée d4. L'on devine que la

couleur décrite se rapproche des tons jaune, vert et brun sans pourtant pouvoir se

représenter le référent invoqué dans la description. L'appel a la nature sollicite des

connaissances que ne possède pas nécessairement le lecteur. Ces références comparatives

ou métaphoriques tentent de combler une insuffisance fondamentale du discours

romanesque en nuançant le ton des couleurs et montre le souci de l'écrivain dans sa

description d'une caractéristique visuelle.

De la même façon, les références artistiques viennent supponer les mots dans leur

incapacité a donner à voir avec toute la densité de l'image. La comparaison à une œuvre

d'art permet de dépasser les limites de l'écriture en apportant des effets visuels plus

immédiats. Elle rehausse la valeur de la descyiption : « on découvrait les ailées du parc se

perdant, comme les paysages de Breughel de Paradis, en des fuites et b m e s d'azur ... Cs. Le ton d'ensemble est ainsi plus précis. Ce type de références se fait rare dans ce roman.

Cependant, tout Le Capitaine Fracasse s ' inscrit sous L'égide des références artistiques,

puisque l'auteur fait appel a des artistes grotesques dans l'avant-propos : « Figurez-vous

que vous feuilletez des eaux-fortes de Callot ou des gravures d'Abraham Bosse historiées

de légende ». Gautier propose donc à la fois l'image (la description) et la légende (la

Ibid., p. 1054. " Ibid., p. 1 140.

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narration, le récit) et en oriente la perception en les réfërant a l'art grotesque, art de la

m é d i t é par ex~ellence~~.

D'autres références apportent simplement une touche pittoresque a ce que souhaite

décrire l'auteur. Dans « Le château de la misère », par exemple, le narrateur utilise une

image pour décrire le retour du Baron: « c'était cependant un spectacle assez grotesquement

mélancolique que de voir passer le jeune Baron dans ses vieux habits, sur son vieux cheval,

accompagné de son vieux chien, comme ce chevalier de la Mon de la gravure d'Albert

Dürer )t7. Par cette comparaison à un sujet de gravure fantastique, la scène prend des

apparences d'irréalité, voire de caricature. Les allusions à la peinture et aux arts plastiques

soutiennent l'auteur dans sa tentative de représentation d'une réalité transcendée par l'art.

4.4 Limites de la description qui veut « faire voir N

Cependant, les références aux arts plastiques ne suffisent pas a la tâche de

1' (( écrivain-peintre » qui a conscience des limites de la description dans cette transposition

du visible en lisible. Même s'il s'attache aux détails du décor et des coshimes, il ne peut

arriver à I'efiet d'ensemble créé par la peinture :

L'artifice de l'écrivain a cette infériorité sur celui du peintre qu'il ne peut montrer les objets que successivement. Un coup d'œil suffirait à saisir dans un tableau ou l'artiste les aurait groupées autour de la table les diverses figures dont le dessin vient d'être donné ; on les y verrait avec les ombres, les lumières, les attitudes contrastées ; le coloris propre à chacun et une infinité de détails d'ajustement qui manquent a cette description, cependant déjà trop longue*'.

Ici, Gautier expose directement le problème de l'écrivain qui veut « faire voir ». Nommer la

couleur ou dire l'effet de la lumière ne peut se substituer à la représentation visuelle. De

plus, comme le souligne Jean ri car do^"^, en apportant plusieurs détails a la description,

l'auteur noie l'objet référé.

* Voir chapiue [I. " Ibid. p. 1056.

lbid.. p. 1068. " RICARDOU, op. cit., p. 8 1.

