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REBELLE

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Lounès Matoub

RebelleAvec la collaboration de Véronique Taveau

Stock

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À ma famille,À tous les militants de la cause berbère,

Aux démocrates algériens assassinés,Et à tous ceux qui m'ont soutenu

dans ces épreuves.

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Il y a des temps où l’on ne doit dépenserle mépris qu'avec économie

à cause du grand nombre de nécessiteux.CHATEAUBRIAND.

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À cinq ans, j'ai failli mettre le feu au village.Ma première bêtise - j'ai presque envie de diremon premier fait d'armes. Les conséquencesauraient pu en être dramatiques. Ce jour-là, avecquelques copains de mon âge, nous jouions, entoute innocence. Sauf que la situation del'époque ne se prêtait guère à l'innocence. Nousétions en pleine guerre d'indépendance et on neparlait à l'époque que de maquis et d'occupationfrançaise. Ma mère n'avait pas le temps de mesurveiller. Elle était seule avec ma grand-mèredans notre maison de Taourirt Moussa, unvillage de Kabylie. Elles avaient beaucoup demal à joindre les deux bouts. Ma grand-mèreavait une force de caractère extraordinaire.C'était

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le pilier de la maison, qu'elle gérait et orga-nisait. Elle devait aussi se sentir seule parfois :ses trois fils étaient à l'étranger, dont mon père,qui, comme beaucoup de Kabyles, avait choisila France. Il n'y avait pas de travail chez nous.Il envoyait à ma mère l'argent dont nous avionsbesoin. C'était l'essentiel de notre revenu.

Enfant unique - ma sœur est née l'année qui asuivi l'indépendance -, j'étais, on l'aura deviné,turbulent. Ce que l'on appelle un gamindifficile. Seul « homme » dans un universpeuplé de femmes, j'étais gâté plus que deraison malgré nos faibles moyens, mais nousn'avions pas ou peu de jouets, sauf ceux quenous parvenions à nous fabriquer : il nousfallait être imaginatifs et inventifs.

il faut avoir vécu cette période pour mesurerla tension qui régnait dans nos villages deKabylie. Si, pour nous, les enfants, cette guerreétait une aubaine, puisque nous disposionsd'une liberté presque totale, les adultes n'ayantpas le temps de nous surveiller, pour nosfamilles, pour les hommes surtout, c'étaitl'occupation, l'humiliation. Il y avait lesmaquisards. Il y avait les Fran-

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çais. Pour nous, la ligne de partage allait de soi: d'un côté les gentils et de l'autre les méchants.Je voulais être comme les adultes que je voyaisconspirer à voix basse. Je les enviais. Je voulaisjouer «au grand», faire tout ce qui était interditaux gosses de mon âge. J'étais un Moudjahid.Un combattant, malgré mes cinq ans.

Ce jour-là, donc, j'étais parti avec ma petitebande. Un peu à l'extérieur du village, il y avaitdeux «gourbis», ces sortes de cabanes faites debranchages et de chaume que l'on trouve sifréquemment chez nous. Ils appartenaient à desvoisins mais ma famille y entreposait du foin.Moi, j'avais l'habitude de m'y réfugier pourjouer. C'était ma cachette secrète. Une fois deplus, j'avais ramassé tous les mégots que j'avaispu trouver et, muni de ces précieux trésors et dequelques allumettes, j'étais allé avec un copainme cacher pour fumer.

Dans l'un des gourbis où nous avons craquédes allumettes, le feu s'est déclaré, embrasantles ballots de foin, puis s'est propagé enmenaçant le village tout entier.

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J'avais peur mais, en même temps, je ressentaisune certaine fierté. Je venais sans nul doute defaire quelque chose d'important.

En effet, les Français - notre village étaitencerclé par trois camps de l'armée - ont aussitôtpensé à une provocation, une action desmaquisards. Tout le village a été réuni, hommes,femmes et enfants, sur la place centrale. C’est àce moment-là que je me suis rendu compte quej'avais fait une énorme bêtise. Je ne voulais pasme dénoncer. Mes copains non plus, d'ailleurs :nous avions trop peur. Une fois l'incendie éteint,les habitants ont cherché les coupables. L'événe-ment était assez grave pour que tous les moyensaient été mis en œuvre afin de démasquer le oules incendiaires.

Je ne me souviens plus de la façon dont leschoses se sont exactement déroulées, mais, àmon grand effroi, nous avons fini par êtredécouverts.

Les voisins propriétaires des gourbis s'étaientadressés aux maquisards pour obtenir réparation: à l'époque, malgré leur

clandestinité, ils continuaient à organiser la viedu village au nez et à la barbe des Français.Chaque fois que cela s'avérait nécessaire, ilsrendaient la justice. Et leurs décisions étaientabsolument sans appel : personne n'aurait osés'opposer à eux.

Ils sont donc venus chez nous et ontdemandé à ma mère de leur livrer le « coupable», dont ils avaient appris le nom, afin de lejuger. Ma mère est allée me chercher. Je n'étaispas bien grand et elle m'a installé sur son dos,comme les femmes le font chez nous. La voyantrevenir apparemment seule, les maquisards, unpeu énervés, lui ont demandé où était l'auteurdu délit. «Là», leur a simplement dit ma mère -et elle m'a désigné du doigt. Ils s'attendaient àvoir un adulte, ils ont découvert un petitbonhomme de rien du tout. Pris d'un fou rire, ilsont eu cette réflexion : « Des gosses comme çavoudraient-ils incendier des villages? Ils sontl'innocence même. » C'est cette « innocence »qui m'a sauvé d'une raclée certaine. Je m'enétais, cette fois-là, plutôt bien tiré.

Nous étions en 1961. Nous vivions des

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moments difficiles, des moments importantspour notre histoire et pour l'avenir de notrepays. Les souvenirs que j'ai gardés de monenfance, comme celui-ci, sans doute le pluslointain, sont à la fois riches et tendres. Ils onttrès profondément marqué le petit garçon quej'étais. J'étais turbulent, je le suis toujours.Rebelle. Je le serai toute ma vie.

Je suis né le 24 janvier 1956 sur les hauteursdu Djurdjura, dans une famille modeste. Mamère, une femme merveilleuse, a toujours faittout ce qu'elle pouvait pour atténuer l'absence demon père. En 1946, il avait dû quitter le payspour aller en France, seul moyen à l'époque defaire vivre sa famille. De lui, nous avions peu denouvelles. De temps en temps, une lettre nousparvenait. Il nous disait que, loin des siens, lavie n'était pas facile. Nous lui manquionsbeaucoup, comme lui manquaient aussi sesmontagnes, son pays, ses repères. C'est enFrance qu'il a vécu les premiers soulèvementsde la guerre d'Indépendance, en 1954 - ces«événements», comme on les

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appelait alors, qui allaient devenir la guerred'Algérie.

Ma mère n'avait pas la tâche facile avec moi.Elle tenait à la fois son rôle et celui du père.Elle devait travailler dur pour m'élever. Souventj'allais la rejoindre dans les champs où je laregardais, des heures durant. Je l'admiraisprofondément.

Elle travaillait dans nos champs mais éga-lement dans ceux des autres. Lorsque j'allais lavoir, après l'école ou les jours de vacances, elleétait tout le temps en train de chanter avec lesautres femmes. Elles s'interpellaient d'unchamp à l'autre et reprenaient en chœur desuperbes chants kabyles, tout en gaulant lesolives.

Lorsque ma mère était à la maison, quelleque fût sa tâche, elle chantait. En roulant lecouscous, en rangeant, elle chantait. Je croisque c'est elle qui m'a véritablement initié à lachanson.

Sa voix est très belle, plus belle que lamienne, avec quelque chose d'envoûtant, dedoux et puissant à la fois. Dans le village, lorsdes fêtes et des veillées funèbres, c'est à

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elle que l'on faisait appel. Cette voix m'a bercétoute mon enfance.

Ma mère n'est pas instruite, elle ne sait pas lire,mais elle conte divinement bien dans un langaged'une richesse étonnante. J'ai encore le souvenirdes veillées, le soir au coin du feu. Ma mèreéveillait mon imagination avec de merveilleuxcontes kabyles qui parlaient de sultans, deguerriers, de femmes superbes. Il y avait dans sesparoles comme une magie. Les mots étaient touten subtilité, en nuances, et ses contes devenaientde véritables poèmes.

Pour elle, qui n'a jamais pu aller à l'école,l'instruction - la mienne - était essentielle. Ilfallait que j'obtienne ce «savoir», cette éducationqu'elle aurait tant souhaité avoir. Elle voulait queje sois savant, ce serait sa revanche. Bien sûr,pour moi comme pour beaucoup de garçons demon âge, apprendre était loin d'être ce qu'il yavait de plus important dans la vie : je passaisplus de temps dehors, dans les champs, à joueravec mes copains, que dans la salle de classe.J'avais fait de l'école buissonnière un art de vivre.D'ailleurs, j'avais décidé une fois pour

toutes que l'enseignement scolaire n'avait rien àm'apporter, qu'il n'était pas pour moi. Le seul faitde m'ennuyer ferme en classe suffisait à me fairedétester l'endroit. Pourtant, je dois reconnaîtrequ'à l'époque l'école avait un sens. On ydispensait un véritable savoir. Celle de monvillage, construite à la fin du siècle dernier, étaitde pur style colonial. Aujourd'hui encore, c'estl'une des plus vieilles de Kabylie.

La première fois que j'y ai mis les pieds, début1961, je n'avais pas encore six ans. Ma grand-mère, me trouvant assez mûr, était allée voir lesinstituteurs pour leur demander de me prendredès que possible. Comme elle voulait absolumentqu'ils m'acceptent, elle allait généralement lesvoir avec des sacs pleins de provisions. Au boutd'un certain temps, ils ont fini par dire oui et cefut ma première « rentrée », à la grande fierté dema grand-mère et de ma mère.

Moi, cela ne m'arrangeait pas du tout. Dès ledébut j'ai éprouvé un sentimentd'emprisonnement. L'école m'était une sorted'esclavage et, alors que je voulais mon indé-pendance, que je rêvais de liberté, je me

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retrouvais enfermé, contraint de rester assis desheures durant. Je ne voulais qu'une chose : êtredehors.

Je faisais donc l'école buissonnière tout letemps. Les maîtres venaient à la maison pour seplaindre. J'étais puni. Pendant quelques jours,j'obéissais. Et je recommençais de plus belle.Toute ma scolarité s'est déroulée de cette façon :un véritable bras de fer. On était une petitebande. Sitôt sortis de la maison, nous cachionsnos cartables et nous partions à l'aventure. Nouspassions plus de temps à poser des pièges ou deslacets pour attraper des lièvres ou des étourneauxqu'à nous soucier de livres et de cahiers. Pourcela, nous allions juste à proximité du village.Nous déterrions des vers qui nous servaientd'appâts. Ensuite, nous posions les lacets pourattraper des oiseaux, comme nous l'avions vufaire aux adultes. Parfois nous manquions notrecoup et nous n'attrapions rien. Parfois il nousarrivait de piéger des grives. Ma mère megrondait tout le temps. Pour que je n'aie pasl'alibi de courir les champs, c'est elle qui tendaitdes

lacets et des colliers. Il lui arrivait de ramenerdans sa gibecière plus d'étourneaux ou de grivesque n'importe quel homme du village. Je guettaisson retour du champ pour savoir combien degrives elle avait dans sa hotte. On les mangeaitavec des haricots blancs et du couscous - unvéritable festin dont on raffolait. Plusieurs heuresavant de passer à table, nous nous en délections.Moi, déjà je regardais ma mère préparer les grivesdans la cuisine, surveillant ses moindres gestes.

Mes seuls bons souvenirs d'école me viennentdes instituteurs de l'époque. Ils étaient français etconnus sous le nom de pères blancs *, sans douteparce qu'ils étaient toujours vêtus de blanc.C'étaient des religieux, des missionnairescatholiques, mais leur enseignement était laïc.

Le programme était le programme de laRépublique, celui que l'on dispensait alors

* Au moment où ce livre allait être mis sous presse aeu lieu l'assassinat des pères blancs de Tizi-Ouzou. Lemeurtre de ces hommes aimés de tous m'a bouleversé.

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dans les écoles françaises. On nous parlait del'histoire de France, évidemment -Vercingétorix, la Gaule -, mais également desconquêtes liées à notre propre histoire. Les pèresblancs nous faisaient lire des livres. Dans l'und'eux, on parlait de Jugurtha, enchaîné puisemmené de force à Rome. Jugurtha, c'était notrehistoire, celle de notre peuple, qu'on se racontaitlonguement le soir au coin du feu. Il était notremythologie, nous connaissions ses aventures parcœur.

Jugurtha était ce roi berbère qui avait osédéfier l'autorité et l'oppression romaines.Pendant plusieurs années, il avait combattuhéroïquement avant d'être trahi par Bocus, sonbeau-père. H avait alors été capturé par lesRomains. Dans le livre qui racontait cettehistoire de courage et de rébellion, il y avait denombreux dessins et gravures. Je me souviensparfaitement, sur l'un d'eux, des traits deJugurtha enchaîné dans sa cage. Ce dessin a étépour moi une sorte de révélateur. Pourquoi ceroi berbère, dont nous sommes les descendants,avait-il pu ainsi être humilié? J'ai ressenti à cemoment un profond

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sentiment d'injustice, une blessure presquepersonnelle. Ces émotions, ces interrogations jeles dois, il faut le souligner, aux pères blancs.Aujourd'hui, je suis persuadé qu'ils ont joué unrôle actif dans ma prise de conscienceidentitaire. Non seulement la mienne, mais aussicelle de nombreux enfants de ma génération,ceux qui ont eu la possibilité de suivre leurenseignement. C'est sans doute grâce à eux quej'ai pris conscience de la profondeur de mesracines kabyles. Ils ont à leur façon contribué aurefus d'amnésie de toute notre société.

C'est sans doute à cause de cela que lepouvoir algérien, à maintes reprises, a essayéd'amalgamer la question berbère avec laprésence des pères blancs. On a souvent affirméque « le Berbère est la création ducolonialisme». C'est faux historiquement, et trèsinjuste envers ces religieux qui n'ont jamaisessayé de nous imposer le moindreendoctrinement.

Us nous parlaient de valeurs morales, nousavions des cours d'instruction civique maisjamais religieuse. Leur enseignement

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m'a profondément ouvert l'esprit, il ne l'a pasdévoyé ou annexé.

Certains pères blancs n'hésitaient pas às'impliquer dans le combat. À ma connaissance,cependant, aucun n'a rejoint le maquis. Uscombattaient à leur façon le colonialisme en nousenseignant, à nous jeunes Kabyles, les principesélémentaires de la République, des notions aussifondamentales que la démocratie et la laïcité.

À l'école, l'enseignement était en français.Nous n'apprenions pas l'arabe, ni le berbèred'ailleurs. Nous n'étudiions pas non plus leCoran. Il y avait bien des endroits, des écolesprivées qu'on appelait les zawiyas, où il étaitpossible d'apprendre l'arabe et de suivre descours d'instruction religieuse. Je n'y suis jamaisallé. Cela ne m'intéressait pas. Je n'allais pas à lamosquée, sauf peut-être au moment du carême.J'essayais de prier, sans comprendre ce que jedisais. Pour moi, la chose était évidente : jeparlais kabyle, c'était ma langue maternelle etj'apprenais le français à l'école. C'était tout.

Chez nous, jamais personne n'a été obligé deprier. J'ai vu parfois des vieux, des

femmes prier, y compris dans ma famille. Maisla prière se faisait d'une façon naturelle, selon lesconvictions de chacun et £ sa manière. Cetteliberté a toujours été respectée. Pas besoind'avoir le Coran sous les yeux ou entre les mainspour se rapprocher de Dieu. Chez moi, en toutcas, les choses se sont toujours déroulées ainsi.

Pour en revenir aux pères blancs, la plupartd'entre eux parlaient kabyle. Ils avaient le plusgrand respect pour notre société. Ils nous aidaientbeaucoup, nous, les enfants, mais aussi lesadultes, nos mères, nos pères. Dans un villagevoisin du mien, il y avait une communauté desœurs blanches. Lorsqu'une femme était enceinteou sur le point d'accoucher, c'étaient elles qui lapréparaient à son futur rôle de mère et quil'aidaient pendant l'accouchement. Ces sœursblanches avaient une fonction sociale importante.Elles apprenaient aux filles à coudre, à tisser, àbroder, tout cela dans le respect de nos traditions.

Il ne faut pas oublier non plus que ce sont eux,les pères blancs et les sœurs blanches qui nousont permis de préserver une partie

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de notre mémoire. Après l'Indépendance, certainssont restés en Kabylie. L'identité berbère acontinué d'être niée par le pouvoir algérien. Toutce qui pouvait représenter la berbérité étaitsuspect. Notre tradition, notre culture, jugéessubversives, étaient essentiellement orales et rienn'était fait pour en assurer la transmission et lasurvie.

Ce sont les pères blancs qui ont permis lespremières publications de dictionnaires. Sur leplan lexicographique, ils ont fait un travailénorme. La société kabyle, dans son ensemble,leur doit beaucoup.

Dans la période qui a précédé l'Indépendance,pendant les dernières années de la guerre, certainspères blancs ont été surpris à aider desmaquisards. Ils leur donnaient de la nourriture,parfois même ils les cachaient. Je me souvienstrès bien de l'un d'entre eux : il s'appelait le pèreMax. Lorsque l'armée française a découvert qu'ilravitaillait des responsables du maquis, il a étémuté. On l'a envoyé à l'autre bout de l'Algérie,très loin de la Kabylie. Je l'ai revu bien plus tardaprès l'Indépendance. Il avait la charge de l'égliseNotre Dame d’Afrique à

Alger. H est devenu un ami de la famille. Àplusieurs reprises, je lui ai proposé mon aidepour la restauration de l'église Notre-Dame.

À cette époque, l'armée française était sur lesdents et omniprésente. La Kabylie n'échappaitpas à cette occupation. Région montagneuse,couverte de forêts et très escarpée, la Kabylieabritait de nombreux maquis - c'était sa fierté.Tout Kabyle était d'emblée considéré commesuspect aux yeux des Français. Nous étions unbastion sous très haute surveillance. J'étais, moi,très jeune, mais je garde présents à l'esprit dessouvenirs précis de ces années. Enfants, mescamarades et moi, nous jouions évidemment à laguerre. Nous en avions une en face de nous quinous servait de modèle : nous étions auxpremières loges.

Les deux camps étaient parfaitementdéterminés : il y avait les maquisards, lesMoudjahidin, nos héros. Et les autres, ceux quenous méprisions, l'ennemi, les soldats français.Le premier souci était de se fabriquer des armes.Ceux qui étaient le mieux

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armés avaient un avantage considérable sur lesautres et surtout, suprême honneur, pouvaientdésigner ceux qui seraient dans un camp ou dansl'autre. Moi, je voulais toujours être maquisard,parce que pour moi c'étaient toujours ceux quigagnaient. Nos références étaient évidemment leFLN, ou plus précisément l'ALN, l'Armée delibération nationale. On voulait tous en faire par-tie, d'où d'interminables et rudes bagarres pourdésigner les membres de chaque camp. Nousfabriquions nos mitraillettes avec des morceauxde bois ou de roseau, ou tous les morceaux deferraille que nous pouvions récupérer. Et on sebattait. Les batailles étaient sanglantes à souhait,il y avait beaucoup de morts. Il y avait aussi lestraîtres, que l'on torturait jusqu'à ce qu'ils avouent.

Rien n'était plus passionnant que d'écouter lesconversations des adultes, les détails qu'ilsdonnaient sur la guerre. Enfants, nous necomprenions pas tout, mais suffisammentpourtant pour nous inspirer le lendemain du récitentendu la veille. Tel maquis était venu à boutd'une patrouille... Les Français font machinearrière à tel endroit...

Nous vivions tout cela d'une manière intense.Nous nous trouvions héroïques. Le soir, jeracontais fièrement mes exploits. Ma mère et magrand-mère écoutaient d'une oreille distraite.Mais qu'importait !

L'armée française était partout. Dans monvillage, à Taourirt Moussa, il y avait trois postesmilitaires. Le premier installé à l'entrée duvillage, le second au centre, le dernier, enfin, à lasortie. Tout était minutieusement contrôlé, lespassages soigneusement vérifiés. Mais, enfant, jen'ai pas le souvenir de la moindre agressivité ouviolence de soldats français contre moi ou l'un demes camarades. Ils étaient même plutôt gentils.Je me souviens que mes copains et moi, dès quenous le pouvions, nous nous approchions duposte qui se trouvait dans le village. Notreobjectif : pénétrer à l'intérieur sans être vu, à lamanière des maquisards. Nous nous disions alorsque c'était un glorieux fait d'armes que nousétions en train d'accomplir. Et on volait tout cequi pouvait l'être : c'étaient nos prises de guerre.Il y

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avait, près de l'entrée, une sorte de dépôtd'ordures sur lequel les Français déversaient toutce dont ils voulaient se débarrasser. À plusieursreprises, nous avons escaladé les grilles deprotection pour aller fouiller les tas d'ordures.Plusieurs fois nous avons ramassé des boîtes decamembert, de sardines ou de thon. Des boîtespérimées dont les Français se débarrassaient.Nous les rapportions chez nous ou nous lesmangions entre copains. Jamais nous n'avons étémalades, à croire que notre bravoure nousimmunisait.

Je me souviens également que ma mère élevaitquelques poulets et des lapins pour améliorernotre quotidien. Une fois, un soldat français estvenu lui acheter un lapin. Quelques jours plustard, nous avons aperçu le lapin qui n'avaittoujours pas été tué. Ma mère est venue avec moiet m'a fait la courte échelle. J'ai escaladé le muretde protection et j'ai récupéré notre lapin. Unesemaine plus tard, ma mère a revendu au mêmesoldat le lapin qu'il avait acheté la semaine pré-cédente. J'étais très fier : nous avions berné

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les Français. Nous avions deux fois plus d'argentsans avoir été pris en flagrant délit de vol. Lesjours suivants, j'ai surveillé de nouveau le camp :cette fois plus de trace du lapin.

Il y avait pourtant ce lieutenant qui nousterrorisait, nous les gosses. Moi particulièrement,parce qu'il avait la réputation d'aimer les chats.Pour moi, aimer signifiait manger, or j'avais unchat que j'adorais. Chaque fois que ce lieutenantapprochait, je me précipitais vers mon chat pourle cacher. Si les Français mangeaient les chats, ilfallait d'autant plus s'en méfier.

