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PENSER LA VIE : LE PROBLÈME A CHANGÉ Isabelle Stengers Assoc. R.I.P. | Revue internationale de philosophie 2007/3 - n° 241 pages 323 à 335 ISSN 0048-8143 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2007-3-page-323.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Stengers Isabelle, « Penser la vie : le problème a changé », Revue internationale de philosophie, 2007/3 n° 241, p. 323-335. -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Assoc. R.I.P.. © Assoc. R.I.P.. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.182.51.113 - 09/09/2014 15h27. © Assoc. R.I.P. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 177.182.51.113 - 09/09/2014 15h27. © Assoc. R.I.P.

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PENSER LA VIE : LE PROBLÈME A CHANGÉIsabelle Stengers

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Page 1: Penser Lavie

PENSER LA VIE : LE PROBLÈME A CHANGÉ Isabelle Stengers Assoc. R.I.P. | Revue internationale de philosophie 2007/3 - n° 241pages 323 à 335

ISSN 0048-8143

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-internationale-de-philosophie-2007-3-page-323.htm

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Pour citer cet article :

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------Stengers Isabelle, « Penser la vie : le problème a changé »,

Revue internationale de philosophie, 2007/3 n° 241, p. 323-335.

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Distribution électronique Cairn.info pour Assoc. R.I.P..

© Assoc. R.I.P.. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

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Penser la vie: le problème a changé

Isabelle Stengers

Il est diffi cile de conférer un sens unitaire à la question de la vie dans l’œuvre de Gilles Deleuze. La question, en tant que telle, est toujours insistante, mais elle apparaît sur des modes différents, notamment avec des auteurs comme Simondon et Ruyer, mais aussi, à partir de L’Anti-Œdipe, avec le thème des machines désirantes, du corps sans organe, de la différence de nature entre molaire et moléculaire. Dans Mille-Plateaux, toutes les composantes sont présentes, et bien d’autres encore, mais elles ne sont pas réunies pour autant. Que du contraire. Une pensée-processus radicalisant ce qui avait commencé avec L’Anti-Œdipe exclut l’ensemble des jugements synthétiques permettant le «j’ai compris» ou le «c’est donc cela». On pourrait affi rmer que dans l’intervalle de huit ans qui vibre entre les deux livres, une mutation s’est produite: question de ton, certainement, mais pas seulement. Le problème a changé.

L’Anti-Œdipe se prête, en toute première approximation, à une lecture guer-rière: ce serait une (joyeuse) déclaration de guerre à l’organisme, et aux organes compris comme moyens pour les fi ns de cet organisme. Sur un mode assez bergsonien – mais un Bergson échevelé, enivré par sa célèbre tasse de thé –, ou assez spinoziste – mais un Spinoza qui ne polirait plus des lentilles, mais fabriquerait des machines à la Tinguely –, est balayée dans l’opérativité même du texte la dualité stratifi ée de ce qui renverrait à la «connaissance» et ce qui renverrait à la vie «elle-même». La lutte est transversale, et, en un sens, elle poursuit le grand thème bergsonien de l’incapacité des catégories intellectuelles, dominées par la disjonction «ou bien…ou bien…» à saisir le déploiement créatif de la vie. A ceci prêt qu’à la continuité fl uante d’un devenir musical se substituent des productions aussi bien de fl ux que de coupures, des branche-ments, des connections, des accouplements contre nature. Et surtout contre le «jugement de Dieu», vomi par Artaud, qui assigne des rapports autorisant un entre-renvoi permanent entre corps sain et pensée saine, sous le double signe de la nature et de la logique.

Certes la «santé» bergsonienne n’a rien à voir avec le fonctionnement d’un mécanisme bien huilé, mais les crissements, chuintements, heurts et cisaille-ments des «machines» opposent au mécanisme un tout autre démenti. Pas

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d’épousailles entre la fi nesse souple et pénétrante de l’intuition et le sens imma-nent, indivis, dont l’ordre vivant analysable n’est que la trace, l’expression négative. Cela fonctionne, mais sur un mode aberrant, en se détraquant, et si un tout est produit, c’est comme une partie à côté des parties, incapable de les unifi er. «Nous ne croyons plus à une totalité originelle ni à une totalité de destination. Nous ne croyons plus à la grisaille d’une fade dialectique évolutive, qui prétend pacifi er les morceaux parce qu’elle en arrondit les bords. Nous ne croyons à des totalités qu’à côté.»1

