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Table des matiĂšres
PARTIE IJâai si mal ⊠. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 9
Chapitre I La confiance brisée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11 Chapitre II Ma seconde nature . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 21 Chapitre III La cruelle vérité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 29 Chapitre IV La gardienne . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 39 Chapitre V Le respect . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 45
PARTIE II Lâhistoire de ma mĂšre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 53 Chapitre VI Lâattirance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 55 Chapitre VII La confiance . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 63 Chapitre VIII La naissance de Dolly . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 73
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Chapitre IX Le choc . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 81 Chapitre X Le clan . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 87
PARTIE III Toujours cette peur . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 99 Chapitre XI La souriciĂšre. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 101 Chapitre XII Le sacrifice . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 107 Chapitre XIII La trahison . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 113 Chapitre XIV Lâenfer . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 121 Chapitre XV Lâillusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 131
PARTIE IV Liberté dangereuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 141 Chapitre XVI La mascarade . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 143 Chapitre XVII Le purgatoire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 151 Chapitre XVIII La déchirure . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 157 Chapitre XIX La fuite . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 163 Chapitre XX Le trou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 167
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PARTIE V Vivre et mourir . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 173 Chapitre XXI La parole donnée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 175 Chapitre XXII La folie qui couve . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 181 Chapitre XXIII Le X de la honte . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 185
PARTIE VI Ma descente vertigineuse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 189 Chapitre XXIV Le mal dâamour . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 191 Chapitre XXV Un S.O.S. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 197 Chapitre XXVI Sous le tapis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 201
Ăpilogue . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 205Remerciements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 209
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Jâai si malâŠJe ne peux pas dire exactement depuis quand je suis couchĂ©e lĂ . Le temps nâexiste plus. Je ne peux plus bouger. Mon cĆur bat Ă tout rompre. La tĂȘte posĂ©e sur le plancher du corridor, je vois du sang partout sur les carreaux brillants. Jâai peur ! Quâest-ce que jâai fait ? Je vais mourir, câest certain⊠Je reste lĂ ; jâattends que tout se termine. Mourir Ă douze ans.
Ma tĂȘte bouillonne mais mon corps est figĂ© sur place. Jâai mal par-tout. Les gitans mâont appris Ă mentir, Ă me taire, Ă me mĂ©fier de chaque personne. Surtout en prĂ©sence des gadjĂ©s1. Regarde tout autour de toi avant dâouvrir la porte pour entrer quelque part, mâa rĂ©pĂ©tĂ© cent fois Mamo, parce que le danger te guette. Je ne lâai pas fait. Tout est de ma faute. Je nâaurais jamais dĂ» lui ouvrir, ĂȘtre gentille⊠Jâai trahi ma mĂšre, ma famille. On va mâabandonner. Câest pire que la mort de nâavoir plus de famille. Que va-t-il mâarriver maintenant ? DisparaĂźtre tout de suite⊠Je sens des brĂ»lures entre mes cuisses. Le salaud !
Je descends la main pour vĂ©rifier oĂč ça fait mal. Mes doigts sont couverts de sang. Je nâarrive plus Ă bouger. Je voudrais pleurer, crier, hurler. Il mâa violĂ©e. Rien Ă faire, je me sens trop paralysĂ©e pour appeler Ă lâaide. Je tombe comme une feuille au vent ; il fait noir partoutâŠ
1. En manouche : Des personnes Ă©trangĂšres Ă la culture gitane.
PARTIE I
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Cha p i t r e I
La confiance brisée
La soirĂ©e sâannonce tranquille. Jâaime bien rendre service Ă ma famille et jâai le cĆur lĂ©ger en mettant au lit le petit Victor que je garde Ă la demande de ma sĆur. Mais arrive
sans prĂ©venir mon beau-frĂšre Antonio, le mari de ma sĆur Lynda, et il mâembrasse, comme dâhabitude, sur les deux joues. Câest un Italien, un sĂ©ducteur, au dĂ©but de la trentaine. Ce couple-lĂ , pour moi, est un symbole. Ce sont des amoureux fous et libres. Je les imagine dans un film, dansant comme de vĂ©ritables stars. Beaux comme des dieux. Ils reviennent dâun long voyage en Espagne. La rĂ©alitĂ© est plus cruelle que mon imagination. Ils ont Ă©tĂ© exclus du clan. Mes parents sont sĂ©vĂšres. Une liaison avec un Ă©tranger Ă notre culture et, comble de la trahison, un mariage que la famille nâa pas approuvĂ© entraĂźnent la sanction suprĂȘme. Le rejet.
