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    PHOTO CLAUDE PICASSO TIREE DE BARBARA PAR MARIE CHAIX

  • BARBARA«MA PLUS BELLE HISTOIRE D'AMOUR, C'EST... ELLE.

    Il faut tout d'abord qu'il y aiteu une femme. Et pas n'im-porte quelle femme: une fem-me habitée. Ensuite du ve-lours noir, un long cou, delongues mains, un dos voûté,des gestes inédits, et une voixà nulle autre pareille, fille etpetite-fille de saxophone àn'en pas douter.

    Il suffisait qu'un piano secolle à jamais sur cette femmepour qu'elle vint au monde entant que Barbara. Un prénomseul, dans ce cas, suffit àl'identité. Ne cherchez pas àreproduire, à refaire la chimie:le modèle est unique. Elleavait un nez, et elle l'a gardé.On a dû pourtant lui dire centfois que ce n'était pas possi-ble, comme ça, pour une fem-me. Elle n'a rien dit, mais elle asculpté le reste de son corpsen conséquence, jusqu'à cetoiseau noir fabuleux et un peuinquiétant qu'on associe à l'ai-gle, à cause d'un rêve qu'elle afait «un jour ou peut-être unenuit», et qui est devenu l'unede ses plus belles chansons.

    Nous deux, ça fera 20 ans le25 janvier 1987.

    En fait, ça remonte à plus,parce que j'avais découvert,quelques mois auparavant,les deux plus belles chansonsdu disque double de GinetteRavel à la Place des Arts: LeBel Âge, et Dis, quandreviendras-tu?

    Barbara. C'était écrit. Je nesavais pas qui c'était.

    Mais le hasard, qui protègetoutes les histoires d'amourqui doivent avoir lieu, veillait.Un soir de l'automne 1966,seule chez mes parents (ilssortaient rarement), devantun Music Hall ou je ne saistrop quelle émission de varié-tés, je devais recevoir ce quifut un des plus beaux chocsamoureuxdema vie. Ils ont ditqu'elle s'appelait Barbara. Ilsl'ont annoncée. J'ai tendul'oreille à cause de Ginette Ra-vel, et c'est le coeur au com-plet qui y a passé. Elle est ve-nue et n'est jamais repartie.Mes parents sont rentrés sansque je m'en aperçoive. Il n'yavait qu'elle et moi au mondedans ce salon. Mes parents sesont inquiétés de ma pâleur.Je les ai chassés distraitementdu revers de la main. Ilsétaient devenus des mou-ches, précisément. Elle chan-tait encore. Je crois qu'elle achanté pendant une heure,mais c'était peut-être unedemi-heure ou deux chansonsseulement. Allez donc savoiravec l'amplificateur amou-reux branché sur des souve-nirs qui datent de 20 ans.

    Je n'étais plus jamais pareil-le, j'avais 14 ans et demi. Lamême année, j'ai vu Hiroshi-ma mon amour de Duras et

    Resnais, ce qui a continué deme garder différente. Descoups de chance. Des bon-heurs. «Et vivre, vivre pas-sionnément, et ne se battreseulement qu'avec les feux dela tendresse; et riche de dé-possession, n'avoir que sa vé-rité, posséder toutes les ri-chesses.» {Perlimpinpin)

    Puis le hasard magicien aorganisé une tournée de Bar-bara au Québec en janvier,jusqu'à Jonquière, le 25.1967. Je voyais des affichespartout. Je n'avais jamais vuun spectacle de ma vie, en de-hors de théâtre amateur. Lesdisques que j'écoutais appar-tenaient à mes amies ou à mesprofesseures: Brel, Vigneault,Ferré, Ravel. Les billets coû-taient 2,25 $ au balcon de lasalle François-Brassard. Unefortune.

    J'aurais vendu mon âmepour la voir. Vendre des bou-teilles? A une cenne chacuneça m'en prenait 225. Ma têteétait devenue une calculatri-ce, l'ordinateur de la dernièrechance, entièrement dédié àun seul projet, sans relâche:trouver 2,25 $. À 14 ans, en1967, dans le milieu d'où je ve-nais, c'était une mission quasiimpossible. Mais mon ordina-teur mental, la mémoire rem-plie de données sur ma pas-sion, a fini par trouver unesolution juste à temps: vendremon pyrograveur à mon pèrepour qu'il en fasse un fer àsouder. Il était ravi de ma pro-position puisqu'il le voulait de-puis un an, sans oser insisterdevant mes refus répétés etcatégoriques. Il n'a pas posé

    HELENE PEDNEAULT

    L \ VIKEINKOSK / JAMUKH l'iHT

    de questions, de peur que jene change d'avis, et j'ai couruau guichet de la salleFrançois-Brassard.

