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larevuenouvelle, n° 1-2 / janvier-février 2005

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Petite introductionà la littérature congolaise

des Belges

Pierre Halen

dossier

Des imaginaires multiples, et en partie contradictoires, ont structuré les relations belgo-congolaises, donnant naissance à une littérature coloniale et congolaise dont les qualitésproprement littéraires furent peu reconnues en Belgique au profit d’une lecture idéologique.

Pierre Halen est professeur de littérature générale et comparée à l’université Paul Verlaine (Metz).

Un bilan littéraire n’a de sens que si l’ontient compte des conditions qui présidentà la réception des œuvres, et à la constitu-tion de la mémoire où elles peuvent s’ins-crire. Le cas de Gaston-Denys Périer,« employé du ministère » des Colonies,qui se consacra à la promotion de tout cequi pouvait provenir du Congo en matiè-re de littérature, d’art et de culture, est àcet égard éloquent. Il déplora, en effet,souvent l’absence d’une « colonisationculturelle » qui, parallèlement à la « miseen valeur » économique, aurait permisd’importer en Europe de nouveaux motifs

d’émotion, voire de pensée. L’Afriquecentrale, comme terroir d’un art « clas-sique », mais davantage encore commelieu d’une inventivité moderne et métis-sée, lui semblait le lieu d’une humanité àmême d’assurer aux cultures européennesune radicale cure de jouvence. Même s’ilparvint à imposer un certain nombre deréalisations, Périer eut l’impression deprêcher dans le désert. La relative inertiequi lui fut opposée explique sans douteaussi que ni la littérature coloniale niensuite la littérature congolaise et plusgénéralement africaine, ne furent jamais

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vraiment reconnues en Belgique. Il n’estque de voir le maigre bilan actuel de larecherche universitaire du Royaume dansle domaine des études « postcoloniales ».

RÉTICENCES IMPLICITESET PUISSANCES DE L’IMAGINAIRE

On peut expliquer cette résistance,d’abord, par une réticence identitaire etterritoriale. On sait que les élus duRoyaume se firent prier pour suivre leurmonarque dans son « aventure » africai-ne, qu’ils ne le firent que sous la pressiondu scandale, et encore exigèrent-ils quece mariage de raison se fasse dans la pluscomplète séparation des biens. On nejugea pas même utile, en 1908, de modi-fier l’article 1 de la Constitution, précisantles limites du pays. Le « N’allez pas là-bas1 » qui exprimait, à la fin duXIXe siècle, le fond viscéral de l’imaginai-re métropolitain se transforma ensuite endispositions moins ouvertement méfian-tes, mais qui limitèrent l’expatriation. Onn’y devait aller que pour des « termes »,et toujours se rappeler qu’il n’y avaitqu’une seule petite patrie, la vraie, où lesCongolais n’étaient d’ailleurs pas atten-dus. En somme, sauf peut-être pendantles quelques années qui précédèrentl’Expo 58, jamais on ne se représentavraiment que le Congo pouvait être une« dixième province ».

La seconde explication pourrait résiderdans une conception réductrice de la cul-ture. Périer avait dénoncé cette erreur, ensoulignant que les écrits « coloniaux »n’étaient pas l’illustration secondaire del’expansion matérielle, la plume supplé-mentaire que le régime pouvait mettre à

son chapeau, mais que, au contraire,c’était l’imaginaire qui avait suscité etstructuré toute l’entreprise. Songeons, parexemple, au jeune Conrad, rêvant devantl’espace blanc constitué alors par le centrede l’Afrique sur les cartes de géographie ;ou, pour une période récente, à Jean-Pierre Jacquemin, l’un des rares connais-seurs en Belgique des littératures afri-caines, qui expliquait naguère sa vocation« africaniste » par ses lectures de jeunes-se, romans missionnaires et autres. Ensomme, tout commence par la littérature,ou, plus largement, par l’imaginaire ; toutse poursuit avec eux, rien ne s’inscritdans la mémoire, ensuite, que par eux.Comment comprendre, ainsi, la politiquedu gouverneur général Pierre Ryckmanssans avoir lu les récits d’imagination où ildiscute de modèles et de valeurs? Quantà la déroute de l’indépendance congolai-se, Bernard Piniau2 a montré pour sa partqu’elle fut comme la submersion desesprits métropolitains les plus posés parun imaginaire dévastateur, primitivisant,venu droit de l’imagerie du Cœur desténèbres de Conrad. Pour ne rien dire dufameux discours du 30 juin 1960, entière-ment moulé quant à lui sur le modèleépique qui structure ses contenus et luidonne sa puissance émotionnelle.