Cependant, la possibilité même de parler de «toute première approximation» à propos de L’Anti-Œdipe signale la proximité qui va hanter Mille Plateaux entre ligne de fuite et ligne de mort. La possibilité de l’approximation signale l’éven-tualité d’un nouveau dualisme, d’une pensée de la récognition, et, avec elle, celle d’une nouvelle génération de juges, procédant au nom du moléculaire, des machines désirantes, de l’impératif catégorique de déstratifi cation, et se nourris-sant des effets de terreur qu’ils suscitent. Dans Mille Plateaux il n’y aura plus de première approximation et le Plateau nommé «La généalogie de la morale» prévoit une débandade générale, qui pourrait donc bien inclure les auditeurs-lecteurs tout prêts à s’identifi er avec un «corps sans organe», quitte à en crever d’ailleurs, mais incapables de comprendre où Challenger «veut en venir».

Challenger «décontenance». Il se perd en disgressions, et assure «que rien ne pouvait distinguer le disgressif du non-disgressif»2. A mesure qu’il disgresse et perd ses auditeurs, lui-même perd son apparence humaine. Le texte, sautant entre présent et imparfait, ne s’adresse plus à personne: «Challenger ne s’adressait qu’à la mémoire»3, et on pourrait ici entendre à l’esprit en tant que «perplica-tion»4, coexistence sans confusion de contractions idéelles, proximités événe-mentielles, variations inséparables, connections entre hétérogènes, plis sur plis, multiplicité indénombrable et sans confusion d’enregistrements pour un même événement. Un cône bergsonien tordu de convulsions anhumaines.

«C’est le cerveau qui pense, et non l’homme»5 affi rmeront Deleuze et Guattari dans Qu’est-ce que la philosophie?, et le plateau «Généalogie de la morale» ne «critique» pas ce qu’il désigne, sans s’y arrêter – il ne s’arrête jamais –, comme l’illusion constitutive de l’homme, dérivant du surcodage immanent au langage

1. Gilles Deleuze et Félix Guattari, L’Anti-Oedipe, Paris, Minuit, 1972, p. 50.2. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Mille Plateaux, Paris Minuit, 1980, p. 65.3. Mille Plateaux, p. 74. 4. Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1972, p. 242.5. Gilles Deleuze et Félix Guattari, Qu’est-ce que la philosophie?, Paris, Minuit, 1991, p. 197.

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lui-même6. Il fait sentir physiquement, cérébralement, la généalogie d’une morale qui commence avec les questions qui, ici, ne sont justement pas posées: «mais qu’est-ce que je veux dire?, il faut un peu organiser tout cela!, pouvoir me le raconter à moi-même…». L’homme vient après, lorsque la pensée se fait morale, au sens où elle se peuple d’interlocuteurs devant qui on s’explique, pour qui on raréfi e, organise, justifi e, traçant un chemin qui puisse être partagé.

Mille Plateaux est un livre-cerveau, non un livre d’auteurs. Deux cerveaux fonctionnant en accords discordants, en proximités jamais stabilisées en conver-gences fi ables, en divergences jamais transformées en oppositions, produisant par prises, captures et relais ce qui, non seulement n’appartient à aucun des deux (petite réussite), mais fait passer de 2 à n cerveaux partiels. Plein comme un œuf, il a fabriqué sa ligne de fuite par rapport au genre polémique qui consti-tuait une vulnérabilité de L’Anti-Œdipe: la polémique est un genre qui se prête à la distinction entre fi ns et moyens; les «gros mots», (çà chie, çà baise, dès la deuxième ligne) peuvent devenir moyens, pour une fi n qui sera toujours la même – effet d’affi che, opposition binaire entre ceux qui s’affi chent et ceux dont l’indignation les dénonce. La géologie de la morale fait exister chez le lecteur cela même qu’il raconte : débandade et panique lors de la «conférence» de Challenger. Ce n’est pas que les «bandes» soient dénoncées: faire bande, faire meute, faire horde, sont des événements, y compris cérébraux. Mille Plateaux a plutôt quelque chose d’une épreuve immanente, mais il ne s’agit pas de faire le tri, plutôt d’apprendre à faire attention, à créer un savoir de la différence de nature entre le mode d’existence des bandes, avec leurs mots de passe, leur secret, l’inattendu de leurs réorientations rapides, tourbillonnaires et non vectorielles, et les «effets ‘individuels’ de groupe, tournant en rond, comme dans le cas des pinsons précocement isolés, dont le champ appauvri, simplifi é, n’exprime plus que la résonance du trou noir où ils sont pris»7.

