portrait des processus d'information interpersonnels (pip
TRANSCRIPT
©Pierrot Péladeau, 2010
Portrait des Processus d'Information InterPersonnels (PIP)
pour analyse et communication sociales, légales et éthiques
Communication à la conférence Legal IT 4.0 — Droit + Technologies de l'information
Montréal, 26 et 27 avril 2010
Association du Jeune Barreau de Montréal
Pierrot Péladeau Chercheur invité à Communautique
Membre du Laboratoire Éthique et vieillissement du Centre recherche de l'Institut universitaire de
gériatrie de Montréal
Chercheur associé au CEFRIO
Spécialiste en évaluation sociale de systèmes d'information interpersonnels
1. Introduction
Quoiqu'inscrite dans la section « Vitrine technologique » du programme de la
conférence, cette présentation ne porte pas sur une application logicielle. Encore moins
sur un produit commercial. Elle traite plutôt de l'élaboration d'une méthode dont le
mode d'emploi et certains outils seront disponibles en accès libre et gratuit.
Cette présentation vise donc deux objectifs.
Le premier objectif est d'exposer brièvement les expériences et la démarche qui ont
conduit à l'élaboration d'une méthode de modélisation des processus d'information qui
a été éprouvée avec succès à deux fins complémentaires, à savoir :
a) analyser, évaluer et gérer les questions légales, sociales et éthiques que
soulèvent des systèmes d'information ou de transaction interpersonnels; et
b) faciliter la communication entre les acteurs d'un tel système ou d'une telle
transaction :
d'abord entre ceux impliqués dans sa conception et son opération; et
avec ses usagers, y compris ceux avec faible littératie ou faible
connaissance de l'informatique.
Le second objectif de cette présentation est d'inviter les intéressés, non seulement à
s'approprier cette méthode, mais également à participer à une communauté de
2
praticiens intéressés par l'analyse, l'évaluation et la communication sur les systèmes
d'information ou de transaction interpersonnels.
2. Grandes lignes de la méthode PIP
Commençons d'abord par une remarque d'éclaircissement. Manifestement, Portrait des
Processus d'Information InterPersonnels (ou méthode PIP) est une méthode qui se
montre utile pour la mise en œuvre de normes de protection des renseignements
personnels. Elle est également pratique pour la réalisation d'une « évaluation des
facteurs relatifs à la vie privée » (privacy impact assessment).
Cependant, les visées de PIP sont nettement plus étendues, à savoir, ultimement :
favoriser une maitrise sociale de nos informations et de nos outils numériques;
et
faciliter la démocratisation des sociétés de l'information
à travers une compréhension plus exacte et aisément partageable de comment nos
relations interpersonnelles sont supportées par le maniement d'informations.
En termes pratiques, PIP est une méthode d'analyse et de communication sociales qui
peut, entre autres, servir à l'analyse et à la communication légales (tout comme elle
peut servir les mêmes fins dans d'autres domaines comme l'éthique ou la gestion de
l'information). Lorsqu'employée par les juristes, cette méthode permet de prendre en
compte, non pas seulement les normes spécifiques de protection des renseignements
personnels, mais bien l'ensemble des normes impliquées dans les interactions entre
personnes supportées par un maniement d'informations.
Concrètement, PIP facilite l'identification de :
tout maniement d'informations supportant une interaction interpersonnelle
(peu importe si ces informations :
o sont à caractère personnel ou non, et si oui,
o portent sur des personnes physiques identifiables [« renseignements
nominatifs »] ou non);
toutes les interactions entre toutes les personnes impliquées dans ce maniement
d'informations
(peu importe si ces personnes :
o sont physiques ou morales, et
o quelques soient leurs statuts et rôles eu égard à ce maniement); et
enfin;
3
toutes les normes impliquées dans une interaction supportée par le maniement
d'informations
(peu importe la fin poursuivie par cette norme ou la source de celle-ci).1
Figure 1 : Les normes applicables aux processus d'information interpersonnels dépassent
largement celles généralement associées à la protection des informations personnelles
Ce caractère global de la méthode explique pourquoi nous l'avons dénommée Portrait
des Processus d'Information InterPersonnels en recourant à des termes génériques
comme « processus » et « interpersonnels » pour décrire ses objets. Par une telle
dénomination, nous visons, entre autres objectifs, à éviter la confusion avec les
concepts spécifiques à la protection des renseignements personnels qui s'appliquent
surtout à des « dossiers » ou « fichiers » (plutôt qu'à la totalité des processus comme le
fait PIP) ainsi d'informations ou renseignements à caractère essentiellement
« personnels » et « nominatifs » (plutôt qu'à toutes formes d'informations impliquées
dans une relation interpersonnelle).