La propagande coloniale, celle du régimelui-même et celle des missions, diffusacertes elle aussi des images, tout autresque celles du répertoire conradien maispas très différentes, par leurs emprunts auregistre épique, du grand discourslumumbien qui en inversa l’axiologie.Elle s’exprima notamment dans le registrehagiographique, ne retenant de Léopold II

1 Voir Van Balberghe Ém. etFettweis N., « N’allez paslà-bas ! ». Le séjour deCharles Warlomont auCongo (1887-1888), sesécrits et leur réception parson frère Max Waller,Bruxelles, A.M.L., 1997,2 vol., XXII-651 p.

2 Piniau B., Congo-Zaïre(1874-1981). La perceptiondu lointain, Paris,L’Harmattan, 1992, 285 p.

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que le « grand roi », et, dans la conquête,que le touchant épisode des Lippens et DeBruyne. Il fallait convaincre les Belgesqu’ils avaient eux aussi la fibre héroïquedes bâtisseurs d’empire, et cela n’allaitpas de soi pour un pays dont la traditionidentitaire cultivait plus spontanémentles figures de résistants plus ou moinszwanzeurs, sur le modèle d’Ulenspiegel.Mais, dans l’ensemble, cela finit parprendre, et la conclusion à laquelle arri-vait naguère un Michel Massoz, en hon-nête homme, était juste : « On nous atrompés3. » Tromperie qui n’était pas for-cément méchante, comme disent lesjuristes : il ne s’agissait à tout prendre qued’organiser une mémoire programma-tique, fondant l’auto-image — et dès lorsaussi organisant la réalité en modelantl’action — d’une Belgique bienfaitrice,d’un Congo « colonie modèle ».

En raccourci, une double imagerie égo-centrée : d’un côté, une réticence de fond,qui pense le Congo comme une altéritémenaçante et défend qu’on y envoie sesfils ou qu’on les y laisse trop longtemps;de l’autre côté, une appropriation symbo-lique, d’abord héroïsante, ensuite léni-fiante et arc-boutée sur de peu esthé-tiques statistiques de développement. Lapremière domine au début, ensuite estprogressivement dominée par la seconde,avant de ressurgir brutalement, commeun refoulé, en 1960.

DE LA LITTÉRATURE COLONIALE

Les écrivains coloniaux ont-ils simple-ment relayé cette double imagerie contra-dictoire ou l’ont-ils plutôt questionnée et

déconstruite? Il n’y a évidemment pas deréponse simple, d’autant que la notionmême d’écrivain colonial ne va pas desoi : à rebours de la vision qui prévalaitnaguère, on y inclut de plus en plusaujourd’hui les écrivains colonisés, quirelèvent de la même « ère coloniale »; ils’impose aussi de distinguer entre l’amor-ce coloniale du champ littéraire interneau Congo, et les contraintes inhérentes auchamp local belge: un discours conçupour la métropole n’obéit pas aux mêmescodes qu’un discours destiné à être lu auCongo; dans le même ordre d’idées, unrécit de voyage au Congo, par un peintreou par un homme politique « en vacan-ces », n’a forcément pas le même proposqu’un roman autobiographique dû à unplanteur ou que les anecdotes judiciairesd’un magistrat plus ou moins « négrophi-le ». En ce sens, la littérature colonialen’existe pas : il n’y a que des discours par-ticuliers, émanant de groupes souventconcurrents, et toujours situés dans descontextes spécifiques.