H y avait des moments plus difficiles. Parexemple, lorsque l'armée française faisait desopérations de ratissage à la recherche demaquisards. Ou lorsque les soldats investissaientce qu'ils estimaient être des centres deravitaillement. Nous étions alors réveillés aumilieu de la nuit. Tout était retourné, fouillé.Nous ne pouvions rien faire, rien dire.L'opération durait parfois plusieurs heures.Après, il fallait de nouveau tout ranger, essayerde tout remettre en ordre. Vers

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la fin de la guerre, en 1961, ce type d'opérations'est multiplié. Parfois les maquisardsdescendaient dans les villages pour, je suppose,chercher de la nourriture. U m'est arrivé de lesvoir : c'était chaque fois des moments de grandefierté. Je me racontais mille fois la scène enprévision de ce que j'allais dire le lendemain àmes copains. Une nuit où j'avais dû veiller avecma mère et ma grand-mère, ils sont arrivés. Jem'en souviens parfaitement, j'étais très ému. Ilsétaient quatre. Je leur ai dit que je voulais êtremoi aussi un Moudjahid. L'un d'entre eux m'a misune mitraillette entre les mains et a dessiné, avecun restant de café, une moustache au-dessus demes lèvres. À ce moment, j'ai eu le sentimentd'être un véritable combattant.

II y avait aussi les arrestations sommaires, lestortures, dont on parlait beaucoup durant toutecette période. Une fois, en rentrant de l'école, mescopains et moi nous avons vu trois hommespendus à un arbre. L'image était très dure. Elle estgravée dans ma mémoire. Aujourd'hui encore, jerevois ces trois cadavres, la peau déjà noire, le

corps suspendu au bout de la corde. Des harkis,sans doute. Ils avaient été pendus par desmaquisards.

En fait, nous avions plus peur des harkis quedes soldats français; c'était un sentiment partagédans toute la Kabylie. Pour nous, les harkisétaient des renégats. Des gens qui trahissaient lesleurs, des collaborateurs. Les soldats françaisn'avaient pas choisi de venir. Beaucoup étaienttrès jeunes et faisaient leur service militaire. Lesharkis, en revanche, étaient d'ici. Certains étaientde nos villages, connaissaient nos familles etnotre mode de vie. Il y a eu beaucoup de trahisonsà cette époque.

Nous avions très peur des « descentes » qu'ilspouvaient faire. Ma grand-mère, ma mère et moi,nous dormions dans la même pièce à cause d'eux.C'était devenu une hantise. À chaque bruitsuspect, il y avait un vent de panique dans lamaison. Ma grand-mère sursautait et pensaitimmédiatementaux harkis.

Un jour, un harki de notre village est venuchez nous car il connaissait bien ma grand-

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mère. II criait devant notre maison : « On l'a tué,on l'a tué » en parlant d'un maquisard qui venaitd'être abattu. Les craintes de ma grand-mère enont été redoublées.

À cette même époque, beaucoup de Kabylesqui vivaient à Alger sont retournés dans leursvillages à cause de l'OAS. Il y a eu tout à coup unafflux de ces gens que nous connaissions plus oumoins, mais surtout qui nous regardaient de hautparce qu'ils arrivaient « de la grande ville ». Nousétions, nous, des villageois, des montagnards,fiers de ce que nous étions. Ces intrus, qui ne ces-saient d'afficher leur supériorité de citadins etnous considéraient ostentatoirement comme desrustres, nous exaspéraient autant qu'ils nouscomplexaient. Nous étions surtout très jaloux desenfants qui, luxe suprême, avaient de « vrais »jouets, des objets qui nous paraissaientmerveilleux à nous qui passions notre temps àbricoler tant bien que mal ces chosesapproximatives que nous baptisionspompeusement «jouets ». Évidemment, ils nenous prêtaient pas les leurs, ce qui a engendré unnombre

de coups de poing dont nos parents se sou-viennent certainement encore.

De l'Indépendance, je n'ai que peu de souvenir.On m'avait raconté que les Français allaientpartir, et je trouvais cela plutôt bien. Surtout, jesentais que les adultes étaient euphoriques. Ils neparlaient que de cela, ne pensaient qu'à cela. Lejour de l'Indépendance, je ne suis pas sorti avecde petits drapeaux, mais je suppose que j'ai dûaller crier ma joie comme tout le monde. J'avaissix ans. Pour moi, c'était une fête, peut-être unpeu plus bruyante que les autres, mais c'est tout.Pendant toute la période de la guerre, je n'avaispas eu à souffrir de la faim ou d'autre chose. Mamère, je pense, avait réussi à m'éviter toutemesure de rationnement. Je ne sais pas commentelle a fait, parce que j'ai appris plus tard que, pourbeaucoup de familles la guerre avait étésynonyme de misère. Tétais trop jeune pour merendre parfaitement compte de ce qui se passaitautour de moi. Et des difficultés que la guerreavait engendrées. Plus tard, en par-

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lant avec ma mère, j'ai su qu'elle avait souvent eudu mal à trouver de la nourriture. L'argent étaitun problème constant. Elle a vécu les années deguerre dans un état d'angoisse permanent,regrettant l'absence de mon père.

On croyait les atrocités de la guerre terminéesavec l'Indépendance. Malheureusement, il n'enfut rien. Une année après, les violences ont reprisen Kabylie. Dès 1963, les officiers de la wilaya 3(Kabylie), se sont opposés à Ben Bella, chef del'État à l'époque. Les affrontements ont été trèsdurs. Certains villages ont subi plus de brutalitésà ce moment-là que pendant la guerre de Libéra-tion. Il y a eu plus de quatre cents morts enKabylie. À la suite du conflit frontalier avec leMaroc, des dissensions sont apparues entre leschefs kabyles. Une certaine confusion s'en estsuivie. Mohand ou El Hadj, le vieux chefmilitaire, semblait en désaccord avec Aït Ahmed,le chef politique. Krim Belkacem, le signatairedes accords d'Évian, n'a pas pu rejoindre cetteopposition. Tout s'est très mal terminé. Lesmaquisards ont déposé les armes dans desconditions

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troubles. Ait Ahmed est resté en exil pendantplus de vingt ans. Les morts ont été un peuoubliés, mais cette forme de reddition, si peuconforme à nos traditions guerrières, a traumatiséles Kabyles pendant très longtemps. Il était trèsdifficile après cela de prononcer un mot deberbère dans un bus de la capitale. Nous étionssystématiquement suspects, notre langueinterdite. Il a fallu attendre la génération del'Indépendance pour réhabiliter la Kabylie,notamment à travers le combat identitaire quenous menons toujours.

Pour moi, comme pour beaucoup de Kabyles,l'épisode de 1963-1964 reste une déchirure qui adéclenché chez nous un véritable rejet de tout cequi était arabe. Subir une mise à mort morale estcertainement aussi dur que de subir des atrocitésphysiques. C'est du moins ainsi que nous avons,nous, vu les choses. À partir de 1963, Je peuxdire que mon éveil identitaire est allé crescendo.Les Kabyles étaient considérés commeinexistants, et l'injustice de ce déni m'indignait.

À propos de ces moments troublés, des

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souvenirs me reviennent à la mémoire. Justeaprès les événements qui avaient ensanglanté unenouvelle fois la Kabylie, nous faisions uneexcursion à la rivière avec les élèves de maclasse. Tout à coup, nous entendons lecrépitement d'une mitraillette, suivi quelquesinstants plus tard de coups de fusil. L'instituteurnous regroupe et nous nous dirigeons en hâte versle village. Là, nous apprenons que deux villageoisqui travaillaient dans les champs, près de larivière, avaient été abattus par des «étrangers».Tous les villageois se sont alors mobilisés pourpartir à la recherche des victimes. Arrivé àproximité des lieux du drame, quelqu'un entendun gémissement venant d'un taillis. C'était l'undes blessés. Il respirait encore, mais avait perdubeaucoup de sang. Il avait plusieurs balles dans lecorps. Il fut immédiatement évacué à l'hôpital.Aujourd'hui, il vit toujours, il est marié et père deplusieurs enfants, mais celui qui était à ses côtésce jour-là a été malheureusement mortellementblessé. Il laissait derrière lui cinq enfants. Cettetragédie endeuilla pendant longtemps monvillage. Les assassins furent arrêtés

quelques mois plus tard. C'étaient des déserteursde l'Armée nationale populaire (ANP) de BenBella. Par peur d'être dénoncés par les deuxvillageois qui les avaient vus, ils n'avaient pashésité à les tuer.

C'est ainsi que j'ai vu et vécu ces événementsde mon enfance. À partir de là, tout s'est accéléré.J'ai commencé à afficher ouvertement mon rejetde l'arabe, lui préférant le français que j'apprenaisà l'école. Le berbère, notre langue maternelle,était interdit. Il nous fallait une langue desubstitution. Pour nous il n'y avait pas desolution, hormis le français. Et lorsque, dans mesannées de lycée, l'arabisation nous a été imposéepar Boumediene, nous avons été meurtris.Aujourd'hui, avec le recul, j'affirme que cettearabisation forcée m'a cassé intellectuellement.Non seulement moi, mais nombre de lycéens demon âge. Cette décision autoritaire, en 1968, duministre de l'Éducation de l'époque, AhmedTaled, a été l'une des plus grandes erreurs durégime de Boumediene. J'estime, au risque d'enchoquer plus d'un, que la des-

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cente aux Enfers de l'Algérie a commencé à cemoment-là. Aujourd'hui nous récoltons ce quia commencé d'être semé en 1968. Magénération, celle de l'après-guerre, s'annonçaitprometteuse. Cette arabisation a brisé notreélan. Nous en avons maintenant le produit : leFIS. Le Front islamique du salut est né de là, ils'est développé à l'école en toute légalité. Onlui a déroulé un tapis rouge. Pourquoi n'enaurait-il pas profité ?

Je n'ai jamais senti l'arabe comme malangue. Et parce qu'on voulait me l'imposer, jel'ai aussitôt rejeté. Les responsables sont ceuxqui, à l'époque, ont utilisé le ministère del'Éducation comme un tremplin à des finsbassement politiques. J'avais été élevé sur leshauteurs de Kabylie, le kabyle a toujours étéma langue quotidienne, le français uninstrument de travail. Tout à coup, on a voulunous enlever ce qui avait été l'essentiel denotre culture. À aucun moment les enseignants- des Égyptiens que l'on avait fait venir deforce - n'ont essayé de nous montrer l'avantagequ'il pouvait y avoir à apprendre l'arabe : ilétait obligatoire de l'apprendre, et cela audétriment des autres.

Il nous fallait renier le berbère et rejeter lefrançais. J'ai dit non. À chaque cours d'arabe,je séchais. Absences répétées, et donc deszéros à tout bout de champ, mais j'avais maconscience pour moi. Chaque cours manquéétait un fait de résistance, un bout de libertégagné. Mon refus était volontaire et assumé.Cette langue n'a jamais voulu entrer en moi.Jusqu'à ce jour je ne connais rien ou presquede l'arabe. Je sais écrire mon nom, monprénom, c'est tout. Je serais incapable d'écrirema date de naissance. Est-ce un handicap pourmoi dans mon pays? Non. En outre, j'assumetotalement ce refus. Le fait d'imposer l'arabecorrespondait à une volonté politique évidented'écrasement et de négation, mais il avait aussipour but d'effacer le double héritage historiqueque représentaient le berbère et le français.L'école francophone avait produit en Algérieune élite intellectuelle, et c'est sans doute cetteélite que l'on a voulu réduire au silence. Il nefallait plus rien produire. Tout ce qui sortait del'école francophone était suspect et subversif.Plus question de parler d'ouverture d'esprit, deliberté de pensée

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et d'expression, tout cela devait être soi-gneusement contrôlé. Le gouvernementBoumediene s'y est consacré. Nous en voyonsaujourd'hui les résultats.

Si je suis amer, c'est parce que je me rendscompte du gâchis qui a résulté de ces années-là. Le français avait été pour moi une chance.U m'avait ouvert l'esprit, m'avait apporté unsavoir, une certaine rigueur intellectuelle. J'airencontré des auteurs et des textes fabuleuxque je n'aurais jamais découverts si je n'avaispas eu accès à la langue française - Descartes,Zola, Hugo, le théâtre de Racine ou la poésiede Baudelaire, pour ne citer que quelquesexemples. Tous ces écrivains ont modifié leregard que je portais sur le monde. J'aiégalement beaucoup lu les auteursfrancophones de chez nous, des écrivainsfantastiques comme Feraoun ou Mammeri.Feraoun, ami de Camus, était d'un villageproche du mien. Il a même été directeur del'école de mon village. En 1962, il a étéassassiné par l'OAS. Il s'est énormémentexprimé en français parce eue pour lui c'étaitnaturel. Il m'a profondément marqué.

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Cet apprentissage a été bénéfique,constructif. J'ai le sentiment de posséderquelque chose d'important et de précieux.L'arabe, je suis désolé de le dire, n'a pas pro-duit d'élite digne de ce nom en Algérie. Il aréprimé, étouffé, puis engendré ce que l'onpeut voir aujourd'hui : une société qui ne saitpas où elle va, en perte d'identité.

Le berbère, ma langue, est interdit. Cettelangue si belle dans laquelle j'ai appris à par-ler, que j'utilise dans mes textes, qui me per-met de faire mon métier de chanteur, resteindésirable en Algérie où elle n'est pasreconnue. Pas enseignée. Un paradoxe : pourle ministère algérien de l'Éducation nationale,elle n'existe pas, alors que nous sommesplusieurs millions à la parler. Alors, chaquefois que je parle dans ma langue, c'est commeun acte de résistance.

C’est par notre langue que nous existons :plus elle sera bafouée, plus notre réflexeidentitaire sera grand. Plus on séquestre notrelangue, plus on la nie, plus il y aura résistance.Cette langue transmise par ma mère est monâme. C'est grâce à elle que je me suisconstruit, que j'ai rêvé en écoutant

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des chants ou des contes. Cette langue portedes valeurs sûres. Des valeurs morales trèsprofondes, comme la dignité, l'honneur, larigueur, tout ce qui a fait notre peuple au coursdes siècles. On a essayé de nous inculquer desvaleurs qui n'étaient pas les nôtres. On aessayé de nous imposer des références quinous étaient étrangères. Nous les avonsrejetées, et nous continuerons à le faire.

Ce qui est essentiel aujourd'hui, c'est notrecombat identitaire. Si on ne le comprend pas,il est impossible de saisir ce qui se passe dansnotre pays. Impossible également decomprendre la raison qui nous pousse, nousKabyles, à être à la pointe de la résistance.Nous avons subi l'oppression, la répression etde nombreuses conquêtes - celles desRomains, des Turcs, des Français, des Arabes.Malgré cela, il y a en Kabylie des musulmans,des chrétiens, des croyants et des non-croyants. Nous n'avons jamais rejeté l'islam,nous l'avons adapté à nos traditions. Même sicela doit déplaire à certains, c'est la réalité. Unde nos dictons résume parfaitement notreposition : « Celui qui mange ce qu'il n'a pasdésiré, le trouvera

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fatalement aigre au goûter.»... Aujourd'hui,nous voulons avoir le droit de choisir. C'estmême l'enjeu essentiel.

Comme mon enfance, mon adolescence aété difficile et ma scolarité mouvementée. Il nepouvait en être autrement. J'ai évidemmentcontinué à faire l'école buissonnière, peut-êtremême de façon plus systématique. Jem'ennuyais sur les bancs de l'école, et le lycée- qu'on appelait CEM (collège d'enseignementmoyen) chez nous - n'y a rien changé. Dès lasixième, je me suis bagarré avec mesprofesseurs. Je préférais êtreailleurs, dans les champs, à capturer desoiseaux. C'était l'une de mes distractionspréférées. D'absences répétées en retardssystématiques, j'ai fini par être renvoyé de tousles collèges de ma région. J'ai dû en faire uncertain nombre car plus le temps passait, plusj'étais envoyé loin de chez moi. Je n'ai jamaiscompté le nombre de fois où j'ai été renvoyé :cela doit être impressionnant. Un jour de1974, alors que j'étais

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interne au lycée de Bordj Menaiel, il y eut unmatch important : l'Algérie jouait contre leBrésil. J'ai quitté le lycée pour aller le voir.Lorsque je suis rentré, il était fort tard et lesurveillant général n'a pas voulu m'ouvrir laporte de l'internat. Je me suis battu avec lui àcoups de poing. Le lendemain, j'étais unenouvelle fois renvoyé.

À cette époque, je traînais beaucoup dehors.J'avais même commencé à voler des petits trucspar-ci par-là et à boire avec d'autres jeunes.J'étais sur une pente fâcheuse et les chosesauraient d'ailleurs pu très mal tourner pour moi.Je me souviens d'un incident assez grave. Nousétions un petit groupe et nous sommes entrésdans un salon de coiffure. Pour une raison que j'aioubliée, un des jeunes de la bande a commencé àm'insulter. i1 était plus âgé et plus fort que moi.J'ai tout de suite violemment réagi. Sur le comptoirde la coiffeuse, j'ai vu un rasoir. Je l'ai pris et j'aicommencé à me battre avec. J'ai frappé celui quiétait en face de moi, le touchant sérieusement. J'aiaussitôt pris la fuite, certain de l'avoir tué. Le soirvenu, je suis allé devant chez

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moi pour voir si les gendarmes étaient là. Il n'yavait personne, mais j'ai préféré ne pas rentreret j'ai passé la nuit dehors. Le lendemain, j'aipris le premier autocar qui assurait la liaisonAlger-Tîzi Ouzou. Arrivé au village, je mesuis rendu chez une tante qui a immédiatementcompris que quelque chose de grave s'étaitproduit : j'avais du sang sur moi, j'étais couvertde boue - je ne devais pas être beau à voir. Jelui ai tout raconté et elle m'a raccompagnéchez moi. De là, j'ai été emmené chez lesgendarmes. Ma mère était en larmes et c'estpeut-être ce qui m'a fait le plus de peine. À lagendarmerie, j'ai eu droit aux photosanthropométriques, aux empreintes et j'ai étéconduit chez le procureur.

Constat, procès verbal, deux nuits dedétention provisoire avant de retourner chez leprocureur. Il me fait la leçon - le garçon quej'avais touché n'était heureusement pasgravement blessé - et me dit de ne pasrecommencer. Comme j'étais mineur, il allaitme relâcher. Je ne sais pas ce qui m'a pris à cemoment-là, je lui ai demandé une cigarette.Choqué, abasourdi par cette

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impertinence, sa réaction a été immédiate : il aaussitôt appelé le gendarme en faction devantsa porte et j'ai été conduit en prison. J'y suisresté un mois. Un mois ferme pour avoir osédemander une cigarette à un juge, c'était quandmême un peu démesuré. Mineur, j'ai étéincarcéré avec des majeurs. Dès mon arrivée,un père de famille m'a pris sous sa protection.Il purgeait une longue peine dont je n'ai jamaisconnu la raison. Il partageait avec moi lanourriture que ses enfants lui apportaientchaque jour. Nous sommes devenus amis etsouvent, par la suite, nous nous sommes revusà Tizi. J'ai appris i! y a quelques semaines qu'ilavait été assassiné par des intégristes, chez lui.

Après ma sortie de prison, je me suis un peucalmé. Je revenais de loin et je n'avais surtoutpas envie de recommencer l'expériencecarcérale. Je voulais avoir un métier, quelquechose de solide. J'ai donc fait un stage demécanique générale. J'ai réussi mon examen etj'ai enchaîné ensuite avec six mois d'ajustage.Aucun rapport, on le voit, avec la musique oula chanson. Je me disais

qu'avec une formation sérieuse entre les mainsje pourrai partir en France et trouver du travaillà-bas. Dans le pire des cas, des cousins à moi,qui avaient une petite entreprise à Alger,pourraient m'engager. Pendant six mois, j'aitravaillé dur. Je voulais absolument réussir,c'était pour moi la seule porte de sortie. Unsoir, en rentrant de l'atelier, on me tend unelettre. Elle venait de chez moi. C'était ma mèrequi m'informait que je venais de recevoirl'ordre d'appel pour le service militaire. J'airéfléchi : je pouvais demander un certificat descolarité pour continuer mes études et obtenirainsi un report d'incorporation. Je n'ai pashésité longtemps. Le lendemain je partais auservice militaire,

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J'avais eu une nuit pour réfléchir. Rejoindreimmédiatement l'armée ou attendre un peu. J'aidécidé de me débarrasser au plus vite de cetteobligation. J'ai été incorporé à Oran. Nous étionsen 1975. Un mois exactement après mon arrivée,l'affaire d'Amgala éclatait. À la suite du conflit duSahara occidental, l'Algérie s'était retrouvéeimpliquée dans un conflit avec le Maroc, conflitqui dure toujours, d'ailleurs. À l'origine, unviolent accrochage : les troupes marocainesavaient foncé en pleine nuit sur un régiment algé-rien stationné à Amgala, dans le désert du Sud-Ouest algérien, du côté de Tindouf, et avaient faitun véritable carnage. Quelques semaines plustard, l'armée algérienne avait organisé uneopération de représailles dans

la même région. On dit que les Marocainsavaient, cette fois, lourdement payé le prix de leurattaque. La tension entre les deux pays était à sonparoxysme et la guerre pouvait éclater à toutmoment. Telles sont les conditions danslesquelles j'ai été incorporé. Autour de moi, onme disait qu'il fallait faire cette expériencemilitaire. J'étais censé rencontrer des appeléscomme moi, des jeunes venant de toutes lesrégions du pays, que je n'aurais jamais eul'occasion de rencontrer ailleurs. Je savais au fondde moi que j'allais vivre des moments difficiles.Je redoutais cette incorporation. La suite m'adonné raison. Une fois de plus, cet événement m'aprofondément marqué. Profondément meurtri.

Pour ceux qui n'ont pas vécu cette période, ilest sans doute difficile de comprendre. Un brefrappel historique me paraît nécessaire. Un aperçudu contexte politique, indispensable. Le pouvoirétait tenu par Boumediene depuis déjà dix ans.Climat instable, période de grande tension - lasituation était difficile. En plus de la

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guerre qui menaçait à nos frontières, lasociété était terrorisée. Les services spéciauxdonnaient l'impression d'être partout et detout contrôler. Une véritable espionniterégnait, qui ne manquait pas de fondements.

Lorsque je suis arrivé à la caserne, j'ai étéaffecté au service de logistique. Cela m'apermis de constater toute sorte d'abus et deprivilèges, et que l'institution militairen'échappait pas à la corruption. Jeune recruesans expérience aucune de la vie d'unecaserne, j'étais un peu perdu, La tensionmontait chaque jour d'un cran, jusqu'à ce quel'état d'alerte maximal soit décrété. Alertenuméro 1, cela signifiait pour nous quasimentl'état de guerre, et donc la fin desautorisations de sortie et des permissions.Théoriquement, tout soldat nouvellementincorporé a droit, au bout de quarante-cinqjours d'instruction, à une permission de trente-six heures. Évidemment, mes camarades etmoi avions attendu avec une impatienceextrême ce moment.

