meyers, jean. dhuosa et la justice d´aprÈs son liber manualis (ixe siÈcle)

12
Cahiers de Recherches Médiévales et Humanistes, 25, 2013 Journal of Medieval and Humanistic Studies Dhuoda et la justice d’après son Liber Manualis (IX e siècle) Abstract: In the Handbook for her son (841-843), the princess Dhuoda, wife of Bernard of Septimania, devotes significant pages to the topic of justice. His thoughts are similar to those of the leading intellectuals of the ninth century and reflect the Carolingian efforts to reform the justice on more biblical and more human principles. But there is a more personal issue with her : by writing the Manual, Dhuoda attempts to enter into dialogue with the government and seeks to ensure the future of his family threatened by the turmoil of the fratricidal war between the sons of Louis the Pious. There really is something moving and fascinating in the way Dhuoda boldly calls for justice and mercy of a king whose power is a danger to her husband and her children. Résumé: Dans le Manuel pour mon fils (841-843), la princesse Dhuoda, épouse de Bernard de Septimanie, consacre d’importantes pages au thème de la justice. Ses réflexions rejoignent ceux des grands intellectuels du IX e siècle et reflètent les efforts carolingiens pour réformer la justice sur des bases plus bibliques et plus humaines. Mais il y a chez elle un enjeu bien plus personnel : en écrivant le Manuel, Dhuoda tente d’entrer en dialogue avec le pouvoir et cherche à assurer l’avenir de sa famille menacée par les remous de la guerre fratricide des fils de Louis le Pieux. Il y a vraiment quelque de chose d’émouvant et de fascinant dans la manière assez audacieuse avec laquelle Dhuoda en appelle à la justice et à la miséricorde d’un roi dont le pouvoir pèse dangereusement sur son mari et sur ses enfants. Entre le 30 novembre 841 et le 2 février 843, alors qu’elle est seule en son château d’Uzès, la princesse Dhuoda, épouse du comte Bernard de Septimanie, écrit pour son fils, « recommandé » auprès de Charles le Chauve, un manuel d’éducation. Ce Manuel pour mon fils est une œuvre unique dans la littérature carolingienne, qui se signale par une double originalité : elle a été écrite par une femme laïque, et non par un clerc, et elle a été écrite par une mère angoissée pour son fils aîné, Guillaume, dont elle est séparée. On a donc là une porte ouverte inespérée sur la spiritualité d’une grande aristocrate. D’un point de vue générique, le Manuel est un « miroir », un speculum ; le speculum, ouvrage d’enseignement et de formation éthique, est un genre très ancien, dont les origines remontent à l’Antiquité, mais qui a connu une floraison particulièrement riche au IX e siècle avec les problèmes moraux posés par la constitution d’un Empire chrétien fondé en grande partie sur le modèle d’un Empire païen 1 . Nous avons conservé toute une série de miroirs de princes carolingiens, 1 Sur les miroirs carolingiens, cf. H. H. Anton, Fürstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, L. Röhrscheid, 1968. On trouvera aussi d'intéressantes remarques sur le genre du speculum dans E. Már Jónsson, Le miroir. Naissance d’un genre littéraire, Paris,

Upload: bullibar

Post on 26-Nov-2015

7 views

Category:

Documents


0 download

TRANSCRIPT

  • Cahiers de Recherches Mdivales et Humanistes, 25, 2013 Journal of Medieval and Humanistic Studies

    Dhuoda et la justice daprs son Liber Manualis (IXe sicle)

    Abstract: In the Handbook for her son (841-843), the princess Dhuoda, wife of Bernard of Septimania, devotes significant pages to the topic of justice. His thoughts are similar to those of the leading intellectuals of the ninth century and reflect the Carolingian efforts to reform the justice on more biblical and more human principles. But there is a more personal issue with her : by writing the Manual, Dhuoda attempts to enter into dialogue with the government and seeks to ensure the future of his family threatened by the turmoil of the fratricidal war between the sons of Louis the Pious. There really is something moving and fascinating in the way Dhuoda boldly calls for justice and mercy of a king whose power is a danger to her husband and her children. Rsum: Dans le Manuel pour mon fils (841-843), la princesse Dhuoda, pouse de Bernard de Septimanie, consacre dimportantes pages au thme de la justice. Ses rflexions rejoignent ceux des grands intellectuels du IXe sicle et refltent les efforts carolingiens pour rformer la justice sur des bases plus bibliques et plus humaines. Mais il y a chez elle un enjeu bien plus personnel : en crivant le Manuel, Dhuoda tente dentrer en dialogue avec le pouvoir et cherche assurer lavenir de sa famille menace par les remous de la guerre fratricide des fils de Louis le Pieux. Il y a vraiment quelque de chose dmouvant et de fascinant dans la manire assez audacieuse avec laquelle Dhuoda en appelle la justice et la misricorde dun roi dont le pouvoir pse dangereusement sur son mari et sur ses enfants.

    Entre le 30 novembre 841 et le 2 fvrier 843, alors quelle est seule en son

    chteau dUzs, la princesse Dhuoda, pouse du comte Bernard de Septimanie, crit pour son fils, recommand auprs de Charles le Chauve, un manuel dducation. Ce Manuel pour mon fils est une uvre unique dans la littrature carolingienne, qui se signale par une double originalit : elle a t crite par une femme laque, et non par un clerc, et elle a t crite par une mre angoisse pour son fils an, Guillaume, dont elle est spare. On a donc l une porte ouverte inespre sur la spiritualit dune grande aristocrate.