1 J'aborde plus avant la question de l'ensemble des normes impliquées dans les processus d'information
interpersonnels dans « Par delà la vie privée : ce que tout juriste devrait savoir sur les applications des
technologies de l’information et des communications concernant les personnes physiques », in Actes de la
XIVe Conférence des Juristes de l’État. Cowansville, Québec : Les Éditions Yvon Blais, 2000, 133-148.
Version en ligne : http://pierrot-peladeau.net/fr/relations/ecr/ecr2
4
3. Intérêt pour les juristes
PIP se présente donc aux juristes comme un instrument d'analyse sociale préalable à
l'analyse légale elle-même. Quant à son utilisation légale comme telle, cette méthode
permet de prendre en compte l'ensemble des normes impliquées dans les interactions
entre personnes supportées par un maniement d'informations. Pour arriver à ce
résultat, PIP aide notamment à structurer une identification systématique de :
quelles personnes (physiques et morales) interagissent avec quelles autres
personnes (physiques et morales);
quels maniements de quelles informations portant sur quoi ou sur qui
produisent quels résultats à l'égard de qui;
quels rôles, légaux ou de facto, ces personnes jouent entre elles; et
quelles relations interpersonnelles effectives s'établissent entre ces personnes à
travers le maniement d'informations.
Une fois ce contexte établi, PIP permet alors de systématiser l'identification des normes
légales et paralégales (tels des standards techniques, des règles logicielles, etc.) qui
s'appliquent ou non aux :
rôles légaux ou de facto joués par ces personnes;
informations produites et maniées;
maniements
effectués sur ces
informations;
relations
interpersonnelles
légales ou de facto
s'établissant entre
les personnes à
travers ces
maniements; et
décisions ou actes
posés à travers ces
maniements ou
résultants de ceux-ci.
Par l'établissement de ces éléments, PIP offre aux juristes une base solide à leurs
analyses et communications légales ainsi qu'à une éventuelle réflexion plus large sur les
questions sociales et éthiques soulevées.
Figure 2 : Normes applicables aux rôles effectivement
joués par les acteurs
5
4. Pourquoi un modèle visuel
Dans les années 1990, plusieurs discours répandus ont proclamé que nous vivions dans
une époque de dématérialisation des activités et productions humaines. D'un strict
point de vue informatique, cette affirmation est carrément erronée. En réalité, nous
assistons, au contraire, à une matérialisation sans précédent des rapports
interpersonnels. En effet, les technologies numériques occasionnent une médiatisation
sans cesse plus grande de ces rapports à travers des objets physiques, à savoir :
des informations et des programmes (dont les supports matériels, loin d'avoir
disparu, ont simplement passé à des échelles microscopiques); et
des machines (toujours aussi tangibles et de plus en plus omniprésentes).
En principe, une telle matérialisation devrait grandement faciliter l'identification de ces
rapports interpersonnels, leur reconstitution et leur examen. En principe, il suffirait de
suivre pas à pas les manifestations physiques des flux d'informations et du déroulement
des processus en cause.
En pratique cependant, on assiste à l'exact inverse : ces rapports interpersonnels
apparaissent plus difficiles à reconnaitre et comprendre. Étonnamment, beaucoup
d'organisations méconnaissent encore leurs propres processus et parfois même quelles
sont exactement les informations qu'elles manient. Et généralement, cette
méconnaissance est encore plus grande parmi les individus qui sont les sujets mêmes de
ces informations et processus.
Ce paradoxe apparent tient au fait que :
la majeure partie des processus se déroulant au sein des machines et entre elles
échappent à la perception directe des sens humains; et
les connaissances relatives à ces processus sont souvent éparpillées, ésotériques
(pour autant qu'elles aient été produites pour commencer).
Les conséquences d'une telle méconnaissance peuvent être sérieuses, entre autres sur
le plan juridique.
6
4.1 Premier exemple : méconnaissance de l'existence même d'informations dans la
cause Directron Média
L'exemple le plus flagrant de méconnaissance dont je fus témoin fut l'audition de la
cause Directron Média inc. c. Inspecteur général des institutions financières.2 Le
différend impliquait une entreprise commerciale privée qui désirait obtenir une copie
du Fichier central des entreprises (FCE) maintenu par l'Inspecteur général des
institutions financières. L'audition a duré deux longs jours. Pourtant à son terme, il
apparaissait que les témoins et les avocats des deux parties avaient tout ce temps décrit
et discuté d'un système d'information qui n'était pas celui qui existait en réalité.
