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NormalisatioN comptable Avec l’appui logistique de ActuAlités et enjeux

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  • NormalisatioN comptable

    Avec lappui logistique de

    ActuAl i ts et enjeux

  • Prface

    La normalisation comptable : actualits et enjeux 1

    PAR WILLIAM NAHUM

    Qui laurait cru ?

    Il y a quinze ans, on ne se serait pas dout de limportance qua prise la comptabilit, prive comme publique dailleurs.

    Depuis, ple-mle, de multiples vnements sont intervenus : ladoption des IFRS et sa diffusion dans le monde, ltablissement du premier bilan de la France, la crise de 2008 et ses soubresauts qui affec-tent encore aujourdhui lconomie, le cortge de rformes, rgulations financires et autres mais aussi la constitution bienvenue en France de lANC (Autorit des Normes Comptables).

    Les IFRS sont depuis ce temps-l un sujet de dbats et discordes in-ternationaux et nationaux. La juste valeur est au centre de discussions, cruciales en priode de crise, du fait de ses supposs dangerosit et effets pervers depuis quelques annes.

    linverse, dautres se satisfont de la juste valeur et de la gouvernance rforme de lIASB moins hermtique et plus communicante aujourdhui.

    Il faut probablement chercher du ct du cadre conceptuel des IFRS la source de ces nombreuses causes de discordes.

    Loption affiche est que les IFRS sont conues du point de vue de linvestisseur dans la mesure o tant le plus engag, prenant le plus de risques, il couvre en quelque sorte les intrts de toutes les parties prenantes.

    Ce raisonnement pourrait paraitre juste sur le principe mais tre trop libral et induire, du fait du comportement court-termiste de certains investisseurs, des effets pervers.

    Ds lors on impute la juste valeur une responsabilit du fait de sa procyclicit qui aggraverait les effets de la crise. Les partisans de la juste valeur rtorquent que le dispositif des IFRS rpond de faon adquate tous les cas de figure. Le dbat chauffe les esprits parfois au-del des limites du raisonnable voire des convenances.

    Lenjeu est donc substantiel.

    Sauf que la France na peut-tre pas les moyens de donner de la voix.

  • Prface

    2 La normalisation comptable : actualits et enjeux

    Dabord elle parait divise, mais surtout elle manque de ressources en chercheurs et techniciens pour argumenter de faon suffisamment pro-bante, sur des bases solides et trs acadmiquement valides (en langue anglaise ). La recherche est trs coteuse et, en outre, la France na pas, dans ce domaine, une histoire qui puisse la positionner en acteur crdible dans le concert des sommits comptables mondiales. Ds lors la voie politique est trop souvent adopte l o les dmonstrations cr-dibles font dfaut.

    LAcadmie a t cre pour tenter de pallier, un tant soit peu, le vide relatif de la francophonie en matire de doctrine comptable ... sauf, peut-tre, les canadiens francophones

    Nous sommes loin du compte encore aujourdhui mais au moins lAcadmie existe et produit des choses Ainsi avons-nous organis un colloque objet du prsent cahier.

    Gnralement sur ce type de dbat un groupe de travail est constitu lAcadmie pour produire, aprs moultes runions et recherches, des lments de rflexion concrets qui ajoutent lexistant.

    Ici loption prise a t diffrente puisque il a t prfr dorganiser une runion qui a permis diverses personnalits de prsenter leur point de vue. Il en ressort clairement quil existe, en matire dIFRS, deux clans : les pour et les contre !

    Cest donc cela que lAcadmie donne voir ici : des prestations int-ressantes et parfois blouissantes mais tellement contradictoires quon ne saurait trop en faire une synthse utile.

    Je forme le vu quil ne sagisse ici que dune tape et que bientt la France comptable, rassemble, sache quoi dire de faon suffisamment cohrente, accorde et pertinente pour que cela porte et recueille enfin une vritable audience mondiale !

    Je remercie, toute lquipe de lAcadmie ainsi que Madame Yvonne MULLER qui a largement contribu lorganisation de la confrence du 22 novembre 2012 et la publication du prsent ouvrage.

    Enfin jespre que cessent les controverses striles qui scartent trop souvent, en France, de lanalyse du fond et que soient enfin promues les meilleures solutions compatibles avec les intrts de la France au plan national mais aussi linternational.

    Une ANC dote dune gouvernance propre consolider son rle ma-jeur dans le paysage franais europen et peut-tre demain mondial pourra dmontrer quil existe encore une place comptable et financire de haut niveau Paris.

    Dbut 2014 lANC (dont le prsident tait lun des intervenants ma-jeurs de notre confrence) a t renouvele dans sa composition.

    Retenons cette circonstance comme un message despoir.

  • volutions

    La normalisation comptable : actualits et enjeux 3

    LA NORMALISATION , OCCASION DE CRITIQUE OU DE CONSOLIDATION DES

    POSTULATS ?

    PAR EMMANUEL PICAVET

    Le puissant mouvement de la normalisation comptable internationale est aujourdhui un exemple minent de la manire dont se croisent les thmatiques de la lgitimit du pouvoir et de larticulation public-priv. Dune manire un peu plus gnrale, on peut lenvisager dans une pers-pective de concertation inter-institutionnelle et faire observer que ce type dinteraction est propice la consolidation de principes ou postulats de laction (qui ont des avantages en termes de structuration de laction collective et de la coordination mais font courir le risque du dogma-tisme). Cest aussi nanmoins loccasion du dialogue et de la critique, qui ont des rapports essentiels avec la lgitimit qui fait encore dfaut lentreprise.

    La question de la lgitimit ramne invitablement, au-del de lefficacit conomique et de lthique procdurale (quoique certaine-ment en lien avec elles) des proccupations politiques. Comment aborder la lgitimit de pouvoirs ddiction de normes (certaines tant rendues contraignantes par les autorits publiques) dont lexercice con-cret et les initiatives ne sont pas pilots, dans les faits, par la puissance publique ? La question qui se pose avec insistance dans les sciences et techniques de la comptabilit engage larticulation du pouvoir formel lautorit relle. Dans des contextes comme celui de lUnion europenne, la lgitimit formelle des missions confies des organismes privs agrs nest pas en cause. Le problme vritablement intressant con-cerne plutt lenracinement de la lgitimit (des initiatives, des orientations substantielles qui sont choisies) dans des attentes de la po-pulation et des autorits publiques, dans des capacits daction ou dans laptitude concrtiser avec autorit et crdibilit la promotion de cer-taines valeurs (par exemple la transparence ou linformation pertinente).

    LIASB (International Accounting Standard Board) est un organisme de droit priv. Dans le contexte de lUnion europenne, marqu par de nombreuses controverses sur la lgitimit politique dans la production et

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    4 La normalisation comptable : actualits et enjeux

    lapplication des normes, lEFRAG (European Financial Reporting Ad-visory Group), qui se charge de nombreuses tches dintermdiation et de participation aux processus de normalisation, est galement un orga-nisme de droit priv qui joue un rle important avec une finalit dutilit publique lchelon europen.

    Dans ce domaine, la rfrence lutilit publique est essentiellement ancre dans une thmatique des besoins : les besoins dinformation des acteurs de march en tout premier lieu (dune manire qui reflte en grande partie la conception anglo-amricaine traditionnelle donnant la primaut la primaut de linformation des marchs dans la doctrine comptable), mais aussi les besoins de lactivit conomique dune ma-nire plus large. Lefficacit est souvent associe la recherche de luniformit, quoi quil en soit des hypothses thoriques sur le lien pos-sible entre concurrence de l offre normative ou juridictionnelle et lavance vers lefficacit du cadre institutionnel. Ds lors, la question des styles (ou modles ) conomiques des entreprises se pose de manire insistante : la lgitimit de laction de lEFRAG, par exemple, tient large-ment sa capacit faire valoir, dans le dialogue autour des normes IFRS (les International Financial Reporting Standards, dont la vocation est mondiale), la diversit des besoins en fonction des modles varis de lactivit.

    La promotion dans les normes IFRS de lvaluation par la juste va-leur vhicule une vision de lentreprise comme actif conomique , envisager partir de la thmatique de la cration de valeur . Cepen-dant, cette thmatique entretient un rapport trs incertain avec la perspective de lintrt public, sauf croire que le fonctionnement fluide des marchs financiers garantisse lui seul le service de lintrt public. La contribution lintrt public transite aussi plus vraisemblablement par limpact des bilans sur la survie des entreprises, la perception des risques (ce qui oblige remdier au risque d innumrisme , pour reprendre lexpression de G. Gigerenzer, tenant la mauvaise communi-cation au sujet des risques, dans des configurations telles que la connaissance et lvaluation des risques naboutissent pas une bonne comprhension pour autrui). Il sagit aussi et surtout du dveloppement de lactivit (bien au-del du recours aux marchs financiers pour les entreprises cotes en bourse). Pour cette raison, la vision unilatrale des entreprises comme centres de profit nest pas adapte si elle est la rf-rence unique ; elle serait au demeurant trs en retrait par rapport lvolution des ides, dans le grand public, au sujet des proccupations de dveloppement durable et des exigences associes en matire de communication (mme sil est notoire que les exigences de la communi-cation adapte ce champ restent souvent particulirement indfinies et inscrites par essence dans des processus dynamiques sans terme assign). Le pilier de dveloppement conomique du dveloppement durable

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    La normalisation comptable : actualits et enjeux 5

    ne peut tre indiffrent la permanence de lactivit conomique sur une base locale et au dveloppement de lemploi stable.

    Historiquement, lvolution de la technique comptable a t troite-ment associe des proccupations dintrt public telles que promouvoir le crdit, prvenir les faillites, etc. Limportance cet gard de la convergence des diffrentes institutions, travers ce que Laurent Thvenot a appel lassociation dans une mme volont collective , avec la dfinition dun intrt gnral comme horizon, ne doit pas tre sous-estime. En France, la philosophie du plan comptable gnral de 1947 donnait de limportance au cadrage national et aux besoins de la direction macro-conomique. Or, il nest pas ais de rabattre ces proc-cupations sur le bon fonctionnement des marchs financiers : cela relve dun double acte de foi, en premier lieu dans la rationalit condi-tionnelle des marchs (la condition tant leur bonne conception et leur rgulation adquate), en second lieu dans la prdominance du fonction-nement des marchs financiers dans le soutien de lactivit conomique gnrale et de lemploi.