    Dun point de vue gnrique, le Manuel est un miroir , un speculum ; le speculum, ouvrage denseignement et de formation thique, est un genre trs ancien, dont les origines remontent lAntiquit, mais qui a connu une floraison particulirement riche au IXe sicle avec les problmes moraux poss par la constitution dun Empire chrtien fond en grande partie sur le modle dun Empire paen1. Nous avons conserv toute une srie de miroirs de princes carolingiens,

    1 Sur les miroirs carolingiens, cf. H. H. Anton, Frstenspiegel und Herrscherethos in der Karolingerzeit, Bonn, L. Rhrscheid, 1968. On trouvera aussi d'intressantes remarques sur le genre du speculum dans E. Mr Jnsson, Le miroir. Naissance dun genre littraire, Paris,

  • Jean MEYERS

    452

    comme celui de Smaragde adress Louis le Pieux (813), de Jonas dOrlans envoy Ppin dAquitaine (en 8312), de Sedulius Scottus lintention de Lothaire II (vers 855-59), ou encore dHincmar de Reims adress en 877 Louis le Bgue. Ce sont des textes qui veulent montrer aux princes comment gouverner et quel rle jouer dans ldification de la socit chrtienne. Mais nous avons aussi conserv des miroirs de lacs , qui sadressent non pas des princes, mais de simples lacs, issus des milieux aristocratiques et auxquels les clercs veulent apprendre non plus gouverner un tat, mais se gouverner soi-mme, en leur fournissant des manuels de bonne conduite chrtienne. Cest le cas du De uirtutibus et uitiis rdig par Alcuin vers 799-800 pour le marquis Guy de Bretagne ou du De institutione lacali que Jonas dOrlans envoie avant 828 au comte Matfrid dOrlans.

    Le Manuel de Dhuoda appartient cet ensemble de miroirs de lacs , et il partage avec eux bien des aspects ; cest donc, en apparence du moins, un livre dducation morale par lequel Dhuoda veut apprendre son fils se gouverner soi-mme : il y est question de Dieu, de la Trinit, des vertus thologales (foi, esprance et surtout charit), de la ncessit des prires, de morale sociale (respect lgard du pre, du Seigneur et de ses conseillers, des prtres et des vques) et, bien sr, de la lutte contre les vices et de la pratique des vertus. Cest prcisment dans le chapitre sur les huit batitudes et sur la victoire contre les vices (IV, 8) que Dhuoda aborde le thme de la justice : Guillaume appartenant llite des grands et tant appel jouer un rle dans lexercice du pouvoir, la justice est videmment une des exigences de sa formation morale. Ds le premier paragraphe de ce chapitre 8, la justice est prsente comme un rempart contre la colre :

    Moi, Dhuoda, moi qui texhorte, mon fils Guillaume, je veux que, croissant trs patiemment en saintes vertus parmi tous tes compagnons de service, tu sois toujours lent parler et lent la colre [Jac. 1, 17]. Sil tarrive de te mettre en colre, que ce soit sans pch, de crainte que Dieu, pourtant plein de douceur, ne se mette en colre contre toi et que loin de toi ce malheur ! tu ne tcartes, en tirritant, du juste chemin. Je tengage donc servir avec la douceur requise, dans la justice et la saintet, Celui qui engage ses fidles sapaiser avec la plus grande patience, en disant : Cest par votre patience que vous possderez vos mes. [Lc 21, 19] Toi, si tu es patient et que tu matrises ton esprit et ta langue, tu seras bienheureux, et ton me reposera en scurit, sans crainte daucune part, comme dans un continuel banquet au milieu dune foule de convives. Il est crit en effet : Lme en scurit est comme un banquet perptuel. [Prov. 15, 15] Parfaitement instruit par ces tmoignages et par dautres, applique-toi agir avec lapaisement qui te vaudra de partager la batitude de ceux dont il est crit : Bienheureux les pacifiques, car ils seront appels fils de Dieu. [Matth. 5, 9] En

    Les Belles Lettres, 1995 et M. Rouche, Miroirs des princes ou miroir du clerg ? , Commitenti e produzione artistico-letteraria nellAlto Medioevo occidentale, Spoleto (Settimane di Studio, 39), 1992, p. 341-67. 2 Si l'on admet la date retenue par A. Dubreucq : Jonas dOrlans, Le mtier de roi (De institutione regia), Introduction, texte critique, traduction, notes et index par A. D., Paris, d. du Cerf, 1995, p. 45-49.

  • Dhuoda et la justice

    453

    vrit, lhomme doit consacrer beaucoup defforts une telle entreprise, afin de mriter dtre appel, non plus fils de mortels, mais fils du Dieu vivant et tout-puissant, et de devenir hritier de son Royaume. Si tu es doux et si tu creuses le sillon des uvres bonnes en avanant toujours selon lhonneur, tu mriteras dtre adjoint ceux dont le Seigneur dit, en accordant un grand hritage leurs louables dispositions : Bienheureux les doux, car ils hriteront de la terre. [Matth. 5, 4] (Manuel IV, 8, 1-27) 3

    Contre la colre, Dhuoda recommande donc lesprit de justice et de saintet,

    la douceur, la patience et lapaisement pacifique. Elle insiste ensuite sur la ncessit de la misricorde envers les pauvres :

