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NOUVELLES
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PROSPER MÉRIMÉE
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C\HNKN.AIISKNKr.lIlLOI.i.\\ani:AUIMIN.—I.ADAJIKDEPIQIK.—M:SBOJIKMIKNS.
Mi"1IUSSAI.I).— NICOMSGOGOL.
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.MICIIKL LÛVY FUÈllES, IJimAllWS-tiMTEimSRUEVIVIENNE,2 (>i*.
V/':"-. 1852 , ;.^"'V,;.
CARMEN.
'IV^v(M'«Vsv OoiXa;><;),r/,v (juaviv Oocvarco.l'AI.LAUAS.
I
J'avais toujours soupçonné les géographes do ne sa-voir ce qu'ils disent lorsqu'ils phreent •le champ dobataille do Munda dans le pays des Hastuli-Poeni, prèsde la moderne Monda, à quelques deuxHoues au nordde Marbella. D'après mes propres conjectures sur letexte do l'anonyme, auteur du Iiellum Hispanien$e%et
quelques renseignements recueillis dans l'excellente
bibliothèque du duc d'Ossuna, je pensais qu'il fallaitchercher aux environs do Montilla le lieu mémorableoù, pour la dernière fois, César joua quitte ou doublecontre les champions de la république. Me trouvant enAndalousie au commencement de l'automne de 1830,
i ; ../.'• :.',' aviôiESi.-"-;-
je Ils une assez longue excursion pour éclaircir. lesdoutes qui me restaient encore. Un mémoire que jepublierai prochainement ne laissera plus, je l'espère,aucune incertitude dans l'esprit de tous les archéolo-
gues de bonne foi. En attendant que ma dissertationrésolve enfin le problème géographique qui tient toute
l'Europe savante en suspens, je veux vous raconter une
petite histoire; elle ne préjuge'rien surl'intéressante
question de l'emplacement de Monda.J'avais loué à Cordouo un guide et (km chevaux, et
m'étais mis en campagne avec les Commentaires de'Césarcl quelques chemises pour tout bagage. Certain
jour, errant dans la partie élevée de;, la'plaine de Ca-
chena, harassé do. fatigue, mourant de soif, brûlé parun soleil de plomb, je donnais au diable de bon coeurCésar et les fils de Pompée, lorsque j'aperçus, iisscz'loin du sentier que je suivais, une petite pelouse verte
parsemée do jours et de roseaux. Cela m'annonçait le
voisinage.d'une, source. En etVot,on in'approehaul, jevis que la prétendue pelouses était un marécage où se
perdait un ruisseau, sortant, comme il semblait, d'une
gorge étroite entre deux hauts contre-forts de la sierrade Cabra. Je conclus qu'on remontant je trouverais del'eau plus fraîche, moins do sangsues et de grenouilles,
CAUMKN, h
et peut-être un peu d'ombre au milieu des rochers. Al'entrée de la gorge; mon cheval hennit, et un autre
cheval, ipie je ne voyais pas, lui répondit aussitôt. A
peine ous-jo fait une centaine de pas, (pie la gorge, s'é-
largissant tout à coup, me montra une espèce de cirquenaturel parfaitement ombragé par la hauteur des escar-
pements qui l'entouraient. Il était impossible de ren-contrer un lieu qui promit au voyageur une halte plusagréable. Au pied de rochers à pic, la source s'élan-çait on bouillonnant, et tombait dans un petit bassin
tapissé d'im sable blanc comme la neige. Cinq à sixbeaux chênes verts, toujours à l'abri du vent et rafraî-chis par la source, s'élevaient sur ses bords, et la cou-vraient de leur épais ombrage ; entin, autour du bassin,une herbe fine, lustrée, offrait un lit meilleur qu'on n'eneût trouvé dans aucune auberge à dix'lieues à la ronde.
A moi n'appartenait pas l'honneur d'avoir découvertun si beau lieu. Vi\ homme s'y reposait déjà, et sansdoute dormait, lorsque j'y pénétrai. Réveillé par leshennissements, il s'était levé, et ;s'était rapproché deson cheval, qui avait profité du sommeil de son maître
pour faire un bon repas dé l'herbe aux environs. C'étaitun jeune gaillard, de taille moyenne, mais d'apparencerobuste, au regard sombre et fier. Son teint, qui avait
i.
fi OAUMIX
pu être beau, était devenu, par l'action du soleil, plusfoncé que ses cheveux. D'uni* main ii tenait le licol desa monture, de l'autre une espingolo de cuivre. J'avoue-rai que d'abord Fespingole et l'air farouche du porteurnie surprirent quelque peu; mais je ne croyais plus aux
voleurs, à force d'en entendre parler et de n'en rencon-trer jamais. D'ailleurs, j'avais vu tant d'honnêtes fer-miers s'armer jusqu'aux dents pour aller au marché,que la vue d'une arme à feu ne m'autorisait pas J\mettreen doute la moralité de l'inconnu. —- Et puis, mo
disais-jo, que ferait-il de mes chemises et dénies Com-mentaires Kkc\\v'i Je saluai donc l'homme à l'espingoled'un signe do tête familier, et je lui demandai en sou-riant si j'avais troublé son sommeil. Sans nie répondre,il nie toisa do la tête aux pieds; puis, connue satisfaitde son examen, il considéra avec la même attention mon
guide, qui s'avançait. Je vis celui-ci pAlir et s'arrêteren montrant une terreur évidente. Mauvaise rencon-tre! nie dis-je. Mais la prudence me conseilla aussitôtdonc laisser voir aucune inquiétude. Je mis pied à terre ;je dis au guide de débrider, et, m'agcnouillant au bordde la source, j'y plongeai ma tète et mes mains; puisje bus une bonne gorgée, couché à plat ventre, commeles mauvais soldats de Cédéon.
CARMKS. 7
J'observais cependant mon guide et l'inconnu. Le
premier s'approchait bien à contre-coeur ; l'autre sem-blait n'avoir pas de mauvais desseins contre nous, Car ilavait rendu la liberté à son cheval, et son espingolo, qu'iltenait d'abord horizontale, était maintenant dirigée versla terre.No croyant pas devoir rue formaliser du peu de cas
qu'on avait paru faire de ma personne, je m'étendis sur
l'herbe, et d'un air dégagé je demandai à l'homme a l'es-
pingole s'il n'avait pas un briquet sur lui, En mêmetemps je tirais mon étui à cigares. L'inconnu,'toujourssans parler, fouilla dans sa poche, prit son briquet, et
s'empressa de me faire du feu. Evidemment il s'huma-nisait ; car il s'assit en face de moi, toutefois saris quitterson arme. Mon cigare allumé, je choisis le 'meilleur deceux qui me restaient, et je lui demandai s'il fumait.— Oui, monsieur, répondit-il. C'étaient les premiers
mots qu'il faisait entendre, et je remarquai qu'il ne
prononçait pas Ts à la manière andalouse (1), d'où jeconclus que c'était un voyageur comme moi, moinsarchéologue seulement.
(1) l.cs Andalous aspirent Vs,et la confondentdans la'.pro-nonciationavec le ç doux et le s, que les Kspagnolsprononcentconnuele (Aanglais. Sur le seul mot Sefioron peut reconnaiticun Andalous.
8 CAUMEX.
—.Vous trouverez celui-ci assez bon, lui dis-je en lui
présentant un véritable régalia de la Havane.Il me fit une légère inclination de tète, alluma son
cigare au mien, me remercia d'un autre, signe do tète,
puis se mit à fumer avec l'apparence (l'un très-vif plaisir.'-—Ah 1s'écria-t-il en laissant échapper lentenïent sa
première bonlVéepar la bouche et les narines, commeil y avait longtemps que je n'avais fumé!En Espagne, un cigare donné et reçu établit des rela-
tions d'hospitalité, comme en Orient le partage du painet du sel. Mon homme se montra plus causant que jelie l'avais espéré. D'ailleurs, bien qu'il se dit habitant
duparlidodcMontilla,ilparaissait connaître le pays assezmal. H ne savait pas le nom de la charmante vallée oùnous rions trouvions; il no pouvait nommer aucun
village (les alentours; enfin, interrogé par moi s'iln'avait pas vu aux environs des murs détruits, do largesUtiles a rebords, des pierres sculptées, il confessa qu'iln'avait jamais fait attention a pareilleschoses. En
revanche, il se montra expert en matière do chevaux.11critiqua le mien, ce qui n'était pas difficile; puis ilme fit la généalogie du sien, qui sortait du fameux harasde Cordouo : nobloanimal, enellet, siduralu fatigue, àce que prétendait son inallro, qu'il avait fait une fois
CAUMKN. H
trente lieues dans un jour, au galop ou an grand trot.An milieu do"sa tirade, l'inconnu s arrêta brusquement,comme surpris et fâché (l'en avoir trop dit. —- ("est
que j'étais très-pressé d'aller à- (Ionloue,, reprit-il avec
quelque embarras. J'avais à solliciter les juges pour un
procès... En parlant, il regardait mon guide?Antonio,qui baissait les yeux.L'ombre et la source me charmèrent tellement, (pie
je me souvins de quelques tranches d'excellent jambon(pie mes amisde Montillaavaiont mis dans la besace demon guide. Je les fis apporter, et j'invitai Telranger à
prendre sa part de la collation impromptue. S'il n'avait
pas fumé depuis longtemps, il nie parut vraisemblable
qu'il n'avait pas mangé depuis quarantc-liuit heures aumoins. Il dévorait connue un loup atlante. Je pensaique ma rencontre avait été providentielle pour le pau-vre diable. Monguide, cependant, mangeait peu, buvaitencore moins, cl ne parlait pas du tout, bien 'que de-
puis le eoiuinencoment de notre voyage il se. fut ré-vélé à moi comme un bavard sans pareil. La présencede notre bote semblait le gêner, et une certaine mé-fiance les éloignait l'un de l'autre sans (pie j'en devi-nasse positivement la cause.
Déjà les. dernières miellés du pain et du jambon
10 CAUMKN.
avaient disparu; nous avions fumé chacun un second
cigare; j'ordonnai au guide de brider nos chevaux, et
j'allais prendrecongé de mon nouvel ami, lorsqu'il niedemanda où je comptais passer la nuit.Avant que j'eusse lait attention à un signe de mon
guide, j'avais répondu que j'allais à la venta delCuervo.— Mauvais gîte pour une personne comme vous,
monsieur... J'y vais, et, si vous me permettez de Vous
accompagner, nous ferons route ensemble.— Très-volontiers, dis-jc en montant ii cheval. Mon
guide, (pli nie tenait l'étrier, me fit un nouveau signedes yeux. J'y répondis en haussant'les épaules, comme
pour l'assurer que j'étais parfaitement 'tranquille, etnous nous mîmes en chemin.Les signes mystérieux d'Antonio, son inquiétude,
quelques mots échappés à l'inconnu, surtout sa coursede trente belles et l'explication peu plausible qu'il enavait donnée, avaient déjft formé mon opinion sur le
compte de mon compagnon de voyage. Je ne doutai
pas que je n'eusse allaire à tm contrebandier, peut-êtrea tm voleur ; que m'importait ? Je connaissais assezle caractère espagnol pour être Irès-sùr de n'avoirrien à craindre dun homme qui avait mangé et fumé
CAItMKX. Il
avec moi. Sa présence même était mie protection assu-rée contre toute mauvaise rencontre. D'ailleurs, j'étaisbien aise de savoir ce que c'est qu'un brigand. On n'envoit pas tous les jours, et il y a un certain charme à setrouver auprès d'un être dangereux, surtout lorsqu'onle sent doux et apprivoisé.J'espérais amener par degrés l'inconnu à nie faire
des confidences, et, malgré les clignements d'yeux demon guide, je mis la (Malversation sur les voleurs de
grand chemin. Dieu entendu (pie j'en parlai avec res-
pect. 11 y avait alors en Andalousie un fameux ban-dit nommé José-Maria, dont les exploits étaient danstoutes les bouches. — Si j'étais a côté do José-Maria?nie disais-je... Je racontai les histoires (pie je savaisdo ce héros, toutes à sa louange d'ailleurs, et j'ex-primai hautement mon admiration pour sa bravoureet sa générosité.— José-Maria n'est qu'un drôle, dit froidement l'é-
tranger.— Se rend-il justice, on bien est-ce excès'do modes-
tie de sa part? nie demandai-je mentalement ; car,a force do considérer mon ; compagnon, jetais par-venu à lui appliquer le signalement de José-Maria, (piej'avais lu alllché aux portos de mainte ville d'Andaloit-'
12 CAhMKN.
sic.—Oui, c'est bien lui... Cheveux blonds, yeux bleus,
grande bouche, belles dents, les mains petites; une che-mise fine, Une veste de velours à boutons d'argent, des
guêtres de peau blanche, un cheval bai... Plus dedoute ! Mais respectons son incognito.Nous arrivâmes à la venta. Elle était telle qu'il me
l'avait dépeinte, c'est-à-dire une des plus misérables
que j'eusse encore rencontrées. Une grande pièce ser-vait de cuisine, de salle à manger et de chambre àcoucher. Sur une pierre plate, le feu se faisait au mi-lieu do la chambre, et la fumée sortait par un trou
pratiqué dans le toit, on plutôt s'arrêtait, formantun nuage à quelques pieds au-dessus du sol. Lo longdu mur, on voyait étendues par terre cinq ou sixvieilles couvertures do mulets; c'étaient les lits des
voyageurs. A vingt pas de la maison, ou plutôt do
l'unique pièce que jo viens do décrire, sëlevait une
espèce de hangar servant d'écurie. Dans ce charmant
st-jour, il n'y avait d'aulrcs êlres humains, du moins
pour le moment, qu'une vieille femme et une petitefille de dix à douze ans, toutes les deux de couïcUrde suie et vêtues d'Iiorribies haillons. — Voilà toutce rptt reste, me dis-je, do la populalion do l'an-
tique Munda Doetica I 0 César l ô Sextus Pompée î
CAUMKN. 13
que vous seriez surpris si vous reveniez au inonde !En apercevant mon compagnon, la vieille laissa
échapper une exclamation de surprise. — Ah! sei-
gneur don José ! s'écria-t-elle.Don José fronça le sourcil, et leva une main d'un
geste d'autorité qui arrêta la vieille aussitôt. Je ïnetournai vers mon guide, et, d'un signe impercepti-ble, je lui lis comprendre qu'il n'avait rien a m'ap-prendrC sur le compte de l'homme avec qui j'allaispasser la nuit. Le souper fut meilleur que je ne m'yattendais. 'On nous servit, sur une petite table hauted'un pied, un vieux coq frieassé avec du riz et force
piments, puis dos pinients a l'huile, enfin du gas-pacho, espèce de salade de piments. Trois plats ainsi
épieés nous obligèrent de recourir souvent à une oulrede vinde Montilla qui se trouva délicieux. Après avoir
mangé, .avisant une mandoline accrochée contre la
muraille, il y a partout des mandolines en Espagne,je demandai à la petite fille qui nous servait si ellesavait eit jouer.—Non, répondit-elle ; mais don José en joue si bien !— Soyez tissez bon> lui dis-je, pour nie chanter
quelque chose; j'aime à la passion votre musiquehalionale. '
1 :"
14 CAltMKN.
— Jo no puis rien refuser à un monsieur si honnête,qui mo donne de si excellents cigares, s'écria donJosé d'un air de bonne humeur; et, s'étant fait don-ner la niaiidolino, il chanta en s'aeconipagnant. Savoix était rude, mais pourtant agréable, l'air mélan-
colique et bizarre; quant aux paroles, je n'en com-
pris pas un mot.— Si jo no me trompe, lui dis-je, ce n'est pas un
air espagnol que vous venez dé chanter. Cela iw.'semble aux zonicos quo j'ai entendus dans les Pro-vinces (I), et les paroles doivent être en langue basque.— Oui, répondit don José d'un air sombre. Il posala mandoline à terre, et, les bras croisés, il se mita contempler le feu qui s'éteignait, avec une singu-lière expression (le tristesse. Eclairée par une lampeposée sur la petite taille, sa figure, a la fois nobleet farouche, mo rappelait le Satan do Milton. Commelut peut-être, mon compagnon songeait au séjour
qu'il avait quittera l'exil qu'il avait encouru par unefaute. J'essayai de ranimer la conversation, mais ilne répondit pas, absorbé'qu'il était dans ses tristes
(I) ici probinm ptMtvgiées, Jouissantdo fucros particulier!?,o'est-a-dirc l'Alava, la Blscolc,la Gulpuzcoa,cl uno partie' dela Navarre.Lebasqueest la languedu pays.
MAHMKN. If.
pensées. Déjà la vieille s'était couchée dans un coinde la salle, à l'abri d'une couverture trouée tenduesur tine corde. La petite lille l'avait suivie danscette retraite réservée au beau sexe. Mon guide alors,se levant, m'invita à le suivre à l'écurie; mais, à ce
mot, don José, comme réveillé en sursaut, lui de-manda d'un ton brusque où il allait.— A l'écurie, répondit le guide.— Pourquoi faire ? les chevaux ont à manger. Cou-
che ici, Monsieur le permettra.— Je crains (pie le cheval de Monsieur no soit ma-
lade; je voudrais que Monsieur le vît : peut-être sau-ra-t-il ce qu'il faut lui taire.11était évident qu'Antonio voulait me parler en par-
ticulier ; mais je no me souciais pas de donner des soup-çons -à don José, et, au point où nous en étions, il niesemblait (pie le meilleur parti à prendre était de mon-trer la plus grande .confiance. Je répondis donc à An-tonio que je n'entendais rien aux chevaux, et (pie j'a-vais envie de dormir. Don José le suivit à l'écurie, d'oùbientôt il revînt seul. Il me dit que le cheval n'avait
rien, mais (pie mon guide le trouvait un animal si pré-cieux, qu'il le froltait avec sa veste pour le' faire tran-
spirer, et qu'il comptait passer la nuit dans cette douce
Ifi CAUMRN.
occupation. Cependant, (je m'étais étendu sur les cou-vertures de mulets, soigneusement enveloppé dans monmanteau, pour no pas les toucher. Après nl'avoir de-mandé pardon de la liberté qu'il prenait de se mettre
auprès de moi, dont José se coucha (levant la porte,non sans avoir renouvelé l'amorcesde son esphigole,qu'il eut soin de placer sous la besace qui .lui servaitd'oreiller. Cinq minutes après nous être mutuellementsouhaité je bonsoir, nous étions l'un et l'autre profondé-ment endormis.Je me croyais assez fatigué pour pouvoir dormir dans
un pareil gîte; mais, au bout d'une heure, de très-désa-
gréables démangeaisons m'arrachèrent à mon premiersomme. Dès (pie j'en eus compris la nature, je me le-
vai, -persuade qu'il valait mieux passer le reste (le lanuit à la belle étoile que sons ce toit inhospitalier. Mar-chant sur la pointe du pi(d, je gagnai la porte, jenjam-bai par dessus la couche de don José, qui dormait dusommeil du juste, et jo fis si bien que je sortis do la mai-son sans qu'il s'éveillât. Auprèsde la porte était un largebanc de bois; je m'étendis dessus, et m'arrangeai de monmieux pour achever nia nuit. J'allais fermer les yeuxpour la seconde fois, 'quand il nie sembla voir passerdevint! moi l'ombre (l'un homme et l'ombre d'un che-
r.AUMKN. »?
val, marchant l'un et l'autre sans faire le moindrebruit. Je nie mis sur mon séant, et je crus reconnaîtreAntonio. Surpris de le voir hors de l'écurie à pareilleheure, je nie levai et marchai à sa rencontre. Il s'était
arrêté, m'ayant aperçu d'abord.— Où est-il? me demanda Antonio à voix basse.—'Dalisla venta ; il dort ; il n'a pas pour dos punaises.
