qui j’ai aimÉexcerpts.numilog.com/books/9782020908191.pdf · du mÊme auteur intime connexion...

QUI J’AI AIMÉ

90819 – QUI J'AI AIME BAT GC 24/01/08 12:19 Page 3

Extrait de la publication

DU MÊME AUTEUR

Intime ConnexionMaurice Nadeau, 2001

L’OfficianteSeuil, 2005



CATHERINE CLÉMENSON

QUI J’AI AIMÉr o m a n

ÉDITIONS DU SEUIL27, rue Jacob, Paris VIe


ISBN 978-2-02-090819-1

© Éditions du Seuil, février 2008

Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque pro-cédé que ce soit, sans le consentement de l’auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue unecontrefaçon sanctionnée par les articles L.335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle.

www.seuil.com


Le haut sommeil fut rompu dans ma têtepar un éclat de foudre,Et je repris mes senscomme quelqu’un qu’on réveille de force.

Dante, L’Enfer, Chant IV



Harold est en Italie. Le jeune prince chevauche lescollines. C’est la première fois que Berlioz dans unesymphonie donne à son personnage la primeur dans latotalité des mouvements. Elle entend l’alto solo, lesremous et les élans incomparables de l’âme du prince.Ça lui rappelle quelque chose. Elle sait par ailleurs qu’ilaime à se laisser bercer dans les trains de nuit. Mais àcheval sur les chemins escarpés ou endormi dans sacouchette de seconde classe, il ne pense plus à elle.C’est de cela dont elle a peur. Elle me dit : «Ce matin jelui ai envoyé un texto, pour m’assurer qu’il est toujoursvivant. Trois ans que je me tais. J’attends sa réponse. Tu sais, son scooter est pourri. Des roues lisses, il a des accidents. Un vieil engin. Un soir où je l’ai appelé, il venait de tomber, il avait le portable dans une main et la bécane dans l’autre. “J’ai les mains pleines de cambouis… elle perd de l’huile. Ça a été chaud !” Ils’était fait mal à une jambe, le jean déchiré au genou.

9


Essoufflé, il parlait par bribes, entrecoupées d’un petitrire qui voulait dire le peu d’importance de l’incident,le peu d’importance de tout ce qui pouvait lui arriver,la fatalité mauvaise qui s’acharnait sur lui sans pourautant que ça l’affecte outre mesure, tout ça était si dérisoire, la vie… une entourloupe dont il fallait sans cesse se dépêtrer. Peut-être pas un héros… et pourtant… » C’est curieux qu’elle se mette aussitôt à me parler de la mosaïque de l’entrée de l’immeubled’Harold. «Oiseaux de paradis», dit-elle, et qu’elle uti-lise ce qualificatif pour définir ces paons qui déploient leurs queues somptueuses dans l’entrée de ce modesteimmeuble 1930.

« C’est aux antipodes tout ça. Aux antipodes, lalumière rouge le soir en été sur l’immeuble de briquesen face de chez lui. Une barrière de feu. Un périmètresacré. J’ai eu la chance – c’est ainsi qu’elle en parle –d’avoir accès à la chambre du prince deux fois !Regarde sur mes genoux, j’ai les Mots qu’il m’a écrits,là, dans cette pochette, j’ai aussi un CD de Domi-nique A, qu’il m’a donné, et dans ma chambre le Collierqu’il m’a offert. Le vin, c’était la première fois et nousl’avons bu, mais j’ai jeté la bouteille. La photo, je l’aiperdue.»

QUI J’AI AIMÉ

10



« Merci d’être venue ce soir, Anna, pour m’écouterparler de ces choses insignifiantes. Toi, la physiciennequi m’a expliqué un jour au lycée que ce qui faitdécoller la lourde carcasse de l’A 380 c’est qu’il avale1,25 tonne d’air par seconde et qu’il la rejette à1 600 km/h… Une telle compression ! Mais de ce quej’éprouve, aucun instrument de mesure existant n’estapte à en rendre compte, sauf de toi à moi ce bruit quefont mes mots, cette drôle de musique qui sort de mabouche jusqu’à ton oreille. Ma mère s’est tue, elle, etelle n’est pas morte, non, juste qu’elle n’a plus la force.Plus de matière, ni de densité osseuse suffisante. Plusde masse musculaire. Plus assez de souffle. Plus rien àdire peut-être. Parler haut pour être entendu, articuler,mettre sa langue bien où il faut et prendre sa respira-tion, pour ensuite jouer avec si peu d’air, quelque partentre le larynx et les cordes vocales, ça demande beau-coup de force. Et aussi de se souvenir. Sa mémoire a

11



glissé je ne sais où, silencieuse comme une barque surl’eau noire. Seuls ses yeux brillent et me regardent. Mevoient-ils ? Aïe, aïe, aïe… Vite. Moi aussi je deviensporeuse, mais j’ai encore de la force. Allez, musique,musique, sonnez tambours, résonnez musettes, pour unechanson de grâce ! Oh, Harold !»