Un jour où j'étais de garde devant lacaserne, j'ai vu une très longue file de bus et

de camions. À bord, des centaines d'hommes,de femmes, d'enfants, tous d'origine maro-caine. Ils avaient toujours vécu en Algérie eton les renvoyait de force dans leur pays, surordre exprès de Boumediene. Certainsvivaient en Algérie depuis un siècle ets'étaient parfaitement intégrés. Là était leurvie : ils ne connaissaient rien du Maroc. Etpourtant, sur simple décision politique, parceque les rapports entre les deux pays étaient auplus mal, le régime algérien décidait de lesdéraciner. Je revois encore devant mes yeuxces files de camions et ces gens qui n'avaienteu le temps d'emporter avec eux que le strictminimum. Tout cela me paraissaitparfaitement injuste. Ces gens, je lesconnaissais, j'en avais rencontré certains enKabylie. Ils travaillaient dur - beaucoupcomme puisatiers. Jamais il n'y avait eu lemoindre problème d'intégration, la moindredifficulté avec eux. Nous avions des racinescommunes : ils étaient Chleuhs, des Berbèresmarocains du Haut Atlas. Au fin fond de nosmontagnes kabyles, j'avais découvert, et biend'autres avec moi, que des Marocainsparlaient la même langue que

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nous. Révélation d'autant plus importantequ'à l'époque, le pouvoir algérien ne cessaitde répéter que notre langue était le produit ducolonialisme. Je me sentais très proche d'eux: de les voir ce jour-là dans ces camions sansque je puisse faire le moindre geste pour euxqui étaient mes frères, m'a profondémentmeurtri. Ils étaient traités avec brutalité. Ilsétaient transportés tels des bestiaux, puisabandonnés à Oujda, la frontière marocaine.

Cette période a été très dure. Nous étions,je le répète, en état d'alerte permanente. Machance a été de ne pas être affecté en zoneopérationnelle, dans un groupe d'interventiondirecte. C'est la raison pour laquelle je n'airien vu du front où les combats faisaient rage.Je faisais partie de la classe 56 A. La périodeétait tellement périlleuse que nous avionssurnommé notre classe la « classe de l'enfer».Un nombre important de jeunes de cetteclasse ont été tués ou blessés. D'autres ont étéportés disparus. Leurs corps n'ont jamais étéretrouvés. Je reste persuadé qu'aujourd'huiencore des prisonniers algé-

riens de ce temps sont toujours détenus dansles prisons marocaines. Et que cette guerreorchestrée par Boumediene n'a servi à rien.

Pourtant très jeune à l'époque, j'ai vécucomme une profonde ignominie cet exode deMarocains déportés d'Algérie, avec pourunique bagage un baluchon fait à la hâte.J'avais conscience, même si politiquement jene maîtrisais pas forcément l'ensemble desproblèmes, que cette guerre n'avait pas desens. J'étais révolté et je ne voulais pas mebattre. Si j'avais été envoyé sur le front, je nepense pas que j'aurais été capable de tirer surun Marocain. Lui m'aurait peut-être tirédessus, mais moi je n'aurais pas riposté. Jen'avais pas cette rage du combat, ni le senti-ment de servir ma patrie en tuant ceux que jeconsidérais être mes frères. Cette période melaisse un souvenir très sombre. J'ail'impression que l'on m'a volé deux années dema jeunesse.

Je faisais tout pour essayer de m'échapperde cet enfer. Je voulais absolument une per-mission. Je voulais rentrer chez moi, enKabylie. J'ai donc inventé un mensonge

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énorme mais qui, finalement, a fonctionné : dela main gauche, j'ai écrit au nom de ma mèreune lettre disant que mon père était rentré deFrance avec une Française qu'il avait l'intentiond'épouser. Comme je venais d'une régionmontagneuse à forte émigration, cela paraissaitvraisemblable et la littérature kabyle est riche ennarrations se rapportant aux couples mixtes. Jesuis allé voir le commandant de la compagniequi m'a aussitôt donné trois jours de permissionexceptionnelle. J'étais évidemment le plusheureux des hommes. En fait de trois jours, jesuis rentré dix jours plus tard : je n'avais pas dutout envie de revenir à la caserne, sachant que laprison m'attendait.

Dès mon arrivée, j'ai été convoqué par lecommandant et je me suis retrouvé aux arrêts.On m'a rasé la tête, et je suis resté quinze joursau trou.

Ce qui m'a également beaucoup marqué, aucours de cette période, ce sont les humiliationsque, en tant que montagnard, j'ai eu à supporterde la part de certains camarades arabophones.Pour la première fois de ma

vie, je quittais la Kabylie, je quittais ma familleet mon milieu naturel. Je quittais tout ce quiappartenait à mon enfance. Alors que je n'aimaisqu'une chose, les montagnes, courir dans leschamps ; je savais que j'allais en être privépendant de longs mois. Tout à coup, j'ai eul'impression qu'un couvercle de plomb metombait sur la tête.

Je ne connaissais rien à l'Algérie. Les seulesfois où je m'étais rendu dans les banlieuesd'Alger, j'étais un gamin qui se cramponnait auxpans de la robe de sa mère. Les visages que jevoyais autour de moi m'effrayaient. J'avais lesentiment d'être entouré d'étrangers, dans unmonde hostile que je ne comprenais pas.Lorsque je suis arrivé à Oran, ces impressionsenfantines s'étaient atténuées avec le temps,mais le sentiment d'être au milieu de gens qui neme comprenaient pas demeurait.

Là-bas, on ne parlait pas le kabyle et moi jene parlais pas l'arabe. J'étais, au sens le plus fortdu terme, déraciné, sans repères, perdu dans unmonde qui me paraissait hermétique, glacial.Mes supérieurs, les gradés,

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parlaient français, mais ceux qui avaient étéincorporés avec moi le parlaient peu et trèsmal. Il a fallu que je m'intègre, je n'avais pasd'autre choix. Pourtant, les insultes et lesvexations en tous genres continuaient depleuvoir. Cela allait de zouaoua, qui signifiezouave, barbare, rustre, à des bagarres par-fois très violentes. On avait pris l'habitude deconsidérer que c'était nécessairement moi quiétais à l'origine de la provocation, et je meretrouvais encore et toujours au trou.Lorsqu'il y avait un match de football à latélévision, par exemple, cela se terminaitsouvent très mal si une équipe kabyle jouait.J'ai toujours été un ardent supporter de laJSK, la Jeunesse sportive de Kabylie, un trèsbon club qui est resté longtemps une espèced'étendard du combat identitaire. C'était leseul endroit où les Kabyles pouvaient encorese retrouver. Boumediene, qui voyait celad'un mauvais œil, a exigé le changement desigle des clubs sportifs pour faire disparaîtrele mot Kabylie de l'appellation JSK. Pournous cela n'a rien changé, le club est toujoursresté la Jeunesse sportive de Kabylie.Chaque match était donc passionné et,

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connaissant mon attachement pour le club,on me provoquait, ce qui entraînait de mapart une réaction immédiate.

De mes deux années de service militaire,je n'ai aucun souvenir agréable. Je me suisfait des amis, que j'ai revus après, dans lecivil, mais la plupart du temps ils étaientkabyles. Nous formions un petit groupe, unesorte de clan. Évidemment, les autres ne lesupportaient pas. Plusieurs fois, j'ai affichémon berbérisme : je disais que je n'étais pasarabe, et aussitôt les punitions pleuvaient.

Une fois, j'ai pris la défense d'un Kabylequ'un gradé harcelait. Nous avions des coursde combat, des cours théoriques danslesquels on nous disait de quelle façon il fal-lait se placer si l'on avait à se défendre aucorps à corps. Le sergent chargé de l'instruc-tion a posé une question en français à unjeune Kabyle, un paysan illettré de TiziOuzou. Il savait qu'il ne comprenait pas lemoindre mot. J'ai essayé de lui venir en aide.Le sergent m'a littéralement insulté, ce quiamusa fort les autres soldats. Pour

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m'être mêlé de ce qui ne me regardait pas, j'aiété puni. J'ai dû faire une marche en canard surcinquante mètres, puis ramper sur des tessons deverre pendant plusieurs minutes, les manches dechemise et le bas du pantalon remontés. Une foisla punition terminée, mes coudes, mes genouxétaient en sang. Et ce n'est qu'un exemple. Nousétions considérés comme des sous-hommes, desrustres incultes. C'est en tout cas le sentimentque j'avais - un sentiment partagé par les autresKabyles qui étaient avec moi. De punitions enhumiliations, j'ai développé une haine croissanteenvers l'institution militaire et le pouvoirpolitique de l'époque. Sans avoir une conscienceclaire des choses et sans être évidemmentcapable d'analyse, je sentais que ce que l'on nousfaisait vivre à nous. Kabyles, était unediscrimination profondément injuste, fondée surle mépris. Ce sentiment m'était jusqu'alorsétranger : je n'avais pour ainsi dire jamais quittémon village. Dans la tradition du montagnard, lerespect et la dignité sont des qualités fonda-mentales. Elles entraînent des obligations et desdevoirs envers autrui. Dès que le

«contrat» est rompu, les choses tournentimmédiatement au pire. H ne faut pas oublierque chez nous des vendettas existent encorelorsque ces deux données de base n'ont pas étérespectées. C'est pour cela que nos mères nouséduquent dans le respect de l'honneur d'autrui.Honneur et dignité sont l'une des bases de notreculture. Cela peut paraître emphatique, maisc'est la réalité. On peut tuer pour l'honneur. Cesprincipes moraux nous sont d'autant plusimportants que nous sommes démunis : ils sontnotre dignité, au-delà de toute considérationmatérielle. L'application de ces codes d'honneurm'a valu à plusieurs reprises dans ma vie un cer-tain nombre de mésaventures. Plusieurs trèsgraves. Mais, quelles qu'en puissent être lesconséquences, je les ai respectés et toujoursappliqués.

À l'armée, mon sentiment d'humiliation allaitcroissant. J'étais agressé ou tenu à l'écart. Jen'avais rien à faire là. Je ne partageais rien avecceux qui m'entouraient. Je commençais aussi àcomprendre que je servais un pouvoir dont lesbuts étaient aux antipodes de mes convictions.Nous étions

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au milieu de la tourmente et, pour moi, unhomme était responsable de tout cela :Boumediene. Je savais que l'affaire du Saharaoccidental avait été orchestrée par lesboumédiénistes. Je commençais également àcomprendre que la peur permanente danslaquelle notre population vivait avait un nom: la sécurité militaire, et que derrière elle il yavait un homme, Boumediene - toujours lui.Les gens vivaient dans une crainte telle queseul le silence était de mise. Personne nepouvait ni ne devait s'exprimer hors de laligne définie par le pouvoir. C'était le règnede la terreur.

Tout cela, je l'ai découvert peu à peu. Unelente prise de conscience. Et lorsqu'on me ditque l'armée, avec son service national, estfaite pour assurer l'intégration du jeuneAlgérien, je suis pour le moins sceptique.Moi, j'y ai découvert que le régionalisme yest aussi fort qu'ailleurs, que l'arbitraire peuts'abattre sur vous sans que vous ayez lamoindre possibilité de recours. J'y ai vus'exercer la corruption au travers des marchésque passaient certains officiers pourl'alimentation des troupes, et personne ne

pouvait rien dire. Souvent, des chargementsde sous-vêtements ou d'autres produits des-tinés aux soldats, des serviettes de toilette parexemple, disparaissaient comme parenchantement. Ils étaient détournés et profi-taient à des officiers qui trempaient danstoutes les combines. J'ai découvert que lemythe qui entourait encore à cette époque lagrande armée nationale algérienne était faux.Que cette grande armée était corrompue.L'exode des Marocains m'avait profon-dément marqué et choqué. Comment, dansces conditions, croire ceux qui nous avaientparlé de l'unité maghrébine ? Je savais que,tant que ces dirigeants resteraient en place, lesystème ne changerait pas.

J'ai gardé de mon passage dans l'arméeune profonde méfiance envers la politique.Parti pour découvrir les autres, me « civili-ser», je suis revenu amer et sans illusions. Jeme suis rendu compte, au cours de ces deuxannées, que l'armée n'avait d'autre but quedévelopper chez les jeunes cette peur du sys-tème et du pouvoir, cette crainte permanenteque la sécurité militaire a exploitée desannées durant. Après son service mili-

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taire, le jeune Algérien devait avoir comprisque le seul moyen, pour lui, d'avoir la paix,était de se soumettre. Avec moi, le résultatfut rigoureusement inverse : à ma démobili-sation, j'étais plus révolté que jamais. Beau-coup de conscrits ont dû l'être comme moi.Peut-être n'ont-ils pas pu l'exprimer, commej'en ai eu l'occasion par la suite.

Heureusement, durant toute cette période,j'ai pu me réfugier dans la poésie. Je compo-sais déjà un peu avant le service militaire etmes deux années d'enfermement ont favorisécet élan. C'était pour moi une façond'échapper à tout ce qui m'entourait, à lamesquinerie ambiante et à l'étroitesse d'espritde ceux qui me commandaient.

Sans autre ambition que de m'amuser, jem'étais déjà essayé à quelques compositions.J'avais une guitare, et je chantais de temps entemps dans les fêtes du village. Rien de plus: à cette époque, je n'avais pas du tout l'idéed'en faire une carrière professionnelle.

Lorsque j'ai été libéré du service, il a falluque je trouve du travail. Mon père, rentré aupays en 1972, était cuisinier dans le collège

d'enseignement moyen d'Ath Douala, chef-lieu de ma commune d'origine. Il est allé voirle directeur du CEM, qui m'a embauché àl'économat du collège. Je gagnais 600 dinarspar mois, une misère : à titre de comparaison,un kilo de viande valait à l'époque 70 à 80dinars. Mon travail, fastidieux, consistait àremplir des pages et des pages de com-mandes. C'est peu dire que je m'y ennuyaisterriblement. Alors, au lieu de passer lescommandes, j'écrivais des poèmes. J'en aiécrit des dizaines au cours de cette période.Us parlaient d'amitié, d'espace, de nature. Usparlaient également d'humiliation, et de toutce que j'avais eu à subir à l'armée. Ils étaientengagés. Us commençaient à exprimer cetteprise de conscience qui mûrissait en moi.

Le temps que je passais à écrire cespoèmes était évidemment pris sur celui quej'étais censé consacrer à mon travail. Quatrefois, j'ai reçu des avertissements. Au cin-quième, j'ai été viré. Par la suite, j'ai apprisqu'il avait fallu embaucher un expert-comp-table pour régulariser les comptes et venir àbout de toutes les bêtises que j'avais faites.

Cela m'a amusé. J'ai compris aussi que je

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n'étais pas fait pour un travail de bureau. J'avaisbesoin d'espace et de liberté. La plus petiteobligation m'était insupportable. Je rejetaisl'ordre établi pour tout ce qu'il représentaitd'astreinte, de contrainte. Je ne me sentais àl'aise qu'avec des gens simples, sans prétention,avec qui je pouvais tout partager. Des genscomme moi, des saltimbanques.

Quelques semaines plus tard, mes poèmes enpoche, je suis parti en France pour tenter machance.

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Ma première guitare, je l'avais fabriquéemoi-même. J'avais récupéré un vieux bidond'huile de voiture, sur lequel je m'étaisdébrouillé pour fixer un manche en bois.Quelques fils à pêche servaient de cordes. Ellen'était pas très belle et ce n'était sans doute pasce que l'on pouvait rêver de mieux en matière desonorité, mais elle me convenait. J'avais mêmeréussi à jouer un air qui était très populaire àl'époque en Kabylie : Ah, Madame, serbi lathay. « Ah, Madame, sers-moi le thé». Lesparoles étaient passablement sottes, mais cettechanson avait un énorme avantage : on pouvaitla jouer sur une seule corde. Je passais mesjournées à jouer cet air, quitte à casser lesoreilles de mon entourage. Je ne voulais plusme

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séparer de ma guitare. Mon premier rapportavec un instrument de musique, cela a donc étésous la forme de ce bidon d'huile. De toutefaçon, je n'avais pas le choix : nous n'avions pasd'argent et une guitare, une vraie, coûtait àl'époque une fortune. Je devais avoir neuf ans.

L'année suivante, je me souviens d'avoiranimé une fête jusqu'au petit matin. Il y avaitbeaucoup de monde et je chantais les airs à lamode. On m'a encouragé : je chantais plutôtbien et, surtout, j'avais une certaine assurance.

C'est en 1972 que le déclic s'est réellementproduit. Je parlais sans cesse de guitare, demusique. Mon père avait dû l'apprendre par mamère, que je harcelais sans arrêt. Mon bidond'huile était depuis longtemps passé à lapoubelle. Je regardais avec envie les vieux duvillage, surtout l'un d'entre eux qui avait unmandole, notre instrument traditionnel, une sortede luth à fond plat. Des heures durant, je leregardais jouer, fasciné. En 1972 donc, monpère rentre au pays. Il avait travaillé en Francependant trente ans et il avait

décidé qu'il était temps, pour lui, de revenir parmiles siens. Des semaines avant son retour à lamaison, nous faisions déjà la fête. Mon père, je leconnaissais à peine. Il ne m'avait pas vu grandir.C'est ma mère qui nous élevait ma sœur, Malika,et moi. J'avais hâte de le revoir. D'autant plushâte qu'il m'avait fait savoir qu'il revenait avec uncadeau spécial pour moi. J'étais dans un étatd'excitation extrême. Dès que je l'ai vu descendrede l'autocar, j'ai compris de quoi il s'agissait : ilavait un mandole. Il l'avait acheté chez PaulBeuscher - l'étiquette était à l'intérieur «PaulBeuscher, boulevard Beaumarchais à Paris».Pour moi, c'était comme un mirage : mon premierinstrument de musique venait de Paris. Je rêvais.Il était superbe, dix cordes, un bois magnifique.Je ne connaissais rien à la musique, mais je l'aiimmédiatement adoré. Mon père avait dû seruiner pour me l'offrir. Au début, je n'osais pas ytoucher tellement j'avais peur d'érafler le bois, decasser une corde, de briser le manche. Je mesouviens d'avoir passé des heures à le regarder. Ilme

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fascinait. C'était le plus beau cadeau que j'avaisjamais eu. Et il venait de mon père.

Petit à petit, j'ai commencé à apprendre. Lesvieux me montraient les accords, que jereproduisais de mémoire. Mon oreille étaithabituée aux sonorités très particulières del'instrument et j'ai pu jouer assez vite desmorceaux même élaborés. Ce mandole, qui étaittout pour moi, je ne l'ai pourtant gardé qu'uneannée.

Je jouais beaucoup aux cartes à l'époque, etj'ai perdu le mandole au cours d'une partie depoker J'ai dû le laisser à mon cousin : une dettede jeu. J'étais bouleversé à l'idée de m'en séparermais je n'avais pas le choix : il y allait de monhonneur. Mon père ne l'a su que plus tard. Il ena été furieux et malheureux. D avait dû payer cemandole fort cher mais, au-delà de sa valeurmarchande, c'était sa valeur sentimentale quiétait en jeu. Je le savais, mais que pouvais-jefaire? J'étais pris au piège, déchiré, pris entrecette dette de jeu que je devais honorer et lapeine que j'allais causer à mon père. Je me suisdétesté.

L'année suivante, j'ai eu une guitare et j'aicommencé à animer régulièrement des fêtes. Lechant, la musique faisaient partie de monenvironnement quotidien. Depuis toujours, ilssont en moi.

Toutes les femmes, en Kabylie, chantent entoute occasion. Ma mère, je l'ai dit, passait sontemps à chanter et le moindre événement setransformait en fête, donc en musique etchansons.

La tradition kabyle est très particulière enceci que la plupart des chants parlent d'exil, dedéparts, de séparations, car vivre signifie allertravailler ailleurs - la plupart du temps enFrance ou dans une grande ville algérienne,comme Alger ou Oran. Les femmes ont donctoujours chanté ces chants émouvants et tristesoù il n'est question que du départ d'un mari, d'unpère ou d'un frère.

Chez nous, les femmes chantent sans pré-tention. Elles expriment leur sensibilité, sansfard, spontanément. Mon imaginaire leur doitbeaucoup. Lorsque ma mère chantait, il y avaitdans sa voix quelque chose d'angélique,d'impalpable. Les paroles de ses chansonsétaient toujours d'une pudeur

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extrême, mais on y décelait souvent de ladouleur et l'expression d'un manque profond.Elle a dû beaucoup souffrir de l'absence demon père, même si elle ne s'en est jamaisplainte ouvertement.

Dans mon village, beaucoup de musiciensm'ont inspiré. Parmi eux, « Tïloua », c'étaitun chanteur exceptionnel. Je l'écoutais sou-vent. U est mort jeune. Je sais devoir beau-coup à ces gens connus ou anonymes, à mamère et à toutes les autres voix de monenfance qui m'ont bercé, des soirs durant. Lesmots que j'utilise dans mes chansons, maisaussi la manière dont je chante, sont unesorte d'hommage que je leur rends. Cettesimplicité, cette spontanéité du chant, sontpour moi essentielles. Souvent, je reprendsun air entendu dans mon enfance, unecomplainte ancienne, et j'y ajoute des parolesnées de ma propre expérience. C'est cela quifait, je crois, la force de mes chansons, cemélange de tradition et de modernité.

Je n'ai jamais étudié ni la musique nil'harmonie. Même lors de galas, je n'ai nipartition ni pupitre, rien. J'ai toujours tra-

vaille à l'oreille et j'ai acquis cette oreillemusicale en écoutant les anciens, en assistantaux veillées funèbres, là où les chants sontabsolument superbes, de véritable chœursliturgiques. Mais on n'y chante pas Dieu, on yparle de misère sociale, de vie, de mort. Cesont des chants de notre patrimoine, que desgénérations d'hommes et de femmes ontchantés. Là est ma seule culture musicale. Àpart cela, je reconnais être incapable de lire lamoindre note de musique, au point qu'il m'estimpossible de distinguer, sur une partition,mes propres compositions. Tout ce que je fais,je le fais à l'oreille. Je prends mon mandole etj'essaie. Je trouve les accords, puis je composedes airs qui deviennent mélodies. À force defaire et de refaire, je les enregistre dans mamémoire et je les retiens. J'accorde mesinstruments à la voix, je n'utilise pas dediapason. Je sais que cela risque de surprendreun certain nombre de musiciens, mais je n'aijamais utilisé de diapason. Je ne sais pas cequ'est un la et j'ignore la différence entre uneclé de sol et une clé de fa. Tout cela m'estétranger. Sur scène, je demande aux musiciensde

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se régler sur ma voix. C'est toujours ainsi quej'ai fonctionné, et toujours ainsi que j'ai enre-gistré mes disques. Plusieurs fois, je me suisdit qu'il serait temps d'apprendre la musiqued'une manière rigoureuse. Puis j'ai estimé quecette «contrainte» risquait finalement de plusm'embarrasser que me faire progresser. Celapouvait même me bloquer. J'y ai doncrenoncé, et je m'en porte très bien. Et mêmesi je n'ai aucune notion de musique, au sensacadémique du terme, je sais parfaitementquand quelqu'un joue ou chante faux, ouquand mon mandole est désaccordé. C'est,chez moi, une question d'instinct. Même enmatière de musique, je suis anticonformiste,rebelle aux carcans des règles et des lois. Etpuisque cela fonctionne ainsi, pourquoi seposer des questions ?