    La question de lautorit relle et de son autonomisation par rapport aux pouvoirs publics nationaux doit aussi tre mise en rapport avec la flexibilit interprtative de normes internationales dont la mise en uvre doit tre adapte des contextes varis. Cependant, les normes IFRS ont une prcision suffisante pour entrer en conflit avec dautres rfrentiels, tout en jouant un rle dcisif dans largumentation et la persuasion au sein de la sphre conomique, en conformit avec limpact gnralement reconnu aux catgorisations par la sociologie cognitive. La concurrence des normativits est alors un terrain propice lattribution volutive de lautorit entre les diffrents organismes publics et privs qui ont leur mot dire sur le processus de normalisation. Lattribution de lautorit reflte notamment laptitude rpondre des besoins dharmonisation ou de coordination ainsi que les ressources dont disposent les acteurs sociaux qui se rpartissent dans les diffrents rles.

    De plus, le domaine est marqu par la rfrence au march , par de proprits quasi personnelles telles que la rationalit, lobjectivit ou la vertu dmocratique. Le march qui est considr pour apprcier la pertinence de la normalisation est lidal-type du march tel quil appa-rat dans la thorie de lconomie de march concurrentielle. Dans une dmarche scientifique classique, des hypothses parfois hardies prennent place lgitimement dans ltude de ce type de mcanisme de coordina-tion, telles que les hypothses relatives lefficacit informationnelle des marchs, mais aussi les hypothses qui sous-tendent la modlisation des alas. Ces hypothses se convertissent rapidement en lments pour la description, comme si la modlisation tant substituable la ralit em-pirique. Cette tendance la naturalisation des hypothses a aussi des effets de pouvoir, dans la mesure o elle donne du poids lexpertise institutionnalise tout en figeant les interprtations du cadre thorique

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    densemble, dans une dmarche qui, pour reprendre lexpression de Jean Mathiot, ontologise les objets de la thorie.

    Surtout, les hypothses relatives des proprits du march, lors-quelles deviennent constitutives de ce que lon appelle le march dans les discours ou dans les modles, tendent parer ledit march des vertus que lon prtait classiquement au gouvernement : loptimalit dans lallocation des ressources et le soutien de lactivit, Ny manquent que la justice et lquit, mais ces thmatiques sont largement dplaces vers lchelon procdural, travers la rfrence la neutralit et limpartialit du modle idal du march, quoi il faut ajouter lobjectivit prte aux donnes issues des transactions de march, du fait de leur proximit directe avec les choix effectifs des agents sociaux.

    Cest dans cette perspective que lon peut comprendre les tches dvaluation confies aux marchs et aux organismes qui revendiquent laptitude les interprter. Cest un cas particulier de la prminence donne, dans de nombreux secteurs dactivit, des valuations confies un rfrentiel externe, objectiv (ou peut-tre plutt naturalis), si possible impersonnel (ou reposant sur lagrgation de donnes ou com-portements anonymes. Toutefois, les mcanismes sociaux ne forment pas vritablement de jugement. Ils traitent de linformation mais ne manient pas de critre. Dans le cas du march, il y a bien court terme un effet de contrainte de linstitution sur la reprsentation des marges de manuvre des acteurs conomiques ; plus long terme cependant, du fait de la production symbolique des institutions et notamment des critiques quelles font entendre propos du cadre normatif de leur activit, un lment dendognisation de la production du cadre conventionnel et normatif est invitable.

    En somme, les tches dvaluation proprement dites ne sauraient se ramener des processus dagrgation impersonnels et extrieurs la critique : pour se prononcer sur des questions de valeur, il faut assumer son jugement et il faut tre prt en dfendre les modalits dlaboration. Cest la limite de la rfrence la figure abstraite du march comme instance de validation des cadres conventionnels de lactivit conomique. En contrepoint des priodes doptimisme, les crises financires et leurs consquences conomiques mettent mal lide dune rationalit des acteurs de march qui lemporterait par nature sur les proccupations dintrt partag qui finalisent la gouvernance publique. Ce sont les circonstances historiques qui devraient permettre de rexaminer les postulats usuels et dviter, lavenir, la pense dog-matique.

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    Rfrences Wolfgang Balzer, Soziale institutionen, Berlin et New York, Walter de

    Gruyter, 1993.

    Steve Cropper, Mark Ebers, Chris Huxham et Peter Smith Ring, dir., The Oxford Handbook of Inter-organizational Relations. Oxford, Oxford University Press, 2008.

    O. Favereau et C. Bessy, Institutions et conomie des conventions , in : Alain Leroux et Pierre Livet, dir., Leons de philosophie conomique, t.1, Paris, Economica, 2005, p. 207-243.

    Gerd Gigerenzer, Calculated risks. How to know when numbers deceive you, New York, Simon & Schuster, 2002 ; tr. fr. J. Randon-Furling, Pen-ser le risque. Apprendre vivre dans lincertitude, ditions Markus Haller, 2008, p. 41.

    Jean Mathiot, La lgitimit paradoxale des modles , in : Pascal Nouvel, dir., Enqute sur le concept de modle, Paris, Presses universitaires de France, 2002, p. 223-236; p. 231.

    Paul H. Rubin, Legal Systems as Frameworks for Market Ex-changes , in Claude Mnard et Mary M. Shirley, Handbook of New Institutional Economics, Berlin et Heidelberg, Springer Verlag, 2008, p. 205-228.

    L. Thvenot, Les entreprises entre plusieurs formes de coordina-tion , Cahiers du CREA, n 13, Palaiseau, Imprimerie de lcole polytechnique, 1989, p. 168-223.

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    NORMALISATION COMPTABLE, ATTRACTIVIT CONOMIQUE ET

    STANDARDISATION DU DROIT

    PAR BERTRAND DU MARAIS

    De nombreuses analyses abordes dans le prsent ouvrage, plac sous la direction dYvonne Muller, renvoient une notion que nous avons dfinie sous le terme dattractivit conomique du droit . La probl-matique de la normalisation comptable, prsente par dautres auteurs de faon la fois exhaustive et varie, tant positive que prospective, tant statique que dynamique, permet en effet dappliquer avec beaucoup dintrt cette notion. Le dbat sur linfluence que la normalisation comptable internationale, autour des normes IFRS, a pu exercer sur la crise financire constitue en outre un excellent champ dobservations, une exprience naturelle comme le diraient les conomistes, des effets conomiques de la standardisation dun droit, ici le droit comp-table.

    Aprs avoir rappel la dfinition de lattractivit conomique du droit, et les diffrents effets que lon peut en attendre, notamment en termes de standardisation (I), nous verrons comment la normalisation comptable, travers la mise en uvre des IFRS, traduit de faon emblmatique cette problmatique (II).

    I. De lattractivit de lconomie, lattractivit co-nomique du droit puis la standardisation du droit

    Au dbut des annes 2000, beaucoup dobservateurs, notamment de juristes, ont redcouvert un phnomne quils avaient sans doute oubli, mme sils lavaient identifi depuis dj longtemps : le Droit constitue, aussi, un des lments de la concurrence entre conomies nationales.

    Cette concurrence entre conomie nationales sexerce notamment pour attirer les investissements directs trangers, pour inciter les entre-prises localiser ou maintenir telles ou telles activits. Sur ce point, est apparue en France la notion dattractivit conomique . Celle-ci pour-rait tre synthtise comme la capacit dune conomie attirer et retenir les activits contenu lev en travail trs qualifi (voir notamment du Marais, 2006). La nombreuse littrature publie dans les annes 2000 sur cette problmatique a ensuite permis daffiner la dfinition de lattractivit. La plupart des analystes saccorde ainsi pour dfinir

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    lattractivit comme le fait dappliquer des caractristiques intrin-sques de loffre (comme la localisation du territoire, la taille du march, la qualit de la main-duvre, etc.), une apprciation subjec-tive des dterminants de la localisation pour les entreprises internationales et de la hirarchie que les dcideurs tablissent de ces facteurs.

    Cette seconde approche renvoie donc deux ides importantes. Dune part, cette dfinition souligne que la perception que les acteurs ont dun march est un lment important, presque autant que la ralit des phnomnes conomiques ou des grandeurs physiques.

    Dautre part, selon cette dfinition, les conomies nationales de terri-toires seraient des producteurs, des offreurs sur le march trs concurrentiel des capitaux internationaux la recherche de lieux o investir. Ceux-ci appartiennent des consommateurs, des demandeurs doffre territoriale qui sont rationnels et maximisent leur intrt. Le droit est alors lun des lments qui est mis sous tension dans cette concur-rence. Il est la fois un argument de la demande, travers la fonction dutilit des investisseurs qui rechercheraient un environnement juri-dique le plus favorable aux transactions (et notamment le plus semblable au rgime quils connaissent). Il est galement un lment de la fonction doffre, car il reprsenterait un cot.

    Dans ces conditions, il existerait bien une attractivit conomique du droit , cest dire une capacit de chaque systme juridique, attirer ou repousser les investissements trangers, et donc les activits haute valeur ajoute. Dailleurs, de nombreuses tudes ont montr leffet du droit national, non pas tant sur la localisation des entreprises, que sur la localisation de certaines de leurs activits. Ainsi le droit emporte-t-il un effet de second ordre. Il nest pas le dterminant principal de la locali-sation, mais les entreprises internationales dplaceront leurs activits en fonctions des caractristiques relles ou encore une fois, supposes de lenvironnement juridique de chaque pays. Par exemple, cot du travail gal, les activits de main duvre seront localises dans les pays offrant un faible taux de protection des salaris. De mme, la gestion de trsorerie sera localise dans les pays faible fiscalit, etc.

    Ds lors que cette dfinition assimile les systmes juridiques des biens qui schangeraient sur un march, il est alors trs facile de lui appliquer un raisonnement conomique classique. Lattractivit cono-mique du droit renvoie ainsi la problmatique de la concurrence des droits ou concurrence normative ou encore regulatory competition. Cette analyse se fonde sur un modle mis en vidence par lconomiste Tiebout dans les annes 1950, dans son article fondateur, A Pure Theory of Local Expenditures , qui portait initialement sur le domaine fiscal et la production des biens publics entre tats fdrs des tats-

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    Unis (Tiebout, 1956, voir galement Barbou des Places, 2004 et Harnay et Berg, 2011).