Le domaine est donc vaste et polymorphe,et s’y rencontrent, comme partout, lemeilleur et le pire, plus souvent encore,bien entendu, le médiocre. Pour donnerune idée de ce vaste ensemble en quel-ques pages, on pourrait se livrer au petitjeu du palmarès, à partir du critère assezfragile de la valeur littéraire qu’aujour-d’hui, en 2004, la collectivité ou ses clercspourraient éventuellement reconnaitre àtel ou tel auteur de ce passé enfoui.Quelques œuvres me paraissent, effecti-vement, légitimables en fonction desfameuses « règles de l’art ». Je me conten-terai d’en évoquer trois, qui sont sans

3 Massoz (M.), Le Congo deLéopold II (1878-1908),Liège, Michel Massoz, 1989,639 p.

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doute aussi des coups de cœur person-nels. Le premier irait certainement auxsinguliers essais romanesques de GeoDuncan, auteur quasiment inconnu, quime parait à rapprocher d’un André Bail-lon par sa mise en cause radicale et durécit et de la représentation elle-même. Lesecond irait à un singulier roman dû à unplanteur italien: Les mois du sorgo (1955,v.o. 1951) du colon Bruno Corti, établi surles flancs du Kivu; les amateurs de MarieGevers devraient aimer aussi ce livreorganisé selon les mois de l’année ettâchant de restituer une vision du mondecoutumière. Le troisième irait au beauroman de Henri Cornélus, Kufa (1954),qui a souvent été lu comme un récit enga-gé dans le sens de l’anticolonialisme,mais qui est tout autant, à mon sens, l’unedes meilleures illustrations de la traditionconradienne, où l’on compte aussi desromans de Gr. Greene, d’A. Moravia oude V.S. Naipaul (la représentation littérai-re du Congo est aussi un phénomène àl’échelle mondiale).

Une appréciation « purement » littéraireest cependant hypothétique dans un cor-pus qui se définit par un référent socio-historique (le même problème se poseaujourd’hui, et pour cause, à la littérature« africaine »). Joseph-Marie Jadot défi-nissait déjà le corpus par le « conflit colo-nial », auquel il donnait une configura-tion. À sa suite, nous ne pouvons dès lorsattribuer une valeur aux œuvres qu’à par-tir de la manière dont elles confortent ounon notre propre intention de « faireconnaitre et faire aimer » les pays concer-nés. Cela explique que la lecture idéolo-

gique du corpus a toujours été dominan-te, avant ou après la décolonisation.

Qui entend lutter, par exemple, contre leracisme peut se saisir du corpus littérairecolonial pour y épingler les passagestémoignant d’une vision du monde qu’onsouhaite révolue. Cette intention pédago-gique, qui fut illustrée notamment pardeux belles expositions4, est plus quelégitime, elle est nécessaire. Elle ne sau-rait conduire pourtant à une appréciationproprement esthétique du corpus :l’œuvre littéraire qui est très certaine-ment la plus importante (par sa réceptionmondiale, attestée jusque dans le romancongolais) à propos du Congo reste Heartof Darkness (Au cœur des ténèbres) deConrad; or c’est aussi l’un des textes lesplus racistes (aux dires autorisés, parexemple, de Chinua Achebe), ce qui nel’empêche pas d’exprimer en mêmetemps un certain anticolonialisme5 : l’im-portant est ici que le critère moral oupolitique, que brandissent aussi bienJadot qu’Achebe, ne se superpose pas àl’appréciation esthétique.

C’est qu’il y a une relative incompatibili-té entre la valorisation littéraire, tellequ’elle s’est constituée depuis leXIXe siècle, et le projet de lier une littéra-ture à un référent socio-historique déter-miné, à fortiori s’il s’agit de le représenterdans une perspective de construction his-torique, comme c’est le cas ici. Apporterun témoignage, voire développer unethèse, c’est d’emblée risquer la disqualifi-cation esthétique, et il n’y a de salut pourde telles œuvres que par la récupérationidéologique, si du moins elles peuvent

4 Zaïre 1885-1985. Cent ansde regards belges (1985). LeNoir du Blanc (1991).

5 Voir, entre autres,Rasson Luc, « “Chacun saplace”. L’anticolonialismedans Heart of Darkness(1899) et dans Voyage aubout de la nuit (1932) »,dans Buisine (A.) et al., éd.,L’exotisme, Paris, Didier-Érudition, 1988, p. 267-280.