Pour moi, Lynda et Antonio sont des hĂ©ros, un couple pas-sionnĂ© sorti tout droit dâun conte de fĂ©es. Ils sâaiment tellement quâils se fichent du reste du monde. Ils habitent sur lâavenue du Parc oĂč je suis allĂ©e quelques fois avec Mamo2 et mes sĆurs, en cachette. Junior, mon pĂšre, ne leur pardonne pas la dĂ©sobĂ©is-sance, mĂȘme si je sais quâau fond de lui il est trĂšs sensible au sort de ses enfants. Moi, je pense quâils sont sans doute plus heureux
2. En manouche : Maman.
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loin de la famille. Jâaimerais aussi arriver Ă mâenfuir, des fois, mais jâen suis incapable. Jâai trop peur dâĂȘtre rejetĂ©e et de perdre ma famille. Sans le clan gitan, sans lâaffection des miens, leur reconnaissance, jâaurais lâimpression de disparaĂźtre, de ne plus exister. Jâai trop besoin dâeux. Je mâefforce de suivre les rĂšgle-ments. Je ne veux pas ĂȘtre une kourva3, comme Junior dit en par-lant de ma sĆur trop libre.
Je suis contente de le voir, Antonio. Il est plus joyeux et ner-veux que la derniĂšre fois. Il a une attitude bizarre. A-t-il consommĂ© quelque chose ? Ă douze ans, la meilleure Ă©cole de vie, câest dâob-server les grands en attendant de devenir comme eux, parce que câest mon souhait le plus cher. Il y a des moments oĂč je voudrais mâenvoler, parce que je sens quâil me manque quelque chose dâindĂ©finissable, un mĂ©lange dâamour et de libertĂ©. Mais jâai tou-jours une inquiĂ©tude en moi, alors je reste prudente, je ne prends pas de risques. Je ne dis rien. Jâobserve. Jâattends⊠Une chose mâimporte par-dessus tout : que les gens mâaiment. Je suis gentille et serviable, comme les filles gitanes doivent lâĂȘtre envers leurs aĂźnĂ©s, surtout les hommes. Ce sont eux, les chefs. Je passe une partie de mon temps Ă servir mon pĂšre, Ă aider mes frĂšres, pour me prĂ©parer Ă avoir un jour un bon mari. Câest la premiĂšre chose que les mĂšres apprennent Ă leurs filles dans notre culture. Mamo a cependant une autre idĂ©e sur la question : « Les hommes font les lois et nous, les femmes, nous sommes encore esclaves de leurs ambitions. Je me demande si un jour ça va changer⊠»
« As-tu du coca-cola ? demande Antonio en pénétrant dans la cuisine. Je vais mettre un peu de rhum dedans⊠Tu gardes Victor ? Pour longtemps ?
â Ses parents sont allĂ©s danser. Je pense quâils vont rentrer tard. Le bĂ©bĂ© dort dĂ©jĂ et jâai rien Ă faire. Câest plutĂŽt tranquille. »
Encore étonnée de cette visite, la jeune gardienne ne voit pas le piÚge qui se referme sur elle. Le regard connaisseur du bel
3. En manouche : Une fille de mauvaise vie.
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Antonio sâaccroche Ă ses moindres mouvements pendant quâelle sort deux verres de lâarmoire. Ses mouvements sont gracieux. Elle verse le coca, puis referme le frigo sans bruit. AĂ©rienne dans sa petite jupe plissĂ©e, elle semble glisser, avec un lĂ©ger balancement fluide des hanches, comme si elle dansait. Elle apporte les verres et sâattable en face de lui. Antonio appuie ses coudes sur la nappe de plastique. Il complimente habilement la jeune fille tout en tirant de sa veste un flacon dâalcool. Elle rougit lĂ©gĂšrement quand il lui dit quâelle a bien changĂ©.