    Cette analyse thorique a alors conduit un dbat doctrinal froce sur les consquences dune telle concurrence, selon quelle conduit un nivellement par le bas ( race to the bottom ), illustre pour certains par leffet Delaware . Dans cet tat amricain, la permissivit de la lgislation sur les socits lgard des dirigeants dentreprise, lui aurait permis dattirer une grande partie de lactivit denregistrement des grandes socits amricaines. En sens inverse, dautres mettent en vi-dence leffet vertueux ( California effect ) dun haut degr de protection juridique. Celle-ci, comme le droit de lenvironnement en Californie, agit comme un puissant stimulus et un label pour favoriser les entreprises qui interviennent dans un contexte juridique exigeant.

    Toujours est-il que lensemble des tenants de cette application du modle de la concurrence aux systmes juridiques, saccordent sur sa consquence. Lefficacit conomique tant atteinte par une rduction des cots, cette concurrence se traduirait alors par une certaine standar-disation. En effet, celle-ci diminue les cots de transaction entre oprateurs appartenant diffrents systmes juridiques.

    Cette standardisation a cependant dautres ressorts propres que la seule rduction des cots. Lconomie sest intresse aux standards techniques de facto, en particulier depuis larticle fondateur de Paul Da-vid (1985) dans lequel il explique comment la suite de caractre QWERTY sest impose comme le standard universel de tous les claviers. Cette thorie apporte alors un clairage intressant pour identifier les facteurs qui conduisent la standardisation, en particulier dans une activit immatrielle comme la formulation et la mise en uvre du droit.

    Sans refaire lensemble de la dmonstration, notons que le principal avantage de la standardisation, en droit comme dans toute activit co-nomique, est de permettre aux utilisateurs du standard de bnficier dexternalits de rseau positives (pour une dmonstration plus pousse et applique au droit financier anglo-amricain, voir du Marais, 2013). Lintrt de participer ce rseau constitu autour du standard est dautant plus grand que ses utilisateurs sont plus nombreux, conduisant ainsi un phnomne dattraction cumulative. La globalisation de cer-tains marchs, et donc du droit qui les encadre, donne alors un effet mondial ce phnomne dattractivit du standard juridique, incitant dautant plus standardiser le droit.

    Ce phnomne apparait particulirement puissant dans le champ du droit des marchs financiers, archtype du droit mondialis. Ce nest donc pas un hasard si de telles forces poussant la standardisation ont galement t luvre pour le droit comptable.

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    II. La normalisation comptable, cas emblmatique de lattractivit conomique du droit et de ses effets

    De nombreuses contributions au prsent ouvrage dmontrent en effet que les incitations qui se dploient gnralement pour conduire la standardisation technique, ont galement t luvre en matire comp-table.

    Un impratif exogne de standardisation comptable

    Sans revenir sur les diffrents aspects de la problmatique de la nor-malisation comptable qui sont abords de faon bien plus approfondie dans le prsent ouvrage et donc au prix dune ncessaire simplification relisons laune de la thorie conomique, et notamment celle des standards techniques, certains aspects du processus qui sest dclench au tournant des annes 1980.

    Au pralable, appliquer cette thorie suppose de traduire, dans le monde immatriel de la comptabilit, les diffrentes notions, et surtout didentifier les acteurs, sur lesquels sappuie la thorie de lmergence des standards de facto.

    Par analogie avec le clavier QWERTY, il faut, selon P. David, tout dabord reprer lexistence dune innovation technologique ou techno-logie . Ladoption dun nouveau critre pour dfinir la valeur, avec le passage de la valeur historique (book value) la valeur de march, pour-rait reprsenter dans le cadre de la normalisation comptable, un tel saut technologique. Ensuite, cette innovation doit tre intgre dans un outil de production ou hardware qui ici, serait le cadre comptable des entreprises. Les utilisateurs de cet outil (ou software ) sont tous les comptables, quelles que soient leur fonction, en interne ou lextrieur de lentreprise. Les acheteurs de cette technologie sont alors tous les acteurs de lconomie, et particulirement sur les marchs financiers, pour lesquels linformation comptable est une matire premire (ana-lystes financiers, comit de crdit des banques, agences de notation financire, etc.) et donc qui emploient ces comptables. Les producteurs de la technologie sont les grands cabinets daudit internationaux qui sont en mesure de participer et dinfluer dans les discussions des enceintes de normalisation comptable internationales, et notamment lIASB. Enfin, dernier paramtre quil faut ajouter lanalyse de P. David, la crdibilit du sponsor de la nouvelle technologie est un lment dterminant de sa dissmination. Le pouvoir dattraction des places financires de Wall Street et de Londres a sans doute jou le mme rle que la renomme de Remington, clbre fabricant darmes au XIXme sicle, lorsque celui-ci a dcid de sintresser la production de machines crire, et donc au clavier QWERTY

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    Face la parcellisation, particulirement en Europe continentale, de droits comptables nationaux avant tout orients vers la production des informations ncessaires aux administrations fiscales, lexemple des pratiques des rgulateurs des marchs financiers amricains, interagis-sant avec la demande des intermdiaires financiers sur ces mmes marchs, a puissamment influenc les autorits europennes. Celles-ci taient en effet confrontes aux revendications des investisseurs euro-pens et des entreprises souhaitant faire appel aux marchs, soucieux de dgager des gains defficacit afin de pouvoir bnficier plein, comme leurs concurrents amricains, de la libralisation des marchs qui se droulait au mme moment. Pour les entreprises europennes cotes galement Wall Street, en particulier, labsence de lisibilit dans les normes amricaines de leurs comptes libells dans une autre norme reprsentait un cot financier de traduction et constituait un obstacle pour pouvoir recevoir les agrments des rgulateurs amricains. Elle reprsentait ainsi une barrire lentre, la fois symbolique la comp-tabilit est un langage, et le partager constitue un puissant moyen dtablir la confiance mais aussi trs matriel. Dans un march hyper-comptitif, tout diffrentiel daccs auprs doprateurs de culture et de langage diffrents, constitue un dsavantage comparatif parfois dirimant. Ici apparaissait le risque de dlocalisation, non plus seulement des activi-ts de marchs, mais plus dangereusement, des siges mme des entreprises dsireuses de faire appel aux marchs financiers trangers. Lattractivit conomique du droit comptable franais et europen impo-sait une adaptation drastique.

    En outre, comme dans tous les autres domaines conomiques, les ins-titutions europennes cherchaient un moyen de consolider le Grand march intrieur des capitaux, et donc de diminuer toutes les sources de frottements affectant les flux financiers.

    Cest donc une mme logique de rduction des cots de transaction, et daccs au rseau constitu par les acteurs des places financires tran-gres, qui sest manifeste pour puissamment inciter la standardisation. En outre, les autorits politiques ont sans doute rapidement compris quelle pouvait sviter un toujours douloureux exercice dharmonisation du droit. Cet objectif pouvait tre ici atteint moindre cot grce un standard prexistant. Comme il arrive malheureusement parfois au sein de lUnion europenne, lexistence dune standard disponible sur ta-gre , par simple transplantation de ltranger, a permis de lancer en des temps records lharmonisation de tout un pan du droit. Plusieurs analyses montrent en effet une tendance de lUE importer un mo-dle juridique, motive par le souci dviter des conflits politiques internes (Posner et Veron, 2010).

    Certes, cet avantage en termes de rapidit sest ensuite estomp, au fur et mesure que se sont rvles les difficults qualifier, dans le nouveau langage comptable, des concepts et des pratiques inexistants

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    La normalisation comptable : actualits et enjeux 13

    dans la culture qui lui avait donn naissance. Cest notamment ainsi que peuvent tre analyses les difficults qualifier nos traditionnels contrats de concession de service public dans les nouvelles normes IFRS.

    Les mmes causes produisant les mmes effets, lvolution rcente de la normalisation a conduit, non une harmonisation, avec lidentification de cls de transposition entre les deux langages, mais ladoption dun standard unique, rput universel (nonobstant le para-doxe, majeur, que les oprateurs amricains ont, en fait, largement conserv leur droit comptable initial). Ds lors, il est intressant dappliquer au droit comptable les enseignements de la thorie des stan-dards techniques, non plus seulement aux stades des causes de leur adoption et du processus de leur mise en uvre, mais aussi dans leurs effets.

    La crise a fait apparatre certains effets pervers de la standar-disation

    Deux principaux effets pervers inhrents tout standard technique mritent alors dtre souligns. Dune part, le standard, a fortiori lorsquil simpose de facto, confre un avantage comptitif majeur celui qui en matrise la formulation. Lutter contre un tel risque de monopolisation du march est dailleurs lune des raisons dtre de tout le droit de la pro-prit intellectuelle. Il sagit certes de protger linventeur de linnovation technologique par un monopole, mais de faon temporaire, afin que le fonctionnement concurrentiel du march puisse ensuite en faire bnfi-cier lensemble de lconomie. Lavantage concurrentiel que confre un standard est galement dmontr dans les discussions au sein des ins-tances officielles de normalisation. Lenjeu de la transformation dun standard de facto en une norme reconnue permet de dcupler les bn-fices retirs de linnovation, en la rendant obligatoire pour tous les acteurs du march.

    Une stratgie maximisant tous les avantages consiste alors, comme on le voit souvent dans les technologies de linformation et de la communi-cation, faire merger un standard de facto, qui, ensuite, reoit la conscration dun statut juridique, sous la forme dun brevet, voire en-core mieux, dune norme technique (voir du Marais, 2004, notamment schma p. 500). Or, en matire comptable, on ne peut sempcher de penser cette stratgie, consacre en particulier par la dcision de la Commission europenne dimposer les normes labores par une ins-tance professionnelle prive lIASB, travers le rglement 1606/2002/CE du 19 juillet 2002 sur lapplication des normes comptables internationales.

    cet gard, si les normes comptable ne font pas elles-mmes lobjet dune protection juridique au profit de ceux qui la formulent, leur labo-ration et leur pratique anticips confrent un avantage comparatif certains acteurs, dautant plus si ceux-ci cumulent les deux fonctions de

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    formulation et de mise en uvre, comme cest le cas au sein des ins-tances professionnelles de standardisation comptable.