Pourquoi donc emmenez-vous ce cheval?Je remarquai alors (pie, pour ne pas faire de bruit
eii sortant du hangar, Antonio avait soigneusement en-
veloppé les pieds de ranimai avec les débris d'unevieille couverture.—Parlez plus bas,me dit Antonio, au nom de Dieu!
Vous ne savez pas qui est cet lioinine-là. C'est José
Navarro, le plus insigne bandit de l'Andalousie. Toutela journée je vous ai fait des signes que vous n'avez pasvoulu comprendre.— Dandit ou non, que m'importe? répondis-je; il
ne nous a pas volés, et je parierais qu'il n'en a pasenvie.*—A la bonne heure; mais il y a deux cents ducats
pour qui le livrera. Je sais un poste de lanciers à unelieue et demie d'ici,et avant qu'il soit jour, j'amènerai
quelques gaillards solides. J'aurais pris son cheval,
18 ÇAtiMKN.
mais il est si méchant que nul que le Navarro ne peuten approcher.— Que le diable vous emporte! lui dis-je. Quel
mal voiis a fait ce pauvre homme pour le dénoncer?"
D'ailleurs, êtes-vous sur qu'il soit le brigand (pic vousdites?— Parfaitement sur; tout à l'heure il m'a suivi dans
l'écurie et m'a dit : « Tu as l'air de me connaître; si tudis à ce bon monsieur qui je suis, je te fais sauter lacervelle. » Hestez, Monsieur, restez auprès de lui; vousn'avez rien à craindre. Tant qu'il vous saura là, il ne seniellera do rieiwTout en parlant, nous nous étions déjà assez éloignés
de la venta pour qu'on ne pût entendre les fors ducheval. Antonio l'avait débarrassé en un clin d'a-il des
guenilles dont il lui avait enveloppé les pieds; il se
préparait à enfourcher sa monture. J'essayai prières etmenaces pour le retenir.— Je suis un pauvre diable, Monsieur, me disait-il;
deux cents ducats ne sont pas à perdre, surtout quandil s'agit de délivrer le pays de pareille vermine. Mais
prenez garde : si le Navarro se réveille, il saillera surson cspingole, et gare à vous 1Moi, je suis trop avancé
pottr reculer; arrahgez-voiut comme vous pourrez.
OAÏVMKN. in
Le drôle était en selle; il piqua desdeux, et dansl'obscurité je l'eus bientôt perdu de vue.J'étais fort irrité contre nion guide et passablement
inquiet. Après un instant de réflexion, je me décidai etrentrai dans la venta. l)on José dormait encore, répa-rant sans doute en ce moment les fatigues'et les veillesde plusieurs journées aventureuses. Je fus obligé (le lesecouer rudement pour réveiller. Jamais je n'oublieraison regard farouche et le irioiiveiriei.it qu'il, lit poursaisir son cspingole, que, par inosure de précaution,',j'avais mise h quelque distance de sit couche.-—Monsieur, lui dis-je, je vous demande pardon de
vous éveiller; mais j'ai une sotte question à vous faire :seriez-vous bien aise de voir arriver ici une demi-dou-zaine de lanciers?Il sauta en pieds, et d'une voix terrible :— Qui vous l'a dit? me demanda-t-il.— Peu importe d'où vient l'avis, pourvu (pi'il soitbon.— Votre guide m'a trahi, mais il me le payera? Où
est-il?—•Je ne sais... Dans l'écurie, je pense... mais quel-
qu'un m'a dit...— Qui vous a «lit?.. Ce ne peut-être la vieille...
î» CAHMBN.— Quelqu'un que je ne connais pas... Sans plus de
paroles, avez-vous, oui ou non, des motifs pour ne pasattendre les soldats? Si vous en avez, ne perdez pas de
temps, sinon bonsoir, et je vous demande pardond'avoir interrompu votre sommeil.— Ah ! votre guide ! votre guide ! Je m'en étais mé-
fié d'abord...mais... son compte est bon!... Adieu,Monsieur. Dieu vous rende le service (pie je vous dois.Jo ne suis pas tout à fait aussi mauvais que'Vous nie
croyez.., oui; il y a encore en moi quelque chose quiméritelapitiéd'un galant lionune... Ad|eu,Monsieur...Jo n'ai qu'un regret, c'est de ne pouvoir m'acquitterenvers vous.— Pour prix du service (pie jo vous ai rendu, pro-mettez-moi, don José, de no soupçonner personne, dene pas songer à la vengeance. Tenez, voilà des cigarespour votre route; bon voyage! Et jo lui tendis la main,11me la serra sans répondre, prit son cspingolo et sa
besace, et, après avoir dit quelques mots à la vieilledans un argot que je ne pus comprendre, il courut ait
hangar. Quelques instants après, je l'entendais galoperdans la campagne.Pour moi, je me recouchai sur mon banc, mais je no
me rendormis point. Jo me demandais si j'avais eu.raison'
C.AuMKX. ?1
de sauver de la potence un voleur, et peut-être un
men».trier, et cela seulement parce que j'avais mangé,du
jambon avec lui et du riz à la valeiicienne. N avais-jepastrahi mon guide qui soutenait la cause des lois; ne
l'avais-je pas (exposé à la vengeance d'un scélérat? Maisles devoirs de l'hospitalité!... Préjugé .de sauvage, nui
disais-je; j'aurai à répondre de tous les crimes (pie lebandit va commet Ire... Pourtant est-ce un préjugé.que.,cet instinct de conscience qui résiste à tous les raison-nements? Peut-être, dans la situation délicate où je me
trouvais, no pouvais-je m'en tirer sans remords. Je flot-tais encore dans la plus grande incertitude au sujet dela moralité de mon action, lorsque je vis paraître unedemi douzaine de cavaliers avec Antonio, qui se tenait
prudemment à Parrièrc-garde. J'allai au-devant d'eux,et les prévins que le bandit avait pris la fuite depuisplus de deux heures. La vieille, interrogée par le bri-
gadier, répondit qu'elle connaissait le Navarro, maisque,vivant seule, elle n'aurait jamais osé risquer sa Vieenle déiionçanti Elle ajouta que son habitude, lorsqu'ilvenait chez elle, était do parlir toujours au milieu de lanuit, Pour moi, il me fallut aller, à quelques lieues de
là, exhiber mon passeport et signer une déclarât ion de-vant un alcade, après quoi on nie permit de reprendre
2î CAUMEN.
mes recherches archéologiques, Antonio me gardaitrancune, soupçonnant que c'était moi qui l'avais em-
pêché do gagner les WCWKcents ducats. Pourtant nousnous séparâmes bons amis à Cordoue ; là, je lui don-nai tino gratification aussi forto que l'état dômes fi-nances pouvait mole permettre.
11 "
Je passai quelques jours h Cordoue. On m'avait in-
diqué certain manuscrit de la bibliothèque des Domi-
nicains, où jo devais trouver des renseignements in-téressants sur l'antique Munda, Fort bien accueilli parles bons Pères, je passais les journées dans leur cou-
vent, et le soir je nie promenais par la ville. A Cordoue,vers lo Coucher du soleil, il y a quantité d'oisifs sur le
quai qui borde la rivo droite du (îuadalquivir. Là, on
respire les émanations d'une tannerie qui conserve en-core l'antique renonunéo du pays pour la préparationdes cuirs; mais, en revancho, on. y jouit d'un spectaclequi a bien son mérite. Quelques minutes avant Yangélus,tin grand nombre de femmes se rassemblent sur lebord du fleuve, au bas du quai, lequel est assez élevé.Pas un homme n'oserait so môler à cette troupe. Aus-sitôt qUo Yangclus sonne, il est censé qu'il fait nuit.
Vt OAUMEX.
Au dernier coup do cloche, toutes ces femmes se dés-habillent et entrent dans l'eau, Alors ce sont des cris,des rires, tm tapage infernal. Du haut du quai, leshommes contemplent les baigneuses, écarquillent les
yeux, et ne voient pas grand'eliose. Cependant cesformes blanches et incertaines qui se dessinent sur lesombre azur du fleuve, font travailler les esprits poéti-ques, et, avec un pou d'imagination/ il u'est pas difficilede so représenter Diane et ses nymphes au bain, sansavoir à craindre le sort d'Actéon. — On m'a dit (pie(ptclqucs riiauvais garnements se cotisèrent certain jour,pour graisser là patte au sonneur do la cathédrale et luifaire sonner Yangétus vingt minutes avant l'heure lé-
gale. Bien qu'il fit encore grand jour, les nymphes du
Guadalquivir n'hésitèrent pas, et se fiant plus à Yangé-tus qu'au soleil, elles firent en sûreté de conscience leurtoilette do bain, qui est toujours (les plus simples. Je
n'y étais pas. Domon temps, le sonneur était incorrup-tible, lo crépuscule peu clair, et un chat seulementaurait pu distinguer la plus vieille marchande d'orangesde la plus jolie grisette de Cordoue.Un soir, à l'heure où l'on ne voit plus rien, jo fumais,
appuyé sur le parapet du quai, lorsqu'une.'femme, re-montant l'escalier qui conduit à la rivière,-vint s'as-
CA10IKX. 25
seoir près domoi. Kilo avait dans les cheveux un gros
bouquet de jasmin, dont les pétales exhalent le soirune odeur enivrante. Elle était simplement, peut-êtrepauvrement vêtue, tout en noir, comme la plupart des
grisolles dans la soirée. Les femmes comme il faut ne
portent le noir qlio le matin ; le soir, elles s'habillentà la francesa. En arrivant auprès do moi, ma baigneuselaissa glisser slir ses épaules la mantille qui lui couvraitla tète, et, à lyobscure clarté qui tombe des étoiles, jo vis
qu'elle était petite, jeune, bien faite, et qu'elle avait do
très-grands yeux. Je jetai mon cigare aussitôt. Elle com-
prit cette attention d'une politesse toute française, et sehâta de nie dire qu'elle aimait beaucoup rôdeur du ta-
bac, et que même elle lui nui I, quand elle trouvait des
papelitos bien doux. Par bonheur, j'en avaisde telsdans mon étui, et je m'empressai de lui en offrir. .Elle
daigna en prendre un, et l'alluma à un bout do cordeenllammé qu'un enfant nous apporta moyennant unsou. Mêlant nos fumées, nous causâmes si longtemps,la belle baigneuse et moi, que nous nous trouvAmes
presque seuls sur le quai. Jo crus n'être point indiscreten lui olfraut.d'aller prendre des glacesà la neveria (l).
(I) Café pourvu d'une glacière, où plutôt d'un dépôtde neige.Kn Espagne,il n'y a guère de villagequi n'ait sa mveria.
3
2 CAHMKX,
Après une hésitation modeste elle accepta; mais avantdo so décider, elle désira savoir quello heure il était,Jo fis sonner mamonlro, et ectto sorinerio parut l'éton-ner beaucoup, ~- Quelles inventions on a chez vous,messieurs les étrangers ! De quel pays êtes-vous, mon-sieur? Anglais sans doute (1)?— Français ot vôtre grand serviteur, Et vous inade-
moisello, ou madamo, vous êtes probablement deCordoue?: ^—Non. ''..'*—Vous êtes du moins Andalouse, Il ino semble le
reconnaître à votre doux parler.— Si vous remarquez si bien l'accent du monde,vous devez bien doviiier qui jo suis,.'.— Je crois que vous êtes du pays do Jésus, à 'deux
pas du paradis.(J'avais appris ectto métaphore, qui désigne l'Anda-
lousio, do mon ami Francisco Sevilla, picador bien
.connu;) '.' :
— Bah ! lo paradis... les gens d'ici disent qu'il n'est
pas lait pour nous.
(1) En Espagne,tout voyageurqui noporto pas avec lui doséchantillonsdo calicotou do soieries passe pour Un Anglais,ïnglesito,\\ en est do mémoen Orient, A Chalcls,J'ai eu l'hoirrieur d'être annoncécommeun MtXo'pjoj «J»payTÇsa«{.
(UUMKN, il
— Alors, vous seriez donc Moresque, ou.., je m'ar-
rêtai, n'osant dire : juive.— Allons, allons ! vous voyez bien que je suis bohé-
mienne; voulez-vous que je vous dise laouji{\) ? Avez-vous entendu parler de la Carmencita ? C'est moi,J'étais alors un tel mécréant, il y a de cela quinze
ans, que je ne reculai pas d'horreur en mo voyant à côtéd'une sorcière. — Don ! me dis-je; la semaine passée,j'ai soupe avec un voleur de grands chemins, allons au-
jourd'hui prendre des glaces avec 'une servante du dia-ble. En voyage il faut tout voir. J'avais encore un aulromotif pour cultiver sa connaissance. Sortant du collégo,je l'avouerai a ma honte, j'avais perdu quelque tempsà étudier les sciences occultes et même plusieurs fois
j'avais tenté do conjurer l'esprit do ténèbres. (ïuéri de-
puis longtemps de la passion do semblables recherches,
je n'en conservais pas 'moins un, certain'attrait de cu-riosité pour toutes les superstitions, et nié faisais unefête d'apprendre jusqu'oii s'était élevé l'art de la magieparmi les Doliéniicns.Tout en causant, nous étions entrés dans la neveria,
et nous étions assis à une petite table éclairée par ...unebougie renfermée dans un globe de verre. J'eus alors
(I) l.a lionneaventure.
n CAltMKX.
tout le loisir d'examiner ma gitana pendant que quel-ques honnêtes gens s'ébahissaient, en prenant leurs gla-ces, de mo voir en si bonne compagnie,Jo doute fort que mademoiselle Carmen fût do race
pure, du moins elle était infiniment plus jolie que toutesles femmes do sa nation quo j'aie jamais rencontrées.Pour qu'une femme soit belle, il faut,-'disent les Espa-gnols, qu'elle réunisse trente si, ou, si Ton veut, qu'onpuisse la définir au moyen do dix adjectifs applicableschacun a trois parties de sa personne, Par exemple,elle doit avoir trois choses noires : les yeux, les pau-pières'et les sourcils; trois fines, les doigts, les lèvres,les chovoux, etc. Voyez Drantoine pour le reste. Mabohémienno no pouvait prétendre à tant de perfections.Sa peau, d'ailleurs parfaitement unie, approchait fortde la teinte ducuivre. Ses yeux étaient obliques, maisadmirablement fondus; ses lèvres un peu tort es, maisbien dessinées et laissant voir des dénis plus blanches
qiie des amandes sans leur peau, Ses cheveux, peut-être un peu gros, étaient noirs, à reflets bleus coinmel'riilo d'un corbeau, longs et luisants. Pour ne pas vous
fatiguer d'une description trop prolixe, je vous dirai ensomme qu'à chaque défaut elle réunissait une qualitéqui ressortait peut-être plus fortement par le contraste.
CAHMEX. 20C'était une beauté étrange el sauvage, une figure quiétonnait d'abord, mais qu'on ne pouvait oublier. Ses
yeux surtout avaient une expression à la fois voluptueuseet farouche que jo n'ai trouvéo depuis a aucun regardliumain, OEil de bohémien, d'il de loup, c'est un dicton
espagnol qui' déuoto une bonne observation. Si vousn'avez pas le temps d'aller au Jardin des Plantes pourétudier le regard d'un loup, considérez votre chat quand'il guette un moineau,On sent qu'il eût été ridicule de se faire tirer la bonne
aventure dans un café. Aussi je priai la jolie sorcière denie permettre de l'accompagner a son domicile; elle yconsentit sans difficulté, mais elle voulut connaître en-core la marche du temps, et nie pria de nouveau defaire sonner ma montre.— Est-elle vraiment d'or? dit-elle en la considérant
avec une excessive attention.
Quand nous nous remîmes en marche, il était nuit
close; la plupart des boutiques étaient fermées et lesrues presque désertes. Nous passAmes le pont du Gua-
dalquivir, et à l'extrémité du faubourg nous nous arrê-
tAmes devant uno maison qui n'avait nullement lappa-rence d'un palais; Un enfant nous ouvrit. La bohé-mienne lui dit quelques; mots dans une langue a moi
" 3.