« En veux-tu un peu ? ajoute-t-il en lui tendant le flacon. Tâes bien assez grande pour boire, maintenant. Pis tâes de plus en plus belleâŠ
â Merci, mais jâaime pas boire quand je garde. Faut pas ! Jâai promis Ă Sofia. »
HabituĂ©e Ă baisser les yeux et Ă obĂ©ir⊠Les consignes de sa mĂšre sont trĂšs importantes. Dolly observe avec attention son beau-frĂšre. Il a les cheveux tirĂ©s en arriĂšre, gominĂ©s, et ça lui donne un air sĂ»r de lui. Il aime les femmes, ça se voit, ça se sent. Son parfum musquĂ©, un regard qui dĂ©shabille, une sorte de tic quand il bouge la main pour Ă©voquer les rondeurs. « Il sait trop bien parler aux femmes, je devrais mâen mĂ©fier », se dit-elle en croisant les jambes. On dirait quâil cruise tout le tempsâŠ
* * *
Au seuil de lâadolescence, la jeune gardienne ressent nĂ©anmoins du plaisir lorsquâun homme sâintĂ©resse Ă elle. IgnorĂ©e la plupart du temps, elle a une soif immense du regard des autres. Elle a besoin dâamour. Mais elle ne connaĂźt pas encore le dĂ©sir dâun homme. Elle aimerait avoir dĂ©jĂ seize ans. Avoir un petit ami. Sâaffranchir de sa famille qui lui impose ses lois et ses rĂšgles. Câest tabou, le sexe, dans cette famille. Personne ne parle de ça. Lâautre soir, les parents ont Ă©teint la tĂ©lĂ©vision parce que des amoureux sâembrassaient dans un film. Alors Dolly sâimagine seulement ce
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qui peut arriver aprĂšs les baisers. Mamo lui parle souvent de la pudeur des femmes, câest une attitude imposĂ©e quâil faut respecter dans la culture gitane. Sinon, on risque dâĂȘtre jugĂ©e sĂ©vĂšrement. Pourtant, les hommes sont aguicheurs, sĂ©ducteurs. Dâun regard langoureux, dâune caresse provocante sur la paume de la main, ils demandent de lâamour. Mamo dit que câest un geste pervers et que Dolly devra aussi apprendre Ă se mĂ©fier de leurs dĂ©sirs. Mais si seulement Dolly en avait su davantage⊠à cet instant, elle ignore presque tout des « choses de la vie ».
* * *
Antonio la couve des yeux ; il tente de gagner sa confiance. Il lui parle de son grand voyage, des danseuses de flamenco si sen-suelles, de la musique tsigane si Ă©mouvante. Lui, lâItalien pas-sionnĂ©, parle avec Ă©motion de son pays Ă elle, « le plus beau du monde ! », sâexclame-t-il. Il se lĂšve mĂȘme, fait claquer ses bottes sur le plancher pour montrer son enthousiasme. OlĂ© ! Il parle et rit fort. Le bĂ©bĂ© se met Ă pleurer. Dolly se prĂ©cipite dans la chambre pour voir ce qui ne va pas. Une minute, deux peut-ĂȘtre. Pendant ce temps, Antonio a laissĂ© tomber dans le verre de sa proie un comprimĂ© qui se dissout rapidement. Dolly revient Ă la cuisine, visiblement soulagĂ©e.
« Tout est correct ? demande Antonio.â Oui, Victor sâest rendormi. Il avait perdu sa tĂ©tine. Tu sais,
jâaime beaucoup les enfants. Quand vous en aurez un, Lynda et toi, est-ce que je pourrai aller le garder ?
â Ăvidemment⊠Mais ça ne va pas trĂšs bien entre nous. Ta sĆur me trompe. Elle frĂ©quente un autre gars. Une pute ! »
Il dit ce dernier mot en crachant par terre.« Comment ça se peut ? Vous vous aimiez si fortâŠâ Moi, je ne pense plus quâĂ une chose, me venger. Je pense
que câest toi qui vas me consoler. Elle avait juste Ă ne pas me trahir⊠»
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Dolly boit une gorgĂ©e de coca-cola, un peu mal Ă lâaise. Elle ne sait pas quoi dire, ni quoi faire.