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La littérature possède toutefois certains avantages sur la représentation picturale. Elle

peut, par exemple. suggérer la présence de sons. Le bmit d'une porte qui grince ou d'un

chat qui ronronne n'est pas perceptible dans un tableau, mais peut être relevé par l'écriture

ou la légende, comme le dit Gautier. La présence de ces sons contribuent a la création de

l'illusion romanesque : « Enfin un pas se fit entendre, pas lourd et pesant, celui d'une

personne âgée : une petite toux préalable résonna, le loquet de la porte grinça, et un

bonhomme. moitié paysan moitié domestique, fit son entrée dans la cuisine »". Ce passage

marque l'entrée d'un premier etre humain dans ces lieux. Trois sons sont signalés avant

mème que le personnage n'apparaisse. La description du son précède la vision et pemet

une première interprétation de ce qui sera donné à voir, tout en ajoutant la dimension

auditive à l'illusion. Toutefois. la représentation littéraire n'offre, encore une fois, que des

mots .

La littérature peut cependant dépasser les limites de la représentation picturale et de

la description en confiant a un Eiocalisateur la tâche d'interpréter ce qu'il voit. Le portrait du

Baron de Sigognac, par exemple. est complété par les explications du

narrateur: ( 4 L'habitude d'un chagrin secret avait fait prendre des plis douloureux a une

physionomie qu'un peu de bonheur eût rendue charmante di. Le narrateur qualifie les plis.

les traits du visage. L'écrivain complète le tableau en précisant ce qu'aurait pu être le

portrait de Sigognac. Il renvoie a w notions de bonheur et de chagrin que ne pourrait

donner simultanément une toile. Le temps d'interpréter ce qui est vu et le temps de le

décrire se rapprochent de la perception d'une image, puisqu'il ne suffit pas d ' ~ un coup

d'œil » pour saisir toute la portée d'un tableau. Il faut prendre Le temps de s'arrêter à chaque

détail, comme le fait Gautier dans sa transposition. Cependant, ce travail de lecture et

d'interprétation peut donner à la description des proportions infinies. Après cinq pages de

descriptions du château, le nanateur s'arrête et plaint son lecteur : « Comme le Lecteur doit

50 Ibid. p. 1053. 51 Ibid. p. 1055.

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être las de cette promenade à travers la solitude, la misère et l'abandon. Menom-le à la

seule pièce un peu vivante du château désert »j2.

Ainsi, tout en essayant de faire naitre l'illusion du visuel, de l'image dans la

représentation littéraire, Gautier demeure critique face à cet exercice : (( une énumération

plus longue serait par trop fastidieuse et sentirait plutôt son tapissier que son écrivain n".

Ce regard critique le mène a l'ironie et au paradoxe, puisqu'il se livre. à la page suivante, à

cette fonction qui devient décorative : « Cela formait une tenture aussi riche que propre [...].

Les rideaux des fenêtres étaient de brocatelle [...]. Des chaises [...] s'étalaient le long des

boiseries [...]. Une table ... »? En décrivant des lieux secondaires, des objets, du superflu,

Gautier donne a la description des allures de décoration. Cependant, que l'on se souvienne

de cette déclaration de Gautier, dans la préface deiçlademoiselfe de Maupin : ( 4 [J]e suis de

ceux pour qui le superflu est le nécessaire »''. Doit-on voir alon un clin d'œil ironique

dans toutes ces descriptions ? Les descriptions seraient-elles le « nécessaire » du texte ?

Certes. I'illusion qui préside à la création de l'univers romanesque s'enrichit de tout le

superflu qui vient la détailler.

Quoi qu'il en soit. la pratique de la description qui veut « donner a voir » demeure

ambiguë et problématique, puisque l'écrivain est confionté à de nombreuses limites. Dans

l'action, par exemple, la description devient plus ardue, car l'écriture peut difficilement

suivre son rythme. Gautier arrive a transposer ce qui peut être vu de façon plus statique. en

inscrivant l'objet dans la durée de sa perception par un focalisateur, mais quand il y a un

véritable mouvement, les mots ne peuvent traduire ces actions successives au même rythme

qu'elles mettent pour se dérouler. Le décalage est inévitable. Un roman de cape et d'épée

comme Le Capitaine Fracasse se trouve à plusieurs reprises face a ce problème. Lors de

l'enlèvement d'Isabelle, par exemple, l'auteur intervient pour souligner le décalage : « Tout

52 ibid., p. 1052. Le Capitaine Fracusse, p. 1 1 15.