QUI J’AI AIMÉ

12



Il est déjà tard. Elle est assise sur le vieux canapé rougefoncé, la tête un peu en arrière posée sur les gros cous-sins. Je me suis installée dans un fauteuil. Je garde mesdistances, ça fait un moment qu’on est en froid. Lalumière est faible dans son salon et souligne ses rides.Elle a changé mais je comprends à sa voix, à son regardqui ne parvient à se poser nulle part, que c’est grave. Jel’écoute, comme autrefois. Elle avait pensé à lui pendantl’hiver et oublié aussitôt. Harold est designer, il cherchaitdes petits boulots, un de ses fils lui avait dit : «Appellema mère… Elle a une copine qui monte un spectacle…elle a besoin de quelqu’un pour les décors. » Et il l’avaitappelée ce soir-là, dans les monts du Lyonnais. Il vou-lait lui confier les esquisses de décors et aussi qu’elle voieson travail. Mais le spectacle avait pris du retard, elle nel’avait pas rappelé. Et puis au début de juillet les répéti-tions ont commencé. Elle l’a contacté. Ils ont convenud’un rendez-vous au Café Beaubourg.

13



« Tu te souviens de ce qu’affirment les neurobiolo-gistes du phénomène du trouble? Ils émettent “l’hypo-thèse d’une transmission d’une nature indéterminéepassant par le sentiment amoureux”. Nous n’étions pas d’accord là-dessus. Je reconnais que chez moi toutrésonne dans un vide si considérable qu’il faut sansdoute peu de chose pour me troubler », mais elle me rassure aussitôt, non qu’elle manquât de tendresseni d’élan pour son monde, ses enfants, devenus deshommes, son petit-fils qu’elle voyait souvent, sa mère,une très vieille dame, ses élèves, ces adolescents chezqui elle éveillait parfois, sans le vouloir, des élanssecrets, juste parce qu’elle était seule et libre de touteattache et que ça devait se sentir, ce vide.

Pourquoi cet homme si proche de l’enfance ? Pour-quoi si tard un tel soulèvement se demandait-elle ?

Harold était jaloux. Il l’avait tout de suite beaucoupquestionnée sur l’homme qu’elle voyait de temps àautre à cette époque. Un homme de son âge à elle. Maisil l’arrêtait vite, il se mettait à tousser, à rire sans raison.«De cela surtout il faut que je me souvienne, dit-elle, deces moments de délice, au début, où Harold montraitde l’intérêt pour ma personne, lui, quand l’autre répé-tait bien haut que le plaisir n’a pas d’attache ! » Ellem’en avait parlé du rugbyman! De cet amant si vigou-reux, ce type marié, la cinquantaine séduisante etjoviale, sa barbe de deux jours poivre et sel, sa largeurd’épaules, cette aisance du corps et tout le tralala…

QUI J’AI AIMÉ

14



Harold, lui, se déplaçait comme si devant lui s’accumu-laient des obstacles difficiles à franchir, des encombre-ments qui le ralentissaient quoi qu’il fît pour les éviter,il ne pouvait pas comprendre l’effet que ça a eu sur elledès le premier instant, qu’il soit à ce point empêché,justement. De l’attendrissement, mais pas seulement…L’autre avait de l’aisance avec les femmes, les serveusesdans les bars ou au resto restaient plantées à leur tableet ne décollaient plus, tandis qu’Harold rougissait dèsqu’une jeune femme souriante s’approchait d’eux pourlui présenter la carte – Que désirez-vous, monsieur ?« Paf, cramoisi ! me disait-elle, deux hommes si diffé-rents, l’un bien calé dans son rôle de mâle, tandisqu’Harold…» Elle s’est tue. J’ai ri. À notre âge, en êtretoujours là ! Paul me foutait la paix, lui, qu’est-ce qu’ilsavaient tous à être encore préoccupés de ça, le droit des seniors au plaisir jusqu’au bout, les femmes auxAntilles et les hommes en Thaïlande, des vacances bienorganisées, le «Kit mains libres» tout compris, bordel àla plage et capotes en prime, parfumées au citron vertou à l’ananas glissées dans la pochette avec les billetsd’avion. Paul et moi on aurait dû se sentir un peu rin-gards, on n’en parlait jamais ! On n’y pensait mêmeplus, les chatouilles suffisaient et, de temps en temps,son bras sur mes épaules ou autour de ma taille ! Lemystère, la libido, bof, mais la douceur bien là, jusqu’àla fin, certainement. Elle, qu’est-ce qu’elle cherchait ?Elle n’avait pas désarmé. Elle disait qu’elle savait