« Je te ferai pas mal, tu sais. Jâai juste besoin dâĂȘtre consolĂ©, comme le bĂ©bĂ©. Moi aussi, jâai perdu ma tĂ©tine⊠», dit-il en relu-quant ses seins.
Elle veut changer de sujet. Il sâest levĂ©. Il choisit un disque sur le meuble du salon et fait comme sâil allait lui montrer comment danser le flamenco. Les notes sont cadencĂ©es et les instruments, langoureux. Dolly fait un mouvement en faisant rĂ©sonner ses talons. Elle vacille, Ă©tourdie, et sâappuie sur le fauteuil. Il ne la quitte pas des yeux et sâapproche encore. Lorsquâelle tombe dans une sorte de trou noir, câest entre ses bras quâelle atterrit. Il la soutient dâabord, comme sâil voulait danser un peu, puis ses vĂ©ri-tables intentions se confirment. Son dĂ©sir grandit. Il la traĂźne vers le fauteuil. Ă moitiĂ© ivre, il laisse libre cours Ă ses fantasmes. Il lui murmure des vulgaritĂ©s qui sâentremĂȘlent Ă des attouche-ments, puis lui enlĂšve sa jupe, lâembrasse, la caresse en lâinsul-tant, animĂ© dâune haine sans fond. Inconsciente du viol qui se prĂ©pare, Dolly ressemble Ă une poupĂ©e, encore innocente et naĂŻve, quâun homme sans scrupule sâapprĂȘte Ă souiller, Ă dĂ©truire.
« Je te voulais depuis longtemps⊠Ma Dolly ! Tâes trop belle pour appartenir Ă quelquâun dâautre que moi. »
* * *
« AĂŻe !⊠JâĂ©touffe. »Quelques instants plus tard, je reprends tranquillement
conscience. Une douleur intolĂ©rable me rĂ©veille, comme si on avait plantĂ© en moi la lame dâun couteau. Je crie, jâai mal⊠Je me roule en boule.
« AĂŻe ! LĂąche-moi !â Regarde ce que tu mâas fait faire⊠pâtite garce ! Câest de ta
faute ! » lance Antonio, couché lourdement sur moi.
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Je lâentends sacrer. Il est en colĂšre.« Tâaurais pas pu dormir encore dix minutes ! » lĂąche-t-il en se
tournant sur le cĂŽtĂ©.Je bouge. Je veux me souvenir. Câest flou dans ma tĂȘte. Le
choc, les mouvements, la souffrance. Je manque dâair. Il me tient encore les bras. Il se penche sur moi et me retourne. Tout tourne au-dessus de moi. Il veut me pĂ©nĂ©trer Ă nouveau, forçant mes jambes Ă sâouvrir. Je me dĂ©bats. Il me plaque une main sur la bouche, pour que je ne crie pas. Il me fait mal. Je vais vomir. Je lâentends qui respire comme un malade, puis les poussĂ©es dimi-nuent. Il rĂąle. Il gĂ©mit et retombe sur moi.
« Faut bien que quelquâun tâapprenne ce que câest, dâĂȘtre une femme. Câest mon cadeau⊠Une belle leçon gratuite ! dit-il en me regardant avec mĂ©pris. Les hommes sont faits pour conquĂ©rir⊠Je suis un conquĂ©rant ! ricane-t-il en desserrant son emprise. Et toi, une pute, comme ta sĆur ! »
Je suis couchĂ©e sur le plancher, paralysĂ©e par la douleur et la honte. Antonio se relĂšve. Il paraĂźt en colĂšre. Si je parlais⊠Il semble furieux que je me sois rĂ©veillĂ©e. Il se penche et me crie Ă lâoreille :
« Tâes mieux de rien dire, jamais ! Tout le monde croira que tu mâas provoquĂ©. Une belle garce⊠Si jamais Junior lâapprend, il va te tuer. Si tu parles, tu es morte ! As-tu bien compris ? »
Il a remis son pantalon. Jâentends la porte claquer. Je ne suis plus vĂȘtue que de ma chemisette dĂ©boutonnĂ©e. Ma jupe et ma culotte sont plus loin, par terre. Je nâai pas la force de les saisir. Jâai peur. La douleur me brĂ»le. Je me retourne pĂ©niblement sur le ventre. Et la honte monte dans ma bouche, tandis que le plancher tangue comme un bateau ivre.
