picasso; the unesco courier: a window open on the world; vol

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Le ^^^ DECEMBRE 1980 3.50 FF A Courrier de l'unesco s m I CM s PICASSO .

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Page 1: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

Le

^^^ *é DECEMBRE 1980 3.50 FF A

Courrierdel'unesco

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I

CM

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PICASSO.

Page 2: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

Portrait de l'artiste

Automne 1906 : Picasso a 25 ans ; sa "Période rose"

s'achève. Bientôt, avec son grand tableau, ¿es demoisellesd'Avignon, et avec le cubisme dont cette toile sera le mani¬feste, il va bouleverser l'art de son temps, ouvrir avec éclatde nouvelles voies à la peinture du 20e siècle. Mais aupara¬vant, il peint ce Portrait de l'artiste ou Autoportrait à lapalette qui préfigure déjà ses Demoiselles d'Avignon, exé¬cutées quelques mois plus tard (on a souligné la ressem¬blance entre les visages des deux figures centrales et celuide cet autoportrait). Ici s'affirme déjà le pouvoir de simplifi

cation et de déformation qui sera un des traits marquantsde son art : tête petite et semblable à un masque, torsepuissant, simplicité de la ligne et des couleurs... Cettefigure a quelque chose de roman ; le peintre venait de ren¬trer â Paris après un séjour dans les Pyrénées catalanes oùl'art roman est si présent et vigoureux. Plein de sérénité etde concentration, le regard reflète l'assurance de l'artisteprêt à se lancer dans la grande aventure, toutes ses facultéstendues dans l'attente de la découverte et du combat. La

révolution picassienne commence.

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Courrierdel'unesco

Une fenêtre ouverte sur le monde

DECEMBRE 198033» ANNÉEPUBLIÉ EN 25 LANGUES

Français Italien Turc MacédonienAnglais Hindi Ourdou Serbo-CroateEspagnol Tamoul Catalan SlovèneRusse Persan Malais ChinoisAllemand Hébreu CoréenArabe Néerlandais Kiswahili

Japonais Portugais Croato-Serbe

Une édition trimestrielle en braille est publiéeen français, en anglais et en espagnol.

Mensuel publié par l'UNESCOOrganisation des Nations Uniespour l'Éducation,la Science et la Culture

Ventes et distributions :

Unesco, place de Fontenoy, 75700 Paris

Belgique : Jean de Lannoy,202, avenue du Roi, Bruxelles 6

ABONNEMENT 1 an : 35 francs français ; deuxans : 58 francs français. Payement par chèque ban¬caire, mandat postal, CCP Paris 12598-48,â l'ordre de : Librairie de l'Unesco, Place de

Fontenoy - 75700 Paris.

Reliure pour une année : 29 francs.

Les articles et photos non copyright peuvent être reproduits àcondition d'être accompagnés du nom de l'auteur et de la men¬tion « Reproduits du Courrier de l'Unesco », en précisant ladate du numéro. Trois justificatifs devront être envoyés à ladirection du Courrier. Les photos non copyright seront fourniesaux publications qui en feront la demande. Les manuscrits nonsollicités par la Rédaction ne sont renvoyés que s'ils sont accom¬pagnés d'un coupon-réponse international. Les articles parais¬sant dans le Courrier de l'Unesco expriment l'opinion de leursauteurs et non pas nécessairement celle de l'Unesco ou de laRédaction. Les titres des articles et les légendes des photos sontde la rédaction.

Bureau de la Rédaction :

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Rédacteur en chef :

Jean Gaudin

Rédacteur en chef adjoint :Olga Rodel

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Edition française :Edition anglaise : Howard Brabyn (Paris)Edition espagnole : Francisco Fernandez-Santos (Paris)Edition russe : Victor Goliachkov (Paris)

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(Dar-es-Salaam)

Editions braille : Frederick H. Potter

Editions croato-serbe, macédonienne, serbo-croate,Slovène : Punisa Pavlovic (Belgrade)Edition chinoise : Shen Guofen (Pékin)

Rédacteurs adjoints :Edition française :Edition anglaise : Roy MalkinEdition espagnole : Jorge Enrique Adoum

Documentation : Christiane Boucher

Illustration : Ariane BaileyMaquettes : Philippe Gentil

Toute la correspondance concernant la Rédaction doitêtre adressée au Rédacteur en Chef.

pages

4 L'AUBE D'UN GÉNIEDu bleu au rose : la traversée de la solitude

par Vitali A. Souslov

11 PICASSO DANS SON SIÈCLE

par Rosa Maria Subirana

13 LES DEMOISELLES D'A VIGNON : UNE RÉVOLUTIONDU REGARD

par Santiago Amon

15 GUERNICA : LE MARTYRE DES INNOCENTS

par Josep Patau i Fahre

18 UN CRI DE COLERE

par Taro Okamoto

20 LA DÉFORMATION, ART DE LA RESSEMBLANCEpar John Golding

23 LA VISION CUBISTE

par Giulio Carlo Argan

29 ITINÉRAIRES AFRICAINS CHEZ PICASSO

par Beseat Kiflé Selassie

32 LES MÉTAMORPHOSES DU TAUREAU

De l'apparence à l'essence

34 LA BELLE ET LES MONSTRES

par Roland Penrose

38 PICASSO SCULPTEUR

par Julian Gallego

41 L'UNIVERS MYTHIQUE DE PICASSO

par Alexandre Cirici Pellicer

47 LE MODÈLE EN QUESTION

Sur quelques portraits 1930-1940par Dominique Bozo

HUIT PAGES EN COULEUR

Notre couverture

Femme assise (Marie-Thérèse Walter), 1937,huile (100x81 cm), musée Picasso, Paris.Au cours des années 1930 et 1940, Picassoexécuta de nombreux portraits de femmes(surtout de Marie-Thérèse Walter, DoraMaar et Françoise Gilot). Dans celui-ci,comme dans beaucoup d'autres, il arecours au procédé, si caractéristique deson art, du visage vu sous deux angles à lafois. Mais ce portrait ne s'éloigne qu'enapparence de la réalité : il garde en fait uneressemblance profonde avec le modèle,devenu ici une personnification de ladélicatesse et de la tendresse. (Voir l'article

de la page 47).

Photo Réunion des musées nationaux © SPADEM 1980, Paris.Musée Picasso

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Cent ans se sont écoulés depuis la naissance à Málaga(Espagne), le 25 octobre 1881, de Pablo Ruiz Picasso,connu, dans le monde entier, sous le simple nom dePicasso. Ce peintre espagnol qui vécut presque cente¬naire (il est mort à l'âge de 91 ans) a marqué son sièclecomme nul autre, peut-être, parmi ses contemporains.Personne n 'a su vivre, avec cette profondeur, cette puis¬sance visionnaire, tant d'expériences et d'événements

positifs ou négatifs, triomphants ou tragiques quiont jalonné notre siècle. Et le monde moderne, dans sasensibilité, dans l'esthétique de sa vie quotidienne, a étéfaçonné, en retour, par ce Malaguène qui, après avoirvécu à Madrid et à Barcelone, a passé les trois quarts deson existence en France. Si Espagnol soit-il par ses atti¬tudes, ses croyances et ses goûts n 'est-il pas, depuisGoya, le plus grand génie que sa patrie ait donné aumonde ? il n 'en a pas moins toujours su transcenderson identité nationale pour atteindre à l'universel. A tra¬vers une gigantesque et multiforme (Picasso fut

le Protée de Part moderne), il a exprimé les souffranceset les misères, mais aussi les bonheurs et la quête inces¬sante de l'homme moderne. Au plan artistique, son

reprend et intègre les multiples courants dupassé, des grands maîtres espagnols aux peintres de lafin du 19' siècle, mais fait sienne aussi la leçon des artsnon classiques ou non européens "l 'art nègre", lastatuaire ibérique pré-romaine celle des arts dits pri¬mitifs. Cependant dans cet univers immense, où sontbrassés tant de problèmes d'ordre général ou artistique,Picasso, l'homme, avec son expérience vécue, ses colè¬res, ses hantises, est toujours présent. En plus de vingtmille tableaux, gravures, sculptures, dessins, assembla¬ges et collages, // nous a livré une passionnante confes¬sion intime. Mû par une vitalité inépuisable, Picasso aaffronté, dans sa vie et dans son art, le paradoxal et lecontradictoire, sans cesser un instant d'être fidèle à lui-même. Ainsi, ce révolutionnaire, cet iconoclaste,

revient-il toujours à la tradition, pour une confronta-

L'aube d'un GénieDu bleu au rose : la traversée de la solitude

par Vitali A. Souslov

PARMI les multiples facettes de l'ouvredu jeune Picasso, les toiles de la pé¬riode bleue et de la période rose

apparaissent comme des exemples remar¬quables d'une pensée artistique pure etaboutie. Elles sont inspirées par un idéalhumaniste que n'a pas encore corrompu lepoison du doute et sont empreintes de con¬fiance en l'homme. Et la perfection de leurlangage plastique leur confère la noblessedes chefs d'oeuvre.

Au musée de l'Ermitage de Leningrad etau musée Pouchkine de Moscou sont con¬

servées toute une série d'oeuvres de jeu¬nesse qui illustrent largement les luttes artis¬tiques menées par Picasso à ses débuts.

Seules les des quinze premièresannées de l'activité créatrice du peintre sontreprésentées dans les collections soviéti¬ques. Elles reflètent néanmoins toute lacomplexité et les paradoxes de l'art d'unPicasso, avec ses brusques changementsd'images, de manières et de style. Cetespace de temps limité embrasse ses pério¬des bleue, rose et "nègre", et témoigne deses tentatives sur la voie du cubisme, de sapassion pour les collages, de ses expérien¬ces de l'abstraction.

On a coutume de rattacher le début de la

période bleue au second séjour de Picasso àParis. Effectivement, il revient à Barcelone àNoël 1901 avec des toiles achevées ou en

cours d'exécution peintes dans une toutautre manière que celle qui était la sienneauparavant. "C'est la douleur qui est lasource de l'art", affirme-t-il désormais à sesamis. On voit surgir dans ses toiles le monde

bleu de la solitude sans voix, des êtres reje¬tés par la société : malades, mendiants,estropiés, vieillards.

Dès ce temps, Picasso a un penchant cer¬tain pour les paradoxes, surprises et con¬trastes. 1900-1901 sont des années qu'onconsidère habituellement comme marquées

par l'influence de Toulouse-Lautrec et deSteinlen, ce qui met en évidence la relationde l' de Picasso avec celle de ses con¬

temporains parisiens. Mais voici que Picassorevient à Paris pour y séjourner cette foishuit mois pleins, et il en résulte... une com¬plète rupture avec ses engouements pari¬siens !

La période bleue, tant pour la facture quepar la thématique ou le sentiment dumonde, se rattache à la tradition espagnole.

Deux toiles des collections soviétiques.L'apéritif (1901 - Ermitage) et L'étreinte(1900 - Musée Pouchkine), permettent decomprendre ce cheminement. Cessituées au seuil de la période bleue, antici¬pent sur bien de ses aspects thématiques etsont la conclusion de toute une période derecherches de Picasso, de son mouvement

vers sa propre vérité artistique.

On peut affirmer sans conteste qu'à quinzeans Picasso était en pleine possession dumétier pictural, au sens académique du mot.Après quoi il est en proie à l'esprit d'expéri¬mentation et recherche sa propre voie à tra¬vers l'enchevêtrement des courants et ten¬

dances de l'art européen du début du 20esiècle. Ces explorations manifestent une desparticularités remarquables du talent dePicasso, son aptitude à l'assimilation, àl'appropriation des courants artistiques lesplus variés.

C'est ainsi que voient le jour L'étreinte(p. 5) et L'apéritif (p. 6). On décèle nette¬ment dans la première de ces toiles unaccent steinlenien : dans le motif, le carac¬

tère populaire des personnages et une cer¬taine densité de coloris. L'exposition Stein¬

len qui avait lieu alors à Paris fournissait àPicasso un riche matériau.

A Paris, Picasso voit aussi pour la pre¬mière fois plusieurs toiles de Van Gogh chezle marchand Vollard. Il dira lui-même que cefut une révélation. La découverte de l'art tra¬

gique du Hollandais a de toute évidence

marqué le travail de Picasso : L'étreinteporte la marque d'une tension morbide,d'une atmosphère tragique.

En dépit d'une certaine ambiguité de lascène, Picasso s'efforce de formuler ici uneidée qu'il développera par la suite : c'est ense rapprochant, en s'aimant que les hommespeuvent se protéger de l'adversité et del'hostilité du monde extérieur.

Dans L'apéritif, Picasso suit la voie tracéepar Toulouse-Lautrec avec ses scènes decafés parisiens d'une ironie teintée d'amer,-tume et à la composition aiguë. On peutaussi déceler dans la structure colorée de

cette toile l'influence de Gauguin, de sapalette concise et de son symbolisme descouleurs. Mais Picasso apporte son propreaccent dramatique dans la trame imagée dutableau. Ce qui apparaît à nos yeux, c'est lemonde clos de la solitude. Cette femme

dans un café est comme engourdie, sembleavoir coupé tout contact avec ce qui l'envi¬ronne, avec les gens, pour se plonger dansun monde intérieur de souvenirs et de médi¬

tation. Mais, malgré tout, il n'y a pas dedésespérance dans cette figure de femmesolitaire. Le peintre a confiance dans la forcede l'esprit humain.

Dans L'étreinte comme dans L'apéritif selaissent encore déceler l'influence des prédé¬cesseurs ou des analogies picturales. Mais lejeune Picasso, comme on l'a vu, commenceà s'exprimer avec sa propre voix. Ce quidésormais le préoccupe et le tourmenteréclame d'autres moyens plastiques. Sesattachements antérieurs sont dépassés.

Paradoxalement c'est à Paris que Picassoen vient à cette idée, à Paris que commencesa période bleue, purement espagnole. Onmet souvent en rapport le recours aux ima¬ges de la misère, de la souffrance et d'undésespoir tragique avec les conditions de viedu peintre dans la capitale française lors deson second séjour, qui commence au prin¬temps 1 901 , ainsi qu'avec la mort de son ami

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tion permanente avec ses grands devanciers. Et ce pein¬tre qui adore la vie, qui aime le corps humain avec unevoracité d'ogre, soumet souvent ce même corps auxdéformations les plus brutales, mais d'une force expres¬sive incomparable, sans égale dans l'art occidental.Tout entière tendue vers l'expression, cette nuvrerésonne comme un cri. Picasso a mis dans son art toute

sa vie. Inséparables, les deux se mêlent avec unie puis¬sance parfois explosive. C'est à ce créateur prodigieuxqu'est consacré ce numéro du Courrier de l'Unesco. Larevue répond ainsi à la volonté exprimée par la Confé¬rence générale de l'Unesco qui, lors de sa dernière réu¬nion (à Belgrade, en octobre-novembre 1980), "consta¬tant tout ce qu 'a apporté à la culture et aux arts sur leplan universel" le peintre espagnol, a demandé àl'Unesco et à ses Etats membres de célébrer le centenaire

de la naissance de Picasso., notamment en publiant unnuméro spécial du Courrier de l'Unesco.

Casagemas, peintre et poète, qui s'était sui¬cidé. Picasso a connu ces années-là la plusgrande misère.

Pourtant, les sources qui alimentent lapériode bleue sont à la fois plus vastes etplus profondes. Elles sont liées au climatsocial de l'époque, à l'atmosphère même deBarcelone et à la vision du monde de

Picasso. Il faut préciser que Barcelone était,en ce temps-là, un des hauts lieux de la pen¬sée anarchiste-révolutionnaire, ce qui reflètebien la brutalité des contrastes sociaux et la

misère de l'Espagne d'alors. Avec ses dis¬cussions passionnées dans les clubs, sesréunions et meetings, ce milieu mettait sonempreinte sur la vie barcelonaise. Le cabaret"Eis Quatre Gats" avait les faveurs des pein¬tres et écrivains et, depuis son ouverture en1897, leur servait en quelque sorte de club.C'est dans ce milieu de semi-bohème où

étaient appréciées par-dessus tout la libertéet l'indépendance et où la compassion pourles "humiliés et offensés" s'imposait comme

moral que se forment les positionsvitales du jeune Picasso.

Paris n'a pas seulement fourni à Picassoune masse d'impressions artistiques nouvel¬les, il a révélé avec une acuité particulièrel'immoralité cynique de la société, l'égoïsmedes puissants et la vie sans joie des "bas-fonds". C'est avec la maîtrise de soi d'un

véritable grand artiste que Picasso, qui n'aque vingt ans, se tourne vers ces "bas-fonds" de la vie. Il visite hôpitaux, asilesd'aliénés, hospices. C'est là qu'il trouve leshéros de ses tableaux, miséreux, estropiés,déshérités, tous humiliés et rejetés par lasociété dans ses culs de basse fosse. Ce

n'est pas seulement une compassion senti¬mentale à leur égard que Picasso veut expri¬mer par ses toiles. Le monde bleu du silence

dans lequel il plonge ses personnages n'estpas seulement un symbole de la souffrance,c'est aussi un monde de fière solitude, de

pureté morale.

Ci-dessus : Acrobate à la boule, 1905, huile (147x95 cm),

musée Pouchkine, Moscou.

Ci-dessous : L'étreinte, 1900, huile sur carton (51,2x55,3 cm), musée Pouchkine, Moscou.

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Les deux siurs (p. 7) qui appartiennent àprésent au musée de l'Ermitage fut une despremière 'uvres de la période bleue.

Dans cette éuvre, comme en généraldans les ouvres de la période bleue, il seréfère, on le sait, à certaines traditions del'art médiéval. Il est attiré par le style gothi¬que, ses formes d'une expressivité inspirée.Durant ces années, Picasso est en contact

particulièrement étroit avec la tradition espa¬gnole. Il se rend à Tolède et "découvre" leGreco et auparavant, au musée du Prado deMadrid, Luis de Morales. Il trouve dans leurcuvre une expressivité psychologique, untraitement symbolique des couleurs, unpathétique des formes, une haute spiritualitédes figures qui sont à l'unisson de ses senti¬ments et de ses recherches. Sans doute y-a-

t-il une logique dans le fait que Picasso ad'abord éprouvé le besoin d'assimiler et deréinterpréter l'art français de son temps pourensuite revenir à ses sources nationales ettenter de ressusciter la multiséculaire tradi¬

tion espagnole.

Les deux snurs sont une buvre en tous

points caractéristique de. la période bleue.Picasso construit son tableau comme un

bas-relief, visant à l'équilibre et à l'unité dessilhouettes des deux femmes sur un fondbleu abstrait. Dans ces deux figures humble¬ment penchées l'une vers l'autre, presqueembrassées, se lit la souffrance, un accordsilencieux, une affection sans voix et le par¬don de toute chose. S'il est permis de selivrer ici à des analogies musicales, on penseévidemment à un requiem. Les petits soucisquotidiens, les angoisses et les revers du siè¬cle s'effacent devant la grandeur de l'univer¬sel et de l'éternel. Ce n'est pas par hasard

que la rencontre des deux squrs est asso¬ciée à la parabole de Marie et Elisabeth. Lecontenu de ce tableau se situe sur des plans

multiples : on y retrouve le thème des rela¬tions humaines, de l'amitié de deux êtrescomme garantie contre l'adversité et l'hosti¬lité du monde. Il va occuper une place crois¬sante dans l' de Picasso.

Une autre toile caractéristique de la

période bleue, conservée dans les collec¬tions soviétiques, est Le vieux juif {p. 10). Ilse rattache aux uuvres qui on.t pour hérosdes mendiants, des aveugles, des indiffé¬rents, des richards et des philistins.

Picasso voulait voir dans ses héros les

porteurs de vérités dissimulées au commundes hommes et accessibles seulement au

regard intérieur, à la vie intérieure. Ce n'estpas par hasard si la plupart des personnagesde la période bleue semblent des non-voyants, n'ont pas de visage. Ils vivent enleur monde intérieur, leurs doigts nerveux,

"gothiques" perçoivent non la forme exté¬rieure des objets, mais leur sens caché.

Au printemps 1904, Picasso quitte défini¬tivement Barcelone et vient habiter à Mont¬martre. L'installation à Paris marque la fin de

la période bleue. Dans la monochromiebleue des toiles de Picasso font irruption des

tons roses qui deviennent dominants. C'estle début de la période rose. Mais le sens desrecherches de l'artiste ne se réduisait pas,

bien sûr, au changement de palette. Onappelle aussi parfois cette époque celle "ducirque", et cela restitue plus exactement soncontenu. En effet, c'est un. nouveau monde

qui fait son entrée dans les toiles de Picasso,celui des baladins, des artistes du cirque.

Les raisons de ce nouveau tournant dans

les conceptions esthétiques de Picasso sontloin d'être univoques. Elles tiennent aux par¬ticularités de son inlassable talent, à ses

Ci-dessous : L'apéritif ou La buveuse d'absinthe, 1901,(73x54 cm), musée de l'Ermitage, Leningrad.

conditions de vie, aux influences du milieu.En tout cas, une chose est sûre, Barcelonene lui donne plus d'impulsions artistiques, lethème des "bas-fonds" est épuisé. D'ail¬

leurs, en 1903 ferme le cabaret "Eis QuatreGats". Picasso est à présent attiré par desvaleurs morales d'un autre ordre. Des

valeurs qui nourrissent l'espoir en l'avenir, lafoi en l'homme. La fidèle Fernande Olivier

fait son apparition dans son atelier. Parmises nouveaux amis, il y a des personnalitésaussi marquantes que les poètes André Sal¬mon et Guillaume Apollinaire. Remarquons

en passant que Picasso, dès ce temps, con¬naissait admirablement la littérature

moderne espagnole, française, et s'intéres¬sait même à la russe (Tourgueniev, Gorki).Ses amis parisiens lui font connaître lesclubs littéraires de Paris, l'introduisent dansla vie de bohème des peintres et des poètesde Montmartre, avec son romantisme de lacréation artistique, son atmosphère d'insta¬bilité matérielle, mais aussi d'entraide etd'appui mutuel. Il doit sans doute égalementà Salmon et à Apollinaire son engouementpour le cirque. Au début de 1905, il devientavec eux un habitué de Médrano.

Mais nous chercherions en vain dans ses

toiles le cirque et ses spectacles. Ce quil'intéresse, c'est l'artiste, sa personnalitécréatrice. Et, plus précisément, les classi¬ques "gens du voyage" : acrobates,clowns, arlequins. Ils sont montrés endehors de l'arène, parfois au cours d'unerépétition, mais le plus souvent dans leur viequotidienne, dans leur cadre familial. Ils por-

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En haut à gauche : Les Deuxs 1902,huile (152 x 100 cm), musée de l'Ermitage,Leningrad. C'est l'un des tableaux les plusconnus de l'époque bleue de Barcelone. Enhaut à droite : Famille d'acrobates au singe,

1905, gouache, aquarelle, pastel et encre deChine sur carton (104x75 cm), Göteborg,Konstmuseum, Suède. Picasso a abordé

souvent ce thème pendant sa période rose,en montrant des arlequins, des acrobates,des saltimbanques. (Voir l'article p. 4). Enbas : Usine à Horta de Ebro, huile

(53x60 cm), musée de l'Ermitage,Leningrad. Picasso passe l'été de 1909 àHorta de Ebro, aujourd'hui Horta de SanJuan, dans la province de Tarragone.L'artiste est alors au seuil de sa périodecubiste. Dans les diverses vues de ce petitvillage espagnol, comme celle reproduiteici, s'affirment les procédés cubistes :réduction de l'espace en volumesgéométriques, déconstruction en facettes,en "cubes", modification de la perspectivetraditionnelle pour rapprocher les motifs duspectateur, au détriment de la profondeur.Comme l'écrira peu de temps aprèsApollinaire, qui fut l'ami de Picasso et lepremier théoricien du cubisme : "L'aspectgéométrique qui a frappé si vivement ceuxqui ont vu les premières toiles cubistesvenait de ce que la réalité essentielle y étaitrendue avec une grande pureté et quel'accident visuel et anecdotique en avait étééliminé. En représentant la réalité-conçue,le peintre peut donner l'apparence de troisdimensions, peut en quelque sortecubiquer."

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tent toujours le costume de leur person¬nage. C'est comme leur signe distinctif parrapport à la masse des gens, le symbole deleur appartenance à un autre type de rela¬tions humaines.

Un groupe de comédiens errants est pourPicasso un micro-monde d'hommes libres

où existent des attachements sincères, où il

n'y a pas place pour l'intérêt, la tromperie.Ici, on partage entre tous le succès et l'amer¬tume de l'échec. L'artiste se voyait lui-mêmeintégré à ce monde. Dans \Arlequin auverre, nous voyons Picasso en costumed'Arlequin debout, pensif, près du comp¬toir, au milieu des habitués d'un café. C'estun arlequin, un bouffon si l'on veut, maisc'est à lui qu'est accessible la connaissancedu drame de la vie et sur lui que pèse

l'angoisse des lendemains...

Picasso éprouvait avec acuité et mêmeavec souffrance les contradictions de la vie,les conflits de son temps. Il comprenaitcombien fragile et illusoire était ce monde debaladins qu'il avait créé, perdu qu'il étaitdans l'immense monde réel si mal fait.

L'inquiétude du peintre se reflète en mélan¬colie cachée, en alarme sur le visage de seshéros. Les grandes compositions program¬matiques de la période rose, Saltimbanquesen route. Saltimbanques à l'étape, laissenttransparaître avec le plus de clarté cet étatd'incertitude, d'attente inquiète.