QUI J’AI AIMÉ

15



comment s’arranger avec le corps des hommes, leurdonner ce qu’ils demandent, et prendre ce dont elleavait besoin. Mais elle ne savait pas ça, ce qu’Haroldmettait en branle si soudainement, d’où venait cetteagitation profonde qui la tenait jour et nuit en éveil ? Nitoutes ces larmes qui coulaient doucement comme lesang d’une blessure très profonde.

QUI J’AI AIMÉ

16



« Sa voix jeune et rigolarde parvenait intacte à mesoreilles dans ce gîte où je m’étais réfugiée pour écrire,seule au milieu des bois. Saint-Martin-en-Haut, à800 mètres au-dessus de Lyon. Il m’a dit : “Je suisHarold, je ne vous dérange pas?” Je lui ai dit où j’étaiset ce que je faisais, et il a murmuré : “Je vous envie !”Alors je lui ai parlé des arbres que je voyais, des vaches,des ânes et encore des arbres. Il écoutait. Je lui ai ditque je marchais dans les feuilles mortes toute lajournée, et que je ramassais des colchiques. C’était l’au-tomne. Il a dit : “Vous marchez seule?” “Oui, seule. Jene fais pas de bruit sur les sentiers, les chasseurs nem’entendent pas venir, ils m’ont dit qu’il fallait qu’onme voie, que je mette un bonnet rouge. Ça ne me vapas, les bonnets, surtout rouge, noir ou marron encore,mais rouge, vraiment pas ça. Ils m’ont dit alors chantezfort, on vous entendra si on ne vous voit pas !” Il a dit :“Qu’est-ce que vous avez fait alors ?” “J’ai acheté un

17



bonnet rouge et j’ai fredonné des bribes de chansons etpuis c’est devenu n’importe quoi, de l’improvisation…comme au volant quand on roule. J’ai chanté fort, unequestion de survie. Et un rythme s’impose en douce.C’est notre rythme.” Il écoutait toujours… “Je chante si fort que les vaches à mon passage tournent vers moileur grosse tête.” “Je suis comme les vaches, a-t-il dit,j’aime vous entendre…” Un poil de moquerie dans lavoix, et cette attention à mes mots qui m’alerte. J’auraispu continuer à parler des châtaignes brillantes, des val-lées anciennes dans ces contreforts du Massif central,des maisons en pierres dorées construites comme desforteresses, et des tricycles au milieu des cours, avec lespetites bottes mêlées aux grandes à la porte des fermes.Des sentiers en dévers, qui traversent les bois et leschamps. De Lyon et ses banlieues en bas, avec tout aufond, veillant de loin sur ces vallons, les formidablessommets des Alpes. Mais à mes pieds il y avait toutesces pommes abandonnées sous les pommiers, dans les fossés. Et je ne sais pas ce qui m’a pris ni pourquoije lui ai dit : “Vous savez, Harold, je suis comme cespommes un peu moisies sur le chemin, elles sont là,trompeuses quand on les voit de loin. Elles ne pèsentpas sur l’herbe et n’ont pas commencé d’être prises parla terre, mais si vous y goûtez, l’odeur forte un peufumée qui émane de leur chair trop moelleuse est sin-gulière. Une texture inconnue, due à la macération des choses vivantes. Ni morceaux de pommes cuites,

QUI J’AI AIMÉ

18



ni tranches fines grillées sur la pâte, et surtout pas compote. Le promeneur s’affole, qu’a-t-il mis dans sabouche? Au fond de sa gorge il aura toujours le goût decette bouchée putride.”