    Si tu rencontres un pauvre et un indigent, porte-leur secours autant que tu le peux, non seulement en paroles, mais aussi en actes. Pareillement, je tinvite accorder gnreusement lhospitalit aux plerins, ainsi quaux veuves et aux orphelins, aux enfants sans secours et aux gens plus dpourvus, ou tous ceux que tu verras dans la misre. [] Aime aussi et accueille les pauvres, et acquitte-toi sans cesse de tes occupations avec un esprit de douceur et de mansutude ; noublie pas de compatir fraternellement au plus petit. Tiens donc toujours cache ta noblesse sous la pauvret en esprit et les humbles sentiments. Alors tu pourras entendre avec assurance le jugement et avoir large part au Royaume avec ceux dont il est crit : Bienheureux les pauvres en esprit, car le Royaume des cieux est eux. [Matth. 5, 3] (Manuel IV, 8, 28-33 et 119-126)

    Dhuoda songe aussi aux affaires concrtes du monde judiciaire, la justice

    rendue aux noms du roi par les comtes :

    Aime la justice [Sag. 1, 1] afin de te montrer juste dans les affaires (causae). Car le Seigneur juste a aim la justice et il laime toujours ; son visage regarde lquit [Ps. 10, 7]. Celui-l laimait beaucoup en son temps et invitait laimer, qui disait : Aimez la justice, vous qui jugez la terre. [Sag. 1, 1] Et un autre : Si vous parlez justice, jugez droitement. [Ps. 57, 2] car il est crit : Selon le jugement que vous aurez rendu , etc. [Matth. 7, 2]. Toi donc, mon fils Guillaume, vite et fuis linjustice, aime lquit, pratique la justice. Redoute dentendre la parole du Psalmiste : Qui aime linjustice hait son me. [Ps. 10, 6] Le Vrai, le Pur a fait rsider dans ton faible corps une me vraie, pure et immortelle : ne va pas, pour suivre lapptit des choses prissables, en commettant, ordonnant ou tolrant quelque injustice par manque dquit et de

    3 Toutes les citations sont tires de ldition de P. Rich, Dhuoda, Manuel pour mon fils, Introduction, texte critique, notes par P. R., traduction par B. de Vregille et Cl. Mondsert, Paris, d. du Cerf (Sources chrtiennes, 225bis), 1997 (rimpr. de la 2e d. revue et augmente de 1991 [1re d. 1975], avec bibliographie complmentaire). La traduction a parfois t retouche selon la rvision faite pour ma prsentation de Dhuoda dans la collection LAbeille : Dhuoda, Manuel pour mon fils, lu par Jean Meyers, Paris, d. du Cerf, 2012, p. 129-143.

  • Jean MEYERS

    454

    misricorde, prparer cette me des chanes funestes. Car cest pour des fautes commises par dautres que beaucoup sont tourments. (Manuel IV, 8, 127-142)

    Le terme de causae est explicite, comme plus loin celui de iudiciis legalium :

    Sois donc misricordieux. Dans les arrts de justice (in iudiciis legalium), si jamais tu dois en tre charg, fais preuve de misricorde et de mansutude. Car, aprs le jugement, la misricorde se laisse toujours toucher. La misricorde, en effet, surpasse la justice. [Jac. 2, 13] Notre bienveillant Prcepteur nous dit : Soyez donc misricordieux, puisque votre Pre est misricordieux. [Lc 6, 36] Si tu aimes la misricorde et si tu en fais ta compagne, tu partageras la batitude de ceux dont il est crit : Bienheureux les misricordieux, car ils obtiendront misricorde. [Matth. 5, 7] Sois donc, toi aussi, misricordieux, tant que tu le pourras, pour les plus petits de tes subordonns et pour tous les autres qui ont besoin de misricorde de la part du Dieu trs bon et trs misricordieux. Sois doux aussi. En toute affaire que tu traites (in omni negotio), efforce-toi de toujours montrer de la douceur. [] Bienheureux, en effet, les doux , etc. [Matth. 5, 4] Bienheureux les indulgents : ce nest pas seulement cette terre, mais la grande Terre venir, dont ils hriteront titre gracieux [cf. Ps. 36, 11]. (Manuel IV, 8, 211-230)

    Dhuoda nenvisage toutefois cette justice humaine des lois et des tribunaux qu lintrieur du cadre plus large de la justice morale et de la justice divine de la Loi, comme le prouve le nombre, particulirement lev dans ce chapitre, de citations scripturaires. Cest pourquoi les allusions aux affaires judiciaires que son fils pourrait avoir traiter napparaissent quincidemment au milieu de dveloppements plus gnraux :

    Quelquun faisait cette prire : Ne permets pas, Seigneur, que je sois, moi ton serviteur, spar de toi, et nadmets pas que je partage le poids des pchs dautrui.4 chacun incombe en effet ce quil reconnat avoir fait personnellement de mal. Aussi le bienheureux Aptre dit-il : Veillez donc marcher selon la prudence. [phs. 5, 15] Et encore : Que chacun veille garder pur son vase. [I Thess. 4, 4], cest--dire son corps. Comment et de quelle faon ? Dans la justice, ajoute-t-il, et dans la saintet de la vrit. [phs. 4, 24] (Manuel IV, 8, 157-164) Si tu le fais [aimer la justice], tu pourras dire avec assurance au Juge misricordieux, juste et vrai : Tu es juste, Seigneur, et ton jugement est droit. [Ps. 118, 137] Et encore : Tous tes jugements, je le reconnais, sont justes [cf. Ps. 118, 75], et toutes tes voies sont vrit et justice [Ps. 118, 151] ; cest pourquoi jai agi selon le droit et la justice [Ps. 118, 121]. Parce que jaime ta Loi, jai toujours plus quesprer [cf.

    4 Le dbut de la citation rappelle la deuxime prire du prtre avant la communion dans la messe romaine ; la suite est emprunte Augustin, Contra Cresconium IV, 26, 33 (CSEL 52, p. 531).