Tout se complique dans Mille Plateaux, avec le savoir des périls qui entou-rent toute expérimentation, qu’elle soit menée dans des conditions précoces ou brutales, productrices de «doubles cancéreux ou vidés»8, ou qu’elle suscite d’autres types de double, répugnants, «comme si chaque effort et chaque création se confrontaient à une infamie possible»9. Le pire n’est jamais loin, «le pire est dans la façon dont les textes mêmes de Kleist et d’Artaud fi nissent eux-mêmes par faire monument, et inspirer un modèle beaucoup plus insidieux que l’autre

6. Mille Plateaux, p. 82.7. Mille Plateaux, p. 411. 8. Mille Plateaux, p. 204. 9. Mille Plateaux, p. 470.

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[qui demande de trouver la méthode pour bien exprimer ce qu’on pense en droit], pour tous les bégaiements artifi ciels et les innombrables décalques qui prétendent les valoir.»10

Il ne suffi t pas de dire «je suis une bête, un nègre», et de récuser ainsi l’image du sujet universel pensant. Il faut le faire, et l’infamie est de transformer la bête ou le nègre en monuments, en modèle, au nom duquel on méprisera la pensée majoritaire et on attendra la répression qui vérifi era l’appartenance au peuple opprimé. Nouvelles noces, infâmes et logiques, de la vérité et de ce qui se nourrit de la perception «c’est insupportable» qu’il suscite.

Il y a quelque chose d’insupportable dans Mille Plateaux, mais sans le moindre effet d’annonce «monumental»: production immanente qui défi e tout modèle car le secret de fabrication est le mieux gardé du monde. Ce livre est incom-pressible, comme disent les mathématiciens, c’est-à-dire non formulable sur un mode plus économique (que voulez-vous dire?), strictement coextensif à son processus de production. Il n’y a pas de code caché, bien plutôt une opération de décodage subie par le cerveau même du lecteur, littéralement «démoralisé». «La philosophie non plus comme jugement synthétique mais comme synthé-tiseur de pensées, pour faire voyager la pensée, la rendre mobile, en faire une force du Cosmos.»11

La question ne peut plus être alors, de commentaire, explicitant ce qui serait resté implicite, clarifi ant ou élucidant. Il s’agit plutôt de «consolider» encore un peu plus, toujours un peu plus, c’est-à-dire de faire relais. En l’occurrence, il s’agira ici, à propos de la pensée de la vie, de faire relais à la manière dont Mille Plateaux lutte contre la pente, presque irrésistible, qui transformerait le «voyage» de la pensée en destination, en position de défi nition fi nale, assignant du même coup une fi n, au double sens du terme, à la pensée.

Le Plateau «De la ritournelle» commence avec une chansonnette fragile, qui risque de se disloquer en chaque instant au sein du chaos. Puis, c’est le tracé d’un cercle, d’un chez soi qui ne préexiste pas, qu’il faut «faire» autour du centre fragile: «les forces du chaos sont tenues à l’extérieur autant qu’il est possible, et l’espace intérieur protège les forces germinatives d’une tâche à remplir, d’une œuvre à faire.»12.

Le cercle – cercle des sorcières, celles qui savaient la nécessité de se protéger – n’est ni enfermement frileux, ni rapport de forces. Et il n’est pas non plus une

10. Mille Plateaux, p. 469.11. Mille Plateaux, p. 424.12. Mille Plateaux, p. 382.

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membrane, que certains biologistes identifi ent avec ce que requiert la vie, la distinction entre un milieu intérieur et un milieu extérieur. Dans Mille Plateaux la question de la vie est associée à une affaire de milieux et de rythmes, de passages de milieux les uns dans les autres. Chaque milieu est codé, le rythme est l’événement d’un transcodage, coordination d’espaces-temps hétérogènes. C’est pourquoi le rythme n’obéit pas à une régularité, à une mesure qui identifi erait un milieu en tant que tel: «la mesure est dogmatique» – elle asservit au même ce sur quoi elle s’applique – «mais le rythme est critique, il noue des instants critiques, ou se noue au passage d’un milieu dans un autre»13. Cependant milieux codés et rythmes naissent du chaos, non de rapports entre des forces.

Les forces préexistaient-elles à la ritournelle? C’est peut-être une question «mauvaise» au sens bergsonien. Il semble que le problème des forces n’est plus celui des forces nietzschéennes, dans leur pluralité irréductible, toujours en rapport les unes avec les autres, soit pour obéir soit pour commander: «actif et réactif sont précisément les qualités originelles, qui expriment le rapport de la force avec la force»14. Le rapport nietzschéen de la force avec la force pouvait laisser supposer que c’était – comme en mécanique – la défi nition même des forces que d’entrer en rapport. Ici forces et rapports prennent sens en même temps. La force n’est plus un sujet, ou plus précisément elle devient un sujet relativement à un agencement, à la création d’un rapport.