En effet, contrairement à ce qu'ils avaient présenté, le FCE ne contenait pas seulement
que des copies des informations recueillies sur formulaire d'inscription règlementaire
(typiquement : les individus A, B, C, D et E sont les administrateurs de l'entreprise X -
ensemble que nous désignerons ici comme « fiche d'entreprise ») de nature publique
selon la Loi concernant les renseignements sur les compagnies.3 En fait, le cœur du FCE
était une base de données relationnelle qui détenait aussi physiquement (ce fait est
légalement important ici) d'autres informations non mentionnées sur le formulaire
prévu en vertu de la Loi concernant les renseignements sur les compagnies. Cette base
de données incluait, notamment, des ensembles que nous désignerons ici comme des
« fiches d'individu » explicitant que l'individu C est administrateur des entreprises X, Y et
Z. La même base incluait également ce que nous désignerons comme des « fiches
d'adresse » explicitant que telle adresse est celle de telles entreprises et tels
administrateurs.
Évidemment, le fait que des informations ne soient pas mentionnées dans une loi ou un
formulaire règlementaire ne signifie pas qu'elles n'existent pas.
Dans ce cas du FCE, la réalité d'une large proportion des informations qu'il contenait
n'avait apparemment pas été perçue, ni par les représentants de l'organisme public qui
les détenait, ni par ceux de l'entreprise qui comptait pourtant les vendre avec profits. Or
l'existence matérielle de ces informations entrainait des effets légaux importants. Par
exemple, le caractère public ou confidentiel des informations des « fiches d'individus »
n'était pas décidé par les normes particulières de la Loi concernant les renseignements
sur les compagnies puisque ces informations n'y sont pas mentionnées. En
2 [1990] C.A.I. 171 (89 0 36). Version en ligne :
http://www.cai.gouv.qc.ca/07_decisions_de_la_cai/01_pdf/jurisprudence/890236ju.pdf
3 L.R.Q., c. R-22
7
conséquence, cette question relevait donc d'autres normes d'application générale, à
savoir ici, celles de la Loi sur l’accès aux documents des organismes publics et sur la
protection des renseignements personnels.
Pourtant une simple description détaillée du contenu de la base de données aurait pu
éviter ce quiproquo et de longues heures d'auditions stériles puisque ne portant pas sur
le bon objet.
4.2 Second exemple : les processus alimentés par les fichiers de renseignements sur
les locataires.
Par delà de l'existence ou non d'informations, il y a aussi la question de la nature des
processus auxquels celles-ci participent. Ici, le cas qui m'a le plus marqué a été mon tout
premier travail d'évaluation de systèmes d'information interpersonnels : une étude sur
les fichiers de renseignements sur les locataires effectuée en 1982.
À l'époque, quatre associations québécoises de propriétaires de logements locatifs et
quelques entreprises commerciales canadiennes offraient des services de
renseignement sur les locataires ou d'agence de logement. Étudiant en droit à l'époque,
j'avais décidé d'en faire le sujet d'un travail de recherche juridique appliquée.
Spontanément, des juristes estimaient que ces fichiers soulevaient surtout la question
de l'application des principes de respect de la vie privée et de la réputation des
personnes prévus sous l'application du Code civil du Bas-Canada et dans la Charte des
droits et libertés de la personne du Québec.4 Fort de ce consensus et des faits
publiquement connus, j'aurai donc pu réaliser alors une évaluation légale à partir d'une
recherche en bibliothèque de droit. Cependant, j'ai plutôt décidé d'enquêter d'abord sur
ces fichiers se trouvant à Montréal, Saint-Jérôme, Québec et Halifax.
J'ai alors découvert que ces services d'information étaient très différents les uns des
autres sur les plans de leurs objectifs, des types d'informations produites, des types de
traitements effectués ainsi que des décisions qu'ils permettaient de prendre à l'égard
des locataires. En conséquence, la discussion de leur légalité touchait donc à des normes
et institutions très diverses, souvent éloignées de celles relatives au respect de la vie
privée et de la réputation (ou même des normes de protection des renseignements
personnels qui s'appliquent aujourd'hui à de tels maniements d'informations
personnelles).
4 Code civil du Bas-Canada (C.c.B.C) et Charte des droits et libertés de la personne du Québec, L.R.Q., c. C-
12, a. 4 et 5.