  • Dhuoda et la justice

    455

    Ps. 118, 165 et 147]. Si tu as faim de la justice, ton me sera , parmi les bienheureux, comme un jardin bien arros ; elle abondera dhuile et de vin et, jouissant de la batitude, elle naura plus jamais faim. [Jr. 31, 12] Puisses-tu, en leur compagnie, rejoindre sans aucune difficult ceux dont il est crit : Bienheureux ceux qui ont faim et soif de la justice, car ils seront rassasis. [Matth. 5, 6] Ils seront rassasis, mon fils, de la nourriture qui ne prit pas, mais demeure pour la vie ternelle [cf. Jn 6, 27]. (Manuel IV, 8, 191-202)

    Ici la voix de Dhuoda se rapproche de trs prs de celle de Thodulphe dOrlans dans son long pome Contre les juges, la fois critique de la justice et miroir des juges carolingiens. Chez lui aussi, la justice est replace dans une morale vtro- et no-testamentaire ; les appels la misricorde et la protection des pauvres y sont constants, et lapplication des lois ne se conoit pour Thodulphe que dans la perspective du salut et dans le respect de la Loi divine grce un combat permanent contre les vices, en particulier contre la corruption et les abus de pouvoir des grands5. Les rflexions de Dhuoda sur la justice sont donc le reflet des tentatives carolingiennes de rformer la justice pour faire rgner lordre voulu par Dieu et lutter contre loppression6 . On retrouve en fait chez la mre de Guillaume, comme chez Sedulius Scottus, Paulin dAquile ou Jonas dOrlans, les trois lments cls dans lidologie politique de la justice et de la royaut dans la seconde moiti du IXe sicle: savoir, premirement, que la justice est une vertu et une partie dun code thique, deuximement, que la justice terrestre tait lie la justice divine et quelle pavait pour ainsi dire le chemin de la vie ternelle avec Dieu,

    5 Il ne faut pas oublier, comme la soulign R. Le Jan, Justice royale et pratiques sociales dans le Royaume franc au IXe sicle , La giustizia nellalto medioevo (secoli IX-XI), Spoleto (Settimane di studio, 44), T. I, 1997, p. 47-90 (spc. p. 51-61) que linterdiction carolingienne des munera pour les juges, justifie par des proccupations charitables et chrtiennes, se heurtait un systme dchange dans lequel les cadeaux, dona et munera, ntaient pas de la corruption proprement dite, mais faisaient partie des techniques sociales acceptes. Lchange de cadeaux confortait les positions respectives et la hirarchie des pouvoirs et crait les liens indispensables lexercice du pouvoir et de la justice. Comme elle le rappelle, en refusant pendant leur mission de contrle de la justice rendue dans le midi de la France vers 797-798, les missi Thodulfe et Leidrad se heurtent lincomprhension de la population locale. Pour tre accepts comme juges par la population locale qui considre que les liens crs par le don sont gage dune bonne justice, ils doivent accepter, malgr leurs rticences, de menus cadeaux (p. 55-6). Sur ce point, voir aussi Fr. Bougard, La justice dans le Royaume dItalie, de la fin du VIIIe sicle au dbut du XIe sicle, cole franaise de Rome, 1995, p. 155-6. 6 R. Le Jan, Justice royale et pratiques sociales , p. 53. Sur la justice carolingienne, voir aussi R. McKitterick, Perceptions of Justice in Western Europe in the Ninth and Tenth Centuries , La giustizia nellalto medioevo (secoli IX-XI), Spoleto (Settimane di studio, 44), T. I, 1997, T. II, 1997, p. 1075-104 et P. Fouracre, Carolingian Justice : the Rhetoric of Improvement and Context of Abuse , La giustizia nellalto medioevo (secoli V-VIII), Spoleto (Settimane di studio, 42), T. II, 1995, p. 771-803.

  • Jean MEYERS

    456

    troisimement, que lexercice pratique de la justice tait un lment essentiel pour la force et la stabilit politique7 .

    Il y a bien, ainsi que la montr Michel Sot8, une spiritualit carolingienne de la justice chez Dhuoda comme chez Jonas dOrlans ; chez eux, la justice est autre chose que la justice rendue par un juge selon le droit. On peut considrer quelle est morale [], [quelle] sinscrit dans une reprsentation du monde nourrie la source biblique et patristique : la justice est thologique. [] Un lien trs troit est tabli entre justice de Dieu et justice du grand lac appel juger les hommes. Les changes entre lune et lautre [] sont tendus vers le mme but : le salut des hommes , et lon peut aussi ajouter, vers le bonheur des hommes . Car, comme la soulign Brenda Dunn-Lardeau9, ce long chapitre huit sur les batitudes, dans lequel sinsrent les rflexions de la princesse sur la justice, est aussi une leon de bonheur . Il contient de fait lexposition la plus importante de la vie morale laquelle Dhuoda voudrait voir se conformer son fils et, pour reprendre les mots de Marie Anne Mayeski10, cest dans ce chapitre que lon voit le plus clairement les efforts de Dhuoda pour construire une spiritualit raliste pour un noble lac. . Au chapitre 4 du mme livre, Dhuoda a voqu les sept dons de lEsprit-Saint (cf. Isae 11, 2-311), que Guillaume, sil est humble et paisible, pourra certainement recevoir, au moins partiellement : esprit de sagesse, esprit dintelligence, esprit de conseil, esprit de force, esprit de science, esprit de pit, esprit de crainte de Dieu. Ce nest quune fois arm des sept dons de lEsprit que Guillaume pourra sefforcer de partager les huit batitudes. Dhuoda suit ici une tradition dveloppe par Augustin, mais quelle adapte avec une grande libert aux ralits de son poque et la vie aristocratique qui attend Guillaume. Dans son sermon 147 sur Isae 11, 1-2 (PL 38, col. 1524-1525), Augustin avait expliqu les dons de lEsprit comme les tapes de llvation humaine vers la perfection et tabli un parallle entre ces tapes et les