On dirait donc que les «forces» surgissent en présupposition réciproque avec la ritournelle, avec la question du danger et de la protection. Peut-être avec le sens même du danger? Ce n’est pas que les forces soient «dangereuses» – fi gure héroïque de l’affrontement aux «forces du chaos» – peut-être plutôt que le chaos devient ici ce qu’il n’était pas lorsqu’en émergeaient codes et rythmes, ce qui pourrait submerger, ce qui «détruirait le créateur et la création»15. Et, lorsque le cercle s’ouvre, qu’il s’agisse de laisser entrer ou de sortir, ce n’est pas pour rejoindre les forces du chaos. «On s’élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c’est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui»16; ici encore, il faudrait dire que ce Monde ne préexistait pas au cercle, il est ce qui prend sens en même temps que le cercle, ou que les forces germinatives que le cercle abrite.

La ritournelle est territoriale, et le territoire n’est pas un effet, renvoyant à quoi que ce soit qui le précéderait, mais un «acte», qui affecte les milieux et les rythmes. Acte ne communique pas bien sûr avec la question de l’éthique, du

13. Mille Plateaux, p. 385.14. Gilles Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962, p. 45.15. Mille Plateaux, p. 382. 16. Mille Plateaux, p. 383.

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sujet au sens du sujet-engagé-par-son-acte, à la différence de l’animal-défi ni-par-son-comportement. C’est bien plutôt l’éthique qui plonge dans l’ethos, de la question territoriale des distances, distances critiques. Pas de forces sans danger d’intrusion, sans création de ce qui fait distance. On se souviendra de ce que l’éthologie est née du refus de considérer l’animal en faisant abstraction de «son» milieu, en lui imposant les dimensions de dispositifs de laboratoire qui devaient permettre de le réduire à une fonction de variables manipulables. L’éthologie témoigne pour le territoire lorsqu’elle affi rme l’indissociabilité des possessifs, «son» comportement et «son» milieu, lorsqu’elle dénonce la destruction au laboratoire de ce qu’il s’agirait d’apprendre à repérer.

Cependant Deleuze et Guattari insistent, l’expressif est premier par rapport au possessif. «Il y a territoire dès que des composantes de milieux cessent d’être directionnelles pour devenir dimensionnelles, quand elles cessent d’être fonctionnelles pour devenir expressives. Il y a territoire dès qu’il y a expressi-vité du rythme»17. Le mien est trop proche du moi, mes intérêts, ma survie, ma femelle. Dira-t-on que l’oiseau musicien chante «son» soleil qui se lève? La propriété ramène trop vite à la fonctionnalité, à une «autre manière» d’assurer les fonctions en termes desquelles des avantages sélectifs peuvent être défi nis (Lorenz). L’expressif fait surgir la question du rapport en tant que tel, en tant qu’irréductible à toute généralité, à toute dépendance par rapport à des termes conçus pour être mis en rapport. Soit l’oiseau musicien, chantant au lever du soleil. On pourra dire qu’il passe «de la tristesse à la joie» (milieu intérieur des impulsions), qu’il «salue le lever du soleil» (milieu extérieur des circonstances), ou qu’«il se met lui-même en danger pour chanter» (territoire tracé). Mais c’est la mélodie elle-même qui prend le soleil en contrepoint, et c’est «dans le motif et dans le contrepoint que le soleil, la joie ou la tristesse, le danger, deviennent sonores, rythmiques ou mélodiques»18.

On peut se souvenir de l’ambiguïté de l’émotion selon William James. Le paysage est-il émouvant parce que je suis émue, ou le suis-je parce qu’il est émouvant? Mon dégoût est-il causé par un spectacle immonde, ou bien la représentation de la cause de mon dégoût vient-il après que mon corps se soit révulsé? Ou encore, ajouteront les constructivistes sociaux, l’émotion renvoie-t-elle à ce qui, dans une culture, ou une classe sociale donnée, est «marqué» en tant qu’émouvant, comme distinction dirait Bourdieu? Or, cette ambiguïté, dans Mille Plateaux, commence avec le territoire, et notamment avec l’oiseau chantant.