8
Une illustration parmi plusieurs : moins de quatre mois après la publication de mon
rapport de recherche, l'Assemblée nationale du Québec adoptait une première vague
d'amendements législatifs qui, notamment, interdisaient de discriminer dans le
logement sur la base du fait qu'une personne a exercé des recours prévus par loi.5 En
effet, l'objectif de certaines listes noires avait été d'entraver la mise en œuvre de la
nouvelle Loi sur la Régie du logement en dissuadant les locataires d'y recourir.6 Les
mêmes amendements ont aussi interdit la discrimination du fait qu'une personne a un
enfant ou est enceinte (comme certaines agences de logement le faisaient pour
différents types de candidats locataires filtrés en fonction de critères préétablis par le
propriétaire client). Jamais une discussion légale abstraite ne serait arrivée à de tels
constats, ni n'aurait entrainé de tels effets.
Cette expérience a ancré chez moi l'idée de la nécessité d'une compréhension détaillée
d'un maniement d'informations et de ses dimensions sociales comme préalable à toute
tentative d'évaluation légale, sociale ou autre. Car si on comprend mal qui sont les
acteurs interagissant comment à travers quelles informations, il devient hasardeux
d'identifier correctement les normes et principes applicables, et donc les implications
sociales, légales et éthiques.
4.3 Avantages d'une schématisation visuelle des processus
Les systèmes d'informations sont des dispositifs de plus en plus compliqués devant
s'embrayer avec des réalités sociales multiples et complexes. Or, le fait qu'une part
grandissante des processus d'informations s'avère inobservable à l'œil nu permet aux
perceptions de prendre aisément le pas sur les faits. Car souvent, la compréhension des
intéressés ne peut reposer que sur ce que fournissent les formulaires et modes d'emploi
pratiques, les textes contractuels et règlementaires, les métaphores et les raccourcis
explicatifs, les arguments promotionnels ou les discours officiels.
Dans un tel contexte, le recours à des modèles visuels facilite la compréhension. Un
schéma, tel un de flux d'information ou de déroulement de processus d'affaires,
constitue déjà une proposition vérifiable. Ce schéma peut être confronté à la
documentation disponible, au comportement des dispositifs ou aux connaissances des
informateurs clés. Les règles strictes de composition des schémas forcent à ne retenir
5 Cette disposition est devenue l'article 1899 du présent Code civil du Québec, L.R.Q. c. C-1991.
6 L.R.Q. c. R-8.1.
9
que certains éléments essentiels seulement, mais tous ceux-là de manière
systématique, rigoureuse et exhaustive.
J'ai donc très tôt utilisé diverses formes de schémas dans le cadre d'activités
d'évaluation. Cependant, ma pratique sur le terrain ainsi que certains travaux
théoriques m'ont progressivement amené à considérer la nécessité d'un modèle visuel
spécifique pour le travail d'analyse sociale, légale et éthique de processus d'information
interpersonnels. 7
5. La genèse de PIP
5.1 Un système de prévention de l'accès illégal aux médicaments d'ordonnance
Ma première tentative d'élaboration d'un modèle visuel spécifique à l'analyse sociale,
légale et éthique eut lieu en 2000-2001. Elle a été réalisée dans le cadre d'un mandat
d'évaluation d'un système de prévention de l'accès illégal aux médicaments
d'ordonnance. Le contexte était celui d'un projet de rehaussement technique du
système ainsi que son élargissement à une nouvelle classe de médicaments. Or depuis
sa création quinze ans auparavant, ce système avait été un constant objet de
controverse entre les membres du conseil d'administration de l'ordre professionnel qui
le gérait ainsi que les milliers de professionnels de la santé impliqués par son utilisation.
L'organisme m'avait donc demandé d'évaluer le système existant et de trouver
éventuellement des solutions aux conflits.
Pendant ses quinze ans d'existence, le système d'information avait fait l'objet de
nombreux débats internes et de plusieurs avis juridiques. Il avait en outre été l'objet
d'une enquête de la section de surveillance de la Commission d'accès à l'information
ainsi qu'une décision de sa section de juridiction. Enfin, le système avait été l'objet de
deux enquêtes du coroner du fait qu'il n'avait pu prévenir certains décès par suicide à
l'aide de médicaments.
Or, au moment d'entreprendre la réalisation de mon mandat, il m'a fallu constater qu'il
n'existait aucun document décrivant exactement le fonctionnement le système. Aucun.