30 OAUMKX.
inconnue, quo je sus depuis être la rommoni ou chipemlli, l'idiome des gitanos, Aussitôt l'enfant disparut,nous laissant.' dans une chambre assez vaste, 'meubléed'une petite tablé, do derix tabourets et d'un coilro. Jeno dois point oublier uno jarre d'eau, un tas d'orangeset UHObotto d'ognons.Dès quo nous fûmes seuls, la bohémienne tira de son
coflVodes cartes qui paraissaient avoir beaucoup servi,un aimant, un caméléon desséché, et quelques autres
objets nécessaires a son art, Puis cllo mo dit de faire lacroix dans ma main gaucho avec uno pièce do mon-
naie, et les cérémonies magiques commencèrent, 11estinutile devons rapporter ses prédictions, et, quant a samanière d'opérer, il était évident qu'elle n'était passorcière a demi.Malheureusement nous fumés bientôt dérangés, La
porlo s'ouvrit tout a coup avec violence, et un homme,enveloppé jusqu'aux yeux dans un manteau brUn entradans la chambre en apostrophant la bohémienne d'unefaçon peu gracieuse, Jo n'entendais pas co qu'il 'disait,:mais le ton dosa voix indiquait qu'il était do fort mau-vaise humeur. A sa vue, la gitana no montra ni sur-
prise ni colère, niais cllo accourut a sa rencontre, et,avec uno volubilité extraordinaire, lui adressa quelques
CVIIMEX. M
phrases dans la langue 'mystérieuse dont elle s'était déjàservie devant moi, Le mot do payllo, souvent répété,était le seul mot (pie je comprisse. Je savais que les bo-hémiens désignent ainsi tout hoinnie étranger à leurrace. Supposant qu'il s'agissait de moi, jo m'attendais à
une explicationdélicate; déjà j'avais la main sur le piedd'un des tabourets, et je syllogisais à part moi pour de-viner lu;moment précis oit il conviendrait de le jeter àla tète do l'intrus. Celui-ci repoussa rudement la bohé-
mienne, et s'avança vers moi; puis, reculant d'un 'pas :— Ali ! Monsieur, dit-il, c'est vous !Jo lo regardai à mon tour, et reconnus mon ami don
José. En ce moment, je regrettais un peu do ne pasl'avoir laissé pendre.— Eh ! c'est vous, mon brave ! m'écriai-jo en riant
le moins jaune que je pus; vous avez interrompu ma-demoiselle au moment où ello m'annonçait des chosesbien intéressantes.-—Toujours la même ! Ça finira, dit-il entre ses
dents, attachant sur ello un regard farouche.
Cependant la bohémienne continuait à lui parler danssa langue. Elle s'animait par degrés. Son oeil s'injectaitdo sariget devenait terrible, ses traits se contractaient,elle frappait du pied. Il ine sembla qu'elle le pressait
3? 0AI1MEX,
vivement de faire quelque chose à quoi il montrait' «lel'hésitation. Ce que c'était, je croyais no le comprendre(pie trop a la voir passer et repasser rapidement sa pe-tite main sous son menton. J'étais tenté de croire qu'ils'agissait d'une gorge à couper, et j'avais quelques soup-çons que cetto gorge ne fut la mienne.A tout ce torrent d'éloquence, don José no répondit
quo par doux ou troismots prononcés d'un ton bref.Alors la hohémicnrie lui lança Un regard de profondmépris; puis, s'asseyant a la turque dans un coin do la
chambre, ello choisit une orange, la pela et so mita la
manger.Don José me prit le bras, ouvrit la porte et me con-
duisit dans la rue, -Nous fîmes environ deux cents pasdans le plus profond silence. Puis, étendant la main :— Toujours tout droit, dit-il, et vous trouverez le
pont.Aussitôt il mo tourna le dos et s'éloigna rapidement.
Jo revins à moit auberge un peu penaud et d'assez mau-vaise humeur. Le pire fut qu'en me déshabillant, jem'aperçus quo ma montre me manquait./.'Diverses considérations m'empêchèrent d'aller la ré-'clamer io lendemain, pu de solliciter M. lo corrégidorpour qu'il voulut bien la faire chercher. Je terminai
lURMEN. 33
mon travail sur le manuscrit des Dominicains et je partispour Sévillc, Après plusieurs mois do courses erranteson Andalousie, je voulus retourner à Madrid, et il mefallut repasser par Cordoue. Je n'avais pas l'intentiond'y faire un long séjour, car j'avais pris en grippe cettebelle ville et les liaigneusos du fiuadalquivir. Cependantquelques amis à revoir, quelques commissions à fairodevaient mo retenir au moins trois ou quatre jours dans
l'antique capitale des princes musulmans.Dès que je reparus au couvent des Dominicains, un
des pères qui m'avait toujours montré un vif intérêt,dans mes recherchés sur l'emplacement de Manda,m'accueillit les bras ouverts, en s'écriant :— Loué soit le nom de Dieu! Soyez le bien-verni,
nion cher ami. Nous vous croyions tous mort, et moi,
qui vous parle, j'ai récité bien des pater et des ave, quojo ne regrette pas, pour le salut de votre anïe. Ainsivous n'êtes pas assassiné, car pour volé nous savons (pievous l'êtes?— Comment cela? lui demandai-je un peu surpris,!— Oui, vous savez bien, celte belle montre à répé-
tition que vous faisiez sonner dans la bibliothèque,quand nous vous disions qu'il était temps d'aller auch(i'ur. Eh bien ! elle est retrouvée, on vous la rendra.
>r CAMIEN.— C'est-a-dire, interrompis-je un peu décontenancé,
que je l'avais égarée..,—-Le coquin est sous les verroiuj, et, coninio on sa-
vait qu'il était homme à tirer un coup do fusil à unchrétien pour lui prendre uno piécette, nous mourionsdo peur qu'il no vous eut tué, J'irai avec vous chez le
côrrégidor, et nous vous ferons rendre votre bellemontre Et puis, avisez-vous de dire là-lms que la jus-tice no sait pas son liiétiev !—-lovons avoue, lui dis-jc, quo j'aimerais mieux
perdro ma montro quo do témoigner, on justice pour'faire pendre un pauvre diable, surtout parce que,,,parce que.,,— Oh! n'ayez aucune inquiétude; il est bien recom-
mandé, et on no peut lo pendro doux fois, Quand jedis pondre, jo mo trompo. C'est un hidalgo quo votre
voleur'; il sera donc garrotté après demain sans rémis-sion (I). Vous voyez qu'un vol do plus ou de moins no
changera rien à son aflairo. Plut à Dieu qu'il n'eût quevolé! mais il a commis plusieurs meurtres, lotis plushorribles lés uns quo les autres.— Comment se nommc-t-il?
(I) En 1830,la noblessejouissait encorede ce privilège. Au-joirid'hul,sous lo régimeconstitutionnel,les vilainsont conquisle droit au garrote.
CAIlMEN. 35
-—On lo connaît dans lo pays sous le nom (le José
Navarro; mais il a encore un autre nom basque, (pieni vous ni moi rie prononcerons jamais, Tenez, c'est mihomme à voir, et vous qui aimez a connaître les singu-larités du pays, vous no devez pas négliger d'apprendrecomment en Espagno les coquins sortent déco monde.Il est en chapelle, et lo pèro Martine/, vous y conduira.Mon Dominicain insista tellement pour que je visse
les apprêts du «petit pendement pien choli, » que jo ne
pus m'en défendre. J'allai voir lo prisonnier, muni d'un
paquet do cigares qui, jo l'espérais, devaient lui faireexcuser mon indiscrétion.On m'introduisit auprès do don José, au moment où
il prenait son repas. Il me fit un signe de tête assez
froid, et me remercia poliment du cadeau que'je lui
apportais. Après avoir compté les cigares (lu paquetque j'avais mis entre ses mains, il en choisit un certain
nombre, et mo rendit le reste, observant qu'il n'avait
pas besoin d'en prendre davantage.Je lui .demandai si, avec un peu d'argent, ou par lo
crédit do mes amis,';jo-pourrais obtenir quelque adou-cissement à son sort. D'abord il haussa les épaules ensouriant avec tristesse; bientôt, se ravisant, il nie priade faire dire une messe pour lo salut de son Aine.
36 CAUMKX.— Voudriezrvotis, ajouta-t-il timidement, voudriez-vous en faire dire mie autre pour une personne quivous a oflcnséî— Assurément)mon cher, lui dis-je; mais personne,
que je sache, ne m'a offensé en ce pays.lime prit la main et la serra d'un air grave. Après
un montent de silence, il reprit :—-Oserai-je encore vous demander un service?,..
Quand vous reviendrez dans votre pays, peut-être pas-serez-vous par la Navarro: an moins vous passerez parVittoria, qui n'en est pas fort éloignée.— Oui, lui dis-je, je passerai certainement par Vilto-
riajiriaisil n'est pas impossible que je nie détourne
pour aller à ftimpcliiné, et, a cause de vous, je crois
que je ferais Volontiers ce détour.•—Eh bien ! si vous allez a Pampelnne, vous y ver-
rez plus d'une chose qui vous intéressera... C'est nuebelle ville... Jo Vous dolriicrai cette niédaillle (il mo
./.montrait une petite hiédaillc d'argent qu'il portait au
cou), vous l'envelopperez dans du papier... il s'arrêtaun instant pour matlriser son émotion.», et vous la re-mellrez OUVous la ferez renietlre a mu; lionne' fourniedont je voiis dirai Taihvsse.-~ Vous direz que jji- sriisiiiort, volis no direz pas coiinueiit.
C.AllMKN. 37
Je promis d'exécuter sa commission. Je le revis le
lendemain) et je passai une partie do la journée aveclui. C'est de sa bouche que j'ai appris les tristes aven-tures qu'on va lire.
111
Je suis né, dit-il, a Élizondo, dans la vallée de Haztaii.Je m'appelle don José Lizarrabengoa, et vous connaissezassez l'Espagne, Monsieur, pour que mon nom vousdise 'aussitôt que "je suis .Masque et vieux, chrétien. Si
jo prends le c/on, c'est (pie j'en ai le droit, et si j'étaisatôli/oiulo, je vous montrerais ma généalogie sur par-chemin. On voulait que je fusse d'église, et Ion nie lit
étudier) mais je ne profilais guère. J'aimais trop a jouerMa paume, c'est ce qui -m'a perdu. Quand nous jouonsil la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout»Un jour tpie j'avais gagné, un garsde l'Alava me cher-cha querelle; nous primes nos maquilas (I), et jolisencore'.('avantage;mais cela m'obligea «le quitter le
pays. Je rencontrai des dragons, et jo m'engageai dansle régiment d\\ltutiH/.a, cavalerie. Les gens de nos mon*
(I) Hatoiiifines ilw llasipics.
CAltMEX. 30
tagnes apprennent vite le métier militaire. Je devinsbientôt brigadier, et on me promettait de mo faire ma-réchal des logis, quand, pour mon malheur, on. me mitde garde à la manufacture de tabacs à Séville. Si vousêtes allé à Séville, vous aurez vu co grand batiment-la,hors des remparts, près i\u (ïtiadalquivir, Il nie sembleen voir encore la porte et le corps de garde auprès.Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux car-
tes, ou donnent; moi, comme, un franc Navarrais, je.lâchais toujours de ni'oceuper. Je faisais tine chaîneavec du fil dé' laiton, pour tenir mon épinglello. Toutd'un coup, les camarades disent : Voilà la cloche quisonne; les filles vont rentrer a l'ouvrage. Vous saurez,monsieur, qu'il y a bien quatre, a cinq cents femmes oc-
cupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulentles cigares dans une grande salle, où les hommes n'en-trent pas sans une permission du Vingt-quatre^), parcequ'elles se mettent a leur aise, les jeunes surtout, quand,il fait chaud, A l'heure oit les ouvrières rentrent, aprèsleur dîner, bien des jeunes gens vont les voir passer, etleur en content de lotîtes les couleurs. 11y a peu do cesdemoiselles qui refusent une mantille de laIletas, et les
(I) Magistratchargé de lu policeet do l'administrationmuni-cipale.
40 CARMEN*
amateurs, il cette pèche-lît, n'ont qu'il se baisser pourprendre lo poisson. Pendant que les attires regardaient,moi, je restais sur mon banc, près do la porto. J'étais
jeune alors ;jo pensais toujours au pays, et je ne croyaispas qu'il y eût de jolies filles sans jupes bleues et sansnattes tombant sur les épaules (I). D'ailleurs, les Anda-lottsçs mo faisaient peur; je n'étais pas encore fait aleurs manières : toujours J\ railler, jamais un mot deraison. J'étais donc lo nez sur ma chaîne, quand j'en-tends des bourgeois qui disaient : Voila la gitanilla ! Jelevai les yeux, et je la vis. C'était un vendredi, et je no
j'oublierai jamais. Je vis celte Carmen quo vous con-
naissez) chez qui jo vous ai rencontré il y n quelques.liols.Elle avait tm jupon rouge fort court qui laissait voir
des bas do soie blancs avec plus d'un trou, et des sou-liers migrions tle maroquin rouge attachés avec des ru-bans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin demontrer ses épaules et un gros bouquet de cassîe quisortait do sa chemise. Elle avait encore uno fleur docassie dans le coin do la bouelie, et elle s'avançait en se
balançant sur ses hanches comme, une pouliche du ha-
(I) Costumeordinairedes paysannesdo la Navarroet despro*vlnceabasques/
CAuMKX. 41
ras de Cordoue, Dans mon pays, une femme en ce cos-tume aurait obligé le monde a se signer. A Séville, cha-cun lui adressait quelque' compliment gaillard sur sa
tournure; elle répondait à chacun, faisant les yeux en
coulisse, le poing sur la hanche, ellrontée connue unevraie bohémienne, qu'elle était. D'abord elle ne nie plutpas, et je repris mon ouvrage ; mais elle, suivant l'usagedes femmes et des chats qui ne viennent pas quand onles appelle et (pli viennent quand on ne les appelle pas,s'arrêta devant moi et m'adressa la parole : — Compère,me dit-elle a la façon andalouse, veux-tu motionner tachaîne pour tenir les clefs de mon cofl're-fort ?
.;—. C'est pour attacher mon épingletto, lui ré-
pondis-je.— Ton épingletto! s'écria-t-elle en riant. Ah 1mon-sieur fait de la dentelle, puisqu'il il besoin d'épingles 1Tout lo monde qui était lit se mît à rire, et moi je mosentais roUgir, et je ne pouvais trouver rien a lui ré-
pondre. — Allons, mon coeur, reprit-elle, fais-moi septaunes do dentelle noire pour une mantille, épinglier domon aine t — Et praiinnt la fleur de cassie qu'elle avaità la bouche, elle me la lança, d'un mouvement du pouce,juste entre les deux yeux; Monsieur, cela me fit reflet.d'une balle qui m'arrivait... Je ne savais où me fourrer,' 4.
42 CAhMKX.
jo demeurais immobile comme une planche. Quand ellefut entrée dans la manufacture, je vis la fleur de cassie
qui était tombée à terro entre mes pieds ; je ne sais ce
qui.mo prit, mais jo la ramassai sans quo mes camara-des s'en aperçussent et je la mis précieusement dansma veste. Première sottise !Deux ou trois heures après, j'y pensais encore* quand
arrivo dans le corps de garde un portier tout haletant,la figure renversée. Il nous dit que dans la grande salledes cigares il y avait nrio femme, assassinée, et qu'ilfallait y envoyer la garde. Le maréchal mo dit do pren-dre deux hommes et d'y aller voir. Je prends meshommes et jo monte. Figurez-vous, monsieur, qu'entrédans la salle jo trouve d'abord trois cents femmes en
chemiso, ou peu son faut, toutes criant, lutrlant, ges-ticulant, faisant un vacarme ti no pas entendre Dieutonner, D'un coté, il y en avait une, les quatre fors en
l'air, couverte de sang, avec uii X sur la figure qu'onvenait do lui "'marquer eu deux coups do couteau. Enface de la blessée, que secouraient les meilleures de la
bande, je vois Carmen tenue par cinq ou six commères.La femme blessée criait t Confession 1 confession ! jesuis morte I Carmen ne disait rien ; ello serrait les dents,et roulait; des yeux comme Un caméléon./—* Qu'est-ce
CAriMKN. 43
que c'est? demandai-je. J'eus grand'pciné à savoir ce
qui s'était passé, car toutes les ouvrières mo parlaient ala fois. Il parait quo la femme blessée s'était vantéed'avoir assez d'argent en poche pour acheter un Ane aumarché do Tiïana. — Tiens, dit Carmen qui avait une
langue, tu n'as donc pas assez d'un balai? — L'autre,blessée du reproche, peut-être parco qu'ello so sentaitvéreuse sur l'article, lui répond qu'ello ne se connaissait
pas en balais, n'ayant pas l'honneur d'être bohémienneni filleule de Satan, mais que mademoiselle Carmeiicilaferait bientôt connaissance avec son Ane, quand M, le
corrégidorlaniènerait îi la promenade avec deux laquaispar derrière pour l'émoucher. — Eh bien, moi,ditCarmen, jo te ferai des abreuvoirs a mouches sur la
joue, et je veux y peindre un damier (I). — La-dessus,vli-vlanl elle commence, avec le couteau dont elle
coupait lo bout des cigares, à lui dessiner des croix deSaint-André sur la figure,Le cas était clair; jo pris Carmen par le bras i — Ma
soeur, lui ..dis-je poliment, il faut nie suivre. — Elle mo
lança tm regard connue si elle me reconnaissait; mais
(i.) ftntar MMjartque%poindreun cliebec.Ko*clicbcesespa-gnol*oui, pour la plupart, leur bande pelnie a carreaux rougeset blancs.
44 CAflMEN.
elle dit d'un air résigné : — Marchons. Oit est ma man-tille? — Elle la mit sur sa têto de façon .a.no'montrer
qu'un seul de ses grands yeux, et suivit mes deux hom-
mes, douce connue un: mouton. Arrivés au corps do
garde, le maréchal des logis dit que c'était grave, et
qu'il fallait la mener a la prison. C'était encore moi quidevais la conduire. Jo la mis entre deux dragons, et jemarchais derrière comme tm brigadier doit faire, ensemblable rencontre. Nous nous mimes en route pourla ville. D'abord la bohémienne avait gardé le silence;mais dans la rue du Serpent,—vous la connaissez, ellomérite bien son nom par les détours qu'elle fait,—dansla rue du Serpent, elle commence par laisser tombersa mantille sur ses épaules, afin de mo montrer son mi-nois enjôleur, et, so tournant vers moi aillant qu'elle'pouvait, elle mo dit :
— Mon oflîcier, oii mo ntenez-vons?
— A la prison, ma pauvre enfant, lui répondis-je le
phi3 doucement que je pus, connue un bon soldat doit
parler a un prisonnier, surtout a une femme.