    7 R. McKitterick, Perceptions of Justice , p. 1076 : Sedulius, Paulinus and Jonas are reiterating what had become three key elements in the political ideology of justice and kingship by the second half of the ninth century : namely, firstly, that justice was a virtue and part of an ethical code ; secondly, that worldly justice was linked with divine justice and law as paving the path to eternal life with God, thirdly, that the practical exercise of justice was an essential element for political strenght and stability. 8 M. Sot, Une spiritualit de la justice pour les grands lacs carolingiens , Un Moyen ge pour aujourdhui. Mlanges offerts Claude Gauvard, J. Claustre et al. (dir.), Paris, PUF, 2010, p. 189-198 (p. 198 pour la citation). 9 B. Dunn-Lardeau, La rinvention des Batidues dans le Manuel pour mon fils de Dhuoda , Le Moyen ge ( paratre). 10 M. A. Mayeski, Dhuoda : Ninth Century Mother and Theologian, Scranton, Univ. of Scranton Press, 1995, p. 109. 11 Un rameau sortira de la souche de Jess, un rejeton jaillira de ses racines. Sur lui reposera lEsprit du Seigneur : esprit de sagesse et de discernement, esprit de conseil et de vaillance, esprit de connaissance et de crainte du Seigneur. Comme on le voit, Isae ne cite que 6 dons, mais, 7 tant dans la Bible le chiffre de la totalit, on a ajout, ds le IIIe sicle avant Jsus-Christ, la pit la liste. Les premiers exgtes chrtiens interprteront ce texte comme une prfiguration du Christ.

  • Dhuoda et la justice

    457

    huit batitudes du Sermon sur la montagne (Matth. 5, 3-1012). Il devait exposer plus longuement sa pense dans deux livres sur le passage de Matthieu13 : selon lui, les batitudes transmettent les normes les plus hautes de la morale chrtienne, la montagne symbolisant le sommet de la vertu, normes que lhomme ne peut atteindre sans avoir reu les dons de lEsprit. Pour rendre son parallle entre dons et batitudes plus harmonieux, Augustin modifie lordre des dons et rduit le nombre des batitudes sept, la huitime revenant simplement la premire. Et surtout les tapes du dveloppement moral sont chez lui un combat individuel et intrieur sans rfrence au monde terrestre dans lequel volue le chrtien.

    Mme si Dhuoda sinspire du cadre augustinien, elle sen carte aussi sur plusieurs points, comme la si bien montr Marie Anne Mayeski14. Dune part, elle ne modifie pas lordre des dons, ne rduit pas le nombre des batitudes et ntablit pas de parallle entre eux : dons et batitudes entrent pour elle dans un schma squentiel qui indique les 15 tapes de la progression du chrtien vers le sommet de la vertu. Elle crit en effet au livre VI (chap. 4, 43-47) :

    Par le chiffre 7 sont dsigns les dons du Crateur, par le chiffre 8 les batitudes ; en

    parcourant ces quinze degrs successivement, monte peu peu avec application, je

    ty invite, mon fils, jusquau chiffre 100, en passant de la main gauche [symbole de

    la vie ici-bas] la droite [symbole de la vie ternelle] : ainsi tu pourras facilement

    aboutir sans dommage au sommet de la perfection.

    Mais, au-del de la porte morale et spirituelle de ces pages, il y a aussi et surtout leur porte politique15. Quand on lit Dhuoda, il ne faut jamais oublier, comme lont fait trop souvent les lecteurs aveugls par la mre seule et angoisse, les circonstances de la rdaction et les liens particuliers tisss entre lauteur et son premier destinataire, son fils Guillaume. Quand Dhuoda prend la plume le 30 novembre 841, le lendemain du jour anniversaire de son fils (il est n le 29 novembre 825 et a donc 16 ans), quelques mois se sont couls depuis la fameuse bataille de Fontenay-en-Puisaye (prs dAuxerre), le 25 juin 841, un immense massacre16 (ingens cedes), selon les mots de lhistorien Nithard, petit-fils illgitime de Charlemagne, qui y participa. Cette bataille mettait fin la priode extrmement

    12 1) Heureux les pauvres en esprit, car le Royaume des Cieux est eux. 2) Heureux les doux, car ils recevront la terre en hritage. 3) Heureux ceux qui sont dans le deuil, car ils seront consols. 4) Heureux les affams et assoiffs de la justice, car ils seront rassasis. 5) Heureux les misricordieux, car ils obtiendront misricorde. 6) Heureux les curs purs, car ils verront Dieu. 7) Heureux les artisans de paix, car ils seront appels fils de Dieu. 8) Heureux les perscuts pour la justice, car le Royaume des Cieux est eux. 13 De sermone Domini in Monte secundum Matthaeum libri duo, PL 34, col. 1229-1308. 14 M. A. Mayeski, Dhuoda, p. 93-116. Sur le chapitre IV, 8 du Manuel, voir aussi son article, The Beatitudes and the Moral Life of the Christian : Practical Theory and Biblical Exegesis in Dhuoda of Septimania , Mystics Quaterly, 18, 1992, p. 6-15. 15 Sur la porte politique du Manuel, voir J. Meyers, Dhuoda, spc. p. 54-74. On y trouvera aussi une blibliographie gnrale sur luvre de Dhuoda, p. 179-91. 16 Nithard, Histoire des fils de Louis le Pieux III, 1 (d.-trad. de Ph. Lauer, revues par S. Glansdorff, Paris, Les Belles Lettres, 2012, p. 91).