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s’y prêter à tel moment de la réception.Ceci explique que l’on se soit complu àne voir dans Heart of Darkness, commedans Kufa ou dans les écrits de Simenonsur le Congo et l’Afrique noire, que lesaspects politiquement corrects, quitte àforcer quelque peu le texte ou à le tirer deson côté.

En réalité, les œuvres littérairement inté-ressantes sont celles qui, tout en ren-voyant éventuellement à cet objet socio-historique, figurent surtout un référentd’ordre mythique, celui d’une altéritéinépuisable, d’un réel indéfiniment« rétif », comme le dit si bien Luc Rasson.L’Afrique centrale est alors une scène surlaquelle on rejoue le tragique de l’exis-tence humaine, son étrangeté radicale aumonde, son incapacité ontologique àconstruire aucune paix, aucune parole,aucune prospérité raisonnable. Cettevision exotisante, plus ou moins radicaleselon qu’on se trouve, comme BobMorane, face à quelque vallée perdue oùsurvivent des dinosaures, ou plutôt,comme Marlow chez Conrad, face à « thehorror, the horror », utilise en réalité ledécor africain, riche en signes d’étrangetépour l’Occidental, pour parler d’autrechose que de l’Afrique. Rêves d’enfer,rêves de paradis perdu ou d’une vie« naturelle », sentiment du magma origi-nel ou pressentiment du chaos final, toutnourrit l’imagination en quête des émo-tions sacrées que le décor industriel del’Europe ne nourrit plus.

Dans ce registre qui inclut la paralittéra-ture et la bande dessinée, et qui ne cessed’alimenter aussi les visions catastro-

phiques ou édéniques des médias, onfera une place à part pour le poète JulesMinne, qui a le mérite d’avoir élaboréune recherche cohérente à partir de ceque pouvait offrir le décor équatorial, etsingulièrement son immense forêt, à l’ap-proche de ce qu’il appelait le « sens del’humain »: une finitude dans l’infiniepulsation du temps. Mais Minne est uneexception, à la fois par son propos décon-necté des réalités historiques, et, ce n’estpas un hasard, par le relativement bonaccueil qui fut fait à sa poésie enBelgique.

La place manque ici, mais non seulementelle, pour proposer quelque chosecomme un résumé d’histoire littérairedans ce domaine de la littérature « congo-laise » des Belges francophones: il fau-drait d’abord que cette histoire soit écrite,et ce n’est pas le cas, en dépit des travauxpartiels publiés ces quinze dernièresannées, principalement dans les ouvragesdu projet Papier blanc, encre noire et dans lasérie Congo-Meuse. On peut néanmoinsdégager quelques tendances générales.

Un mot d’abord sur l’adjectif francopho-ne, pour rappeler que, bien entendu, lecorpus a son pendant néerlandophone.Mais aussi, et c’est moins évident, qu’ilexiste une production littéraire « belge6 »en langue africaine, et que, par ailleurs,quelques auteurs ont significativementchoisi de publier, pour des motifs sansdoute divers, sous des pseudonymescongolais : les « réticences » n’étaientdonc pas absolument partagées.

6 Notamment du théâtremissionnaire dont latraduction française aparfois été publiée, ensuite,par des Congolais…

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THÉÂTRE, CHORALES ET POÉSIE

Pour le reste, on peut partir d’observa-tions d’ordre générique. Le théâtre, toutd’abord, est faiblement représenté. Ducôté métropolitain, seules les tentativesde Roger Ransy semblent avoir constituéquelque chose comme un théâtre de sujet« colonial », mais il y eut aussi une créa-tivité importante, qu’on commence àpeine de découvrir, dans la propagandemissionnaire7. Du côté « congolais », laproduction des revuistes de service, àLubumbashi comme à Kinshasa, n’a pasencore été étudiée, en dépit de l’intérêtsocio-historique qu’elle pourrait avoir ; leplus intéressant est cependant l’activitédes missionnaires, tant pour ce qui regar-de les débuts du théâtre au Congo (étu-diés par A. Muikilu) qu’en ce qui concer-ne les grands spectacles populaires desannées cinquante à Kinshasa. Pour lereste, en matière d’arts de la scène et d’in-novation, il reste à étudier la créativitédes activités chorales, qui produisirentsur le tard de significatives œuvres qu’ondirait aujourd’hui « métissées », principa-lement au Katanga.