Munis de mes poèmes écrits pendant etaprès le service militaire et de mes quelquesnotions de musique, j'ai décidé un beau matinde me lancer. Je voyais que chacune des fêtesque j'animais chez moi était un succès.Pourquoi alors ne pas essayer ailleurs? EnFrance, par exemple? Nous

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étions en 1978 et il fallait, pour se déplacer àl'étranger, une autorisation de sortie. Je l'aiobtenue, et j'ai débarqué en Haute-Savoie. Cechoix n'était pas évident pour un Médi-terranéen mais on m'avait dit qu'il y avait là-bas une forte communauté kabyle et je savaisqu'en cas de difficulté on m'aiderait. Je suisdonc arrivé à Annemasse. Je ne savais pasfaire grand-chose. J'avais certes quelquesnotions de mécanique générale, mais ce typede métier ne m'emballait guère. En vérité, lamusique seule était dans ma tête.

Annemasse était alors une petite ville,mais fort vivante et où il y avait beaucoup decafés. L'un d'entre eux était tenu par unKabyle. Un soir j'y ai chanté et, choseincroyable, j'ai ramassé une petite fortune :quatre mille francs. Je n'en croyais pas mesyeux. Je n'avais jamais vu autant d'argent à lafois... Et c'était moi qui l'avais gagné, enchantant mes chansons.

Plus tard, dans ma chambre, je mesouviens d'avoir compté et recompté cetargent. C'était inouï. Il ne s'agissait pas dema part d'un goût immodéré de la richesse,

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mais de stupeur heureuse de découvrir que fairede la musique, chanter pouvaient devenir maprincipale occupation.

Fort de cette expérience, je suis monté à Paris.Un rêve commençait à devenir réalité. Aussitôtarrivé, j'ai commencé à me produire dans lescafés à forte concentration d'émigrés. J'allaisdans le dix-huitième, du côté de Barbes, et dansle troisième, vers la rue des Gravilliers. Là-bas,les gens déposaient de l'argent sur un plateau. Jeme suis également produit, je me rappelle, au 16,rue Volta dans le troisième arrondissement. Celane marchait pas tout à fait aussi bien qu'àAnnemasse mais j'étais quand même content :Paris n'était pas la Haute-Savoie, et lacompétition y était plus rude.

J'avais avec moi un ami - Ramdane - qui,voyant que j'avais du succès, me poussait àcontinuer. Moi, je n'y croyais qu'à moitié mais ilprétendait que j'avais tort, qu'il fallaitabsolument que je persévère. C'est lui qui, àParis, m'a fait rencontré Idir, de son vrai nom,Cheriet Hamid. Lui a tout de suite senti que jepouvais aller très loin dans la chanson.

Ses conseils étaient pour moi d'un grand poids :il était très connu et sa chanson Vava Inouva(«Ouvre-moi la porte ») avait fait le tour dumonde. Dès le début, il a été pour moi une sortede modèle, une référence.

Un jour qu'il se produisait à la Mutualité, Idirm'a invité à chanter : c'était l'une de mespremières scènes en France. J'étais aussi heureuxqu'ému. Le public m'a ovationné. C'est au coursde ce concert que j'ai rencontré deux monumentsde la chanson kabyle : Slimane Azem et Hanifa.Et je leur ai parlé ! J'étais aux anges.Aujourd'hui, ils sont morts, tous les deux.Slimane est mort en France des suites d'uncancer de la gorge, il y a une dizaine d'années.Le régime de Boumediene l'avait contraint àl'exil : ses chansons étaient jugées trop critiquesà l'égard du pouvoir. Quant à Hanifa, qu'on avaitsurnommée « la voix d'or de la chanson kabyle »,elle est morte oubliée de tous. Son corps n'a étéretrouvé que plusieurs jours après son décès,dans une chambre d'hôtel minable de la prochebanlieue de Paris. Triste destinée pour cebouleversant rossignol. Que tous deux reposenten paix.

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Quelque temps après ce récital impromptu àla Mutualité, Idir m'emmena dans un studiod'enregistrement qui se trouvait rue Émile-Allese, dans le dix-septième. J'y suis arrivé sansvraiment comprendre ce qui se passait. On m'aflanqué devant un micro et on m'a dit dechanter. J'ai commencé une chansonfolklorique, une chanson de fête. J'y ai mistoutes mes tripes, toute mon âme, convaincutoutefois qu'il s'agissait d'un simple essai. Je necomprenais toujours pas ce qui se passait. Quoiqu'il en soit, ils ont enregistré. Une seule prise.Et de la maquette est sorti un disque qui aaussitôt été un succès. J'étais, quant à moi,maintenant sûr d'une chose : j'aimais chanterpar-dessus tout, et je voulais être professionnel.

Ensuite, tout s'est enchaîné. J'avaisl'impression qu'une chose extraordinaire seproduisait mais je ne contrôlais rien, ne faisaisattention à rien. Au point que je me suis faitlargement escroquer parce que je ne comprenaisrien à ce monde. L'argent n'était d'ailleurs pasma préoccupation majeure. Je voulais chanter,enregistrer. Mes deux premières cassettes ontété produites sous le

label «Azwaw», par un producteur qui, depuis,a mis la clé sous le paillasson... J'ai royalementtouché trois mille francs alors que ces cassettesont été un véritable succès. Et je n'ai jamais vule moindre droit d'auteur. J'étais néophyte, jen'avais pas d'agent, je ne savais pas comment lesystème fonctionnait. Certains en ont largementprofité.

Puis tout s'est accéléré. En 1980, il y a eul'Olympia - une salle archicomble. Parallèle-ment, les événements se précipitaient enKabylie. La revendication berbère prenaitforme, s'organisait, montait en puissance et leMouvement culturel berbère, le MCB, créé en1976, occupait le devant de la scène. Cetterevendication qui me tenait tant à cœur avaitenfin un cadre pour son expression politique.

Quelques semaines plus tard, le 20 avril1980, le Printemps berbère, organisé à l'ini-tiative du MCB, était réprimé dans la violence.Mais le mouvement pour la reconnaissance denotre identité était en marche. Il ne s'est depuislors jamais arrêté.

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Le feu couvait déjà depuis un certain temps.Nous étions quelques-uns à afficher et affirmerde plus en plus fort la revendication de notreidentité. Notre langue, notre culture étaientméprisées. Nous revendiquions lareconnaissance de notre berbérité. Nousvoulions que tamazight, notre langue, soitenseignée à l'école.

À la même époque, Mouloud Mammeri,écrivain et universitaire, se battait pour que lachaire de berbère qu'il occupait à l'universitéd'Alger soit maintenue. Nous le considérionscomme un véritable modèle. Écrivainfrancophone, il a considérablement travaillé aurespect de la culture berbère. Il a largementnourri notre génération. Pour nous, il étaitdevenu un symbole et son enseigne-

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ment était essentiel. Dans le climat d'hostilitéqui régnait à l'époque, il fallait être courageuxpour enseigner le berbère. À plusieurs reprisesson enseignement s'était trouvé menacé. Lepouvoir voulait éliminer cet espace de libertéque Mouloud Mammeri avait su créer et qu'ildéfendait obstinément.

Suivre ses cours à l'université revenait à faireacte de militantisme.

En mars 1980, Mouloud Mammeri devaitdonner une conférence sur la poésie kabyle, aucours de laquelle il lirait des poèmes anciens.Politiquement, on ne pouvait rien lui reprocher.Tel ne fut pas l'avis des hommes au pouvoir,notamment Chadli Benjedid. Estimant qu'ils'agissait là d'un acte subversif, il interditpurement et simplement la conférence.

Aussitôt, les étudiants décidèrent d'élever uneprotestation sans savoir exactement quellesallaient être les répercussions de leur réaction.Pour eux, la question ne se posait pas. Ils seregroupèrent devant l'université de Tizi Ouzou,puis le lendemain, appelèrent à unemanifestation. Nous étions le 11 mars. Depuisl'Indépendance, en 1962, c'était la

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première manifestation organisée en Algérie oùfigurait le Mouvement culturel berbère.

Partie de l'université, la contestation s'étenditpeu à peu à toute la Kabylie. Les hôpitaux semirent en grève, les lycéens et les étudiantsintervenaient dans les entreprises pour que lesouvriers rejoignent le mouvement tandis quedes comités de vigilance s'organisaient un peupartout. Bien sûr, on se doutait que le pouvoirpréparait une riposte, rendue inévitable parl'ampleur qu'avaient prise les événements.

Le 16 avril, une grève générale paralysaittoute la Kabylie.

Pour la première fois depuis l'Indépendance,une révolte populaire se dressait contre unpouvoir qui se prétendait issu de la révolution -révolution qui faisait l'admiration des pays dutiers monde et était un modèle pour nombred'entre eux. Nous étions sous le feu desprojecteurs de la presse internationale, tandisque la presse nationale, aux mains du partiunique, ne donnait pas la moindre information.Encore moins le pouvoir.

Quatre jours plus tard, dans la nuit du

19 au 20, l'armée donna l'assaut. Tous lesendroits occupés furent brutalement investis :lycées, université, hôpitaux... À la citéuniversitaire, les dortoirs furent en partiedétruits. Les assauts causèrent des centaines deblessés, mais, miraculeusement, pas de morts.Au cours de la sévère répression qui s'ensuivit,la police procéda à des centaines d'arrestations.

Ces événements, je les suivais de loin, carj'étais en France à ce moment-là. Je dévorais lapresse, je passais mon temps à téléphoner car jevoulais être informé heure par heure de leurdéroulement. J'enrageais de ne pas y participer,mais il y avait l'Olympia, e: mon premier grandconcert à Paris. J'étais déchiré, partagé entre lebesoin d'être parmi les miens et monengagement d'artiste. Lorsque je suis entré surla scène de l'Olympia, la guitare à la main, jeportais un treillis militaire, une tenue de combat.Geste de solidarité envers la Kabylie, quej'estimais en guerre. Avant ma premièrechanson, j'ai demandé une minute derecueillement.

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Toute la salle s'est levée et a observé uneminute de silence total.

À la même époque, à Paris, quelques amiskabyles et moi avons organisé une manifes-tation devant l'ambassade d'Algérie. Lesrelations entre Paris et Alger étant excellentes,la manifestation, donc, fut interdite : la Francene supportait pas de désordre sur son territoire.Nous nous sommes fait embarquer par la police- avec des passants qui se trouvaient là tout àfait par hasard. Les flics nous ont emmenés àVincennes, où on nous a parqués, entassés àquarante dans des cellules minuscules. Lesinsultes racistes pleuvaient.

Plus tard, j'ai su que la sécurité militairealgérienne avait pris des photos de cettemanifestation. Évidemment, j'y apparaissais, cequi m'a valu par la suite d'être interpelléplusieurs fois à mon arrivée à l'aéroport d'Alger.

Cette période et la répression qui a suivi ontété très dures. Je ne comprenais pas que lepouvoir ait décidé de s'attaquer aussi vio-

lemment à un mouvement comme le nôtre. Lebilan a fait état, je crois, de plus de quatre centsblessés, dont certains gravement atteints. LaKabylie en est sortie déchirée. Ces événements,connus sous le nom de Printemps berbère, ontmarqué le début d'une ère nouvelle. Quelquechose d'irrémédiable s'était produit, une cassureentre le pouvoir algérien et nous, les Kabyles.Rien ne pourrait plus être comme avant. Certes,nous avions reculé : comment aurait-il pu enêtre autrement? Mais, au fond de nous-mêmes,nous nous sentions les plus forts. Nous avionsdéfié le pouvoir. Malgré la répression, nousconsidérions notre action comme une victoire.

Si je peux faire cette comparaison, le 20 avril1980 est un peu pour ma génération l'équivalentde Novembre 1954 pour mon père - lespremiers pas vers l'indépendance. Le 20 avril,c'est toute une génération, celle de l'après-guerre, qui s'est opposée au pouvoir quil'étouffait. Pour la première fois, nous avonspris des coups mais nous savions pourquoi :pour la revendication de notre identité, quenous voulions porter à la

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pointe de notre combat. Depuis l'Indépendance,le sujet était resté tabou : sans doute était-ilressenti comme une menace pour le pouvoir. Le20 avril, nous avons pleinement assumé notrecombat, et personnellement, je l'ai vécu commeun nouvel acte de naissance.

C'est la raison pour laquelle cette date resteimportante pour tous les Berbères, et quechaque année, nous en fêtons l'anniversaire.Chaque année, je retourne là-bas, chez moi.Chaque année, ce sont des centaines de milliersde Kabyles qui répondent présents. D'ailleurs, ily en a de plus en plus, parce que les jeunesrejoignent à leur tour le mouvement. Lajeunesse a adopté notre combat, même ceux quiont vingt ans aujourd'hui - et qui en avaient sixen 1980.

Les défilés se terminent généralement par devastes meetings où l'on chante. En ce printemps1994, le stade de Tïzi était noir de monde, pleind'une foule incroyable - une véritable fête. J'aichanté des chansons contre le terrorisme. J'aiparlé de l'assassinat de nos intellectuels par lesintégristes, de cette terrible liste noire quis'allonge chaque

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jour davantage. J'ai dénoncé les abus dupouvoir. J'ai chanté contre le laxisme desautorités dans la lutte contre la violence aveugledes intégristes. Le pouvoir laisse fairel'intégrisme en Kabylie et il étouffe notreévolution culturelle et identitaire. Dès le début,nous avons tiré le signal d'alarme, déclaré que cequi se passe aujourd'hui en Algérie est grave. Sil'on n'agit pas de façon urgente, ce sera trop tard,la réalité quotidienne le prouve abondamment.

Pourquoi exigeons-nous la reconnaissance denotre identité ? Parce que nous ne possédonsrien d'autre. Je combats pour mes racines, et marelation avec la Kabylie est charnelle. Mon paysm'apparaît comme une pierre brutalementdétachée d'un bloc. Nous appartenons, nousKabyles, a un ensemble qui dépasse largementles frontières de la Kabylie elle-même, car lazone d'influence berbère s'étend de la Libye auMaroc.

Grâce à notre combat, les Berbères des autresrégions d'Algérie - les Aurès, le M'zab, lesTouaregs du Hoggar ou du

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Maroc, ceux du Rif - cherchent à retrouver et àvivre leur identité. Nous ne le savions pas audébut, mais c'est une résurrection de l'histoiredu Maghreb que nous avons entamée. Voilà ceque nous voulons faire reconnaître : notreexistence, géographiquement éparse, doit êtreadmise institutionnellement. En fait, à travers leMouvement culturel berbère, c'est tout l'avenirmaghrébin qui se joue et, dans une certainemesure, le bassin méditerranéen dans sonensemble est concerné.

De plus, au-delà de l'aspect culturel etpolitique, je me sens impliqué par la Kabylie,parce que j'y cultive une affectivité particulière.Lorsque quelque chose se produit là-bas - unévénement, une catastrophe - et que je ne suispas chez moi, je le supporte mal. Entre laKabylie et moi existe une relation de près dequarante ans. Cette terre est mon refuge, monterrier, ma consolation, le seul endroit où je mesente véritablement bien.

Beaucoup de choses nous réunissent, noussoudent dont, notamment, ce combat, cetterésistance et une certaine forme de

survie. Nous voulons nous défendre, protéger cequi nous appartient, préserver nos valeurs. Je neveux pas démissionner. Tout ce qui se déroulelà-bas me touche au premier chef parce quec'est notre avenir qui se joue. L'avancée arabo-islamique constitue un danger : chaque jour, lestémoignages toujours plus alarmants desvictimes de la violence islamiste nousconfortent dans une vision très pessimiste. Lepéril est là. Il y a urgence.

J'ai parfois entendu exprimer l'opinion que lecombat qui se mène aujourd'hui en Kabyliepourrait faire basculer la région dans la guerrecivile, dans une sorte de combat régionaliste. Jeprétends au contraire que les autres régionsdevraient prendre modèle sur la Kabylie etsuivre notre exemple. Alors, peut-être, leschoses seraient différentes. Ne renversons pasles problèmes. U est impossible d'accepter cequi se passe : une prétendue cohabitation entrel'islamisme absolu, l'islam religieux intolérantet violent d'un côté, et l'islam de nos pères et denos mères, celui que nos familles ont pratiquéau cours des siècles.

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Ils ne peuvent pas s'accorder. Nous avons réussià intégrer un islam de tolérance dans nostraditions. Mais jamais les femmes de Kabylien'accepteront de troquer la robe kabyle pour lehidjab. Sur ce point, nous ne capitulerons pas.

Comment, dans ces conditions, expliquerl'existence de maquis islamistes en Kabylie ? Jecrois savoir qu'ils se développent, ce qui estgrave. Pour répondre à cette question complexe,il faut peut-être revenir en arrière.

Les maquis existent parce qu'ils ont bénéficiédu soutien d'une petite frange de la population,essentiellement constituée de marabouts. EnKabylie les sociétés maraboutiques - trèspuissantes - détiennent une grande partie dupouvoir économique et régissent la viereligieuse. Leurs excès ont rendu les Kabylesméfiants, et donc distants par rapport à l'islam.Comme les sectes, ces sociétés fonctionnentgrâce au don, à l'offrande - argent ou denrées.

Leur origine se situe sans doute au hautMoyen Âge. Certains marabouts se prétendentles descendants du Prophète, à l'époque

du royaume des Almohades. Se considérantcomme des émissaires, ils ont un objectif :islamiser la Kabylie.

Nos mères, nos grands-mères, pratiquantes àleur façon, avaient largement recours auxmarabouts. Profitant de leur naïveté, ils ontexploité leur conscience et leur foi. Puisqu'ilfallait à tout prix obtenir leur bénédiction, ondevait les servir, aller chercher de l'eau poureux, couper du bois ou rapporter de lanourriture. En retour, ils donnaient leurbénédiction, qui garantissait protection etchance. Ce système a fonctionné pendant delongues années chez nous, a même perverti unepart de la société et, en certains endroits, existetoujours. Chez nous, lorsque vous faites un dond'argent, vous le confiez directement au cheikqui en fait ce qu'il veut. Le clergé n'existant pas,le cheikh n'a de comptes à rendre à personne.C'est ainsi que l'on a pu voir de véritablesfortunes se constituer. Peu à peu, les maraboutsont pris de l'importance non seulement sur leplan économique, mais aussi sur le planpolitique. Le régime, d'ailleurs, les a largementutilisés,

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car ils formaient une sorte de relais entre lespopulations autochtones et le pouvoir central.Par parenthèse, depuis l'Indépendance, tous lesministres kabyles sont des marabouts : ce n'estpas un hasard.

On avait besoin d'eux. Ils sont devenusl'«autorité», et cette responsabilité leur a valu unréel statut social. Le phénomène maraboutique,qui avait régressé dans les années 1970-1980grâce notamment au Mouvement culturelberbère attaché depuis toujours à dénoncer leuremprise - même si pendant longtemps en parlerétait tabou -, paraît aujourd'hui,malheureusement, resurgir plus vigoureusement,étant donné la profondeur de la crise morale etpolitique qui secoue notre pays. Le problème estd'autant plus grave que des liens existent - ilsont été prouvés - entre certains marabouts et lesréseaux intégristes. Les islamistes qui cherchentun appui dans les villages utilisent le relais desmarabouts - je reviendrai plus tard sur ce point.N'en déplaise à certains, le fait est là etvérifiable : de grandes familles maraboutiquesfinancent aujourd'hui la mouvance intégriste. Sil'on veut bien y

regarder d'un peu près, on se rendra comptequ'en Kabylie, les « fiefs intégristes » sont enmême temps des fiefs maraboutiques. Il fautque nous, démocrates, luttions sur trois fronts :le pouvoir, les intégristes et le maraboutisme.

Heureusement, les choses évoluent, toutdoucement peut-être, mais elles évoluent.Depuis les premières actions intégristes, il y atrois ans de cela, les gens ont pris conscienceque le danger menaçait et qu'il fallaits'organiser. Aujourd'hui, l'urgence s'impose.Plusieurs villages ont décidé de mettre en placedes comités de vigilance. Lorsque les risques seprécisent, les villageois s'organisent en petitsgroupes et, la nuit venue, forment des patrouillesde surveillance, armés de simples fusils dechasse datant de la guerre d'Indépendance. Cesont ces comités et leurs actions qui, souvent,ont empêché l'assaut d'islamistes appartenant auGIA, le Groupe islamique armé. Les exemplesne manquent plus, en Kabylie, où tel village arepoussé les terroristes du GIA tel jour. Telle estla situation actuelle. Devant

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les carences du pouvoir incapable de protéger lapopulation, il faut se défendre. C'est notreexistence même qui est menacée - notre vie etnotre dignité. Notre liberté est à ce prix. Nousvoulons vivre, penser, écrire, chanter. LesKabyles ont droit à leur liberté. Droit égalementde choisir leur religion et la façon dont ilsveulent la pratiquer. Les femmes ont le droit desortir sans voile sur la tête. Nous voulons quenos enfants puissent s'épanouir dans un milieuculturel qui leur appartient. C'est pour cetteliberté que nous nous battons aujourd'hui, et quenous sommes prêts à mourir. Notre combat estessentiel : personne n'a le droit de piétiner nosvaleurs.

Je m'exprime par la chanson, je suis unpoète. D'autres le font par le biais de la poli-tique. Mon enlèvement et la solidarité qui asuivi l'ont prouvé. Si les Kabyles n'étaient pasd'accord avec ce que je défends, avec lesvaleurs que j'exprime, ils ne se seraient pasmobilisés comme ils l'ont fait. Ils m'ont sorti del'enfer. Notre combat est commun.

Pour mon peuple, je représente une sorte

d'espoir. Pour cette raison, lorsque je me produischez moi dans un gala, je ne me fais jamaispayer. Je ne m'en sens pas le droit J'ai le devoirde me produire devant ce public qui m'aime et,en retour, la seule façon que j'ai de lui dire queje l'aime est de lui offrir mes spectacles. Lesrares fois où j'ai fait des galas payants, la recetteest allée directement à une association ou uneœuvre. Je n'ai jamais triché, et tout le monde saitce que j'ai enduré. Peut-être les Kabyless'identifient-ils un peu à moi. J'ai toujours été unesprit libre refusant les luttes partisanes et lesclans. La Kabylie aussi a toujours été rebelle aupouvoir central. Le combat, la lutte sont desconstantes dans notre histoire. Certains meconsidèrent comme «une légende vivante» :c'est évidemment largement exagéré, mais àcoup sûr les jeunes voient en moi une sorte demodèle.

Je n'ai jamais caché les galères que j'ai subiesdans ma vie, ni les moments difficiles, pas plusque mes erreurs. Je n'ai jamais caché à monjeune public que j'ai fait

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de la prison et qu'il faut faire attention, parceque l'on peut très vite basculer.

La prison, pour moi, a un nom et une adresse: 42, rue de la Santé à Paris. Bloc D. J'y suisresté un mois et je n'en garde pas un si mauvaissouvenir. L'épisode est cocasse et mérite d'êtreraconté. En 1985, j'avais de grosses difficultésavec un producteur, les Éditions Disco Laser,qui m'escroquait et me devait beaucoupd'argent. J'enregistrais à l'époque un disque àNogent-sur-Marne et je rentrais assez tard àmon hôtel près de Barbes.