    Le soir du 25 janvier, quandles lumières se sont éteintes,je crois avoir cessé de respirer,même si je savais que je devaispatienter encore une demi-heure parce qu'il y avait un dé-nommé Reggiani en premièrepartie. Je me suis dit qu'ilavait été placé là pour faire du-rer le plaisir de l'attendre, elle.«Sous le Pont Mirabeau cou-lent la Seine et nos amours,faut-il qu'il m'en souvien-ne...»

    C'était beau malgré tout. Àtel point que ça m'empêchaitde me concentrer sur l'appari-tion attendue. «Et puis, et j'al-lais dire déjà, l'enfance se faitlointaine...» Quelle voix en-voûtante. Et qu'il était petit.Est-ce qu'il achevait? On sen-tait le public s'impatienter.Entracte. Ça ne finirait doncjamais?

    Retour dans la salle. Lumiè-res. Rideau. Et elle. Dans untrou noir, sa tête seulement,éclairée par un mince fil de lu-mière. Arrimée à son pianocomme si c'était son proprecorps, son port exclusif, unutérus. Son piano qui luitdans la pénombre pendantque s'élève cette voix qui n'enfinira pas de nous prendredans tous les sens jusqu'à ceque notre mémoire ne con-tienne plus qu'un seul pré-nom: le sien. Barbara. «Est-cela main de Dieu, est-ce la maindu diable, qui a mis sur la mercet étrange voilier, qui pareilau serpent semble se déplier,noir et blanc sur l'eau bleueque le vent fait danser...»

    H

  • Dans LILY PASSION, janvier 1986

    Je sais maintenant, pourl'avoir vue des dizaines defois, qu'elle chante toujourscette chanson, Chapeau bas,en début de spectacle. Je saisce genre de détails et plus en-core. Tous ces détails intimes,directement issus de seschansons, de mes propresémotions et images, mises aumonde par ma rencontre avecses textes, sa musique, savoix. Je veux savoir commentelle est, comment elle bouge,comment elle parle, rit ou semet en colère.

    Mais je ne veux pas telle-ment savoir d'où elle vient. Ceque j'en sais ne me vient pasd'elle. Elle parle peu. «Je vou-drais que tout humain soithors d'atteinte de sa proprebiographie», a écrit DjunaBarnes. Barbara a réussi cetour de force, publiquementen tout cas. Comment elle vitles conséquences de son pas-sé, ses peines anciennes, laregarde. «Je dis tout dansmes chansons. Écoutez-les»,dit-elle. Et elle se tait. Ou ellechante.

    Elle accorde peu d'entre-vues. J'en ai enregistréquelques-unes à la radio, à latélé, j'en ai découpé dans desrevues, des journaux, commeune bonne fan que je suis. Jeme souviens de certainesphrases par coeur. (Je n'ypeux rien, je me souviens tou-jours de ce qu'elle dit. Ças'im»prime tout de suite, de façonindélébile. Comme pour tousles gensque j'aime, d'amour)«Faire ce métier, c'est commeprendre le voile; je vis 24 heu-res pour donner deux heuresde fête au public. Personnen'a le droit de me faire ratercette fête»... «Je suis unefemme en colère»... «J'ai vudes émissions avec moi quifaisaient peur aux enfants...»(à Lise Payette, qui remar-quait qu'elle semblait craindrecertains angles de caméra, deprofil surtout).

    L'écrivaine Marie Chaixvient de publier un album dephotos, de souvenirs, decommentaires'. Superbe. Ellea été la secrétaire de Barbarapendant cinq ans. Les tour-

    nées, les arrivées dans les sal-les, les colères de Barbaraquand il n'y avait pas les éclai-rages promis, le bon piano,quand on essayait, par igno-rance, de lui faire rater sa fête.

    Il y avait eu aussi, en 1968,le très beau livre de JacquesTournier, Barbara ou lesparenthèses2. Un beau texte,que j'avais pratiquement ap-pris par coeur, comme le dia-logue de Hiroshima monamour.

    sur cinq, ç aurait été exagé-ré...).

    J'aimais. C'est tout. Ellen'est pas venue à Montréaldepuis 1975. Je m'ennuied'elle, même si maintenant jela contiens, et qu'à la limite, jen'ai même plus besoin del'écouter. Je contiens l'évi-dence, le calme de la connais-sance véritable. Je peux mê-me me permettre, aujour-d'hui, de ne pas aimer telle-ment son Lily Passion, spec-