Picasso n'admet la possibilité du bonheuret de l'harmonie que dans le cadre familial.Dans une série d' que l'on peut

regrouper sous le titre général de "La familled'Arlequin", il élabore sa propre variante dela Sainte famille. Ici, ses personnages sontcomme protégés de la cruelle réalité par lachaleur de l'amour et de la tendresse de

l'attachement aux enfants.

Il y a encore un autre thème qui traversetoute l'@uvre de jeunesse de Picasso etexprime sa foi dans la bonté des relationshumaines. Il devient dominant pendant lapériode rose. C'est le thème de l'amitié, ami¬tié entre deux êtres où le fort et l'expéri¬menté soutient et protège le faible. Ce peutêtre un vieux clown qui a souffert dans savie et un petit garçon timide ; un puissantathlète et une frêle petite acrobate ; unhomme et un animal, comme dans leMeneur de cheval nu (p. 10).

C'est à ce type d' de la périoderose qu'appartient une admirable petitegouache. Le garçon au chien, conservée àl'Ermitage. Elle est peinte en des tons roses,tendres et chauds, avec la simplicité et laconcision qui vont caractériser la manière dePicasso à la frontière des années 1905-1906.

Mais comme son monde psychologique etfiguratif est complexe et plein de tension !On dirait que le peintre tourne vers nous,pour mieux nous la montrer, cette tou¬chante amitié de deux êtres sans défense.

Les forces du garçonnet ne sont pas biengrandes, mais le chien qui le suit avec con¬fiance est plus faible encore. C'est pour celaque le regard de l'enfant est si peu souriantet sur le qui-vive : il doit défendre et préser¬ver son confiant ami de ses ennemis et du

malheur. Mais pour lui aussi, dans sa soli¬tude, l'attachement de cet être est trèsimportant.

Une autre significative de lapériode rose, conservée au musée Pouch¬kine est l' Acrobate à la boule (p. 5). La puis¬sance de la pensée constructive de Picassose manifeste ici avec éclat. La compositionet la structure rythmique du tableau sontfondées sur le motif de la confrontation, du

contraste et, en même temps, de l'équilibre,de l'unité. Un athlète puissant et une frêle

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Les Demoiselles d'Avignon, 1907, huile (243,9x233,7 cm), don deLillie P. Bliss, Museum of Modem Art, New York. Le titre de

cette grande toile, l' la plus célèbre de Picasso avecGuernica, ne vient pas de son auteur. C'est l'écrivain AndréSalmbn, ami de Picasso, qui, quelques années plus tard, devaitbaptiser ce groupe de femmes dénudées "Les Demoisellesd'Avignon", allusion malicieuse â une rue mal famée deBarcelone, la "calle de Avinyo" (rue d'Avignon). Avant 1925, iln'existait aucune reproduction de ce tableau et, jusqu'en 1937,pratiquement, il ne fut pas exposé en public. Pourtant ¡I exerçapendant toutes ces années une fascination, un ascendant quasilégendaire sur tous ceux qui l'avaient vu. Avec Les Demoisellesd'Avignon, le peintre espagnol franchit une étape immense qui vale mener au cubisme et, en même temps, il accomplit la premièregrande révolution artistique du 20a siècle. Désormais en pleinepossession de son génie, Picasso va assimiler l' de sesdevanciers pour accéder à sa création la plus personnelle. Parmiles diverses influences ou sources d'inspiration qui apparaissentet se mêlent dans cette àuvre, plusieurs spécialistes ont soulignécelle de la sculpture ibérique, avec ses déformations violentes duvisage (Picasso avait â cette époque deux statuettes ibériquesdans son atelier). On note aussi des procédés typiquement"fauves" empruntés peut-être à Matisse et Derain. des amis dePicasso. D'autres signalent l'influence des masques nègres, vuspar Picasso au musée du Trocadéro, sur les deux "demoiselles"de droite (voir l'article de la p. 29). De toute façon, cette toilecélèbre ouvre une vision picturale radicalement neuve : Picassobrise les formes pour les assembler selon une nouvelleorganisation, angulaire et oblique, fort peu réaliste. Plus aucunsouci de ressemblance ou de recherche naturaliste dans ces

visages devenus purs signes ou symboles. Picasso détruit ainsiune image traditionnelle de l'homme, pour tenter de construire levrai visage de la modernité. Les Demoiselles d'Avignon, oeuvreinspirée au départ d'une simple anecdote deviennent une créationprophétique. Avec leur regard énigmatique, ces étranges jeunesfemmes n'ont pas fini de susciter notre interrogation (voirl'article de la p. 13).

fillette, la lourde masse d'un cube et l'insta¬bilité glissante de la boule, le monolithe de lastature masculine sur le cube et la mince sil¬

houette de la fillette sur la boule qui vacillecomme un brin d'herbe au vent. Otez l'un

des éléments du tableau et tout croule. Que

l'athlète disparaisse et la fillette perdrait aus¬sitôt l'équilibre et, sans cette oscillation del'acrobate, le colosse s'effondrerait sous sonpropre poids.

Cette toile de Picasso est particulièrement

métaphorique. Sous les figures de la filletteet de l'athlète, sous leurs liens et leurs con¬trastes, on perçoit les ¡mages de l'unité et del'opposition de différents principes dans lanature, la vie, l'homme. Une autre séried'associations, plus profondes, viennent àl'esprit qui renvoient a la symbolique médié¬vale. On discerne dans l'athlète une allégoriede la Vaillance, dans la fillette sur sa boulecelle de la Fortune.

On peut y discerner une autre orientationde la pensée de Picasso : l'intérêt pour lanetteté classique, l'équilibre, l'harmonieinterne. Peinte à la limite de 1905-1906,l'Acrobate à la boule est à la source de ce

qu'on a appelé la première période classiquede Picasso, celle où il se passionne pourl'antiquité et, en particulier pour les vasespeints grecs. Ce mouvement de l'artiste versdes images nettes, dynamiques, d'une har¬monieuse intégrité, était alimenté par sa foidans les principes de bonté et de raison chezl'homme. D'où dans ses de 1906 les

images de jeunes filles et de jeunes gensphysiquement parfaits. Des jeunes hommesnus et forts s'élancent, prêts à l'action.C'était le monde rêvé par l'artiste, un mondeidéal d'hommes libres et fiers.

Dans cette entreprise Picasso soudains'arrête et abandonne tout. Comme s'il man¬

quait de forces, que sa foi s'était affaiblie,que survenait la désillusion. Il retourne àParis à l'automne 1906, après avoir passél'été dans le petit village espagnol de Gosol.Quelques mois plus tard il va peindre LesDemoiselles d'Avignon (p. 8). Le tableau estachevé en 1907. C'est un autre, un nouveau

Picasso que nous avons devant nous. C'estcomme s'il descendait vers les fondements

primitifs de l'existence au début des tempsavant que l'ordre ne l'ait emporté sur lechaos, avant que le bien ne se soit séparé dumal, la laideur de la beauté. On peut douterque Picasso ait su alors lui-même où il allait ;il était entraîné par la passion irrésistible etdévorante de recherche de la vérité, la pas¬sion de l'expérimentateur, le désir d'expri¬mer son temps en des formes plastiques.

On peut toujours essayer de séparer unsoi-disant authentique Picasso de. l'inau-thentique des périodes bleue et rose, il esthors de doute que c'est précisément alorsque se sont constitués les principes fonda¬mentaux de son art, les critères moraux, lesidéaux humanistes, les thèmes essentiels deson Si même Picasso n'avait rien

peint après 1907, il resterait comme ungrand peintre du 20° siècle. |

VITALI ALEXANDROVITCH SOUSLOV, histo¬

rien d'art soviétique, est directeur adjoint du célè¬bre musée de l'Ermitage de Leningrad et vice-président du Conseil international des musées(/COM). Spécialiste de l'art de l'Europe occiden¬tale et de la Russie de la fin du 19e siècle et des

débuts du 20e, ainsi que des questions de muséo¬logie, il est l'auteur de nombreuses publications.

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Le regard intérieur

Le regard perçant et avide de Picasso est célèbre (ci-dessus, lepeintre en 1904 à Montmartre, au Bateau-Lavoir). Curieusement,comme l'a fait observer Roland Penrose, l'allégorie de l'aveuglesemble avoir "poursuivi Picasso toute sa vie comme pour luireprocher son extraordinaire génie visuel". Ce thème revientsouvent dans les luvres qu'il peignit dans ses débuts à Barceloneoù il trouva de nombreux modèles pour ses études d'aveugles etexécuta des tableaux pathétiques comme la Celestino (ci-dessous),1903, huile (81 x60 cm), et Le Vieux juif [en haut à droite), 1903,huile (125x92 cm), musée Pouchkine, Moscou, dans lequel le

regard noir et aigu du garçon contraste avec les yeux éteints duvieillard (voir aussi le dessin du Minotaure aveugle, p. 36). PourPicasso, il ne suffit pas de voir, il faut aussi ouvrir "l'til intérieur",l'eil de l'imaginaire, pour que la vision, dépassant la simpleperception, se fasse compréhension profonde. Meneur de chevalnu (en bas à droite), 1906, huile (220,3x130,6 cm), collection Paley,Museum of Modem Art, New York, est un bel exemple de cettemétaphore picassienne de l'artiste doué du "regard intérieur",magicien et guide aux pouvoirs prophétiques.

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Picasso

dans son siècle

par Rosa Maria Subirana

La formation artistique d'un peintreLe 25 octobre 1881 naît à Malaga Pablo Ruiz Picasso, fils de José Ruiz

Blasco et de Maria Picasso Lopez. Le couple habitait alors au 15 de l'actuellePlace de la Merced. Don José était professeur à l'Ecole des Beaux-Arts deSan Telmo. Désireux de rivaliser avec son père, peintre lui-même, Picasso fitpreuve, dès sa plus tendre enfance, d'une étonnante sûreté de trait dans sesdessins et d'un grand don d'observation.

En 1891, la famille s'établit à La Corogne, en Galice, où elle restera quatreans. C'est là que débute vraiment la carrière de peintre du jeune Pablo. Sesdons sont si surprenants et sa maîtrise telle que, selon ce qu'il affirma lui-même adulte, son père lui remit pinceaux et palette et cessa dès lors de pein¬dre, reconnaissant ainsi l'incontestable supériorité de son fils.

En 1895, le père de Picasso sollicite un échange de poste avec l'un de sescollègues de Barcelone. L'été de cette même année, la famille fait un voyageà Malaga s'arrêtant au passage à Madrid où ils visitent le musée du Pradopour faire connaître à Pablo les ruvres des grands maîtres. A Barcelone,Picasso entre à l'Ecole des Beaux-Arts de La Lonja, bien qu'il n'ait pas l'âgerequis. C'est dans cette école qu'il se liera d'amitié avec ses collègues cata¬lans : Manuel Ballares, Josep Cardona, etc. Les les plus remarqua¬bles de cette époque sont La Première communion (1895) et Science et Cha¬rité (1896). Ces deux assez surprenantes pour l'âge de leur auteur,relèvent encore d'un académisme rigoureux.

En 1897, sa famille l'envoie à Madrid afin qu'il étudie à l'Académie royalede San Fernando, mais Picasso préfère passer son temps à parcourir les ruesde la capitale espagnole et à visiter le musée du Prado. Au mois de juin 1898,il se rend à Horta de Ebro (Tarragone), lieu qui sera d'une grande importancepour son Au retour, il s'installe à Barcelone. Bientôt il s'intègre aumilieu barcelonais, fréquente le cabaret Eis Quatre Gats ouvert aux artistes etaux intellectuels avant-gardistes de l'époque. C'est là qu'il exposera pour lapremière fois des dessins et des portraits de ses amis (février 1900). Au moisd'octobre de la même année, il entreprend son premier voyage à Paris encompagnie de son ami Casagemas. C'est ainsi qu'il prendra contact avecl'art moderne à travers les de Toulouse-Lautrec, Cézanne, Van

Gogh, Bonnard, etc. Des comme La Fin du numéro et Le Moulin dela Galette sont les fruits de cette première expérience parisienne.

La période bleueEn décembre 1900, Picasso retourne à Barcelone et de là, se rend à Malaga

pour y passer la fin de l'année. En janvier 1901, il se réinstalle à Madrid où ilfonde avec un ami catalan la revue Arte Joven. Au début du mois de mai, ilest de nouveau à Barcelone, puis, quelques jours plus tard, à Paris où ildemeurera jusqu'à la fin de l'année 1901 , avant de regagner une nouvelle foisBarcelone. Au cours de cette période, un changement de style se produitchez lui : une tonalité bleue domine dans ses peintures qui représentent desmaternités et des êtres déshérités et mystérieux. C'est le début de ce que l'ona appelé sa période bleue. A l'automne 1902, il entreprend un nouveauvoyage à Paris, mais revient peu après à Barcelone. Avec les inspi¬rées par la mort de son ami Casagemas, commence cette période bleue quiculminera dans La Vie exécutée à la même époque que Les Misérables,Célestine et le Vieux Guitariste (1903) (voir l'article de la p. 4.)

Montmartre et la période roseEn avril 1904, départ définitif de Barcelone, son lieu de résidence principal,

et installation à Paris au fameux Bateau-Lavoir, en plein Montmartre. Al'automne, il fait la connaissance du peintre Fernande Olivier dont il parta¬gera la vie jusqu'en 1911. A partir de ce moment, les tons roses vont prédo¬miner dans son C'est le début de sa période rose. Ses thèmes chan¬gent. Il cesse de peindre les êtres pauvres et déshérités et s'inspire de per¬sonnages et de scènes de cirque (arlequins, acrobates, saltimbanques). Les�uvres les plus marquantes sont Les Bateleurs (1905), La Mort d'Arlequin(1905) Famille d'acrobates avec singe (voir l'article de la p. 4).

Les Demoiselles d'Avignon et le CubismeEn 1906-1907 a lieu un changement fondamental dans la peinture de

Picasso. Dans son Portrait de Gertrude Stein, l'artiste s'attache à intensifierles éléments formels. C'est dans le même esprit qu'il traite son Autoportrait àla Palette (1906) (p. 2). En 1907, il achève, après de nombreuses esquisses etétudes, Les Demoiselles d'Avignon,.tab\eau de transition mais d'une impor¬tance capitale. C'est le point de départ du cubisme qu'il développera par lasuite (voir l'article de la p. 13).

Picasso fait la connaissance de Georges Braque avec qui il collabore à lafondation et au développement du cubisme. S'inspirant de Cézanne, il tra¬vaille à plusieurs natures mortes aux formes simplifiées et tendant vers lagéométrisation. A partir de 1909, il approfondit les possibilités qui lui sontoffertes par le cubisme. C'est cette phase que l'on a appelé le cubisme analy¬tique pour la distinguer du cubisme synthétique qu'il abordera un peu plustard (voir les articles des pp. 20 et 23). Au cours de l'été 1909, Picassoretourne à Horta de Ebro où il peindra ses premiers paysages cubistes (p. 7).

Lorsqu'il commence à appliquer ce procédé aux portraits, l'image sedécompose en une série de plans discontinus et imbriqués. Sa Tête deFemme de 1909 en est un bon exemple, de même que les portraits qu'il fit en1910 de ses amis et marchands Kahnweiler, Vollard (p. 26), Uhde, etc.

Au cours de la période du cubisme synthétique, l'artiste abandonne lemorcellement des volumes pour introduire dans ses toiles des aplats de cou¬leur et des formes élémentaires. Au cours de l'hiver 1912 apparaît son pre¬

mier collage, technique qui introduit, dans la composition, des papiers peintsou des fragments de journaux. Les exemples les plus remarquables en sontPortrait déjeune fille et "Vive la France". Lorsque éclate la Première GuerreMondiale, Picasso se trouve à Avignon avec sa nouvelle compagne EvaGouel. A la fin du mois d'octobre, tous deux reviennent à Paris.

Le théâtre et la phase classiqueEn 1916, le jeune Jean Cocteau convainc l'artiste de collaborer avec Eric

Satie et lui-même à une chorégraphie pour les ballets russes de Serge Diaghi¬lev. Picasso réalise pour cette (Parade), le rideau, les décors et lescostumes. Il épouse Olga Koklova, une danseuse de Diaghilev ; de cetteunion naîtra un fils, Paul, en 1921 . A cette époque, Picasso exécute une sériede "peintures sculpturales" imprégnées de classicisme. L' la plusreprésentative de ce style est Femmes à la fontaine (voir p. 26).

Surréalisme et sculptureEn 1924 se créent les premiers rapports de Picasso avec le mouvement sur¬

réaliste, mais il gardera toujours ses distances envers ce mouvement.L'artiste malaguène et les jeunes surréalistes se rejoignent sur une idée debase: l'art exprime ce que, ne peut exprimer la nature. Mais il existaitd'importantes divergences entre eux : Picasso était, selon les surréalistes,trop lié au monde extérieur, à l'objet, et trop éloigné du monde des rêves. En1925, l'artiste se lance dans un nouveau genre d'abstraction où il rassembleles découvertes de l'époque cubiste. Ainsi en témoignent La Danse (p. 27),L'Atelier de la modiste et La Femme assise de 1927. Son intérêt pour lesvolumes et les masses le ramène à la sculpture (voir l'article de la p. 38).

Guernica

En 1935, il se sépare de sa femme Olga. Sa compagne est alors Marie-Thérèse Walter dont il aura une fille, Maïa. C'est une période de sa vie diffi¬cile et agitée. En 1936, éclate la guerre civile espagnole. L'année suivante ilréalise les eaux-fortes de Songe et Mensonge de Franco et surtout sa grandefresque Guernica (voir l'article de la p. 15).

La seconde guerre mondialeEn 1939, année du début de la seconde guerre mondiale, Picasso s'installe

à Royan, où il peint une série de paysages pleins de couleur et de vie. Ilrevient à Paris pendant l'Occupation et s'enferme dans son atelier. De cetteépoque date sa série de portraits de femmes assises pour lesquels sa nouvelleamie Dora Maar servit principalement de modèle (p. 28 et p. 49). Picassos'intéresse alors également à la lithographie. Une nouvelle liaison débuteavec Françoise Gilot dont il aura deux enfants : Claude et Paloma. Le 5 octo¬bre 1944, après la libération de Paris, le journal L'Humanité annonce l'adhé¬sion de Picasso au parti communiste. De ce choix politique naîtront en 1951et 1952 trois grandes toiles : Massacres en Corée, La Guerre et la Paix (voirl'article de la p. 41). En 1949 on lui réclame une de ses pour le Con¬grès Mondial de la Paix ; il choisit une lithographie réalisée au mois de janvierde la même année et qui représente une colombe. Cette fameuse colombefera le tour du monde.

"Les Ménines" et la Méditerranée

En 1950, Picasso offre à la ville méditerranéenne de Vallauris son groupesculpté L'Homme au mouton. C'est dans cette même ville qu'il avait com¬mencé à s'adonner, en 1947, à la céramique. Il s'est attaché également àrecréer des de grands peintres du passé, témoins son Portrait d'unpeintre d'après Le Greco ou ses Demoiselles au bord de la Seine d'aprèsCourbet (1949). En 1957, il entreprend sa série de Ménines d'après le tableaude Velazquez (voir l'article de la p. 41). Au mois de septembre, il interromptpour s'amuser à peindre les colombes qu'il aperçoit de sa fenêtre. La lumièreet les couleurs de la Méditerranée imprègnent les toiles qu'il exécute alors.

Dernières

En 1961, Picasso épouse Jacqueline Roque. Au mois de juin, lé couples'établit à Mougins, en Provence dans le mas Notre-Dame-de-Vie qui sera ladernière demeure de Picasso. En février 1963, il s'enferme dans son atelier,

obsédé par le thème du Peintre et son modèle ; à la fin de l'année, il avait réa¬lisé cinquante toiles autour du même thème. Dans les de cette épo¬que, Picasso remet en question son métier de peintre et nous fait pénétrerdans son propre monde en nous dévoilant la lutte qu'il mène pour capterl'essence même de son travail. Aux mois de mars et d'octobre 1968, il exé¬

cute une série de gravures connues sous le nom de Série erotique qui necompte pas moins de 347 dessins. Trois ans plus tard, il réalise une autresérie de 156 gravures sur un thème analogue. En 1972, Picasso, pour la der¬nière fois, peint un Autoportrait. Il meurt le 8 avril 1973 à Mougins. Il estenterré dans son château de Vauvenargues, près d'Aix-en-Provence.

ROSA MARIA SUBIRANA, de nationalité espagnole, est directrice dumusée Picasso de Barcelone. Ancien professeur de l'université de cette ville,consultante de /'Unesco, elle est en outre membre du conseil exécutif duComité international des musée d'art moderne de l'ICOM. Conférencière et

écrivain, elle est l'auteur de nombreuses publications sur l'art et les muséeset, en particulier, sur Picasso. Le musée Picasso de Barcelone est constitué

parles donations successives de Picasso (notamment la série des Ménines^celles de Jaime Sabartés, d'autres particuliers, ainsi que les acquisitions de lamunicipalité. Ce musée, essentiel pour connaître les débuts du peintre, estinstallé dans le palais gothique Berenguer de Aguilar.

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Une révolution

du regard

Les Demoiselles d'Avignon

par Santiago Amon

LA rupture délibérée avec l'ordre tradi¬tionnel que Picasso provoqua en 1907au moment où sa main peint d'un trait

ferme Les Demoiselles d'Avignon allait don¬ner naissance à un nouvel ordre dont les

conséquences ont façonné le paysagemême de notre présent. A partir de Picassocommencent à se développer une sensibilitéet un instinct nouveaux, un regard neuf estposé sur les choses et sur notre propre- his¬toire.

Ceux qui s'attardent à polémiquer à pro¬pos de l'artiste malaguène ou à disputer dela validité de son art (leur puéril refrain estque Picasso ne serait venu au monde quepour se moquer de ses semblables) ne son¬gent guère que le lieu même où ils tiennentces propos vengeurs (amphithéâtre, salon,cafétéria, supermarché ou aéroport) a biensouvent été dessiné et construit selon des

prémisses picassiennes, plus ou moinsbâtardes ou authentiques, mais picassien¬nes malgré tout. (Le Corbusier n'a-t-il paslui-même reconnu que toute son architec

ture était née d'une nature morte de

Picasso ?)

Picasso : dans ce nom symbolique, selonJean Cassou, le public a résumé tout Tâton¬nement et toute l'indignation que l'artmoderne lui inspira. En réalité, le public nes'étonne ni ne s'indigne. Ce sont d'autrespersonnages qu'étouffe l'indignation : ceuxqui voient dans l'art moderne et dans lesymbole de Picasso la privation définitived'un passé qu'ils souhaiteraient impérissa¬ble, le refus d'un hier qu'ils voudraient oppo¬ser comme une digue au flux de l'histoire. Ala vérité, cette attitude apparemment siinfantile vaut qu'on y regarde de plus près.L'indignation violente qu'éveille l'artmoderne et surtout son symbole picassiendissimule, en fait, son affirmation éclatanteet souligne, à travers ses heureuses et irré¬

pressibles répercussions, son pouvoir trans¬cendant. Sinon, pourquoi auraient-ils mon¬tré une telle indignation devant la création etl'évolution de l'art moderne ? Pourquoiauraient-ils jeté l'anathème sur le nom

de son premier et plus authentique fonda¬teur ? Leur indignation s'élève contre l'utili¬sation de genres, de formes et de structuresqui empêchent de revenir à un passé glo¬rieux, voire d'en éprouver la nostalgie. Touteleur haine retombe sur Picasso, car ils saventfort bien, ces indignés, que le génial mala¬guène a été la tête, le bélier, la cause pre¬mière de cette brèche irrémédiable dans lemur de l'histoire.

Que l'art moderne soit cohérent avec le

reste de la réalité contemporaine, voilà quine fait aucun doute. Cet accord de l'art nou¬

veau avec le pouls de l'histoire contempo¬raine est un fait indéniable qui se manifeste,pour la première fois, à travers uneconcrète Les Demoiselles d'Avignon et va sedévelopper ensuite par l'action hardie d'unepoignée de pionniers. Ces artistes d'unpassé encore proche (Picasso et ceux quil'ont entouré) ont su discerner, avec un sensprémonitoire étonnant (la réalisation des

Demoiselles d'Avignon précède de dix ans la wrévolution russe) la naissance et l'expression F

E

<3>

Photo © Edward Quinn, Nice. Picasso de Draeger,

éd Draeger, 1974, Paris

Photo Giraudon © SPADEM 1980, Paris. Museum

of Art, Philadelphie. Collection A.E. Gallatin

Photo Giraudon © SPADEM 1980, Pans. Museum

of Modem Art, New York. Donation Lillie P. Bliss

"Picasso avait cherché â détruire la vieille image de l'homme... etc'est son propre visage qu'il a choisi..." Ci-dessus : 1) Détaild'une photographie de Picasso prise en 1955, à l'âge de 74 ans ;2) Le regard du Portrait de l'artiste, 1906 (p. 2) ; 3) Les yeux de lafigure centrale des Demoiselles d'Avignon, 1907 (p. 8). Page degauche : Picasso, en 1949, dessine dans l'air un centaure avec lepinceau lumineux d'une lampe électrique.