Y M., p.1116, '' Mademoiselle de Moupin, p. 193.

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chargeant un narrateur focalisateur de traduire ce qu'il voit. La description s'inscrit ainsi

dans sa perception de l'objet et se voit libérée du courroux des héritiers de Lessing.

Cependant, la vision comme moyen d'écriture ne peut pallier toutes les difficultés. Certains

effets visuels ne peuvent etre transposes, les tons précis de la couleur, l'effet de la lumière,

la vitesse de l'action, etc. C'est pourquoi Gautier fait parfois appel à sa culture artistique

pour établir des comparaisons qui donnent une image plus instantanée et des effets visuels

immédiats. Ces références artistiques viennent fermer l'univers romanesque, l'art se

comparant a l'art. De plus, le descriptif s'élabore en suivant une technique apparentée au

pictural, comme si la réalité romanesque n'était que la transposition littéraire de tableaux,

une vaste toile imaginaire qui concrétiserait le rêve de l'auteur. Comme nous l'avons VU,

ces longues descriptions ne visent pas un effet de réalisme, mais plutôt l'accomplissement

d'un désir de surpasser le réel par l'art. Par la réalisation de ce a vieux réve presque

oublié », Gautier tente de créer un récit où les mots sont images. Cependant, même si l'art

picniral inteMent pour soutenir Gautier dans cette tentative, la littérature demeure ce

qu'elle est et sera toujours : écriture. Cette quète d'illusions qui fait contrepoids à

l'exposition des clichés et du factice de la représentation littéraire n'est-elle pas le pendant

de l'ironie gautiéresque, définie par le paradoxe, c'est-a-dire la reconstxuction sérieuse après

la destruction ironique? L'illusion créée par les descriptions, même si elles échouent

parfois. est le but ultime de l'écrivain en quête du paradis perdu de la littérature : (4 11 a

pourtant été un temps où [...] je vénérais le livre comme un dieu, je croyais implicitement à

tout ce qui était imprimé [...]. O temps d'innocence et de candeur ! illusion est la voie

qui permet d'échapper à la réalité et de réaliser le romanesque : (< La vérité du roman n'est

jamais autre chose qu'un accroissement de son pouvoir d'illusion 3'. Gautier procède à

l'exposition des clichés et du faux et libère la littérature de ses conventions sociales et

littéraires, pour ne conserver que le bonheur de l'illusion, l'illusion par et pour elle-même,

car, comme le disait Flaubert, ( 4 la première qualité de l'art est l'illusion g2. La « sorcellerie

GAUTIER. Pkface des Jeunes-France. p.26. O ' M. ROBERT, Roman des oRgMler et origines du roman p33. " FLAUBERT, Correspondances t.11, p.320, ci& par A. CASSAGNE, Théorie de l 'ut pour f 'art. p.289.

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évocatoire »63 de Gautier, telle que reconnue par Baudelaire, serait alors l'arme de

l'écrivain, par delà les limites de l'écriture.

" 3. BAUDELAIRE, « Théophile Gautier n, Art romantique, p. 1 67.

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Conclusion

Au début de ce mémoire, nous avons émis l'hypothèse que Le Capitaine Fracasse

pouvait résumer l'entreprise romanesque gautiéresque puisqu'il constitue a la fois un

exercice verbal. en réaction au vide de I'édvain et a la fatalité des répétitions, une

exposition des clichés et du faux et une quête d'illusions et d'idéal. Comme nous l'avons

vu. tous ces éléments se trouvent réunis dans Le Capitaine Fracasse et déterminent i'ironie

littéraire de Gautier qui présente une constante réversibilité avec le sérieux, réversibilité

définie par le paradoxe.

Tel qu'exposée au premier chapitre. l'ironie littéraire nous est apparue comme

l'art langagier de prendre ou de garder ses distances vis-à-vis des choses ou de soi-

même n', distance observée chez Gautier qui jette un regard critique sur la littérature.