Un soir, je trouve le producteur quim'attendait à la réception de l'hôtel. Sous saveste, je vois un couteau. Il commence parm'insulter. Peut-être avait-il bu, en tout cas, jesentais que les choses commençaient à maltourner. J'avais, moi aussi, un couteau dans machambre. Sous un prétexte quelconque, jemonte le chercher. En redescendant, je constateque mon producteur, loin de se calmer, meprovoque de plus belle. Un certain coded'honneur m'interdit de me laisser insulter de lasorte. Nous sortons, notre couteau dans la main.La scène devait

évoquer un archaïque affrontement de gla-diateurs. Dès qu'une voiture passait, nousfaisions comme si de rien n'était. Aussitôtaprès, la bagarre reprenait avec plus d'énergie.À un moment donné - peut-être étais-je plussouple que lui -, je le touche à l'abdomen. Ils'écroule.

Affolé, je me suis enfui. Je suis allé dans uneboîte de nuit où j'ai essayé de réfléchir : il fallaitque je quitte le pays. J'ai pensé rejoindreAnnemasse où j'avais des amis et, de là, gagnerl'aéroport de Genève pour prendre le premieravion vers Alger. Au petit matin, je suisretourné à l'hôtel récupérer mes affaires. Enpassant à la réception, j'ai deviné quelque chosede bizarre. Je suis monté dans ma chambre pourfaire ma valise, et là, j'ai entendu une voix quime disait : « Si tu bouges, je t'éclate la tête. »Évidemment je n'ai pas bougé. C'était un flic encivil qui m'attendait. Menottes aux poignets, j'aiquitté l'hôtel. Au commissariat des GrandesCarrières, dans le dix-huitième arrondissement,j'ai eu droit à quarante-huit heures de garde àvue pendant lesquelles on m'a répété que leproducteur était mort. Que

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je risquais quinze à vingt ans de prison. Bref,que pour moi les choses allaient très mal.

Je ne sais pas pourquoi on a essayé de mefaire croire à la mort du producteur alors qu'enfait il n'était que blessé. En tout cas, lelendemain je me suis retrouvé à la Santé.

Nous étions quatre dans la cellule, tous desAlgériens. Dès mon arrivée, ils m'ont reconnu.«Ah! Matoub!» Nous avions à tour de rôle descorvées à faire : à aucun moment ils n'ontaccepté que j'effectue les miennes. On parlaitbeaucoup, on échangeait des impressions. Jeparlais de la Kabylie, de ce qui s'y passait. L'unde mes compagnons de cellule était condamné àdouze ans de prison pour l'assassinat de sapetite amie, que d'ailleurs il a toujours nié. Onse débrouillait pour faire réchauffer de lanourriture ou du café. Nous avions des mèches,ce qui était parfaitement interdit, bien sûr. Maisles gardiens fermaient les yeux. J'étais plutôtinquiet sur mon sort, d'autant que je n'avais pasd'information. Mon avocat non plus. Pendantcette période, je n'ai pas composé une seulechanson.

L'enfermement est difficile à supporter lorsquel'on est habitué à vivre dehors et la nuit. Nousn'avions droit qu'à quinze minutes depromenade par jour. Le reste du temps, on nevoyait que les murs sales de la cellule.

Enfin, quatre semaines plus tard, je suisconvoqué chez le directeur qui me tient despropos incroyables : « Je suis désolé, soyez sûrque nous avons la plus grande considérationpour vous. Un jour, vous vous souviendrez dessemaines que vous avez passées ici commed'une expérience. Vous savez, beaucoup degrands hommes ont fait de la prison à laSanté...» Il m'annonçait que j'étais libéré : leproducteur, légèrement blessé, était unmultirécidiviste de l'arme blanche. Aucunecharge n'était retenue contre moi. La premièrebouffée d'air que j'ai respirée en quittant laSanté a été comme une redécouverte, unesensation très profonde. Moi qui n'y étais quedepuis un mois, j'imaginais les condamnés quien sortent après dix ou douze années dedétention.

Voilà, voilà ce que fut et ce qu'est ma vie.

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Je n'ai jamais cherché à dissimuler les momentsdifficiles pour donner de moi une imagemagnifiée, comme le font certains artistes. Jeme présente devant mon public tel que je suis,et tel que j'ai vécu : c'est le minimum de loyautéque je dois aux gens qui m'écoutent. Je croisque si les jeunes m'aiment autant, c'est parcequ'ils savent que non seulement je comprendsleurs difficultés, mais que je les ai vécues aussi.Celui qui dérape sait qu'à un moment ou unautre de ma vie, j'ai connu ce qu'il subit, l'essen-tiel étant de se ressaisir. U sait qu'il y auratoujours une chanson dans laquelle il pourra sereconnaître. C'est ma manière de donner uneplace aux exclus. Beaucoup de jeunes me l'ontconfié : ils avaient l'impression que personnen'était capable de les entendre, de lescomprendre. Peut-être faut-il voir làl'explication de leur vulnérabilité aux sirènesintégristes. Il suffirait parfois d'un rien pourqu'ils résistent à cet appel : simplement êtreécouté.

L'épisode «prison de la Santé» refermé,revenons à la chanson. À mon image, mespoèmes sont indisciplinés, dérangeants.

Dans mes chansons, je parle de tout - de la vie,de l'amour, de la mort. J'aborde tous les sujets,je dénonce les abus sous toutes leurs formes.Oui, on peut considérer que je suis un chanteurengagé. À partir du moment où je mets en causele pouvoir qui m'a enlevé ma dignité, quiméprise mon identité, ma culture, et dont jeconteste les diktats, je suis engagé, en effet.C'est parce que je dérangeais que l'on m'aenlevé. C'est parce que je dérangeais que l'on atiré sur moi. C'est parce que je dérange que meschansons, connues partout dans le pays, sontaujourd'hui interdites sur les ondes des radios età la télévision algérienne. Je n'ai jamais étédiffusé. Aucun de mes galas n'a jamais étéretransmis. Je ne me suis jamais produit à latélévision. Si invraisemblable que cela paraisse,c'est la réalité.

On me considère comme le chanteur le pluspopulaire dans mon pays, et je reste interditd'antenne. Paradoxe étonnant

Ce succès vient sans doute de ce que jem'adresse aux gens, que je leur parle. Je suis àl'écoute de ce qui se passe. Avant monenlèvement, je discutais longuement dans

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les cafés - c'est d'ailleurs là que le GIA m'aarrêté - avec des vieux, des jeunes, en généraldes gens simples. Nous parlions de tout. De leurvie, de leurs craintes et des difficultésauxquelles ils devaient faire face. J'étais aveceux, tout simplement. Je connais tout le mondelà-bas, et tout le monde me connaît. Je suis enquelque sorte l'enfant d'une collectivité. Lorsqueje leur parle, les gens savent que je ne lestrahirai pas. Au contraire, je suis en quelquesorte leur porte-parole. J'exprime ce qu'euxn'osent pas dire, je suis un porte-drapeau,élevant le mot «identité » comme un étendard.

L'alcool, j'en parle aussi parce que je ne voispas pourquoi j'arrêterais d'en boire sous prétexteque quelques fanatiques de l'islam veulentm'imposer leur loi. Toute religion fanatisée atoujours été un frein à la progression des idées etdes mentalités, et a toujours paralysé l'évolutiondu savoir. L'histoire est riche d'exemples : leMoyen Âge, les guerres de Religion, l'attitudedu clergé pendant la Révolution française, etc.La religion exploite les consciences. Je ne veuxpas que l'on exploite la mienne.

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Au nom de cette religion, on assassine chaquejour en Algérie - intolérance et bêtise. Ons'attaque à tout ce qui fait évoluer : lesintellectuels, les médecins, les journalistes, lesenseignants, les jeunes femmes qui refusent deporter le voile. Même les enfants servent demoyen de pression sur les parents. Des êtres quej'aimais beaucoup ont été tués parce qu'ilsavaient le malheur de penser ou d'écrire, parcequ'ils étaient des esprits libres. L'un d'eux, TaharDjaout, a été le premier journaliste à tombersous les balles intégristes. J'ai composé, pour luirendre l'hommage qu'il méritait, une chansonqui s'adresse à sa fille et qui porte d'ailleurs sonnom : Kenza. J'ai imaginé une voix s'adressant,de l'au-delà, à cette enfant de trois ans. C'estl'homme révolté qui s'exprime et s'indigne deslarmes sur le visage d'une petite fille.

Je suis allé voir Tahar Djaout à l'hôpital avantsa mort. Il était en salle de réanimation. J'étaisprésent à son enterrement. J'ai vu la détresse desa famille. La douleur visible sur les visages m'aété insupportable. Cet homme sincère, auxqualités morales

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exceptionnelles, ils l'ont tué. En l'assassinant,c'est nous tous qu'ils ont voulu faire taire. C'estla conscience populaire que l'on veutbâillonner. C'est l'Algérie dans son ensembleque l'on veut réduire au silence. C'est le sort detout un peuple qui est en jeu. Voilà ce que j'aivoulu exprimer dans Kenza.

La popularité que j'ai acquise au fil desannées, j'ai failli la payer cher. J'avais écrit unechanson contre Chadli ; or, s'attaquer auprésident de la République algérienne en 1980équivalait à un crime. J'ai donc été arrêté àplusieurs reprises à l'époque. Voyant que celane m'empêchait ni de chanter, ni d'écrire, ni dedire ce que je pensais, le pouvoir, aidé de lasécurité militaire, a eu recours à une méthodebeaucoup plus pernicieuse : le discrédit

En 1985, beaucoup de bruits se sont mis àcourir sur mon compte. On ne savait pas d'oùils venaient mais ils prenaient de plus en plusd'importance. Rumeur terrible, impitoyable. Ona commencé à faire courir le bruit que jetravaillais pour le pouvoir. En cette période trèstendue politiquement, il y

avait beaucoup d'arrestations d'opposants. Mesamis, mes proches étaient arrêtés. Moi pas. Ona commencé à s'interroger à haute voix.Comment expliquer qu'à l'époque de la créationde la Ligue des droits de l'homme alors que lesfondateurs étaient tous envoyés en prison ettorturés -, je n'aie pas été inquiété ? Le soupçons'est répandu.

La manoeuvre était simple : j'avais tropd'impact, une influence trop importante, ilfallait donc me casser. On a failli y parvenir.Cette période de ma vie m'a laissé une cicatriceindélébile. Le gouvernement avait décidé de mecouper de mon public. J'ai failli devenir fou, j'envoulais à tout le monde. Au pouvoir,évidemment, mais également à l'oppositionkabyle qui ne faisait rien pour me soutenir.L'injustice était énorme, la provocationégalement. Mais comment le faire comprendre?La rumeur peut tuer, elle est abjecte. Des bruitscourent sans que vous ayez la moindrepossibilité de les arrêter, d'en démonter l'origineou les mécanismes. Le système fonctionnait. Àplusieurs reprises, je me souviens d'avoir forcédes barrages. Je voulais que l'on m'arrête. Je

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voulais que les gens qui m'avaient jusqu'alorssoutenu reconnaissent l'invraisemblance de lasituation. D'autres, des amis, subissaient sansrelâche les harcèlements de la police. Moi, rien.

Je pouvais accepter bien des choses, maispas cela. Mon honneur, mon intégrité moraleétaient mis en cause. Jamais je n'aurais acceptéde «collaborer» avec le pouvoir. Jamais jen'accepterai. Les manipulateurs avaientcependant réussi à semer le doute dans lesesprits.

J'ai fait une chanson, par laquelle je voulais«évacuer» ma peine, où je faisais parler lapopulation. Le refrain dit ceci : «Pourquoi a-t-on emprisonné untel? Et t'avoir laissé libre, toi,l'homme au verbe tranchant qui en a brûlé plusd'un ? Si tu crois nous avoir dupés, détrompe-toi, tu es le seul à avoir été berné. »

Telle était la situation en Algérie et enKabylie. En France, à la même époque, leschoses n'allaient pas vraiment mieux. Lesesprits étaient occupés par la cassette écritecontre Ben Bella et Ait Ahmed juste après la

signature de ce que l'on a appelé I « accord deLondres ». En 1985, tous deux ont passé àLondres une alliance en appelant au peuplealgérien, mais cette alliance a été très malperçue en Algérie. On ne comprenait pascomment ces deux responsables, qui s'étaientopposés en 1963 d'une manière extrêmementviolente - les affrontements entre les deuxcamps, je le rappelle, avaient fait des centainesde victimes -, pouvaient tout à coup sceller cepacte «contre nature». Vingt-trois ans plus tard,les Algériens découvraient, avec cet accord deLondres, que ceux qui avaient entraîné l'Algériedans une guerre fratricide se réconciliaient alorsmême que les plaies de la guerre ne s'étaienttoujours pas refermées. On a crié à l'outrage. Àla trahison. J'ai vigoureusement dénoncé cettealliance. L'histoire aujourd'hui m'a donnéraison.

Mais la presse de l'époque m'est tombéedessus. Je me souviens de l'article de Libéra-tion. L'auteur y dénonçait «le fascisme d'uncertain Matoub Lounès qui propose, entre deuxaccords de guitare, de jeter les Arabes à lamer». Quand j'ai lu cela, j'ai failli devenir

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fou. En Algérie je pouvais me défendre contrede tels propos. En France, cela m'étaitbeaucoup plus difficile. Libération est un grandjournal et la communauté maghrébineimportante. Qualifier mes propos, et donc moi-même, de fascistes, c'était aller très loin.

Les choses ont failli tourner dramatique-ment, quelque temps après la parution de cetarticle, alors que je me trouvais avec un amiprès de la gare Saint-Lazare. Nous descendionsla rue d'Amsterdam lorsqu'une voiture passe entrombe à notre niveau. On nous tire dessus.Nous n'avons eu que le temps de nous cacherderrière une automobile en stationnement et devoir qu'à l'intérieur du véhicule qui nous avaitvisés, il y avait des Nord-Africains.

À la même époque, des tracts ont été dis-tribués contre moi dans les quartiers à forteconcentration émigrée. Aucun producteur n'avoulu éditer la cassette sur l'accord de Londres.Par la suite, j'ai su que tous avaient reçu desmenaces, d'où leur peur. À Barbes, là où j'avaisfait produire mes cassettes pré-

cédentes, on m'a refusé celle-là. C'est un Juiftunisien qui a finalement accepté d'en assurer laproduction. Je l'en remercie. Aujourd'hui, samaison, Le Grand Comptoir de La Chapelle,n'existe plus et ma cassette est introuvable surle marché. Malgré tout ce qu'elle m'a valucomme problèmes, je n'ai pas regretté de l'avoirfaite et je ne la renie en rien.

Je comptais sur une «réhabilitation» chezmoi : il a fallu que j'attende 1988 et les cinqballes d'octobre pour que la vérité se fasse jouren Algérie comme en France. Les gens se sontalors rendu compte qu'ils avaient été abusés parla gigantesque manipulation des autorités. C'estmalheureusement à ce prix-là que j'ai regagnéleur confiance. Je ne pardonnerai jamais aupouvoir de m'avoir fait subir une telle épreuve.

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Au fil des mois la tension ne cessait demonter partout en Algérie. Nous savions quequelque chose de grave allait se produire, maisnous ne savions pas quand- Le prix desproduits de première nécessité flambait; lasemoule, l'huile, le pain commençaient àmanquer. Une grave crise économique, peut-être la première, gagnait le pays. C'est à Algerque la situation était sans doute le plus sensible,et c'est là que tout a commencé. Nous étions audébut d'octobre 1988. D'abord, ce furentquelques rassemblements, des manifestations leplus souvent spontanées, menées par des jeunesqui revendiquaient simplement du pain. Puis,en l'espace de quelques jours, le mouvements'est largement étendu. La contestation s'est

transformée en émeutes, dont certaines trèsviolentes. Des milliers de personnes envahirentles rues.

La Kabylie, quant à elle, était restée relati-vement calme. À part quelques mouvementsdans les banlieues de Tizi Ouzou, elle n'avaitrien connu de très spectaculaire. À Alger, oùl'armée s'était déployée dans les rues, des charsoccupaient les axes centraux de la ville et l'étatde siège avait très vite été décrété. Le 5 octobre,les manifestations atteignirent une extrêmeviolence, Alger était en ébullition. La Kabylie,habituée depuis longtemps aux soulèvementspopulaires, assistait de loin à cette lame de fondvenue de la capitale, sans véritables meneurs,provoquée spontanément par un ras-le-bol troplongtemps contenu. Le 9, nous décidons denous réunir devant l'université de Tizi Ouzoupour diffuser un tract appelant la population aucalme et à deux journées de grève générale ensigne de soutien aux manifestants d'Alger. Il n'yavait a priori aucun danger : les gendarmesétaient en état d'alerte, bien sûr, mais lasituation n'était en rien comparable à celle de lacapitale. L'état de

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siège n'ayant pas été décrété, les renforts arrivésen Kabylie n'apparaissaient que comme unemesure préventive. Donc, je prends un paquetde tracts à distribuer et je monte dans mavoiture. Deux étudiants m'accompagnaient.Nous prenons la direction d'Aïn el-Hamman,ex-Michelet, et en chemin nous arrêtons lesvoitures, les autobus pour distribuer notreappel. Quelques kilomètres avant Michelet, uneLand Rover venant en sens inverse fonce droitsur nous. C'était un véhicule de la gendarmerie.Nous avions été repérés. Je me suis collé aupare-chocs d'une 4L qui roulait devant moi, sûrque la Land Rover voulait nous couper la route.Puis, comme je doublais la Renault, l'un desétudiants, assis à côté de moi, a baissé la vitrepour prévenir le chauffeur que nous risquionsd'être arrêtés et qu'il fallait avertir un maximumde gens. J'avais vu dans mon rétroviseur que laLand Rover avait fait demi-tour et qu'elle nousprenait en chasse. Roulant à toute allure sur laroute étroite et sinueuse, j'essayais de gagner dutemps. Mon objectif était d'atteindre Micheletoù, croyais-je, les gendarmes hési-

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teraient sans doute à nous arrêter en pleine ville.De plus, atteindre Michelet présentait, pournous, un autre avantage : elle était sousl'autorité de la police qui, elle, ne savait pas quenous transportions des tracts et n'avait du coupaucune raison de nous arrêter. Il s'agissait doncd'échapper à tout prix à la gendarmerie. J'aitoujours éprouvé une grande méfiance enversles gendarmes qui relèvent de la tutellemilitaire, c'est-à-dire de la défense nationale. Àl'inverse de la police qui recrute souvent parmila population locale, la majorité des gendarmesn'est pas originaire de la région. Comme beau-coup d'agents de l'État, ils ont tendance àmontrer un peu trop de zèle et à abuser de leurpouvoir.

Tout à coup, éclate une détonation. Dansmon rétroviseur, je vois l'un des occupants dela Land Rover sortir la tête de la voiture. Jem'arrête brusquement. Les gendarmes, surpris,heurtent mon pare-chocs arrière. Furieux, ilssortent et commencent à m'insulter, tout enpassant les menottes aux deux étudiants quim'accompagnaient. Je pensais que j'allais subirle même traite-

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ment. Pas du tout. Après les insultes viennentles crachats. En arabe, ils me traitent de «fils debâtard». Soudain, l'un d'entre eux s'approche demoi, il ajuste son arme et me tire à un mètre dedistance une balle dans le bras. L'impact m'afait vaciller, mais, surtout, je ne comprenais pasce qui m'arrivait. Aussitôt suivit une rafale, et lemême gendarme me tira cinq balles dans lecorps. J'ai senti une violente douleur dans leventre, à gauche. Que signifiait tout cela ?J'étais complètement désorienté, je ne savaisplus réellement où j'étais. Dans le contexte oùse trouvait le pays, les forces de l'ordren'hésitaient pas à multiplier les passages àtabac, mais n'utilisaient jamais de balles. Deplus, nous étions à l'arrêt, désarmés, sansaucune intention menaçante. Comment lesgendarmes pouvaient-ils penser que nousreprésentions le moindre danger? Leur réactionétait complètement disproportionnée,inexplicable. Et pourquoi m'avoir viséparticulièrement ? Parce que j'ai un visageconnu ? Pour faire un exemple ? Je n'en saisrien. J'avais l'impression d'être un gibier pris

au piège, tiré à bout portant avec uneincroyable sauvagerie.

Une balle m'a traversé l'intestin et fait éclaterle fémur droit. Je ne sentais plus ma jambe. Jeme suis effondré. Puis, je me souviens qu'onm'a soulevé et jeté dans la Land Rover, sansaucun ménagement, sans tenir compte de mesblessures ni du sang que je perdais enabondance. Mon corps n'étaitque douleur, je souffrais terriblement. Jegémissais. Je me sentais faiblir mais je nepouvais pas estimer la gravité de mes blessures.J'avais si mal que j'ai cru mourir. J'ai le trèsvague souvenir d'avoir entendu les deuxétudiants qui m'accompagnaient crier et pleurer.Les gendarmes m'ont malgré tout emmené àl'hôpital de Michelet, un hôpital de campagne,petit et mal équipé. En arrivant dans la cour, jeme rappelle qu'ils ont crié au personnelmédical, en arabe : «Tenez, le voilà, votre filsde chien.» Pourquoi cette haine gratuite ? Ilsm'avaient tiré dessus, s'ils avaient pu me tuersans que les conséquences en soient tropgraves, ils l'auraient probablement fait. En dépitde l'état où j'étais, ils trouvaient le moyen de

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rn'insulter. L'un d'entre eux m'a quand mêmeaccompagné aux urgences et j'ai compris qu'il yavait une violente altercation entre les médecinset lui. La douleur était si intense que je me suisévanoui. La suite m'a été racontée plus tard : jedevais absolument être transporté ailleurs,l'hôpital de Michelet ne disposant pas dumatériel nécessaire, mais le responsable locals'y est refusé, prétextant que l'Algérie était à cemoment-là sous autorité militaire. Cettedécision très importante ne relevait pas de sacompétence à lui, simple wali (préfet). Il devaitavertir ses supérieurs. Alertée, ma mère étaitaccourue à l'hôpital ainsi que mes amis les plusproches. En me voyant, elle s'est effondrée, J'aisu par la suite qu'il avait fallu un véritable coupde force pour que je quitte cet hôpital. Oncraignait que des barrages n'aient été dresséspour arrêter l'ambulance qui me conduisait.Nous avons emprunté des petites routes, eteffectué le parcours de cinquante kilomètresdans des conditions très difficiles en courant lesplus grands risques. L'ambulance a mis desheures pour atteindre Tizi mais c'était le seulmoyen

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d'échapper aux barrages. Si les gendarmes nousavaient arrêtés sur la route, je risquais de resterbloqué assez longtemps pour mourir dansl'ambulance.

J'étais inconscient lorsque nous sommesenfin arrivés à l'hôpital de Tizi Ouzou. Quandils ont constaté mon état, les médecins - qui,d'ailleurs, me connaissaient tous - n'ont pu queréserver leur pronostic : j'avais perdu beaucoupde sang et il était très difficile d'évaluer lesdégâts causés par les balles. Je suis resté troisjours à Tizi Ouzou. Ensuite, j'ai dû être évacuésur Alger. Ma famille faisait tout ce qu'ellepouvait pour je puisse partir à l'étranger, enFrance : les autorités s'y opposaientcatégoriquement.