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, d'un nouveau mode de vie et d'une nouvelle

réalité. "Picasso seul, s'écrie Gertrude

Stein, a compris que la réalité du 20° sièclen'avait rien à voir avec celle du 19e et c'est

en peignant qu'il Ta fait". Picasso a ouvert lavoie à la vision d'une ère de renaissance, à

une conception rénovée de l'homme et de lasociété. Et il s'est consacré à la divulguersans retard et sans recourir à d'autres

moyens que son travail d'artiste : "il l'a fait.en peignant". Mort au bon goût ! s'est écriéPicasso tandis qu'il travaillait fébrilement à lacomposition de ses Demoiselles d'Avignon(p. 8), la tentative peut-être la plus auda¬cieuse qu'ait connue l'histoire de l'art, etqu'il découvrait soudain l'envers de sonvisage en une revanche éclatante sur l'inter¬dit, en une mise à nu de ce qui, pendant dessiècles, était resté caché, à savoir l'inconve¬nance ou tout ce qui ne favorisait pas le raf¬finement, l'extase, le luxe, l'ornement, lefaste, le décorum.

Ce refus tout net du bon goût que lesfuturistes, les dadaïstes, les expressionnis¬tes, allaient peu après faire leur, nous vienten premier lieu de Picasso, non pas à lafaveur de quelque manifeste insolent, maisde la patiente élaboration d'une oeuvre, dusquelette et de la grimace des Demoisellesd'Avignon dont l'existence est à elle seuleplus provocatrice que toutes les impréca¬tions écrites dans l'histoire des avant-gardesde ce siècle.

"Picasso est histoire", pourrions-noustrès bien dire. Picasso est l'histoire de notre

histoire, l'histoire de notre dépaysement etde notre nouvelle incorporation au monde,l'histoire de notre propre regard. "Car il estvenu au monde" convient-il de conclure

avec le poète espagnol Rafael Alberti, "pourle secouer, le retourner et lui mettre d'autresyeux".

Les biographes de Gertrude Stein, l'écri¬vain américain, racontent que dès les pre¬mières ébauches du portrait que Picasso fitd'elle en 1906, elle ne put cacher son admira¬tion. Cependant Picasso exigea encore 90séances de pose au bout desquelles, aprèsavoir corrigé et presque entièrement effacél'iuvre, il quitta Paris pour, quelques moisplus tard, y reprendre et mener à terme satoile en se passant de son modèle.Lorsqu'elle contempla ce nouveau portrait,Gertrude Stein ne put réprimer un mouve¬ment de surprise, ni dissimuler ses doutes,plus que fondés, sur la ressemblance.Picasso, ajoutent quelques biographes, selimita à suggérer en désignant le portrait :"Ne vous inquiétez pas, un jour vous lui res¬semblerez". Nombreuses sont les interpréta¬

tions que l'on a données de cette célèbreréplique de Picasso. Mais pourquoi ne pasl'entendre dans sa signification plastique laplus simple et ne pas lui accorder ce carac¬tère direct, sensible, dénué de théorisation,qui caractérise ses opinions et vers quoi sontravail a toujours tendu ?

Les Demoiselles d'Avignon synthétisenttoutes les recherches picassiennes del'année 1906 tentées autour de l'image et dela ressemblance de l'homme. Elles résument

une ère nouvelle où le geste et le regardhumain dans l'étonnement et la surprise,s'orientent vers un nouvel horizon. "Un jourvous ressemblerez à votre portrait". Ce jour-là, le grand jour du renversement des valeursannoncé par Picasso à l'aube de 1906, vas'accomplir dans le témoignage irrévocabledes Demoiselles d'Avignon. Tout visage, àcompter de cet instant, aura par essence,une affinité avec elles ou avec leur créateur.

Car le créateur a choisi sans hésiter son pro-

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pre visage, il l'a mis en pièces et recomposédans la violente secousse qui disloque ces

cinq figures pathétiques.

Qui n'a reconnu dans le Portrait de

l'artiste ou YAutoportrait à la palette de 1906(p. 2), le portrait des deux figures centralesqui regardent et dont la façon de regardercontamine les trois autres compagnes dans

cette image insultante des Demoisellesd'Avignon ? Un seul et même geste, desyeux identiques, un visage ressemblant, unton analogue. ..(p. 13) La comparaisons'impose d'elle-même sur le champ, elle està la portée de qui veut bien en faire la cons¬tatation personnelle. Il suffit de juxtaposer levisage de \'Autoportrait à la palette (ou dequelque autre autoportrait de ces mêmesannées 1906 ou 1907) et celui des deux

Demoiselles qui occupent le centre de lascène, pour découvrir leur propre etmutuelle réplique.

Si, dans son esprit, Picasso avait cherchéà détruire la vieille image (image et ressem¬blance) de l'homme, c'est son propre visage

qu'il a choisi afin d'y porter le plus grand desoutrages qui allait devenir par la suite répara¬tion complète et annonciation de toute uneère de l'humanité. Sans hésitation, Picasso a

choisi la réponse digne de lui donnée parsonvisage, l'identité civile de son portrait. Oùtrouver, au moment où il se lance dans lagrande expérience de la ressemblancehumaine, un visage plus proche, plus fami¬lier, plus jumeau que la face imperturbabledu miroir ?

Picasso est donc bien histoire tant par la

réfutation systématique du passé que par lagrande brèche que les Demoiselles d'Avi¬gnon ouvraient et continuent à ouvrir dansle mur de l'avenir. Si Picasso n'a pas eu hier,

la moindre pitié envers son propre passé etson propre visage, il n'aura pas plusd'égards aujourd'hui pour le flot débordantde l'histoire. Picasso a été le frondeur sans

merci, qui a détruit de part en part l'immensebaie de l'âge antique pour reconstruire à par¬tir de vitres brisées un nouveau paysage et

un nouveau visage. Sous le scintillant zigzagdes Demoiselles d'Avignon, il a laissé lestraits fondamentaux d'un nouveau visage,qui, à partir de maintenant, vous ressem¬blera (à vous, et à vous aussi...). Car tousles visages ne pourront que se ressembler, àcommencer par celui de leur créateur, et deleur structure naîtra peu à peu le nouveauregard de l'homme, ses nouvelles perspecti¬ves sur la réalité, ses facultés d'appréciationtoutes neuves, la force même de ses habitu¬des.

SANTIAGO AMON, poète, historien et critiqued'art espagnol, collabore à de nombreuses publi¬cations espagnoles et étrangères. Il a écrit diver¬ses biographies, l'une, notamment, sur Giotto, etplusieurs monographies sur des artistes espagnolscontemporains. Il est aussi l'auteur d'un livre surPicasso paru en 1973.

par Josep Palau i Fabre

AU début du mois de janvier 1937, leGouvernement de la République es¬pagnole chargea Picasso de peindre

une grande fresque ou un panneau muralpour le pavillon espagnol de l'Expositioninternationale de Paris dont l'inaugurationdevait avoir lieu vers la fin du printemps de lamême année.

Le 8 janvier Picasso exécuta une suite degravures (planche en neuf parties) décrivantune sorte d'historiette qu'il intitula Songe etMensonge de Franco et dont le propos étaitfranchement caricatural.

Le même jour, Picasso commença uneseconde planche, également divisée en neufvolets, mais dont il ne remplit probablementqu'un seul, les deux suivants ayant été exé¬cutés le lendemain et les six derniers seule¬

ment après la réalisation de Guernica ou lorsdes dernières retouches apportées à cettefresque. Sur cette planche, comme sur lapremière, le personnage central est le tau¬reau (dessiné le 9).

Janvier, février, mars et presque tout lemois d'avril s'écoulèrent sans que Picasso seremette à travailler à l' commandée,

comme s'il manquait d'inspiration ou cher¬chait encore un thème adéquat. Le 26 avrill'aviation nazie, avec la bénédiction deFranco, bombarde la petite ville basque deGuernica, perpétrant ce qu'on devait appelerle premier "bombardement totalitaire" del'histoire.

Le Times de Londres du 29 avril et le quo¬

tidien parisien Ce soir du 30 avril annoncè¬rent tous deux la nouvelle communiquée parleurs correspondants en Espagne. Le1er mal, Picasso trace ses premières esquis¬ses sur ce thème, entame ses premiers pro¬

jets datés.

Pourquoi Guernica ? Pourquoi Picassofut-il inspiré par ce thème en particulier ? Laguerre civile durait depuis plus de neuf moiset il y avait déjà eu des combats d'uneampleur suffisante pour retenir l'attention etsoulever les passions, batailles du frontd'Aragon par exemple, ou défense deMadrid. Le 13 février, les trou pes franquistesétaient entrées à Malaga, ville d'origine de lafamille de Picasso. Cela non plus ne paraîtpas l'avoir ému au point de le forcer à sortirde lui-même.

Alors comment expliquer l'inspiration deGuernica ? Quelle différence entre ce bom¬

bardement et les événements cités plushaut ? A mon sens, ce qui les différencie esttrès clair : le front d'Aragon, la résistance deMadrid, la chute de Malaga, étaient des péri¬péties d'une lutte fratricide qui peut-êtrerépugnait à Picasso. En tout cas c'étaientdes conflits dans lesquels, à plus ou moinsd'égalité militaire, des hommes se battaientcontre des hommes. A Guernica, non. Cebombardement fut le déploiement ostenta¬toire d'une puissante armée contre unepopulation civile sans défense. Comme si un

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Le martyre des innocents

Guernica26 avril 1937, cinq heures moins vingt de l'après-midi. La guerre civile fait rage en Espagne. AGuernica, ville sainte des Basques, c'est le jour du marché. Soudain, par vagues successives,les avions de la Légion Condor, forces nazies au service de Franco, lâchent leurs bombes surla ville où il n'y a que des civils et aucun objectif militaire. Guernica brûle. Parmi lesdécombres, les morts et les blessés se comptent par milliers. Le premier bombardementtotalitaire de l'histoire vient d'avoir lieu. Il provoque aussitôt un scandale international quin'a pas fini de retentir. Devant ce crime commis contre une ville de sa patrie, Picassos'empare de ses crayons, de ses pinceaux pour protester par une auvre de génie. Sur laphoto : Guernica en ruines.

boxeur faisait étalage de sa force en frap¬pant un enfant ou un vieillard. Pareil specta¬cle nous emplirait de stupeur et d'indigna¬tion. Ainsi Picasso devant le bombardement

de Guernica par les avions flambant neufs deHitler. Sa réaction fut une réaction morale.

Il semble indispensable, avant d'aborder letableau proprement dit, de se demander oùen était Picasso de sa vie et de son euvre

quand il s'attaqua à cette grande fresque.

Au cours des quatre années qui ont pré¬cédé la réalisation de Guernica, nous assis¬

tons, de sa part, à l'élaboration d'unemythologie méditerranéenne très person¬nelle axée sur la figure du Minotaure. Inutilede préciser que le Minotaure c'est lui. Cetteévocation mythologique lui permet de nousconfier, en un langage voilé, bien dessecrets de sa vie intime. La grande eau-forteMinotauromachie (p. 36), de 1935 semblaitsynthétiser la problématique antérieure carc'est précisément en 1935 que surgissent lesdivers motifs qui seront à l'origine de ce lan¬gage codé. C'est l'année de la rupture défini¬tive du peintre avec son épouse Olga Kok-lova et de la naissance de Maïa, la fille deMarie-Thérèse avec qui l'artiste entretenaitune liaison depuis 1927.

Beaucoup plus proche encore de la créa¬tion de Guernica est La Baignade(12.2.1937) où triomphe un procédé inau¬guré plusieurs années auparavant et quiconsiste à obtenir, pour expliquer l'êtrehumain, des structures se rapprochant desstructures osseuses. Cette trouvaille, parve¬nue ¡ci à maturité, peut être considéréecomme le fruit de l'accouplement ducubisme et du surréalisme.

Nous devons aussi supposer qu'en avril1937 Picasso avait déjà entrepris la produc¬tion des dessins enfantins destinés à la

petite Maïa. Ces dessins naïfs se retrouventdans Guernica, comme les structures osseu¬ses, les premiers dans l'oiseau ou dans lecanard qui crie, bec dressé, les secondesdans le cou du cheval.

Mais il est un élément contre lequelPicasso va devoir lutter avec acharnement

lorsqu'il entreprendra cette grande aventureplastique : les symboles qui jusque là étaientà la base de son langage devront céder le.pas à une nature plus pauvre, afin quel'artiste se sente lui-même dépouillé, commel'exige la tragédie qu'il se propose de pein¬dre.

Il est une autre question qu'on ne peutmanquer de formuler : comment se fait-ilque Picasso en un tel moment ait eu recoursà son passé plutôt que de créer un nouveaustyle ou un nouveau mode ou de plier soninspiration à des formes entièrement neuvescomme il l'a si souvent fait au cours de sa

vie, à l'occasion d'événements, sentimen¬taux ou autres, qui l'affectaient particulière¬ment ?

A notre avis, la réponse vient nous confir¬

mer la priorité des motivations éthiques sur |les motivations artistiques. Le sentiment I

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Dans les années 1940, l'immense frise de Picasso resta en dépôt, selon sa volonté, auMuseum of Modem Art de New York. Plus d'une fois le peintre a déclaré que Guernica,1937, huile (349,3x776,6 cm), devrait revenir dans sa patrie, l'Espagne, quand les libertésdémocratiques y seraient rétablies. Tout est aujourd'hui prêt pour ce retour qui aura lieu,selon toute probabilité, au début de 1981. Suivant la volonté expresse de son auteur, l'éuvresera exposée au musée du Prado (dans une annexe), là où Picasso, à la fin du siècle dernier,avait appris à connaître les grands maîtres. Guernica sera entouré par les nombreusesétudes et esquisses préparatoires ou postérieures au tableau.

, d'indignation qui a envahi Picasso était tropintense pour lui laisser le loisir de réfléchir austyle ou de se plonger dans des méditationsesthétiques. Nous retrouvons le problèmede l'art engagé formulé ici avec une profon¬deur et une authenticité qu'il serait vain dechercher ailleurs.

Mais Picasso a toujours recours à la forcedes symboles par lesquels s'était expriméesa personnalité, et dans les ébauches com¬mencées le 1er mai apparaissent encore lestraces de ce langage sous-entendu dont il nese départira que peu à peu et non sans mal.Cette lutte est visible à travers l'antinomie

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taureau-cheval par laquelle il veut, au début,représenter respectivement le peuple espa¬gnol et le fascisme. En fait, le cheval est laseule figure vraiment problématique et c'estla raison pour laquelle on le retrouve inscritdans un langage burlesque ou volontaire¬ment puéril ou bien avec une expressionantipathique et repoussante, ou encoreréduit à sa plus simple expression. Jusqu'aujour où le schéma d'un cheval tragique, quiremonte à sa jeunesse, s'impose à lui, sup¬plantant toutes les recherches qui nes'accordaient pas avec la tragédie. Picassoélimine alors les symboles et présente ses

personnages nus et sans artifices. Car en der¬nier ressort, taureau et cheval, ces deux ani¬maux familiers à toute l'Espagne, seront aussideux personnages de la représentation.

Les ébauches préalables, cependant, nenous donnent pas l'ensemble des caractéris¬tiques de la fresque. Même si l'on examinel'ébauche n° 15 du 9 mai, celle qui se rap¬proche le plus de la composition définitivedu tableau, il est impossible d'y voir déjàl'accumulation de styles que l'on retrouveradans ce dernier.

Il y a donc rupture entre les ébauches et laréalisation définitive, non seulement pourune question de taille (Guernica mesure349,3 x 776,6 cm) ou de proportion, maisparce que Picasso, une fois devant safresque, se sent responsable, conscient dela gravité de l'entreprise qui lui a été confiée,comme s'il s'était agi d'un défi qu'il se lan¬çait à lui-même.

Dans sa première étape, comme nous lemontre la photo de Dora Maar, le tableau estun immense dessin beaucoup plus grand

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que les esquisses et exécuté au pinceau,mais dessin cependant: Et c'est, alors que

.Picasso se lance dans une véritable opéra¬tion de magie qui consiste à rappeler à lui

tout son passé de peintre e#t à l'actualiser.Par ce geste Picasso pourrait, laisser croirequ'il recule au lieu de faire un pas en avanten créant un nouveau style. Or, dans cetteattitude nous voyons une double significa¬tion. Le passé dont il s'agit, est glorieux,jalonné par de nombreuses victoires(période bleue, période rose, cubisme, colla¬ges, etc.) ; Picasso tienta donnera la causequ'il défend le meilleur de lui-même, et cequ'il a de meilleur et qu'il puisse sacrifierdevant l'holocauste de Guernica, c'est sonpassé de peintre. Picasso,, bouleversé, sesent mobilisé, se change en. soldat et par làson art devient tout à fait: engagé, sonpassé, qui semblait purement, esthétique,s'engage dans le présent, devient éthique.Mais il s'engage librement. Il est certain quesi les phases antérieures n'avaient pas eulieu, si elles ne s'étaient produites en touteliberté, Guerhica n'existerait pas non plus.

n'aurait pas pu exister. La liberté et l'enga¬gement artistique ne sont pas contradictoi¬res, mais bien plutôt s'éclairent et s'épaulentmutuellement.

Grâce à l'opération première, celle d'unmage ou d'un démiurge, Picasso réussit àorganiser son tableau mural en partant duréalisme et de sa période bleue pour aboutirà ses récentes expériences surréalistes etnaïves. Le cubisme et la peinture en aplatsseront les deux éléments qui lui serviront àdonner, de manière plus évidente, une unitéà l'ensemble.

L'antinomie taureau-cheval disparaîtra ettous les personnages présents dans letableau participant à la représentation

auront en commun leur rôle de victime.

Cependant l'autre élément du drame, quidevait d'abord être assumé par le cheval, nedisparaîtra pas tout à fait, mais pèsera glo¬balement sur le spectacle qui se déroulesous nos yeux. En effet, si nous faisons uneanalyse formelle de Guernica, nous nousapercevons que le tableau semble fermé vers

le bas, limité sur les côtés et ouvert vers le

sommet. Presque tous les éléments de lacomposition contribuent à créer, d'unemanière ou d'une autre, de nombreuses brè¬

ches, des ouvertures vers le haut : la queueet les cornes du taureau, les bras de lafemme qui tombe, le hennissement du che¬val, la femme au quinquet, etc.

En raison de ces éléments, le tableau pré¬sente un deuxième centre de gravité situéhors de l'espace matériel de la toile, là d'oùnous savons que provient ce qui est en trainde se passer, là où se cachent les avions res¬ponsables de la destruction que nous avonssous les yeux. Dans ce sens, nous pouvonsaffirmer que la fresque s'élève de plus enplus haut et que si ses proportions réellessont plutôt rectangulaires, cet espace estpsychologiquement compensé, voire dé¬passé, par un élan vers le haut.

Cela étant, il reste à éclaircir un autremystère non moins étonnant. Commentexpliquer que des éléments aussi disparatesque le cubisme, le surréalisme, le curvisme.

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les collages, aient pu être associés, vivre enharmonie et aller jusqu'à former une unité ?Selon moi il n'y a qu'une réponse à cettequestion : la passion du peintre, le feu inté¬rieur de son inspiration ont réussi à amalga¬mer ces éléments, jusque là disparates ouopposés, tout comme le feu parvient, auxtrès hautes températures, à fondre les maté¬riaux les plus divers.

Il est impossible de conclure cette brèveanalyse du travail de gestation et de l'aspectplastique de Guernica, sans mentionner sadimension terriblement actuelle qui rendl'suvre encore plus bouleversante à nos

yeux.

Pour peu que l'on s'arrête à l'ébauchen° 15 du 9 mai, qui, à notre avis, est la plusachevée, ou que l'on s'attache aux deux pre¬mières étapes du tableau telles que nous lesrévèlent les photos de Dora Maar, on remar¬que que Picasso avait d'abord l'intentiond'introduire dans sa composition un braslevé au poing serré. Ce poing était significa¬tif. Il voulait dire qu'il n'existe pas de pardonpour ce qui se passait là-bas, il réclamait lavengeance divine. En supprimant ce bras, cepoing fermé, Picasso élimine l'idée de ven¬geance. Et le tableau a fini par devenir laplainte désespérée d'êtres qui souffrent sousles coups d'une destruction barbare etinjuste, elle est devenue, comme je l'ai ditailleurs, le quejio, la lamentation de Picasso.Certains des éléments plastiques de l'tuvre,les nombreux cris de désespoir que l'on y

JOSEP PALAU I FABRE, poète, essayiste, dra¬maturge et historien d'art espagnol. Ami person¬nel de Picasso, il a écrit de nombreux ouvragessur le peintre, notamment El "Gernika" dePicasso et une étude monumentale sur les débuts

du peintre, Picasso vivo 1881-1907. L'articlepublié ici est une version abrégée du texte inéditde son intervention au congrès sur Picasso quis'est tenu en 1980 à l'université internationale de

Santander, en Espagne.

entend, sont les équivalents d'élémentstypiquement andalous, ces notes déchiran¬tes et interminables du cante jondo. En cesens, Guernica, je crois, est le "chant pro¬fond" de Picasso. Les éléments culturels (au

sens ethnique du terme) les plus intimes del'artiste, ceux qui remontent à son enfanceet même à son passé ancestral, ont refaitsurface en lui en même temps que son passéde peintre.

J'ai toujours pensé que l' dePicasso était, dans son ensemble, la plusreprésentative de l'homme du 20e siècle, parla multiplicité des styles et des époquesqu'elle embrasse et qui, chacune, supposentou se rattachent à une forme différente

d'humanité. Tous les hommes savent

aujourd'hui qu'il existe d'autres hommesayant des croyances, des modes de vie, desrites, des coutumes, des langues, une pig¬mentation ou des traits différents des leurs.

Une telle diversité ne peut se résoudre quepar la guerre permanente si chacun secroit le seul détenteur de la vérité ou par

la tolérance et la compréhension si l'onaccepte l'idée que la façon d'être des autresest aussi valable que la nôtre et qu'il noussuffirait d'être nés ailleurs ou dans d'autres

circonstances pour que nos croyances ounos échelles de valeur soient différentes. Je

crois que la diversité de l' de Picassorépond à cette même diversité et qu'ilassume ainsi les divergences et les contra¬dictions humaines jusqu'à la limite du possi¬ble.

Or, comme Guernica est manifestementun résumé du passé artistique de Picasso, ladiversité des styles et des époques que l'on ytrouve nous indique que les formes de vie lesplus disparates et les plus adverses peuventvivre ensemble et se remodeler les unes les

autres. Ainsi, loin d'être seulement untableau de' guerre, Guernica est unequi incite à la convivialité humaine. Elle sem¬ble même nous dire, si l'on s'en rapporte à

son processus de création, que pour parve¬nir à une telle convivialité, il est nécessaire

de déployer la même force et la même pas¬sion que l'auteur lorsqu'il a cherché la cohé¬sion de son tableau. Et cette passion

s'appelle amour, car ce fut son amour pourdes êtres souffrants, pour tous ceux quiavaient été si brutalement agressés, qui lepoussa à créer la plus immortelle de ses

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Un cri de colèrepar Taro Okarrioto

JE suis convaincu que l'art est essentielle¬ment décharge en tous sens d'un surplusde vitalité, défi permanent, lutte contre

toute routine. Il ne faut jamais se contenter dustatu quo. La vie humaine, depuis ses origines,est violemment déchirée. Cette condition tragi¬

que, nous devons l'affronter avec la plus grandeintensité d'expression, et en faire de la lumière.

Je me souviens de mon cri de stupéfaction

quand je me trouvai soudain devant Guernica,en 1962. De par sa nature même, ce tableaudevait donner une nouvelle vigueur à mes con¬victions. C'est une toile couverte d'êtres qui

éclatent, pleurent, se contorsionnent, hurlent.Un cheval agonise. Je fus envahi par la tensionfrémissante de cette scène gigantesque presqueentièrement monochrome.

On sait que le tableau est un message indignéque Picasso lançait au monde : la dénonciationcinglante du massacre de la population civile deGuernica, petite ville d'Espagne, brutalementattaquée par l'aviation nazie. A coup sûr, Guer¬nica restera dans l'histoire universelle de l'art

comme un modèle d' pathétique et pro¬

phétique.

Pourtant le choc que j'éprouvai à cette épo¬que n'était pas seulement un étonnement

devant les calamités, ni un courroux humaniste.Je fus frappé davantage par l'expression artisti¬que qui zèbre toute la surface de l' face àl'indignation qui explose en pleine clarté dansune formidable décharge d'énergie.

Tout en explosant graphiquement, l'auvre,dans son ensemble, conserve un calme étrange.On voit briller au plafond une ampoule électri¬que/et dans cet espace en quelque sorte familieret domestique la tragédie paraît comme un cau¬chemar figé. Décentré, à gauche, un taureau setient de profil. L'indifférence avec laquelle ilsemble regarder quelque chose hors de la toilemanifeste mieux que tout le reste une force bru¬tale, parfaitement impitoyable ; son immobilitéest une menace.

Mais il y a en même temps un élément roman¬tique, une expression, un mouvement qui jaillithors du tableau et détruit cette apparente immo¬bilité. Tel est, à droite, le triangle inversé d'unefemme qui crie et lève les mains. Et le chevalhennissant, la tête rejetée en arrière. Et aussi cescorps à terre dont les bras, les jambes semblentressortir comme s'ils allaient trouer la toile.

Il y a donc ce robuste dynamisme, et cetteimmobilité, austère, insensible. C'est un calculexalté, raffiné jusqu'à la folie. Ce silence évoque

des cris terribles, et le vide. Les contraires tra¬vaillent ensemble et l' les rassemble dans

une tension effrayante.

Je crois qu'en art, le défi est l'essentiel. L'artest une attaque inconditionnelle tous azimuts.L'expression obséquieuse qui tente des compro¬mis pour se faire accepter, pour se faire aimerfacilement, n'a pas droit au nom d'art. Je nepuis m'empêcher de reculer devant tout travailqui passe pour de la "bonne peinture", ou pourune PEINTURE en grosses lettres. Je ne consen¬tirai jamais aux où ne s'étale que dutalent, voire une virtuosité plus ou moins habileet astucieuse.