Comme nous l'avons souligné, le métier de critique d'art de Gautier lui a permis de

développer sa réflexion sur la représentation littéraire. Lorsqu'elle s'effectue dans le cadre

du roman, cette réflexion établit une distance critique de l'auteur sur la pratique

romanesque, faisant du roman tantôt un anti-roman, qui affiche le (( fonctionnement

mécanique »' du romanesque. tant6t un pastiche ou une parodie, qui imite le romanesque et

(( en fait ressortir le ridicule ou le danger »'. Dans les deux cas, le roman se présente

comme une (( critique interne du romanesque »'qui, même sous une forme plus implicite et

paradoxale, comme dans le pastiche, témoigne d'une distance ironique, de cette

(( obliquité )) définie par Philippe Hamon.

Afin de sinier Le Capitaine Fracasse dans son contexte global, nous avons tout

d'abord retracé le parcours ironique de l'auteur. L'étude de ce parcours nous a révélé un

' P. HAMON, L 'ironie littéraire. p. 109. ibid., p.24. GAUTIER Les Grofesques, p-355. Y. HERSANT, « Le roman contre le romanesque N, p.152.

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esprit cynique qui mène à la décadence par son rejet de la société et de la réalité et sa

volonté d'autosuffismce artistique. Les brèves analyses de la préface des Jeunes-France et

de Mademoiselle de Maupin ont démontré le ton provocateur du jeune Gautier qui souhaite

exclure la littérature des champs politique et social, de 1' « idée N et de la morale, pour

l'élever au rang de sphère autonome, parallèle a la réalité, qui n'aurait comme but que

l'expression de la Beauté.

Cet idéal artistique, transposé dans le roman. se voit cependant contkonté a diverses

limites qui ravivent le ton ironique de l'auteur. L'ironie prend alors pour cible la littérature

elle-même, ses prétentions au réalisme et le factice de ses représentations. Le résumé de la

nouvelle (< Le Bol de punch )) nous a illustré les manifestations ironiques de l'auteur. De

plus, comme nous l'avons vu par l'exemple de (< Daniel Jovard ». Gautier se refuse à toute

esthétique et se moque des conventions littéraires. Gautier recherche la souveraineté du

créateur ; les conventions, sociales ou littéraires. l'astreignent encore à la réalité. L'ironie se

joue donc à la fois dans les préfaces, qui ouvrent la voie à l'entreprise romanesque, et dans

le mman lui-même, qui expose le factice du romanesque et de la représentation littéraire,

mais qui, en contrepartie, tente de faire de l'illusion une réalité.

Le Capitaine Fracasse participe a cette entreprise. Comme nous l'avons étudié au

second chapitre, l'auteur expose les clichés et le factice de la création littéraire, tout en s'y

livrant avec outrance. Le pastiche du XVIIc siècle non-classique, fait avec tout l'art que

nécessite une telle pratique, c'est-à-dire, reconstitution d'époque par les discours, les gestes.

la description des cosmes et l'imitation du style, laissait présager un roman qui se prenait

au sérieux. Or, le regard amusé que porte l'auteur sur ses personnages, le caractère

grotesque et caricatural de leurs actions et suriout, la lecture au deuxième degré que suscite

le va-et-vient constant entre l'être et le paraître des personnages, la représentation et la

réalité, nous poussent a y voir davantage une activité parodique que simplement imitative.

Cependant, Gautier ne témoigne pas aussi ouvertement que dans ses œuvres de

jeunesse du factice et de l'arbinaire de sa création littéraire. En effet, Le Capitaine

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Fracasse offre une constante réversibilité entre l'interprétation ironique et l'interprétation

sérieuse, ou ce que l'on appelle une « lecture naïve ». Le paradoxe, tel que nous l'avons

défini, résume cette réversibilité qui mène a une indécidabilité interprétative : « Dans un

paradoxe, l'équivoque ne permet pas cette hiérarchisation des sens, parce que chacun des

deux conduit à l'autre, circulairement, et le désigne comme le "vrai sens". Chaque valeur

intke sa contradictoire n5. L'exemple de la fi heureuse qui pourrait être interprétée

comme un leurre, puisque le véritable héros est l'antagoniste du roman, a démontré ce

problème d'indécidabilité. Bien que la fin du roman nous apparaisse ironique, rien ne nous

permet de trancher. Qui plus est, le paradoxe est plus fécond que l'ironie et le sarcasme,

puisqu'il permet au roman d'être roman. Comme le dit Yves Hersant, il lui [le roman]

faut tout le romanesque, pour se mesurer à lui et s'en défaire d'. Comme nous l'avons

souligné, 1' « anti-mman )) et la dénonciation ironique qui en découle ne sont pas les seules

façons de critiquer le romanesque.