7 J'aborde plus en détail les avantages et inconvénients des modèles visuels existants dans « La
modélisation visuelle des systèmes d’information en santé pour leur gestion administrative, légale, sociale
et éthique », in L’informatique de la santé dans les soins intégrés : connaissances, applications, évaluation.
Actes des 9e Journées Francophones d’Informatique Médicale. Sherbrooke, Société Québécoise
d’informatique Biomédicale et de la Santé (SoQibs), 2003, 297-308. Version en ligne : http://pierrot-
peladeau.net/fr/relations/ecr/ecr1.
10
Depuis quinze ans, l'ordre professionnel, ses administrateurs, des milliers de
professionnels de la santé de divers champs de pratique, des avocats, une commission
et des coroners avaient débattu et décidé à propos de ce système d'information que sur
la base d'indications fragmentaires et de perceptions.
Or, une démarche crédible d'évaluation exigeait la production d’une description du
système suffisamment détaillée, précise et objective pour être considérée comme
avérée par toutes les parties en cause. J'ai donc requis d'enquêter sur les différents
processus d'informations supportés par ce système afin d'en produire une toute
première description détaillée. Le document final comprenait 22 séries de schémas
(dont quatre s’étendant sur plus de deux pages) accompagnant des textes descriptifs.
Cet exercice fut pour moi l'occasion de jeter les bases un nouveau modèle visuel.
Pourquoi nouveau? Parce que les différents modèles déjà utilisés en informatique, aussi
pertinents soient-ils,
s'avèrent souvent erronés
d'un point de vue social et
légal.
Par exemple, dans le cas
du système de prévention
de l'accès illégal aux
médicaments, un modèle
de données aurait identifié
que les principales entités
personnelles étaient des
« professionnels de la
santé » et des « patients ».
Une telle catégorisation
était conforme au modèle canadien de données de santé de l'époque.8
Dans un modèle de cas d'utilisation, les « patients » disparaissent puisqu'ils ne sont pas
des utilisateurs directs du système. On se retrouve donc uniquement avec des
professionnels de la santé informant d'autres professionnels à travers le système
d'information.
8 Working Group 1 (Health Information Model) of the Partnership for Health Informatics/Telematics.
Conceptual Health Data Model v2.3. Ottawa, Canadian Institute for Health Information, mars 2001.
Figure 3 : Comparaison entre les réalités mise en
évidence par différents modèles visuels
11
Par contre, une analyse proprement sociale révèle que le système mettait bien en
présence des « professionnels de la santé » et des « patients ». Cependant, à certains
moments la relation interpersonnelle effective s'établissait plutôt entre des individus
agissant comme informateurs ou agents de détection et de prévention d’infractions à la
loi, d'une part, et des individus suspects ou présumés avoir commis des actes illégaux
pour obtenir des médicaments, d'autre part.
Or, c'était précisément là où se trouvait la source principale de conflit. Là aussi où se
trouvait la solution, non seulement de la controverse, mais également de l'inefficience
du dispositif à prévenir les suicides à l'aide de médicaments légalement obtenus. En
effet, les processus qui déclenchaient des demandes d'interventions auprès des
professionnels de la santé étaient fondés, non pas sur une logique clinique, mais plutôt
sur une logique légale d'application de dispositions du Code criminel relatives,
notamment à l'obtention frauduleuse de médicaments d'ordonnance.
Le bénéfice immédiat de ce portrait des processus d'information interpersonnels fut
bien sûr d'offrir pour la première fois aux intéressés un document donnant une vue
d’ensemble du système et une description détaillée des processus qu’ils supportent.
Même une employée dont la fonction exclusive depuis plus de dix ans avait été
l’opération du système a affirmé en avoir appris sur son fonctionnement. Par exemple,
elle a découvert, comme son organisme, que l’application des règles d’épuration des
dossiers patients inactifs des professionnels participants entrainait l’élimination
systématique d’avertissements pourtant officiellement toujours en vigueur.
5.2 Un entrepôt de données de recherche
J'ai effectué une expérimentation subséquente dans le cadre des travaux d'un comité
sur les questions d'éthique, de confidentialité et de protection des renseignements
personnels d'un projet d'entrepôt de données médicales aux fins de recherches. Je
siégeais à ce comité. Des concepteurs de l'entrepôt de données participaient à ce même
comité. Ils avaient amplement l'occasion de nous parler en détail des différentes
composantes du dispositif.