Mais chaque fois que j'entre en contact avecles tableaux de Picasso, je suis impressionné, carcet homme qui possédait un talent, une maîtriseincomparable, était capable, lui, de transcenderces qualités. "Je suis sauvé parce que normale¬ment je dessine mal", disait-il. Et ce qui prouvesa grandeur, c'est la calme assurance aveclaquelle il défiait autrui en se remettant lui-mêmeen cause.

TARO OKAMOTO, peintre et écrivain japo¬nais. Les de ce pionnier de l'artmoderne dans son pays ont été exposées àParis, New York, Venise. Il est l'auteur de créa¬tions monumentales comme les onze fresques-

reliefs en céramique qui ornent la Préfecture deTokyo et la "Tour du Soleil" de l'Expositioninternationale d'Osaka (1970). Il a publié, entreautres ouvrages, L'esthétique et le sacré (1976).

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Ci-dessus, une des premières versions de Guernica, très différenteencore de l'uuvre définitive (voir pages 16-17), photographiée parDora Maar dans l'atelier de la rue des Grands Augustins. Ci-dessous, Femme et enfant, (24x45 cm) étude pour Guernica(figure de gauche du tableau final). Le cri de cette femme dont lesyeux semblent changés en larmes dans la peinture murale est,comme l'écrit Roger Garaudy, "l'emblème universel de lasouffrance humaine". Malgré son titre, ce chef-d'iuvre n'est niune scène historique, anecdotique (si terrible soit l'anecdote) niune allégorie. C'est le cri. d'un peintre contre la violence.

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Deux femmes nues, 1906, huile (151,3x93 cm). Femme nue au bord de la mer (Baigneuse), 1908-1909, huile (130 x 97 cm).

La déformation,par John Golding

INTERROGÉ sur ses rapports avec le sur¬réalisme, Picasso donna un jour cetteréponse : "J'essaie d'observer la nature,

toujours. Je m'attache à la ressemblance,une ressemblance plus réelle que le réel,atteignant le surréel. C'est dans ce sens quej'ai compris le surréalisme...". Pour parvenirà la supra-réalité qu'il recherchait dans sapeinture il recourut à un très grand nombrede procédés. Il lui est arrivé par exemple derendre des sujets avec une telle précisiondans les détails que, par comparaison, desphotographies sembleraient floues etapproximatives.

Il a utilisé aussi l'exagération des contras¬tes de valeurs claires et obscures pour obte¬nir d'étonnants effets dramatiques. Mais saprincipale ressource, dans cette recherchedu "plus que réel", a été l'usage de la défor¬mation expressive : une altération des appa¬rences naturelles des objets et surtout ducorps humain destinée à arracher le specta¬teur aux conventions de la perception pourl'initier à une vision neuve et exaltée du

monde sensible. C'est ce qui se manifeste

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art de lasurtout dans sa manière de traiter un thème

traditionnel entre tous : le nu féminin.

Chez Picasso, la déformation voulue

apparaît, dès les premières ‘uvres, dans lescroquis (caractérisés souvent par des exagé¬rations caricaturales) qu'il exécutait pours'amuser, tout en démontrant ses talentsd'enfant prodige dans les études plus acadé¬miques requises par les diverses écoles desbeaux-arts qu'il fréquenta. Mais c'est en1906, et, chose remarquable, après avoirlonguement étudié'l'antiquité classique dontil proclamait l'influence sur son quePicasso introduisit, dans son traitement despersonnages, des déformations, bientôt siextrêmes qu'elles allaient devenir, en unsens, la matière même de son art.

L'euvre culminante de cette période fié¬vreuse d'expérimentation formelle est la toileintitulée Deux femmes nues (Fig. 1) peinte àParis à la fin de cette année 1906. On dirait

que la peinture de Picasso y obéit à deuximpulsions opposées. D'une part les person¬nages, exagérément pesants et volumineux,reposent sur des membres qu'il a fallu rac

courcir et épaissir pour équilibrer les grossestêtes et les troncs massifs. D'autre part, enmême temps, on perçoit un effort très cons¬cient pour affirmer la bi-dimensionnalité dela toile. C'est là un trait qui avait caractériséune bonne part de la peinture d'avant-gardeà la fin du 19e siècle : les deux nus paraissentobéir à une poussée qui les oblige à étalerleur masse sur la surface de la toile. Et bien

que le tableau semble représenter deux nus,on s'aperçoit, en l'examinant de plus près,qu'on est en présence d'un seul personnagevu deux fois sous des angles diamétralementopposés, de sorte que le spectateur reçoitsur le modèle une information qui va au-delàde la perception d'une simple position stati¬que.

La très audacieuse Baigneuse (Fig. 2) del'hiver 1908-1909 montre comment Picasso

combine en une seule image les diversesvues de son personnage qu'il a obtenues enen faisant le tour complètement. Depuisquelque cinq cents ans, la peinture occiden¬tale était régie par les traditions de la Renais¬sance fondées elles-mêmes sur la perspec-

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Femme à la mandoline, 1910, huile (187,3x61 cm). Femme dans un fauteuil, 1927, huile (130,5x97,2 cm).

ressemblancetive "scientifique" ou du "point de fuite".Ici, pour la première fois, ces conventionssont publiquement rejetées. Le visage appa-

'raît en même temps de face et de profil. Lapartie arrière du personnage est ramenéevers le spectateur, les fesses sont collées à lahanche gauche. La jambe droite, la plus éloi¬gnée, est disloquée dans le sens opposépour se situer sur le même plan que ce quidevrait être (dans un dessin traditionnel) le

membre le plus proche. Or, ces distorsionssont si convaincantes que l'effet paraît éton¬namment naturel.

Ce tableau amenait Picasso au seuil du

cubisme, qui fut la première grande révolu¬tion picturale de notre siècle, révolution fon¬dée sur la variabilité de la perspective et surune approche plus conceptuelle du motif. Apropos de l'art africain, dont il avait com¬mencé à faire une collection, Picasso disaitqu'il en admirait la statuaire en raison de saqualité "raisonnable", et en parlant de sespropres travaux durant cette période ildéclara : "Je peins les objets comme je lespense, non comme je les vois."

Le premier cubisme pleinement poussé dePicasso trouve un parfait exemple dans latoile (début 1910) intitulée Jeune fille à la

Mandoline (p. 25), qui de toutes les peintu¬res cubistes est une des plus célèbres. Lesdislocations et déformations corporelles uti¬lisées dans la Baigneuse de l'année précé¬dente y sont à l'nuvre, mais cette fois don¬nent un effet bien plus subtil, bien plus har¬monieux. La structure interne de la "jeunefille" est exprimée par des formes essentiel¬lement angulaires et géométriques groupéesselon des rapports complexes mais lucidesqui rappellent une sculpture à facettes qu'onaurait confectionnée à partir d'un matériau àdeux dimensions, bristol ou feuille d'étain.

La Baigneuse se tenait raide sur un fond àpeu près vide ; ici l'espace a été soumis àune analyse aussi minutieuse que le person¬nage qu'il entoure : on dirait qu'il l'enve¬loppe dans un continuum de plans enchevê¬trés.

La Jeune fille à la Mandoline doit sa singu¬larité au fait que le tableau est resté ina¬chevé ; et ceci nous montre d'ailleurs que

dans le cubisme de Picasso l'étape suivante,mouvement dans le sens d'une plus grandeabstraction, s'élabore dans des dessins etdes études qui, si déformés qu'ils soient parrapport aux normes occidentales d'après laRenaissance, ont encore un sujet immédia¬tement identifiable. Or, le traitement dumême sujet dans Femme à la Mandoline(Fig. 3), qui date de l'été 1910, quelquesmois plus tard, témoigne que l'artiste prendde telles libertés avec les apparences natura¬listes que le concept de déformation, quisuppose altération ou distorsion d'uneforme visuelle acceptée, devient presqueinapplicable ; ici l'artiste a entièrement réin¬venté les apparences naturalistes et, ce fai¬

sant, a créé un nouveau langage pictural.

On a vu que dans les iuvres de 1909 et dudébut de 1910 la structure du corps humainétait rendue d'une manière conceptuelle qui,à l'origine, comportait une certaine simplifi¬cation géométrique des formes. Maisensuite l'analyse de ses composantes allaitdevenir de plus en plus complexe et de plusen plus difficile à réaliser dans le cadre d'un

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Femme qui se coiffe, 1940, huile (130x97 cm). La Femme fleur, 1946, huile (146x89 cm).

espace clos, d'autant plus que la perspectivemobile comportant une multiplicité depoints de vue était désormais un élémentessentiel de la vision du peintre. Déjà dans lapremière Jeune fille à la Mandoline, Picassos'était senti obligé en certains endroitsd'ouvrir l'image sur l'espace environnantafin de dégager les tensions intérieures dupersonnage.

Dans Femme à la Mandoline c'est un pro¬cessus dont le rôle devient dominant grâce àla suppression de toute marge fermée oulimitative. Cette fois, Picasso ébauche lacomposition en partant d'une armaturelinéaire suggérée par les contours du per¬sonnage et par ses configurations internes.Il utilise alors ce squelette linéaire compliquémais vague comme un cadre autour duquel ilconstruit un complexe de plans transparentset mouvants agissant entre eux ; ce com¬plexe suggère en même temps la présenced'une figure humaine et le continuum spatialqui l'enveloppe. A l'époque, les critiques nemanquèrent pas d'établir des parallèles avec

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des idées philosophiques et scientifiques,notamment celles de Bergson (qui voyait leréel en état de flux constant) et celles des

théoriciens de la relativité et de la quatrièmedimension. Et si Picasso n'a certainement

pas voulu illustrer de tels concepts par unepeinture à programme, il est vrai que sonhuvre, comme celle de tout grand artiste,reflétait et parfois devançait le climat intel¬lectuel et les découvertes de son temps.

Deux ans plus tard, vers la fin de 1912,, seproduisit une autre innovation radicale dansla vision et la conception de Picasso, sansqu'il y eût pour autant abandon d'un styleque l'on peut encore qualifier, sans erreur,de cubiste puisqu'il concernait la créationd'images représentatives bien qu'ouverte¬ment anti-naturalistes, et qu'il utilisait lesconcepts de forme et d'espace élaborés aucours de l'année précédente.

La comparaison entre les toiles dont nousavons parlé ci-dessus illustre la manière dont

Picasso commençait par un motif relative¬ment naturaliste qui devenait de plus en plus

hermétique et abstrait à mesure qu'on lesoumettait à la complexité croissante del'analyse ou du découpage, dans le nouvelesprit cubiste à l'égard des volumes et del'espace qui les entoure. Mais dans lapériode dite du "cubisme synthétique", leprocessus s'est inversé. Déjà familiarisé avecun vocabulaire de formes hautement abstrai¬

tes, et sous l'influence d'un autre tvDe d'art

africain différent de ce qu'il connaissait (desensembles sculpturaux très expressifs faitsd'un assemblage d'éléments disparates),Picasso se mit à construire des euvres à

l'aide de formes et de figures qui, prises iso¬lément, n'auraient ni sens ni fonction identi-faibles mais qui par la manière dont ellessont traitées et combinées dans un con¬

texte, acquièrent.une signification représen¬tative. Ainsi deux cercles de chaque côtéd'une ligne droite deviennent des yeux, uneaccolade horizontale au-dessous "veut dire"

une bouche, et ainsi de suite.

Avec une telle méthode, les possibilités dedéformation expressive sont évidentes ;

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Picasso les exploite pleinement dans unetoile de 1913, Femme assise dans un fauteuil(p. 25). Les seins y sont représentés deuxfois (ce qui donne un tour erotique à la pluri-perspective cubiste) ; ceux d'en haut, sur¬montés de tétons chevillés qui rappellentfortement certaines conventions de l'art afri¬

cain, paraissent clouer les projections pen¬dulaires surdimensionnées qui tombent au-dessous, la couleur chair, relativement natu¬raliste, soulignant la matérialité du person¬nage. On perçoit également une volonté dedéclassement et de satire visuelle dans la

manière dont la tête et les traits du visage,traditionnellement sièges de l'intelligence etde la spiritualité, sont réduits à quelquestaches insignifiantes, alors que la poitrine, leventre et même les poils sous le bras levé dela femme prennent une importance extrême.Dans le premier cubisme de Picasso, lesdéformations devaient servir à instaurer un

nouveau vocabulaire pictural. Ici elles sontemployées pour exprimer une ironie grin¬çante et donner un tableau qui est en mêmetemps enjoué, malicieux et pour le moinsinquiétant.

Le thème de la femme vue à la fois comme

objet et comme prédatrice, tel qu'il apparaîtlà discrètement, devait atteindre la plénitudede l'expression vers la fin des années 20 et

au début des années 30. C'était l'époque oùPicasso partageait certaines des préoccupa¬tions du surréalisme et où il fit de la défor¬mation l'usage le plus incisif et le plus auda¬cieux.

Le sommeil de la Femme dans un Fauteuil

(Fig. 4), de 1927, semble avoir libéré unesexualité refoulée. La silhouette est peinted'un trait souple, fluide, le corps et les mem¬bres sont polypeux et tumescents ; bras etjambes sont figurés par des formes à peuprès interchangeables, qui ont toutes quel¬que chose de phallique, et désormais, dansl'tuvre de Picasso, il sera bien rare que lafemme nue ne porte pas dans son anatomiequelque référence à un partenaire agressif.

A cette languissante et flasque Femmedans un fauteuil on trouve un pendant dansla toile célèbre de 1930 intitulée simplementBaigneuse (p. 25). Le visage et les membresde cette baigneuse semblent faits de pierretaillée, la tête, la poitrine, les jambes tien¬nent ensemble par un miracle d'équilibre. Enliaison avec les expériences de sculptureauxquelles l'artiste s'adonnait à l'époque, ilest fait grand usage des espaces ou desvolumes négatifs : le ventre, par exemple,est présent par son absence. L'impressionde menace qui se dégage du personnage est

renforcée par sa situation même, sur unfond très calme de ciel et de mer bleue. Les

petits bras en forme de pinces, les mandibu¬les, les yeux sans expression donnent à lafemme l'allure d'une énorme mante reli¬

gieuse sculptée dans le granit.

En 1932 se produisit un changement trèsnet, correspondant à l'apparition d'unevision nouvelle de la féminité : épanouie,passive, glorieuse. Dans une toile de cetteannée-là, Jeune fille devant un miroiiip. 25),

les jambes lourdes et dociles du modèle sontrendues par les ondulations qui avaient sou¬vent caractérisé la peinture de Picassodepuis 1925, mais les rythmes de ces formesse sont ralentis, adoucis, ils sont devenus

plus accueillants et plus organiques ; la cou¬leur aussi est maintenant plus riche et pluslyrique. La fille affronte calmement sa sexua¬lité réfléchie dans le miroir, et dans l'imagequ'elle voit, les lilas tendres de son visage etde son corps sont plus sombres et plus pro¬fonds ; les seins semblent maintenant desfruits mûrs. Partout, jusque dans les dessinsdu papier peint, courent des symboles decroissance et de fécondité.

Une série de nus exécutés durant la

seconde guerre mondiale applique plusieurs |principes fondamentaux du premier style I

La vision cubiste

LE cubisme analytique montre simul¬tanément plusieurs aspects d'unmême objet vu sous des angles

différents. Ce critère peut s'appliquer àla réalité aussi bien qu'à la pensée. Lors¬que Picasso combine en une seule figurela vue de face et la vue de profil, il ne fait,en substance, rien de différent de ce

qu'il faisait en 1910-1912 quand il décom¬posait dans l'espace des verres, descompotiers, des guitares. Mais dans unefigure ces aspects différents révèlentautant de facettes de cet être ambigu etprotéiforme qu'est la personne humaine.

Tous ces aspects se combinent en uneforme unique ou un sigle graphique uni¬que, mais chacun donne une clef pourl'interprétation, chacun impose une lec¬ture différente de l'image.

Une seule et même figure donnesimultanément, non pas plus d'aspects,mais plus de "vérités" différentes,aucune n'étant plus vraie que l'autre.D'où cette ambiguïté, cette contradic¬tion interne, qui déforment et décompo¬sent la figure pour la reconstruire selonsa structure vraie, intrinsèque. Là réside,pour Picasso, l'erreur fondamentale desconstructivistes : ils ont cherché la

structure dans la raison, alors que la véri¬table structure de l'être est l'irrationnel.

par Giulio Carlo Argan

Ici se pose le problème de la troisièmedimension. Tout ce qui se développe enprofondeur est perçu par l' grâce àune illusion optique, ouvrant ainsi la voieaux réactions émotives, à l'imagination,à la mémoire et aux sentiments. C'est

cette voie que le cubisme, avec sonsouci nouveau et rigoureux d'objectivité,veut fermer.

Picasso et Braque résolvent le pro¬blème de la troisième dimension parl'emploi de lignes obliques (indiquant laprofondeur) et de courbes (indiquant levolume), c'est-à-dire en transposant surune surface plane ce qui possède pro¬fondeur et relief.

Ici intervient un facteur mental : les

notions que l'on a des objets (c'est làl'aspect typiquement cartésien ducubisme, ce qui le rattache au rationa¬lisme fondamental de la tradition cultu¬

relle française). Cela vaut pour desobjets familiers : fruits, assiettes, verres,bouteilles, instruments de musique; etc.Une assiette posée sur une table est vue

comme une forme elliptique, mais onsait qu'en réalité elle est ronde. Et

comme, au plan mental, il n'y a pas dedifférence de valeur entre ce qu'on voitet ce qu'on sait, la rondeur de l'assietteapparaît aussi dans le tableau. Autre

ment dit, on prête à ce qui est dans latroisième dimension le même caractère

de certitude qu'on donne aux valeursmesurables des coordonnées verticales

et horizontales.

La notion de l'objet, qui préexiste à savision, fait entrer en jeu celle du temps :l'assiette, d'abord vue comme une forme

elliptique, peut, en changeant de posi¬tion dans l'espace, devenir ronde ; entournant autour de l'objet, pour changerde point de vue, on le voit d'abord ellipti¬que, puis rond. On comprend alors que,si dans la vision empirique, un mêmeobjet ne peut se trouver en même tempsen des endroits différents, dans cetteréalité toute mentale qu'est l'espace (entant que réalité ordonnée et figurée dansla conscience) le même objet peut existersous des formes différentes et, naturelle¬ment, dans des situations différentes.

GIULIO CARLO ARGAN, théoricien et his¬torien d'art italien, maire de Rome de 1976 à1979, a été professeur à l'université de cetteville. Directeur de la revue Storia dell'arte et

co-directeur de la revue L'arte, // est l'auteurd'un grand nombre de publications etd'ouvrages dont certains ont été traduits enplusieurs langues. Le texte que nous publionsest extrait de son livre L'Arte Moderna, 1770-1970 (Ed. Sansoni, Florence, 1970).

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i cubiste élaborés une trentaine d'années

auparavant, et ces toiles, qui donnent uneimpression de claustrophobie et de bestia¬lité, rappellent aussi certaines des appari¬tions inquiétantes, obsédantes, de 1925-1932. Mais alors que dans celles-ci la femmeétait vue comme force menaçante et quel¬ques fois obscène, elle se présente mainte¬nant comme prédatrice et victime à la fois

symbole de l'angoisse humaine. Dans untableau de 1940, Femme qui se coiffe(Fig. 5), les jambes anormalement dilatées,d'une solidité éléphantesque, donnentl'impression que le corps est virtuellementprivé de toute liberté de mouvement, sensa¬tion encore renforcée par les déformationscubistes qui permettent au peintre de fairefigurer, dans ce qui est essentiellement unevue de face, la croupe du personnage, lequelse trouve en même temps comprimé, blo¬qué, dans un espace étouffant.

Contraste total, la Femme fleur (Fig. 6) de1946 semble célébrer la présence d'une nou¬velle compagne dans la vie du peintre et, parce biais, les forces, génératrices de lanature : ce corps de jeune femme est réduità une tige délicate chargée d'une poitrinepleine et d'une tête toute innocente et fran¬che comme un volubilis qui s'ouvre aux pre¬miers rayons de soleil. C'est une duvrejoyeuse et peu sentimentale, qui pourtantcontient une dimension pathétique parcequ'on y devine que Picasso commençaitalors à prendre conscience de la disparitédes âges entre lui et les modèles capablesd'inciter son art à se renouveler.

La dernière manière de Picasso, dans les

années 50 et 60, devait être caractérisée parun climat de force physique, d'énergieintense et impatiente, qui serait étonnantchez quiconque à tout moment de sa vie etqui devient presque incroyable chez unhomme de cet âge. Il conserva jusqu'aubout l'obsession de la forme féminine, mais

le véritable propos de sa peinture était lespectacle de l'art et de la vie unis l'un àl'autre : une immense vue panoramiqueembrassant le passé et le présent, danslaquelle de grandes figures historiques, desartistes, des philosophes, se heurtent ou semêlent aux personnages et aux modèles quipeuplaient les toiles de Picasso depuis plusde 70 ans.

JOHN GOLDING, peintre et historien d'artanglais, a été professeur des beaux-arts à l'univer¬sité de Cambridge et enseigne, depuis 1959, auCourtauld Institute de l'université de Londres, lia

fait de nombreuses expositions individuelles etcollectives et a écrit, entre autres ouvrages. LeCubisme 1907-1914 (1968).

Nature morte à la chaise cannée, 1912, huile et toile cirée collée sur toile ovale

encadrée de corde (27x35 cm). Le premier collage de la peinture moderne.Braque et Picasso inventèrent, en travaillant ensemble, cette .technique d'esprittout à fait cubiste qui rompt avec l'emploi classique d'un seul médium et avecl'illusionnisme optique traditionnel en introduisant dans le tableau des éléments"réels" : papier journal, étoffes, fil de fer, objets usuels, etc..Après eux, lecollage est devenu un procédé courant de l'art moderne.

PAGES EN COULEUR

Page de droiteDe gauche â droite et de haut en bas : LaJeune fille à la mandoline, (Portrait de

Fanny Tetlier), 1910, huile (100,3x73,6 cm),Museum of Modem Art, New York. Femmeassise dans un fauteuil, 1913, huile

(148x99 cm), collection M. et Mme VictorW. Ganz, New York. Baigneuse, 1930, huile(163,2x129,5 cm), Museum of Modem Art,New York. Jeune fille devant un miroir,1932, huile (162,3x130,2 cm). Museum ofModem Art, New York (voir l'article de la "

p. 20).

Pages centralesPremière page. En haut â gauche : Portraitd'Ambroise Vollard, 1910, huile (92x65 cm),

musée Pouchkine, Moscou. Vollard fut l'un

des premiers marchands de Picasso. Dansce portrait célèbre, celui-ci opère unefragmentation systématique dupersonnage, des objets (la bouteille dans lecoin en haut â gauche) et de l'espaceenvironnant. Mais cet éclatement des

apparences en facettes multiples n'éludepas pour autant la ressemblance, commec'est souvent le cas, en revanche, dans des

tableaux presque hermétiques de la périodecubiste. La démarche classique est iciinversée : au lieu de partir de la réalité,Picasso, semble-t-il, utilise au départ cetteméthode de décomposition pourconfronter, dans un second temps, aucours d'une longue série de séances depose, le résultat de son travail avec lemodèle. En haut â droite et en bas :

Femmes à la fontaine, 1921, huile

(203,9 x 174 cm). Museum of Modem Art,

New York, don de M. et Mme Allan

D. Emil, et Les Trois musiciens, 1921, huile

(200,7x222,9 cm), au même musée, fonds

Mme Simon Guggenheim. Avec le premiertableau commence la période classique ougrecque de l'artiste. Le second, comme ledit Pierre Daix, marque l'apothéose du stylecubiste. Picasso les composa tous deux

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simultanément pendant l'été 1921, âFontainebleau. Selon un témoin ces deux

toiles étaient placées en vis à vis dans sonatelier pendant qu'il y travaillait. Preuveétonnante de la capacité qu'avait Picassode mener de front des d'un styledifférent, voire contradictoire. Les Trois

musiciens : trois masques assis à une tablesous laquelle est un chien. Un pierrot quijoue de la clarinette, un arlequin violonisteou guitariste et un moine. Si gai, sihumoristique même, que soit ce sujet, ilprend ici un caractère à la fois majestueuxet solennel, avec quelque chosed'inquiétant.Page suivante. En haut â gauche : LaDanse, 1925, huile (215x142 cm). Täte

Gallery, Londres. Avec cette toile célèbre,Picasso, dont l'imagination est intarissable,aborde une nouvelle étape de sonIci apparaît cette inspiration "convulsive"chère aux surréalistes ("La beauté sera

convulsive ou ne sera pas" André Breton)et qui allait s'épanouir dans les années 1920et 1930. Très éloignées de la monu mentalitéqui caractérise certaines de ses cuvresrécentes, les formes sont emportées dansun rythme endiablé, "syncopé" comme unmorceau de jazz. Les visages ont un aspectgrotesque, voire bestial (en particulier celuide la danseuse de gauche). Les figuressemblent secouées par une explosion defureur et de sexualité primitive. En bas : LeBaiser, huile (97x130 cm), musée Picasso,

Paris. Ce thème a inspiré plusieurs auvresau peintre malaguène, notamment la toilecélèbre de 1925, contemporaine de LaDanse et animée par la même frénésieconvulsive. Dans ce Baiser de 1969, ce

thème, tout en gardant sa force, devientserein, tendre : on y sent la nostalgie d'unhomme de 90 ans qui pense à sa jeunesse.En haut à droite : avec cette Maternité,

1971, huile (162x130 cm), l'artiste

nonagénaire revient à un sujet qu'il a traitésouvent, dès l'adolescence, parfois sur lemode tragique, comme dans la maternitéde Guernica.