  • Jean MEYERS

    458

    trouble qui avait suivi la mort de Louis le Pieux en 840 et qui avait vu ses trois fils Lothaire, Charles et Louis entrer dans une rivalit sanglante. Larme de Lothaire et de Ppin dAquitaine y fut battue. Aprs la messe qui fut clbre sur le champ de bataille, quelques aristocrates qui attendaient que la fortune des armes se ft prononce vinrent faire allgeance. Parmi eux, Bernard de Septimanie, le mari de Dhuoda, qui tait rest lcart quelques kilomtres de Fontenay et qui confia au vainqueur son fils Guillaume, en otage garant de son allgeance. Mme si lissue de la bataille fut considre par beaucoup comme un jugement de Dieu, rien ntait rgl et il faudra dabord les serments de Strasbourg en fvrier 842 pour voir renforce lalliance entre Louis et Charles, puis le trait de Verdun en aot 843 pour rgler dfinitivement le partage de lEmpire entre les trois frres : la Francie orientale pour Louis, la Francie occidentale pour Charles et la Francie mdiane pour Lothaire. Cest donc pendant cette priode confuse, complexe et dangereuse que Dhuoda crit dans la solitude. Son mari est en Aquitaine aux cts de Ppin II, quil a promis de rallier lautorit de Charles, mais il ne semble gure press de tenir ses promesses ; son fils Guillaume est la cour du vainqueur et son second fils, Bernard, n le 22 mars 841 et qui na donc que huit mois, lui a t enlev avant mme son baptme, son mari ayant rclam sa prsence ses cts en Aquitaine. Bref, les circonstances de la rdaction du Manuel sont tragiques et presque romanesques : cest une femme seule qui crit, loigne de son mari et de ses enfants, incertaine du sort qui attend sa famille aprs une priode de guerre fratricide.

    On comprend aisment ces circonstances que le Manuel na pas t crit que pour Guillaume et son petit frre17 : Dhuoda elle-mme fait allusion ceux qui Guillaume montrera et fera lire son livre en leur demandant de ne pas la condamner et de ne pas lui reprocher la tmrit quelle a de se mler dune tche aussi haute et aussi prilleuse18 (I, 1, 10-14). quels autres lecteurs pense-t-elle ? coup sr aux compagnons de Guillaume la cour de Charles, futurs ministri du roi, comme lavait dj suggr Janet Nelson19, mais aussi sans doute, comme le propose Rgine Le Jan, aux membres de la cour, et finalement au roi lui-mme20. On naura videmment jamais la preuve que le Manuel a t lu par dautres que par Guillaume, mais un livre lpoque, et a fortiori un livre de clerc crit par une femme, tait une chose si rare et si prcieuse quil serait invraisemblable que

    17 Sur les modalits de la communication dans le Manuel, qui prouvent que Dhuoda envisage dautres lecteurs que Guillaume, cf. R. Luff, Schreiben im Exil : Der Liber manualis der frnkischen Adligen Dhuoda , Mittelateinisches Jahrbuch, 35, 2000, p. 249-66, spc. p. 256, 258-9 et 264. 18 Il sagit dans ce passage de laudace qui pousse Dhuoda oser parler de Dieu, mais ainsi place au dbut du premier chapitre du premier livre, on peut se demander si la phrase ne peut pas sappliquer aussi lensemble du Manuel. 19 J. Nelson, Gendering Courts in the Early Medieval West , Gender in the Early Medieval World. East and West, 300-900, L. Brubaker et J. H. M. Smith (d.), Cambridge, Cambridge Univ. Press, 2004, p. 185-97, spc. 194-5. 20 R. Le Jan, Dhuoda ou lopportunit du discours fminin , Agire da donna. Modelli e pratiche di rappresentazione (secoli VI-X), C. La Rocca (d.), Turnhout, Brepols, 2007, p. 109-28, spc. p. 119.

  • Dhuoda et la justice

    459

    Bernard, Charles et dautres grands de la cour naient pas voulu le lire ou mme en avoir une copie personnelle. Bien des pages du Manuel du coup prennent des rsonnances nouvelles et inattendues, comme celles sur la justice dont nous venons de lire des extraits.

    Il est vident quavec son uvre, Dhuoda cherche entrer en politique , comme lavaient fait avant elle tous les clercs auteurs de specula, et renouer la communication avec le prince en rappelant dans un ouvrage envoy son fils retenu la cour les valeurs et les devoirs attachs son rang21. Ctait un moyen de tisser distance un lien quelle ne pouvait nouer en se dplaant22.