    La gnralisation des normes IFRS va donc donner un avantage com-paratif sur le march pertinent des activits comptables et daudit. Au-del, sur tous les marchs connexes ou priphriques qui vont utiliser le standard technique comme lment dterminant de la fonction de pro-duction, la proximit avec ce standard va galement favoriser certains oprateurs. Cette proximit peut dailleurs ntre que culturelle. Cest notamment le cas avec les normes IFRS qui sont fondes sur une appr-hension conceptuelle diffrente de la notion comptable de valeur, par rapport celle utilise par le droit comptable classique de lEurope con-tinentale. Ce ne sont donc pas seulement certains acteurs de lindustrie des services comptables qui vont bnficier du nouveau standard. Une grande varit doprateurs pour lesquels lvaluation comptable consti-tue un facteur de production analystes financiers, banques conseils, investisseurs, etc. vont ainsi tirer un avantage comparatif de leur proximit avec le nouveau standard alors que leurs concurrents, habitus au langage ancien, devront supporter des cots de transition et dadaptation levs.

    Au-del de ce dsavantage concurrentiel, la situation de lock in technologique (dpendance vis--vis dun standard) dans lesquels se trouvent alors les utilisateurs du standard est dautant plus inconfortable que le standard, sil diminue certains risques techniques (de non compa-tibilit, etc.), en gnre dautres. Il suscite en particulier une plus grande fragilit de lensemble de lindustrie qui ladopte sil savrait dfaillant. En matire comptable, la standardisation autour du concept de market value a ainsi accru la volatilit des agrgats comptables et finalement de lensemble des valeurs qui schangent sur les marchs. Jusquau point o, au cur de la crise financire, les autorits financires ont d sou-dainement imposer la suspension de lapplication de certaines normes IFRS au secteur des banques. La preuve tait ainsi apporte, par la pra-tique, du caractre procyclique, et donc potentiellement ravageur, du nouveau standard comptable.

    Conclusion Lvolution de la normalisation comptable Europenne autour des

    normes IFRS peut ainsi tre analyse laune de la notion dattractivit conomique du droit ici le droit comptable et donc dune volont dattirer les capitaux ou au moins de rester dans la course des marchs mondiaux. Lanalyse de cette notion dmontre alors les fortes incitations la standardisation des concepts, mais aussi des pratiques, comptables. Cette volution peut aussi sanalyser comme lapparition dun standard technique de facto. Selon ces deux grilles danalyse, linnovation se trans-forme alors graduellement en standard plus ou moins impratif et

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    uniforme. On en dcle alors ncessairement les effets, et notamment lincitation la concentration des acteurs autour dun modle, et bientt dacteurs, dominants. Les avantages de la standardisation gains defficience, rduction des cots de transaction, notamment doivent alors tre nuancs par ses inconvnients diminution de lintensit con-currentielle, fragilit de lensemble, rapidit et facilit de la transmission des risques, et finalement apparition de cots de transition. Ltonnant, avec la dcennie passe, est que ces phnomnes accompagnant la stan-dardisation comptable, finalement largement prvisibles, naient pas t contrecarrs, voire simplement anticips.

    Rfrences Barbou des Places, Sgolne, 2004, Contribution(s) du modle de

    concurrence rgulatrice l'analyse des modes et niveaux de rgulation , Revue franaise d'administration publique, 2004/1 no109, p. 37-47.

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    du Marais, Bertrand, 2006, Entre la Jamaque et le Kiribati : Quelques rflexions sur l'attractivit du Droit franais dans la compti-tion conomique internationale in Conseil dtat, Scurit juridique et complexit du droit , Rapport annuel pour 2006, EDCE 57, Paris, La Documentation Franais, 2006, p. 377-389

    du Marais, Bertrand, 2013, Law as a protected designation of ori-gin , disponible sur : http://ssrn.com/abstract=1857530

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    Tiebout (Charles), A Pure Theory of Local Expenditures , Journal of Political Economy, vol. 64, 1956, p. 416-424.

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    16 La normalisation comptable : actualits et enjeux

    DERRIRE LE DSORDRE NORMATIF MONDIAL, L'IGNORANCE DU DROIT

    PAR JRME HAAS

    On parle trs rarement de la comptabilit et de la normalisation comptable sous langle du droit, et cest une excellente ide que davoir pris le sujet sous cet aspect dans ce colloque.

    Tout se recoupe nanmoins. On parle souvent de lvolution survenue dans la nature mme de la comptabilit, et je mattacherai particulire-ment la rupture qui est caractrise par le fait quon est pass dune comptabilit qui est suppose dire des choses passes, sres, une comptabilit qui, fondamentalement, value, donc cherche prdire lavenir. Cest--dire le passage dune comptabilit qui avait lambition dtre juste une comptabilit qui ne lest plus. Le titre du colloque porte sur la normalisation comptable et la transformation du droit : en effet, on change dunivers tout en continuant de parler de la chose comptable elle-mme.

    Quelquefois, on voque des fondements idologiques de la comptabi-lit pour caractriser cette rupture, mais il y a des choses plus simples que lon ne dit souvent pas. En effet, auparavant, lentreprise disait ce quelle avait dire sur elle-mme, alors que maintenant, une des racines de la normalisation internationale est de nier cette approche et de prf-rer que quelquun dautre, et cest une ambition qui a dailleurs son sens et sa noblesse, dise la place de lentreprise quels sont les chiffres qui la caractrisent. Ce quelquun dautre, cest le march, suppos savoir mieux.

    Il y a dautres manires encore daborder le mode de normalisation, et la question est de savoir si lon part des concepts ou de la pratique, si la comptabilit est faite pour montrer les pratiques, sans idologie, ou si elle doit tre normative, en disant comment il faut montrer la pratique, en vertu dune ide prconue de la faon dont la comptabilit doit agir et contraindre : cest la tendance actuelle.

    On peut galement aborder le sujet de faon conomique, en rfl-chissant aux consquences conomiques des normes, avant de les produire : soit on accepte de les prendre en compte, soit on considre quelles ne doivent pas interfrer avec la puret comptable comme cest le cas aujourdhui.

    Il y a en outre un angle sociologique qui se dveloppe aujourdhui, car on observe un peu partout dans le monde lusage dune espce de

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    langue unique, avec des gens qui partagent tous la mme pistm , comme la dmontr une thse de lUniversit de Paris Dauphine, et ont une manire quelque peu clanique dapprhender la normalisation comptable.

    Toutes ces questions sont fondamentales. Pour un juriste, elles sont au cur de sa manire daborder la normalisation comptable, mais il est clair quon a le sentiment dune sorte de situation un peu brouille. Je voudrais cet effet citer une rflexion lumineuse de William Nahum, qui affirmait : avant, les comptes taient faux, et tout le monde le savait ; le problme avec les normes internationales, cest que les comptes sont toujours faux, mais tout le monde croit quils sont vrais . Cette analyse est dautant plus vraie que les chercheurs montrent aujourdhui que, dans les normes internationales et amricaines, la part des valuations dpasse les deux tiers. Or, ce que lon oublie de dire souvent, cest que lorsque les comptes sont faux, on va en prison ! Cest bien pourquoi le droit comptable sest dvelopp partir de concepts et de rgles permet-tant de produire des comptes fiables, srs et dont on peut contrler la sincrit et lexactitude avec assez dobjectivit.

    On ne peut que noter la disparition du lien entre dune part, le droit et les chiffres qui permettent de caractriser de faon quantifie lentreprise, et dautre part, toute une srie dautres lments qui font partie de lenvironnement rglementaire et conomique de lentreprise. Cette disparition est due lapparition de la normalisation internatio-nale, dont cest le propos, lobjectif et la nature de passer au-dessus des normes nationales. Il sensuit une trs grande quantit de difficults, parmi lesquelles la manire complexe dont les normes sont crites, ce qui constitue un problme de fond et pas de forme, car, souvent, se niche derrire cette complexit la perte de repres, commencer par la perte de repres juridiques.

    Lobjectif qui tait de fabriquer une norme internationale en saffranchissant compltement des rgles nationales nest pas atteint, parce que beaucoup de pays dcident quils ne peuvent pas entrer dans cette logique. Ils ont plusieurs faons de le faire. Certains, comme les tats-Unis, disent quils adopteront les normes IFRS dans sept ans mais jamais automatiquement et en incorporant les IFRS leurs propres normes, par consquent sous leur entier contrle. Dautres pays adoptent les IFRS, mais avec beaucoup de rserves, et en reportent la mise en uvre. Dautres encore les adoptent, mais les adaptent. Dautres pays les adoptent, mais ne les appliquent pas In fine, ce sont les Franais qui les appliquent, qui plus est scrupuleusement, parce que la France est un pays tradition juridique forte.

    Le projet europen de normes mondiales, qui est notre ambition, narrive donc pas se concrtiser, et il faut pour le russir corriger un certain nombre de paramtres dans la manire dont il est formul et

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    conu, notamment la manire justement dont on accepte ou non le lien quil faut faire avec les pratiques nationales. Il y a, l, un champ de tra-vail absolument extraordinaire, et je demeure convaincu quil y a moyen de sortir de ce malaise.

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    LA NORMALISATION COMPTABLE INTERNATIONALE SE FAIT-ELLE

    RELLEMENT EN MARGE DU DROIT ?

    PAR LIONEL ZEVOUNOU

    Le temps o la doctrine attribuait ltat un monopole exclusif sur la production de la norme juridique est rvolu. La norme comprise classi-quement comme manant de la volont du lgislateur souverain est aujourdhui confronte une ralit beaucoup plus complexe dans la-quelle ltat se voit concurrencer par des entits quil na pas cres et sur lesquelles il ne dispose parfois daucun contrle. Les dbats sur la lgiti-mit de lInternational Accounting Standard Board (IASB) font, en ce sens, cho aux rflexions entames depuis plusieurs annes parmi les thori-ciens du droit ou les spcialistes de droit international. Face lrosion progressive des frontires public/priv en gnral, leffacement des catgories droit national , droit international en particulier, le concept dtat est progressivement remis en question.