17. Mille Plateaux, p. 387.18. Mille Plateaux, p. 392.

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«Les éthologues ont un grand avantage sur les ethnologues: ils ne sont pas tombés dans le danger structural qui divise un «terrain» en formes de parenté, de politique, d’économie, de mythe, etc. Les éthologues ont gardé l’intégralité d’un certain «terrain» non divisé. Mais à force de l’orienter quand même avec des axes d’inhibition-déclenchement, d’inné-acquis, ils risquent de réintroduire des âmes ou des centres en chaque lieu et à chaque étape des enchaînements»19. Ils risquent de faire du Soleil un déclencheur alors que le chant témoigne plutôt de ce que le territoire de l’oiseau s’est ouvert aux forces de la Terre, du soleil terrestre qui baigne le territoire. Là où des changements de luminosité périodi-ques étaient transcodés en rythmes, le soleil est devenu personnage rythmique, auquel répond le contrepoint d’un paysage mélodique. Avant Akhenaton, avant les bâtisseurs de Stonehenge, sur une autre ligne, l’oiseau chantant confère au soleil le pouvoir de l’affecter, il fait exister le soleil comme force.

Affi rmer le rythme contre la mesure, l’expressif contre une appropriation réductible aux enjeux fonctionnels de la survie sélective: il ne s’agit évidemment pas ici de «projeter» sur les histoires de vivants des enjeux qui seraient ceux des sciences humaines, mais bien plutôt de défendre les sciences des vivants contre l’anthropocentrisme, contre la division binaire entre le mode d’expli-cation (causal, fonctionnel) qui conviendrait aux non-humains, et les enjeux symboliques qui donneraient aux sciences humaines leurs (grosses) catégories anthropologiques. L’éthologie, la science des comportements qui affi rment un territoire, est broyée entre ces deux plaques tectoniques, mais elle est également le terrain pour une expérimentation conceptuelle qui fabrique une ligne de fuite par rapport aux effets bêtes et méchants de leur affrontement: entre ceux qui représentent «la science», insistant pour soumettre les humains au lot commun, et ceux qui les défi niront par des catégories «forteresses» organisant une subjec-tivité que l’on dira humaine: l’Homme, comme point central, étalon majoritaire ayant le pouvoir de distribuer les défi nitions par écart ou défaut.

Un pianiste «compose par tâtonnements une mélodie exprimant le sentiment vague qu’il éprouve»20. Afi n de donner à ce cas le déploiement conceptuel qu’il requiert, Raymond Ruyer, dont la pensée hante le plateau «De la ritournelle», a su qu’il fallait résister aux fonctions qui expliquent et écrasent sous des caté-gories toutes faites (ici, on parlerait d’essais et erreurs, conclus par le «tiens, c’est çà que je voulais exprimer»). Et il a su que la résistance devait commencer non avec l’«homme» mais là où les éthologues craignent l’anthropocentrisme, craignent de prêter à l’animal ce qui serait de l’ordre d’une conscience repré-

19. Mille Plateaux, p. 404.20. Raymond Ruyer, La Genèse des formes vivantes, Paris, Flammarion, 1958, p. 143.

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sentative. Commencer, par exemple, avec la parade sexuelle ou la construction d’un nid. Le territoire lui-même n’est certes pas «représenté» comme enjeu de rivalité, mais la question qu’il suscite ne se résume pas le moins du monde à l’agressivité intraspécifi que mise en scène par Lorenz. Et si «avoir un corps», «être-avec», «être là», ces données primordiales que la phénoménologie lutte pour mettre en mots, prenaient sens avec l’intrus qui «sait» où il est, qui hésite, fuir ou affronter? Et si, avec la ritournelle, prenaient sens ce que nous associons aux «raisons», contre les «causes»: hésiter, s’aventurer, traverser une frontière, chercher admission dans un groupe, être rejeté?