Dans Le Capitaine Fracasse, le combat se joue de l'intérieur. Gautier ne dénonce

pas le romanesque, il l'expose, « l'annonce simplement »', comme le dit Paolo Tortonese.

Cenaines scènes secondaires viennent exposer le faux semblant de la représentation

littéraire, les mets imaginaires de l'auberge du Soleil Bleu ou l'attaque des mannequins que

nous avons analysés, par exemple.

Gautier exhibe les clichés et le factice romanesques en doublant la mise : il fait du

Frocusse un récit hyper-romanesque. Cette notion, que nous avons empmntée à Tortonese,

a été définie, dans cette étude, comme un excès dans la pratique du romanesque. Elle se

présente donc en prolongement du romanesque, c'est pourquoi nous avons étudié les

occurrences de ce mot dans le récit et dans le discours des personnages. L'analyse du

romanesque n nous a révélé les différentes traditions auxquelles se réfèrent le Fracasse :

d'abord le grotesque et le fantastique. puis, les romans de cape et d'épée et de chevalerie et

la tragédie. Les références directes des personnages a ces codes romanesques viennent

' A. BERRENDONNER Éléments de pragmatique linguistique, p.227. " tc Le roman contre le romanesque », p.153.

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créer un effet de miroir, les personnages concevant I'irréaiité de lem aventures qu'ils

comparent à celles d'un roman. Les bases oniriques de ce roman (le fameux rêve presque

oublié f i ) jointes aux tendances grotesques et tragiques du récit orientent le romanesque vers

une surréalité, terme dérivant du « sunéel »' de Gautier, qui rappelons-le, exprime le

dépassement de la réalité pour exprimer un idéal. L'ironie gautiéresque, qui utilise l'hyper-

romanesque pour exposer les clichés et les stéréotypes, devient également la condition d'un

idéal, l'idéal d'un romanesque qui surpasse la réalité et le romanesque lui-même. Une fois

de plus, nous nous sommes retrouvés face au paradoxe : I'hyper-romanesque est-il une

critique interne ou une pratique mélancolique du romanesque, h i t d'une « ferveur

retombée ))Y et d'un auteur finalement soumis à l'objet de sa dérision ?

Au troisième chapitre, nous avons approbndi le versant ironique du récit en étudiant

l'autoréflexivité des personnages sur leur condition romanesque qui révèle les stéréotypes et

les clichés. L'emploi de comédiens des personnages principaux et l'adéquation de leur rôle

théâtral sur la scène romanesque privilégiait l'étude du jeu des apparences entre l'être et le

paraitre, la réalité et l'illusion. De plus, les références a l'art théitral proposaientde façon

continue une lecture au deuxième degré, le théâtre étant à la fois jeu. création artistique, et

représentation d'une réalité, trois aspects qui se retrouvent dans le romanesque et devant

lesquels Gautier prend une distance critique.

Comme nous l'avons d'abord constaté, les réfikences à l'art théâtral permettent des

dédoublements entre l'ironie et le skrieux. Le jeu d'ombres demère les personnages, par

exemple, relevés comme une contrefaçon grotesque par le narrateur, propose une distance,

une lecture au deuxième degré, devant L'illusion de la représentation. Gautier expose donc

à la fois l'illusion de la représentation littéraire et la distance critique qui en conçoit le

caractère factice. Or, pour qu'il y ait jeu, pour que la représentation atteigneson but, il faut

que le lecteur adhère au jeu des illusions. L'exemple de la bataille au château

Vallombreuse a illustré cette complicité entre les adversaires : la bataille est représentée

' a introduction 1) aux Oeuvrer de Courier. p.iiï. ' GAUTIER,, « Du Beau dans l'an » cite par I.-P. LEDUC-ADNE, (t Théophile Gautier et les rialistes », p.29.