Je ne savais rien de lui, il ne savait rien de moi, j’aientendu un petit rire doux, et il m’a dit : “Est-ce quevous pourriez vivre encore avec quelqu’un ?” Énormesilence. Il précise enfin : “Avec un jeune homme, moipar exemple ?” Il se foutait de moi, c’était bien fait,qu’est-ce que j’avais cherché à lui dire avec ces histoiresde pommes ! Mais ça n’était pas pour rire, ça s’enten-dait à sa voix. C’est à ce moment que j’ai été prise.Savait-il seulement de quoi il parlait ? De quoi il meparlait à moi qui bricolais ma vie de femme “ libre”depuis tant d’années? Ma voix s’enroulait autour de lasienne comme on grimpe à une corde pour sortir d’untrou. Je tremblais rien qu’à me souvenir de ce quec’était que de dormir près d’un homme qu’on aime. Uneautre tête sur l’oreiller, un souffle tout près dansl’oreille. Je me représentais l’amour roulé en boule aucreux de mon lit, l’amour jeune et moite, sans défail-lance. Et ensuite les corps apaisés, glissant dans la nuit.Toute cette joie ! Mais je n’ai pu dire que ça : “Vousrêvez, Harold, ou peut-être que vous êtes shooté? Je neveux plus vivre avec personne, je veux juste marcher etécrire. Vivre avec un homme ça prend trop de temps,chez moi, ça prend tout, alors avec un jeune homme!”et j’ai émis un rire désastreux. “Vous mentez ! Gardez

QUI J’AI AIMÉ

19


vos lieux communs pour vos élèves… Si vous me faitesla leçon je raccroche !” Il était furieux que je lui parlecomme à un enfant. Comme une prof qui ne voit pasl’élève au fond de la classe, qui veut éviter à tout prix leregard qui la caresse. À aucun moment surtout, n’ac-corder la moindre attention, car dans ces yeux-là, il n’ya pas seulement la violence qui ébouillante mais la douceur qui incite à oublier toute retenue.»

Plus tard, elle lui avait dit un soir où il lui rappelaitque tout avait commencé entre eux avec cette histoirede pommes : «Sans vos mots, j’aurais poursuivi ce tra-vail d’adhésion parfaite avec le creux de la terre sousmoi. Vous m’avez ramassée, vous auriez pu me garderlongtemps au fond de votre poche au chaud contrevotre queue si belle, mais au lieu de ça…»

QUI J’AI AIMÉ

20



«5 juillet 2001. Beaubourg. Fin de journée. Un beauvisage bien structuré, de brun. Il marche doucementvers moi, une haute silhouette, une belle carrure, pastout à fait redressée. Des yeux rieurs, une façon de seprésenter très discrète. Des cheveux fins, un peu rétifsd’un brun doux. “Vous êtes Catherine?” Avec un souriremal assuré mais bordé de fossettes, des lèvres ni mincesni épaisses au contour parfaitement dessiné. Un longrouleau en carton dépasse de son sac à dos ouvert pleinde feuilles de papier, il met une main sur mon épaule etse penche pour m’embrasser sur les deux joues. Fin dejournée, air tiède, lumière dorée. On s’installe dans cesgenres de fauteuils Cinna cuir et acier, en quinconce,évitant ainsi le face à face qui ne ménage aucune issue.Il pose son sac à dos noir par terre. On ne se dit rien.Son corps massif se cale comme il peut dans le fauteuilétroit. Ses yeux partent en l’air, les miens cherchent àles attraper. J’y arrive juste une fois. Ses mains joliment

21


charpentées sont posées paume ouverte sur sa bra-guette, ses grandes jambes écartées, comme les garçonsd’aujourd’hui, à l’aise dans ses larges pantalons, offert.Je vois cette étoffe qui fait des plis, flottement, alerteimmédiate entre mes cuisses, comme jamais. Lui sanscesse bat des paupières, baisse la tête vite vite, les lèvressont distendues par un sourire constant, je regardeencore les mains, chaque mouvement des jambes, mêmele plus imperceptible me tire l’œil, je dois être vigilante,qu’est-ce que j’ai ? Je le désire d’un coup, brutalement,sans chichis comme j’imagine que les hommes ontenvie des femmes. Je pose sur la table le livre dont jelui ai parlé, Nadja de Breton, et je lui lis le passage oùelle croit voir les fenêtres s’embraser place Dauphine. Ilm’en a apporté un aussi, du philosophe Jankélévitch,L’Ironie, un petit livre rouge, qu’il ouvre aussitôt en s’excusant, la page est marquée, la phrase soulignée :“Hélas pourquoi ne peut-on à la fois être raisonnable etardent ?” Je souris, il me dit : “Vous me trouvez ridi-cule ?” Non, non ! On se tait. Il sourit tout le temps.Comme c’est doux ! Il avance sa main pour prendreNadja. Ne touche pas la mienne. On se lève, on se cognedans les tables, on a peur, je dis on, mais pour lui jen’en sais rien. On se reverra? Il dit que oui. »

QUI J’AI AIMÉ

22



qui j’ai aimÉexcerpts.numilog.com/books/9782020908191.pdf · du mÊme auteur intime connexion...

Documents