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Itinéraires

africains

chez Picassopar Beseat Kiflé Sélassié

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| E ne dis pas tout mais je peins tout"affirme Picasso à son amie Hélène

Parmelin. Et c'est un fait que

quand Picasso parle, il peint plus qu'il ne dit.En cela, il est déjà un véritable initié au sensafricain du terme. L 'initié est en effet, dansla tradition des cultures africaines, un disci¬

ple suffisamment persévérant et méritantpour que l'esprit des ancêtres lui dévoile etlui transmette le sens des symboles de laconnaissance de l'homme et de l'univers à

travers des énigmes, .proverbes, mythes,poèmes, devinettes, etc. TJomme Picasso,l'initié ne doit justement pas tout dire et tout"révéler" pour écarter les non initiés et pro¬fanes, les disciples "fermés" que les espritsne réussiront. pas à "ouvrir" à la "lumière"des connaissances, ou 'dont ils ne pourrontpas "percer l'oreille" : les opportunistes, lesindiscrets, les envieux qui ne méritent pasd'acquérir les secrets de la nature et d'êtreinitiés aux mystères de l'essence humaine etde celle de l'univers.

C'est en partant des sculptures et mas¬ques d'Afrique/ d'Océànie, voire des Antilles'et d'Amérique, que Picasso découvritcomme "une révélation'', vers le mois demai 1907, au cours d'une visite surprise à cequi est devenu l'actuel Musée de l'Hommedu Palais du Trocadéro, que nous avance¬

rons quelques hypothèses de recherche per¬mettant de jeter de nouveaux regards sur lesétapes, les moments forts, et les itinéraires

les influences -cachées et souterraines

antérieures et postérieures aux étapes afri-- caines dans son féconde et variée.

Page de gaucheEn haut à gauche : Portrait de Dora Maar.1937, huile (92x65 cm), musée Picasso,Paris. En haut â droite : Tête de femme à

deux profils (portrait de Dora Maar), 1939,huile (92x73 cm), collection M. et

Mme Edwin A. Bergman, Chicago (pourune analyse de ces deux portraits, voirl'article de la p. 47). En bas : rideau descène pour le "14 juillet" de RomainRolland, 1936 (44x54,5 cm), musée Picasso,

Paris (voir l'article de la p. 34).

L'impact et les conséquences réelles etdurables de cette visite du Trocadéro sur

l'évolution de Picasso et notamment sur la

toile finale qui allait être intitulée : LesDemoiselles d'Avignon une nuvrequ'historiens et critiques d'art s'accordent àreconnaître comme "une des pierres de tou¬che de l'art du 20e siècle" ont été suffi¬

samment relatés par plusieurs auteurs pourne pas s'y attarder ici davantage. Il y acependant eu, et il subsiste encore des con¬troverses et des querelles d'école sur lesvéritables sources d'inspiration des Demoi¬selles.

La confusion des critiques a d'ailleurs étésavamment entretenue par Picasso lui-même qui niait à certains moments touteinfluence des sculptures et des masques"nègres" sur Les Demoiselles qu'il disaitavoir terminé avant sa visite au Trocadéro

alors que tout indique le contraire. Picassol'initié ne dit pas en effet tout. Il peint tout.Et dans ce processus son génie se plaisaitparfois à fabriquer des mythes. Son mythe :celui d'un des plus grands créateurs de tousles temps. Et c'est dans ce goût et ce pen¬chant pour la "plaisanterie" qu'il nous appa¬raît être également un initié. Dans la tradi¬tion des cultures africaines, l'initié sait com¬

bien la "plaisanterie", l'humour et le riresont plus révélateurs de la connaissancevéritable. Mais qu'importe d'ailleurs ce quePicasso dit, ne dit pas ou contredit sur sessources d'inspiration pour les Demoiselles. Ilest évident que la figure de gauche et lesdeux figures de droite peuvent rappeler auspectateur des masques africains, voire à lalimite de l'Océanie. Du reste, n'avons nous

pas la liberté et même l'obligation, devoir letableau autrement qu'il dit vouloir nous lemontrer dès lors qu'il nous a averti qu'il nedit pas tout, mais qu'il le peint ?

Picasso évoque, trente ans plus tard, pourMalraux et l'écrivain espagnol José Berga-min, le souvenir de sa visite du Trocadéro"au temps où il achevait Guernica", en1937. Dans cet aveu capital, Picasso expli¬que mieux que personne ce que fut pour luil'art dit "nègre" (l'adjectif n'avait pas àl'époque autant de connotation péjorativequ'aujourd'hui. Pour éviter toute équivoque,nous dirons quant à nous "arts africains"chaque fois que nous le pourrons). Malrauxcommence par situer et souligner l'im¬portance de la "confidence", dans laTête d'obsidienne, et laisse ensuiteparler Picasso : "Nous avions parlé de

l'Espagne, de peinture ; il en était venu à laconfidence la plus révélatrice que j'aieentendue de lui :

"On parle toujours de l'influence desnègres sur moi... Quand je suis allé au Tro¬cadéro, j'étais tout seul. Je voulais m'enaller. Je ne partais pas. Je restais. J'ai com¬pris que c'était très important. Il m'arrivaitquelque chose, non ? Les masques, ilsn'étaient pas des sculptures comme lesautres. Pas du tout. Ils étaient des choses

magiques. Les Nègres... ils étaient contretout ; contre des esprits inconnus, mena¬çants. Je regardais toujours les fétiches. J'aicompris : moi aussi je suis contre tout. Moiaussi je pense que tout, c'est inconnu, c'estennemi ! Tout ! Pas les détails ! Les fem¬

mes, les enfants, les bêtes, le tabac, jouer...Mais le tout" .

Tous les éléments de la cosmogonie desarts africains comme des thèmes qui consti¬tuent les jalons de l'�uvre entière de Picassose trouvent dans cette affirmation. D'abord,

la primauté des détails, parce que c'est der¬rière les choses et les gestes simples, lebanal et le futile du quotidien de chaqueindividu et de toute créature que se dévoileou se cache l'essence de l'Homme ou de la

Nature. Le Savoir Suprême se présentanthabituellement dans les traditions culturelles

sous forme dérisoire. Les femmes, ensuite

en tant que symboles de fécondité, sourcede vie, nourrices alimentant les hommesavec les forces de l'univers et de l'amour

mais aussi, à certaines périodes, des incar¬nations du mal et de la méchanceté. Les

enfants aussi dont la place est considérabledans les croyances des traditions africainescomme symboles des lumières de la vérité età l'éducation desquels, bien plus que lafamille, chaque membre de la communautédoit apporter sa collaboration pour créer ce"chef-d' classique" complexe quechacun d'eux est appelé à être pour l'ensem¬ble de la communauté. Les bêtes, enfin, quisont, suivant leurs espèces, dans les croyan¬ces africaines, autant de symboles du bienou du mal, et apparaissent également chezPicasso, dès sa première toile connue, sousla forme du taureau du Picador, faite à

Malaga, à l'âge de huit ans. Et vers la mêmeépoque, toujours à Malaga, les dessins desPigeons et des chiens, de Azul y Blanco, et,seize ans plus tard, en 1905 à Paris, dans laFamille d'acrobates au singe (p. 7). Autantde "détails" qui constituent "le tout" dela vie quotidienne dans les philosophies afri- vcames.

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Ce qui caractérise les arts africains, c'estdonc leur profond enracinement dans la viequotidienne. Il suffit de regarder l'impor¬tance considérable et la diversité des stylesde décoration des objets de la vie quoti¬dienne ; tasses, calebasses, tabourets,poteries, peignes, couteaux, lances, peauxde bêtes, etc. Tous ces objets familiers sontd'une utilité pratique et leurs décorations enfont souvent à l'eil attentif de l'initié, nonseulement autant d'auvres d'art qui s'intè¬grent à la vie de tous les jours, mais, par lescaractéristiques de chacune des décora¬tions, un message et un symbole spirituelscodés. Il en va ainsi à plus forte raison, dessculptures et masques africains, objetsrituels, bien qu'ils soient le plus souvent uni¬quement des décors en Europe, alors qu'ilsconstituent des éléments de croyance enAfrique et cette fois-ci, non seulement aucercle limité et privilégié des initiés, maispour l'ensemble de la communauté.

En un mot, les arts africains sont auniveau de l'Etre, de l'Existant, du Cosmos etdes Idées que l'on s'en fait et non au niveaudes apparences que dévoile la perception del'Pil. Ils essaient donc d'incarner beaucoupplus la Pensée ou l'Idée au lieu de sa repré¬sentation et manifestation formelles exter¬

nes. C'est ce qui fait sans doute dire àPicasso que les arts "nègres" sont "raison¬nables". "Raisonnables" au sens ou Picasso

y a trouvé et puisé ; peut-être instinctive¬ment au début, mais rationnellement par lasuite grâce à une profonde capacité d'assi¬milation, une source d'inspiration cohérenteet féconde qui débouchera sur le"cubisme".

René Char relève que cette qualitéd'"assimilation" de Picasso nous montre

qu'il est dans "ses rencontres et inspirationsrévolutionnaire par nature". C'est-à-direqu'il "construit" même là où il emprunte desidées grâce à "son éternel retour à la luci¬dité" créatrice. Et c'est un fait que, par rap¬port à Gauguin, par exemple, qui sembleêtre en mal d'exotisme dans sa rébellion

contre la société de son époque, Picasso a lecomportement d'un révolutionnaire quipuise sa force partout où il trouve une inspi¬ration et la transforme en nouvelle base de

contestation, en une novuelle arme, quin'est rien d'autre que Picasso lui-même faceau défi de son univers. C'est dire à quelpoint les arts africains auront été un "trem¬plin" important certes mais un tremplin seu¬lement pour faire encore et toujours duPicasso.

Or, ce qui fait la force de la conceptionartistique africaine, que Picasso a parfaite¬ment assimilée, c'est le fait qu'elle est à por¬tée de cette vision de tous les jours qui s'yalimente en symboles pour se protéger con¬tre le mauvais contre les agressions desforces extérieures "inconnues" celles du

mal mais parfois aussi celles du bien. Cesont donc avant tout des fétiches. Ainsi se

situe la problématique des arts en Afrique etc'est également ainsi que l'appréhendePicasso dès son premier contact du Troca¬déro :

"J'ai compris à quoi elle servait leur sculp¬ture, aux Nègres. Pourquoi sculpter commeça et pas autrement. Ils étaient pas cubistes,tout de même ! Puisque le cubisme n'exis¬tait pas. Sûrement, des types avaientinventé des modèles, et des types les avaientimités, la tradition, non ? Mais tous les féti¬ches, ils servaient à la même chose. Ils

étaient des armes. Pour aider les gens à neplus être les sujets des esprits, à devenirindépendants. Des outils. Si nous donnons

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une forme aux esprits, nous devenons indé¬pendants. Les esprits, l'inconscient, l'émo¬tion, c'est la même chose. J'ai comprispourquoi j'étais peintre. Tout seul dans cemusée affreux, avec des masques, des pou¬pées peaux-rouges, des mannequins pous¬siéreux. Les Demoiselles d'Avignon ont dûarriver ce jour-là mais pas du tout à causedes formes : parce que c'était ma premièretoile d'exorcisme, oui !" En pratique cetexorcisme se traduira par le mariage réussique Picasso réalisera entre la perspective dela peinture occidentale et la troisième dimen¬sion des volumes des sculptures africaines.Ce mariage, nous l'avons dit, sera l'une dessources du cubisme.

Les Demoiselles ouvrent la période dite"nègre" de Picasso (1907-1909). On placecette période entre la période rose (1904-1906), elle-même précédée par la périodebleue (1900-1904), et la genèse ainsi quel'essor du cubisme (1909-1914).

La toile définitive des Demoiselles

remonte au plus tôt à la fin de juillet 1907.Les premières esquisses du tableau il y enaura plusieurs sont d'avril 1907. Entrecette dernière date et celle où il achèvera la

toile, Picasso aura donc connu sa "révéla¬

tion" des sculptures et masques africains.On a tendance à rapprocher souvent les élé¬ments de composition et le thème généraldes ébauches initiales soit des Cinq baigneu¬ses de Cézanne, soit, par la tonalité, dedivers tableaux de Matisse et Gauguin. Ici sepose, à notre avis, l'hypothèse d'une autre

Art baga de Guinée.Collection personnelle dePicasso.

et nouvelle étape africaine où nous décelonsune influence que nous qualifierons d'arabo-musulmane.

Pour cela il suffit de prendre commesource première d'inspiration des Demoisel¬les, Picasso lui-même, notamment avec LeHarem, La Toilette ou La Coiffure, toiles fai¬tes toutes au cours de l'été 1906 dans le petitvillage catalan des Pyrénées : Gosol, à dixkilomètres de la frontière française. Cettehypothèse est d'autant plus tentante àexplorer que cette visite à Gosol est l'un desderniers longs séjours que Picasso fera dansson pays après son installation à Paris, auBateau-Lavoir. Quoi de plus normal alorsque de puiser son inspiration première pourle thème des Demoiselles dans la profondeurde son propre patrimoine et environnement

culturels pour lui permettre de garder dura¬blement son identité d'Espagnol, c'est-à-dire d'un homme en provenance d'un payssitué au carrefour et au contact de la civilisa¬

tion chrétienne de l'Europe avec le courantspirituel de l'Islam de l'Afrique du Nord.

Après tout, Malaga, où Picasso est né etoù il a vécu les dix premières années de sonenfance, est une ville andalouse du sud de

l'Espagne, proche, par conséquent, descôtes africaines. Elle a surtout été un centre

important de l'ancien al-Andalus, c'est-à-dire de l'Espagne musulmane qui s'est éten¬due pendant huit siècles dans une grandepartie de la Péninsule et qui a marqué parti¬culièrement l'Andalousie. En naissant à

Malaga, c'est donc des profondeurs de l'his-

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toire de l'Espagne que le.jeune Picassoa purecevoir une influence arabo-musulmane.

D'ailleurs, l'attachement du peintre pour saville natale est attesté. par le fait qu'il y soitrevenu, de La Corogne et de Barcelone,pour passer ses vacances en 1895, 1896 et1897.

Voici donc chronologiquement une nou¬velle et importante étape africaine, dansl' de Picasso, qui n'a pas été assezexplorée jusqu'ici. Et pourtant, dès 1905,Guillaume Apollinaire avait attiré l'attentionsur cette source d'inspiration en ces termes"...Cet Espagnol... vient de loin, ...desrichesses de composition et décoration bru¬tale des Espagnols du 17e siècle... son insis¬tance dans la poursuite de la beauté l'a dirigésur des chemins ; il s'est vu plus latin. mora¬lement, plus arabe rythmiquement".

C'est ce que dégage la tonalité de la dra¬perie en bleu rythmé que l'on décèle àl'arrière plan des deux femmes africaines à ladroite de la toile des Demoiselles. La drape¬

rie et le mouvement rythmés des deux fem¬mes au centre du tableau, -quoique incontes¬tablement inspirés des sculptures ibériques,rappellent par ailleurs les femmes du Haremet les premières sculptures sur bois dePicasso, notamment le Nu aux bras levés etla Tête de femme, réalisées toutes deux, à

partir du buis, entre 1904et"1906, bien. avantsa "révélation" du Trocadéro.

Si telles sont donc les deux étapes africai¬nes qu'on décèle antérieurement à l'aboutis¬sement des Demoiselles, en plus des inspira¬tions des sculptures ibériques, de la peintureet de l'environnement espagnols, lesinfluences qu'exerceront -postérieurement,dans tout l'itinéraire sculpté et peint dePicasso, les arts africains sont évidentes.D'une part, les thèmes qui le préoccupaientpendant cette période, c'est-à-dire les fem¬mes, les animaux (réinventés à travers lessymboles comme le minotaure), les enfants,se retrouveront tous par la suite. Les diffé¬rentes natures mortes, en tant que représen¬tations d'un réel plus que réel c'est-à-diresurréel d'une préoccupation permanentede peindre la Pensée et l'Idée, bien plus quede présenter leurs apparences et leurs for¬mes, sont autant de utémoignages del'influence durable des arts africains chez

Picasso. Peut-être pourrait-on égalementajouter aux peintes et sculptées lesnombreuses céramiques décorées parPicasso comme une intégration de l'art dansles objets simples de la vie quotidienne, àl'instar de l'Afrique.

_. Récapitulons : cet essai traite essentielle¬ment de l'influence des arts africains dans

l' de Picasso. Celui-ci a certes puisé àde nombreuses sources d'inspirations autresqu'africaines, notamment parmi ses con¬temporains, Cézanne et Matisse, sans parlerdes peintres de la Renaissance, des Maîtresespagnols ou de Van Gogh. D'autre part, enmême temps que nous présentions la "révé¬lation" que fut pour lui la découverte dessculptures et des masques ^africains, nousavons fait apparaître l'hypothèse d'uneseconde source d'inspiration africaine, celledes arts arabo-musulmans, dont on n'a pra¬

tiquement pas étudié l'existence jusqu'ici ànotre connaissance. Enfin, notre réflexionsur les sources d'inspiration possibles dePicasso antérieurement à la période dite"nègre" nous a conduit à ses originesmêmes. C'est-à-dire à l'Espagne, Malaga, laMéditerranée, Gosol, les -sculptures ibéri¬ques, sa propre sculpture sur bois, ses pério¬des bleue et rose, : la tauromachie, les Maî

tres de la peinture espagnole, etc., sanspour autant ignorer les autres influencesindiquées en premier lieu.

Cette étude peut donc se résumer en uneproposition simple. C'est en gardant, culti¬vant et fortifiant son identité culturelle

d'Espagnol, et non en la diluant, quePicasso assimilera "rationnellement" entre

autres les arts africains. Et c'est pourquoi aumoment même où nous le cherchions en

Afrique nous l'avons trouvé tout simplementen Espagne. Etrange Picasso qui "peint

tout" et dont l'euvre montre à quel pointparticularité et universalité, différence etsolidarité, sont les deux visages d'une mêmeréalité, que seul l'art est capable de syn¬thétiser. |

BESEAT KIFLÉ SÉLASSIÉ, spécialiste éthiopienen recherche interdisciplinaire, a dirigé des sémi¬naires sur divers aspects de la culture et de lacommunication à l'université de Paris I. lia publiéplusieurs études sur des peintres du tiers-monde.Parmi ses écrits sur l'art on peut citer : Skunder :l'homme et le peintre et An Introduction to abs¬tract painting in Ethiopia (1970).

Nu à ta draperie, 1907, huile (152 x 101 cm).

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Page 32: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

1« état, 5 décembre 1945 2« état, 12 décembre 1945

5e état, 24 décembre 1945 6° état, 26 décembre 1945

9e état, 5 janvier 1946 10» état, 10 janvier 1946

Texte d'Hélène Parmelin

et photos extraits de PicassoLithographe par Fernand Mourlot,éd. A. Sauret, 1970, Monaco

32

L'histoire du taureau se déroule

chez Mourlot en 1945, aux an¬ciens ateliers de la rue de Chabrol.

Elle a été racontée par Jean Célestin, unouvrier qui travaillait avec Picasso à cemoment-là, et qui dit de Picasso : "Ilm'a marqué". Et qui ajoute : "D'avoirtravaillé avec lui, ça a ajouté quelquechose de spécial dans ma vie". Et quirépète sans cesse : "Il a un sens... il a...

comment dire, des dons incroyables... ilest doué, quoi ! C'est un peintre".

Il faut entendre conter l'histoire du

taureau dans ces ateliers énormes, où

l'on voit l'encre en masse brillante

les machines tournent, les affiches pen¬dent, les ouvriers grouillent, des pein¬tres passent.

"Un jour, dit Célestin, il commencedonc ce fameux taureau. Un taureau

superbe. Bien dodu. Moi je trouvais queça y était. Pas du tout. Deuxième état,troisième. Toujours dodu. Et ça conti¬nue. Mais le taureau n'est plus lemême... Il se met à diminuer, à dimi¬

nuer de poids..." Henri Deschamp medira que ce jour-là, Picasso "enlevaitplutôt qu'il ne rajoutait... Il découpait

Page 33: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

3e état, 18 décembre 1945 4' état, 22 décembre 1945

7e état, 28 décembre 1945 8e état, 2 janvier 1946

Les

métamorphodu taureau

De l'apparenceà l'essence

11« état, 17 janvier 1946

son taureau en même temps. Il faisaitdes découpures dedans. Et chaque foison tirait une épreuve. Il voyait bienqu'on était un peu perplexe. Il plaisan¬tait. Et il travaillait. Et un autre taureau.

Et il en restait de moins en moins. Il riait

en me regardant. Il disait : "Regarde,Henri, c'est ça qu'on devrait donner auboucher. La ménagère pourrait dire : jeveux ce bout-là, ou celui-là. "A la fin, latête était comme une fourmi".

Et Célestin conclut l'histoire du tau¬

reau. "A la dernière épreuve, il ne res¬tait juste que quelques lignes. Je le

regardais travailler. Il enlevait. Il enle¬vait. Moi je pensais au premier taureau.Et je ne pouvais pas m'empêcher de medire : ce queje ne comprends pas, c'estqu'il finit par où normalement il auraitdû commencer !... Mais lui, il cherchaitson taureau. Et pour arriver à son tau¬reau d'une ligne, eh bien ! il s'était faitpasser par tous ces taureaux-là. Et danscette ligne-là, quand on la voit, on nepeut pas s'imaginer le travail qu'elle lui ademandé..." Ce cheminement du tau¬

reau est typique. Chaque état a sacharge de réalité.

Chacune de ces réalités cherche une

autre vérité. Celle qui reste est celle quise dit comme on dit le mot taureau.

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Page 34: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

La belle et les monpar Roland Penrose

TOUTE sa vie, cette longue vie de pro¬duction incessante, Picasso créa deschefs d'euvre dont les critiques les

plus hostiles à ses inquiétantes inventionssaluèrent l'incontestable beauté ; mais il y aencore des accusateurs pour voir en lui un.esprit destructeur et diabolique, un charla¬tan ou un démon sarcastique, plutôt qu'unartiste désireux de nous éveiller à la richesse

et à la diversité de l'expérience humaine.

Très jeune il comprit que nous environ¬nent en même temps anges et démons dansun halo de laideur et de beauté. C'est ce

dont témoignent ses premiers dessins, aumusée Picasso de Barcelone : misère des

rues, scènes de batailles, matadors éventréspar des taureaux, à côté d'aimables et fidè¬les représentations de fleurs, de paysages etde formes féminines.

Pour concevoir des monstres, il ne s'étaitpas inspiré de la légende et de ses dragonsfantastiques, mais de son admiration pourles gens du cirque, de sa sympathie pour lesexclus, le clown, le saltimbanque, de sacompassion pour les mendiants aveugles,les prisonniers et les malades. Apparemmentil fallait admettre la coexistence du bien et

du mal, reconnaître la solidarité du beau etde l'horrible. Il devait y avoir une beauté àdécouvrir dans la laideur, et la beauté, pourêtre vivante, n'aurait rien de l'abstraction

glacée de la statue de Pygmalion. Il faudraitqu'une force en jaillisse et illumine la dualitéde notre nature profondément ambiguë.

Picasso trouva toute l'illustration souhai¬

table de cet état de choses dans les mythes

qui symbolisent nos aspirations et nos tour

ments intérieurs-; ces. grands mythes quibrassent la totalité de la création le mettaient,

en mesure d'étudier cet élément insaisissa¬

ble qu'on nomme le. réel.

Il représente souvent des animaux en leurprêtant des sentiments humains qui mettenten jeu la violence et la cruauté. Dans sa toileChat à l'Oiseau, de, 1939, les griffes cruellesdéchirent une proie ; mais l'expression de cechat, dont la tête se détache sur un paisibleciel bleu est à la fois humaine et féline. Ail¬

leurs, la pitié l'emporte quand il peint ledrame d'un cheval encorné par un taureaudans l'arène (ci-dessous).

Toute sa vie Picasso sut allier la cons¬

cience de sa valeur à une lucidité, à une

modestie remarquables. A ses débuts il luiarrivait de s'imaginer, sous le traits d'Arle-

Page 35: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

stres

quin, joyeux vagabond et pendard trèshabile, mais par la suite il trouva une ¡mageplus vigoureuse de son exubérance dans unpersonnage mythique, monstre et demi-dieu, le Minotaure. Moitié homme, moitiétaureau, ce héros de la fable charriait lessouvenirs d'un enfants fasciné par les corri¬das où l'homme et le taureau s'affrontent

dans un combat rituel dont l'enjeu est lamort. Dans une série de gravures commen¬cée en 1933 et connue sous le titre de l'Ate¬

lier du Sculpteur, le mythe est transposéavec passion pour illustrer et commenter lavie même de l'artiste, au mQins au niveaud'une énigmatique ressemblance dans lesprofondeurs du désir. Plusieurs eaux-fortesd'abord ont présenté le sculpteur barbu qui,en compagnie de ravissants modèles, tra¬vaille dans son atelier, malheureux, mécon-

Course de taureaux, 1934.Par ses dimensions

(97 x 130 cm) et sa tension

dramatique, cette huile estpeut-être la plus puissante detoutes celles qui illustrent lethème de la tauromachie. Le

double cerne entourant

chaque figure accentue laviolence de l'assaut du

taureau qui renverse etéventre le cheval. Pour

Picasso, en général, ces deuxanimaux symbolisentrespectivement le mal et lebien, la force brute etl'innocence. La bête -

agonisante, au cou tenduvers le ciel, annonce déjàl'attitude tragique du chevalde Guernica (pp. 16-17).

tent de ses créations de marbre, et sou¬

dain l'atmosphère change. L'atelier est bru¬talement envahi par l'image lubrique duMinotaure qui met fin aux besognes dusculpteur, et aussi au respect que celui-ciportait à ses modèles. Ensuite l'orgie àlaquelle le monstre abominable et divin selivre avec l'artiste comme avec les belles fil¬

les placides, se déchaîne, gravure après gra¬vure, dans des scènes de plus en plus violen¬tes pour aboutir à la mise à mort du Mino¬taure, poignardé dans l'arène sous lesregards anxieux des spectateurs.