— HélasI (pie deviendrai-jc ? Seigneur officier, ayezpitié do moi, Vous êtes si jeune, si gentil h»*Puis, d'unton plus bas ; Laissez*»ioi m'échapper, dit-elle, je vous
CAUMHN. 4.'.
donnerai un morceau de la bar lacfri>qui vous fera ai-mer de toutes les femmes.La bàrtacttiy monsieur, c'est la pierre d'aimant, avec,
laquelle les bohémiens prétendent qu'on fait quantitéde sortilèges quand on sait s'en servir. Kaitos-cn boireà une femme une pincée rApée dans un verre de vin
blanc, elle ne résiste plus. Moi, je lui répondis le plussérieusement que. je. pus :— Nous ne sommes pas ici pour dire des balivernes ;
il faut aller à la prison, c'est la consigne, et il n'y a.pasde remède.Nous attires gens du pays basque, nous avons un ac-
cent qui nous fait reconnaître facilement des Espagnols;en revanche, il n'y en a pas un ({ni puisse seulement
apprendre Ati\Yobai,jaoM(\)i Carmen donc n'eut pasde. peine Adeviner que je venais des provinces. Voussaurez que les bohémiens, monsieur, comme n'étantd'aucun pays, Voyageant toujours, parlent toutes les
langues, et la plupart sont chez eux en Portugal, en
Erancc, dans les provinces, en Catalogne, partout Jmême avec les Maures et les Anglais, ils se font enten-dre. Carmen savait assez bien le busqué. — LagutiU)
(I) Oui,-monsieur.
46 OAHMKN,
cne fii/iotsarena, camarade de mon eunir, rite dit-elletout A coup, êtes-votisdu pays?Nolrelangtio, monsieur, est si belle, (pie, lorsque nous
l'entendons en pays étranger, cela nous fait tressaillir...« Jo voudrais avoir un confivssetirdes provinces, » ajoutaplus bas le bandit. Il reprit après Un silence :— Je suis d'Elizondo, lui répondis-je en basque, fort
ému do l'entendre parler ma langue.— Moi, je suis d'Etehalur, dit-elle. — C'est un pays
Aquatre heures de chez nous. —J'ai été emmenée pardes bohémiens ASéville. Je travaillais Ala manufaelure
pour gagner do quoi retourner en Navarre, près de ma
pauvre mèro qui n'a que moi pour soutien, et un petitbarratcea (1) avec vingt pommiers A cidre. Ah 1si j'é-tais au pays, devant la montagne blanche I On m'a in-sultée parce que je ne suis pas déco pays de filous,marchands d'oronges pourries ; et ces gueuses se sontmises tontes contre moi, parce que je leur ai dit quetous leurs Jacques (à) de Séville, avec leurs couteaux,ne feraient pas peur Au« gars do chez nous avec son
béret bleu et son màquila. Camarade, mon ami, ne fe-rez-vous rien pour une payse?
(0 Knclos,Jardin.(2) l)raveé,tfanfarons.
OAHMBN. 47
Ello mentait, monsieur, elle a toujours menti. Jo nesais pas si dans sa vie cette tille-là a jamais dit un motdo vérité; mais, quand elle parlait, je la croyais : c'était
plus fort que moi. Elle estropiait le basque, et jo la crus
Navahiii.se ; ses yeux seuls et sa bouche et son teint ladisaient bohémienne. J'étais fou, je no faisais plus atten-tion Arien. Jo pensais que, si des Espagnols s'étaientavisés de mal parler du pays, jo leur aurais coupé la
figure, tout commo elle venait de faire Asa camarade.
Urcf, j'étais comme un homme ivre; je..commençais adire des bêtises, j'étais tout près d'en faire.— Si je vous poussais, et si vous tombiez, mon pays,
reprit-elle en basque, ce «e seraient pas ces deux coït*serits do Castillans qui me retiendraient.,.Ma foi, j'oubliai la consigne et tout, et je lui dis :— Eh bien, m'ainie, ma payse, essayez, et (pie No-
tre-Dame de la Montagne vous soit en aide! — En ce
nioriienl, nous passions devant une de ces ruelles étroi-tes connue il y en a tant ASéville. Tout A coup Carmense retourne et me lance un coiip.de poing dans la poi-trine. Jo"me. laissai lotnber exprès A la renveise. D'un
bond) elle sattto par-dessus moi et se met A courir ennous mon Iran! une paire de jambes !... On dit jambesdo basque: les siennes en valaient bien d'autres.., aussi
48 CAilMKX.
vîtes que bien tournées. Moi, je nie relève aussitôt; maisjo iriets ma lance (I) en travers, do façon a barrer la
rue, si bien que, de primo abord, les camarades furentarrêtés au moment de la poursuivre. Puis je mo mismoi-même Acourir,et eux après mot; mais l'atteindre!il n'y avait pas de risque, avec nos éperons, nos sabreset nos lances! En moins de temps que je n'en mets Avous le dire, la prisonnière avait disparu. D'ailleurs,toutes les commères du quartier favorisaient sa fuite, etsomoquaient de nous, et nous indiquaient la fausse voie.
Après plusieurs marches et contre-marches, il fallutnous en revenir ail corps de ganlo sans un reçu du gou-verneur delà prison.Mes hommes, pour n'être pas puiiis, dirent que ..Car-/
nteri m'avait parlé 'basque; et il ne paraissait pas tropnaturel, pour dire la vérité, qu'un coup de poing d'unetant petite fille eût terrassé si facilement un gaillard doma force. Tout cela parut louche, ou plutôt trop clair.En descendant la garde, jo fus dégradé et envoyé pourun mois A la prison. C'était ma première! punition de-
puis que j'étais au service. Adieu les galons do maré-chal des logis que je croyais déjA tenir 1Mes premiers jours de prison se passèrent fort Irislc-
(I) Toute laVav.iilciic espagnoleest arrnecde lancCî,
'//'";/',;//";'/- CAItMKX. **
ment. En ine faisant soldat, jo m'étais figuré que jodeviendrais tout AUmoins officier. Longa, Mina, nies
compatriotes, sont bien capitaines généraux; ChApa-langarra, qui est un négro comme Mina, et réfugiéconnue lui dans votre pays, Chapalangarra était colo-
nel, et j'ai joué Ala paume vingt loisavecson Irère. quiétait un pauvre diable comme moi. Maintenant je me
disais;: Tout le temps que .tu asservi sans punition,c'estdu temps perdiL Te voija mal noté; pour to remettrebien dans l'esprit des chefs, il to faudra travailler dixfois plus que lorsque tu os venu connue conscrit! Et
pourquoi me sttis-je fait punir ? Pour une coquine dobohémienne qui s'est moquée de mol, et qui, dans ce
moment, est Avoler dans quelque coin do la ville. Pour-tant je rie pouvais m'ompécher de penser A ôlîo. Le
croiriez-vous, monsieur? ses bas de soie troués qu'elleme faisait voir tout en plein en s'enfuyarit, jo les avais
toujours devant les yeux. Je regardais parles barreauxde la prison dans la rue, et, parmi toutes les femmes quipassaient, je n'en voyais pas.'une seule (pii valût cettediable (le fille-IA, Et puis, malgré moi, je sentais la Ileurde cassio (pi elle m'avait jetée, cl qui) sèche, gardaittoujours sa bonne odeur».. S'il y a des sorcières, celteIllle-IAcueillit une!
" " ' 5'
50 CAltMKN.
Un jour, lo geôlier entro, et mo donne un pain d'Al-calA (I).—Tenez, dit-il, voilà ce quo votro cousinevous envoie. Je pris lo pain, fort étonné, car jo n'avais
pas de cousine A Séville. C'est peut-être une erreur,pensai-jo en regardant lo pain; mais il était si appétis-sant, il sentait si bon, que, sans m'iriquiéter desavoird'où il venait et A qui il était destiné, je résolus de lé.
manger. EHvoulant lo couper, mon couteau rencontra
quelque choso do dur, Jo regarde, et je trouve une pe-tite lime anglaise qu'on avait glissée dans la pAto avant
que lo pain fut cuit. Il y avait encore dans lo pain une
pièce d'or de deux piastres. Plus do doute alors, c'étaitun cadeau do Carmen. Pour les gens do sa race, la li-berté est tout, et ils mettraient le feu a une ville pours'épargner un jour do prison. D'ailleurs, la commèreétait frite, et avec ce pain-lA on se moquait des geôliers.En une heurt, le plus gros barreau était scié avec la
petite lime; et avec la pièce de deux piastres, chez le
premier fripie., je changeais ma ;capote d'uniforme
pour un habit bourgeois. Vous pensez bien qu'un hommequi avait déniché maintes fois"des aiglons dans nos n>.
(I) Alcnlà do los Panadcros,bourgà deux lieues de Séville,où l'on Taitdes petits pains délicieux.On prétend que c'est sil'eau d'Alcalaqu'ils doivent leur qualitéet l'on en apportetousles jours unogrande quantité i\ Séville»
OAItMflN. 51
chers ne s'embarrassait guère de descendre duitt la rtio,d'uno fenêtre haute de moinsdo trente pieds; mais je novoulais pas m échapper. J'avais encore mon honneur de-sojdat, et déporter nie semblait un grand crime. Seu-
lement, je fus touché de cette marque de souvenir.
Quand on est en prison, on aime A penser qu'on a de-hors un ami qui's'intéresse a vous. La pièce d'or m'of-
fusquait un peu, j'aurais bien voulu la rendre; mais oùtrouver mon créancier? cela ne nie semblait pas facile.
Après la cérémonie de la dégradation, je croyais n'a-voir plus rien à soullrir; mais il me restait encore miehumiliation A dévorer : ce fut Ania sorlie de prison,lorsqu'on me ..commanda de service et qu'on me mit enfaction comme un simple soldat. Vous no pouvez vous
figurer co qu'un homme de coeur éprouve en pareilleoccasion, Je crois que j'aurais aimé autant A êtrefusillé. Au moins on marche seul, en avant de son pelo-ton; on se sent quelque chose; lo monde vous regarde.Je fus mis en faction Ala porto du colonel. C'était un
jeune homme riche, bon enfant, qui aimait As'amuser,Tous les jeunes officiers étaient chez lui, et force bour-
geois, des femmes aussi, des actrices, Ace qu'on disait.Pour moi, il mo semblait que toute la ville s'était donné
rendez-vous Asa porto pour nie regarder. Voilà qu'ai-
.',? ÇAUMKX.rive la voiture du colonel, avec son valet de chambresur le siège. Qu'est-ce que je vois descendre/?.,, la gi-tanilla. Elle était parée, celte fois,comme uneoliAsso,
pomponnée, attifée, tout or et tout rubans. Une rolie a
paillettes, des souliers bleus Apaillettes aussi, des .rieurset des galons partout. Elle avait un tambour de basqueAla main. Avec ello il y avait doux autres bohémiennes,uno jeune et une vieille. Il y a toujours une vieille pourles mener; puis un vieux avec uno guitare, bohémien
aussi, pour jouer et les faire danser. Vous savez qu'ons'amuse souvent a faire venir des bohémiennes dans les
sociétés, afin do leur faire danser la romalis, c'est leur
danse, et souvent bien autre chose.Carmen me reconnut, et nous éehangoAirics un re-
gard, Jo ne sais, mais, en co moment, j'aurais vouluêtre Acent pieds sous terre, —Agur laguna(\), dit-elle.Mon officier, tu montes la garde comme tin conscrit !
Et, avant que j'eusse trouvé un mot Arépondre, elleétait dans la maison,Toute la société était dans lo patio, et, malgré la
foule, jo voyais A peu près tout co qui se passait Atra-vers la grille (2). J'entendais les castagnettes, le tam-
(I) Bonjour,camarade.(?) La plupartdes maisonsde Sévllloont une cour Intérieure
OAHMEN, M
botir, les rires et les bravos; parfois j'apercevais sa tète
quand elle sautait avec son tambour, Puis j'entendaisencore des officiers qui lui disaient bien des choses quime faisaient monter le rouge Ala ligure. Ce qu'elle ré-
pondait) je n'en savais rien, C'est de co jour-IA, jepense, que je mo mis Al'aimer pour tout de bon ; carl'idée mo vint trois ou quatre Ibis (rentrerdans le patio,et dodonner de mon sabre dans le ventre Atons ces fre-
luquets qui lui contaient lleurettes. Mon supplice duraune bonne heure; puis les bohémiens sortirent, et lavoiture les ramena. Carmen, en passant,me regardaencoro avec les yeux quo vous savez, et me dit très-bas :— Pays, quand on aime la bonne friture, on en vamanger ATriana, chez Lillas Pastia, Légère comme un
cabri, elle s'élançadans la voiture, le cocher fouetta ses
mules, et toute la bande joyeuse s'en alla, je ne sais où.Vous devinez bien qu'en descendant magardo j'allai
A Triana ; mais d'abord jo mè fis raser et je me brossaicomme pour un jour do parade. Ello était chez Lillas
Pastia, un vieux marchand de friture, bohémien, noir
entouréedo portiques.On s'y tient en été. Celte cour est cou-verte d'une toile qu'on arrose pendant le jour et qu'on relire lesoir. Laportede la rue est presquetoujoursouverte, cl lepas-sagequi conduith la cour, zaguan, est fermépar une grilleenfer très-élégammcntouvragée. " 6. '
M CAlUÏEN.
comme un Maure, chez qui beaucoup do bourgeois ve-naient manger du poisson frit, surtout, je crois, depuisquo Carmen y avait pris ses quartiers.— Lillas, dit-elle sitôt-/qu'ello me vit, je ne fais plus
rien de la journée. Demain il fera jour (1)! Allons, pays,allons nous promener.Elle mit sa mantille devant son nez, et nous voilà dans
la rue, sans savoir où j'allais.—Mademoiselle, lui dis-je, jo crois que j'ai Avous re-
mercier d'un présent que vous m'avez envoyé quandj'étais en prison. J'ai mangé lo pain; la lime mo servira
pour affiler ma lance, et jo la garde comme souvenir de
vous; mais.l'argent, le voila.—Tiens! il a gardé l'argent, s'écria-t-cllo en'éclatant'
do rire, Au reste, tant mieux, car je no suis guère en
fonds; mais qu'importe? chien qui chemine ne meurt
pas do famine (2), Allons, mangeons tout, Tu me
régales,.'
Nous avions repris lo chemin do Séville, A l'entrée dela rue du Serpent, ello acheta une douzaine d'oranges,
qu'elle mo fit mettro dans mon mouchoir. Un peu plus
(1)Maiiannsera otro dfa. —Proverbe espagnol,(2) Chuquel sosplrela,
Cocalterela.Ghlenqui marche, os trouve, —Proverbe boliémlen.
CAmiKN, .y,
loin, ello acheta encore un pain, du saucisson, une bou-teille do man/anilla; puis enfin ello entra chez un confi-seur. LA, elle jeta sur le comptoir la pièce d'or que jelui avais rendue, une autre encore .qu'elle avait dans sa
poche, avec quelque.-argent blanc; enfin elle mo de-manda tout ce que j'avais, Je n'avais qu'une piécette et
quelques cuartos, que je lui donnai, fort honteux den'avoir pas davantage, Jo crus qu'elle voulait emportertoute la boutique, Ello prit tout ce qu'il y avait de plusbeau et do plus cher, yemas (l), luron (2), fruits confits,tant quo l'argent dura. Tout cela, il fallut encore que jeloportasso dans des sacs do papier. Vous connaissez peut-êtro la rue du Candilejo, où il y a une tête du roi donPedro le Justicier (3), Ello aurait du m'inspirer des ré-
(I) Jaunes d'oeufsucrés.•.(*) Kspècedenougat.(3) Le roi don P^tlre, que nous nommons le Cruel, et que la
reine Isabelle la Catholique n'appelait jamais que le Justicier,aimait à se promener le soir dans les rues do Séville,cherchantles aventures, commele califeIlaroûn-al-Uaschid.Certaine nuit,il se prit de querelle, dans une rue écartée, avec un hommequidonnait une sérénade. On se battit, et le roi tua le cavalier amou-reux. AUbruit des épées, une vieillefemmemit la tête à la fenê-tre, et éclaira la scèneavec la petitelampe, candilejo, qu'elle te-nait a la main. Il faut savoirque le roi don l'èdre, d'ailleurs lesteet vigoureux, avait un défaut de conformationsingulier. Quandil marchait, ses rotules craquaient fortement. La vieille, Acecraquement, n'eut pas de peinea le reconnaître. Le lendemain,le Vingt-quatreen charge vint faire son rapport au roi. « Sire,
50 CARMEN,
flexions. Nous nousarrètAirios, dans cette rue-IA, devantuno vieillo maison^ Ello entra dans l'allée, et frappa nurez-de-chiitissée, Vm bohémienne, vraie servante de
Satan, vint nous ouvrir, Carmen lui dit quelques'..motsen romani. La vieille grogna d'abord. Pour l'apaiser,Carmen lui donna deux oranges et une poignée de bon-
bons, et lui permit dégoûter au vin. Puis elle lui mil samanto sur je dos et la conduisit Ala porte, qu'elle fermaavec la barre de bois. Dès quo noits fumes seuls, ello semit Adanser et A rire comme uno folle, en chantant :— Tu es mon rom, jo suis ta romi{\). —•Moi, j'étais aumilieu de la chambre, chargé do toutes ses emplettes,on s'est battu en duc), cette nuit, dans telle rue. Un des combat-'tants est mort, — Avcz-vousdécouvert le meurtrier ? — Oui,stro—-Pourquoi n'csMI pas déjà puni ?•-Sire, J'attends vosordres. —Exécutezla loi, » Or, le roi venait de publier un dé-cret portantque tout duelliste serait décapité,et que sa tête de-meurerait exposéesur le lieu du combat, Le Vingt-quatrese tirad'alTalreen hommed'esprit. Il fit scier la tête d'une statuedu roi,et l'exposadans uneniche au milieude la rue, théAtredu meur-tre, Lo roi et tops les Sévillans lo trouvèrent fort bon, La rueprit son nomde la lampede la vieille, seul témoinde l'aventure.—Voilàla tradition populaire, Kunlgaraconte l'histoire un peudifféremment.(VoirAnales de Sevilla, t. II, p, 136.)Quoi qu'ilm soit, Il existeencore à Séville une rue du Candilejo,et danscelle rue un buste do pierre qu'on dit être le portrait de donPèdre.Malheureusement,ce buste est moderne. L'ancien étaitfort usé au xvii*siècle,et la municipalitéd'alors le fit remplacerpor celui qu'on volt aujourd'hui,(t) Boni, mari ; romi, femme.