    Le droit conomique constitue la principale terre dobservation de cette recomposition. L'entreprise de normalisation comptable internatio-nale doit, ce titre, tre analyse au sein d'un contexte plus large compos dacteurs htrognes. Les rapports de ces diffrents acteurs s'institutionnalisent dsormais au sein de forums , rseaux , groupes de rflexions , etc. L'action de l'IASB s'exerce conjointement avec d'autres acteurs : lIOSCO (International Organization of Securities Commissions), lAICA (Association internationale des contrleurs dassurance), lIOPS (International Organization of Pension Supervisors), FSF (Forum pour la stabilit financire), le Comit de Ble, etc. Si, dans la majorit des cas, ces organismes comprennent des entits gouverne-mentales, lIASB avec lISO est lun des rares organismes fonctionnant par autorgulation .

    Nombreux sont les travaux qui interrogent ces nouvelles formes de rgulation ou de gouvernance conomique. Provenant pour la plupart des Legal pluralism studies, ils questionnent la reprsentation contemporaine de ltat et du droit quil produit, sans pour autant par-venir proposer une conception alternative. Soft law , soft organization , droit global , compliance , accountability , transnational legal pluralism , droit post-moderne ou encore transnational governance sont autant dexpressions employes par ce courant pour rendre compte des mutations contemporaines qui affectent

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    la production du droit. De ce point de vue, les dbats sur la lgitimit dorganismes tels que lIASB ne sont pas propres la comptabilit. En droit, ce processus suscite lui aussi ses partisans et ses dtracteurs. Pour les premiers, lapparition dentits telles que lIASB confirmerait lide selon laquelle le modle de ltat serait dsormais dpass et quil devrait laisser place, dun point de vue thorique, un renouvellement de la pense juridique en matire de sources, de normes et de lgitimit, pour les seconds, il convient daborder la question travers le prisme de la responsabilit politique dorganismes qui, en ralit, chappent toute forme de contrle dmocratique.

    En sinspirant de cette littrature, nous voudrions rendre compte de la complexit thorique qui sattache la normalisation comptable interna-tionale. De tels dbats intressent en priorit ses principaux acteurs, qui manquent cruellement de lgitimit politique. Peu verss dans les ques-tions juridico-politiques engendres par ce processus, ses principaux thurifraires sont enclins les faire passer au second plan. La rhtorique technicienne prend alors le pas sur lanalyse des procds politiques par lesquels la normalisation comptable internationale fait lobjet dun con-sensus progressif dans le contexte de mondialisation.

    Aprs tout, la normalisation comptable avance, avec ou sans thorie politique ; elle avance de manire pragmatique sans se soucier darguties de nature philosophique. Son histoire se singularise en effet par la capacit de rsilience et dadaptation du normalisateur aux situa-tions politiques changeantes.

    Lune des difficults dapprhension de la normalisation internatio-nale tient dailleurs aux multiples formes de son action. Menes dans certains cas sous le sceau du lobbying, ces actions sont parfois encore prsentes en qualit d'organisation internationale, parfois enfin au nom de lintrt public . mesure quelle sternise, la crise actuelle lve le voile de la lgitimit de lIASB, rflexion longtemps dserte par ses prin-cipaux acteurs.

    Dans un certain sens, le fonctionnement de lIASB et, plus gnrale-ment des entits auxquelles il est li (IFRS Foundation), reprsente larchtype dorganisations efficientes du point de vue de lconomie no-institutionnelle dans sa version dveloppe par O. Williamson. La struc-ture originale de ces entits sexpliquerait, selon cette thorie, par une volont de minorer autant que possible les cots de transactions lis leur fonctionnement. Cest au nom de lefficience que lIASB saffranchit du cadre daction traditionnel de ltat jug trop contraignant.

    Nen dplaise aux partisans des thories pluralistes et no institution-nalistes, la rfrence aux attributs de ltat nen demeure pas moins omniprsente. Le fonctionnement de la normalisation internationale apparat plus dun titre paradoxal. Dun ct il se prsente comme le rsultat dun systme de relations transnationales mancipes des con-

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    traintes de ltat ; de lautre, ce fonctionnement ne peut se passer des catgories juridiques de ce mme tat lorsquil sagit par exemple de rendre contraignantes les normes IFRS au sein de lUnion europenne (I). Dans le mme temps, force est de reconnatre que le mode de gou-vernance du normalisateur remet en question la lgitimit de ltat et du droit produit par lui (II).

    I- Lombre de ltat Pour comprendre de quelle manire lIASB, en dpit de sa nature pu-

    rement prive, ne peut sempcher de recourir certains attributs de ltat afin dasseoir symboliquement sa lgitimit politique, on se focali-sera sur deux caractristiques de lentit. La premire est llaboration dune constitution (A) ; la seconde tient son mode de fonctionne-ment qui, dun point de vue substantiel, se rapproche de celui dune organisation intergouvernementale (B)

    A. La constitution de lIFRS Foundation

    La rforme qui aboutit la cration de lIASB au dbut des annes 2000 est le fruit dune longue maturation, le travail de Camfferman et Zeff est pionnier sur le sujet. Cr l'origine par la profession comp-table, lIASB, anciennement International Accounting Committee, est dsormais considr comme un organisme vocation internationale. Ds 1974, la mission de lIASC, anctre de lIASB, est pense par son fonda-teur comme une entreprise denvergure internationale travers le prisme des catgories de ltat. Lemploi du terme constitution nest dailleurs pas propre lIASB ; on le retrouve ds lorigine, dans la pre-mire constitution de lIASC/IFAC modifie ds 1977.

    Lanc la fin des annes 1990 linitiative du Secrtaire gnral Sir B. Carsberg et de son vice-prsident M. Sharpe, le processus de transforma-tion institutionnelle de la normalisation comptable internationale sexplique avant tout par le souci dasseoir la fois lhgmonie et la crdibilit de lIASC comme seul organisme producteur de normes comptables de rfrence. la suite de la publication dun document intitul Shaping IASC for future laquelle rpondent des acteurs aussi divers que le patronat europen (UNICE), les fdrations comptables de diffrents pays, mais aussi des organisations intergouvernementales comme la Commission europenne ou lIOSCO, l'IASCF entreprend une rforme de premier plan. Laboutissement intervient en mars 2001, lors-que lIASB succde lIASC.

    Son fonctionnement sapparente dsormais celui du Federal Accoun-ting Standard Board (FASB). Dpendant de deux structures politiques (les Trustees puis, depuis 2009, le Monitoring Board), dune structure excutive compose dexperts, le Board (IASB), dun comit

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    dinterprtation, lInternational Financial Reporting Standard Interpreta-tions Committee (IFRS IC) et dun comit dobservateurs intresss (compos notamment dorganisations intergouvernementales et de cabi-nets daudit transnationaux), lInternational Financial Reporting Standard Advisory Council (IFRS AC), lensemble volue vers une plus grande prise en considration de lintrt des tats et de la responsabilit poli-tique de lIASB.

    Lexamen de la constitution de lIFRS Foundation permet danalyser lvolution des rapports de pouvoirs entre les principaux acteurs du processus de normalisation comptable. Approuve lors de la confrence ddimbourg du 24 mai 2000, lIFRS constitution dtermine les comp-tences respectives du Monitoring Board, des Trustees et de lexecutive Board (IASB et IFRS IC). Les dispositions de la constitu-tion permettent un processus de rvision chance quinquennale. Le document a t amend maintes reprises : le 8 juillet 2002, le 21 juin 2005, le 31 octobre 2007, le 15 janvier 2009 et le 26 janvier 2010. La dernire rvision approuve en janvier 2013, sinspire du rapport de la fondation de 2011 ; elle rpond au doute des marchs financiers sur la prennit de la vocation internationale de lIASB. La distinction des mis-sions du chairman et de lexecutive director doit se comprendre au regard dans ce contexte. Cest aussi afin de rpondre aux doutes des marchs financiers, que le Monitoring Board sest largi de manire inclure des reprsentants de pays mergents (IOSCO Emerging Markets Committee et titre dobservateur, un reprsentant du comit de Ble spcialiste de supervision bancaire).

    Mme sil reste trs loign de sa signification juridique usuelle, le terme constitution pour dsigner les rapports entre les diffrents organes de normalisation (IASB, IFRS Foundation, Monitoring Board) nest pas anodin. Il tmoigne dune volont dancrer la mission normali-satrice dans le giron de lintrt public . Cest bien ce que rappelle lobjectif 2 (a) de la constitution : to develop, in the public interest, a single set of high quality, understandable, enforceable and globally accepted financial reporting standards based upon clearly articulated principles . On retrouve aussi la rfrence la constitution et lintrt public dans les statuts de nombreuses ONG vocation internationale. De la mme manire quune constitution dun tat tire sa lgitimit du peuple souverain, lIASB entend tirer la sienne de la communaut des prin-cipaux acteurs des marchs financiers (cabinets transnationaux, acteurs financiers internationaux ou intergouvernementaux, tats). Cest du reste ce que traduit la rpartition des pouvoirs inscrite dans le texte.

    La rfrence au public interest maladroitement traduite par int-rt gnral nest, ici encore, pas fortuite : elle assimile la finalit de lIASB une mission susceptible dtre assume par un organisme inter-gouvernemental. La mobilisation des catgories classiques du droit public permet par consquent lIASB de renforcer la lgitimit de sa

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    mission en lassociant celle dtats et dorganismes intergouvernemen-taux.

    La constitution de lIFRS Foundation et les modifications dont elle fait rgulirement lobjet traduisent une recherche dquilibre des pouvoirs entre les principaux acteurs de la normalisation internationale (quatre principaux cabinets daudit et dexpertise-comptable, lIOSCO, le FASB, lAutorit des marchs financiers du Japon, la Commission euro-penne et, en tant que membre observateur, le Comit de Ble). Cet quilibre affecte directement la rpartition gographique du Board puisque, si lAsie/Ocanie, lEurope et lAmrique du Nord sont reprsen-tes parit, la place de lAmrique du Sud et de lAfrique demeure marginale.