L’éternel retour de Nietzsche-Zarathoustra est lui même une petite rengaine, une ritournelle, ««mais qui capture les forces muettes et impensables du Cosmos»21. A la fi n du plateau, la ritournelle est devenue tourbillonnante, et c’est en même temps que la pensée devient force, et que les forces ne peuvent plus être attribuées qu’au Cosmos, ce qu’il s’agit de rendre perceptibles, visibles, audibles. On pourrait avancer que ce plateau était orienté vers ce qui apparaîtrait alors comme une véritable destinée, «illustrée» par le devenir de la peinture ou de la musique. On conclurait alors que la rupture avec l’animalité a été quelque peu postposée, mais qu’elle est bien là, enfi n, avec l’ouverture sur ces forces qui, contrairement au soleil terrestre, sont «non visibles», ne sont plus celles de la Terre, grande Forme expressive, mais font valoir la Terre comme pur matériau. Or, Mille Plateaux est un livre au corps à corps avec les modes de récit hanté par l’axe du progrès, menant à la défi nition d’une «supériorité» qui viendrait redoubler de sa morale axiale une histoire menant de déterritorialisa-tions relatives à cette déterritorialisation absolue dont nous saurions désormais qu’elle est la seule qui vaille. Ne jamais emprunter sa rengaine à Zarathoustra. Ne jamais oublier les jeunes pinsons, précocement isolés. Ne jamais mépriser la puissance du Natal: il faut appartenir pour quitter, pour s’aventurer. Le devenir n’offre pas de raccourcis, pas de principe d’économie, pas d’épaules de géants sur lesquelles grimper. Les lignes de fuite, de déterritorialisation cosmique, n’ont rien à voir avec une émancipation qui affranchirait les humains de ce qui les emprisonnait «encore». «Le son nous envahit, nous pousse, nous entraîne, nous traverse. Il quitte la terre, mais aussi bien pour nous faire tomber dans un trou noir que pour nous ouvrir à un cosmos»22. Le plan de consistance doit être tracé, les rapports de la forme et de la substance ne peuvent être abolis au nom d’une histoire, d’une évolution qui mènerait, fl èche du temps irréversible, de

21. Mille Plateaux, p. 423.22. Mille Plateaux, p. 429.

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la Terre au Cosmos, avec l’infamie du «nous ne pouvons plus…, nous devons désormais…».

Revenons, pour compliquer un peu les choses, à la ritournelle des débuts, et à la distinction d’avec le rythme comme transcodage. Y a-t-il eu progrès? Ce n’est pas aussi simple, car on lit dans Mille Plateaux que lors de certains transcodages – lorsque un milieu codé ne se borne pas à prendre ou à recevoir des composantes autrement codées, mais prend ou reçoit des fragments d’un autre code en tant que tel – il y a comme une Nature qui se fait musique: «on dirait que l’araignée a une mouche dans la tête, un ‘motif’ de mouche dans la tête, une ‘ritournelle’ de mouche.»23. De même, peut-être, la fameuse orchidée, qui «captive» la guêpe, en lui présentant un «motif» morphologique sexuel. Mais le «on dirait» et les guillemets ne sont pas sans importance. La question n’est pas, n’y a-t-il là «déjà», avant l’agencement territorial, l’amorce d’une ritournelle? Question évolutionniste et progressiste. La ritournelle était «déjà là», certes, mais là encore c’est d’abord le problème qui a changé. La mouche n’est pas un personnage rythmique pour l’araignée, c’est dans la tête que l’araignée a une mouche. La «Nature comme musique» exclut tant le musicien que l’oreille qui écoute. Elle exclut peut-être tout aussi bien le corps lui-même, qui chante ou écoute. «Devenir araignée» serait peut-être devenir un être qui n’est pas «aux aguets», mais qui «est aguet».

On peut se souvenir, ici, de la grande bifurcation bergsonienne entre instinct et intelligence, dans L’Evolution créatrice. Là aussi, rien n’était pur, aucune séparation n’était tranchée. Il n’en est pas moins vrai, affi rmait Bergson, qu’il y a eu hésitation quant à deux manières de poser le problème, hésitation «entre deux modes d’activité psychique, l’un assuré du succès immédiat, mais limité dans ses effets, l’autre aléatoire, mais dont les conquêtes, s’il arrivait à l’indépendance, pouvaient s’étendre indéfi niment.»24. On peut dire de l’instinct bergsonien (ou de la Nature comme musique de Von Uexküll) qu’ils sont «géniaux». Ils ne susci-tent pas les hésitations de l’éthologue («comment éviter l’anthropocentrisme?») mais l’émerveillement. Le contraste bergsonien passe entre la perfection d’une action qui, si on devait lui associer la représentation par l’animal de ce qu’il fait, impliquerait un savoir qui nous dépasse, et la maladresse tâtonnante de l’intelli-gence, sujette à l’erreur et à l’hésitation. Comment se tirer d’affaire?, cette ques-tion qui est celle de l’intelligence bergsonienne est étrangère à l’araignée. Mais ceci ne signifi e pas que nous ne soyons pas aussi araignées, guêpes et orchidées, ou encore tiques. Bergson lui-même n’a-t-il pas d’ailleurs été passionnément

23. Mille Plateaux, p. 386.24. Henri Bergson, L’évolution créatrice, in Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 616.