CARMEN. M
no sachant oit les poser, Elle jeta tout par terre, et mesauta au cou, en mo disant i — Je paye mes dettes, jepaye mes dettes ! c'est la loi (les (Iules (!) !— Ah! mon-
sieur, cette journée-là ! cette journée-là !.., quand j'ypense, j'oublie celle de demain.Le baiulitse lut un instant ; puis, après avoir rallumé
son cigare, il reprit ;Nous passâmes ensemble toute la journée, mangeant,
buvant, et le reste. Quand elle eut mangé des bonbonscomme un entant do six ans, elle en fouira des poi-gnées dans la jarro d'eau de la vieille, — C'est pour luifaire du sorbet, disait-elle. Elle écrasait des .veinas enles lançant contre la muraille — C'est pour que lesniouches nous laissent tranquilles, disait-elle... H n'y apas do tour ni do bêtise qu'elle ne fit, Jo lui dis quo jovoudrais la voir danser; mais où trouver des casta-
gnettes? Aussitôt elle prend la setilo assiette do lavieille, la casse en morceaux; et la voilA qui darise lalomalisen faisantclaqiter les morceauxdo faïence aussibien quo si ello avait ou des castagnettes d'ébèno oud'ivoire. On no s'ennuyait pas auprès do cette fille-là,
(l)Çalo) féminin, caltf; pluriel,cales,Mot à mot t noir, —nomque les bohémiensse donnentdans leur langue.
58 ÇAHMKX.
je vous en réponds. Le soir vint, et j'entendis les tam-bours qui battaient la retraite— Il faut que j'aille au quartier pour l'appel, lui
dis-jo.— Au quartier? dit-ello d'un air de mépris; tu es
donc un nègre, pour te laisser mener A la baguette?Tu es un vrai Canari, d'habit et"-de caraclèro(l). Va,tu as un coeur do poulet, Je restai, résigné d'avance Ala salle do police. Le matin, ce fut ello qui parla la pre-mière de nous séparer. — Écoute, Joseito, dit-elle;t'ai-jo payé? D'après notre loi, jo ne: to devais rien,puisque tu es un payllo; mais tu es Un joli garçon, ettti m'as plu, Nous sonmies quittes, Ilonjour.Je lui demandai quand je là reverrais,.—•Quand tu seras moins niais, répondit-elle en riant,Puis, d'un ton plus sérieux : Sais-tu, mon fils, quo jocrois quo jo t'aimo un peu? Mais cela no petit durer,Chien et loup no font pas longtemps bon ménage,Peut-êtro quo, si tu pronais la loi d'Égypto, j'aimerais.fr.devenir ta romi.Mais, co sont des bêtises: cela no so
peut pas. Bail ! mon garçon, crois-moi, tu en es quitteAbon conipto. Tu as rencontré le diable, oui, le diable;
(I) Lesdragonsespagnolssonthabillésdo jaune.
tîAKMEN. 50
il n'est pas toujours noir, et il no t'a pas tordu lo cou.Je suis habillée de laine, mais je no suis pas mouton (1),Va mettre un cierge devant ta majart (â); elle l'a biengagné. Allons, adieu encore une fois. No pense plus ACarmencita, ou elle to ferait épouser une veuve Ajambes do bois (3).En parlant ainsi, elle défaisait la ;barre qui fermait
la porto, et une fois dans la rue elle s'enveloppa danssa mantille et nie tourna les talons,Ello disait vrai. J'aurais 'été sagedo ne pltis penser A
ello; niais, depuis cette journée dans la rue du Candi-lejo, je no pouvais plus songer a outre chose, Je me
promenais tout lo jour, espérant la rencontrer. J'en de-mandais des nouvelles Ala vieille et au marchand defriture, L'un et l'autre répondaient qu'elle était partiepour Laloro(i), c'est ainsi qu'ils appellent lo Portugal,Probablement c'était d'après les instructions do Carmenqu'ils parlaient de la sorte, niais je rie tardai pas Asa-voir qu'ils irientaienL Quelques semaines après ma jour-née de la rue du Candilejo, jo fus do faction a une des
(l)Me dieasvriardadcjorpoY,lus ne sino broco.—Proverbebohémien.' .-'"(2)La sainte,—la sainteVierge,(3) La potence, qui est Veuvedu dernier pendu,(4)La(terre) rouge.V
(!» CAHMEX.
portes do la villo. A peu do distance de cette porto, il yavait une brèche qui s'était faite dans le mur d'enceinte;on y travaillait pendant le jour, et la nuit on y niellaitun factionnaire pour empêcher les fraudeurs. Pendantle jour, jo vis Lillas Pastia passer et repasser autour du
corps de garde, et causer avec quelques-uns do mes ca-marades ; tous lo connaissaient, et ses poissons et ses
iKîignetsencoro mieux. 11s'approcha do moi et me de-manda si j'avais des nouvelles do Carmen.>-Non, lui dis-je,— Eh bien, vous en aurez, compèro,11ne se trompait pas, Lit nuit, je fus uns de faction si
la brèche, Dès que le brigadier so fut retiré, je vis venirà moi uno femme. Lo coeur me disait que c'étaitCarmen, Cependant jo criai : Au large ! on no. passepas!— No faites donc pas leméchant, ïno dit-elle en sefaisaiit connaître Ainoi.— Quoi! vous voilA, Carmen !— Oui, mon pays. Parlons peu, parlons bien, Veux-
tu gagner un dourb? il va venir des gens avec des pa-quets; laisse-les faire.— Nori, répondis-je. Je dois les empêcher de passer;
c'est la consigne.
CAIIMEX. «I— La consigne ! la consigne ! Tu n'y pensais pas rue
duCandilejo,——Ali! répond is-jo, tout bouleverse; par ce seul sou-
venir, cela valait bien la peine d'oublier la consigne;tuais jo no veux pasde l'argent des conlrebandiors,— Voyons, si tii no veux pas d'argent, veux-tu quenous allions encore' dîner chez la vieille Dorothée?— Non! dis-jo A moitié étrangle par l'effort que je
taisais. Jo ne puis pas,— Fort bien. Si tu es si difficile, je sais Aqui m'adres-
ser, J'offrirai A ton officier d'aller chez Dorothée.Il a l'air d'un bon enfant, et il fera mettre eii sentinelleun gaillard qui ne verra quo co qu'il faudra Voir, Adieu,canari, Jo rirai bien lo jour où la consigne sera de to
"pendre/ ;;--'.;J'eus la faiblesse do la rappeler, et je promis de lais-
ser passer toute la bohème, s'il lo fallait, pourvu quej'obtinsse la seule réconipenso que je désirais. Ello me
jura aussitôt do me tenir parole (lès le lendemain, etcourut prévenir ses amis, qui étaient Adeux pas. Il y enavait cinq, dont était Pastia, totis bien chargés de mar-chandises anglaises. Carmen faisait le gtiel. Elle devaitaverlir avec ses castagnettes dès qu'elle apercevrait la
iii CAltMKX.
ronde,niais ello n'en eut pas besoin, Les fraudeurs firentleur allairo en un instant.Lo lendemain, j'allai rue du Candilejo, Carmen se fit
attendre, et vint d'assez mauvaise humeur, — Je n'aime
pas les gens qui se font prier, dit-ello, Tu m'as renduun plus grand service la premièro fois, sans savoir si tu
y gagnerais quelque choso, Hier, tu as marchandé avecmoi. Je no sais pas pourquoi jo suis venue, car jo not'aime plus,;Ticns, va-t'en, voilà undouro pour ta peine.— Peu s'en fallut que je no lui jetasse la pièce Ala tête,et jo fus obligé de faire un effort violent sur moi-même
pour no pas la battre. Après noiis être disputés pendantUno heure, je sortis furieux. J'errai quelque temps parla ville, marchant dcçA et dclA comme utî fou; enfin
j'entrai dans uno église, et, m'étant mis dans lo coin le
plus obscur, je pleurai A chaudes larmes. Tout d'un
coup j'entends uno voix : — Larmes de dragon ! j'enveux faire un philtre. — Jo lève les yeux, c'était Car-men en face do moi. —Eh bien, mort pays, m'en vou-lez-vous encore? me dit-elle, il faut bien que je vous
aime, malgré que j'en aie, car, depuis ipie vous m'avez
quittée, jo ne sais ce que j'ai. Voyons, maintenant c'estmoi qui te demande si tu veux venir rue du Candilejo.— Nous fîmes donc la paix;mais Carmen avait l'hit*
i:\iiMKN. m
ineur comme est le temps chez nous. Jamais :l'orage'n'est si près dans nos montagnes que lorsque le soleilest le plus brillant.-Elle m'avait promis de me ..revoirune autre fois chez Dorothée, et elle ne vint pas. EtDorothée nie dit do plus belle qu'elle était allée A La-loro pour les allaires d'Egypte.Sachant déjà, par expérience à quoi m'en tenir
JA-dossus, je cherchais Carmen partout où je croyaisqu'elle pouvait être, et je passais vingt fois par jour dansla rue (lu Candilejo. Un soir, j'étais chez Dorothée, quej'avais presque apprivoisée en lui payant de temps Aau-tre quelque verre d'anisette, lorsque Carmen entrasuivie d'un jeune homme, lieutenant dans notre régi-ment.—Va-t'en, vite me dit-elle en basque.—Je restai
stupéfait, la rage dans le rouir. — Qu'est-ce que tu faisici ? me .dit le lieutenant, Décampe, hors d'ici ! — Je ne
pouvais faire tut pas; j'étais connue perclus. L'oflicier,en colère, voyant '.que je ne nie retirais pas, et que jen'avais pas mémo ûté mon bonnet de police, me pritau collet et mo secoua rudement, Jo ne sais ce que jelui dis. Il tira son épée, et je dégainai. La vieille me sai-sit le bras, et le lieutenant me donna mi coup un front,dont je porte encore la marque. Je reculai, et d'un coupde coude je jetai Dorothée A la renverse; puis, comme
04 GA1VMEN.
le lieutenant nie poursuivait, jo lui mis la'/pointe an
corps, et il s'enferra* Carmen alors éteignit la lampe, etdit dans sa langue ADorothée des'enfuir. Moi-même jeme sauvai dans la rue, et me mis A courir sans savoiroù, Il mo semblait que quelqu'un me suivait, Quand jerevins A moi, je trouvai quo Carmen no m'avait pasquitté. — Grand niais de canari! mo dit-cllo> tu no saisfaire quo des bêtises. Aussi bien, je te l'ai dit que jo to
porterais malheur. Allons, il y a remède Atout, quandon a pour bonne amie une Èlaniandc do Honte (1). Com-mence par mettre ce mouchoir sur ta tète, et jette-moice ceinturon. Attends-moi dans cette allée. Je reviensdans deux minutes. — Elle disparut, et iiic rapporta:.bientôt rino niarite rayée qu'ello était allée chercher jerie sais où. Elle me lit quitter mort uniforme, et mettrela tnatile par-ilessus ma chemise, Ainsi accoutré, avecle mouchoir dont elle avait bandé la plaie quo j'avais Alrt tète, je ressemblais assez A un paysan valencien,coinmoil yen a A Séville, qui .viennentvendre leur
orgeat de chufas (â). Puis elle me mena dans une mat-
(l) Flamenca de ftoma, Tenue d'argot qui désigneles bohé-miennes,floma ne veutpasdire Icila villeoiernellc,maisla lia-liondesUoiiilou desgens tnariù, nom quesedonnentlesbohé-miens. Lespremiersqu'on viten Espagnevenaientprobablementdes Pnvs-Da*,d'oiVcstvenuleur nomde Vtùmands.(3) llttclncbulbeusedont on fulluneboissonassezagréable.
CARMEN, C5
son assez semblable ACelle de Dorothée, au fond d'une
petite ruelle. Elle et uno outre bohémienne me lavèrent,me pansèrent mieux que n'eût pu 1b'faire un chirurgien*major, mo firent boire je r.o sais quoi ; enfin, on moriiit sur un matelas, et jo m'endormis.Probablement ces uunntes avaient mêlé daiis ma
lioissori qtieiqites-itiies do ces drogues assoupissan-tes dont elles ont le secret, car je 110m'éveillai que forttard" lo lendemain, J'avais un grand mal de tète et un
poil do fièvre. Il fitllttt quelque temps pour que le sou-venir mo revint do la terrible scène où j'avais pris partla veille, Après avoir pansé mo plate, Carmen et son
amie, accroupies lotîtes les deux suivies talons auprèsdo mon matelas, échangèrent quelques mots en chipecùltiy qui paraissaient être uiiecorisultatiori médicale.Puis tontes les deux iit'ossurèrént que je serais guériavant petty mais qu'il fallait quitter Séville lo plus tôt
possible; car, si l'on m'y attrapait, j'y serais fusillésans rémission. — Mon gstreori, me dit Citrnieu, il finit
(pie tu hisses quehpte chose ; maintenant (pie le roi nele donne plus ni riz ni merluche (I), H nuit que tu
songes A gagner ta vie, Tu es trop liète jiour voler ri
(i) 'Nourriture ordinairedu lotdat cï|ttumol.-v.
Cfl CARMEN.
pastçsas (1); mais tu es lesto et fort : si tu as du coeur,va-t'en Ala côte, et fais-toi conlrebandier. Not'ai-jopaspromis de te faire pendre? Cela vaut mieux que d'êtrefusillé. D'ailleurs, si tu sais t'y prendre, tu vivras connueun prince, aussi longtemps que les minons (w2)et h*
gardes-côtes no te mettront pas la main sur le collet.Ce fut do cette façon engageante quo cette diable de
fille me montra la nouvelle carrière qu'elle mo desti-
nait, la seule, Avrai dire, qui mo restât, maintemiiit
que j'avais encouru la peine de morl. Vous le dirai-je,monsieur? elle me détermina sans beaucoup de peine. Illue semblait que je m'unissais A elle plus intimement
par cette viode hasards et do rébellion. Désormais jo crusm'assurer son amorir. J'avais entendu souvent parlerde quelques contrebandiers qui parcouraient l'Andt-
lousie, montés sur un bon cheval, l'espingolo au poing,leur maîtresse en croupe. Jo mo Voyais déjà, trottant parmonts et par vaux avec la gentille bohémienne der-rière moi. Quand, je lui parlais de cela, elle riait A setenir les côtés, et me disait qu'il n'y a rien de si beau
qu'une nuit passée au bivouac, .lorsque chaque rotnse relire avec sa romi sous sa pelilo .tente Ibrntée
(I)Vslitat à pastesàs, voleravecadresse,dérobersans violence.{'<?)Espèce,docorps franc.
auMKN. m
do trois cerceaux, avec une couverture par-dessus.— Si je tiens jamais dans la inonlagne, lui disais-je,
je serai sur de toi! LA, il n'y a pas do lieutenant polirpartager avec moi.— Alt ! tu es jaloux, répondait-elle. Tant pis pour toi.Cointilent es-tti assez bête pour cela? Ne vois-ltt pasque je t'aime, puisque jene t'ai jamais demandé d'ar-
gent?Lorsqu'elle parlait ainsi, j'avais envie de Télranglor.Pour le faire court, monsieur, Carmen me procura
un habit bourgeois, avec lequel je sortis de Séville salisêtre reconnu, J'allai A Jerez avec une lettre de Pastia
pour un marchand d'nnisette chez qui se réunissaientdes coiilrebandiei's, Dri nie pi'ésentaa cesgeiis-IA, dontlo chef, surnommé lo Daricaïro, me reçut dans sa
troupe. Nous partîmes poiir (îaticin, où je retrouvai
Carmen, qui m'y avait donné rendez-vous. Dans les ex-
péditions, elle servait d'espion Anos gens, et de meil-leur II n'y en cnt jamais. Elle revenait do lî ibrait ar, et
déjA elle avait arrangé avec un patron tlo navire Peri>
lump, 'nient de marchandises anglaises que nous de-vions recevoir sur la eôuh Nous allAines les attendre
près d'Estepona, /puis nous en cachAnies une partiedans la montagne; cliargésdtl reste, nous nous rendi-
C8 CAuMEN.
mes à Honda. Carmen nous y avait précédés. Ce futello encore qui nous indiqua le moment où nous entre-rions en ville. Co premier voyage, et quelques autres
après furent heureux. La vie de contrebandier me plai-sait mieux quo la vie de soldat; je faisais des cadeaux A'.Carmen.- J'avais do l'argent et une maltresse. Je n'avais
guère do remords, car, comme disent les bohémiens :Cale avec plaisir ne démange pas(l), Partout nousétions bien reçus; mes compagnons mo traitaient bien,et même me témoignaient de la considération. La rai-
son, c'était que j'avais tué un homme, et parmi eux il
y on avait qui n'avaient pas un pareil exploit sur la con-science, Mais ce qui me touchait davantage dans ma
nouyelle vie, c'est que je voyais souvent Carmen. Ellemb montrait plus d'amitié qtie jamais; cependant, de-vant les camarades, elle Ho convenait pas qu'elle étaitma maîtresse; et même, elle m'avait fait Jurer par tou-tes sortes de sermenls de ne rien leur dire sur son
compte, J'étais si faible devant celte créature, que j'o-béissais A tous ses caprices. D'ailleurs, c'était là pre-mière fois qu'elle se mollirait A moi avec la réserved'une honnête lentmo, et j'étais assez simple pour
(!) Saropla «al pesqultalne pumava,
CARMEN. 00
croire qu'elle s'était véritablement corrigée de ses fa-
çons d'autrefois,Mofro troupe, qui se composait do huit ou dix boni"
nies, ne se réunissait guère que dans lesmoments dé-
cisifs, ct'M'ordinairo nous étions dispersés deux Adeux,trois h trois, dans les villes et les villages. Chacun donous prétendait avoir un métier: celui-ci était chati-
dronnicr, eelui-lA maquignon; moi, j'étais marchandde merceries, mais je ne me montrais guère dans les
gros endroits, A causo de ma mauvaise allairc de Sé-ville» Un jour, ou plutôt uno nuit, notre rendez-vousétait au bas do Véger. Le Dancaïro et moi nous nous ytrouvAmcs avant les autres. 11paraissait fort gai. —
Nous allons avoir un camarade de plus, me dit-il. Car-men vient de faire lin de ses meilleurs tours. Elle vientdo faire échapper son rom qui était tut prestdio ATa-rifa.—«Je commençais 'déjà Acomprendre le bohémien,
A[m parlaient presque tous mes camarades, et ce motde rotn me causa tm saisissement» — Comment ! sonmari) elle est donc mariée? demandai-jo au capi-: taine.