    Il importe enfin de souligner que lexistence juridique de lIFRS Foundation reste tributaire de lgislations nationales qui en permettent le fonctionnement prenne au regard de lattribution dune personnalit juridique. De ce fait, ltat est nouveau prsent, non plus, cette fois-ci, par les catgories juridiques qui lui sont propres, mais bien par le rgime juridique quelles permettent dinstituer. Sil en est encore besoin, ce point confirme lide que lombre de ltat plane irrmdiablement sur la normalisation comptable. Lanalogie des rapports quentretient le norma-lisateur avec celui dune organisation inter gouvernementale accrdite dautant mieux cet argument.

    B. Un fonctionnement analogue celui dune organisation inter-tatique

    Lemploi du terme constitution nest quune des multiples facettes du recours au modle dtat. On pourrait croire que le mcanisme du due process par lequel une proposition de norme comptable est dis-cute par plusieurs participants serait propre aux associations internationales du type IASB. Il nen est rien lanalyse, puisque ce mode de production de la norme par association dacteurs intresss est aussi prsent au niveau supranational. Le livre blanc de la Commission euro-penne sur la Gouvernance europenne en tmoigne : dsormais, aucune norme de lUnion nest adopte sans que soient au pralable consultes les parties intresses (acteurs conomiques, ONG, tats membres, etc.) Cette stratgie de prise de dcision concerte est gnralement prsente comme vecteur de transparence et de dmocratie participative . En ralit, associer plusieurs acteurs un processus de dcision nimplique pas ncessairement quils soient placs sur un mme pied dgalit.

    Il nen demeure pas moins que lIFRS Foundation fonctionne de ma-nire plus souple quun tat. Les rapports quelle entretient cet gard avec dautres acteurs ne sont pas formaliss par voie de trait ; cela est vrai des relations entretenues avec les principaux acteurs de la finance, de l'audit et de la normalisation comptable. Formaliss par le biais de

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    memoranda ou de chartes , ces diffrents accords , entendus au sens large, rgissent les rapports entre les diffrents acteurs de la norma-lisation comptable internationale. Ainsi du Memorandum of Understanding (MoU) sign en 2009 entre lIASCF, lIOSCO, la SEC, la Commission europenne et lautorit des marchs financiers du Japon qui organise les rapports entre les Trustees et le Monitoring Board. Il est complt dune charte qui dtermine les missions et les devoirs du Moni-toring Group. Par la mme occasion, cette charte rgit les rapports du Monitoring Board et du Public Interst Oversight Board (PIOB), organisme international de promotion dontologique des normes comptables et daudit internationales.

    Pareillement, laccord de Norwalk sign le 18 septembre 2002 vise la convergence progressive des normes IFRS et US GAAP ; il a t suivi dun autre MoU sign le 27 fvrier 2006 et complt de plusieurs enga-gements rciproques en novembre 2008 et fvrier 2010. Dans le domaine du secteur public, un MoU a t sign en 2011 entre le prsident de lIASB, Hans Hoogervorst, et les principaux reprsentants de lIFAC, Gran Tidsrm et Ian Ball. Laccord a pour objectif de renforcer la coopration et la convergence de la normalisation comptable publique et prive.

    Certes, lappartenance de ces diffrents accords la catgorie de trait au sens du droit international reste trs discute. Dun point de vue substantiel, on peut nanmoins considrer qu dfaut dtre juridi-quement contraignants, ces accords sintgrent la production dune soft law de plus en plus abondante mme au sein des rapports inter-tatiques. On concdera que les liens entre lIFRS Foundation et ses partenaires ne font pas toujours lobjet dune formalisation expresse comme lillustrent les relations entretenues dans le cadre du Forum de Stabilit financire. La question de la valeur de tels accords se pose ds lors quils font lobjet dune formalisation expresse. dfaut dentrer dans la catgorie des traits, il est envisageable de les assimiler des conventions au sens du droit interne des contrats.

    lvidence, de telles relations entrent dans le champ des relations internationales dans la mesure o elles ne se ralisent pas en dehors du regard de ltat. Ce qui est certain, cest quelles sexercent en dehors de tout formalisme juridique. Un tel choix nest pas sans consquence poli-tique dans la marche de la normalisation comptable, notamment lorsque, la faveur de la crise financire, des crises politiques surgissent entre les tats et lIFRS Foundation.

    II- Le rejet du modle de la contrainte juridique Ce qui singularise le mode de fonctionnement des entits qui partici-

    pent au processus de normalisation comptable, cest le rejet de la contrainte juridique. Ce choix emporte des consquences notables sur la

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    La normalisation comptable : actualits et enjeux 25

    rsolution des conflits qui surgissent entre les diffrents acteurs de ce processus. Dans cette hypothse, le contentieux ou, plus gnralement, le recours au droit laisse place aux rapports de force (A). Tout porte croire que le scepticisme que partagent les acteurs de la normalisation comptable envers le droit prend racine dans une conception dsillusion-ne du processus dmocratique (B).

    A. Un processus politique dpourvu de juridicit

    Ce nest pas un hasard si sous le mandat de lex commissaire euro-pen au march intrieur, Charlie MacCreevy, lUnion europenne a longtemps entretenu des rapports peu dvelopps avec lIASB. Hors p-riode de crise, laction de lIFRS Foundation reprsente lvidence pour les tats un intrt majeur en ce quils permettent dexternaliser les cots politiques de financement et de procdure affrents la normalisation comptable. Leur souplesse institutionnelle est, en ce sens, un facteur indniable defficacit administrative et politique.

    La ranon de cette souplesse nest pas ngligeable pour autant : en voulant se soustraire toute forme de juridicit, lIFRS Foundation place son mode de fonctionnement dans la brutalit des rapports de forces. Ici, nul juge pour trancher un litige, nul trait susceptible de contraindre une partie respecter ses engagements, nulle procdure permettant de rtablir en faveur des parties les plus faibles un rapport de force dfavo-rable ; seul compte ltablissement dun consensus entre principaux acteurs de la normalisation comptable.

    La validit du droit nest invoque que de faon marginale afin dacter par exemple lexistence dune personnalit juridique. Or, partir du moment o le consensus qui lie les principaux acteurs de la normalisa-tion se dchire, il nest pas tonnant de constater la prdominance de rapports de forces, considrs comme la seule voie de rsolution des conflits.

    Le caractre tumultueux des relations entretenues avec lUnion euro-penne accrdite cette hypothse. La rsolution remarque du Parlement portant sur les IFRS et lIASB (Rsolution du Parlement europen du 24 avril 2008 sur les normes internationales dinformation financire (IFRS) et la gouvernance du Conseil des normes comptables internatio-nales (IASB) (2006/2248, INI) invite lUnion europenne adopter une attitude proactive , en reconnaissant que lIASCF et lIASB man-quent peut-tre de transparence et de responsabilit parce quils ne sont pas soumis au contrle dun gouvernement dsign dmocratiquement [...] . Dans le mme sens, le rapport de Larosire publi en fvrier 2009 plaide pour une gouvernance de lIFRS Foundation plus transparente. Ces recommandations ont t confirmes le 24 et 25 septembre 2009, lors du G-20 qui sest tenu Pittsburgh.

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    Partant, lUnion europenne tant le Parlement que le Conseil ECO-FIN sest rendu compte quelle disposait dun pouvoir dinfluence considrable en tant quutilisateur des normes IFRS. Mieux encore, le Parlement a pris conscience quau regard du trait de Lisbonne, il dispo-sait dun droit de regard sur laction de la Commission en matire de normalisation comptable internationale. Les dbats techniques ont alors laiss place au jeu politique. Une dcision conjointe du Parlement euro-pen et du Conseil a octroy le versement de fonds communautaires lIASC et au PIOB. Aux termes de larticle 4 de cette dcision, le verse-ment de ces fonds est conditionn la mise en uvre de progrs significatifs afin dassurer que des modalits de financement neutres constituent la majorit de leur financement total, y compris par les parti-cipants de pays tiers .

    Par toutes ces actions, lUnion a trs vite fait comprendre que ladoption des normes IFRS au sein de lespace communautaire supposait une meilleure reprsentativit de ses intrts au sein de lIASB. Le rsul-tat de cette stratgie proactive a abouti, non sans difficults, la nomination en juillet 2011 dun Europen la tte de lIASB, Hans Hoo-gervorst. Comme lexplique ce sujet Nicolas Vron, cette nomination sest faite au mpris de la lettre des textes de la constitution de lIASB (point 30). Dans ce sillage, le Commissaire au march intrieur, Michel Barnier, vient de nommer Philippe Maystaadt, ex-ministre belge des Finances, au poste de conseiller spcial en vue de renforcer le rle mo-teur de l'Union pour la diffusion de normes comptables de grande qualit. Au nombre des missions que comporte la feuille de route de la Commission, l'harmonisation des voix exprimes au sein de lUnion europenne European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG), Accounting Regulatory Committee (ARC), Etats membres figure au premier plan.

    De son ct, le Parlement europen appelle refonder les normes daudit dans le secteur bancaire et, plus globalement, au sein des entre-prises cotes. Estimant que la voix de lEFRAG organisme technique charg de conseiller la Commission dans ladoption des normes IFRS nest pas suffisamment entendue au sein de lIASB, les eurodputs ont dpos un amendement visant ce que la Commission examine nou-veau le rle de lEFRAG et la gouvernance de lIASB. Aux dires des parlementaires, les grands cabinets daudit et de comptabilit exerce-raient sur ce dernier organisme, une influence beaucoup trop prgnante. De plus, le Parlement critique linfluence dmesure des tats-Unis sur lIFRS Foundation alors mme que cet tat na pas encore pleinement adopt les normes IFRS. Au sein de lUnion europenne, lIASB doit par consquent composer avec plusieurs interlocuteurs qui ne partagent pas toujours la mme vision politique du processus de normalisation comp-table.