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comme un jeu, mais un jeu sérieux auquel adhèrent les personnages. Le romanesque

gautiéresque se présente donc comme une mise en scène théâtrale où la représentation et

l'illusion vont de pair avec l'adhésion et la complicité du spectateur-lecteur au jeu. De plus,

en se référant au théâtre, Gautier fait appel à une autre sphère de représentation artistique et

non pas directement a la réalité, marquant ainsi doublement l'appartenance de la littérature

à l'illusion et à l'imaginaire.

Nous avons ensuite consigné les antécédents romanesques et théâtraux des

personnages, antécédents qui les font correspondre à des types. En effet, les noms des

personnages sont empruntés à diverses traditions comme celle de l'ancien théâtre italien.

Ce renvoi marque leur appartenance à un rôle : l'Isabelle. la Sérafina, la marquise, le tyran,

pour ne nommer que ceux-là. Les personnages stéréotypes, comme nous l'avons mentionné,

rendent inutile toute dimension psychologique. Les personnages ont toute la profondeur de

la tradition à laquelle se rattache leur nom.

De plus, la mise en scène d'un personnage et d'un comédien en une seule et mème

personne vient créer une double personnalité à celui-ci et soulève un jeu sur les rapports

entre l'art et la réalité. Le discours de Zerbine. dont nous avons relevé les points

importants, nous a instnii ts sur les ambitions romanesques des personnages. Zerbine

rejette son identité réelle qui fait d'elle une femme comme les autres et souhaite n'être que

la Soubrette, rôle qui lui permet d'atteindre un idéal. Cette réflexion explique l'adéquation

des personnages a leur rôle théâtral : l'existence romanesque et théâtrale vaut mieux que

l'existence réelle, l'illusion, que la réalité. L'ironie gautiéresque marque ainsi, sous le

couvert du discours d'un personnage. la supériorité de l'illusion, de l'imaginaire sur la

réalité. L'on retrouve ici, avec plus de subtilité, le discours Jeune-France qui rejetait avec

cynisme et provocation la réalité.

Les personnages tentent donc d'accéder à un idéal. L'ironie gautiéresque vient

toutefois créer une certaine ambiguïté par la dérision de quelques personnages qui tentent

Y Définition de la « mélancolie » selon G. de Nervai, op.cit.. Le Robert, 1995.

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de satisfaire leur ambition romanesque. L'exemple le plus significatif est certes celui de

Leandre et de la marquise que nous avons analysé. Tous deux sont à la recherche d'une

« passion romanesque » qui les ferait correspondre respectivement aux types amant et

maîtresse. Or, leur passion apparait triviale et superficielle. Serait-ce une façon de rejeter les

conventions littéraires régies par le code de la galanterie ? Nous n'avons pas obtenu de

réponse concluante à cette question. Cependant, la mise en scène d'une telle passion nous a

démontré le pouvoir des mots et du romanesque et 1' « intoxication » 'O qu'ils peuvent causer

(les personnages tentant de s'identifier aux amoureux des « romans d'amour », mais se

révélant plutôt ridicules).

En contrepartie, Gautier met en scène une intrigue amoureuse du « pur amour))

entre Isabelle et Sigognac. Comme nous I'avons constaté, le jeu de r6les entre l'être et le

N vouloir paraître » se trouve inversé dans ce couple qui cache, sous le couvert de

l'occupation théâtrale, une véritable noblesse de cœur. Leur amour tente de se soustraire à

l'usure du langage amoureux et, pour ce faire, s'exprime dans un au-delà des mots.