— Oui, répondit-il, A Garcia le llorgue, un bohé-mien aussi fùlé (pi'elle. Le pauvre garçon êluit aux ga-lères. Carmen a si bien embobeliné le chirurgien du
ÎO CAHMEN,
prestdio, qu'elle en a obtenu la liberté do son roin.Ali!celte fillc-lAvaut son pesant d'or. Il y a.dettx ansqti'ollecherche A le faire évader. Dieu n'a réussi, jusqu'à/ce.qu'on s'est avisé de changer le major. Avec celui-ci, il
parait qu'elle a trouvé bien vite le moyen do s'en-tendre."—Vous vous imaginez le plaisir que me fit cettenouvelle. Je vis bientôt Garcia le Borgne; c'était bien le
plus vilain monstre quo la bohème ait nourri : noir de
peau et plus noir d'Ame, c'était le plus franc scélérat
quo j'aie rencontré dans ma vie. Carmen vint avec lui ;et, lorsqu'elle l'appelait son rom devant moi, il fallaitvoir les yeux qu'elle me faisait, et ses grimaces quandGarcia tournait la tète. J'étais indigné, et je ne lui par-lais pasde la nuit. Le mutin nous avions fait nos ballots,et lions étions déjA en route, quand nous nous aperçû-mes qu'une douzaine de cavaliers étaient Anos trousses.Les fanfarons Andalous, qui ne parlaient que de tout
massacrer, firent aussitôt piteuse mine. Ce fut un sauve
qui peut général, Le Daneaïre, Garcia, un joli garçond'Eeiju, qui s'appelait le Hemondado, et Carmen ne
perdirent pas la tèlo, Le reste avait abandonné les mu-
lets, et s'était jeté dans les ravitis où les chevaux no pou-vaient les suivre, Nous ne pouvions conserver nos bêtes,et nous nous liAlAinesde défaire le meilleur de notre
CAItMEN. 11
butin, et de le charger sur nos épaules, puis nous es-
sayâmes do nous sauver au travers des rochers par les
pentes les plus roides. Nous jetions nos ballots devant
nous, et nous les suivions de noire mieux en glissantslir les talons. Pendant ce temps-lA, l'ennemi nousca-
nardait; c'était la première fois qtte j'entendais sifllerles balles, et cela nome fit pas grand'ehose. Quand onest en vue d'une femme, il n'y a pas de mérito Ase mo-
quer do la mort. Nous nous échappâmes, excepté le
pauvre Hemendado, qui reçut tm coup de feu dans lesreins. Je jetai mon paquet, et j'essayai do le prendre.— Imbécile! mo cria Garcia, qu'avons-nous allaired'une charogne? àehèvc-le et no perds pas les bas docoton. — Jette-le, jcttc-lo 1mo criait Carmen. — La fa-
ligue m'obligea do le déposer un moment tVl'abri d'unrocher. Garcia s'avança, et lui lAcha son csphigolo dansla tète. — Dieu habile qui le reconnaîtrait maintenant,ilit-il en regardant sa figure que douze balles avaientmise en morceaux. — VoilA, monsieur, la jieile vie quej'ai menée. Le soir, nous nous IrottvAnios dans un hal-
lier, épuisés do faligiie, n'ayant rien Amanger et ruinés
par la période nos mulets. Que fit cet infernal Garcia?il lira un paquet de cartes de sa poche, et se mit Ajoiteravec le Daneaïre Aht lueur d'un feu qu'ils allumèrent.
72 CAltMËN.
Pendant ce tcmps-lA, moi, j'étais couché, regardant lesétoiles, pensant au Hcniendado, et me disant que j'ai-merais autant être A sa place. Carmen était accroupieprès de moi, et de temps en temps elle faisait un .roule-,nient de castagnettes en chantonnant. Puis, s'appro-cha nt comme pour me parler A l'oreille, elle m'em-
brassa, presque malgré moi, deux oit trois fois, — Tues lo diable, lui tlisaîs-jc. — Oui, me répondait-elle.Après quelques heures de repos, elle s'en fut A Gau-
chi, et le lendemain matin un petit ehovrier vint nous
porter du pain. Nous demeurâmes lu tout le jour, et la
nUitnousnousrapprochAinesdcGaucin.Nous attendionsdes nouvelles do Carmen. Hieh ne Venait. -Au jour, nous
voyons un muletier qui menait une femme bien habillée,avec un parasol, et une petite fille qui paraissait sa do-
mestique. Garcia nous dit :—•Voilà deux mules et deuxfemmes que saint Nicolas nous envoie; j'aimerais mieux
quatre mules; n'importe, j'en fais mon tillîiire! —Il
prit son esphigole et descendit vers lé sentier en se ca-chant dans les broussailles. Nous le suivions, le Daneaïreet mol, A ponde distance. Quand nous fûmes Aportée,nous nous montrAines, et nous criAmes au muletier dos'arrêter. La femme, en nous voyant, ait lien de s'ef-
frayer, et notre toilette aurait suffi pour cela, fait un
OAItMEN. 73
grand éclat do rire. — Ah ! les lillipendi qui me pren-nent pour une erani(\)\ — C'était Carmen, mais sibien déguisée, (pie je no l'aurais pas reconnue parlantune autre langue. Elle sauta en bas do sa mule, et causa
quelque temps Avoix basse avec le Daneaïre et Garcia,puis elle me dit : Canari, nous nous reverrons avant quotu sois pendu. Je vais AGibraltar pour les affaires d'E-
gypte. Vous entendrez bientôt parler do moi. — Nousnous séparAmes après qu'elle nous eut indiqué tin lieuoù nous pourrions trouver un abri pour quelques jours.Celte fille était la providence de notre troupe. Nousre-emnes bientôt quelque argent qu'elle nous envoya, etun avis qui valait mieux pour nous: c'était que tel jourpartiraient doux milords anglais, allant do Gibraltar AGrcntido par tel chemin. A bon entendeur, salut. Ilsavaient de belles et bonnes guinées. Garcia voulait les
tuer, niais le Daneaïre etntoi nous nous y opposAmes»Nous ne leur primes que l'argent et les montres, outreles chemises, dont nous avions grand besoin.
Monsieur, on devient coquin sans y penser. Une joliefille vous fait perdre la tèle, on se bat pour elle, unmalheur arrive, il faut vivre Ala montagne, et de con-
(1)Lesimbéciles(|ul me prennent pour une femmeeommfiilfaut,
7
71 CAUMEN.
Ucbandicr on devient voleur avant d'avoir réfléchi,Nous jugeâmes qu'il no faisait pas bon pour nous dansles environs do Gibraltar après l'affaire des milords, etnous nous enfonçâmes dans la sierra do Honda.—Vousm'avez parlé de José-Maria; tenez, c'est IAque j'ai faitconnaissance avec lui. Il menait sa maîtresse dans ses
expéditions. C'était uno jolie fille, sage, modeste, debonnes manières; jamais un mot malhonnête, et un dé-vouement !... En revanche, il la rendait bien malheu-reuse. Il était toujours Acourir après toutes les filles, illu malmenait, puis quelquefois il s'avisait do luire le ja-loux. Une fois, il lui donna un coup do couteau. Eh
bien, ello ne l'en aimait que davantage. Les femmessont ainsi faites, les Andalotises surtout. Cello-IAétaitfièro de la cicatrice qu'elle' avait an liras, et la montrait
comme la plus belle choso du monde. Et puis José-
Muria, pur-dessus lo marché, était le plus mauvais cama-
rade!../Dans une expédition que nous finies, il s'ar-
rangea si bien, ((lie tout lo profit lui en demeura, Anousles coups et rembarras de l'alfaire» Mais jo reprendsmon histoire» Notis n'entendions plus parler de Carmen.Le Daneaïre dit : — Il faut qu'un do nous aille A Gi-braltar pour en avoir des nouvelles; elle doit avoir pré-paré quelque aiïairo. J'iraisbieti, mais je suis trop connu
' ' CAHMEN.-'/':.: .: 75
A Gibraltar. — Le borgne dit : — Moi aussi, on m'ycoiinall, j'y ai lait tant de farces; aux lïcrevisses(l)! et,coiuiiio je n'ai qu'un oeil, jo suis difficile a déguiser.—Il latildoue que j'y aille? dis-jo Amon four; enchanté Ala seule idée do revoir Carmen; voyons, que faut-illuire?— Les autres mo dirent: — Eais tant que de
t'enibarqiicr ou do passer par Saint-Hoc, comme tu ai-meras le mieux, et, lorsque lu seras A Gibraltar, de-mande sur le porl ou demeure une marchande do cho-colat qtii s'uppelle la Hollona; quand lu l'auras trouvée,tu sauras d'elle ce qui se pasSo IA-bas.— Il fut convenu
quo nous partirions toits les trois pour la sierra de Gau-
chi, que j'y laisserais mes dotix compagnons, et que jeme rendrais AGibraltar connue tiii marchand do fruits»A Honda, un lionune qui était Aiioils in'avait procurétin passe-port; A Gauchi, on rite donna un ftno: joie:chargeai d'oranges et do melons, et jo mo mis eri route.Arrivé AGibraltar, jo trouvai qu'on y connaissait bienlaHollona,mais elle était morte ou ello était allée A/îat-kito«j(û), et sa disparition expliquait) A mon avis,conmient nous avions perdu noire moyen do eorres-
(I) NomqueJe peupleen Espagnedonneaux Anglaisa causedo la couleurdo leur uniforme,(i) Auxgalère»,ou bienà tous les diables.
"10':'. .'."CARMEN.::'/'
pondre avec Carmen. Jo mis mon Ane dans une écurie,et, prenant mes oranges, j'allais par la ville comme pourles vendre, mais,enellet, pour voir si je ne renconlrerais
pas quelque figure de connaissance. 11y a 1Aforce ca-naille de tons les pays du monde, et e'est la tour de Ba-
bel/car. on HOsalirait faire dix pas dans une rue sansentendre parler autant de langues. Je voyais bien des
gens d'Egypte, mais jo n'osais guère m'y fier; je les IA-
lais, etils me Jutaient. Nous devinions bien "'quo nousétions des coquins; l'important était de savoir si nousélions de la niémo bande. Après deux jours passés encourses inutiles, je n'avais rien appris touchant la Hol-lona ni Carmen, et je pensais A retourner auprès demes camarades après avoir fait quelques emplettes,lorsqu'on me promenant dans une rue, au coucher du so-
leil, j'entends uno voix de femme d'une fenèlre qui medit : — Marchand d'oranges !... Je lève la tète, et je volsA un balcon Cavinen, accoudée avec un officier en
rouge, épttnlettes d'or, cheveux frisés, tournure d'un
gros riiyiord. Pour elle, elle était habillée snpcrlietricrit iun chAlc sur ses épaules, une peigne d'or, toute en sole;et la bonne pièce, toujours la même triait Ase tenir lescôtes. L'Anglais, en baragouinant l'espagnol, mo cria de
monter, (piemadame voulait des oranges; et Carmen me
«1AUMEX. 77
dit en bascpie : — Monte, et ne l'élonnede rien. —
Hien, en ellét, ne devait iri'étohner de sa pari. Je nesais si j'eus plus de joie (pic de chagrin en la retrou-vant. Il y avait Ala pitrtc un grand domestique anglais,poudré, qui me conduisit dans un salon magnifique.Carinen mo dit aussitôt en basque i — Tu no sais pasun mot d'espagnol, tu ne .me connais pas. — Puis, setournant vers l'Anglais : — Je vous le disais bien, jel'ai tout de suite reconnu pour un llasque; vous allezentendre quelle (liéle do langue. Comme il a l'air bèto,n'ost-co pas? On dirait un chat surpris dans un garde-manger. — Et toi, lui dis-je dans nia langue, tu as Paird'une elVrontéo coquine, et j'ai bien envie do le balafrei'ta ligure devant ton galant.—Mon galant !dit-elle, tiens,tu asdeviné cela tout seul? Et tu es jaloux de cet hn-bécile-lA? Tu es encore plus niais qu'avant nos soiréesdo la rue du Candilejo. Ne vois-tu pas, sot que tu es,que je fais en ce moment les tilVairesd'Egypte, et de lafaçon la plus brillante. Cette maison est Amoi, les giti-nées de l'écrovissO seront Amoi; je le mène par le boutdu nez ; jo le mènerai d'oît itno sortira jamais.— El moi, lui dis-je, si tu fais encore les all'aires
.tlijgypte.de cette nialiîère-lA, je ferai si bien tpie tu liereconnneiiceras plus.
78 :-:(iAnMEN.;.;;— Ah! oui-dit 1 Es-Ut mon roni, pour me comman-
der? Lo Horgno le trouve bon, qit'as-tu A y voir? Nedevrais-tu pas être bien content d'être le seul qui se
puisse dire nion minchorrô (1)?— Qu'est-ce(fu'il dit? demanda l'Anglais,— Il dit qu'il à soif et qu'il boirait bien un coup, ré-
pondit Carmen. Et elle so renversa sur un canapé enéclatant do rire Asa Iradiuîllon. •
Monsieur, quand cette Illle-IAriait, il n'y avait pasmoyen do parler raison. Tout le inonde riait avec elle.Ce grand Anglais semit Arire aussi, comme un imbé-cile qu'il était, et ordonna qu'on m'apportAt A boire.Pendant que je buvais : — Vois-tu cetto bague qu'il
a nu doigt? dit-elle; si tu veux, joto la donnerai.Molje répondis t—Jo doriUeraistm doigt polir tenir ton
mylord doits lamontagne, chacun un maquila au poing.— Maquila, qn'est-co que cela vent dire? demanda
l'Anglais.—Mttqtiila,ditCarincnriarittoitjours,e*estnneorange.N'est-ce pas un bien drolo do'mot pour uno orange?Il dit (pi'it voudrait vous faire manger du maquila.— Oui? dit l'Anglais. Eh bien! apporte encore de-
(1)Monamant. ou plutôtmoncaprice,
CAItMEN. 71)
main du maquila. — Pendant 'que nous parlions, lo do-
mestique entra et dit (pic le dîner était prêt. Alors l'An-
glais se lova, nui donna une piastre, et offrit son bras A
Carmen, connue si elle ne pouvait pas marcher seule.
Carmen, riant toujours, nie dit : — Mon garçon, je ne
puis t'inviler A diner; mais demain, dès que tu enten-dras le tambour pour ht parade, viens ici avec des
oranges. Tu trouveras Une chanibro mieux meublée
que;celle de la rué du Candilejo, et tu verras si jo suis
.toujours la Cariueneila» Et puis nous parlerons des af-faires d'Egypte. — Jo no répondis rien, et j'étais dans larue que l'Anglais me criait : Apportez demain du ma-
quila ! et j'entendais les éclats de rire de Gurincn.Jo sortis no sachant co que je ferais, je no dormis
guère, et lo matin jo nie trouvais si en colère contrecette traîtresse, (pie j'avais résolu de partir de Gibraltarsans la revoir; mais, au premier roulement de tambour,lotit mon courage m'abandonna ! je pris mu Italie tl'o-
rangos et jeCourus chez Carmen';. ..'Sa jalousie étaitont Couverte, cl jo vis son grand oeil noir qui; me
guettait. Le domestique poudré m'introduisit aussitôt;Carmen lui donna une connnission, et dès que nousfumes seuls, elle partit d'un de ses éclats de rire de cro-
codile, et se jeta Amon cou. Jo no l'avais jamais vue si
80 (ÏA1VMEX.
belle. Paréo comme Une madone, parfumée.,...desmeubles de soie, des rideaux brodés.,... ah! et moifuit comme un voleur que j'étais. — Minchorrô !disait
Carmen, j'ai envie de tout casser ici, de mettre Je feuA la maison, et de in'enfuir Ala sierra. — Et c'étaientdes tendresses!... et puis des rires!... et elle dansait, etelle déchirait ses falbalas : jamais singe ne fit plus de
gambades, do grimaces, de [diableries. Quand elle eut
repris son sérieux : — ;Écoute, mo dit-elle, il s'agit de
l'Egypte, je yeux qu'il nie mène AHonda, où j'ai unesoeur religieuse..»'(Ici nouveaux éclats de rire.);Nouspassons parmi endroit que je to ferai dire. Vous tombezsur lui î pillé rasibiis! Le mieux serait de l'escofficr;mais, ajouta-t-ello avec un sourire diabolique qu'elleavait dans de certains moments, et ce sourirc-IA, per-sonne n'avait alors envie de l'imiter, — sais-tu ce qu'ilfaudrait faire ? Que le Dorgnc paraisse le premier» Tc-riez-vous un peu en arriére; l'écrevisso est brave etadroit : il a do bons pistolets.». Coniprehdsdn?,....Elle s'interrompit par un nouvel éclat do rire qui mefit frissonner.— Non, lut dis-je : je hais Garcia, mais c'est mon
camarade. Un jour pout-élro je t'en débarrasserai, tuaismur; réglerons nos comptes Ala façon île mon pays» Je
CARMEN. 81
ne suis Egyptien que par hasard ; et pour certaines
choses, je serai toujours franc Navarrais, comme dit le
proverbe (I).Ello reprit : — Tu es une hèle, un niais, un vrai
payllo. Tu es comme le nain qui se croit grand quandil a pu cracher loin (3). Tu ne m'ai mes pas, va-t 'en.