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    vrai dire, le rapport de forces qui sinstaure entre lIFRS Foundation et lUnion europenne traduit une crise plus profonde qui affecte au-jourdhui le projet politique de la normalisation comptable internationale. Il sagit en effet de savoir sil est possible de maintenir la vocation internationale de lIASB alors que le processus de normalisation avance deux vitesses. Pendant que certaines entits, comme lUnion europenne, mettent en uvre une politique de standardisation, dautres pays, comme les tats-Unis ou la Chine, qui semblent sorientent pour lheure vers une simple harmonisation. Faut-il mettre sur le mme pied dgalit tous les tats ceux qui jouent le jeu de la standardisation et ceux qui ne le jouent pas ? Comment mieux dfinir la responsabilit politique du normalisateur au regard des effets procycliques de certaines normes comptables sur lconomie ? Llargissement rcent du Monito-ring Board aux pays mergents laisse penser que lIFRS Foundation cherche maintenir sa vocation internationale. Sil ne se rsorbe pas rapidement, ce rapport de force risque terme de ruiner la crdibilit des normes IFRS aux yeux des investisseurs. Lintrt de la normalisation comptable internationale repose, on le sait, sur sa capacit fournir aux investisseurs une information homogne permettant de comparer diff-rents tats financiers selon les pays. En voulant se soustraire au formalisme juridique, lIFRS Foundation na pu viter les contraintes politiques inhrentes tout processus de dcision associant des acteurs ayant des intrts diffrents.

    B. La ncessit de maintenir la place de ltat et du droit dans le processus de normalisation comptable

    Quel regard juridique porter sur le processus de normalisation comp-table dans son volet gouvernance ? On pourrait discuter la lgitimit dun processus apolitique en apparence, mais qui, dans les faits, poursuit un objectif fondamentalement politique. bien y rflchir, la dnoncia-tion de ce mode technocratique de gouvernance nest pas propre lIASB. Il se pratique aussi au sein de lUnion europenne. Lexcs de pragma-tisme pousse de plus en plus atteindre les objectifs dsirs, quel quen soit le prix en matire de contrle dmocratique. En droit de lUnion, la mthode ouverte de coordination (MOC) ne serait que le raffinement dune telle stratgie. La matire comptable n'est pas en reste, et le mca-nisme juridique de transposition des normes IFRS dans lUnion prte le flanc aux mmes critiques. Loriginalit du mcanisme est la mesure des contorsions juridiques entreprises pour engager lUnion europenne dans un processus de standardisation internationale.

    En un sens, cette stratgie obtenir, dans un contexte juridique de plus en plus complexe, des rsultats politiques au moindre cot sexplique de manire parfaitement rationnelle. Runir le consensus de plusieurs tats sur une question aussi complexe que la normalisation comptable aurait certainement engendr des cots considrables, pour

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    un rsultat qui aurait sans doute largement t en de du visage actuel de la normalisation comptable internationale. De ce point de vue, la stratgie politique de lIFRS Foundation nest que la consquence logique de la rationalisation croissante dun jeu politique plusieurs niveaux (national, europen, international).

    Un tel rsultat gnralement ralis avec la bienveillance des tats doit-il pour autant tre obtenu nimporte quel prix ? Car le type de stratgie politique mene par lIFRS Foundation nest pas sans cons-quence dans la manire de se reprsenter le droit et ltat. Le concept dtat partag par les principaux reprsentants de la normalisation comptable semble trs proche de celui du Public Choice. Ce courant de pense considre que ltat et plus prcisment le processus dmocra-tique sont phagocyts par toutes sortes de groupes dintrt que viendrait masquer le recours lintrt gnral. On voit poindre cette ide dans la controverse entre les professeurs Burlaud, Colasse, Raffournier, Glard, Pig et Walton. Pour ce dernier, l'action de l'tat n'est pas plus lgitime que celle de l'IASB. Cet organisme est, au contraire, plus transparent, dans la mesure o chacun agit dcouvert dans l'enceinte de l'IASB.

    Au fond, ce prsuppos rend compte de la mfiance entretenue d-sormais envers le processus dmocratique notamment dans sa capacit demeurer un espace o les dcisions sont prises de manire neutre. La reprsentation qui sattache la neutralit du droit nen ressort pas elle non plus indemne. Ce scepticisme grandissant ruine progressivement lidologie positiviste fonde sur la justification que les normes produites par le souverain se placent naturellement au-dessus des intrts particu-liers. Lide selon laquelle se placer sous la juridiction dun tat ou dune autorit tatique reviendrait garantir la neutralit des rgles du jeu politique semble, par consquent, de plus en plus conteste.

    Aussi critiquable soit-elle, force est de reconnatre quune telle ido-logie est la fois ncessaire et utile, ne serait-ce que pour garantir la lgitimit des institutions dmocratiques de prfrence dautres formes concurrentes de lgitimit (expertales, processuelles, participatives, etc.) Dans les mots qui sont les siens, Kelsen mettait en garde contre un tel scepticisme : La question que vise le droit naturel est lternelle question de savoir ce quil y a derrire le droit positif. Et qui cherche la rponse ne trouvera, je le crains, ni labsolue vrit dune mtaphysique, ni labsolue justice dun droit naturel. Qui soulve le voile sans fermer les yeux verra, au contraire, la tte de Gorgone du pouvoir plonger son regard dans le sien.

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    Bibliographie : Bismuth Rgis, Le systme international de prvention des crises fi-

    nancires. Rflexions autour de la structure en rseau du Forum de stabilit financire , Journal du droit international, 2007, n 1, doctr.3

    Burlaud Alain, Colasse Bernard, Rponse aux commentaires sur Normalisation comptable internationale : le retour du politique ? , Comptabilit, contrle, audit, dcembre 2011, T.17, vol.3, p. 115-128.

    Camfferman Kees, Zeff Stephen, Financial Reporting and Global Capi-tal Markets : A history of International Accounting Standards Committee, 1973-2003, OUP, Oxford, 2007.

    Danjou Philippe, Walton Peter, La lgitimit du normalisateur comptable international IASB : commentaires sur Normalisation comp-table internationale : le retour du politique ? , Comptabilit, contrle, audit, dcembre 2011, T.17, vol.3, p. 101-114.

    Glard Gilbert, Pig Benot, Normalisation comptable internationale et lgitimit. Commentaires sur Normalisation comptable internatio-nale : le retour du politique ? , Comptabilit, contrle, audit, T.17, vol.3, dcembre 2011, p. 87-100.

    Kelsen Hans, Die Gleichheit vor dem Gesetz im Sinne des Art. 109 der Reichsverfassung [Aussprache] , VVDStRL, 1927, n 3, p. 54-55.

    Klabbers Jan, Institutional Ambivalence by Design : Soft Organiza-tion in International Law , Nordic Journal of International Law, 2001, vol.70, p. 403-421.

    Pecho Peter, Van Waeyenberge Arnaud, La normalisation : l'cho europen d'un enjeu global , Conventions, 2010, n 2, p. 1-6.

    Prada Michel, La normalisation comptable l'heure du march glo-bal , Revue du Trsor, 2007, n 12, p. 1050-1053.

    Raffournier Bernard, Les oppositions franaises ladoption des IFRS : examen critique et tentative dexplication , Comptabilit, contrle, audit, dcembre 2007, p. 21-41.

    Van Waeyenberge Arnaud, International Financial Reporting Stan-dard (IFRS) : a new way to build European norms ? , Working Papers du Centre Perelman de Philosophie du droit, n 2009/4, http://www.philodroit.be

    Vron Nicolas, La normalisation comptable internationale aprs David Tweedie , Revue d'conomie financire, n 100, 2010, p. 211-222.

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    LVOLUTION DES RELATIONS DE LA COMPTABILIT LCONOMIE

    ET AU DROIT1

    PAR YVONNE MULLER

    Nous aurions pu ouvrir le colloque sur Les normes comptables in-ternationales et la transformation du droit au muse du Louvres o se trouvent les tablettes dargile de Sumer et le Code dHammourabi, qui portent les premires traces crites de la comptabilit, plus de 2000 ans avant JC.

    Nous aurions pu continuer au British Museum o se trouve lexemplaire de louvrage de Luca Pacioli, publie la fin du XVme sicle (1494) summa di arithmetica , dans lequel ce matre en tholo-gie sacre et en philosophie, grand ami de Lonard de Vinci, vulgarise dans son ouvrage la technique de la partie double ; Considr tort ou raison comme le pre de la comptabilit, il en rvle, par cet ouvrage, les ambitions scientifiques, lesquelles seront dsormais portes de manire continue par les mathmaticiens et les professeurs de comptabilit avant que la matire ne souvre aux autres disciplines : lhistoire, lconomie, la sociologie et le droit.

    La comptabilit est aujourdhui une histoire dense, ancienne ; cest une pense comptable qui stire sur plus de cinq sicles, sur les diff-rents continents comme en tmoigne, sil en est encore besoin, un rcent ouvrage sur Les grands auteurs en comptabilit (s/dir. B. Colasse).

    Parce quelle contribue, par ses mesures et ses valuations, former notre perception de la ralit conomique, la comptabilit du moins la comptabilit dentreprise est dans son histoire troitement lie aux grandes volutions conomiques et sociales ainsi quau systme juridique qui laccompagnent. La comptabilit volue et sadapte aux besoins des acteurs, de leurs rapports de force, de leurs conflits. Finalement, lhistoire de la comptabilit se construit bien avant celle de la normalisa-tion comptable qui, mme si elle est pense avant, napparatra quau milieu du XXme sicle.

    Cest dire que le dbat contemporain sur la normalisation comptable doit se nourrir de lhistoire et pour ceux qui en doutent, citons le philo-

    1 - Cet article a t publi, avec des notes de bas de page, dans la revue de Gestion et finances publiques, juillet 2013, p. 16.

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    sophe Heinz Wismann : les modernes sont des nains ; les anciens des gants ; mais les nains juchs sur les paules des gants voient plus loin .

    Maintenant que nous sommes convaincus de lutilit de lhistoire, le dbat peut senrichir des liens anciens quentretiennent non seulement la comptabilit et lconomie, mais galement la comptabilit et le droit.

    Les liens entre la comptabilit et lconomie Les liens entre comptabilit et conomie sont domins par la contro-

    verse, initie au dbut du XXme sicle, par Werner Sombart et Max Weber sur le rle de la comptabilit en partie double dans lmergence et lexpansion du capitalisme. Des concomitances troublantes, nous dit-on, peuvent suggrer que le capitalisme marchant a secrt, la fin du moyen-ge, la comptabilit en partie double, technique qui pour la pre-mire fois permet dapprhender en continue le cycle complet du capital.