Je suis seule. Jâai mal au ventre, comme si on mâavait tranchĂ©e en deux. Ce goĂ»t amer, câest celui du sang qui souille le plancher. Mais je nâai rien fait de mal, nâest-ce pas ? Câest le diable, Antonio. Il mâa violĂ©e. Je voudrais que Mamo soit lĂ . Pour mâexpliquer. Elle sera en colĂšre contre moi. Personne ne me croira, plus jamais⊠parce que câest moi qui lâai laissĂ© entrer, le maudit gadjo !
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Je me roule sur le cĂŽtĂ© et tout mon corps se met Ă trembler. Mes dents claquent. Ma mĂšre va croire que câest ma faute. Lui dire que le mari de ma sĆur est un beau salaud⊠Quâil mâa forcĂ©e. Mais personne ne mâĂ©coutera. Pire : si je parle, ils vont me punir, me chasser. Je serai une traĂźnĂ©e Ă leurs yeux.
MĂȘme quand je ne fais rien de mal, câest moi qui reçois les coups. Jâai beau leur expliquer que je nây suis pour rien. Et, pour cette bĂȘtise-lĂ , Junior sera encore plus mĂ©chant. Il dĂ©teste quand on nuit Ă sa rĂ©putation, quand on le fait paraĂźtre mal aux yeux des autres. Et, ça, câest la pire des offenses. Lâhonneur du roi vaut plus quâune petite fille violĂ©e.
Les minutes passent. Comme une menace plus grande encore, la peur que quelquâun me trouve dans cet Ă©tat mâangoisse. Quâest-ce que je peux faire ? Il faut me relever⊠Laver tout. Rien ne doit paraĂźtre. Il est minuit. Victor ne sâest pas rĂ©veillĂ©. Je nettoie ma culotte tachĂ©e de sang ; je lâessore dans une serviette, puis je lâen-file sous ma jupe froissĂ©e. LâhumiditĂ© froide du sous-vĂȘtement me fait du bien. Je me lave vigoureusement. Je me peigne. Mes yeux sont plus grands, plus sombres et tristes que dâhabitude. Mais je ne dois plus pleurer, sinon ils verront bien que quelque chose ne tourne pas rond. Je ferai semblant dâavoir dormiâŠ
Les carreaux du plancher brillent Ă nouveau. Je replace les meubles et les coussins, comme si rien ne sâĂ©tait passĂ©. Ensuite je vais Ă la cuisine. En lavant le verre dâAntonio, ma main se crispe comme dans un mouvement de colĂšre incontrĂŽlable. « Maudit gadjo ! Sois damnĂ© ! » Puis le verre tombe. Mais câest Antonio que jâaurais voulu briser : il mâa volĂ© une chose sacrĂ©e. Pour nâimporte quelle fille, câest sacrĂ©, mais encore plus pour une gitane. Quâest-ce que je vais devenir, maintenant ? Rester vierge est la plus im-portante de toutes les rĂšgles du clan. Avoir perdu cette puretĂ© me fait basculer dans la disgrĂące et la honte. Câest pas ma faute⊠je le jure !
Ma virginité, mon innocence, ma jeunesse sont en miettes. Il y a un grand trou en moi qui saigne. Cette blessure, je la vois
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sâagrandir de seconde en seconde comme de lâhuile qui se rĂ©pand, je suis toute sale de cette tache. Jâai mal au cĆur. JâĂ©touffe en pensant quâil est entrĂ© en moi, et puis, comme si de rien nâĂ©tait, il est parti. Ne pas le dire. Faire semblant que ce monstre nâest pas venu. Mentir ? Ravaler ma honte ! Si seulement je pouvais parler Ă Mamo. Impossible. Je suis piĂ©gĂ©e. Je dois me taire. Je dois enfer-mer cette chose dĂ©goĂ»tante en moi. Et personne ne doit savoir ; jâemprisonne ce secret et jamais je ne pourrai mâen dĂ©livrer. Je ne veux pas perdre ma famille, mĂȘme si jâĂ©touffe.