Quand elle mo disait : Va-t'en, je ne pouvais m'enaller. Je promis do partir, de retourner auprès do niescamarades et d'attendre l'Anglais; do son coté, elle me
promit d'être malade jusqu'au moment de quitter Gi-braltar pour Honda. Je demeurai encore deux jours AGibraltar. Elle eut l'audace de me venir voir déguiséedans mon auberge. Jo partis; moi aussi j'avais mon
projet» Je retournai Anotre rendez-vous, sachant je lieuet l'heure on l'Anglais et Carmen devaient passer. Jetrouvai le Daneaïre et Garcia qui m'attendaient. Nous
passAnles la nuit dans un bois auprès d'un feu do
pommes de pin qui flambait A merveille. Je proposaiA Garcia do jouer aux cartes. Il accepta. A la seconde
partie, je lui dis qu'il trichait ; il se mit Arire. Je lui je-tai les cartes A la figure. Il voulut prendre sou espin-
(I) Savamflno*(3) Oresoijlédé or nhrsiclitsU5,«Inelitsmarlachinguel—{no*
verbe bohémien, l.a promessed'un tinin,c'est de cracher loin,
82 CAHMKN.
golo; je mis le pied dessus, et jo lui dis : — On dit quotu sais jouer du couteau comme le meilleur jaque de
Malaga, veux-tu t'cssayer avec mot? — Le Daneaïrevoulut nous séparer. J'avais donné deux ou trois coupsdo poing AGarcia, La colèl'o l'avait rendu bravo; ilavait tiré son couteau, moi lo mien»' Nous dîmes tousdeux au Daneaïre do nous laisser place- libre et franc
jeu, Il vit qu'il n'y avall pas moyen de nous arrêter, etil s'écarta, Garcia était déjà ployé en deux comme Unchat prêt As'élancer contre une souris. Il tenait son
chapeau do la main gauche pour parer, sori couteauen avant. C'est leur garde andaloiise. Moi, jo mo mis Ala liàvarraisc, droit en face do lui, le bras gauche levé,la jambe gaucho en avant, le couteau le long do lactiisso droite. Je me Sentais plus fort qu'un géant, liselança sur moi comme un trait; jo tournai sur lo piedgauche, et il ne trouva plus rien devant lui; mais jel'atteignis A la gorge, et le couteau entra si avant, quema main était sous son menton. Je rctorirnai la lamo sitort qu'ello se cassa. C'était fini» La lame sortit lie la
plaie lancée parmi bouillon de sang gros comme lebras. 11tomba sur lo nez roido comme tm pieu.—Qu'as-lu fait ? me dit le Daneaïre. — Êconto, lui dis-je :nous ne pouvions vivre ensemble» J'aime Carmen, et
CA11MEN. 83
jo veux cire seul. D'ailleurs, Garcia était un coquin, et
je mo rappelle, ce qu'il a fait au pauvre Heniendado.Nous ne sommes plus (pie deux, mais nous sommes debons garçons. Voyons, veux-Ut de mol pour ami, Alavie A la riiqrl ? — Lo Daneaïre nie tendit la inahi.C'étoit un Jiomine do chiquante ans.— Au diable lesamourettes! s'écria-t-il. Si tu lui avais demandé Car-
men, il to l'aurait vendue pour Une piastre. Nous nesoninies plus que deux; comment ferons-nous demain?Laisse-moi faire tout seul, lui répondis-je.'Maintenantje nie moque du monde entier.Nous enteri'Aines Garcia, et nous allâmes placer notre
camp deux cents, pas plus loin. Le lendemain, Carmenet soi! Anglais passèrent avec-deux..muletiers et un do-
mestique. Je dis au Daneaïre : Je me charge de l'An-
glais. Eais peur aux autres, ils no sont pas armés. L'An-
glais avait du coeur»Si Carmen ne lui ont poussé le bras,il me tuait. Href, je reconquis Carmen ce jour-lA, clmon premier mot fut de lui (lire qu'elle était veuve»
Quand elle sut comment cela s'était passé : Tu seras
toujours un l Htipendit nie dit-elle. Gnicia devnil tetuer. Ta garde navarraisc n'est qu'une bêtise, et il en amis Al'ombre do plus habiles .quo toi» C'esl «pie son
temps était venu, Le lien viendra. *—Et le tien, rèpon-
SI CAIIMBX.
dis-je, si tu n'es pas pour moi une vraie romi. — A labonne heure, dit-elle; j'ai vu plus d'une fois dans dumarc du café que nous devions finir ensemble. Dali !arrive qui plante! Et elle fit claquer ses castagnettes, co
qu'elle faisait toujours quand elle voulait chasser quelqueidée importune.
On s'oublie quand on parle de soi. Tous ces détails-làvous ennuient sans doute, mais j'ai bientôt fini. La vie
que nous menions dura assez longtemps. Lo Daneaïreet moi nous nous étions associés quelques camarades
plus sûrs que les premiers, et nous nous occupions do
contrebande, et aussi parfois, il faut bien l'avouer,nous arrêtions sur ta grande route, mais Ala dernière
extrémité, et lorsque nous no pouvions faire autrement.
D'ailleurs, nous ne maltraitions pas les voyageurs, etnous nous bornions A leur prendre leur argent. Pen-dant quelques mois, je fus content de Carmen; ellocontinuait A nous être utile pour nos opérations, ennous avertissant des bons coups q\\c nous pourrionsfaire. Elle se tenait, soit A Malaga, soit A Cordoue, soitAGrenade; mais, sur un mot do moi, elle quittait tout,et venait me retrouver dans une venta isolée, ou mémoan bivouac. Cne fois seulement) c'était AMalaga, elle
CAIIMKN. S6
mo donna quelque inquiétude, Je sus qu'elle avaifjetéson dévolu sur tm négociant fort riche, avec lequelprobablement ello se proposait de recommencer la plai-santerie de Gibraltar. Malgré tout co que/le Daiicaïre
put me dire pour m'arrètcr, jo partis, et j'entrai dansMalaga en plein jour. Je cherchai Carmen, et jo l'em-menai aussitôt. Nous eûmes une verte explication. —
Sais-tu, nie dit-elle, (pie, depuis que tu es mon roui
pour tout de bon, je t'aime moins que lorsque tu étaismon niitichorrô? Je neveux pas être tourmentée, nisurtout commandée. Ce que je Veux, c'est être libre etfaire ce qui nie plaît. Prends garde.de me pousser About» Si tu m'ennuies, je trouverai (ptelqtto bon garçonqui te fera comme tu as fait au borgne. — Lo Daneaïrenous raccommoda ; mais nous nous étions dit deschoses qui nous restaient sur le cautr, et nous n'étions
plus comme auparavant. Peu après, un malheur nousarriva. La troupe nous surprit. Le Daneaïre fut tué,ainsi que deux de nies camarades; deux autres furent
pris. Moi, je fus grièvement blessé, et, salis mon bon
cheval, je demeurais entre les mains des soldats. Exté-
nué de fatigue, oyunt uiic' balle dans le corps, j'allai nie
cacher dans un bois avec le -seul compagnon;, qui nie
-restât*. Je m'évanouis oh descendant do cheval, et je
80 CAHMENY
crus que j'allais crever dans les broussailles comme unlièvre qui a reçu du plomb. Mon camarade nie portadans uno grotte quo nous connaissions, puis il alla cher-cher Carmen. Ello était AGrenade, et aussitôt elle ac-courut» Pendant quinze jours, cllo HOme quitta pasd'un instant. Elle ne ferma pas l'oeil; ello me soignaavec une adresse et des attentions que jamais femmen'a eues pour l'hommo le plus aimé. Dès que je pus metenir sur nies jambes, elle me mena AGrenado dans je
plus grand secret» Les bohémiennes trouvent partoutdes asiles surs, et je passai plus de six semaines dansune maison, A deux portes du corrégtdor qui mo cher-chait. Plus d'une fols, regardant derrièro un volet, jele vis passer. Enfin je me rétablis; mais j'avais fait biendcsréfioxtons sur mon lit de douleur, et je projetais do
changer do vie. Je parlai A Carmen de quitler l'Es-
pagne, et de chercher A vivre honnêtement dans leNouveau-Monde» Elle se moqua do moi. — Nous nesommes pas faits pour planter des chou*, dil*elle; noire
destin, A nous, c'est do vivre aux dépens des payllos.Tiens, j'ai arrangé Une allaire avec Nathan beit-Josophdo Gibraltar» Il a des cotonnades qui n'attendent i|iietoi pour passer. Il sait que tu es vivant. Il compte surtoi» Que diraient nos correspoiidauls do Gibralhuysi tu
(ÎAHMKN. 8î
leur manquais de parole? Je me laissai entraîner, et jerepris mon vilain cointuerce.Pendant (pie j'étais caché A Grenade, il y cul des
courses de taureaux oit Carmen alla. Eu revenant, elle
parla beaucoup d'un picador très-adroit nommé Lucas.Elle savait le nom do son cheval, et combien lui coûtaitsa veste brodée. Je n'y fis pas attention.. Jiianito, le ca-marade qui m'était resté, nie dit, quelques jours après,qu'il avait vu Carinen 'avec Lucas chez un marchariddu Zacalin. Cela commença A ni'alarnter. Je demandaiACarmen comment et pourquoi elle avait fait connais-sance avec le picador. — C'est m/garçon, modit-elle,avec qul.'pn peut faire une allitire. Hivière qui fait du
bruit, a de l'eau on des cailloux (I). Il a gagné1,200 réaux aux courses. Ile deux choses l'une : oubien il faut avoir cet argent ; on bien,.comme c'est unbon cavalier et un gaillard de ciettr, on peut l'enrôlerdans notre bantle. Un tel et un tel sont morts, lu as be-soin de les remplacer. Prends-le avec loi.— Je no veux, répondis-je, ni de son .argent, ni de
sa personne, et je te défends de lui parler1•— Prends
gaule, me dit-elle; lorsqu'on, me défie de faire une
(I) l.cn nossonslnbclaJVinl o icbtciidani tcrcla. -* (Proverbe boluCmlen).
88 CAM1EN.
chose, elle"est bientôt faite!.—-Heureusement,Je pica-dor partit pour Malaga, et moi, jo me mis en devoir dofaire, entrer les cotonnades ilu juif. J'eus fort A fairedans cette expédition là, Carmen aussi, et j'oubliaiLucas; peut-être aussi l'oublia-t-elle, pour le momentdu moins. C'est vers ce temps, Monsieur, que je vous
iviicoittrai, d'abord près de Montilla, puis après ACor-doue. Jotie vous parlerai pas do notre dernière entre-vue. Votisen savez peut-être pluslorigqUo moi. Carmenvous vola votre montre ; elle voulait encore votro ar-
gent, et surtout ectto bague que je vois Avoire doigt,et qui, dit-elle, est un anneau magique qu'il lui impor-tait beaucoup do posséder, Nous eûmes une violente
dispute, et je la frappai. Elle pAlit et pleura. C'était la
première fois quo je ia voyais pleurer, et cela nie fit uneffet terrible. Je lui 'demandai pardon, mais elle mebouda pendant tout un jour, ol, quand jo repartis pourMontilla, elle ne voulut pastn'eiribrasser. — J'avais loeauir gros, lorsque, trois jours après, elle, vint me trou-ver l'air riant et gaie comme pinson, Tout était oublié,et nous avions l'air d'amoureux \\c deux jours» Aumoment de nous séparer, elle me dit : — Il y a unefête ACoidotte, je vais la voir, puis je saurai les gensqui s'en vont avec do l'argent, et jo to le dirai. — Je lit
CAIIMEN. 80
laissai partir. Seul, je pensai Acelte fêle et A ce chan-
gement .diiiuneiiivdo Carmen. Il faut qu'elle se soit
vengée déjA, nie dis-je, puisqu'elle est rc-vcntie la pre-mière. —Un paysan me dit qu'il y avait des taureauxACordoue. Voilà mon sang qui bouillonne, et, commeuii fou, je pars, et je vais A la place. On me molliraLucas, et, sur le baiic contre la barrière, je reconnusCarmen. I| me suffit de la voir une minute pour êtresAr de mon fait. Lucas, au premier taureau, fit le jolicu'iir, connue je l'avais prévu. Il arracha la cocarde (I)du taureau et la porta ACarmen, qui s'en eoilfa siir-le-
chanip. Le taureau se chargea de me venger. Lucas futculbuté avec son cheval sur la poitrine, et le. taureau
par dessus tous les deux. Je regardai 'Carmen, elle n'était
déjA plus A sa place. Il m'était impossible de sortir decelle oit j'étais, et je nïs obligé d'attendre la lin descourses. Alors j'allai A la maison «pie vous connaissez,et je m'y tins coijoute la soirée et une partie do ht nuit,Vers deux heures du m'utin, Carmen revint, et fut un
pou surprise de me voir»— Viens livre moi, lui dis-je,
(i) to divisa, ntead de rubans dont la couleur IndlinieAn.pâturagesd'où viennent les taureaux, tic noeudest Ihtf dans la-peauda taureau au moyend'un crochet»et c'est lé coinliledn lagalanterie que de l'arrnelïcr i\ l'animal vivant, polir l'offrir Aune femme.
8.'''.
«)0 OAUMKN.
— Eh bien I dit-elle, parlons !— J'allai prendro mon
cheval, jo la mis en croupe, et nous marcliAniestoutle reste do la nuit sans nous dire un ."seul;mot. Nousnous arrètAnies nu jour dans uno venta isolée, tissez
près d'un petit ermitage. La jo dis ACarmen :— Écoute, j'oubuV tout. Je ne to parlerai do rien;
mais jure-moi uuecho.y : c'est que tu vas me suivre on
Autériifiie, et «pie lu t'y » ndras tranquille.— Non,, dit-elle d'un 1% boudeur, je no veux pas
aller on Amérique. Jo nie trouve bien ici.— C'est parce quo tues près do Lucas; mais songos-y
bien, s'il guérit, ce ne sera pas pour faire do vieux os,Au reste, pourquoi m'en prendre (t lui If Je suis las detuer tous tes alitants; c'est toi que jo t itérai.Elle mo regarda fixement de son regard sauvage, et
iiiodit t— J'ai toujours pensé que tu nie tuerais. La pre-
mière fois que je t'ai vu, je voilais de renctnlrcr un
prêtre A la porte do ma maison. Et celte nuit, en sor-tant do Cordoue, n'asdu rien vu? Un fièvre a traverséJo chemin enlro les pieds do ton cheval. C'est écrit.—> Carincncita, lui dchtandais-je, est-co que tu nom'aimes plus?Elle lie répondit rien, Ello était assise les jambes eroi-
OAUMKN. ."/' tȕ
secs sur tmo natte et faisait des traits par terre avec son.doigt. ',]-::;:::y— Changeons do vie, (larnien, lui dis-je d'uii ton
suppliant. Allons vivre quelque part où nous no seronsjamais séparés. Tu suis que nous avons, pas loin d'ici,sous Uii chêne, cent vingt onces enterrées..... Im's,nous avonsdos fonds encore chez lo juif lien-Joseph.Elle semit Asourire, et nto dit :— Moid%aboid, toi ensuite. Josais bien quo cela doit
arriver ainsi, ',://;.''-— Hélléchis, ropris-jo; je suis au bout do ma patience
et domoiï courage; prends ton parti ou je prendrai lemien. — Je la quittai et j'allai ine promener du côtéde
l'ermitage» Je trouvai l'ermite qui priait. J'attendis quesa prière fut finie; j'aurais bien voulu prier, mais jo lie
pouvais pas. Quand il se releva, j'allai A lui.'•*->Mon
père, lut dis-je, voulez-vous prier pour quelqu'un quiest en grand péril?— Jlo prie pour tous les aflligês, dit-il.; -- l'olivoz-vous dire une messe pour une Ame quiva peut-être paraître devant son Créateur?— Oui, répondit-il en me regardant fixement» — Et,
comme il y avait dans mon air quelque chose d'étrange,il voulut nie faire parier !
a? CAltMKN.
— Il me semble que je vous ai vu, dit-il.— Je mis une pia: Ire Kiir son banc. — Quand direz-
vous la messe Mui deni;,ndai-jc.— Dans une demi-heure. Le tilsde l'aubergiste de là-
bas va venir la servir. Dites-moi, jeune 1101111111',n'avez-vous pas (pielque chose sur la conscience qui voustourmente? voulez-vous écouter les conseils d'un chré-tien?Je me sentais près de pleurer. Je lui dis (pie je re-
viendrais, et je me sauvai. J'allai me coucher surl'herbe jusqu'à ce que j'entendisse la cloche. Alors jem'approchai, mais je restai en dehors de la chapelle.Quand la messe fut dite, je retournai à la venta. J'es-
pérais presque que Carmen se serait enfuie; elle aurait
pu prendre mon cheval et se sauver... mais je la re-trouvai . Elle ne voulait pas qu'on put dire (pie je lui avaisfait peur. Pendant mon absence, elle avait défait l'ourletde sa robe pour en retirer le plomb. Maintenant clic étaitdevant une table, regardant dans une terrine pleined'eau lo plomb qu'elle avait fait fondre, et qu'elle venait
d'y jeter. Elle était si occupée de sa magie qu'elle ne
s'aperçut pas d'abord de mon retour. Tantôt elle pre-nait un morceau de plomb et le tournait de tous lescôtés d'un air triste, tantôt elle chantait quelqu'une de
(.AlttlKX. n
ces chansons magiques où elles invoquent Marie Pa-
dilla, la maîtresse de don Pedro, qui fut, dit-on la liari
Crallisa, ou la grande reine des bohémiens (I) :— Carmen, lui dis-je, voulez-vous venir avec moi?Elle se leva, jeta sa sébile, et mil sa mantille sur sa
tète comme prête à partir. On m'amena mon cheval,ello monta en croupe et nous nous éloignâmes.— Ainsi, lui dis-je, ma Carmen, après un bout de
chemin, tu veux bien me suivre n'est-ce pas?— Je te suis à la mort, oui, mais je ne vivrai plus
avec toi.Nous étions dans une gorge solitaire; j'arrêtai mon
cheval.— Est-ce ici?—dit-elle, et d'un bond elle fut àterre. Elle ôta sa mantille, la jeta à ses pieds, et se tintimmobile un poing sur la hanche, me regardant fixe-ment.— Tu veux me tm i-, je le vois bien, dit-elle; c'est
écrit, niais tu ne me feras pas céder.— Je t'en prie, lui dis-je, sois raisonnable. Ecoute-
moi î tout le passé est oublié. Pourtant, tu le sais, c'est
(O On a accusé Marie Pariilla d'avoir ensorcelé le voi donIV'ilrc Une tradition populairerapporte qu'elle avait fait présentà la reine Manche de liourbon d'une ceinture d'or, qui parutaux yeux fascinés du voi comme un serpent vivant. De la larépugnancequ'il montra toujours pour la malheureuseprincesse.