    Rappelons que la science comptable se dveloppe alors dans un monde qui devient plus rationnel, o la mathmatique des marchands sinscrit dans les relations plus larges de la vie quotidienne. Progressive-ment, le monde se pense en nombres et quantits pour annoncer la naissance de ce que Christian Laval (Gallimard essais 2009) a appel lhomme conomique

    lmergence du capitalisme industriel au XIXme sicle rpond un nouveau systme comptable qui permet de calculer des prix de revient dans le cadre de comptabilits tenues en partie double. Outil de gestion et dinformation, la comptabilit se pose en grand rgulateur de la ges-tion des entreprises. Comme il a t crit, cest lre de la comptabilit industrielle, ne dans les entreprises, cre par des industriels pour leurs propres besoins dinformation. Est-ce la comptabilit qui colonise lconomie ou lconomie qui faonne loutil comptable ? Le dbat de-meure ouvert mais il rvle que conomie et comptabilit sont, dans tous les cas, indissociables. La science comptable, comme le capitalisme, participent dune modification structurelle de la socit ; en tmoigne le fait que lenseignement de la comptabilit devient obligatoire en 1887 et se banalise mme dans quelques ouvrages du dbut du XXme sicle.

    Les annes 1980 marquent un tournant important : cest le nouvel ge du capitalisme et le dbut dune controverse : mondialisation des changes, rvolution informatique et drgulation financire vont don-ner naissance ce que lon appelle le capitalisme financier. La dsintermdiation, qui pousse les entreprises se financer de plus en plus par le march au dtriment des banques, se traduit alors par la mon-te en puissance des investisseurs professionnels tandis que le peuple des petits pargnants atomiss est remplac par des actionnaires actifs et exigeants Or, ce tournant du capitalisme est associe une vritable rvolution comptable travers la normalisation comptable internationale

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    pour les comptes consolids des socits cotes. Lobjectif de la compta-bilit nest plus ici de traduire le capital conomique de lentreprise mais son capital financier, reprsentatif de linvestissement ralis par les actionnaires ; Est ainsi favorise, dit-on, une vision actionnariale de lentreprise qui prend notamment appui sur la juste valeur comme prin-cipe gnral denregistrement des transactions. Pour de nombreux auteurs, la normalisation comptable internationale porte une vision financire et contractuelle de lentreprise et de sa gouvernance ; lentreprise, a-t-on pu crire, se prsente comme un actif conomique ; elle a pour finalit premire la cration de valeur.

    Or, issue dun organisme international purement priv, lInternational Accounting Standards Board (IASB) la normalisation comptable interna-tionale a pour originalit dtre, pour lessentiel, dconnecte du droit alors que depuis ses profondes origines, et sans quil soit encore question de normalisation, la comptabilit entretient avec le droit des liens troits.

    Les liens entre la comptabilit et le droit Ds le moyen-ge, le droit est soucieux doffrir le cadre juridique n-

    cessaire lpanouissement de lconomie marchande et contribue, cette fin, la diffusion de la comptabilit ; ainsi la tenue des comptes par les commerants est-elle rendue obligatoire ds la fin du XVIIme sicle ; De mme les commerant sont-ils tenus de rendre compte de la bonne tenue des affaires afin de prvenir les faillites et maintenir la confiance dans le crdit.

    Dans cette mathmatique des marchands , lobligation comptable de rendre des comptes demeure habille dune dimension sinon religieuse du moins morale. Un auteur de la fin du XVIIme affirme en ce sens que : toute personne ne doit pas ignorer les comptes doubles si elle dsire la tranquillit de son me .

    Avec le capitalisme industriel du XIXme sicle, le droit se commer-cialise ; empreint de lesprit du capitalisme naissant, un droit commercial libral domine la vie civile et, parce que le principe de la libre constitu-tion des socits anonymes responsabilit limite a t proclam et quil faut en contrepartie protger lpargne investie dans les socits, le droit commercial et le droit pnal sappuient de nouveau sur la compta-bilit pour laborer une vritable responsabilit du capital. Bientt, du fait des crises et des scandales financiers, la volont politique de protec-tion de lpargne et, partant du capital social, devient une proccupation dintrt gnral. Lunion sacre du droit et de la comptabilit pour la protection du capitalisme prend alors la forme de dlits comptables et ce nest quau dbut de la premire moiti du XXme sicle que souvre le processus de normalisation comptable. Le passage vers une conomie dite dirige saccompagne dun objectif politique de contrle tatique des comptes autant pour des raisons conomiques que fiscales. Les juristes

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    ont alors tendance ramener la comptabilit une technique et labsorber dans une nouvelle branche du droit, on parle ainsi de droit comptable.

    Pour autant, la comptabilit trouve encore ses lettres de noblesse, elle est une chose publique ; un rapport de la Direction gnrale des contri-butions directes de 1940 souligne ainsi que la normalisation rpond aux intrts gnraux de la Nation . Surtout elle est tourne vers lensemble des partenaires de lentreprise : administration fiscale, propritaires, cranciers, salaris.

    Or, le capitalisme financier va bouleverser ce systme, la normalisa-tion comptable tant dsormais scinde en deux systmes : pour les comptes sociaux, la normalisation tatique, guide par les directives europennes, prend la forme juridique plus souple de la rgulation au-jourdhui confie lAutorit des normes comptables ; pour les comptes consolids des socits cotes, la normalisation internationale, qui pro-fite de lchec de la normalisation par lEurope et sest affranchie du droit pour la cration de la norme, est laisse une institution prive (IASB, prc.) qui dispose dune gouvernance indpendante des institutions publiques. Elle produit aujourdhui les normes IFRS ou International Financial Reporting Standard. Certes, en bout de chaine et pour se mler un ordre juridique national, les normes internationales font lobjet dun rglement europen. Mais le droit est ici dtach de toute rfrence dogmatique ; il nest quun outil, un instrument au service de la dyna-mique du march. Peut-tre faut-il en chercher la raison dans linadaptation du droit qui na pas su laborer une doctrine de lentreprise, qui ne la connait pas en tant que telle et ne la fait fonction-ner qu travers le droit des socits, le droit du travail ou encore le droit de la concurrence ?

    Ds lors, parce que la normalisation comptable internationale est une rgulation par le march, sans mcanisme externe de gouvernance, por-te par la croyance de la rationalit conomique, mais aussi parce quelle a vocation pntrer dautres champs (celui des comptes individuels et des comptes publics), une vive controverse est ne qui pose la question de la lgitimit politique de lorganisme normalisateur ; dun ct, se dessine une sorte dordre libral mondial port un objectif dintrt pu-blic, de lautre soppose un ordre juridique rgional port par un objectif dintrt gnral. Dun ct, il est soutenu que la comptabilit interna-tionale ne relve pas prioritairement du droit mais de lconomie ; le postulat selon lequel seuls les tats ont le droit de rglementer est critiquable . Dun autre ct, il est affirm que linformation comptable est un bien public qui participe la formation de la solidarit organisationnelle et sociale, que la dmocratie conomique et sociale est battue en brche partir du moment o linformation comptable ne fait lobjet daucun contrle politique et so-cial .

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    Nul doute que le dbat est ouvert et quil ne saurait y avoir, dun ct ou de lautre, captation du dbat public ; et parce que ces propos sont placs sous lgide de lAcadmie, souvenons-nous que lAcadmie est la premire cole de philosophie, de mathmatique et de gymnastique fonde Athnes par Platon. Il y prodiguait un enseignement sous forme de discussion et de dbats dides. Il reste souhaiter que les dbats venir demeureront fructueux.

    Bibliographie : M. Capron, Les enjeux de la mise en uvre des normes comptables

    internationales, in M. Capron (s/dir.), Les normes comptables interna-tionales, instruments du capitalisme financier, La dcouverte 2005.

    J.G. Degos, La comptabilit franaise, ses racines et son histoire, e-thque.com 2010, www.numilog.com.

    Ch. Laval, Lhomme conomique, Essai sur les racines du nolibra-lisme, Gallimard 2007.

    Y. Lemarchand et M. Nikitin, Capitalisme et comptabilit, Encyclo-pdie de comptabilit, contrle de gestion et audit, s/dir. B. Colasse, 2009, p. 104-114.

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    LE CONCEPT DE SYSTME JURIDICO-COMPTABLE L'PREUVE DE LA

    NORMALISATION INTERNATIONALE.

    PAR SBASTIEN KOTT

    Le concept de normalisation est mal apprhend par le droit. Sil sagit de crer une norme juridique, on voque plus volontiers laction de lgifrer qui renvoie, pour ltat, au monopole du pouvoir lgislatif ou de rglementer qui renvoie au monopole du pouvoir excutif. La normalisa-tion, aborde dans lacception plus large de cration dune norme technique, voque le monde industriel et la question de la convergence autour des pratiques optimales. Assez curieusement, la normalisation comptable semble se situer lintersection de ces deux notions. Elle est la fois une pratique juridique et une pratique technique !

    Pour autant, les normalisations comptables internationales semblent rcemment caractriser une fracture entre ces deux disciplines que sont le droit et la comptabilit. Ce paradoxe est dautant plus criant que la comptabilit constitue indiscutablement un objet du droit en ce sens que sa conscration juridique reste trs forte. Ds lors, la question pose est bien celle du type de relation qui unit le droit et la comptabilit dans la mesure o le systme juridico-comptable franais qui concerne tant lentreprise que les administrations publiques semble dstabilis par lvolution de la normalisation comptable internationale.

    I. Le systme juridico-comptable franais partir du XIXe sicle, avec laboutissement de la formalisation juri-

    dique de la comptabilit, on identifie un appareil normatif comptable constitutif dun vritable corpus homogne. Ces textes intgrent des principes comptables, des dispositions relatives la fonction comptable et prcisent les modalits pratiques de mise en uvre de la comptabilit. Ce mouvement est dautant plus remarquable quil est commun aux secteurs public et priv permettant ainsi de qualifier le systme mis en place de systme juridico-comptable .

    A. Prsentation du systme juridico-comptable

    Le systme juridico-comptable se dfinit comme un ensemble de normes juridiques rgissant les trois branches de la matire comptable

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    qui a fait la preuve de son efficacit travers un usage maintenant bicen-tenaire.

    1) Un systme juridique.

    Quil sagisse de la comptabilit prive ou de la comptabilit publique, les pratiques comptables s