Plus tard Picasso devait modifier son

mythe en condamnant le demi-dieu erotiqueà un autre châtiment : on l'aveugle. Il vientde la mer et se laisse mener sur le quai parune enfant qui tient une colombe ; docile, leMinotaure élève vers le ciel sa lamentation. Il

ne lui reste que le sens du toucher pour con¬naître le monde en titubant dans les ténè¬

bres (p. 36). Ce thème de la cécité rappelleles toiles de la période bleue dans lesquelles,trente ans plus tôt, paraissaient les men¬diants aveugles des rues de Barcelone.Manière de nous dire que l'imagination peutse passer de la vue matérielle et que seulcompte le regard intérieur du poète.

L'image du Minotaure continua de hanterPicasso, revenant sans cesse dans des des¬sins, dans des gouaches et surtout dans unegrande gravure de 1935 qui semble annoncercomme une prophétie et la Guerre d'Espa¬gne qui allait éclater quelques mois plus tardet l'illustre peinture murale de Guernica.

La Minotauromachie nous présente un

drame auquel le monstre vient ajouter saférocité (p. 36). Il s'attaque à une jeune fillevêtue d'un somptueux habit de torero, quiagonise sur un cheval épouvanté, tandis quele sculpteur tente de s'échapper en gravis¬sant une échelle. Mais la brute est arrêtée

par une petite fille qui tient une gerbe defleurs et qui le défie hardiment en brandis¬sant une bougie allumée. Et ce geste res¬taure un équilibre précaire entre la hideur dela violence effrénée et la toute-puissance dela lumière.

L'année suivante, dans un dessin, Picassomanifeste à nouveau son désir de voir, en

dépit de la coexistence du bien et du mal, lebeau et le bien l'emporter pour finir. C'est letrait puissamment évocateur de La fin d'unMonstre (p. 36) : surgie de la mer, unefemme d'une beauté toute classique tend unmiroir à la face bestiale du Minotaure percé

d'une flèche, frappé à mort.

En 1936, Picasso fit une gouache dont

l'agrandissement devait servir à orner lerideau de scène d'une pièce de Romain Rol¬land : Le Quatorze Juillet. Il s'agit d'un dueld'oiseau entre deux formidables adversaires

(p. 28). A droite un puissant démon ailé àtête d'oiseau porte dans ses bras le corpsflasque d'un minotaure vaincu encore hale¬

tant. Ce démon est défié par un jeunehéros monté sur les épaules d'un homme

barbu qui se dissimule sous une peau decheval et s'apprête à lancer une pierre. Or,rien n'est plus significatif ici que le mino¬taure blessé, car Picasso l'a vêtu du costume

d'Arlequin : ainsi réunit-il les deux travestissymboliques que le peintre s'était donnés, etpuisque on le voit ici épuisé, emmené par unmonstre plus fort que lui, il révèle peut-êtrele secret d'un artiste qui doute religieuse¬ment de son et de lui-même. Mais

quant à trouver des monstres, Picasson'avait nul besoin d'explorer le passé ni deforger des légendes. On en trouvait assez

parmi les tyrans de l'époque qui lui inspi¬raient de haineuses caricatures. Franco parexemple, à moins qu'ils ne se manifestentdans sa vie personnelle, expressions desmalheurs et des tensions de sa vie conju¬gale. Pendant plusieurs années en effet,après avoir quitté sa première femme, Olga,en 1934, il traversa une crise pénible. Lesviolentes attaques de cette épouse, jalousede son amour pour Dora Maar, suscitèrenten lui une colère dont toute sa production etfit l'écho. Les déformations qu'il infligea aucorps humain devinrent grotesques et terri¬fiantes.

Les monstres qu'il savait créer avec tantde force étaient toujours présents, et cetteobsession allait se manifester sous des for¬

mes très diverses. Dans un dessin de 1934,réminiscence du Marat Assassiné de David,

on dirait que Picasso se moque de ses hanti¬ses, car souvent l'humour le plus noirs'associe au monstrueux (p. 37). Une furieest entrée en trombe dans la pièce. Petitsyeux cruels, immense bouche ouverte mon¬trant ses crocs, langue gonflée, assoiffée desang, bras levé, elle plonge un énorme cou¬teau dans le cou de sa victime assise comme

Marat dans sa baignoire, mais à notregrande surprise la victime n'est pas Marat.C'est une jeune fille, qui a le profil de Marie-Thérèse Walter, blonde sensuelle, modèle

qu'on retrouve si souvent dans les tableauxdu début des années 30.

Des métamorphoses analogues ont putrouver leur origine dans un mélange desources fort diverses, qui n'étaient pas tou¬tes douloureuses. L'obsédante beauté de

Dora Maar suscita chez Picasso une foule de

trouvailles (pp. 28 et 49). Son radieux visageaux yeux étincelants devint souvent oiseauou tête de nymphe aux cornes naissantes, etquelquefois la longue tête aristocratiqued'un lévrier afghan est entrée dans destableaux qu'on ne saurait certes qualifier deportraits mais qui pourtant représententencore essentiellement Dora. De même dans

un dessin datant de la guerre, où l'on voit unpersonnage assis dans le fauteuil qu'occu¬pait habituellement Dora Maar à Royan pen¬dant l'invasion allemande, Picasso, avec unhumour macabre, a remplacé la tête de la

jeune femme par un crâne de lapin. Dès lors,la question est inévitable : pourquoi a-t-ilvoulu railler, ridiculiser, une beauté qu'ilavait admirée si intensément, alors que touteanimosité personnelle est à écarter ? Serait-ce que plus il éprouvait de honte etd'angoisse devant les révoltantes catastro¬phes qui l'entouraient, plus il se sentait tenuà un sacrifice qui fût à la mesure du messagequ'il voulait faire entendre ? Commentmieux prouver la violence de son émotion ?Dans ce sacrifice la beauté engendrait, ouplutôt devenait elle-même le monstre.

Parmi les nombreuses études qui précédè¬rent Guernica en 1937 figure une grandetoile monochrome connue sous le nom de

Femme et Enfant (p. 37). C'est une asser¬tion poétique dans laquelle la tendresse et lacompassion s'expriment avec une violenceeffrayante qui rappelle le petit tableau inti¬tulé Crucifixion peint sept ans auparavant,encore que l'attrait soit ici plus poignan . Lemouvement de la femme traverse le tableau

et culmine dans la tête de cette femme pen¬

chée sur l'enfant mort qu'elle tient dans lesbras. Perché sur un long cou étiré, c'est unvisage qui hurle sa douleur avec une inten¬sité d'expression que provoquent les défor¬mations inouïes qu'elle contient et les asso- kdations que ces déformations évoquent, r

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Page 36: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

Les yeux- ramenés sur un seul profil se balan¬cent comme des barques dans la tempête,les narines ressemblent.à des oiseaux abat¬

tus par le vent, tandis que- de la bouchemonte, un cri perçant; aussi pénétrant quel'énorme langue en formede.flamme. Cettelangue est elle-même entourée de dents acé¬rées que protège le rempart des lèvres ten¬dues comme un arc. La douleur qu'exprimecette fusion d'images, est. tout le contraired'une acceptation passive du malheur : elledemande justice, impérieusement, avec laprodigieuse éloquence de la vérité. Or, cer¬tains peut-être verront. dans cette tète quel¬que chose.de monstrueux;, de hideux, maisde telles appréciations, n'ont aucun sens.Elles ne sauraient s'appliquer à l'authenticitéde l'expérience traduite par ce visage boule¬versant. C'est justement la difformité quisuscite des émotions d'anxiété, de pitié etd'indignation et c'est la justesse des méta¬phores, comme en poésie, qui nous faitentr'apercevoir un instant: quelques frag¬ments de vérité universelle:

Parfois aussi Picasso fût- poussé' par sonirrésistible sens de l'humour à créer des

monstres d'une bouffonnerie étonnante,

capables de faire rire les enfants. Il en trou-

En 1933. et 1934, Picasso, exécuta

une série de dessins et de gravuressur le thème áu Minotaure aveugle,devant la- mer conduit par unepetite fille (en haut,. dessin de 1934,33,5x51,2 cm). Les éléments clés de

la composition les figures,centrales, les pêcheurs. et la merse retrouvent d'une auvre à l'autre,,mais avec des variantes. Par-

exemple, sur la dernière gravure,mentionnée dana notre article,.

Picasso a ajouté à la scène,. qui se.déroule de nuit, un jeune homme,,et les deux protagonistes avancent-vers la gauche. La fillette, qui a levisage de Marie-Thérèse.Walter,,incarne l'intelligence et l'innocence,par opposition à la force brutale et.lascive du Minotaure. Ici elle ne

tient pas un bouquet.de fleurs maisune colombe. Ce bouquetréapparaît entre les. mains de lapetite fille qui affronte le monstre,

-dans \a Minotauromachie (au

centre),. eau^forte et.burin de. 1935

(49,8x69,3 cm). Ci-contre, à

gauche : La Fin d'un monstre,, minede plomb, 1937.

Page 37: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

vait les prototypes parmi la foule des plageset des gares, dans ces mêmes lieux oùd'autres visages inspiraient le dessin de sesnymphes et leur charme troublant. Ses ima¬ges sont toujours riches de significations, etbien souvent elles renferment d'un côté ce

qu'on nomme beauté et de l'autre ce quenous jugeons monstrueux : l'insolite de laterreur. Dans sa volonté de ne rien exclure

qui pût s'exprimer, Picasso refusait de tracerdes frontières ; il dit un jour à Sabartès,secrétaire et compagnon fidèle : "Labeauté, quelle chose étrange... Pour moic'est un mot creux, je ne sais pas d'où vientsa signification ni où elle va. Est-ce que tupeux me dire exactement où serait le con¬traire ?".

Ce refus d'admettre une dichotomie sim¬

pliste du beau et de son contraire peut fairecomprendre l'attitude de Picasso et la libertéavec laquelle il sut, par la fusion des extrê¬mes, faire passer tant d'émotion dans sesruvres. Nous pouvons tirer profit de sa pro¬fonde expérience du réel par le biais de sesmonstres sacrés. Les monstres ne man¬

quent pas de par le. monde car l'homme acréé ses dieux, et mieux encore ses demi-dieux, à son ¡mage. I

ROLAND PENROSE, peintre, poète et écrivainanglais. Dans les années 20, il rencontra enFrance Braque, Max Ernst, les surréalistes et, en1936, Picasso auquel l'unit une amitié étroitejusqu'à sa mort. Il a été l'un des fondateurs dugroupe surréaliste anglais et de l'Institut des artscontemporains de L ondres dont il est le président.Entre autres ouvrages, il a publié un livre surAntoni Tapies, deux sur Miro et sept sur Picasso.

Le Meurtre, 1934, dessin sur

carton (40x50 cm).Réminiscence du célèbre tableau

de David, Marat assassiné.

Femme et enfant, 1937, étude

sur le thème de Guernica, huile

(195 x130 cm).

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Page 38: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

Picasso

Picasso sculpteur innove encréant, à partir de matériauxde rebut, des chefs d'oeuvre

où se mêlent humour. et

invention. Assemblage d'uneselle et d'un guidon debicyclette, la Tête de taureau(1943, cuir et métal,

33,5 x 43,5 x 19 cm, muséePicasso, Paris) est une de ses

plus célèbres métamorphoses(page de droite). AvecYHomme au mouton (1944,225x78x78 cm, Museum of

Art, Philadelphie), aucontraire, Picasso s'inscrit

dans la tradition classique(ci-contre). Cette grandesculpture modelée, qurenvoie par son sujet à unarchétype de la statuaireméditerranéenne, témoigne,pendant la guerre, d'unrenouveau de confiance dans

l'avenir : l'humanité saura

triompher de l'oppression etrétablir la paix à laquelle elleaspire.

par Julian Gallego

L'UN des plus grands sculpteurs du20a siècle, l'Espagnol Julio Gonzalez,dit un jour : "Pour moi, c'est dans la

sculpture que réside le côté mystérieux, lecentre névralgique, si j'ose dire, de l'fuvrede Picasso".

Lorsqu'on parle de Picasso, c'est presqueexclusivement au peintre que l'on pense, carl'on considère son luvre sculpturalecomme une activité secondaire, presquecomme un divertissement. Et pourtant, sil'on jette un regard d'ensemble sur sessculptures, on s'aperçoit qu'elles pourraientcorrespondre à l'activité exclusive d'unsculpteur laborieux et plein d'inspiration. Sitoutes les autres créations de Picasso

venaient, par malheur, à disparaître, peintu¬res, dessins, gravures, céramiques sasculpture suffirait à le situer au sommet del'histoire de l'art de notre siècle.

Certains peintres cubistes, comme Lau¬rens ou Braque, ont certes produit de bon¬nes sculptures mais aucun n'a égalé enquantité et qualité l'1uvre sculpturale dePicasso qui expliquait un jour au même Gon¬zalez : "Pour faire des sculptures, il suffit dedécouper les tableaux. Les couleurs ne sontque des indications de perspectives diver¬ses, de plans inclinés... Une fois découpés,on les monte en suivant les directives don¬

nées par les couleurs et nous voilà en pré¬sence d'une sculpture."

Ces conseils semblent s'appliquer, rétros¬pectivement, à un bon nombre desde Picasso dans les deux domaines.

On pourrait presque soupçonner Picasso,bien qu'il ait été l'un des plus grands pein¬tres de l'âge moderne, d'avoir été assez peuattiré par des qualités exclusivement pictura¬les. C'est en cela qu'il s'est le plus éloigné deson ami Matisse avec qui il paraissait pour¬tant parfois prêt à coïncider. Les tableaux dePicasso nous semblent quelquefois plutôtune indication sur la manière de peindrequ'une toile amoureusement travaillée. C'est

peut-être à travers la sculpture qu'il parvientà atteindre le plus directement ses effets sur¬tout lorsqu'il s'éloigne, comme il le fait cons¬tamment dans ce domaine, de l'orthodoxie

académique, remplaçant le marbre de Car¬rare, qui lui est totalement étranger, par tou¬tes sortes de matériaux de récupération :plaques de tôle, ou de zinc, fils de fer, plan¬ches, sable, chiffons, peinturlurés si bon luisemble. Comme l'a dit Jean Cocteau,Picasso a été le "roi des chiffonniers", sur¬tout à l'époque heureuse qui débute avec saTête de taureau (1943) faite d'une selle et

d'un guidon de bicyclette qui, assemblés,sont d'une incomparable expression plasti¬que (p. 39).

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sculpteur

Mais l'attirance de Picasso pour la sculp¬ture est bien antérieure : elle remonte au

début du siècle. Sa Femme assise est de

1901. Puis viennent aussitôt L'aveugle, Lepicador, qui font partie de ce que l'on aappelé en peinture la période bleue.

Son buste en bronze intitulé Le fou, quin'est pas, comme certains pourraient lecroire, l'effigie d'un aliéné mais celle d'unbouffon ou Fou du roi, reconnaissable à son

capuchon pointu à collerette, est légèrementpostérieur à la période rose. C'est une têtetrès fine, traitée de manière picturale, surlaquelle la lumière glisse comme un légerpinceau, un peu à la Rodin. La même année,1905, il travaille également à la tête de sonamie Fernande Olivier avec un sens exquisdes valeurs lumineuses, joint, selon ce donqui lui est si personnel d'unir les contraires, àune force et à une décision immenses.

Fernande fut la muse de la première phasedu cubisme. C'est son image fragmentée quiapparaît dans les tableaux et les sculptures.La tête, conçue par petits plans articulés,que Picasso fit d'elle en 1909 (photo du bas)est le pendant parfait, en trois dimensions,de ses portraits peints ou dessinés. Soneffet est peut-être encore plus frappant car,au lieu de l'illusion du volume sur une sur¬

face plane, elle parvient à rendre toute lamatérialité du volume dans l'espace. A cepropos, on peut rappeler que Herder, le phi¬losophe allemand, distinguait la sculpture,art du réel, de la peinture, art du fictif. Cequ'un sculpteur nous présente, existe, peutêtre touché dans un espace qui est le nôtreet non pas l'espace abstrait d'une toile.Picasso a toujours été un réaliste au sensque donnaient à ce terme les sculpteurs rus¬ses Gabo et Pevsner dans leur célèbre Mani¬

feste de 1920 : est réaliste ce qui n'est ni unetransposition ni une copie de quelque chosed'autre (comme il en va, généralement, pourl'image photographique), mais qui est douéd'une existence propre et n'existait pasavant sa création par l'artiste. Il faut noterque Picasso, dix ans avant ce manifeste,avait déjà saisi un de ses principes : la valori¬sation du vide en sculpture comme moyend'exprimer l'espace.

Au moment du "cubisme synthétique",entre 1912 et 1916, Picasso nous étonne parle foisonnement de ses inventions : elles

sont souvent assez peu connues car réali¬sées dans des matériaux périssables.L'exposition de 1979 au Grand Palais, àParis, la "Dation Picasso" (exposition destuvres du maître offertes à la France par seshéritiers pour payer leurs droits de succesi-sion) a permis d'admirer une grande quan¬tité d'ouvres en carton, fer blanc, bois.

papier, etc, parfois minuscules. L'artiste lesrangeait paraît-il, dans des boîtes. Les thè¬mes musicaux de ses natures mortes, cubis¬tes, peintes à l'huile réapparaissent avecplus de force et d'âpreté dans cesaux matériaux très humbles.

La plus célèbre d'entre elles. Le verred'absinthe (1914) semble rejoindre à la foisles préoccupations du futurisme, ducubisme et du dadaïsme. L'un des derniers

exemples de cette séried'surprenan¬tes est La Guitare (1924) post-cubiste, entôle peinte.

Au moment du surréalisme, Picasso colla¬bore avec le groupe d'André Breton encréant la fameuse couverture de la revue

"Minotaure". Il crée alors plusieurstridimensionnelles plus révélatrices que sespeintures car il a recours à des matériauxnon conventionnels comme le fil de fer :

Femme au jardin (1929), ou encore desgrains de sable mélangés à des bouts de tis¬sus, etc, dans des compositions que protègeune vitre : Construction au gant. Construc¬tion au papillon. Ces deux dernières datentde 1930 et comportent un vrai gant et un vraipapillon.

En 1930, avec la première Crucifixionpeinte au Château de Boisgeloup, débute uncycle expressionniste qui culmine, en 1937,avec le célèbre Guernica et qui se poursuivraquelques années encore. C'est au cours dela même décennie que Picasso compose lespaisibles et classiques illustrations des Méta¬morphoses d'Ovide pour l'éditeur AlbertSkira. Ses statuettes en bois, sculptées à lamanière des ex-voto archaïques, et surtoutles magnifiques têtes de femmes isolées ouen bas-relief avec leur ligne courbe qui partdu milieu du front pour dessiner le nezcomme un grand bec d'oiseau, sont plusproches de ses gravures que de ses peintu¬res.

Puis, en pleine crise, il crée d'exquises sta¬tuettes en bronze qu'il modèle d'abord dansl'argile par empreintes ou traces légères defeuilles, de coquillages, de papier gaufré.Avec ces modestes matériaux, il ressuscite

une Grèce idéalisée d'hamadryades et depetites déesses des sources.

La 7eie de taureau de 1943 marque ledébut d'une abondante et très heureuse flo¬

raison d' picturales et sculpturalesdans lesquelles l'optimisme de Picasso sem¬ble débordant. Mais ses les plus sur¬prenantes, véritables tours de prestidigita¬tion, sont ses collages et les transformationsqu'il fait subir aux objets de rebut. L' tou¬jours en éveil, Picasso ramasse, par exem¬ple, sur les tas de ferraille ou dans les dépo-

7"áíe de femme (Fernande), 1909, bronze

(40,5x24x26 cm). Ce portrait de FernandeOlivier, compagne du peintre à cetteépoque, est une maîtresse de lasculpture cubiste.

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toirs cette petite voiture qu'il transformera' en tête de singe, tous ces objets qui lui inspi¬reront une formidable envie de les voir res¬

susciter et dont il fera des sculptures grotes¬

ques : Femme à la poussette. Femmeenceinte. Femme à la pomme. Arrosoir enfleur, dans un effort pour rendre son artaccessible à tous. En 1943-44 il crée une ver¬

sion moderne du classique Moscophore,Y Homme au mouton (p. 38), statue qui seraérigée sur la place de la Mairie à Vallauris.

Il compose aussi tout un bestiaire domes¬tique, présidé par des chouettes et deshiboux graves et cocasses, et dans lequel LaChèvre, faite, entre autres matériaux, de sar¬ments de vigne, dresse ses cornes paisibles.Cet art, plus naturaliste, moins intellectua¬lisé, correspond à une tendance généraledes années de l'après-guerre qui sera assezvite remplacée par une nouvelle vague d'her¬métisme avec le triomphe de l'art abstrait.Picasso, lui, ne sera jamais un abstrait. Maisdans ses figures de femmes des années cin¬quante, travaillées par larges aplats, dans latête monumentale de Sylvette, en tôle noireet blanche, qui décore merveilleusement unpetit jardin de l'Université de New York, et,plus encore, dans les Femmes et pantins enforme de girouettes, dans les Baigneuses de1956 ou dans les gigantesques figures desannées soixante, il est aisé de remarquer quePicasso s'est quelque peu lassé de l'artfacile, de l'art du jeu ou de la fête populaire

et qu'il retourne à certaines prises de posi¬tion liées au cubisme remontant à près d'undemi-siècle.

Ce rapide parcours à travers la carrière desculpteur de Pablo Picasso nous amène àconclure qu'elle est aussi surprenante, aussiriche en découvertes, que celle du peintre.Dans les dernières années de sa vie, il cesse

pratiquement de sculpter car c'est un travail,physiquement parlant, bien plus fatigantque de peindre, dessiner ou graver, activitésauxquelles il va désormais vouer toutes sesforces.

Il est facile de dégager quelques constan¬tes de ce panorama si varié. Jean Dubuffet aécrit un jour : "Un art qui ennuie est bonpour la corbeille". Picasso n'ennuie jamaisparce qu'il ne s'ennuie jamais. Sa sculpturea toujours cet aspect effronté, cet aird'improvisation si éloigné de la dignité touteacadémique qui trop souvent a accablé cetart. C'est pourquoi il nous surprend par lamanière miraculeuse dont il rend vie aux

objets mis au rebut, métamorphose ceux quisont tombés en désuétude et réinvente le

quotidien. Malgré des emprunts manifestesà la sculpture africaine, un classicisme, unesprit méditerranéen, affleure sans cessedans ses figures sculpturales, fémininespour la plupart, qui sont modelées, tordues,fragmentées, divisées dans l'espace pourêtre mieux possédées.

JULIAN GALLEGO, historien d'art espagnol, aété professeur à l'université de Paris et enseigneactuellement à celle de Madrid. Il est membre de

l'Académie des beaux-arts de Sévi/le et de la

"Hispanic Society" de New York. Dans son abon¬dante production, on peut citer certains ouvragesécrits en français comme Histoire de la peintureespagnole, ef L'univers de Goya. Cet article inéditest une version abrégée de sa contribution aucongrès sur Picasso qui s'est tenu à Santander.

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©

Ci-dessus : Picasso, Françoise Gilotet leur fils Claude sur la Côte

d'Azur (1950). Ci contre : la Femme

à la poussette (1950, bronze,203x145x61 cm). Une vieille

passoire sans fond (à la place d'uneroue), des anses de poterie (les braset les jambes de l'enfant), un vasede terre (le chapeau et la tête del'enfant), un tuyau de poêle (la jupede la femme) revoici la

promenade au bord de la mer.

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L 'univers mythiquede Picasso

LE mythe méditerranéen du taureaudivinité des fresques Cretoises, desbronzes de Majorque, des courses de

taureau andalouses ou des beufs cata¬

lans ou encore des manades de la Camar¬

gue, fut repris par Picasso qui trouvait dansla tauromachie les symboles d'un mani¬chéisme élémentaire et puissant. A la forcedu taureau s'oppose l'innocence du chevalblessé par les coups de cornes.

En pleine guerre civile espagnole, horrifiéà la nouvelle de la destruction de la ville de

Guernica par l'aviation nazie obéissant auxordres de Franco, Picasso choisit ce thèmepour axe central de sa grande fresque Guer¬nica. La conception de cette iuvre repre¬nait le thème, déjà traité dans ses gravures

par Alexandre Cirici Pellicer

sur la tauromachie, de l'opposition entre laforce brutale et l'innocence. Par sa dynami¬que autant que par sa thématique, Guernicas'inscrit dans la tradition classique du thèmede YEnlèvement des Sabines, exerciced'école qui permettait aux peintres et auxsculpteurs d'aborder les problèmes de la vio¬lence et de la victoire physique de la forcebrutale, de la morale et de l'esthétique del'innocence.