Après plusieurs mois de travail de notre comité, j'ai testé la représentation que nous en
avions collectivement en produisant un modèle PIP. Il s'agissait d'un schéma sommaire,
au niveau de survol le plus élevé et simplifié des processus, sans traiter des relations
interpersonnelles. Nous nous sommes alors rendu compte que pas moins du tiers des
processus prévus par le projet d'entrepôt n'avait pas été explicité. Ces processus avaient
donc échappé jusque-là à notre analyse et notre discussion.
12
De telles expériences
démontrent la nécessité
d'un travail minutieux de
documentation des
relations
interpersonnelles
médiatisées par
l'informatique ainsi que
la grande utilité de la
modélisation visuelle des
processus pour ce travail.
6. Description sommaire de PIP
La syntaxe générale du modèle cumule deux types de portraits (ou schémas).
Le premier type décrit le déroulement des processus d'information étudiés. En d'autres
mots, ces portraits décrivent les maniements matériels d'informations : quelles
informations sont produites, stockées, communiquées et traitées pour produire quels
résultats.
Le second type de portraits décrit plutôt les relations interpersonnelles supportées par
un processus ou une portion de ce dernier. En d'autres mots, ces portraits s'attardent
plutôt à identifier qui sont les personnes impliquées dans ces maniements ainsi que
quels rôles jouent-elles chacune en regard des informations et des autres personnes.
L'expérience a montré qu'afin de bien distinguer ces deux types de portraits et de
réalités, il est préférable que la production des schémas recourt à des pictogrammes
distincts.
Précisions ici que la méthode PIP n'est pas normative quant à quels pictogrammes
doivent être employés. Tout particulièrement lorsqu'il s'agit de communications et de
vulgarisation, chaque utilisateur pourrait utiliser des pictogrammes adaptés au secteur
d'activités, aux références culturelles des destinataires ainsi qu'à la signature graphique
propre à l'organisation émettrice.
Figure 4 : Portions de processus (en haut en rouge)
révélé par la modélisation visuelle
13
Ceci dit, pour des fins de
recherche et
développement de PIP,
nous recourons
aujourd'hui à deux
banques distinctes de
pictogrammes génériques
libres d'accès.
Pour les descriptions de
relations entre les acteurs,
nous employons PIP-L
(Portrait des Processus d'Information InterPersonnels - Langage; acronyme qu'on peut
prononcer comme le mot « people »). Ce système pictographique ad hoc a été
développé en collaboration avec Communautique et la designeure industrielle Caroline
Cyr.9
Ensuite, pour les
descriptions des processus
eux-mêmes, nous
employons PICOL (PIctorial
COmmunication
Language). Ce système
pictographique développé
à l'Université des Sciences
appliquées de Mayence,
en Allemagne, pour la
description de systèmes
de communications
électroniques.10
9 PIP-L : http://pierrot-peladeau.net/fr/pip-pip-l
10 PICOL : http://picol.org/about.php
Figure 5 : Pictogrammes de bases de PIP-L
Figure 6 : Échantillon de pictogrammes PICOL
14
7. Utilisation de PIP pour la communication et la vulgarisation
7.1 Besoins croissants de communications sur les processus
Par delà des besoins en matière d'analyse, et d'analyse juridique en particulier,
s'accroissent les besoins pour la réussite de communications relatives aux processus qui
s'avèrent aisément compréhensibles par les intéressés. En effet, les processus découlant
de l'application d'une loi ou d'un contrat sont de plus en plus informatisés. Ces
processus sont même de plus en plus autoadministrés par diverses parties impliquées;
donc de moins en moins pris en charge par des commis ou des professionnels chargés
de la tenue de dossiers ou de comptes. Ainsi, au lieu de former quelques dizaines ou
centaines d'employés sur des processus souvent compliqués, nous nous retrouvons avec
des milliers, voire des millions d'utilisateurs qui apprennent généralement à s'en servir
sur le tas. La qualité de la communication auprès de ces utilisateurs est donc cruciale à
la bonne performance des processus.
Les juristes qui conseillent ces organisations ou ces utilisateurs ont eux-mêmes besoin
de bien comprendre ces processus pour en faire l'évaluation légale et les expliquer. Or
comme nous l'avons déjà vu, la documentation disponible en offre souvent une pauvre
explication et plusieurs conflits surgissent du seul fait de perceptions divergentes.
En outre, comment expliquer correctement ces processus et leurs implications légales
auprès des citoyens qui se l'autoadministrent alors qu'au Canada, 48 % des adultes
peuvent difficilement lire un simple texte suivi, et donc encore moins un écrit technique
ou légal. Cela sans compter que plusieurs demeurent encore peu familiers avec
l'informatique ou, malgré une certaine familiarité, ont de la difficulté à décoder le
fonctionnement d'un dispositif électronique?