    21 On mesurera sans doute mieux limportance politique du Manuel lorsque sera publie la thse que Martin Gravel a soutenue en 2010 lUniversit de Montral, mme sil ny est point question de la princesse de Septimanie : Distances, rencontres, communications. Les dfis de la concorde dans lEmpire carolingien, Thse de doctorat en histoire prpare sous la direction de Denyse Angers (Montral) et Rgine Le Jan (Paris), Universit de Montral, sept. 2010, 719 p. ( paratre chez Brepols ; en attendant la publication de cette thse, on pourra en lire une prsentation dans M. Gravel Soutenance de thse : Distances, rencontres, communications. Les dfis de la concorde dans lEmpire carolingien. Thse de doctorat et de Ph. D., Universit de Montral/Universit de Paris I Panthon-Sorbonne, 2010 , Memini. Travaux et documents, 13, 2009, p. 85-98). Dans cet ouvrage, Martin Gravel, en sintressant aux problmes de la communication et des changes dans lEmpire, a montr combien la concorde dpendait de la communication. La discorde se serait installe l o lempereur ne parvenait pas maintenir une relation forte avec les lites rgionales. Les distances et les modalits des communications dterminaient la nature de leurs changes, donc leurs limites et, de ce fait, le destin de lEmpire carolingien. Or dans cet Empire, le Sud-Ouest, pourtant devenu royaume dAquitaine, et spcialement la Marche hispanique et la Septimanie, que dirigeait le mari de Dhuoda, ont souffert de leur loignement par rapport la cour et de labsence du prince. Au moment o Dhuoda crit, Bernard nest plus prsent la cour et sa position vis--vis de Charles est pour le moins ambigu. Ce nest sans doute pas un hasard si Dhuoda insiste tant pour que Guillaume suive attentivement les nombreuses conversations qui se tiennent au palais et dont il pourra beaucoup apprendre (III, 9). 22 Sur labolition des distances par lcrit, cf. aussi S. Joye, Les femmes et la matrise de lespace au haut Moyen ge , Les lites et leurs espaces : mobilit, rayonnement, domination (du VIe au XIe sicle), P. Depreux et al. (d.), Turnhout, Brepols, 2007, p. 189-206, qui crit (p. 195) justement propos du Manuel : [Cest] un livre engag, la fois personnel et politique, entre discours public et discours priv (). Elle [Dhuoda] a intgr les intrts de son mari et cherche les dfendre auprs du roi tout en les inculquant son fils. Cet exemple illustre au mieux comment une famille, mme clate gographiquement, peut dfendre en commun ses intrts. Lengagement politique de Judith, que Dhuoda avait d bien connatre Aix, et le rseau dalliances que la reine avait tendu au-del de la porte de ses dplacements pouvaient tre pour la princesse une incitation et un exemple.Voir sur ce point larticle trs clairant de M. Gravel, Judith crit, Raban rpond. Premier change dune longue alliance , Ad libros ! Mlanges dtudes mdivales offerts Denise Angers et Joseph-Claude Poulin, J.-F. Cottier et al. (d.), Montral, Presses de lUniversit de Montral, 2010, p. 35-48.

  • Jean MEYERS

    460

    Quelle rsonance peuvent prendre les pages de Dhuoda sur la justice si lon imagine lentourage du roi et le roi lui-mme comme lecteurs possibles et probables du Manuel ?

    Dans celles-ci, la princesse interprte les tapes morales des batitudes en fonction des ralits sociales et politiques du monde dans lequel son fils est appel slever. Cest la raison pour laquelle elle ne suit pas exactement le texte de Matthieu : elle omet deux des batitudes vangliques, celle sur les gens en deuil et celle sur les perscuts, mais elle atteint quand mme le chiffre 8 en rptant la batitude sur les doux et en citant un verset de Psaume en forme de batitude (Ps. 111, 1) : Bienheureux lhomme qui craint Dieu. Elle modifie aussi lordre vanglique des batitudes, qui chez elle se prsente comme suit (je donne lordre dans le texte de Dhuoda, puis celui dans le texte de Matthieu) : 1 Heureux les artisans de paix (7), 2 Heureux les doux (2), 3 Bienheureux lhomme qui craint Dieu (batitude psalmique), 4 Heureux les curs purs (6), 5 Heureux les pauvres en esprit (1), 6 Heureux les affams et assoiffs de la justice (4), 7 Heureux les misricordieux (5), 8 Heureux les doux (2). Les raisons de ces bouleversements sont vidents : la princesse commence par la vertu qui lui parat la plus importante aprs les annes de guerre qua connues lEmpire carolingien, lesprit de paix, que la deuxime batitude sur la douceur, vient renforcer. En troisime place la crainte de Dieu, rempart contre toutes les erreurs et dont dpendent gloire et richesses. Lordre des autres batitudes me semble moins significatif, mais ce qui lest en revanche, ce sont prcisment les longs dveloppements que Dhuoda consacre lesprit de justice et de misricorde, deux vertus qui lui paraissent essentielles pour garantir lavenir de sa famille. Comment ne pas voir ici un appel la clmence de Charles vis--vis des expectatives de son mari Bernard ? Bernard mritait dautant plus la misricorde du roi que lors du conflit qui avait oppos lempereur ses fils dans les annes 830-833, Bernard stait montr dune fidlit exemplaire Louis le Pieux. Or les premiers fils de Louis staient rvolts contre leur pre pour protester contre la part de plus en plus importante quil prvoyait dans le partage de lEmpire pour son dernier-n, Charles. Et la famille de Bernard de Septimanie avait pay cher sa fidlit Louis le Pieux : Aribert, loncle de Guillaume, fut aveugl et exil en Italie sur ordre de Lothaire en 830 ; son frre Gaucelme, qui commandait la place de Chalon-sur-Sane lors de sa prise par le mme Lothaire en 834, fut dcapit, et sa demi-sur, Gerberge, qui tait religieuse, fut noye dans le Rhne pour crime de sorcellerie. Bouleverser lordre des huit Batitudes pour mettre en premier le bonheur des artisans de paix et omettre les deux batitudes sur les gens en deuil et les perscuts, ntait-ce pas lancer un appel la concorde ?