La poésie est aussi un parent pauvre, sil’on excepte Jules Minne déjà cité, et lestentatives, qui touchent parfois à la poé-sie, d’un Olivier de Bouveignes pourdonner des versions écrites de la littératu-re orale que ce magistrat faisait glaner.Les poèmes de Cornélus ne sont pourtantpas à dédaigner, ni les recueils « moder-nistes » de Juliette Aderca et de GabCostalas, qui dépassent les clichés del’exotisme colonial, dominant avant elles.On pourrait classer aussi dans les pra-

tiques poétiques un genre où la produc-tion coloniale innove: le « croquis congo-lais », souvent publié en revue, témoi-gnant d’un moment, d’un paysage, d’unlieu. Son format réduit en fait sans douteune sorte de « carte postale », mais onéchappe ici aux parnasseries plus oumoins colorées pour cultiver la sugges-tion et une forme de réserve sur laquelleje reviendrai.

DU CONTE AU ROMAN

Comme on s’y attend, puisque le point dedépart est presque toujours l’intention de« faire connaitre », c’est la narration enprose et le code naturaliste qui dominenttrès largement la production coloniale etpostcoloniale. Du premier roman franco-phone en date (Udinji, 1905) à aujour-d’hui, les œuvres narratives se comptentpar dizaines, et plus sans doute. Les fron-tières, ici, deviennent problématiques,puisqu’elles s’étendent du côté du témoi-gnage autobiographique plus ou moinsromancé. Quelques faits remarquablespeuvent être néanmoins indiqués.

Le premier est peut-être l’importance durécit bref. D’abord le secteur des contesempruntés à l’oralité, qui sont nombreuxà être retranscrits et publiés, notammentpar Olivier de Bouveignes, et qui consti-tueront le premier genre littéraire prati-qué en français par les auteurs congolais.Mais surtout celui de la nouvelle, qui per-met de donner des aperçus non totalisantssur les réalités en cours de transforma-tion. Les magistrats, principalement, s’ysont adonnés, de Léopold Courouble àJean Mergeai en passant par Joseph-Marie Jadot ou Antoine Sohier, et ce n’est

7 Voir, par exemple, Brasseur-Legrand Br., « De l’histoireà la légende dorée : ledossier des martyrsougandais », à paraitre dansApproches du roman et duthéâtre missionnaires, éd.Peter Lang, 2005.

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pas un hasard : peut-être sentaient-ilsmieux que bien d’autres la fragilité dessavoirs et des constructions discursivesdans ce contexte.

Le second aspect, à l’inverse, est l’entre-prise de romans ambitieux, construisantdes systèmes de figuration historiqueenglobants. On songe ici à René Tonnoir,et singulièrement à son Crépuscule desancêtres, publié à Kinshasa en 1948, tenta-tive de saisie à l’égard des bouleverse-ments en cours dans la société congolaise.On peut ici multiplier les titres : parexemple, La termitière de Daniel Gillès etMatuli, fille d’Afrique, de Joseph Esser,pour l’année charnière de 1960. Desconstructions romanesques ultérieuresressemblent à des bilans rétrospectifs :singulièrement les grands récits deGrégoire Pessaret (Émile et le destin, 1977),d’Ivan Reisdorff (L’homme qui demanda dufeu, 1978; Labor, 1995), d’Omer Marchal(Afrique, Afrique, 1983), tous ayant pourcadre la région des Grands Lacs ; certainesrégions semblent plus « inspirantes » qued’autres, ce qui devrait un jour être exa-miné également.

APRÈS LA COLONIE

Un troisième élément à relever est lacontinuité relative entre les périodes. Lalittérature de sujet colonial ne s’arrêtepas, loin s’en faut, au moment de la déco-lonisation, c’est même plutôt le contraire :le besoin d’organiser une mémoire, — quise fait sentir aussi chez les auteurs congo-lais, chez un Lomami-Tshibamba ou plustard chez un Tshisungu —, se trouveexemplairement illustré aussi par les