Traditionnellement, la brutalité était asso¬ciée aux animaux de grande taille et les victi¬mes, douées des forces positives de la vertuet de la beauté, étaient figurées sous destraits féminins. Ici, le taureau et le chevalpersonnifient le grand drame de la violenceet c'est à la femme que revient le rôle huma

nitaire. La femme qui crie ou celle qui porteson enfant mort dans ses bras. La femme

qui agit en appelant à l'action ou celle quiagonise.

Ces grands thèmes dont Guernica se faitl'écho, la tauromachie et YEnlèvement desSabines, seront souvent traités par Picassodans son picturale et, plus souventencore, dans son abondante nuvre graphi¬que. Il existe un magnifique précédent à lamythologie de Guernica : la Minotauroma-chie (p. 36). Dans cette eau-forte datant de1935, un Minotaure, sombre et gigantesquehomme-taureau, vient d'éventrer un cheval,animal que l'on peut identifier, en tant quevictime, à la féminité : ses tripes forment unbeau corps de femme. |

Intérieur du "Temple de la paix", â VaHau ris dans le Midi, décoré par Picasso, en 1952, de deux grandes fresques : La Guerre et La Paix(470 sur 1020 cm chacune).

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La Joie de vivre, 1946, huile sur fibro-ciment (120x250 cm).

En 1945, après la guerre d'Espagne et laseconde guerre mondiale, la paix était réta¬blie. En 1946, Picasso s'attaque à une autre

grande fresque destinée à contrebalancerGuernica : La Joie de vivre d'Antibes. On

sait que Picasso avait proposé à la villed'Antibes de remplir tous les espaces duvieux Palais Grimaldi pour le transformer enun musée consacré à son éuvre. C'était un

hommage à une ville fondée par les Grecs etau symbole méditerranéen qu'elle représen¬tait.

Cette Joie de vivre est diamétralement

opposée à Guernica. Tout ce qui, dans lapremière fresque, était violence, ici devientpaix. Au lieu des noirs et des gris dominentles bleus les plus tendres et les plus purs. Ala place du mouvement exagéré et contraintet de l'abondance des lignes obliques, lecalme règne grâce à un contrepoint de lignesverticales qui recoupent .l'horizontale de lamer. Mais si l'on peut comparer Guernica àYEnlèvement des Sabines, nous pouvons

également comparer La Joie de vivre à laNaissance de Vénus de Botticelli. Dans ces

deux dernières euvres, un splendide nuféminin occupe le centre de la composition.La même mer en traverse, de part en part, lefond. Les deux mêmes groupes en ornentles côtés.

Guernica et La Joie de vivre sont les deux

pôles d'une même vision de la réalité. Lapremière uuvre représente le rejet du Malassimilé à la force brutale. La seconde, un

hymne au Bien assimilé au plaisir sensueldes beaux corps, à la musique, la danse, auclimat riant de la Méditerranée : en un mot,

elle est un chant à la liberté. Chez Picasso,l'identification de la Méditerranée à la

liberté, est constante. L'écrivain espagnolEugenio d'Ors a pu affirmer que la véritablepatrie de l'artiste était la Méditerranée. J'aimoi-même entendu Picasso déclarer que lesAndalous, les Catalans et les Provençauxétaient pétris de la même pâte ; et d'ajou¬ter : "Madrid et Paris ne nous comprendront

jamais". Madrid et Paris personnifiaient évi¬demment, dans cette bipolarité, la loi, laforce coercitive. L'Andalousie, la Catalogneet la Provence au contraire, la

marginalité, la rébellion, la ruse même, aubesoin, quand il s'agissait d'échapper auxcontraintes et de lâcher la bride à la vie.

Malheureusement la guerre qui avait prisfin en 1945 n'était pas la dernière et La Joiede vivre ne resta pas sans nuages. Picasso,en 1951 et 1952, réagit contre la guerre deCorée. Massacres en Corée (1951) est une

nouvelle fresque historique monumentale,mais marquée cette fois par une nette divi¬sion en deux parties, non pas en deuxcamps équilibrés comme ceux de La Reddi¬tion de Breda (appelée aussi Les Lances) deVelazquez, ni en deux camps déséquilibréscomme Le 3 Mai 1808 de Goya, mais endeux camps tout simplement distincts, radi¬calement opposés et traités comme nul nel'avait peut-être jamais fait depuis Giotto.Cette séparation manichéenne est caracté¬ristique de Picasso. D'une part, des formesorganiques, de l'autre, des formes mécani¬ques. Des formes douces s'opposant à desformes dures et poignantes. De tendres ron¬deurs alternant avec une rigidité de lignes.

Cette dichotomie s'exprime amplementdans les deux compositions de la Chapellede Vallauris, La Guerre et La Paix (1952),fresques de plus de dix mètres de long,c'est-à-dire plus grandes encore que Guer¬nica. La Guerre est monstrueuse, confuse.Et les roues carrées du grand chariot sontrévélatrices. Les chevaux ne sont plus ceux,fragiles et tendres, des Tauromachies, maisPicasso les a pourvus de pattes excessive¬ment lourdes. Les guerriers sont des sil¬houettes aux gesticulations ridicules.L'atmosphère est désolée.

Quel contraste avec La Paix ! Il faut

remarquer que, dans la personnification duMal, ce sont les figures viriles qui dominent.Picasso assimile souvent l'homme à la vio¬

lence stupide. En revanche, la représenta¬tion de ce qui est pacifique est liée à la fémi¬nité et l'enfance, deux concepts idéalisés parl'artiste, incorrigiblement fidèle qu'il est à savalorisation de l'innocence et à son parti prisen faveur de la victime.

Il y a aussi un cheval, cette victime dans laTauromachie. Mais ici , c'est un cheval

libéré, sauvé, un Pégase ailé qui échappe ausort aveugle. Un soleil de feu en forme decerf-volant, orné d'épis, préside à cettescène dans laquelle la lune ressemble, elle-aussi, à un cerf-volant. Il y a des feuilles devigne et des grappes de raisins, un orangerchargé de fruits, mais surtout des femmes etdes enfants. Des enfants qui courent oujouent de la flûte, un autre qui s'amuse àattacher une charrue à Pégase, des femmesqui dansent, s'occupent d'enfants, cuisinentou écrivent.

Les lignes et les taches de couleur de LaGuerre sont sans grâce, dures, anguleuses,pauvres. Celles de La Paix délicatementrecherchées, à la limite de ces effets graphi¬ques, si chers à Picasso, et qui furent le ferde lance de son goût pour le jeu créateur.

On peut clore, à mon avis, le cycle desgrandes mythologies de Picasso avec la sériedes Ménines (1958-59) peintes à partir ducélèbre tableau de Velazquez, Les Ménines(Fig. 1 au verso), pour compléter les exerci¬ces de style qu'il avait commencés avec ¿esFemmes d'Alger. Les Ménines sont proba¬blement le plus réussi de ses cycles mytholo¬giques. Leur comparaison avec le tableau deVelazquez est révélatrice : si l'on examine lechoix des couleurs, le traitement des for¬mes, l'amplification ou le rapetissement qu'afait subir Picasso aux personnages dutableau initial, on parvient à avoir une idéeprécise du système de valeurs du peintre et àcomprendre quelles sont celles qu'il jugepositives ou négatives (voir au verso).

D'emblée, l'emploi des couleurs permetde remarquer sa tendance au mythe. Lebleu-ciel, le jaune solaire et le bleu del'espace ne sont associés qu'aux personna¬ges innocents. A la petite infante (person¬nage central de l' de Velazquez),encore trop jeune pour participer à l'agressi¬vité de sa famille. A la naine Maria Barbóla,

l'une de ses duègnes, innocente parcequ'elle n'est pas en possession de toutes sesfacultés mentales (le second personnage à

partir de la droite dans la scène de Velaz¬quez). Et à Pertusato (à l'extrême droite),bouffon innocent et puéril. Quant aux autrespersonnages, soit ils seront de funèbres fan-

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tomes noirs ou gris, soit ils se pareront decouleurs folkloriques de la tradition ibéri¬que : le rouge du feu et le vert du' poison.

Dans l'un de ses tableaux, les teintes sont

en grisaille : Picasso a tenu ainsi à nousmontrer, comme dans Guernica, la toute-puissance du graphisme et la valeur de lalumière et des ténèbres.

Si de cette analyse des déformationschromatiques, si éloignées des tons dorésde Velazquez, nous passons à l'étude desgraphismes, la leçon est plus éloquenteencore. Il convient de relever l'importanceaccordée par Picasso à la figure du peintrequi apparaît, sur l'une des Ménines (Fig. 2),avec son immense croix de Saint Jacquessur la poitrine, comme un géant dont la têtetouche le plafond et à côté duquel les autrespersonnages semblent tout petits. Il est clairqu'il s'agit là d'une cruelle satire contre lavanité de Velazquez qui peignit cette croixuniquement pour symboliser son apparte¬nance à une noblesse dont il ne faisait nulle¬

ment partie. Un autre élément saisissant, estla présence, au plafond, d'énormes crochetsqui ressemblent aux crocs de boucherie aux¬quels on suspend des carcasses de btuf.Sur la toile de Velazquez ils passent presqueinaperçus dans la pénombre ; sans douteservaient-ils à accrocher des lampes. Maisleur taille amplifiée chez Picasso donne à lapièce une allure de chambre de torture.

Picasso crée donc une atmosphère tragi¬que qui transforme la scène de Velazquezmontrant l'intérieur de I'Alcazar de Madrid,en une vision sinistre de l'absolutisme :

ainsi, les valets de chambre, à l'arrière-plan,ont l'air désormais de cercueils dressés. Les

personnages principaux, par ailleurs, ontdes graphismes très significatifs que le pein¬tre reprendra, de manière constante, danstoutes ses variations sur ce thème. Par

exemple, le visage rond est assimilé à labonté ou à l'innocence. C'est un graphismesolaire, l'image d'une balle de jeu. De ce quin'a pas d'arête. De ce qui est agréable. Duféminin.

L'infante Maria Barbóla et Pertusato ont,

tout comme les enfants, les innocents, lesidiots et les bouffons, un visage rond. Lesdeux dames de la Cour qui accompagnentl'infante dans une attitude obséquieuse,

avec des gestes serviles, sont traitées enplans anguleux, en arêtes vives. Isabel deVelasco (qui offre à boire à la princesse) etMaria Agustino Sarmiento (agenouillée) ontainsi un air antipathique, éminemmentagressif.

Le contraste entre les visages ronds, leslumières jaunes et bleu-ciel des bons, et lesvisages pointus, les tons rouges et verts desméchants apparaît comme une constante aufil de ces nombreuses variations sur un

même thème.

Dans cette série des Ménines, l'une d'elles

est tout à fait représentative (voir Fig. 3 auverso). On y voit Maria Barbóla flanquée dedeux personnages. La composition ressem¬ble à la partie centrale du tableau de Velaz¬quez. Mais, le pied du personnage de droite,posé sur le chien, n'est autre que celui dePertusato, le jeune bouffon, ce qui permetde reconnaître Maria Barbóla dans le per¬

sonnage central. Le personnage de gauche,Isabel de Velasco, ne tourne pas le visage dumême côté que dans la composition origi¬nale. Ici elle adopte envers la fillette idiote la

même attitude servile qu'elle a enversl'infante dans la toile de Velazquez. Par ce

jeu d'équivalences s'expriment les senti¬ments égalitaires de Picasso pour qui lesvaleurs maîtresses sont la bonté et l'inno¬

cence. C'est pourquoi il assimile l'infante àune petite fille idiote. Par là il souligne égale¬ment la stupidité du comportement descourtisans prêts à tout dès lors qu'ils peu¬vent tirer profit de leur obséquiosité.

La série des Ménines est intéressante à un

autre titre : on y trouve une collection detableaux montrant des vues de "La Califor¬

nie", la villa de Picasso à Cannes. Les baiesouvertes de cette maison "modem style"nous offrent des vues éblouissantes de laMéditerranée. Mer et ciel bleus traversé de

nombreuses colombes, symbole de paix sisouvent exploité par Picasso. Cette mer etce ciel méditerranéens, si ouverts et si lumi¬neux, représentent, bien sûr, la liberté.L'inverse, exactement, des gris-noirs oud'autres tons diaboliques des visions dumonde absolutiste. Et cela nous aide à com¬

prendre le sens mythologique global de lasérie des Ménines. L'absolutisme y apparaît

comme stupidité, fermeture, cruauté et ser¬vilité, à la limite de l'agressivité diabolique.Et la liberté comme ouverture, joie, vitalité

spontanée et compagne de la paix. |

ALEXANDRE CIRICI PELLICER, historien etcritique d'art espagnol. Il est professeur de socio¬logie de l'art à Tuniversite.de Barcelone et a publiéquelque 80 ouvrages, notamment des monogra¬phies sur Gaudi, Miro et Tapies et plusieurs livressur Picasso. Il est également sénateur à l'Assem¬blée parlementaire du Conseil de l'Europe. Letexte publié ici pour la première fois est celui deson intervention au Congrès de Santander surPicasso.

Avec cette

gigantesque peinturemurale de 80 mètres

carrés, inaugurée en1958, Picassocontribua â la

décoration du Siègede l'Unesco, à Paris.On a vu dans son

thème la chute

d'Icare, avec une

plage et desbaigneurs unsymbole de la lutteentre les forces vives

de l'esprit et le mal.

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Photo © Giraudon, Pans Photos Giraudon © SPADEM 1980, Pans. Museo Picasso, Barcelone

Variations sur un thème de Velazquez

A la mi-août 1957, Picasso se lança dansune période de travail intense durantlaquelle il peignit plus de quarantevariations sur les Ménines, le chef-d'suvre

de Velâzquez qu'il avait admiré adolescent.Comme son grand devancier espagnol, ilétait fasciné par le rapport entre l'art et leréel. Les Ménines, ce regard jeté dans lescoulisses de l'acte pictural, pose unproblème qui l'a toujours intrigué : le lienunissant le peintre, le modèle et lespectateur.

Dans le tableau de Velâzquez (fig. 1), lepeintre travaille à un portrait du roi et de lareine. Debout à côté du chevalet, il regardeses modèles dont l'image apparaît dans lepetit miroir du fond. Au premier plan,l'infante Margarita María et sa suiteviennent de faire irruption dans l'atelier. Laprincesse est entourée de deux dames

d'honneur, María Agustina Sarmiento, quise tient agenouillée, et Isabel de Velasco.Près de celle-ci, une naine, María Barbóla

et un jeune nain (à l'extrême droite),Pertusato.

Dans ses variations, conservées au muséePicasso de Barcelone, Picasso a habilement

transformé la lumière, la disposition despersonnages, leurs gestes et leurscostumes (voir l'article de la p. 41).Illustrations : fig. 2, grand tableau parlequel débute la série (17 août 1957) ; fig. 4et 5 : ces deux petites études représentantl'infante font partie de celles que Picassopeignit le mois suivant quand il se consacraaux figures seules ou groupées (3). La toilereproduite en couleur (en haut de la pagede droite) est une autre analyse de l'Uuvreoriginale intégrale. L'univers des Méninesapparaît déjà dans L'Atelier de Cannes

(30 mars 1956), (en bas de la page dedroite). Ce tableau appartenant à une sériebaptisée par Picasso "paysages d'intérieur"montre l'atelier de sa villa de Cannes "La

Californie". Cette vue sombre d'un atelier

"vidé de tout sauf de son art et du

mobilier" et d'une toile vierge, est l'une deces 'uvres des années 50 où, comme l'a

souligné Robert Rosenblum, "commence àapparaître le caractère hermétique d'unevie bornée â l'existence immédiate et

casanière sur la Côte d'Azur et aux

souvenirs lointains de son art et de celui

des vieux maîtres". A un visiteur quiremarquait, devant une version ultérieurede cet atelier, combien ses harmonies de

fauve, de noir, de marron et de blanc

étaient espagnoles, Picasso répondit :"Velâzquez !"

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Picasso durant le tournage du film de Henri (jeorges Ulouzot, Le Mystère Picasso (1956).

Page en couleur

Ces deux toiles. Nature morte au crânede bsuf (130 x 97 cm) et L'Aubade(195x265 cm) furent peintes toutesdeux en 1942 à Paris quand Picasso futquasiment immobilisé dans la capitaleoccupée. Malgré la rareté desmatériaux, en cette période de guerre,sa production créatrice restaprodigieuse. Parmi ses tableaux datantde cette époque, nombreux sont ceuxqui évoquent ce que le critique d'artanglais John Berger a appelé"l'expérience de la défaite del'occupation et une vision atroce dumal qui, bien loin d'être métaphysique,régnait alors dans les rues, botté etarborant la croix gammée". CetteNature morte exprime aussi un deuilpersonnel : elle fut peinte le 5 avril,une semaine après la mort de son ami,le sculpteur Julio Gonzales. A proposde L'Aubade, oùïlotte aussi cetteombre menaçante des temps deguerre. Berger écrit : "Le sujet... peutsembler anodin : une femme allongéesur un lit et une autre assise sur une

chaise, tenant à la main, sans en jouer,une guitare. Cependant dans le rapportunissant ces deux femmes, le mobilier

et la pièce qui les entoure et lesenferme, sans l'issue d'une fenêtre oud'une porte, on retrouve laclaustrophobie du couvre-feu et d'uneville privée de sa liberté".

Le modèleen questionSur quelques portraits 1930-1940

par Dominique Bozo

NOUS n'en aurons jamais fini avecPicasso, avec l'univers Picasso,puisque son art n'a jamais pu entrer

dans une définition précise, rassurante ouconvaincante. Que le questionnementvienne du "grand public", des amateurs plusavertis, ou des historiens, confrontés à cefleuve qui a traversé le siècle et charrié aveclui son propre flot, grossi de tout ce qu'il putarracher et intégrer à son propre cours, aussibien de l'art universel passé que de celui entrain de se faire, la réponse semble toujoursinsuffisante, approximative. Cela est vrai detout l'art moderne. Pourtant, avec Picasso

l'exigence est plus grande, alors même quela connaissance de son oeuvre progresse,

que des études innombrables la révèle peu àpeu, que le public se familiarise davantageavec cet art qui le fascine, mais qu'il ressent

comme une violence, une agression barbared'autant plus incompréhensible qu'elle esttempérée régulièrement d'accalmies.

La vraie question ne serait-elle pas alors :pourquoi cette réticence à l'art moderne sefixe-t-elle sur le mythe de Picasso ? Pour¬quoi ce mythe se nomme-t-il Picassobouc émissaire de l'art moderne ? Pourquoi

cette interrogation ne concerne-t-elle pasaussi bien Braque, Matisse, Mondrian, lesabstraits, pour ne citer que ceux-là, dansl' desquels on trouve autant d'objet às'interroger, de prétexte à s'indigner ! Laréponse ne tient pas seulement au fait de lalongévité exceptionnelle d'un artiste dontl'Buvre a ses racines dans le 19e siècle finis¬

sant et s'achève presque à la fin du 20 siè¬cle. Elle ne tient pas non plus aux permanen- ktes remises en question de son à ses f

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La Femme en pleurs, 1937, huile (60x49 cm). Collection AnthonyPenrose, Angleterre.

. révolutions successives et radicales, à ses

apparentes contradictions, ni aux allers etretours d'une création qui se situe toujoursentre classicisme et révolution ! La réponse

ne se trouve pas non plus dans le fait qu'ilest le seul artiste de ce siècle à avoir introduit

l'histoire dans son cuvre aussi bien que son

autobiographie, à y avoir mêlé à un tel pointl'héritage de l'art universel avec lequel il n'acessé de dialoguer. N'y a-t-il pas quelquechose de plus profond et qui dépasse la fixa¬tion trop facile à un mythe que le peintre lui-même a accepté d'assumer ? Le "refus" neréside-t-il pas enfin davantage dans la visionexclusive et dans l'idée simpliste du rapporticonoclaste que le peintre aurait entretenuavec le modèle que son auvre n'a cesséd'interroger, je veux dire avec la figurehumaine, surtout dans les années trente etquarante, au moment précisément de la plusgrande diffusion de son uuvre ?

Pour la majorité, Picasso demeure legrand destructeur de la figure. Alors que les

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abstraits se sont contentés de la nier, lui s'enest pris directement à elle mais pas seule¬ment à l'image de l'idéal classique défini parla Renaissance. Ceux qui refusent Picasso lefont sans doute moins parce qu'il a déforméla nature, les objets, l'homme lui-même,mais bien et surtout parce qu'il a osé "défi¬gurer", mutiler le visage de la femme. Dansle regard du spectateur qui examine un desportraits de Picasso, des années trente, n'ya-t-il pas inconsciemment, et comme en fili¬grane ou par référence, les vierges idéales deRaphaël ou de Bellini ? Pour les détracteursde Picasso, comme pour ceux qui aussivénèrent ses auvres de jeunesse, cellesd'un Raphaël précoce, qui a su peindre lessaltimbanques des périodes bleue ou rose,ou pour les admirateurs des portraits réalis¬tes d'Olga et de Paulo, il est encore plusincompréhensible que le mal soit venu d'untalent si grand. Quant aux uuvres cubistes,si elles demeurent le plus souvent herméti¬ques et difficilement accessibles, elles

gênent moins ! Le tabou de la figure ycompte peu. Dans le puzzle analytique de lamise à plat des signes, l'identification ou lareconnaissance est moins certaine. Bien

qu'il y ait très souvent disparition ou éva¬nouissement, pourrait-on dire, du sujet,dans une construction quasi abstraite, trai¬tée de surcroît en tons de camaïeu, il n'y ajamais défiguration au sens précis du terme.

Après 1917 et jusqu'en 1926 l'essentiel del' est d'un réalisme on ne peut plusclassique, rassurant donc, même lorsquePicasso s'amuse à confronter ses grandesfigures classiques (Femmes à la fontaine)avec les mannequins cubistes (Trois musi¬ciens) (p. 26). Ces hommes géométriquesarticulés comme des mécaniques, évoluentdans une scénographie de théâtre qui leurconfère quelque chose de métaphysique,d'intemporel encore, qui relève plus du rêveou de l'espace mental, si bien que rien eneux ne nous agresse. Face aux premièresbaigneuses de ces mêmes années vingt, cesVénus géantes issues précisément du dessiningresque, que l'on voit courir sur les plages,saoulées d'air pur, sportives en mouvementaux formes musclées et énergiques, propul¬sées et déformées par l'effort, de nouveaul'inconfort et l'incertitude s'installent. Il y apeut-être quelque chose de trop libre dansces bacchantes aimables ou terrifiantes.

N'est-ce pas plutôt le réalisme de leur situa¬tion qui les rend monstrueuses, le fait préci¬sément, qu'elles évoluent dans notre mondequotidien ? Nous pouvons trouver leur con¬trepoint dans les planches de la suite Vollardconsacrée au "Sculpteur et son modèle".

C'est enfin vers le milieu des années trente

que de nouveau s'instaure le dialogue entreterreur et tendresse, par le recours à la cou¬leur violente et à l'arabesque. C'est à ces¡mages que s'est attachée la réputation d'unPicasso déformateur, violent et agressif plu¬tôt que sauvage au sens où son art l'étaitdans les Demoiselles d'Avignon (p. 8). Bienque les déformations ici se situent dans latradition cubiste, c'est-à-dire qu'elles résul¬tent en partie d'une déconstruction intellec¬tuelle du modèle dans la recherche d'une

expression synthétique, psychologique etformelle de ce qui chez lui est visible commede ce qui ne l'est pas, de ce que l'on en saitcomme de ce que l'on en "prévoit", ce quiperturbe, ici et essentiellement, c'est le réa¬lisme violent qui subsiste de cette transfor¬mation, voire la restitution d'un portraitidentifiable, appréhendé et rendu amplifiédans une nouvelle unité. Ce que Michel Lei¬ris définissait si lucidement dès 1930 : "Pour

[Picasso] il s'agit beaucoup moins de refairela réalité dans le seul but de la refaire, quedans celui, incomparablement plus impor¬tant, d'en exprimer toutes les possibilités,toutes les ramifications imaginables, demanière à la serrer d'un peu plus près, à vrai¬ment la toucher".

Pour exprimer ce "maximum de possibili¬tés" l'artiste, bien entendu, doit être libre deson expression. C'est ce que dit Picasso àTériade "Combien de fois au moment de

mettre du bleu, j'ai constaté que j'en man¬quais. Alors j'ai pris du rouge et l'ai mis à laplace du bleu. Vanité des choses del'esprit". De même, le "je ne cherche pas jetrouve" résume-t-il mieux que toute disser¬tation et analyse d'auteur, la totale, l'inouïeliberté de cet homme dans sa recherche. Car

il n'y a pas d'*uvre sans transformation oumanipulation de quelque sorte.

Confrontés aux portraits de Marie-Thérèse (couverture de face) et de Dora

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Maar (p. 28) nous sommes surpris de cequ'elles figurent dans l'univers quotidien desreproductions de tableaux avec cette mêmeprésence familière des icônes byzantines,des portraits classiques, des Vénus de Cra-nach , des régentes de Frans Hals, des figu¬res de Velâzquez que nous interrogeons.

Ces deux portraits existent pour nous

puissamment, autonomes et expressifs denotre siècle. Toute la culture occidentale s'ytrouve contenue, aussi bien l'arabesqued'Ingres que la couleur libre de Van Gogh.Avec Dora Maar, c'est la tendresse, l'élé¬

gance et la majesté qui s'imposent. Leregard du modèle domine de face comme deprofil, puisque nous le voyons de deuxpoints de vue à la fois, ce qui ajoute encore àla qualité de son expression mobile et hiéra¬tique. La couleur de ses yeux : l'un rouge,l'autre vert, est d'une totale liberté d'inven¬tion. Elle s'oppose en quelque sorte à laposition presque de trois-quarts de la pein¬ture classique. Comme l'élégance de l'atti¬tude rappelle chez l'un et l'autre les grandsportraits de la peinture universelle. Ainsi setrouve combinée la permanence du classi¬cisme à la modernité la plus neuve. A cepoint de liberté et d'invention l'art efface lescontingences du temps.