    Cest dans le mme esprit de concorde quelle introduit mon sens, dans son chapitre sur les Batitudes, deux maldictions pour mettre en garde le roi et ses frres contre les lois iniques et le meurtre des hommes au cur droit (rectos corde) :

    Toi, mon fils, si tu aimes la justice et ne laisse pas les mauvaises gens mal agir, tu pourras dire avec confiance comme le Psalmiste : Jai ha les injustes et jai aim ta Loi. [Ps. 118, 113] Ne partage pas le sort de ceux dont le prophte a prdit, il y a bien longtemps : Malheur ceux qui dictent des lois iniques [Is. 10, 1] et qui, pour tromper le pauvre et lindigent et pour tuer les hommes au cur droit [Ps. 36, 14], ne laissent pas de machiner leurs ruses et de songer faire le mal. Ils

  • Dhuoda et la justice

    461

    convoitent contre la Loi, et selon la Loi ils sont punis. Cest bon droit que lvangile dit de ceux-l : Malheur celles qui sont enceintes et celles qui nourrissent. [Matth. 24, 19] tre enceinte , cest convoiter contre la Loi ce que dautres possdent selon la Loi. Nourrir , cest prendre ce qui nest pas soi et retenir injustement ce quon a drob ! Ils ont vcu peu de temps, ensuite ils sont vous la funeste dure du Tartare, et comme le dit un excellent prophte : Ils passent leur vie dans le bonheur, et en un instant ils descendent aux enfers. [Job 21, 13] Terrible et insupportable changement ! Mieux et valu pour ces gens-l ne pas tre plutt que dtre malheureux. quoi bon, mon fils, un sang noble, si le corps vient se corrompre pour ses injustices et descend dans la corruption pour y pleurer jamais ? Aucun profit pour lui sil gagne le monde entier et se perd [cf. Mc 8, 36]. Car le monde passe, avec sa concupiscence. [I Jn 2, 17] Mme si lhomme brille par lclat de lor, des pierres et de la pourpre, il sen ira pauvre et nu vers les tnbres, sans rien emporter avec soi, sinon ce quil aura fait de bien, de pieux, de chaste, de digne dans sa vie. Et puisque nous croyons que tel sera lavenir, je texhorte toujours tloigner des vices et aimer la justice. (Manuel IV, 8, 165-190)

    Que ces mises en garde concernent aussi le roi et ses frres ne fait aucun doute, puisque la princesse a crit un peu plus haut ceci :

    Toute iniquit, toute injustice retombe infailliblement sur son auteur. Il en est de mme pour les rois, pour les princes ; de mme pour les vques et les autres prlats qui mnent une vie mauvaise et indigne : non seulement ils se perdent eux-mmes indignement par leurs injustices, mais encore, en tolrant celles des autres, il les prcipitent dans labme. Pour ceux-l se ralise ladage : Qui fait et qui tolre subit mme peine23. Tombs ensemble dans la faute, ils sont, moins quils ne se corrigent lun lautre, tourments pareillement, et ils roulent ensemble en enfer. (Manuel IV, 8, 148-156)

    Les propos de Dhuoda sur la justice rejoignent ceux des grands intellectuels du IXe sicle et refltent les efforts carolingiens pour rformer la justice. Mais il y a chez elle un enjeu bien plus personnel : en crivant le Manuel, la princesse tente dentrer en dialogue avec le pouvoir et cherche assurer lavenir de sa famille menace par les remous de la guerre fratricide des fils de Louis le Pieux. Il y a vraiment quelque de chose dmouvant et de fascinant dans la manire discrte et en mme temps tmraire avec laquelle Dhuoda en appelle la justice et la misricorde dun roi dont le pouvoir pse dangereusement sur son mari et sur ses enfants.

    Ce dfi de la concorde que lance Dhuoda dans son Manuel, personne pourtant ne semble avoir pu le relever. Bernard, accus de trahison par Charles le Chauve, fut mis mort Toulouse en 844 et Guillaume, uni aux rebelles aquitains fidles Ppin et la mmoire de Bernard, aprs la prise de Barcelone et dAmpurias, fut captur et dcapit en 849 lge de vingt-deux ans sur lordre dun

    23 Adage inconnu par ailleurs.

  • Jean MEYERS

    462

    roi qui navait que trois ans de plus que lui. Quant au dernier n, Bernard, identifi aujourdhui Bernard Plantevelue, il eut une carrire mouvemente et suivit dabord son pre et son frre an en tentant dassassiner Charles le Chauve en 864, mais il mourut, semble-t-il, de sa belle mort vers 886. On a dans lhistoire de Dhuoda et de sa famille un exemple concret et tragique de lchec des efforts dploys par les intellectuels carolingiens pour rformer la justice sur une base plus biblique et plus humaine24.

    Jean Meyers Universit Paul-Valry, Montpellier III

    quipe C.R.I.S.E.S.

    24 Voir ce qucrivait R. Le Jan, Justice royale et pratiques sociales , p. 84 : Si lon sen tient au niveau des grands principes, et en particulier la lutte contre la corruption, contre loppression, la garantie des droits et au respect de la loi, les rformes judiciaires carolingiennes nont pas eu les rsultats escompts. Leur application aurait suppos une profonde volution des mentalits, des pratiques sociales et de lexercice du pouvoir. Or, dans leur grande majorit, les aristocrates ne pouvaient adhrer lidal politique prsent dans les miroirs, car cela revenait saper les bases sur lesquelles se fondait leur pouvoir. Les mcanismes judiciaires servaient aux puissants, et au roi lui-mme, conforter leur domination. Ils permettaient tous de lgaliser un ordre contest par ailleurs.