deux romans de Michel Massoz : Le Congode papa (1982), Le Zaïre authentique (1984),qui font la transition historique, demême, d’une autre façon mais concernantla même région katangaise, que les récitsplus récents proposés par Albert Russo,de Sang mêlé, ou ton fils Léopold (1990) aurécent L’ancêtre noire (2003). Ce travail surla mémoire sait se faire critique, et danstous les cas vise à élaborer à la fois unsouvenir acceptable et une leçon adaptéeau devenir historique; chez Russo singu-lièrement, on le voit dans la scrutation dumétissage comme dépassement de ce qui,au temps colonial, était une impasse,mais aussi comme résultat de ce qui estdésormais perçu comme une rencontre defait. On voit ce travail à l’œuvre égale-ment dans la bande dessinée belgedepuis une vingtaine d’années, avec desséries comme Jimmy Tousseul ou Alice etLéopold.

La littérature « congolaise » des Belgescompte aussi de nombreux livres dont leréférent (la « coopération ») est nettementpostcolonial. Les principales œuvres sontcertainement Le reste du monde d’AnnaGeramys (1987, sur le Burundi) et L’Arbreblanc dans la forêt noire de Gérard Adam(1988), qu’on vient de rééditer chezLabor. Paradoxalement peut-être, cettelittérature postcoloniale des Belges est endéfinitive plus égocentrée (sur ce qu’iladvient du « Bout blanc », pour citer untitre de Bernard Moens) que celle desgénérations antérieures où tout un secteurde la fiction était voué presque exclusive-ment aux milieux africains, quelle quesoit par ailleurs la pertinence de cettefiguration. Découvrant le domaine belgo-

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congolais après les autres littératurescoloniales, János Riesz m’avait fait remar-quer une spécificité très significative : du« roman nègre » en milieu coutumier auxfictions dont le cadre est urbain, trèsnombreuses sont les œuvres dont le titrecomporte un nom propre africain: Yantéa,Amedra, Matuli, Thubi, Elianga, Nzakomba,Luéji ya kondé, etc. Cette prédilection,qu’on pourrait qualifier d’indigéniste,révèle en tout cas un pan essentiel de lapolitique coloniale et de la sensibilitéconcrète qu’elle mit en œuvre.

Si la périodisation colonial-postcolonial adonc un certain sens, il ne faudrait cepen-dant pas exagérer la coupure entre lesdeux époques, coupure dont la mélanco-lie qu’on peut lire dans les poèmes d’unJacques-Gérard Linze serait l’une desexpressions possibles. Plus essentielle estsans doute la volonté de reconstituer unemémoire globale, d’appréhender ce quefut le passé au-delà des idées toutesfaites, comme s’y emploie Lieve Jorisdans Mon oncle du Congo (1990, édition ori-ginale Terug naar Kongo, 1987), de direaussi la blessure et la perte que fut l’obli-gation de quitter l’Afrique, comme celaapparait dans la remarquable entreprisepoétique d’Ariane François-Demeester,notamment dans Mots sans propriétaire(1988).

Le regard, forcément postcolonial, à lafois possible et nécessaire aujourd’hui surles imaginaires multiples et en partiecontradictoires qui ont structuré les rela-tions belgo-congolaises, ouvre ainsi plu-sieurs mémoires. Celle où le sujet occi-dental se mire lui-même, dans ce qui

furent tour à tour son hyper-confiance ensoi, ses doutes pragmatiques, sa débâcleet son repli sur soi, son ambigüité aujour-d’hui devant des « ingérences » dont il nesait si elles sont un devoir ou une fautesupplémentaire. Celle où Belges etCongolais reconnaissent leur passé com-mun pour ce qu’il fut, au-delà desdiverses formes de négation qu’on a puobserver, de part et d’autre d’ailleurs.Celle où les Belges pourraient se souve-nir, entre autres, de leurs « réticences » —dont leur littérature non coloniale portede singulières traces, de Georges Virrès àJean Louvet —, mais aussi de la vitrineque le Congo a constituée, jusqu’en 1960,pour leur rêve d’unité nationale et pourleur expansionnisme économique, nonmoins national à l’époque. Celle, enfin,où les Congolais peuvent retrouver lesfondations historiques d’une culturenationale moderne. Ces mémoires sontautant de chantiers en cours, dans les-quels il n’est pas interdit de pénétrer8…

8 Pour une bibliographie, sereporter à<www.mukanda.org>.