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intéressé par ce qu’on appelait à son époque «métapsychique»? Qu’est-ce que le voyant a «dans la tête»? Ce que nous savons des voyants est que lorsqu’ils trichent, c’est dans les situations où s’impose la question «comment se tirer d’affaire?», la question que Bergson assigne à l’intelligence. En revanche ce que nous ne savons pas, ce que d’autres traditions pratiques ont apparemment su cultiver, c’est comment ne pas faire de la voyance une «affaire» en elle-même, la marque d’un territoire dont la propriété devrait être authentifi ée.

Mille Plateaux se sépare de l’évolutionnisme bergsonien, créateur ou non, parce que entre l’oiseau qui construit son nid, ou le chimpanzé engagé dans l’aventure laborieuse de casser une noix, et l’intelligence qui mobilise, procède par équivalence, soumet à des catégories générales, la conséquence n’est pas bonne, mais bien trop précipitée, menant à la morale bergsonienne d’une conver-gence fi nale: avec l’intuition, l’instinct fait retour, mais devenu désintéressé, conscient de lui-même, capable d’une compréhension qui épouse la vie. Voca-tion toute spirituelle de l’humanité, se situer en ce point privilégié où le courant de la vie «passe librement, entraînant avec lui l’obstacle, qui alourdira sa marche mais ne l’arrêtera pas.»25

Bergson va trop vite lorsqu’il convoque pour une «confrontation au sommet», les philosophes dont il fait les témoins de cette intelligence qui ne peut comprendre la vie qu’en en arrêtant le cours. Ou lorsqu’il soumet le langage au principe d’une vue stable sur l’instabilité des choses. L’équivalence linguistique, des expres-sions diverses pour un «même» contenu eidétique exprimé – exprime ce que tu veux dire! –, n’est pas la vérité enfi n advenue des régimes de signes. Le langage n’a pas été fait pour la communication, mais pour la traduction entre groupes qui ne parlaient pas la même langue26, pour qui sémiotique et matériel chevau-chaient autrement. Les catégories «statiques» de l’intelligence bergsonienne ont la gravité de l’appareil d’Etat. Où sont les peuples itinérants, les sciences ambulantes, ceux qui inventent et suivent un problème, en une «exploration par cheminement»27? Que s’est-il passé? Qu’est-ce qui nous a «pris»?

C’est dans le plateau «Appareil de capture», interrogeant entre autres l’«origine» de l’Etat, que la lutte avec l’évolutionnisme progressiste, qui met l’évolution sous le signe de fonctions satisfaites par des moyens de plus en plus effi caces, se fait la plus explicite. Il y a certes un moment où l’Etat apparaît, on ne peut plus s’y tromper. Mais, comme celle du territoire, l’invention de l’Etat ne s’explique pas sur un mode fonctionnel. Les fonctions assurées par l’Etat ne

25. L’évolution créatrice, p. 723.26. Mille Plateaux, p. 536.27. Mille Plateaux, p. 462.

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sont pas des invariants de toute société humaine. Elles apparaissent avec l’Etat et imposent une réorganisation de ce qu’elles capturent, comme le territoire impose une réorganisation des milieux et des rythmes.

«Une fois apparu, l’Etat réagit sur les cueilleurs-chasseurs, en leur imposant l’agriculture, l’élevage, une division poussée du travail, etc...» mais auparavant il agissait déjà, «sous une autre forme que celle de son existence»28, «comme la limite actuelle que ces sociétés primitives conjurent pour leur compte, ou comme le point vers lequel elles convergent, mais qu’elles n’atteindraient pas sans s’anéantir»29. L’apparition de l’Etat répond à une question de seuil. La série qui converge ne mène pas à ce seuil, elle est plutôt habitée par l’évalua-tion de la limite, au-delà de laquelle les «sociétés sans Etat» seront anéanties, au-delà de laquelle il y a le seuil, l’ultime, le point de bascule où «le problème a changé».