Pourtant. cette recherche d'authenticité de l'amour est un autre cliché romanesque. Gautier

cautionne néanmoins ce cliché en le menant jusqu'au bout avec un regard amusé. L'amour

d'Isabelle et de Sigognac devient hyper-romanesque par ses excès de pureté et se voit ainsi

réactivé par ce prolongement du romanesque. Ainsi, comme nous l'avons analysé dans ce

chapitre, l'hyper-romanesque et l'adéquation des personnages à des stéréotypes vient

régénérer le caractère ludique et illusoire de la littérature. L'ironie gautiéresque n'expose

pas seulement le factice du romanesque et de la représentation littéraire : elle le réclame.

Cette réclamation est-elle le signe d'un auteur pris à son propre piège ?

Dans le dernier chapitre, nous avons tenté de répondre à cette question en examinant

l'autre versant du paradoxe gautiéresque, à savoir le sérieux sous-tendu dans les propos

ironiques. Dans cette dernière partie, nous avons étudié comment Gautier se livrait au jeu

des illusions par L'analyse du caractère pictural de son écriture. En effet, comme nous

'O Y. HERSANT. à propos de l'influence des romans sur Emma Bovary, « Le roman contre le romanesque ». p. 147.

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l'avons observé, Gautier fait du monde un théâtre et de la description de ce monde, un

tableau, redoublant ainsi son référent et s'éloignant encore un peu plus de la réalité pour

rejoindre un idéal artistique imaginaire.

Comme nous l'avons vu, l'auteur œuvre à la façon d'un peintre pour faire de sa

description, non pas la représentation d'une réalité, mais bien la représentation d'un tableau.

Gautier insiste sur le caractére illusoire de sa représentation. Les tableaux dans le décor

romanesque, la pose statique des animaux et des personnages, ainsi que l'interprétation

extérieure des scènes, comme celle d'un spectateur devant une toile, en sont les meilleurs

exemples.

L'analyse des procédés descriptifs du « Chateau de la misère » a démontré que la

vision guidait l'écriture. Gautier confie la description des lieux a un « voyageur

hypothétique N qui suit un chemin bien défini permettant une description détaillée. L'ironie

gautiéresque souligne l'ennui d'une telle entreprise, mais l'auteur persévère tout de même

dans la description puisqu'elle est le moyen d'accorder une certaine autonomie au

microcosme romanesque. Elle offre un cadre dans lequel évoluent les personnages, elle

leur donne un visage. une forme, des habits. les fait parler, bouger.

Cependant, dans cette quête de l'illusion l'auteur se voit confronté aux limites de la

représentation littéraire qui n'offre que des mots et non pas des images. Les références

directes à la peinture viennent soutenir l'écrivain et donner des effets plus immédiats.

Toutefois, la description d'actions rapides demeure problématique, puisqu'elle les inscrit

inévitablement dans une succession qui vient en briser le rythme. Même si la

représentation littéraire arrive parfois a pallier certaines insuffisances fondamentales de

l'écriture par les références artistiques ou le dialogue qui marque le rythme de L'action, elle

reste prisonnière du langage.

Or, n'est-ce pas là ce que souhaite Gautier ? L'illusion ne vaut-elle pas mieux que la

réalité ? Ne doit-on pas privilégier la représentation imaginaire ? L'essentiel serait peut-

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être alon de faire « naître l'idée [...] chez des spectateurs de bonne volonté DI' ? En ce cas,

la réussite ou l'échec du projet illusionniste de Gautier reviendrait a nous, lecteurs. Comme

l'a exprimé Baudelaire dans son étude sur « Théophile Gautier », « l'imagination seule

contient la poésie d2. L'ironie gautieresque serait alors bien plus qu'un combat conne la

société et la réalité, la littérature et ses conventions, elle serait également un combat contre

le prosaïsme de nos esprits : « Au souffle glacial du prosaïsme, j'ai perdu une à une toutes

mes illusions »". Pour que nous renouions enfin avec le plaisir de la lecture et sombrions

joyeusement dans le paradoxe.

' ' Le Capitaine Fracasse. p. 1 129. " C. BAUDETARE, « Théophile Gautier m, L >ri romantique, 164. '' GA- cite par A. REY, « prosaïsme », Le Robert.

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