L'emploi de représentations visuelles constitue un moyen, parmi d'autres, afin de
faciliter cette communication.
7.2 Exemple de l'explication du vote dans le système électoral
En 2009, nous avons expérimenté avec Communautique et des organismes en
alphabétisation l'utilisation de schémas PIP auprès de groupes de personnes à faible
littératie ou à faible familiarité avec l'informatique.11 Nous avons réussi grâce à ces
11
Projet « Découvrir la société de l’information à travers nos informations personnelles » financé par le
Conseil canadien de l'Apprentissage : http://www.communautique.qc.ca/projets/projets-actifs/ateliers-
appropriation.html
15
schémas, non seulement à expliquer certains processus, mais aussi un certain nombre
de concepts de base pour comprendre notre société de l'information. L'exemple
présenté ici est celui de l'explication du vote dans le système électoral canadien et
québécois à partir de ses fondements informationnels. Parmi les participants, il y eut
quelques immigrants
étrangers en apprentissage
du français. Nous nous
sommes alors rendu
compte de combien ce
mode d'explication pouvait
être compréhensible pour
des personnes totalement
non familières avec notre
système électoral.
Notons que les schémas
qui suivent ne sont qu'une
suite de portraits de
relations interpersonnelles. Nous n'avions pas besoin de recourir à des portraits de
processus comme tels pour décrire le système électoral.
Nous avons amorcé
l'explication en prenant
l'objet informationnel
destiné à être manié
directement par les
citoyens : le bulletin de
vote. Tout d'abord, nous
avons fait porter l'attention
sur le fait que chaque ligne
du bulletin parle d'un
individu, dument identifié,
qui se porte candidat à la
fonction de député et que
cet individu est membre ou
non d'un parti, lui aussi dument identifié le cas échéant.
Figure 7 : Relations interpersonnelles de la candidature
Figure 8 : Relations interpersonnelles entre candidatures
16
Ensuite que le bulletin de
vote présente une liste de
candidats, dument identifiés,
membre ou non de partis,
dument identifiés, qui sont
donc en compétition les uns
avec les autres pour le vote
de chaque personne apte à
voter.
Au moment du vote, la
personne qui vote indique
son choix parmi les candidats
inscrits au bulletin. Ce vote
est anonyme et l'électeur
demeure généralement non
identifiable (information
personnelle anonyme et
généralement non
nominative)12.
Si les votes individuels sont
anonymes et non
identifiables, la compilation
de ceux-ci permet de
déterminer combien de
votes de l'électorat d'un
comté dument identifié ont
été accordés à chaque
candidature. La personne candidate ayant reçu le plus de votes remporte l'élection et
devient alors député de la population de ce comté.
L'ensemble des députés élus compose l'Assemblée législative responsable de l'adoption
des lois. Ces lois ainsi que d'autres décisions devant être prises par vote, une relation de
12
Il existe des cas de figures comme celui où, par exemple, tous les électeurs d'une même boite de scrutin
ayant voté identiquement, les bulletins toujours anonymes révèlent quand même au grand jour le vote de
chacune des personnes inscrites comme ayant ont voté, donc identifiables.
Figure 10 : Relations interpersonnelles dans le vote
Figure 9 : Relations interpersonnelles dans l'élection
17
compétition demeure
entre les députés et partis.
Enfin, selon la tradition
parlementaire britannique,
le parti ou le groupe de
parlementaires disposant
du plus grand nombre de
députés à l'Assemblée
législative est
généralement le premier à
se faire offrir de former un
gouvernement chargé de la
direction politique des affaires
de l'État ainsi que de son
administration publique.
7.3 Exemple de l'explication de la place du consentement dans des dossiers patients
Le second exemple est un exercice sur l'importante question du consentement ou non à
un maniement d'informations personnelles. Les tableaux qui suivent furent créés pour
un séminaire de spécialistes de la protection des renseignements personnels. Il s'agissait
d'une seconde version de tableaux développés initialement pour une formation donnée
à des intervenants en santé et services sociaux.
Ces deux tableaux comparent le consentement (ou l'absence de celui-ci) dans deux
contextes :
la communication ordinaire d'informations médicales entre deux professionnels
de la santé; et
la communication électronique, telle que proposée par le système Dossier Santé
Québec.