La distinction entre limite et seuil constitue elle-même une formule de conju-ration, à l’encontre des mille et une versions d’une évolution menant triom-phalement jusqu’à nous. Aucune série ne mène nulle part. C’est pourquoi la ritournelle pouvait être «déjà dans la série» , mais la série ne menait pas aux animaux territoriaux, à la mutation qui confère sa nécessité propre à la ritour-nelle comme concept. Elle pouvait être «déjà là», mais c’est la transition de l’émerveillement naturaliste – comment est-ce possible? – à la perplexité de l’éthologue – comment bien décrire? – qui témoigne de ce qu’un seuil a été franchi. Il en est peut-être de même chaque fois que «la vie reconstitue ses enjeux, affronte de nouveaux obstacles, invente de nouvelles allures, modifi e les adversaires»30. Mais il ne s’agit pas d’une continuité inventive, qu’il serait possible d’épouser. C’est le terme «nouveau» qui importe. La vie, une «intense vie germinale, une puissante vie sans organes»31, défait toute représentation, fut-elle intuitive, et donc tout représentant. La déterritorialisation «absolue» peut bien «désormais» se distinguer qualitativement de la déterritorialisation «relative», l’espace «lisse», sans coordonnées assignables, d’un espace strié, le mouvement tourbillonnaire, «sur place», du mouvement vectoriel, mais l’in-famie serait de transformer ce «désormais» en principe de jugement. «Votre espace est encore strié, jeune homme!» Et toute précipitation, tout impératif («je dois échapper aux stries») signale que nous n’en avons pas fi ni avec la morale du salut et de l’élection.

28. Mille Plateaux, p. 537.29. Mille Plateaux, p. 537. 30. Mille Plateaux, p. 625.31. Mille Plateaux, p. 623.

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Prudence, prudence, et sobriété. «Devenir, c’est devenir de plus en plus sobre, de plus en plus simple, de plus en plus désert, et par là même peuplé»32. Lors-qu’on lit, à propos du mouvement de déterritorialisation qui entraîne tant la musique que la peinture et la philosophie contemporaines, que «le problème n’est plus d’un commencement, pas d’avantage celui d’une fondation-fondement. C’est devenu un problème de consistance et de consolidation: comment conso-lider le matériau, pour qu’il puisse capter ces forces non sonores, non visibles, non pensables?»33, ce qui doit être pensé, empirisme transcendental, c’est «le problème a changé», jamais que «nous avons pris le dessus» par rapport à qui ou à quoi que ce soit. Même ritournelle dans Qu’est-ce que la philosophie? Ne soyons pas fi ers de «ne plus croire en Dieu», ne confondons pas la référence à une existence transcendante de Dieu, Dieu comme étendard, avec «les possi-bilités immanentes infi nies qu’apporte l’existence de celui qui croit que Dieu existe»34 – Zarathoustra quitte la caverne, lieu de rassemblement des Hommes Supérieurs, fi ers de ne plus croire. Et le problème de la «conversion empiriste», le problème de celui qui «croit au monde», «à ses possibilités en mouvements et en intensité, pour faire naître de nouveaux modes d’existence encore», n’est pas ce que nous avons conquis, mais ce qui nous est le plus diffi cile, «notre» problème: «nous avons tant de raisons de ne pas croire au monde des hommes, nous avons perdu le monde, pire qu’une fi ancée, un fi ls ou un dieu…»35 .

La vie reconstitue ses enjeux: il y a, dans Mille Plateaux un «faire confi ance», faire confi ance dans la puissance des propositions indécidables, des ensembles non dénombrables, des nombres nombrant, qui ne cessent de sortir de tout plan organisé où se formulent les possibles et où peut se conclure l’absence de toute «perspective de lutte». Mais cette confi ance n’a rien à voir avec une adhésion, comme lorsque l’on se laisse aller à transformer les migrants sans papier, les jeunes de banlieues, les hackers, en garanties pour une nouvelle mise en théorie, en slogan pour une nouvelle mobilisation. Faire confi ance implique un empirisme dont ont horreur les pensées du progrès car il y a toujours des distinctions à faire dans ce qui toujours se mélange: «est-ce un espace lisse qui est capturé, enveloppé dans un espace strié, est-ce un espace strié qui se dissout dans un espace lisse, qui laisse se développer un espace lisse?»36. Même la ville la plus striée dégorge des espaces lisses, et le fait que même la ville la plus striée dégorge des espaces lisses peut devenir mot d’ordre. Faire confi ance, et surtout

32. Gilles Deleuze et Claire Parnet, Dialogues, coll. «Champs», Paris, Flammarion, 1996, p. 37. 33. Mille Plateaux, p. 423. 34. Qu’est-ce que la philosophie?, p. 7235. Qu’est-ce que la philosophie?, p. 72-73.36. Mille Plateaux, p. 593.

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pas «avoir confi ance», et c’est la dernière phrase de Mille Plateaux: «ne jamais croire qu’un espace lisse suffi t à nous sauver».

Université Libre de Bruxelles

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