Je nâai pas le choix : sans les gitans, je vais dĂ©river, mâĂ©garer⊠Le mensonge est ma seule protection.
De retour de leur sortie, les parents de Victor ne remarquent rien et me ramĂšnent Ă la maison, comme dâhabitude. Mais plus rien ne sera jamais pareil. Tout le monde dort. Je pleure en si-lence. Lâenfance est terminĂ©e pour moi.
Ma prison, câest le clan et ses rĂšgles. La peur dâĂȘtre rejetĂ©e me suit Ă chaque instant, depuis ce viol qui restera Ă jamais impuni. Jâai beau agir comme si rien ne sâĂ©tait passĂ©, je ne peux effacer ce geste de ma mĂ©moire. Chaque nuit, je me rĂ©veille en sueur aprĂšs avoir fait et refait le mĂȘme cauchemar. Dans la rue, je sens le re-gard bizarre des hommes posĂ© sur moi, leur envie de me prendre de force. Je tremble rien quâĂ y penser. Je nâai personne avec qui en parler.
Avoir douze ans, câest donc ça ? Je commence mon adolescence avec ce poids si lourd sur ma poitrine, le souvenir du violeur qui sâenfuit en ricanant pendant que mon enfance agonise. DĂ©sor-mais, qui voudra mâĂ©pouser ? Je vais perdre la face et toute ma famille en paiera le prix.
AprĂšs cette dĂ©ception, jâagis comme si ma vie nâavait plus de valeur ; je commence Ă prendre des risques. Lorsque mes parents sont occupĂ©s ou endormis, jâouvre la fenĂȘtre de ma chambre et me glisse sans bruit dans la nuit. Le noir mâavale. Je marche jusquâau boulevard Henri-Bourassa. Parfois, des amis mâat-tendent, insouciants fĂȘtards. Je veux oublier, mâĂ©tourdir.
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Je sais que je transgresse les rĂšgles et je meurs de peur. Pour me donner du courage, il mâarrive de fumer un joint, de boire les restes de cognac ou de biĂšre. Alors, jâai moins mal, jâai moins froid, mais je sais que je trahis les miens. Pire encore, câest mon Ăąme que je gĂšle. Mon mal se dissout. Je me sens mieux quand jâarrive Ă ne pas ressentir cette tache qui ne veut pas sâeffacer. Depuis cette nuit oĂč mon enfance sâest terminĂ©e, je lutte Ă chaque instant contre la peur lancinante de tout perdre en une seconde, car si quelquâun savait, devinait, soupçonnait que je ne suis plus la petite Dolly encore vierge, je mourrais seule et reniĂ©e de tous.
Les femmes qui lâont vĂ©cu le savent. Elle est partout autour de nous et en nous, la crainte dâĂȘtre violĂ©e⊠Toujours observer, me questionner, me sentir vulnĂ©rable, avant dâouvrir une porte, de tourner un coin de rue. Je regarde avec inquiĂ©tude autour de moi et mon cĆur se met Ă battre de crainte⊠parce quâon ne sait jamais.
Je photographie dans ma tĂȘte les visages qui se trouvent der-riĂšre ou devant moi. Je ne cesse de dĂ©visager les inconnus pour tenter de dĂ©coder ce quâils pensent en me regardant. Je ne suis en sĂ©curitĂ© nulle part. Ma douleur est branchĂ©e en moi, dans mon systĂšme nerveux, comme un systĂšme dâalarme.
Antonio a cassĂ© ma vie. Pire encore, il mâa enlevĂ© le droit de parler car, si je prononce le moindre mot, Mamo va tout deviner, et, si je crie, câest le clan au complet qui me rejettera. La peur en moi, sournoise petite bombe Ă retardement, pourra-t-elle un jour ĂȘtre dĂ©samorcĂ©e ?
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