Arrivé à Alger, j'ai aussitôt été transféré à laclinique des Orangers, escorté par un fourgonbourré de gendarmes armés jusqu'aux dents.J'avais repris conscience, mais mon état n'étaitpas brillant. L'information selon laquelle j'avaisété blessé s'était déjà largement répandue.Malgré l'état de siège, des centaines depersonnes m'attendaient et, dès les premiersjours de mon hos-

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pitalisation, les lettres et les témoignages desoutien ont afflué. J'étais au plus mal, contraintde subir une série d'interventions qui m'avaientbeaucoup affaibli.

Peu à peu, les gens ont commencé à venir mevoir directement dans ma chambre. Certainsjours, le défilé était continuel, malgré lesharcèlements de la police qui exigeait de voir lacarte d'identité et relevait les adresses desvisiteurs. Je suppose que c'était un moyen de lesintimider pour les dissuader de venir. Cesvisites, même si elles me fatiguaient beaucoup,ces témoignages que je recevais chaque jour,m'ont énormément aidé : plus que jamais,j'avais besoin de ce réconfort moral. Pendant sixmois, du jour de mon hospitalisation au jour demon évacuation vers la France, il ne s'est paspassé une journée sans qu'on vienne me voir.Des quatre coins du pays, en transport public ouen voiture particulière, les gens affluaient departout. Jamais je n'aurais jamais pu imaginerune telle réaction. Ma popularité n'y était pourrien; bien sûr, on venait voir Matoub lechanteur, mais surtout on apportait son

soutien à un homme blessé par le pouvoir.C'était incroyable. Par des paroles apaisantes,encourageantes, chaleureuses, chacun medonnait une part de lui-même. Et chaque jourles visiteurs étaient un peu plus nombreux.

Les cinq balles que j'avais reçues dans lecorps me faisait souffrir le martyre. Malgré ledévouement du service médical, je me rendaiscompte que même cette clinique manquait dematériel et connaissait de gros problèmesd'hygiène. En 1988, les établissementssanitaires commençaient déjà à péricliter, cequ'on peut expliquer par une simple raison : audébut des années 1970, l'opération «médecinegratuite» lancée par Boumediene avait entraînéune baisse notable de la qualité des soins et desinfrastructures, laissées très vite à l'abandon. Ledélabrement gagna tous les services. Les règlesd'hygiène n'étaient plus respectées par despersonnels hospitaliers démotivés. Ladésorganisation était telle que tous les patientshospitalisés en Algérie ont appris à leurs dépensqu'il valait mieux ne pas tomber malade dansnotre pays. Tout cela, que

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je savais déjà, je l'ai malheureusement bientôtvérifié. Mes blessures et les diverses opérationsque j'avais subies me valaient infection surinfection malgré les soins particuliers que l'onme prodiguait. Mais le pire, c'était les douleursintenables qui m'empêchaient de m'assoupir.Ce manque de sommeil aggravait mon état déjàfragile. Je devenais irascible, capricieux, j'avaisdes sautes d'humeur brutales et incontrôlables.Toute cette période reste pour moi un vastecauchemar.

Le seul moyen de calmer la souffrancephysique a été la morphine. Il arrivait que lesinfirmières me fassent plusieurs piqûres parjour, tant la douleur devenait intolérable.Conséquence : ma dépendance à la drogueaugmentait chaque jour. Je suis tombé dans unevraie toxicomanie, je ne pouvais plus me passerde morphine. Sitôt que je la réclamais, on m'eninjectait. Je ne me suis pas rendu compte toutde suite des ravages qu'elle commençait àproduire sur mon organisme, ni de l'état dedépendance dans lequel je m'installais petit àpetit. Je finissais par réclamer ma dose deDolosal

- un dérivé de la morphine - avant même desentir la douleur. Les infirmières, elles,mesuraient la gravité de cette accoutumance, etpour tenter de la désamorcer, elles m'ontplusieurs fois injecté de l'eau à la place de cettedrogue.

Je m'en rendais compte aussitôt, car lesmuscles de l'anus se contractaient d'une façonspéciale, caractéristique de l'état de manque. Jen'ai jamais rien dit, je n'ai jamais signalé que jen'étais pas dupe du stratagème. Mais je guettaisl'effet de chaque piqûre. J'en faisais même,parfois, une sorte de jeu.

Cependant, j'ai connu le véritable état demanque - et cela, ce n'est pas un jeu. Jedevenais violent, j'arrachais mes perfusions, jecassais tout ce que j'avais sous la main. Pourme calmer, les médecins cédaient. Ils ont étéformidables. Une véritable équipe de choc qui afait tout ce qui était en son pouvoir pour merafistoler.

Ensuite, on m'a envoyé quelque temps àMustapha, le grand hôpital d'Alger, au serviceorthopédique. La balle qui avait traversé monfémur ayant fait des ravages, je

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devais subir une opération assez délicate. Hélas,le chirurgien n'a pas tenu compte de la longueurnormale de ma jambe, il a ressoudé os contre osle fémur, sans prendre en compte que j'avaisperdu une partie de ma substance osseusearrachée par la balle. A-t-il fait une erreur dediagnostic ou a-t-il sous-estimé l'importance decette perte? Toujours est-il que cette erreur, je lapaie aujourd'hui : j'ai une jambe plus courte decinq centimètres qui m'invalide terriblement.Désormais, je boite, et c'est très traumatisant.

Durant le mois que j'ai passé à Mustapha, j'aireçu la visite d'Isabelle Adjani. Son geste m'afait plaisir, tout comme la sympathie des gens demon village venus si nombreux me voir- Jen'attendais pas la «star», j'avais besoin deréconfort et de soutien. Je lui avais demandé dem'aider, de me mettre en contact avec desmédias français. Elle s'y était engagée, de mêmed'ailleurs qu'Amnesty International. Cette aiden'est jamais parvenue jusqu'à moi. Un photo-graphe de Paris Match l'accompagnait et je

me souviens encore de la légende de la photoqui parut peu après - par parenthèse, mon nom yétait mal orthographié - et qui présentait « lechanteur kabyle matraqué par la police». J'étaisfou de rage : j'avais reçu cinq balles deKalachnikov dans le corps et on parlait dematraquage! Du coup, j'ai eu le sentimentd'avoir été un peu utilisé. Si certains trouvaientleur intérêt à se faire photographier, en pleinesémeutes d'Alger, au-dessus du lit d'une desvictimes, ce n'était pas du tout ce que j'attendais.Intérieurement, j'étais très seul, j'avaisréellement besoin d'aide. Isabelle Adjani estvenue, un responsable de Médecins du Mondeest venu, un représentant de la Fédérationinternationale des droits de l'homme est venu.Au bout du compte, personne n'a rien fait. Si jen'avais pas eu mes proches, mes amis sûrs, je nesais pas ce que je serais devenu pendant toutecette période de calvaire.

Après plusieurs semaines de soins intensifs,les médecins se sont rendu compte que lesrésultats étaient insuffisants et qu'il me fallaitdes soins encore plus pointus. L'éven-

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tualité de mon évacuation vers la France avaitdéjà été envisagée, mais les autorités algérienness'y opposaient. Je crois que leur refus étaitmotivé, en réalité, par la crainte que je me metteà parler, particulièrement aux médias. Lepouvoir a donc fait traîner aussi longtemps quepossible l'autorisation de mon évacuation. Mesamis médecins ou responsables politiqueskabyles ont tenté tout ce qui était en leurpouvoir pour obtenir mon départ, faisant agirtous les moyens de pression possibles.

J'étais, quant à moi, totalement sousdépendance morphinique. Je savais qu'à Algerje pouvais avoir ce que je voulais et qu'il en iraitsans doute autrement en France. Monaccoutumance était telle que j'étais prêt àrenoncer à mon évacuation, alors que j'avaisconscience qu'elle devenait nécessaire, mais jen'arrivais pas à me raisonner. Le Dolosal àvolonté me libérait enfin de l'intolérablesouffrance. Dans les moments d'euphorie, je mevoyais même guéri ou en bonne voie de l'être.Puis, dans les moments de lucidité, je merendais compte que les choses allaient aucontraire

de plus en plus mal. Les infections à répétition,qu'il fallait absolument nettoyer, nécessitaienttrois, quelquefois quatre anesthésies générales parsemaine. De plus, les plaies étaient si profondesque les changements de pansement se faisaient aubloc opératoire où il fallait m'endormir chaquefois. Je m'enfonçais toujours un peu plus et jecroyais ne plus jamais en sortir. Trois ballesavaient atteint la jambe, une le sacrum, ladernière la main. J'avais deux fixateurs externes,un sur la jambe, un autre pour immobiliser lahanche. Pour lutter contre les escarres, on m'avaitinstallé sur un matelas d'eau. Dans ces conditions,comment envisager une évacuation ? Mon étatempirait de jour en jour. Après le mois passé àl'hôpital Mustapha, j'avais été ramené à laclinique des Orangers. Nouvelle infection, unefois encore par manque d'hygiène. Cette fois, ils'agissait du staphylocoque « doré », paraît-il, unmicrobe qui, une fois installé, fait des ravages. Àchaque nouveau pansement, il fallait racler l'os. Jeme revois encore criant de douleur dans machambre. Personne ne pouvait rester avec moitelle-

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ment mes hurlements étaient insupportables.Les infirmières me disaient que l'on m'entendaitsur trois étages d'hôpital. Cette situation nepouvait évidemment plus durer. Du 9 octobre1988 - date de l'agression - au 29 mars 1989 -date de mon évacuation en France -, j'ai vécusix mois d'enfer au quotidien. Pendant six mois,je n'ai pas pu faire un mouvement, cloué au litpar un système complexe d'appareillage.

C'est très long, six mois. Il m'est passé destas d'idées dans la tête pendant tout ce temps, dela déprime passagère à l'angoisse noire. Je medisais que jamais plus je ne remarcherais, quejamais plus les choses ne seraient comme avant.Je me voyais diminué physiquement et sansaucune chance d'être de nouveau «normal».C'est terrible de se voir mutilé et de savoir quec'est pour la vie. On doit refaire connaissanceavec son corps, l'image de soi n'est plus lamême. Au début, c'est d'autant plus difficile quele regard, les paroles involontairementmaladroites des autres vous renvoient à cettedifférence. U y a des réalités très dures àadmettre quand vous êtes dans une situation defragilité extrême.

Je comprends qu'on puisse vouloir en finir.J'avoue y avoir moi-même pensé plus d'unefois.

Si j'ai quand même tenu le coup, c'est quedeux forces m'ont soutenu. Leurs noms :soutien, solidarité. À Tizi Ouzou, des centainesde personnes étaient venues me voir. À Alger,aux Orangers et à Mustapha, il y en a eu desmilliers, chaque jour apportant de nouvellesmarques d'affection, de sympathie. Je merappelle par exemple ce garçon, dont le pèreavait une vache qu'il voulait vendre pour avoirun peu d'argent. Le jeune garçon, quim'apportait chaque matin une bouteille de laitfrais, s'y est opposé : tant que je n'étais pasguéri, il était hors de question de vendre lavache. Il a eu gain decause.

Je pense aussi à cette jeune femme, trèsmalade - un cancer, je crois. Elle est mortequelques semaines après mon retour auxOrangers. Elle s'appelait Taous, elle adoraitla musique. Elle venait souvent me voir dansma chambre, nous parlions longuement detout, de musique, de chanson, de littérature,de la vie. J'avais un petit magnétophone que

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je lui prêtais souvent et sur lequel elle écoutaitmes cassettes. Lorsque j'ai pu enfin remarcherun peu, c'est moi qui allais la voir. J'ai faitconnaissance de ses deux enfants. Son marim'avait confié qu'il souhaitait l'emmener enFrance. C'était son rêve, elle en parlaitbeaucoup. C'est le dernier cadeau qu'il lui a fait.Taous, je l'aimais beaucoup, un peu comme unesœur. Pendant de longues semaines, nous avonspartagé les mêmes souffrances.

Mohamed, lui, avait vingt ans. Il était d'unemaigreur effrayante avec ce visage siparticulier qu'ont les gens vieillis prématu-rément, qui n'ont plus rien à espérer de la vie.Cancéreux lui aussi. Connaissait-il la gravité deson état? Je n'en sais rien. Il s'en doutaitcertainement, mais la maladie était un sujet quenous évitions d'aborder parce qu'elle faisait troppartie de nous-même. Notre échappatoire,c'étaient nos longues conversations. Un matin,il est parti au bloc opératoire. Les médecins ontouvert et refermé aussitôt : il n'y avait plus rienà faire. On se voyait très souvent, moi occupantla chambre 77, lui, celle d'en face.

Souvent, je lui prêtais des livres dont nousdiscutions ensuite. Il avait une soif de lectureincroyable, comme si, en quelques semaines, ilvoulait rattraper le temps perdu et apprendretout ce qu'il ne savait pas. Sa mère passaitrégulièrement me voir. Elle posait ses mains surmon ventre et récitait des versets du Coran. Ellepriait beaucoup, pour son fils mais aussi pourmoi. Nous, les malades du troisième étage,savions que le personnel médical avait baptiséce secteur «couloir de la mort». Ceux quil'occupaient étaient des malades incurables,généralement condamnés. Cette mère,pathétique, rêvait qu'à sa mort son fils iraitrejoindre directement le Créateur. Mohamed estsorti des Orangers un jeudi. Il est mort ledimanche. Quelques jours plus tard, sa mère estrevenue me voir. Pour elle, j'étais le dernier lienqui la rattachait encore à son fils. Elle pleuraitbeaucoup, j'avais énormément de peine pourelle.

Quand on a frôlé la mort de si près et quel'on a noué des relations avec des maladescondamnés, on éprouve le sentiment d'uneespèce de dette qui vous oblige à respecter

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la vie. La souffrance, c'est vrai, aide à apprécierle bonheur On devient tout d'un coup moinsexigeant, moins prétentieux, on apprend à sesatisfaire de peu et à accepter son sort. Taous,Mohamed et les autres n'ont pas longtempsvécu avec moi. Mais d'une certaine façon, jereste en contact avec eux dans l'au-delà. C'estune sensation très étrange, peut-être effrayantepour certains, mais qui apporte une forcesupplémentaire pour supporter les épreuves.

Heureusement, j'ai connu aussi quelquesmoments agréables. Un jour, un groupe dejeunes femmes, étudiantes, vint me rendrevisite. Jolies, fraîches, elles avaient peut-êtremis leurs plus belles robes pour l'occasion.D'abord, elles m'ont toutes embrassé, puis l'uned'elles a entamé une de mes chansons, d'unevoix pure, au timbre magnifique. Les autres ontrepris en chœur le refrain. C'était superbe,tellement beau que j'ai éclaté en sanglots.L'émotion était trop forte. Cette chanson -Arwah, Arwah (« Viens, viens ! ») - parle de laséparation, de l'éloignement et de la peine qu'onressent

lorsque l'être aimé n'est pas là. Un peu commeNe me quitte pas, de Jacques Brel. L'entendrechanter par ces jeunes femmes était à la foisdoux et douloureux. L'espace d'un moment, j'aiété transporté dans un monde différent, beau ettendre à la fois, au point que j'ai même réussi àoublier l'atmosphère pénible de l'hôpital. Unrayon de soleil était venu jusque dans machambre. J'en avais vraiment besoin.

Certaines femmes, parfois âgées, ont fait descentaines de kilomètres dans des conditionssouvent difficiles, car les transports chez noussont médiocres, rien que pour venir m'apporterdes gâteaux, du pain, autant de choses dontelles avaient sans doute plus besoin que moi.Elles et tous mes visiteurs m'encourageaient àtenir le coup, m'assuraient qu'ils avaient besoinde moi, de mes chansons; que mon combat étaitimportant et qu'il fallait que je sois vite sur mesdeux jambes pour le reprendre, continuer àchanter. J'ai eu souvent les larmes aux yeuxdevant des témoignages si merveilleux : jamaisje ne me serais attendu à

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pareilles preuves d'affection. Au fond de moi-même je m'interrogeais : en partant pour laFrance, j'avais l'impression de les trahir. Enavais-je le droit?

Pourtant j'ai fini par me laisser convaincre,poussé par l'urgence. Une fois de plus le pou-voir n'a cédé que sous d'énormes pressionspolitiques. Pour accélérer la procédure, j'avaisentamé une grève de la faim. Sitôt informés, descentaines d'étudiants sont venus me soutenirdevant l'hôpital. Pas de slogan, pas de cri, justeun sit-in avec quelques banderoles exigeantmon évacuation. Les autorités ont enfin donnéleur feu vert. Je me souviens que je suisdescendu, avec mes béquilles car je tenais àpeine debout, dans la cour de l'hôpital.Bouleversé, j'ai dit aux manifestants : «Vousavez réussi, nous avons réussi, je pars demainpour la France. » J'entends encore le cri de joiequ'ils ont poussé et les applaudissements qui ontsuivi. Le lendemain, ils étaient de nouveau làpour vérifier que je partais bien, que le pouvoirn'avait pas fait marche arrière au derniermoment. Plusieurs étudiants m'ont escortéjusqu'à l'aéroport-

Je quittais mon pays où j'avais failli mourirJ'aurais dû être soulagé. Au contraire, unegrande appréhension, une sorte d'angoisse,m'avait envahi. Cette profonde relation qui melie à l'Algérie, je la connaissais déjà, mais c'estdans la douleur que j'en ai eu confirmation :mon pays représente tout pour moi.

Arrivé en France j'ai aussitôt été transporté àl'hôpital Beaujon, accompagné d'un cousincardiologue. Je m'attendais au pire, et le pire estarrivé : tant que mon cousin me faisaitrégulièrement des injections de Dolosal, dont ilavait emporté un lot d'ampoules, je restaiscalme. Mais le stock fourni à Alger s'estrapidement épuisé. À Paris, les choses n'étaientpas aussi simples, il ne suffisait pas d'endemander pour en avoir. Il a fallu mettre enplace un processus de sevrage qui, dans lesconditions de dépendance où j'étais, s'est révéléépouvantable. Je criais, j'insultais tout le monde,les infirmières, les aides-soignants. Je n'avaisqu'une idée : rentrer à Alger. On m'a isolé dansune chambre

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capitonnée d'où personne ne m'entendait pluscrier. Entre ces quatre murs nus et sourds, jen'avais plus aucune ressource. Parfois, aumalin, une infirmière passait me donnerquelques comprimés pour dormir, ou injectaitun produit calmant dans ma perfusion. Il a falludes jours et des jours, un temps interminable,pour me sortir d'affaire.

En même temps, il s'agissait de soigner mesinfections, ma jambe. L'équipe médicale a faitun travail réellement formidable. Je suis arrivéle 29 mars à Beaujon : six semaines plus tard, jechantais dans le stade de Tizi Ouzou devant desmilliers de gens. Je revivais. Même si je savaisque j'aurais à retourner plusieurs fois à Beaujon- j'avais encore des fixateurs parce que je devaissubir une greffe osseuse -, j'avais retrouvé lesmiens et c'était l'essentiel.

Ce concert m'a apporté une sorte de répit,une impression de délivrance. Ce jour-là, j'aicompris ce que veulent dire les médecins quandils insistent sur l'importance du moral dans laguérison. Ce jour-là, j'ai su que les cinq ballesde Michelet étaient défi-

nitivement vaincues. Elles n'étaient que cinqtandis que des milliers de cœurs battaient enface de moi. Nous avions gagné.

J'ai utilisé les six semaines qu'a duré monpremier séjour à Beaujon pour composer.Malgré le bonheur que me procure la musique,je ne pouvais pas m'empêcher de penser que le20 avril, jour anniversaire du Printempsberbère, je ne serais pas chez moi. C'est la seuleet unique fois que j'ai manqué ce rendez-vousessentiel et j'ai très mal supporté cette absence.Cette journée est si fondamentale pour moi que,chaque fois que j'ai dû me rendre à l'étranger,j'ai fait en sorte d'être à Tîzi Ouzou le 20 avril.Cette fois, j'étais au lit, immobilisé à la suite dema première intervention, très importante.

Lorsque l'anesthésie a cessé d'agir, la journéea tourné au cauchemar. J'imaginais la scène là-bas, le défilé, les milliers de personnes dans lesrues, les interventions et les discours. Quelsmots, quelles phrases allaient-ils être prononcés? Mon âme était là-bas avec mes compagnonset amis. Piètre

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consolation. Je souffrais beaucoup et soudain,au milieu de mon chagrin, des paroles dechanson sont venues en moi, qui parlaient del'absence - «les montagnes sont mon âme, cesmontagnes dévalées par des milliers depersonnes. Toi, tu es absent » -, en fait, je medécrivais au milieu de la foule. Il s'est produitalors un phénomène étrange : une véritablefusion entre moi, mon lit, ma chambre d'hôpitalet eux, là-bas, à des milliers de kilomètres, tousceux que j'aime, tous ceux pour lesquels je mebats.

« L'ironie du sort » est le titre choisi pourprésenter ces chansons composées à l'hôpital.Une fois encore, la douleur a présidé à lacréation.

L'épreuve qu'ont représentée l'agression etses conséquences aurait pu m'anéantir.Paradoxalement, elle m'a renforcé. Elle m'apermis d'être mieux perçu par les miens et, enretour, j'ai pu pendant ces longs mois desouffrance apprendre à mieux communiqueravec eux, à mieux les comprendre. Jedécouvrais qu'en m'accompagnant dans ladouleur, en me demandant, « en exigeant »

de moi ma guérison, ils participaient à la surviede leur porte-parole. Par une terrible ironie, unetentative d'assassinat a provoqué le plusprofond changement de mon existence. Il fallaitque je m'en sorte. Mes chansons y ont contribuélargement, elles qui parlent de ma souffrance,des circonstances dans lesquelles j'ai été blessé,qui évoquent aussi toute ma détresse affective,ma maladie, ma peine à survivre. Je les aienregistrées en m'esquivant de l'hôpital auxheures de visites, entre midi et vingt heures. Jeme déplaçais avec mes béquilles, toujoursaffligé d'un fixateur externe sur la jambe etd'une colostomie.

Ma femme, qui, jusque-là, avait tenu le coup,a fini par craquer. Tout ces événements étaienttrop lourds à porter. Je pense maintenant, avecle recul, que je lui ai trop demandé sans pouvoirrien lui donner en échange. J'en étais bienincapable à ce moment-là. Elle a tenu jusqu'auxlimites du possible avant d'abdiquer. Le divorcequi s'annonçait fatalement n'arrangeait pas leschoses.

Mon ex-épouse était très jeune lorsque

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nous nous sommes mariés, et orpheline. Sonpère, un grand berbériste des années soixante -au temps de l'Académie berbère, rue d'Uzès àParis - avait été recherché, traqué pendantplusieurs années par la Sécurité militaire deBoumediene. Da Chabane (c'était son prénom)est mort en 1979 dans un accident de la route.Moi, je suis sûr qu'il a été assassiné. Son filsunique, qui était à ses côtés, fut grièvementblessé. Évidemment rien n'a jamais pu êtreprouvé.