Même liberté de la ligne, même jeu de lacouleur dans le portrait pendant de Marie-Thérèse. Autre proposition de beauté abso¬lue, d'une fidélité au modèle insoupçonna¬ble pour qui ne l'a pas comparée à la photo¬graphie, mais d'une totale invention : lèvreset ongles jaunes, cheveux verts, un sil roseet l'autre bleu. Eh bien, oui, rappelons-nousVan Gogh et n'oublions pas non plus Ingres,toujours Ingres ! La Comtesse d'Hausson-ville, ou Madame Moitessier. Là où Ingresutilise le miroir pour nous restituer le profilcaché du modèle, Picasso a recours à lasynthèse graphique : ici le regard de face àpeine déplacé sur un visage de trois-quarts.Même déformation des doigts que chezIngres, même jeu des mains dont les doigtsaux ongles colorés s'épanouissent commeen un bouquet. Il faudrait beaucoup detemps et de place pour comparer ces por¬traits avec les grands chefsd' de l'artclassique occidental depuis la Renaissance.On verrait justement que s'y trouvent assimi¬lés, pris en charge, tous les invariants plasti¬ques de l'art classique utilisés en des trans¬formations successives pour aboutir àd'autres propositions formelles, certes, maisqui précisément sont autant de réflexionsnouvelles sur la réalité pour en dégager unevérité psychologique où se mêlent aussi bienhumour, tristesse et joie de vivre.

Mais alors, pourquoi ces "femmes quipleurent", figures hystériques, de 1937, siaffreusement mutilées, déformées, crispéesde douleur, se griffant le visage ou étrei-gnant rageusement un mouchoir ? Certesparce qu'il y avait autour de Picasso desfemmes qui pleurent, comme il y en a autourde nous. Parce que ces figures naissent jus¬tement dans le drame de la guerre. Parce

que Picasso voulait, devait, exprimer l'hor¬reur de la guerre d'Espagne notamment,comme aussi, en une vision prémonitoire,l'horreur de celle plus générale qui s'annon¬çait alors. Nous ne sommes donc pas iciconfrontés seulement à la figure pleurante

de la tragédie espagnol,e et ces visages defemmes, aussi identifiables soient-ils, dépas¬sent de beaucoup la représentation indivi¬duelle ou particulière des modèles. Ils expri¬ment les cris de l'humanité meurtrie. Ainsi,

dans le déplacement qui s'opère de l'une à

Portrait de femme, 1942, huile (92 x 73 cm).

l'autre de ces figures, du portrait de Dorapleurant, de 1937, à son visage défiguré de1939, dédoublé comme un jeu de miroirs(une partie semble se détacher pour regarderl'autre, livrée à la douleur), rongé à un pointde décharnement qui laisse déjà surgirl'image de la mort, y a-t-il passage del'expression individuelle aux signes univer¬sels de la douleur et de la mort. Picasso

disait qu'il n'avait pas peint la guerre, maisque la guerre était certainement présentedans son L'on comprend mieux alorspourquoi ces métaphores trouvent leurexpression la plus aiguë précisément sur levisage de l'être le plus cher. Pour l'artiste quivit avec la réalité, qui représente son universquotidien, s'il y a menace, c'est bien surl'être aimé, celui en l'occurrence avec qui lepeintre vit quotidiennement. Le modèledonc et surtout ¡Celui avec qui il dialogue defaçon privilégiée, qu'il ne cesse d'interroger.On trouve, bien sûr, d'autres exemples de ce

contenu psychologique dans l' de

Picasso. Disons seulement qu'il est normalde la part d'un peintre classique, qui dans sapeinture prend en charge sa vie commel'humanité contemporaine, de recherchersur la figure humaine l'expression de l'hor¬reur comme il le fera aussi dans les natures

mortes de la guerre, sublimes vanités faitesd'un crâne, d'un quignon de pain, d'unebougie, d'un broc, qui sont encore autantd'expressions prémonitoires et incontesta¬bles du drame qui s'annonce ou se joue.Cependant la peinture de Picasso, qui estbien celle d'un humaniste, compense toute

expression par son contraire. Je veux direque Picasso a foi en l'homme. Au pessi¬misme visionnaire de l'avant guerre suc¬

cède, au moment le plus sombre de laguerre, une réflexion positive sur l'homme.Dès 1942 Picasso éprouve alors le besoin deretrouver les grandes figures naturalistes.C'est d'abord L'Homme au mouton (p. 38),

la sculpture où s'exprime le plus fortement, wet sans doute le plus complètement, l'huma- F

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nisme du 20e siècle. Tout comme dans les

portraits de Dora Maar de cette époque.Celui sévère et majestueux dans lequel sonvisage recueilli, attentif et sombre se déta¬che sur un fond en partie noir et en partiebleu, qui évoque si justement le passage dela nuit vers la lumière.

En parcourant l' de Picasso on

découvre ainsi des jalons, des ruvres quisituent sa démarche comme autant d'alter¬

nances, de projections en avant, d'investiga¬tions radicales, de réflexions et de retourssur soi. Jusqu'au terme de sa vie, comme LeTitien lui-même, le vieil homme demeurera

actif comme peintre et créateur, sans jamaisrenoncer à l'analyse et au questionnementde son propre visage. On le voit dans lesautoportraits dessinés. Peu à peu le visagese métamorphose et devient progressive¬ment celui de la mort. Dans ce vraisemblable

autoportrait qu'est Le Vieil homme au cha¬peau, assis( couverture de dos) on peut voirune sorte de raccourci des thèmes majeursde la peinture de Picasso. Ce vieil hommeassis dans un fauteuil, comme un vieuxmannequin ravagé qui disparaîtrait sous lapeinture, est tout à la fois la restitution deYArlequin Pensif de 1909, le souvenir deRenoir infirme tel que Picasso lui-mêmel'avait représenté en 1919. On y trouve aussiun signe à Matisse que Picasso salue avec lemotif de la blouse roumaine. C'est Van

Gogh au chapeau de paille. C'est la tragédiedu peintre et de la peinture exprimée nonpas avec les moyens d'une écriture académi¬que et sage d'un vieux maître, mais bienavec l'énergie et la liberté d'un jeune peintrequi assume l'expérience de ses contempo¬rains, sachant ainsi qu'il quitte une peinturetout aussi vivante qu'il la trouva en sesdébuts.

DOMINIQUE BOZO, de nationalité française,ancien conservateur du musée national d'Artmoderne à Paris, est conservateur du muséePicasso dont l'ouverture est prévue en 1983. Cemusée abritera un vaste ensemble d'puvres du

grand peintre espagnol (peintures, sculptures,papiers collés, carnets d'esquisses, céramiques,etc.) ainsi qu'une partie de sa collection person¬nelle (Cézanne, Matisse, Renoir, Derain,Douanier-Rousseau) remise par ses héritiers auxmusées français. Cet "univers Picasso" sera ins¬tallé dans le cadre d'une demeure historique du17e siècle : l'Hôtel Aubert de Fontenay, dit HôtelSalé.

Portrait de Renoir, 1919, dessin à la mine de plomb et au fusain (61,2x49,1 cm). A la finde sa vie Picasso peint le Vieil homme au chapeau, assis (voir la couverture de dos),autoportrait plus ou moins imaginaire où il s'est visiblement souvenu de Renoir qui/danssa vieillesse, peignait avec des pinceaux attachés à ses mains paralysées. Cinquante deuxans plutôt, l'année même de la mort du grand peintre, Picasso avait fait de lui ce dessin,d'après une photographie. Ainsi, à un demi-siècle de distance, la boucle se referme surelle-même avec la toile â la main disparue, qui est comme un double adieu : à la créationet à la vie.

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Celui sévère et majestueux dans lequel sonvisage recueilli, attentif et sombre se déta­che sur un fond en partie noir et en partiebleu, qui évoque si justement le passage dela nuit vers la lumière.

En parcourant l'œuvre de Picasso ondécouvre ainsi des jalons, des œuvres quisituent sa démarche comme autant d'alter­nances, de projections en avant, d'investiga­tions radicales, de réflexions et de retourssur soi. Jusqu'au terme de sa vie, comme LeTitien lui-même, le vieil homme demeureraactif comme peintre et créateur, sans jamaisrenoncer à l'analyse et au questionnementde son propre visage. On le voit dans lesautoportraits dessinés. Peu à peu le visagese métamorphose et devient progressive­ment celui de la mort. Dans ce vraisemblable

autoportrait qu'est Le Vieil homme au cha­peau, assis{couverture de dos) on peut voirune sorte de raccourci des thèmes majeursde la peinture de Picasso. Ce vieil hommeassis dans un fauteuil, comme un vieuxmannequin ravagé qui disparaîtrait sous lapeinture, est tout à la fois la restitution del'Arlequin Pensif de 1909, le souvenir deRenoir infirme tel que Picasso lui-mêmel'avait représenté en 1919. On y trouve aussiun signe à Matisse que Picasso salue avec lemotif de la blouse roumaine. C'est VanGogh au chapeau de paille. C'est la tragédiedu peintre et de la peinture exprimée nonpas avec les moyens d'une écriture académi­que et sage d'un vieux maître, mais bienavec l'énergie et la liberté d'un jeune peintrequi assume l'expérience de ses contempo­rains, sachant ainsi qu'il quitte une peinturetout aussi vivante qu'il la trouva en sesdébuœ. •

DOMINIQUE BOZO, de nationalité française,ancien conservateur du musée national d'Artmoderne à Paf/s, est conservateur du muséePicasso dont l'ouverture est prévue en 1983. Cemusée abritera un vaste ensemble d'œuvres dugrand peintre espagnol (peintures, sculptures,papiers collés, carnets d'esquisses, céramiques,etc.) ainsi qu'une partie de sa collection person­nelle (Cézanne, Matisse, Renoir, Derain,Douanier-Rousseau) remise par ses héritiers auxmusées français. Cet "univers Picasso" sera ins­tallé dans le cadre d'une dp.meure historique du17· siècle: l'H6tel Aubert de Fontenay, dit H6telSalé.

Portrait de Renoir, 1919, dessin à la mine de plomb et au fusain (61,2 x 49,1 cm). A la finde sa vie Picasso peint le Vieil homme au chapeau, assis (voir la couverture de dos),autoportrait plus ou moins imaginaire où il s'est visiblement souvenu de Renoir qui, danssa vieillesse, peignait avec des pinceaux attachés à ses mains paralysées. Cinquante deuxans plutôt, l'année même de la mort du grand peintre, Picasso avait fait de lui ce dessin,d'aprês une photographie. Ainsi, à un deml·siècle de distance, la boucle se referme surelle-même avec la toile à la main disparue, qui est comme un double adieu: à la créationet à la vie.

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INDEX DU COURRIER DE L'UNESCO 1980Janvier

LES ECORCES PEINTES D'AUSTRALIE (K. Kupka) ; Jeu et société ; Qu'est-ce que lejeu ? Palladio (R. Cevese) ; à skis jusqu'au pôle nord (D.I. Chparo) ; Valcamonia(E. Anati) ; trésors de l'art mondial : portrait en ivoire (Syrie)

Février-Mars

VICTOIRE EN NUBIE : EGYPTE (Chehata Adam Mohamed), SOUDAN (N D. MohamedSerif) ; un même patrimoine universel (A.M. M'Bow) ; les monuments sauvés (carte) ; laNubie redécouverte (T. Save-Sorderbergh) ; du royaume de Kouch à l'avènement del'Islam (W.Y. Adams) ; fouilles archéologiques (carte) ; chronologie ; les expéditionsarchéologiques, pages couleur ; Philae (I E.S. Edwards) ; Isis et Osiris (F. Daumas) ;Abou Simbel (C. Desroches Noblecourt) Ramsès parle (T. El Hakim) ; les forteressesnubiennes englouties (J. Vercoutter) ; la terre bénie (R.E. Fernea) ; trésors de l'art mon¬dial : cheval de Nubie (Soudanl

Avril

ILES ET MONTAGNES : ECOSYSTEMES EN PERIL (F. Di Castri et G. Glaser) ; l'hommeappartient à la terre : programme de l'Unesco sur l'homme et la biosphère ; le Bauhaus :grand atelier du 20* siècle ; Kandmsky ; Klee ; les bâtisseurs d'un monde meilleur(C. Schnaidt) ; pages couleur ; une esthétique de la vie quotidienne ; équilibre et transpa¬rence ; l'ordinateur musicien (P. Boulez) l'école et la discrimination des sexes (F.E. Saun¬ders) ; trésors de l'art mondial : Saint Serge (URSS)

Mai

L'HOMME ET LA TERRE : POUR UNE STRATEGIE DU VIVANT ; des mammouths et deshommes (M. Bâtisse) ; Si le grain ne meurt ; gérer le vivant ; le retour au pays natal ; lepetit poisson et le barrage ; la main de l'homme (F Di Castri) ; pour une éducation relativeà l'environnement ; responsabilité humaine et évolution (O. Frankel) ; un capital en dan¬ger ; un million d'espèces menacées d'extinction ; le domaine international public ; unestratégie mondiale de la conservation ; trésors de l'art mondial : vase à vin en forme dehibou (Chinel

Juin

L'ALPHABETISATION : UN ENSEIGNEMENT POUR LA LIBERTE ; 800 millions d'adultesprivés d'un droit élémentaire ; la campagne d'alphabétisation de Nicaragua (appel dudirecteur général de l'Unesco) ; un peuple à l'école de la liberté (J. Cortázar) ; la luttecontre l'analphabétisme : neuf pays à l'honneur (photos) ; savoir sans écriture ; commeune bête de somme IN. Y. Selemani) ; l'accès au monde écrit (J.W. Ryan), les chemins del'écriture ; lettres à une jeune nation (P. Freiré) ; l'Unrwa et l'Unesco : trente années decoopération (H.H. Fendun) ; aimer lire ; trésors de l'art mondial : la Madone de Kruzlowa(Pologne)

Juillet

LA FEMME INVISIBLE (R. Stavenhagen) ; un outil de la participation au développement

(E. Solomon) ; quand la femme est chef de famille (M. Buvinic, N. Youssef et I. Schuma¬cher) ; les femmes et l'apartheid (F. Ginwala et S. Mashianel ; les femmes parlent ; pou¬voir masculin et moyen de communication (M. Gallagher) ; la situation de la femme dansla société soviétique (A. Birman) ; la femme, un homme partiel (M. Wesckott) ; Afrique(Z. Tadesse) ; Asie (L. Dube) ; Amérique Latine (L. Arizpe) ; trésors de l'art mondial : têtede femme couronnée (Chypre)

Août

NATURE ET CULTURE : PATRIMOINE DE L'HOMME ; la convention internationale(G. Bolla) ; une nouvelle alliance (L. Bâtisse) ; liste du patrimoine mondial : les premièresinscriptions ; monts et merveilles (G. Fradier)

Septembre

POUR LE DESARMEMENT L'EDUCATION ; éducation, désarmement et droits del'homme (J. Torney et L. Gambrell) ; l'opinion mondiale, une arme contre les armes(L. Waldheim-Natural) ; l'éducation pour le désarmement la justice sociale (J. Diaz) ;l'ordre de la faim (M. Huq) ; vivre sans armée : l'exemple du Costa Rica (J.R. Bolanos) ;les dix principes de l'éducation pour le désarmement ; le droit international et le droit auxarmes (B. Roling) ; la conversion du guerrier (H. Brabyn) ; la paix s'apprend en classe(E. Sokolova et I. Ivanian) ; le fonds soviétique pour la paix (B. Polevoi) ; l'enseignementdu désarmement à l'université ; la compréhension internationale à l'école (P. Morren) ;trésors de l'art mondial : marbre à deux têtes (France)

Octobre

AVICENNE, UN GENIE UNIVERSEL (M. S. Asimov) ; une vie errante (Avicenne) ; lecanon de la médecine (H. M. Said) ; préceptes et conseils du D' Avicenne (A. Aroua) ;l'univers dans un livre (I.B. Madkour) ; pages couleur ; une pensée novatrice (R. Davari) ;Comment Ibn Sina devint Avicenne (S. G Nogales) ; un précurseur de la science moderne(A.S. Sadykov) ; le secret des étoiles (A.S. Unver) ; trésors de l'art mondial : céramiquede Samarkand (URSS)

Novembre

PEUPLES ET CULTURES DE LA YOUGOSLAVIE : l-frontières et carrefours, ll-l'art et lesvilles ; lll-naissance de l'Etat fédéral (M. Prelog) ; les oubliés de l'enfance, une cosmogo¬nie dans la pierre (V.E. Lantchev), les règles du jeu (J. Piaget) ; trésors de l'art mondial :Saint Benoît, patron de toute l'Europe (Italie)

Décembre

PICASSO : les Périodes bleue et rose (V. Souslov) ; les Demoiselles d'Avignon(S. Amon) ; la déformation chez Picasso (J. Golding) ; le cubisme (G C. Argan) ; sens etsymbolisme de Guernica (J. Palau i Fabre) ; impression sur Guernica (T. Okamoto) ; labelle et la bête (R. Penrose) ; Picasso le sculpteur (J. Gallego) ; le sens de la vie et de lamort (D. Bozo) ; mythologies post-cubistes de Picasso (A. Cinci Pellicer) ; opinion d'unAfricain (Kifle Selassie Beseat).

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ment : N V. Handelmaatschappij Keesing, Keesinglaan2-18,21000 Deurne-Antwerpen. - RÉP. POP. DU BÉNIN.Librairie nationale, B P 294 Porto Novo. BRESIL. Funda¬

ción Getúlio Vargas, Editora- Divisao de Vendas, Caixa Postal9 052-ZC-02, Praia de Botafogo, 188 Rio de Janeiro RJ - BUL¬GARIE. Hemus, Kantora Literatura, bd Rousky 6, SofiaCAMEROUN. Le secrétaire général de la Commission nationalede la République unie du Cameroun pour l'Unesco, B P. N°1600, Yaounde. - CANADA. Editions Renouf Limitée, 2182,rue Ste Catherine Ouest, Montréal, Que H3H IM7. CHILI.

Bibliocentro Ltda , Casilla 13731 Constitución n° 7, Santiago(21). CHINE. China National Publications Import Corpora¬tion, West Europe Dept , P O. Box 88, Pékin - RÉP. POP. DUCONGO. Librairie populaire B.P. 577 Brazzaville; Commissionnationale congolaise pour l'Unesco, B P 577, BrazzavilleCÔTE-D'IVOIRE. Centre d'édition et de diffusion africaines

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Castelló37, Madrid 1. Ediciones Líber. Apartado 17, Magdalena8, Ondárroa (Viscaya) ; DONAIRE, Aptdo de Correos 341, LaCoruna; Librería Al -Andalus, Roldana, 1 y 3, Sevilla 4. LibreríaCASTELLS, Ronda Universidad 13, Barcelona 7; Editorial Feni¬cia, Cantelejas, 7 "Ríefrio", Puerta de Hierro, Madrid 35ÉTATS-UNIS. Unipub. 345, Park Avenue South, New York,N.Y. 10010. FINLANDE. Akateeminen Kürjakauppa, Keskus-katu 1, 00100 Helsinki. FRANCE. Librairie Unesco, 7, placede Fontenoy, 75700 Paris. C C.P. 12.598.48 - GRÈCE. Librai¬ries internationales. HAÏTI. Librairie A la Caravelle, 26, rueRoux, B.P. 111, Port-au-Prince. - HAUTE-VOLTA. Lib. AttieB.P. 64, Ouagadougou. Librairie Catholique «Jeunessed'Afrique». Ouagadougou. HONGRIE. Akadémiai Konyves-boit, Váci U.22, Budapest V., A.K.V. Konyvtârosok Boltja. Nép-koztasasag utja 16, Budapest VI. INDE. Orient LongmanLtd. : Kamani Marg. Ballard Estate. Bombay 400 038 ; 17 Chitta-ran¡an Avenue, Calcutta 13 ; 36a Anna Salai, Mount Road,Madras 2. B-3/7 Asaf Ali Road, Nouvelle-Delhi 1 , 80/ 1 Mahatma

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Monte-Carlo. MOZAMBIQUE. Instituto Nacional do livre- e

do Disco (INLD), Avenida 24 de Julho, 1921 r/c e 1» andar,Maputo. -NIGER, Librairie Mauclert, B.P. 868, Niamey.NORVÈGE. Toutes les publications : Johan Grundt Tanum(Booksellers), Karl Johans gate 41/43, Oslo 1. Pour le « Cour¬rier» seulement: AS. Narvesens Litteraturjeneste, Box 6125Oslo 6. - NOUVELLE-CALÉDONIE, Reprex S.A.R.L., B.P.1572, Nouméa PARAGUAY. Agenda de diarios y revistas,Sra Nelly de Garcia Astillero, Pte. Franco N° 580 Asunción.PAYS-BAS. «Unesco Koener » (Edition néerlandaise seule¬

ment) Systemen Keesing, Ruysdaelstraat 71-75. Amsterdam-1007. Agent pour les autres éditions et toutes les publications del'Unesco : N.V. Martînus Nijhoff, Lange Voorhout 9. 's-Gravenhage POLOGNE. ORPAN-Import. Palac Kultury, 00-901 Varsovie, Ars-Polona-Ruch, Krakowskie -Przedmiescie N°7, 00-068 Varsovie. - PORTUGAL. Dias fr Andrade Ltda.

Livrana Portugal, rua do Carmo, 70, Lisbonne. ROUMANIE.ILEXIM. Romlibn, Str. Biserica Amzeî N° 5-7, P.O.B. 134-135,Bucarest. Abonnements aux périodiques * Rompresfilatelia caleaVictonei 29, Bucarest. - ROYAUME-UNI. H. M. StationeryOffice P.O. Box 569, Londres S E.1 - SÉNÉGAL. La Maison duLivre, 13, av. Roume, B.P. 20-60, Dakar, Librairie Clairafrique,B P. 2005, Dakar, Librairie « Le Sénégal » B.P. 1954, Dakar. -SEYCHELLES. New Service Ltd., Kingsgate House, P.O Box131, Mahé SUÈDE. Toutes les publications : A/B CE. Frit-res Kungl. Hovbokhandel, Regenngsgatan, 12, Box 16356, 103-27 Stockholm, 16 Pour le « Courrier » seulement : Svenska FN-Forbundet, Skolgrand 2, Box 150-50, S-10465 Stockholm-Postgiro 184692 SUISSE. Toutes publications. Europa Ver¬lag, 5, Ramistrasse, Zurich, C.C.P. 80-23383. Librairie Payot, 6,Rue Grenus, 1211, Genève 11. CCP.: 12.236. - SYRIE.Librairie Sayegh Immeuble Diab, rue du Parlement, B.P. 704,Damas. - TCHÉCOSLOVAQUIE. S.N.T.L., Spalena 51, Pra¬gue 1 (Exposition permanente) ; Zahracinî Literatura, 11 Souke-nicka, Prague 1. Pour la Slovaquie seulement : Alfa VerlagPublishers, Hurbanovo nam. 6, 893 31 Bratislava. TOGO.

Librairie Evangélique, B P. 1 164, Lomé, Librairie du Bon Pasteur,B P. 1164, Lomé, Librairie Moderne, B.P. 777, Lomé. - TRINI¬DAD ET TOBAGO. Commission Nationale pour l'Unesco, 18Alexandra Street, St. Clair, Trinidad, W.l. TUNISIE. Société

tunisienne de diffusion, 5, avenue de Carthage, Tunis TUR¬QUIE. Haset Kitapevi A.S., Istiklâl Caddesi, N° 469, PostaKutusu 219, Beyoglu, Istambul. U.R.S.S. MejdunarodnayaKniga, Moscou, G -200 - URUGUAY. Editorial Losada Uru¬guaya, S.A. Librería Losada, Maldonado, 1092, Colonia 1340,Montevideo. YOUGOSLAVIE. Jugoslovenska Knjiga, TrgRepublike 5/8, P.O.B. 36, 11-001 Belgrade. Drzavna ZalozbaSlovenije, Titova C 25, P O B 50, 61-000 Ljubljana. - RÉP. DUZAIRE. La librairie. Institut national d'études politiques, B.P.2307, Kinshasa. Commission nationale de la Rép. du Zaïre pourl'Unesco, Ministère de l'Education nationale, Kinshasa.

Page 52: Picasso; The UNESCO Courier: a window open on the world; Vol

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Les métamorphoses d'une viAu cours de sa longue existence, Picassoa exécuté un grand nombre d'autopor¬traits : des dessins de l'adolescence

jusqu'aux toiles de la vieillesse, ils secomptentpar dizaines. A chaque étape desa vie et de son @uvre, on trouve ainsi une

image distincte du peintre. Voici, de gau¬che à droite, trois jalons de cette odyssée.

¿'Autoportrait de 1901, qui représentel'artiste à vingt ans, au début de sa"Période bleue", traduit encore l'in¬

fluence des grands peintres qui furent sesmaîtres, notamment Toulouse-Lautrec et

Van Gogh. ¿'Autoportrait du printemps1907 coïncide avec l'époque où Picasso,âgé de 25 ans, peint une de ses toiles lesplus importantes Les Demoiselles d'Avi¬

gnon : la ressemblance entre l'artiste etles personnages de ce tableau est fla¬grante. Le Vieil homme au chapeau assis,huile achevée en novembre 1971, à 90 ans

passés, marque l'ultime étape d'une vieprodigieusement fertile.

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