Notons cette fois que les schémas illustrent à la fois les relations interpersonnelles (avec
PIP-L) et les processus (avec PICOL). Ils ne visent pas à décrire l'ensemble des systèmes
impliqués, mais se concentrent essentiellement à rendre visuellement explicite :
la présence du consentement;
l'absence de consentement;
le caractère obligatoire (législatif) d'un ensemble d'opérations; et
Figure 11 : Relations interpersonnelles dans
l'Assemblée législative
18
la possibilité pour le patient de refuser certaines opérations parmi ces dernières
(option de retrait,
dit opting out en
anglais).
Dès le premier coup d'œil,
il n'y a besoin d'aucun mot
pour percevoir
immédiatement que nous
sommes en présence de
deux modes très différents
d'organisation des
communications ainsi que
du consentement.
Dans l'explication du
Dossier santé Québec, le
point le plus critique était la compréhension de l'option de retrait. En effet, l'expérience
avait montré que toute tentative d'explication verbale ou écrite de cette option était
laborieuse. Malgré les détails fournis et les reformulations, l'explication provoque
souvent la confusion chez les destinataires.
Figure 13 : Portrait du consentement à la communication dans Dossier Santé Québec
Par contre, l'image clarifie l'explication en délimitant précisément quel est l'objet de
l'option de retrait et ses effets. Dans ce schéma, nous avons réussi à bien :
Figure 12 : Portrait du consentement ordinaire à la
communication d'informations médicales
19
délimiter l'ensemble des opérations obligatoires à l'intérieur d'un encadré
marqué par la flèche cerclée de vert reprenant le familier pictogramme routier
« direction obligatoire » accompagnée de la mention « Loi » qui précise que
cette obligation est légale;
identifier chacune des opérations obligatoires en les marquant du même
pictogramme « direction obligatoire », plus le pictogramme d'engrenages
(signifiant automatisme), plus le pictogramme « non-consentement »;
signaler la présence d'une option de retrait par un losange de décision entre
« oui » (et pictogramme PICOL « exécution/poursuivre opérations » vert) et
« non » (et pictogramme dérivé de PICOL « annuler » rouge) qui comprend le
mot « option »;
délimiter le sous-ensemble des opérations susceptibles de faire l'objet d'une
option de retrait par un encadré (et donc, à contrario, celles qui ne sont pas
affectées par l'exercice de l'option de retrait).
8. PIP : un chantier prometteur
Manifestement, le recours à la méthode Portrait des Processus d'Information
InterPersonnels facilite la production d'analyses rigoureuses ainsi que l'établissement de
communications intelligibles et non ambigües, notamment sur les dimensions légales.
Cependant, le développement de la méthode et de son utilisation est encore en cours.
Dans un premier temps il faut organiser le transfert et l'appropriation de la méthode.
Nous remercions les organisateurs de cette conférence pour leur invitation qui nous
offre une première occasion de rencontre avec les juristes.
Dans les semaines qui viennent, on retrouvera sur la page PIP-PIP-L13, non seulement
cette présentation, mais ensuite l'accès aux pictogrammes, puis à divers modes
d'emploi et cas types d'utilisations.
Nous allons aussi offrir des formations et de l'accompagnement dans l'utilisation de la
méthode PIP, tout particulièrement dans l'optique d'appropriation qui est au cœur de la
mission de Communautique, notamment par la formation à des formateurs ou des
agents multiplicateurs.
Nous comptons d'ailleurs constituer peu à peu et animer une communauté de pratiques
ainsi que de recherche et développement, notamment sur l'emploi de la méthode PIP à
13
Page sur PIP et PIP-L : http://pierrot-peladeau.net/fr/pip-pip-l
20
des fins de communication entre les acteurs des projets informatique et avec leurs
usagers et personnes concernées. Nous projetons d'ailleurs développer des projets
démonstration critique de concept en situation réelle de l'utilisation de PIP à des fins de
communication.
Nous lançons donc une invitation chaleureuse à tous les intéressés, non seulement
parmi les juristes, mais également toutes les autres catégories de professionnels et
intervenants impliqués dans la conception, le développement et l'opération de systèmes
d'informations ou de transactions interpersonnelles.
Finalement, à plus long terme, nous songeons aussi à développer des ponts
méthodologiques et logiciels avec les pratiques et outils déjà utilisés pour la conception
de systèmes informatiques afin de faciliter l'intégration et l'utilisation de PIP dès les
premiers stades de développement de systèmes visant à supporter une forme ou autre
de relations interpersonnelles.