Écrites dans la douleur, les paroles de meschansons témoignaient de ce que j'avais eu àendurer : leur succès a été total et immédiat.Tout ce que j'y décris est la réalité d'un enferquotidien, de ces moments où j'ai failli glisserdans le vide, m'abandonner, toute énergiedisparue. J'étais vidé, plus rien ne comptait. Cequi m'a « raccroché » à la vie dans les piresmoments de déprime, c'est l'estime du public, sasympathie qui m'a suivi partout.

Plusieurs fois, je me suis surpris à parler àmon mandole comme à un être humain. C'étaitcomme un besoin irrépressible. Il y avait dansma chambre un fauteuil spéciale-

ment équipé où je m'installais pour passer desheures et des heures à jouer et à composer. Lesinfirmières, dès qu'elles avaient un peu detemps, se réunissaient autour de moi et restaientlà, à écouter. Elles ne comprenaient pas ce queje chantais en kabyle, mais elles me soutenaientet me traitaient comme une sorte dephénomène. Je garde un souvenir très tendre del'ensemble du personnel. Une des infirmières,qui se prénommait Soizic, m'estparticulièrement chère. Jamais je ne l'oublierai.Quand je ne parvenais pas à dormir, elle meracontait des histoires et, pour me relaxer, elleme caressait le front. Merci, Soizic, pour cesgestes-là.

Bien que je n'aie pas dû être un maladefacile, on m'a toujours aidé au maximum - nonsans parfois quelques grincements de dents :Paris n'est pas Alger. À Beaujon, on neplaisantait pas avec les heures de visites, desorte que, lorsque j'étais trop fatigué, lesmédecins interdisaient purement et simplementma chambre. Il s'agissait d'expliquer à tousceux qui venaient me voir - et ils étaientnombreux - que je me reposais. Le défiléincessants des visiteurs à l'hôpital ne

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facilitait pas le travail d'une équipe soignantequi n'avait jamais vu cela.

Pendant cette année ponctuée de multiplesallers et retours à Beaujon, le plus dur pourmoi, ce ne fut ni les béquilles, ni les fixateurssur ma jambe, ni même la perspective d'uneinvalidité permanente; ce fut la colostomie, dueà l'anus artificiel qu'on m'avait posé pendantdix-huit mois, et qui m'a contraint à porter unepoche externe sur le côté gauche. Unecolostomie, c'est un véritable enfer. Impossiblede vivre de manière normale. Au moindredéséquilibre alimentaire, c'est la catastrophe.La poche éclate et les selles se déversentpartout. Toute vie sociale est interdite, carcomment expliquer qu'à tout moment vouspouvez vous retrouver dans une telle situation ?Qui peut comprendre? Qui peut supporter? Ilest déjà difficile de se supporter soi-même alorscomment demander un tel exploit, même à desêtres chers? Je ne souhaite pas à mon pireennemi de vivre pareille expérience. Pendantdix-huit mois, il m'a fallu ravaler toute pudeur;pendant dix-huit mois j'ai été condamné à lasolitude. Pourtant,

pendant ces dix-huit mois, j'ai sillonné laKabylie en tous sens et je me suis produitpartout, notamment à Bejaia (ex-Bougie) lacapitale des Hammadites. Dans la cité kabyle laplus célèbre historiquement, la jeunesse s'estmobilisée pour le combat identitaire avec unevigueur jamais égalée. Des cadres de valeursont en train d'apparaître : l'histoire de Bejaiaest désormais entre de bonnes mains, j'en suissûr, puisque le Mouvement culturel berbèreoccupe désormais l'espace citadin et rural. Lachanson, cette fois encore, m'a tenu en vie, m'aaidé à supporter les humiliations dues à monétat.

Ma cassette terminée et enregistrée à Paris,j'ai décidé de rentrer chez moi où je voulaisfaire un gala. Une semaine après ma sortie del'hôpital, j'étais à Tizi Ouzou incognito : je nevoulais personne à l'aéroport. Si mon arrivéeavait été annoncée, des centaines de personnesse seraient présentées à ma descente d'avion.J'ai simplement prévenu un ami qui est venume chercher en 2 CV et nous avons fait le trajetAlger-Tizi discrètement. U était tard. Nousnous sommes

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arrêtés dans un restaurant pour dîner et là onm'a reconnu. La nouvelle s'est répandue commeune traînée de poudre. Deux jours plus tard jefaisais un gala dans le stade Oukil Ramdane deTïzi devant des milliers de personnes. Le stadeétait noir de monde, bondé. Pendant plusieursminutes la foule a scandé mon nom- «Matoub...Matoub... est revenu» - d'une seule et mêmevoix qui emplissait le stade. Impressionindescriptible. Je n'y croyais pas. Après ce quim'était arrivé, tant de gens étaient persuadés queje ne reviendrais jamais à la chanson. Onm'avait laissé pour mort, ma seule réponse, laseule façon que j'avais de prouver que Matoubétait toujours vivant fut de donner ce concert,grâce auquel j'ai eu l'impression de revivre.J'avais besoin de force pour continuer à mebattre sur le plan physique. J'avais besoin decourage pour continuer à affronter le quotidien.Ce concert m'a apporté les deux, il m'adéfinitivement donné le coup defouet dont j'avais absolument besoin pourchanter, mais aussi pour me battre sur le planpolitique. Mes détracteurs ont compris là qu'ilsm'avaient enterré un peu trop vite.

Si cinq balles n'avaient pu avoir raison de moi,ni de mon corps ni de mon esprit, deuxbéquilles ne m'empêcheraient certainement pasd'aller de l'avant. Et mon combat restait mapriorité.

À partir de ce moment-là, chaque opérationque j'avais encore à subir, je l'ai vécue commeun espoir. En dix-huit mois, j'ai été opéréquatorze fois. Après les béquilles, je suis passéà la canne. C'était un progrès énorme quisignifiait plus d'autonomie, plus de liberté. Jecommençais à voir la sortie du tunnel. Je meforçais à marcher, malgré les difficultés, parceque j'avais envie de rattraper le temps perdu.Après tant de ces jours passés à l'hôpital, j'avaisfaim de tout. Je revivais.

Mon autre préoccupation - fondamentaleaussi - était d'amener les autorités à reconnaîtrele crime commis. Dès 1988, ma sœur Malikaavait entamé des démarches administratives. Jeprétendais obtenir une indemnisation de l'Étatpour invalidité, ce qui impliquait l'ouverture dedossiers. Naturellement, on me réclamait sanscesse de nou-

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veaux documents. Or aucun papier officiel nesignalait mes blessures, aucun procès-verbaln'existait, la gendarmerie de Michelet n'ayantjamais reconnu qu'elle avait tiré sur moi.

En 1990, la mairie de Michelet m'a invité àme produire dans cette ville. À cette occasion,une plaque commémorant la date et le lieu oùj'avais été blessé devait être dévoilée. Cetteplaque était en quelque sorte une revanche queje prenais sur le pouvoir et ses sbires - lesgendarmes - qui n'avaient pas hésité à meprendre pour cible. Le concert fut une réussite,réunissant plus de quatre-vingt mille personnes.«Honneur, fierté» : le maire de Michelet n'étaitpas avare de superlatifs à mon égard. La plaquefut inaugurée. On y avait gravé ces mots : «Àcet endroit Matoub Lounès, le chanteur engagéde la cause berbère, a été gravement blessé. »Cette plaque n'a été vu par le public et par moi-même qu'une seule fois : quelques heures aprèsavoir été posée, elle avait disparu, enlevéevolontairement ou volée, je ne l'ai jamais su.J'ignore ce qu'elle est devenue.

Quoi qu'il en soit, j'ai profité ce jour-là dusoutien de la population pour obtenir ce quim'était dû. Après le concert je me suis adressé àla foule : «J'ai quelque chose d'important à vousdemander, ai-je dit. - Tout ce que tu veux»,m'ont répondu les spectateurs unanimes. Je leurai décrit les problèmes administratifs que j'avaisavec la gendarmerie de Michelet. La foule s'estdressée : « On y va ! » Et, en effet, nous ysommes allés. Nous étions plusieurs centainesdevant la gendarmerie où nous avons fait un sit-in. Pris de panique devant une situation quimenaçait de les dépasser complètement, lesgendarmes ont réclamé du renfort. Pendant cetemps-là, je suis entré à l'intérieur du poste etj'ai exigé le procès-verbal rendant compte demes blessures. Dehors, la foule criait. Je mesuis rendu compte du risque que nous courionstous : à la moindre provocation, si un coup defeu malencontreux éclatait, ou sous n'importequel prétexte, c'était le massacre. Lesgendarmes n'auraient pas hésité à tirer dans lafoule, j'en savais quelque chose. Lecommandant responsable du poste de Micheletm'ayant

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certifié que le procès-verbal me serait envoyé dès lelendemain et bien que je sois sûr qu'il bluffait, je nevoulus pas faire durer le face à face plus longtemps.Je suis sorti, j'ai expliqué que j'avais obtenu desgaranties et chacun est rentré chez soi. Il n'y a paseu de provocation mais je n'ai, évidemment, jamaisreçu mon procès-verbal.

Peu après, j'ai décidé de porter l'affaire à unniveau supérieur. L'État a proposé de m'indemniserpar le biais de la caisse de sécurité sociale, laCNASAT algérienne. J'ai demandé à ce qu'unbudget spécial soit débloqué non seulement pourmoi, mais pour toutes les victimes et les familles devictimes, d'octobre 1988. Ce n'était pas à la Sécuritésociale à prendre en charge les horreurs dont s'étaitrendu coupable Chadli Bendjedid et songouvernement. À l'heure où j'écris, cette demandeest toujours lettre morte. Personne n'a été indemnisé.Pourtant je ne désespère pas. Je continuerai à mebattre et à réclamer notre dû. Pour moi, en tant queporte-parole de toutes les victimes anonymes d'unpouvoir qui n'a pas hésité à tirer sur la foule, il s'agitd'un problème de

conscience. En me proposant un semblantd'indemnisation, on devait penser que je mecalmerais. C'était mal me connaître. Je réclameet je continuerai à réclamer pour toutes lesvictimes de 1988. On ne peut pas effacer d'untrait cette période, les émeutes et la répressionqui a suivi. Un pouvoir fasciste a tiré sur lafoule. Si aujourd'hui nous devons affronter à laviolence intégriste, c'est parce que le FIS aparfaitement su exploiter le désarroi qui s'estemparé d'une partie de la population après cesémeutes. Les intégristes se sont engouffrésdans la brèche ouverte par la vague de violenced'octobre. Ils ont su proposer aux familles desvictimes l'aide morale ou financière dont ellesavaient besoin. C'est à ce moment-là qu'ils ontrecruté dans les quartiers les plus défavorisés etquasiment abandonnés par le pouvoir. Ce quenous récoltons aujourd'hui a été, en large part,semé en 1988. C'est une raison supplémentairepour que je ne recule pas.

De son côté, sur le front politique, leMouvement culturel berbère, véritable relais,prenait depuis 1980 chaque jour plus

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d'importance, et le Printemps berbère de même.Avec la montée en puissance des intégristes,notre revendication identitaire se trouvaitpropulsée sur le devant de la scène kabyle.

Depuis l'Indépendance, l'Algérie s'était tracéun programme de développement sur tous lesplans : Boumediene avait annoncé qu'unerévolution culturelle suivrait les révolutionsagraire et industrielle, lesquelles se sontd'ailleurs soldées par des échecs cuisants.Parallèlement, toute forme de pensée autonomerencontrait l'indifférence, sinon le rejet.Autrement dit : il fallait s'attendre àl'éradication de la dimension berbère dans notrepays.

Au lendemain de l'Indépendance, nos droitsles plus élémentaires et les richesses de notrepatrimoine culturel avaient été sciemmentignorés, sinon bafoués, prétendument poursauvegarder l'unité nationale, bâtie surl'idéologie arabo-islamique. La questionberbère a toujours été mal comprise en Algérie.Ainsi, juste après la guerre, le président BenBella répétait-il volontiers : «Nous sommes desArabes, nous sommes

des Arabes ! », coupant court de la sorte à touteautre définition de l'identité algérienne. Ondécréta le parti unique, la religion unique,l'arabe classique langue unique, alors qu'ellen'est la langue maternelle d'aucun Algérien. Unétau meurtrier étouffe un peuple déjà meurtri,écartelé entre ces deux familles que l'écrivainTahar Djaout qualifiera plus tard de « famillequi avance et famille qui recule». Le discoursofficiel est invariable. On refuse de reconnaîtrela diversité du peuple, pour, paraît-il, éviter ladivision. Par voie de conséquence, la langueberbère n'a aucune place dans l'ensemble desinstitutions algériennes et tous les textesofficiels émanant de l'État ontsystématiquement évité de mentionner le termemême de berbère.

J'avais choisi mon camp. Tahar Djaout a dità cet égard des choses remarquables, qui mereviennent en mémoire : «Le silence c'est lamort et toi, si tu parles, tu meurs. Si tu te tais, tumeurs. Alors parle et meurs. » Je veux parler etje ne veux pas mourir.

À la pointe d'un combat que j'avais toujours

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revendiqué et assumé, je me suis automati-quement trouvé amené à jouer un rôle importantau sein du MCB. Cette reconnaissance, acquisebien avant 1988, les balles d'octobre l'ontrenforcée. À partir de ce moment, j'ai joué unrôle plus actif au sein du MCB, à commencerpar le 25 janvier 1990. Ce jour-là avait lieu dansla capitale l'une des plus importantes marchesque le pays avait eu à connaître depuislongtemps. Plus de cinq cent mille personnesont défilé dans les rues d'Alger pour réclamer «Tamazight, langue nationale et officielle)».Cette marche a eu un impact énorme, elle restedans toutes les mémoires comme l'une des plusgrandes manifestations. À cette occasion, donc,je fus choisi pour remettre au président del'Assemblée populaire nationale (APN) lerapport de synthèse du deuxième séminaire duMCB. J'étais accompagné d'une délégation quime suivit dans la salle de réunion. En jetant lerapport sur la table, je dis au président : « Lisez-le, si vous avez le temps. » Il n'en croyait passes yeux. Jamais personne n'avait osé secomporter de la sorte. Hélas, le pouvoir n'a pascédé. Quant

à la délégation présente avec moi, la quasi-totalité de ses membres appartenait au Frontdes forces socialistes (FFS) de Aït Ahmed, caril faut dire que le MCB a été utilisé parfoisuniquement à des fins politiques.

Après cette marche du 25 janvier 1990, surl'insistance de mes amis, je suis reparti pourParis, à l'hôpital Beaujon, où je devais séjournerpour le rétablissement de la continuité digestive- c'est-à-dire la fermeture de l'anus artificiel - etpour le retrait du fixateur externe que je portaissur la jambe droite. À la mi-avril, les médecinsm'avaient remis sur pied. Plus de poche, plus defixateur. J'étais rétabli physiquement, mais unefois de plus très déprimé, de plus en plusnerveux. Certaines personnes me harcelaientpour utiliser ma notoriété au bénéfice de leurpropre chapelle. Je ne m'en apercevais pas àl'époque, car ce qui comptait, c'était de sedresser contre toute forme d'oppressionmenaçant notre identité. La célébration du 20avril 1990 écarta la catastrophe, même si la fêteprévue a failli se transformer en champ debataille : plus de

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deux cent mille personnes étaient présentes,certaines venues du Maroc, d'autres de Libyeet d'ailleurs. J'étais encore très malade. Je neconnaissais pas les querelles souterraines quiopposèrent les uns aux autres. Monintervention sur scène fut interprétée par unepartie du public comme une prise de positionpartisane. Dans l'assistance, le mécontentementa failli dégénérer en affrontement général. Lepire a été évité de justesse. L'Histoire jugera.

Conséquence de cette année de confusionset de convulsions : de grandes dissensions sefirent jour au sein du Mouvement culturelberbère.

Deux courants se dessinèrent : les «com-missions nationales» liées au FFS, et la«coordination nationale» liée au Rassem-blement pour la culture et la démocratie, leRCD. Entre les deux courants, je gardais unecertaine neutralité, estimant important de nepas livrer aux conflits partisans unerevendication consensuelle. Le MCB, en tantque mouvement, était indispensable. Il l'esttoujours, et même il l'est de plus en plus, car ilreprésente ce qu'il y a de plus important

pour nous Kabyles : notre identité. Depuis1980 et le Printemps berbère, il constitue le ferde lance de notre combat. Aujourd'hui, lasituation dans notre pays a transformé le MCBen mouvement de résistance, toujoursen première ligne.

Des milliers d'entre nous, nés avec lacréation du Mouvement, en font aujourd'huileur raison de vivre. Le MCB a toujourscombattu sur le terrain - combat qui continueaujourd'hui quand on voit que même la Kabylieest sérieusement menacée par l'intégrisme. Jecrois que le MCB et moi, par-delà les clivagespolitiques, ne faisons qu'un. Maintenant lerapport de force s'est d'ailleurs sensiblementmodifié. Et cela, la population kabyle en a bienconscience et peut le vérifier quotidiennement.Si, aujourd'hui, la Kabylie résiste contre ventset marées, elle représente même le seul bastionde la résistance en Algérie, c'est beaucoupgrâce au Mouvement culturel berbère.

Lorsqu'en 1991, de la Kabylie, nous avonsassisté impuissants au raz de marée du Frontislamique du salut, nous avons sonné l'alarme.Nous nous sommes mobilisés pour

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contrer l'avancée du FIS. La Kabylie, bastiondémocrate, a fait de son mieux. Pour ma part,j'ai chanté, j'ai dénoncé. À cette occasion, j'aicompris aussi que parler aux couchespopulaires arabophones de laïcité était pourelles synonyme d'athéisme. Des décenniesd'empire du parti unique ont produit ce résultat :une incompréhension entre les populationsarabophones et les Kabyles. Comment dans cesconditions parvenir à la moindre entente ? Monenlèvement l'a bien prouvé. Ce qui faisait leplus peur à mes ravisseurs, c'était évidemmentle MCB, dont ils voulaient à tout prix savoircomment contrecarrer les initiatives. ilsmultipliaient les questions : le MCB était-ilarmé, quelle force représentait-il au sein de lapopulation kabyle, pourquoi ses directivesétaient-elles aussi largement suivies... ? Si jesuis vivant, c'est également grâce au MCB et àla puissante mobilisation que le mouvement apu obtenir. La pression et les menaces que leMouvement a exercées sur les intégristes etleurs soutiens locaux ont été décisives-

J'étais plutôt resté à l'écart de la politique,

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mais les élections législatives de 1991 appro-chaient et, en découvrant ses thèmes decampagne, je partageais de plus en plus lesconvictions politiques du docteur Saïd Sadi,fondateur du Mouvement culturel berbère. Jepense qu'il est aujourd'hui l'homme le pluscourageux et le plus honnête en Algérie. Alorsque tant d'autres ont déserté le terrain politique,ont choisi de vivre en dehors de nos frontières,lui continue à se battre jour après jour. Il refused'abdiquer et de laisser vacant un espace danslequel les intégristes ne demandent qu'às'engouffrer. C'est un véritable démocrate.

Ma rencontre avec Saïd Sadi a eu lieu en1991- Ayant appris que sa mère était morted'une mort violente, je suis allé lui présentermes condoléances. U m'a reçu dans son bureau.J'étais désemparé : je m'attendais à rencontrerun homme dur, j'ai vu quelqu'un qui a pris letemps de m'écouter, de parler de messouffrances et de ce que j'avais enduré cesderniers mois - cela malgré sa peine, malgréson désarroi.

Je l'ai revu souvent. Quand il passait près dechez moi, il n'hésitait pas à venir à la

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maison même si j'étais absent. Il adorait mamère et ma mère l'adorait. Ils parlaientensemble, en kabyle, des heures durant.

Les élections législatives approchaient. Unjour, Saïd Sadi arrive à midi à la maison, à lagrande joie de tous. Je me souviens qu'il étaitvêtu d'un burnous d'une blancheur immaculée.Son directeur de campagne l'accompagnait; jeles invite tous deux à déjeuner. Au cours durepas, il m'a tenu des propos que je ne suis pasprès d'oublier : « Lounès, je t'en supplie, ne temêle pas de ces élections. Toi et les autrespersonnalités culturelles, vous êtes nos valeursstables. Ne mettons pas le feu à nos propresvaisseaux au milieu de l'océan. Songeons aurepli. Lounès, je t'en conjure, reste en dehors decette lutte fratricide. »

La campagne battait son plein. Le soirmême, le principal responsable FFS de larégion débarquait chez moi pour me harceler dequestions sous mon propre toit. « Qu'est-cequ'il est venu faire ici ? Qu'est-ce qu'il te veut ?Si tu l'appuies dans sa campagne électorale, lejeu ne sera pas équitable. » J'étais hébété par undiscours que

je jugeais absurde. Dès ce moment, j'ai com-mencé à prendre mes distances d'avec lesformations politiques. J'avais compris quecertains responsables du FFS voulaientm'utiliser, or je voulais rester totalementindépendant.

Je croyais que la chance m'était revenue. Jesortais de plusieurs mois d'hospitalisation. Jerevivais. Je remarchais, en boitillant certes,mais j'arrivais à me déplacer sans trop de mal.J'étais sorti du cauchemar.

En 1990, le destin en a décidé autrement.Pour une simple querelle de voisinage, tout ade nouveau basculé.

Une route destinée à relier les villages voi-sins au siège de la nouvelle mairie (APC) étaiten projet. Bien avant ma première hos-pitalisation, en 1988, les topographes avaientdéjà vérifié le tracé. Les responsables de lamairie m'avaient même contraint à fairedémolir une petite cabane qui se trouvait prèsde chez moi, sur un lopin de terrem'appartenant, car la route devait passer à cetendroit. Puis, en 1990, le

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tracé initial est changé. Les autorités localesdécident de faire passer la route au ras du murde ma maison, ce qui, de fait, favorisait monvoisin - lequel avait l'intention de faireconstruire un immeuble. Pendant mon hos-pitalisation, il avait soudoyé certains res-ponsables de la mairie et de la wilaya afind'obtenir la fameuse modification du tracé decette route.

Comprenant la manœuvre, je porte plainte.Avant même qu'il ne pose sa première pierre,une mise en demeure lui est envoyée. Sans entenir compte de cet avis, il décide de continuer.Quatre autres sommations lui seront adresséespar la suite. Lui continuera à bâtir, de nuit,pour mettre les autorités devant le faitaccompli.

Un matin, ulcéré par le vrombissement dumarteau-piqueur, je me rends au siège del'APC porter plainte une nouvelle fois. Deuxagents de l'urbanisme m'accompagnent sur leslieux. À leur vue, mon voisin commence àm'insulter. Ma sœur apparaît devant la porte dela maison. Mon voisin n'interrompt pas le flotde ses injures grossières en dépit de saprésence. Perdant mon sang froid, je

monte dans ma voiture pour foncer sur lui. Ilse cache derrière un pilier et mon 4x4 est arrêtépar le grillage de protection de son chantier.Les deux agents de l'APC font tout pour meretenir, m'expliquant que le voisin cherchait àme faire perdre patience. * Ressaisis-toi», merépétaient-ils. J'étais à bout de nerfs, je voyaisrouge, mon honneur était souillé par lesinsultes infamantes proférées devant ma sœur.Or mon voisin était physiquement beaucoupplus fort que moi, qui sortais de l'hôpitalaffaibli, invalide.