    Barbara à Gôttingen, en 1964

    Que n'ai-je pas fait pour en-tretenir cet amour? Acheterchaque nouveau disque, àpeine paru. En acheter d'autrès pour les offrir. Parler d'el-le sans arrêt, l'expliquer, la fai-re aimer. Connaître toutes seschansons par coeur sans mê-me vouloir les apprendre, par-ce que ça allait de soi. Les fre-donner, les jouer sur monpiano. Faire 14 heures de trainJonquière-Montréal à chacu-ne de ses venues. Puis, unefois déménagée à Montréal,acheter des billets pour quatredes cinq soirs (parce que cinq

    tacle qu'elle a créé l'an dernier oavec Gérard Depardieu. s

    Ça ne fait rien. J'ai réguliè- £rement de furieuses bouffées 2d'elle. Je viens de racheter?tous ses disques disponibles wsur cassettes pour ma voiture, gÇa m'a pris d'un coup. Je ne ïris jamais de mes envies d'elle, 6je les écoute. Je me dis que <j'en ai encore besoin. L'an sdernier, j'ai fait enregistrer ison spectacle diffusé à Radio-1Québec. Celui de Pantin en s1982, le plus beau selon les ggens qui l'ont vu. Le disque £double de ce spectacle est ef- £

    LA V IK K\ ROSE / JANVIER 1»7

  • MUSIQUE

    fectivement son plus beauaussi, selon moi. Chaque jourqu'elle chantait à Paris, cetteannée-là, j'y pensais. Je le sa-vais. J'aurais voulu y être. Enêtre, de cette fête. Je n'avaispas un sou. La torture.

    quille.Mais nous, les fans, pou-

    vons aller très loin sans déran-ger personne, à moins quel'amour fou ne nous pousse àvouloir ressembler à l'objet denotre admiration. Ca ne ris-

    o Comédienne dans FRANTZ, de et avec Jacques Brel

    2 C'est ça, être une fan. Par-« fois, j'ai la sensation que c'est2 la chose que j'ai su le mieuxg faire dans ma vie: aimer Bar-ïï bara. C'est aussi une de cellesf. dont je suis le plus fière, parce° que j'ai la sensation d'avoir pu1 aller jusqu'au bout de quelque

    chose, sans contrainte, à mono rythme. C'est aussi ça, êtres une fan. C'est la situation la2 plus claire, la meilleure et la0 plus absolue qui soit.< Nous, les êtres humains,g sommes souvent empê-ïï ché-e-s de vivre jusqu'au boutp nos sentiments, soit à cause^ des circonstances, d'une re-1 grettable rupture au momentïï où on aurait été prêtes à aller

    plus loin, soit à cause d'uno problème d'intensité chroni-oque, insupportable pour qui-"• conque choisit de vivre tran-

    L \ VIE EN ROSE / JANVIER l'iKT

    quait pas de m'arriver, étantdonné que Barbara est vrai-ment tout ce que je ne suis paset ne serai jamais (physique-ment en tout cas). Et je l'aitoujours su. Ça ne m'a jamaisempêchée de l'aimer passion-nément.

    A une certaine époque,pourtant, je me souviensd'avoir porté beaucoup de ve-lours noir, en niant féroce-ment le lien que des espritsmal tournés s'entêtaient à yvoir. Foutaises!... Je n'ai ja-mais cherché à écrire commeelle, mais j'ai voulu écrire deschansons et je l'ai fait.

    Je n'ai fait qu'une choseavec elle: l'écouter. Aller chezelle, dans son univers, sans ja-mais abstraire le mien. Aucontraire, elle m'a permis deme construire une identité:

    pendant longtemps, pourmon entourage, j'ai été quel-qu'une qui aimait Barbara.J'étais définie par ça. Elle m'arenforcée dans mon désird'écrire mes choses à moi, etje la connaissais tellementqu'il n'y avait aucun risqueque je je tombe dans son écri-ture sans m'en rendre comp-te. Elle a été ma force pendantdes années de solitude et desauvagerie, entre 14et20ans.Avec elle, je n'étais jamaisseule. Elle m'a donné beau-coup, et moi aussi.

    Et pourtant, je ne l'ai jamaisrencontrée. Je n'en avais mê-me pas le désir, je n'aurais passu quoi lui dire. Aujourd'hui,ce serait peut-être différent.Je ne sais pas. Une fan dou-blée d'une journaliste, ça don-ne toujours des résultats inté-ressants.

    En fait, en écrivant, je merends compte qu'être une fan,c'est vivre exactement les éta-pes d'une relation amoureuse

    réussie. Au début, on ne peutpas s'en passer. Puis, sansque l'intérêt disparaisse, onpeut être plus autonome. Et laconnaissance qu'on a de l'au-tre, jour après jour, nous faitencore plaisir. La découverteest constante. Et dans ce cas,je ne vois pas comment le dé-sir peut disparaître.

    Je vois ça comme ça. Évi-demment, en étant une fan,on n'a pas à vivre le quotidien,ce grand tueur de passion, dit-on. La ressemblance restedonc en surface. Mais c'estpeut-être comme ça que lesamours devraient se vivre,après tout.... De fan à fan,dans la plus grande liberté.

    1. Barbara, Marie Chaix. Édi-tions Calmann-Lévy. Paris.1986. 126 p.

    2. Barbara on Les Parenthèses.Jacques Tournier. Éditions Seg-hers. collection Chanson d'au-jourd'hui, certainement épuisé

    En 1963: les premières lueurs du succès

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