1)4 CARMEN.
toi qui m'as perdu; c'est pour toi que je suis devenu unvoleur et un meurtrier. Carmen !ma Carmen! laisse-moite sauver et nie sauver avec toi.— José, répondit-elle, tu nie demandes l'impossible.
Je ne t'aime plus; toi, lu m'aimes encore, et c'est pourcela que tu veux nie tuer. Je pourrais bien encore tefaire quelque mensonge; mais je ne veux pas m'endonner la peine. Tout est fini entre nous. Comme mon
roui, tu as le droit de tuer ta rond; mais Carmen sera
toujours libre. Calli elle est née, calli ellesmourra.
— Tu aimes donc Lucas? lui demandai-je.
— Oui, je l'ai aimé, comme toi, un instant, moins
que toi peut-être. A présent, je n'aime plus rien, et jenie hais pour t'avoir aimé.
Je me jetai à ses pieds, je lui pris les mains, je les ar-rosai de mes larmes. Je lui rappelai tous les momentsde bonheur que nous avions passés ensemble. Je luioffris de rester brigand pour lui plaire. Tout, monsieur,tout ! je lui offris tout, pourvu qu'elle voulût m'aimerencore !— Elle me dit ; —T'aimer encore, c'est impossible.
Vivre avec, toi, je no le veux pas. — La fureur me pos-sédait. Jo tirai mon couteau. J'aurais voulu qu'elle eut
CAHMKN. »:•
peur et me demandât grâce, mais, cette feinnie était undémon.— Pour la dernière fois, in'écriai-je, veux-tu rester
avec moi ?— Non ! non ! non! dit-elle en frappant du pied, et
elle tira de son doigt une bague que je lui avais donnée,et la jeta dans les broussailles.Je la frappai deux fois. C'était le couteau du Borgne
que j'avais pris, ayant cassé le mien. Elle tomba au se-cond coup sans crier. Je crois encore voir son grand icilnoir me regarder fixement; puis il devint trouble et seferma. Je restai anéanti une bonne heure devant co ca-davre. Puis, je me rappelai que Carmen m'avait dit sou-vent qu'elle aimerait à être enterrée dans un bois. Je luicreusai une fosse avec mon couteau, et je l'y déposai.Je cherchai longtemps sa bague, et je la trouvai Ala fin.Je la mis dans la fosse auprès d'elle, avec une petitecroix. Peut-être ai-je eu tort. Ensuite je montai surmon cheval, je galopai jusqu'à Cordoue, et au premiercorps-de-garde je me fis connaître. J'ai dit que j'avaistué Carmen; mais je n'ai pas voulu dire où était son
corps. L'ermite était un saint homme. 11a prié pour elle !H a dit une messe pour son âme Pauvre enfant ! Ce
sont les Calé([\i\ sont coupables pour l'avoir élevée ainsi.»
IV.
L'Espagne est un des pays où se trouvent aujourd'hui,en plus grand nombre encore, ces nomades dispersésdans toute l'Europe, et connus sous les noms de Bohé-
miens, Gitanos, Gypsies, Zigeuner, etc. La plupart de-
meurent, ou plutôt mènent une vie errante dans les
provinces du Sud et de l'Est, en Andalousie, en Estra-madure dans le royaume de Mincie; il y en a beaucoupen Catalogne. Ces derniers passent souvent en FranceOn en rencontre dans toutes nos foires du Midi. D'ordi-
naire, les hommes exercent les métiers de maquignon,de vétérinaire et de tondeur de mulets; ils y joignentl'industrie de raccommoder les poêlons et les instru-ments de cuivre, sans parler de la contrebande et autres
pratiques illicites. Les femmes disent la bonne aventure,mendient et vendent toutes sortes de drogues innocen-tes ou non.
CAli.MKN. «)7
Les caractères physiques des Bohémiens sont plus fa-ciles à distinguer qu'à décrire, et lorsqu'on en a vu un
seul, on reconnaîtrait entre mille un individu de cetterace. La physionomie, l'expression, voilà surtout ce quiles sépare des peuples qui habitent le même pays. Leurteint est très-basané, toujours plus foncé que celui des
populations parmi lesquelles ils vivent. De là le nom de
Calé, les noirs, par lequel ils se désignent souvent (l).Leurs yeux sensiblement obliques, bien fendus, très-
noirs, sont ombragés par des cils longs et épais. On ne
peut comparer leur regard (pi'à celui d'une bête fauve.L'audace et la timidité s'y peignent tout à la fois, etsous ce rapport leurs yeux révèlent assez bien le carac-tère de la nation, rusées, hardie, mais craignant naturel-lement les coups comme Panurge. Pour la plupart leshommes sont bien découplés, sveltes, agiles; je ne croispas en avoir jamais vu un seul chargé d'embonpoint.En Allemagne, les Bohémiennes sont souvent très-jolies;la beauté est fort rare parmi les gitanas d'Espagne.Très-jeunes elles peuvent passer pour des laiderons
agréables; mais une fois qu'elles sont mères, elles dé-
fi) Ii m'a semblé que les Bohémiens allemands, bien qu'ilscomprennent parfaitementIcuit^Ç^lp,- n'aiinaient point i cireappelés de la soilc. Uss'apu<^e)ifcentre eli\ Ibimmë ichavë.
/> / » ""O 9
as CARMEN.
viennent repoussantes. La saleté des i\n\\ sexes esl in-
croyable, et qui n'a pas vu les cheveux d'une inalronnebohémienne s'en fera difficilement une idée, même ense représentant les crins les plus rudes, les plus gras,les plus poudreux. Dans quelques grandes villes d'An-
dalousie, certaines jeunes tilles un peu plus agréablesque les autres, prennent plus de soin de leur personne.Celles-là vont danser pour de l'argent, des danses quiressemblent fort à celles (pie l'on interdit dans nos bals
publics du carnaval. M. Borrow, missionnaire anglais,auteur de deux ouvrages fort intéressants sur les Bohé-miens d'Espagne, qu'il avait entrepris de convertir, auxfrais de la société Biblique, assure qu'il est sans exemplequ'une Gitana ait jamais eu quelque faiblesse pour unhomme étranger à sa race. 11nie semble qu'il y a beau-
coup d'exagération dans les éloges qu'il accorde Aleurchasteté. D'abord, le plus grand nombre est dans le casd(! la laide d'Ovide : Costa quant nemo rogaviL Quantaux jolies, elles sont comme toutes les Espagnoles, dif-ficiles dans le choix do leurs amants. 11faut leur plaire,il faut les mériter. M. Borrow cite comme preuve deleur vertu un trait qui fait honneur A la sienne, surtoutà sa naïveté. l!n homme inuncral de sa connaissance,olfril, dit-il, inutilement plusieurs onces à une jolie Ci-
CAIIMKN. '.19
tana. lTn Andaloujf, à qui je racontai cette anecdote,
prétendit que cet homme immoral aurait eu plus de suc-cès en montrant deux ou trois piastres, et qu'ollrir desonces d'or à uno Bohémienne, était x\n aussi mauvais
moyen de persuader, que de promettre un million oudeux à une fille d'auberge.—Quoiqu'il en soit il estcertain (pie les Gitanas montrent à leurs maris un dé-votiment extraordinaire. Il n'y a pas de danger ni demisères qu'elles ne bravent pour les secourir en leursnécessités, In des noms que si; donnent lés Bohémiens,Home ou les époux, me paraît attester le respect de larace pour l'état do mariage. En général on peut dire queleur principale vertu est le patriotisme, si l'on peut ainsi
appeler la fidélité qu'ils observent dans leurs relationsavec les individus do même origine qu'eux, leur em-
pressement à s'entr'aider, le secret inviolable qu'ils se
gardent dans les affaires compromettantes. Au reste,dans toutes les associations mystérieuses et en dehorsdes lois, on observe quelque chose de semblable.J'ai visité, il y a quelques mois, une horde de Bohé-
miens établis dans les Vosges. Dans la hutte d'une vieille
femme, l'ancienne de sa tribu, il y avait un Bohémien
étranger à sa famille, attaqué d'une maladie mortelle.Cet homme avait quitté un hôpital où il était bien soi-
100 CAllMKN.
gué, pour aller mourir au milieu do ses compatriotes.Depuis treize semaines il était alité chez ses hôtes, et
beaucoup mieux traité (pie les fils et les gendres qui vi-vaient dans la même maison. Bavait un bon lit de pailleet de mousse avec des draps assez blancs, tandis que lereste de la famille, au nombre de onze personnes, cou-chaient sur des planches longues de trois pieds. Voilà
pour leur hospitalité. La même femme, si humaine
pour son hôte, me disait devant le malade : Singo,singOyhomte'hi mulo. Dans peu, dans peu, il faut qu'ilmeure. Après tout, la vie de ces gens est si misérable,
que l'annonce de la mort n'a rien d'elfrayant pour eux.Un trait remarquable du caractère des Bohémiens,
c'esi. leur indifférence en matière de religion; non qu'ilssoient esprits forts ou sceptiques. Jamais ils n'ont fait
profession d'athéisme. Loin de là, la religion du paysqu'ils habitent est la leur; mais ils en changent en
changeant de patrie. Les superstitions qui, chez les
peuples grossiers remplacent les sentiments religieux,leur sont également étrangères. Le moyen, en effet, quedes superstitions existent chez des gens qui vivent le
plus souvent de la crédulité des autres. Cependant, j'airemarqué chez les Bohémiens espagnols une horreur
singulière pour le contact d'un cadavre. Il y en a peu
CAllMKN. 101
qui consentiraient pour de l'argent à porter un mortau cimetière.J'ai dit (pie la plupart des Bohémiennes se mêlaient
de dire la bonne aventure. Elles s'en acquittent fortbien. Mais ce qui est pour elles une source de grandsprolits, c'est la vente des charmes et des philtres amou-reux. Non-seulement elles tiennent des pattes de cra-
pauds pour fixer les coairs volages, ou de la poudre de
pierres d'aimant pour ses faire aimer des insensibles;mais elles font au besoin eles conjurations puissantesqui obligent le diable à leur prêter son secours, f/année
dernière, xnxc Espagnoles me racontait l'histoire sui-vante' : Elle passait un jour élans la rue d'Alcala, forttriste et préoccupée; une Bohémienne accroupie surlestrottoir lui cria : Ma bellesdame, votre amant vous atrahi. — C'était la vérité. — Voulez-vous quo je vousle fasse revenir? On comprend avee- quelle joie la pro-position fut acceptée, et quelle devait être la confiance
inspirée par une personne qui devinait ainsi d'un roup-d'eeil, les secrets intimes élu coeur. Comme il eiùl été
impossibles de procéder à des opérations magiques dansla rues la plus fréquentée de Madrid, on convint d'unrenelez-vous pour le lendemain. — Bien de plus facile
que de ramener l'infidèle à vos pieds, dit la Gitana.
102 r.AltMKN.
Auriez-vous un mouchoir, une* écharpe, une mantille'
epi'il vous ait donné? — On lui remit un fichu de soie.— Maintenant cousez avec des la soie cramoisie, une
piastre élans un coin du fichu. — Dans un autre coincousez une demi-piastre; ici, une piécette; là, une
pièe'eseleseleux réaux. Puis il faut coudre au milieu une
pièce;d'or. Vu doublon serait le mieux. — On coud ledoublon et le*reste. — A présent, donnez-moi le fichu,je vais le porter au Campo-Santo, à minuit sonnant.Venez avec moi, si vous voulez voir une belle diablerie.Je vous promets que dès demain vous reverrez celui
que vous aimez. —La Bohémienne partit seule pour le
Campo-Santo, car on avait trop peur des diables pourraccompagner. .les vous laisse à penser si la pauvreamante délaissée a revu son hehu et son infidèle.
Malgré leur misère et l'espèce d'aversion qu'ils inspi-rent, les Bohémiens jouissent cependant d'une certaineconsidération parmi les gens peu éclairés, et ils en sonttrès vains. Ils se sentent xxxxcrace supérieure pour l'in-
telligence; et méprisent cordialement le peuple qui leurdonne l'hospitalité. — Les Gentils sont si bêtes, nie di-sait une Bohémiennes des Vosges, qu'il n'y a aucun nus-rite à les attraper. L'autre; jour, une paysanne; m'ap-pelle dans la rue, j'entre che-z e'Ile-.Son poêle fumait, et
CAIIMI-N. 103
elle' me demande un sort pour le faire; aller. Moi, jenus fais d'abord donner un bon morceau de' lard. Puis,je mes mets à niarint>lle'r que-lques mots en ronuuani.Tu es bête, je disais, tu es née bête1,bêle tu mourras...Quand je fus près de la pente, je lui élis en bon alles-mand : Lesmoyen infaillible dVinpeYhor ton poêle; «lefumer, c'est de' n'y pas faire' de feu. Et je pris mes
jambes à mon cou.J/hislejire; ele-sBohémiens est encore xuxproblème.
On sait à la vérité que leurs premières bandes, fort peunombreuses, se montrèrent dans l'est de l'Europe, versle commencement du quinzième siècle; mais on ne peutdire ni d'où ils viennent, ni pourquoi ils sont venus en
Europe, ef, ce qui est plus extraordinaire, on ignorecomment ils se sont multipliés en peu de temps d'une fa-
çon si prodigieuse dans plusieurs contrées fort éloignéesles unes tles autres. Les Bohémiens eux-mêmes n'ontconservé aucune tradition sur leur origine, et si.la plu-part d'entre eux parlent de l'Egypte comme; de leur
patrie primitive', c'est qu'ils ont adopté une fable très-anciennement répandue sur leur compte.La plupart des oriemtalistes qui ont étudié la langue
des Bohémiens, croient qu'ils sont originaires de l'Inde.En ellét, il parait qu'un grand nombre de racines et
104 CAltMKN.
beaucoup d«Jtonnes grammaticales du ronnnani se re-Irouvent élans des idiomes dérivés du sanscrit. On con-çoit (pie dans leurs longues périgrinations, les Bohé-miens ont adopté lieaucoup ele mots étrangers. Dansfous les dialectes du ronnnani, on trouve quantité demots grecs. Par exemple : cocal, os ele xôxx«)ov; petalii,fer de cheval, de Tcéia).™; cafi, clou, ele xotf^i, etc. Au-
jourd'hui, le Bohénrie'iis ont presque autant do dialectesdilférents qu'il existe de hordes de leur race séparées lesunes des autres. Partout ils parlent la langues du paysqu'ils habitent plus facilement que leur propre idiome*,dont ils no font guère usage que pour pouvoir s'entrete-nir librement devant des étrangers. Si l'on compare le"dialecte des Bohémiens de l'Allemagne avec celui des
Espagnols, sans communication avec les premiers depuisdes siècles, on reconnaît une très-grande quantité elemots communs; mais la langue originale, partout, quoiqu'A différents degrés, s'est notablement altérée par le'contact des langues plus cultivées, dont ces nomadesont été contraints de faire usage. L'allemand, d'un
coté, l'espagnol, de l'autre, ont tellement modifié lefond du ronnnani, qu'il serait impossible à un Bohé-mien de la Forêt-Noire de converser avec un de sesfrères andalous, bien qu'il leur suffit d'échanger quel-
f.AllMFN. tOS
(jties phrases pour reconnaître qu'ils parlent tous lesdeux un dialecte dérivé du même ieliôme. Quelquesmots d'un usage très-fréquent sont communs, je crois,Atous les dialectes; ainsi, dans tous les vocabulaires
épie j'ai pu voir : pani veut dire de l'eau, manro, du
pain, mas, de la viande, Ion, du sel.Les noms ele nombre sont partout à peu près les
mémos. Le dialectes allemand nie semble beaucoup
plus pur que; le dialecte espagnol; car il a conservénombre de formes grammaticales primitives, tandis
que les Gitanos ont adopté celles du Castillan. Pour-tant quelqiv "iiots font exception pour attester l'an-cienne communauté de langage. — Les prétérits dudialecte allemand se forment en ajoutant ium à l'im-
pératif qui est toujours la racine du verbe. Les verlwsdans le ronnnani espagnol, se conjuguent tous sur lomodèle des verbes castillans de la première conjugaison.De l'infinitif/m/ja/', manger, on devrait régulièrementfaxvcjamé, j'ai mangé, de lillar, prendre», on devraitfaire lillé, j'ai pris. Cependant quelques vieux Bohé-miens disent par exception ijayon, lillon. Je ne connais
pas d'autres verbes qui aient conservé cette forme an-
tique.Pendant épie je fais ainsi étalage ele'mes minces eou-
10G CAltMKN.
naissances dans la langue ronnnairi, jo dois noter quel-ques mots d'argot français que nos voleurs ont em-
pruntés aux Bohémiens. Les Mystères de Paris ont
appris A la Ixmne compagnie quo chourin, voulait direcouteau. C'est du rommani pur; tchouri est un de cesmots communs Atous les dialectes. M. Vidocq appelleun cheval grès, c'est encore un mol bohériiien grastgre, graste, gris. Ajoutez encore le mot romamichel quidans l'argot parisien désigne les Bohémiens. C'est la
corruption do rommané tcliave gars Bohémiens. Maisuno étymologie dont jo suis fier, c'est celle de frimousse,mine, visage, mot que tous les écoliers emploient ou
employaient do mon temps. Observez d'abord queOudin, dans son curieux dictionnaire, écrivait en 1040,
firlimouse. Or, firla, fila en ronnnani veut dire visage,mui a la mémo signification, c'est exactement os desLatins. La combinaison firlamui a été sur-le-champcomprise par un Bohémien puriste, et jo la crois con-forme au génie de sa langue.En voilà, bien assez pour donner aux lecteurs de
Carinen, une idée avantageuse de mes études sur leRonnnani. Je terminerai par ce proverbe qui vient A
propos : fin rctudi panda nasti akfa mâcha. En close
bouche, n'entre point mouche.