Je rentre chez moi, j'attrape un magnum dewhisky et je me mets à boire au goulot. Trèsvite, je fus soûl. Ma colère, loin d'être apaisée,avait encore grandi. J'attrape mon fusil dechasse, je l'arme, je sors. Et je commence àtirer en l'air. Je n'avais pas l'intention de tuer nide blesser quiconque, je voulais simplement mefaire entendre. Les jeunes du village, alertés parle bruit des tirs, accourent et je leur tends monfusil sans opposer la moindre résistance. Uneheure après, la gendarmerie arrive, bientôtsuivie de notables du village. Ils voulaient enfait apaiser tout le monde. Pour ne pas m'arrêter

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devant témoins, le brigadier me convoque à lagendarmerie avant dix-sept heures. Quand j'ysuis arrivé, mon voisin, le père de celui-ci, troisvillageois et plusieurs gendarmes étaientprésents. À peine me voit-il que mon voisinrecommence à m'insulter et m'envoie un coupde pied dans le ventre. Puis je ressens uneviolente douleur dans le bas du dos. Je meretourne pour constater que le père de monvoisin tenait une énorme dague : il m'avaitpoignardé. Je m'effondre. On m'emmène chezun médecin qui recommande mon évacuationimmédiate sur Tizi Ouzou pour explorer mablessure à l'hôpital.

Aux urgences, on nettoie la plaie, on me metun pansement. Et le médecin décide de merenvoyer chez moi sans m'avoir réellementexaminé. Diagnostic : blessure superficielle. Jem'affaisse sur mon lit. À la tombée de la nuit,des douleurs atroces m'empêchent de dormir.J'avais soif, je buvais, je vomissais et jerebuvais sans arrêt. À deux reprises au cours decette même nuit, mes amis me conduisent chezun médecin de campagne. La première fois, il

était absent. Au fur et à mesure que les minutess'écoulaient, mes douleurs s'accentuaient. Cen'est qu'à la deuxième tentative que nous letrouvons chez lui. Il était déjà trois heures etdemie du matin. Le médecin m'administre unpansement gastrique, me fait une injectionintraveineuse et me donne aussi dessuppositoires à prendre chez moi.

De retour à la maison, les douleursredoublent. Je me mets un suppositoire et jesens un filet de sang couler entre mes cuisses.J'appelle mon fidèle ami, Fodil, qui arriveaussitôt. « Fodil, le poignard m'a perforé lerectum. J'en suis sûr. » Tétais tellement malque je pleurais sur mon sort. C'était vraimenttrop pour un seul homme.

Le lendemain, me trouvant dans un étatd'extrême faiblesse, ma soeur Malikam'emmène avec l'aide de Fodil au CHU de TîziOuzou. J'étais livide. Mon ventre avait gonflédans la nuit. Le moindre effleurement étaitinsupportable. On m'envoie faire uneradiographie. Certains médecins diagnostiquentune appendicite. D'autres affirment qu'il s'agitd'une infection liée à mes

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précédentes interventions. Moi, je savais qu'iln'en était rien. Je répétais que j'avais étépoignardé, je les implorais. C'était l'été. Lechirurgien faisait du camping et il fallutattendre vingt-trois heures pour qu'il arrive.Impossible de le déranger plus tôt.

Enfin, on m'opère. J'avais développé unepéritonite. Je savais alors qu'une telle infectionpouvait me tuer très rapidement. Le chirurgienouvre, nettoie et suture, mais sans explorer lerectum.

Pendant deux Jours, les douleurs ayantpresque disparu, j'allais à peu près bien. Letroisième jour, c'est le drame. À l'intérieur demon ventre, les selles et le pus se mélan-geaient. L'intervention était un échec.

Moh Saïd et Fodil, en permanence à monchevet, se rendent compte qu'il faut intervenirtrès vite, car une fistule est en train dem'empoisonner de l'intérieur. Ils font le tour del'hôpital avec un jeune infirmier très dévoué,Smaïl, à la recherche d'un médecin. En vain.Aucun ne veut assumer la moindreresponsabilité. Moh Saïd, Fodil et Smaïldécident alors de prendre les choses en main,car ma vie est en jeu. D'eux-mêmes,

ils font sauter les points de suture. Un liquidevisqueux, mélange de sang et de pus, s'écoulede la plaie. J'avais affreusement mal mais jevenais d'être miraculeusement sauvé. TerribleAlgérie où, dans un hôpital régional, c'estl'intervention personnelle d'un infirmier aidépar mes deux amis qui rattrape les erreurscommises par un système de santé en perdition.Tous, pensant que cette nuit-là était la dernièrede ma vie, se relayaient à mon chevet, demême que ma famille totalement désespérée.C'était grave, car j'étais à bout de forces. Fodilavait laissé pousser sa barbe, ce quim'inquiétait parce que, chez nous, un hommelaisse pousser sa barbe lorsqu'il est en deuil.«Fodil, que se passe-t-il? Pourquoi cette barbe?» Il me répond tranquillement : « Ne t'inquiètepas, je n'ai pas le temps de me raser. Je suis entrain de m'occuper de ta prise en charge pourque tu partes rapidement en France. »

En effet, je savais qu'il fallait une prise encharge. Mais moi qui le connaissais bien,j'étais sûr qu'il cachait sous son activité unegrande tristesse, persuadé que j'allais mourir.

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Lorsque le directeur de l'hôpital est arrivéenfin, il s'est rendu compte de la situation et dudiagnostic erroné, hélas trop tard. La seulesolution restait mon évacuation à Paris. Unefois de plus.

Les papiers pour mon transfert, dûmentremplis, étaient entre les mains du médecinaccompagnateur. Pour une somme misérablede deux cents francs, qu'il fallait lui verser endevises à titre d'allocation de séjour, il faisaittout pour retarder mon départ. Saadia, hôtessede l'air, une amie de longue date et quideviendra trois ans plus tard ma femme, arriveà l'hôpital, affolée. À peine me voit-elle qu'elleéclate en sanglots. En l'espace de quelquesjours, j'avais énormément maigri. Mon ventreétait ouvert, on voyait mes intestins. Sur lecôté droit, j'avais un drain, qui, à Paris, seraremplacé par une colostomie. Le jour de monévacuation, les infirmières se relayaient pouressayer de placer la perfusion sans y réussir :mes veines éclataient au premier contact del'aiguille. C'était à la fois très douloureux ettrès énervant. À la dernière minute on a

décidé de me piquer à l'orteil. Sur la route deTizi Ouzou, en direction de l'aéroport, laperfusion a sauté et c'est donc sans soins,déperfusionné, que j'ai fait le voyage jusqu'àParis.

À l'aéroport d'Alger, l'attente a continué.Malgré ma soif, je n'avais pas le droit de boire.Saadia courait partout pour réclamer que l'onm'installe le plus vite possible dans l'avion.Comme d'habitude la même bureaucratie nousretardait. Saadia, qui avait signé des déchargesen son nom et devenait responsable de ce quipouvait m'arriver, était de plus en plusinquiète.

Pour la énième fois, je me retrouve àl'hôpital Beaujon. La pose de la perfusion anécessité l'intervention d'un chirurgienanesthésiste, cependant que les médecins quim'avaient accueilli refusaient de se prononcersur mon état.

Après un mois de soins intensifs et d'opé-rations, je me retrouvais, une nouvelle fois,avec une colostomie. Le cauchemar récurrent.Heureusement, pendant toute cette période demalheurs, Fodil et Saadia sont

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restés à mes côtés et m'ont énormémentsoutenu.

Après plus d'un mois à attendre une cica-trisation qui tardait à venir, la peur et la las-situde se sont emparées de moi, de même quela nostalgie des miens, cette crainte per-manente de ne plus les revoir. Je décidai doncde regagner mon pays, le ventre ouvert et lapoche sur le côté droit. Pour me raccrochercomme je pouvais à la vie, j'évoquais mes amisintimes, ma révolte, ma chanson et ma guitare.Je passais la plus grande partie de mon temps àcomposer, à me remémorer ma jeunessepassée, alors que j'avais en fait à peine plus detrente ans.

J'étais en Kabylie lorsque j'apprends qu'unmatch de football opposant la Jeunessesportive de Kabylie, le club le plus prestigieuxen Algérie, à l'équipe zambienne des RedDevils (les Diables rouges) avait lieu à Alger.Je décide d'y aller. La JSK remporte le matchpar un but à zéro. Au cours du match, alors queje me trouvais en pleine tribune officielle, mapoche éclate. Les selles se répandent dans monpantalon. Tant bien que mal, j'essaie dem'emmitoufler dans

mon burnous pour éviter que la puanteur ne sepropage. Un supplice !

Le soir, enfermé dans ma chambre, jerevoyais le film de ma vie défiler. Rien que dela souffrance. Toute cette période a été unehorreur permanente. Les journées étaientdifficiles, les nuits très sombres. J'évitais leslieux publics. Je ne voulais à aucun prix que laterrible expérience du stade se reproduise.Mais je devais continuer à vivre. Continuer àvoir du monde. C'est la raison pour laquelle jedécidai de m'envoler avec les supporters de laJSK pour Lusaka - plus de dix heures de vol -afin d'assister au match retour contre les RedDevils. La JSK ayant triomphé, le retour enKabylie fut euphorique. Nous avions avec nousla coupe d'Afrique des clubs champions.

Entre-temps l'avocat de mon voisin, profi-tant de mon voyage en Zambie, avait demandéà être reçu par le procureur de la Républiquede Tïzi Ouzou. Il exigeait la libération de sonclient, son argument était que, si j'avaiseffectué ce voyage à Lusaka, c'est

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que je n'étais pas si malade. Mon agresseur futrelâché.

Dès que j'ai appris sa libération, je me suisdirigé vers le tribunal. Fou de rage, j'aicommencé à en briser les vitres. Je n'étais plusmoi-même. La police arrive, m'arrête. On medirige vers le médecin assermenté par letribunal, qui estima que je ne devais pas êtreincarcéré, vu mon état physique. Lesmagistrats, trop souvent corrompus dans notrepays, ont tout fait pour retarder mon procès.Voulant m'infliger une lourde peine, ilsattendaient mon rétablissement. Condamné àun an de prison ferme, j'ai fait appel et j'aicontinué a me soigner. De nouveau, pour subirune intervention à l'hôpital Beaujon, je suisreparti en France. Au bout d'un mois, j'étais surpied, mais je n'étais plus moi-même. J'avaisvieilli Pourtant, je continuais tant bien que malà me battre pour l'identité amazigh quis'affirmait chaque jour davantage. Le 16janvier 1993, je suis invité à Montréal àl'occasion du nouvel an berbère. Le 20 février,je me produisais à New York. Le 13 mars,j'étais à Berkeley, en Californie. On m'y remitune

plaque récompensant mes années de lutte pourla reconnaissance de l'identité berbère. Surcette plaque, gravés en anglais, on peut lire cesmots : « L'association culturelle berbère enAmérique exprime sa profonde gratitude àMatoub Lounès pour sa haute contribution à laculture amazigh aux États-Unis. »

Quelques semaines plus tard, alors que je mepromenais le long du port de San Francisco, jepensais que, même si je me sentais bien, laKabylie me manquait énormément. Le 20 avrilapprochait. C'était le chant des sirènes. Je sautaidans un avion pour Paris et deux jours plustard, j'étais au pays. Le 20 avril 1993, je faisaispartie des milliers de marcheurs et j'ai animécomme à l'accoutumée des galas à Bougie et àTizi Ouzou. La quête de notre mémoire estdécidément plus forte que tout. Le combatavançait. Mais, sur le plan personnel, mesproblèmes restaient les mêmes.

Mon voisin et son père n'ont pas étécondamnés. Quant à moi, je fais toujoursl'objet d'une condamnation à un an de pri-

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son ferme. À n'importe quel moment, on peutdécider de me faire purger cette peine. Mesvoisins ont fini par construire leur maison. Laroute ne passe pas à côté de chez moi. J'aimême fait bâtir un puits et un abreuvoir - l'eauest rare chez nous - et ils y ont un accès directet illimité. J'ai pardonné. J'étais vivant.

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Je savais que j'étais recherché. On me l'avaitdit, des amis m'avaient prévenu, les mises engarde se multipliaient. Je recevais de plus enplus de lettres anonymes, toutes trèsmenaçantes. Dans ces lettres, on me jugeaitresponsable de tous les maux. En tant quemécréant, j'étais une cible désignée, l'homme àabattre, celui dont il faut impérativement sedébarrasser. Un danger non seulement pour laKabylie, mais aussi pour l'ensemble du pays. Àpeu près trois mois avant mon enlèvement, desaffiches imprimées avaient même étéplacardées de nuit, dans les rues de Tizi Ouzou,sur lesquelles mon nom apparaissait en touteslettres. Je savais, par ailleurs, que je figurais surun nombre important de listes d'intégristes : les

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Rebelle Rebellefameuses listes noires. J'étais condamné à mort.Ils voulaient ma peau, c'était sûr. Je n'avaisjamais voulu prendre trop au sérieux cesmenaces. Sinon, j'aurais dû quitter la Kabylie,arrêter de chanter ou rester enfermé chez moi,comme tant d'autres. Autant de chosesimpossibles. J'aime vivre. Je ne supporte pasles entraves ni les restrictions. Esprit decontradiction, peut-être. Même si ma sécuritéest en jeu, j'aime sortir, aller dans des bars, yrester jusqu'à des heures parfois avancées de lanuit - il n'y a pas de couvre-feu en Kabylie -,discuter avec les gens, prendre un verre etrentrer quand je me sens fatigué.

C’est comme cela que j'ai toujours conçuma vie d'artiste. Immergé dans la société, j'ensaisis mieux les besoins et les satisfactions.J'aiguise mon savoir par le contact direct avecles gens, dont je partage les ambitions et lespérils. Pour moi, le poète n'est pas là pourimaginer des situations ni inventer dessolutions. Son rôle consiste à rester le plus prèspossible à l'écoute de la vie, à l'exprimer leplus fidèlement qu'il peut et sait le faire, pourpermettre à chacun de

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se situer dans son milieu et se réaliser selon sesambitions. Pour être crédible, le poète ne doitpas être, comme on le prétend souvent un peuvite, un marginal. Au contraire, il doit semontrer solidaire des siens et adapter aumaximum sa vie à sa parole. L'essentiel pourmoi est de réaliser l'adéquation entre ma vie etmes idées, mon combat et mes chansons. C'esttoujours cet objectif que j'ai essayé d'atteindre.Ma vie est une recherche permanente de cetéquilibre d'où je tire ma force et moninspiration. Les gens savent, lorsque je suisparmi eux, que c'est l'ami, le copain qui est là.Chez nous, tout le monde connaît tout lemonde, depuis l'enfance. Les vieux m'ont vugrandir, les plus jeunes étaient à l'école avecmoi. Nous sommes des frères. C'est d'ailleurscette «fraternité» qui nous a permis, à nousKabyles, d'être relativement épargnés par laviolence intégriste.

J'avais appris par des gens de la région qu'àplusieurs reprises, pour me coincer, de fauxbarrages avaient été mis en place entre

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mon village, Taourirt Moussa, et Tizi Ouzou.Les faux barrages et les vrais barrages sontquasiment identiques, c'est là tout le danger carles vrais sont contrôlés par des gendarmes oudes policiers, les faux par des terroristes. Jefaisais donc en sorte d'éviter les axesprincipaux, préférant autant que possible lesroutes secondaires.

Ce jour-là, le 25 septembre, je rentraisd'Alger où j'étais allé voir mon père hospi-talisé. La pluie ne cessait de tomber, une pluietorrentielle. J'étais avec deux amis : Henni, demon village et Djamel, qui habite Michelet.Nous étions encore assez loin de chez moi et,comme j'étais fatigué de conduire sous lestrombes d'eau, nous décidons de nous arrêterdans un bar pour prendre un dernier verre. Ildevait être environ vingt heures. Nous nousasseyons au comptoir et je prends un scotch.J'étais armé, mon pistolet caché derrière mondos. Juste au moment où je referme la main surmon verre, un énorme bruit retentit à l'entréedu bar. Les portes sont poussées violemment etun groupe d'une quinzaine

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d'hommes fait irruption dans la salle. Cris,hurlements et début de panique. J'ai tout desuite compris. D'ailleurs, ils ont immédiate-ment revendiqué leur appartenance au GIA, leGroupe islamique armé. Pris au dépourvu,j'étais bloqué. Dehors, d'après ce qu'ils disaient,d'autres faisaient le guet.

Ils étaient armés : plusieurs fusils de chasse,un poignard, quelques fusils à canon scié, maispas d'armes de guerre. Rien d'exceptionnel.Tous avaient le visage découvert. Tousparlaient kabyle. Ils savaient que j'étais là parcequ'ils avaient reconnu ma voiture garée devantle bar. Que pouvais-je faire ? Ils étaienttellement plus nombreux que la moindretentative de défense aurait inévitablementtourné au carnage. Us ont commencé à fouillertout le monde sans ménagement. Arrivés à moi,ils se sont mis à me palper le dos. Du coude,j'essayais de repousser mon arme, de la faireglisser sous le pan de ma chemise.Évidemment, ils s'en sont aperçus et l'un d'euxa hurlé : « C'est lui, c'est lui !» Il était trèsénervé. Un autre m'a braqué son fusil à canonscié sur la tempe.

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J'ai pensé un instant qu'il allait tirer, car je lessavais capables de tout, Un troisième estintervenu à ce moment-là : «Arrête, c'estMatoub. » Je ne croyais pas en sortir vivant. Jepensais qu'ils allaient me tuer ou m'égorgerdevant tout le monde. Mais non. Ils m'ont faitasseoir à l'écart des autres clients. Dans le bar,personne ne bougeait, personne n'osait mêmerespirer. Un quatrième terroriste s'est approchéde moi. Son nom de guerre, je l'ai su plus tard,était Hamza. Il me dit : * Si tu t'apprêtes àmourir, es-tu décidé à faire ta prière et à dire"Allah est Grand et Mohamed est sonProphète"?» Avec tout l'aplomb dont j'étaiscapable à ce moment-là, je réponds :«Évidemment», tout en pensant : « Lounès,mieux vaut être un peureux vivant plutôt qu'unhéros mort. » Apparemment satisfait de maréponse, il se calme, pendant que les autresramassent les papiers d'identité des clients etcommencent à tout saccager. Ils confisquent lacaisse, cassent les bouteilles d'alcool et raflentla nourriture stockée. Le travail fut si minu-tieusement mené que le bar a été ravagé enquelques minutes. Après avoir violemment

menacé le propriétaire du bar, ils ont chargétout ce qu'ils pouvaient emporter dans uncamion à l'extérieur. Ce café-là était le troi-sième qu'ils détruisaient au cours de la mêmesoirée. Les expéditions continueraient, ont-ilsdit, tant que les bars s'obstineraient à servir del'alcool. C'était leur dernier avertissement. Laprochaine fois, si le propriétaire du bar n'avaitpas obtempéré, ils le tueraient. Les clients, eux,selon la loi de la Charia, seraient fouettés.

Quant à moi, ils me demandent les clés dema voiture et me font monter à l'arrière de maMercedes. Deux s'installent à l'avant, untroisième s'assoit à ma gauche, un quatrième àma droite. Le camion, bourré de terroristes,ouvre le chemin. Ceux qui avaient fait le guetportaient une cagoule.

L'enlèvement s'est opéré sans brusquerie,mais je savais qu'il valait mieux quej'obtempère à tout ce qu'ils me demandaient.C'était sans doute ma seule chance. En mêmetemps, je restais convaincu qu'ils finiraient parme tuer. Le trajet s'est effectué dans un silencepresque complet, sinon que, s'adressant à moi,l'un d'eux a eu cette

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réflexion : «C'est toi, Adou Allah, l'ennemi deDieu. » Je n'ai pas répondu, mais je savais àquoi m'en tenir. Durant tout le parcours, j'étaissurveillé de près : au moindre de mes gestes, jesentais que celui de gauche se raidissait.

Nous avons roulé un long moment, une heurepeut-être, sur de petites routes sinueuses. J'aireconnu à un certain moment Ouassif, un bourgbordé d'une rivière, au pied du Djudjura.Devant nous, le camion stoppe, nous stoppons.Ils me font descendre et on me donne un jusd'orange. Dans ma tête, tout se télescopait. Lapeur me gagnait, une peur par moments intolé-rable. Une angoisse terrible qui monte et vousétreint, à tel point que le souffle vous manque.La gorge est nouée, le cœur bat à toute vitesse.Je me répétais : «Ils vont t'abattre. Ils cherchentle meilleur endroit pour t'exécuter. »

Quelques minutes plus tard, on me faitmonter dans le camion, à l'intérieur de lacabine. La terreur m'envahit car, si nousrencontrons un barrage, un vrai, je suis fichu :c'est d'abord dans la cabine que les

gendarmes vont tirer. Les balles seront aussipour moi. Plus de deux heures s'étaient écouléesdepuis mon enlèvement : l'alerte avait dû êtredonnée, les recherches devaient commencer.Selon toute vraisemblance, on rencontrerait l'unde ces barragessur une route.

« Le Tranché » est un carrefour d'où partentquatre chemins : l'un mène à Ath Yenni, unvillage que j'aime beaucoup, très célèbre pourses bijoux kabyles; l'autre va à Tassaft, levillage du colonel Amirouche, héros de laguerre d'Indépendance; le troisième rejointMichelet et le dernier Tizi Ouzou. Arrivés à cecarrefour, ils décident de me bander les yeux.Nous roulons assez longtemps, par des routesque je devine accidentées ou par des chemins demontagne. Nous montions et descendions sansarrêt. Le camion stoppe, je descends. Lesaboiements d'un chien me font supposer quenous ne devions pas être loin d'un village. Ils meretirent mon bandeau et me disent de les suivre.Du groupe d'une vingtaine qu'ils étaient aumoment de mon enlèvement, il n'en restait quecinq. Les autres avaient disparu. Nous entamonsune

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descente dans un ravin par un chemin difficile,escarpé et glissant en raison des pluies. Lamarche m'était pénible, ma mauvaise jambe mefaisait souffrir. Chaque mètre parcouru étaitune souffrance. Ma tête bourdonnait. Dansquelques, instants, tout serait terminé.J'imaginais que cette promenade n'avait d'autrebut que de choisir un endroit éloigné pourm'exécuter et faire disparaître mon corps.Personne ne pourrait jamais me retrouver. Merevenaient en mémoire des épisodes sanglantsde la guerre d'Algérie, où pour faire disparaîtretoute trace, les Moudjahidin égorgeaient leursennemis dans les maquis les plus profonds.J'allais connaître le même sort, j'en étaisconvaincu.

Après plusieurs kilomètres de ce parcoursépuisant, je déclare : «Je m'arrête là, je refusede continuer. Je ne ferai plus un pas. Si vousvoulez me tuer, allez-y tout de suite. » Ilsm'ont répondu qu'ils n'en avaient pasl'intention. Qu'avant de prendre la moindreinitiative, ils devaient en référer à leurs chefs.Ils ont ajouté que nous étions presque arrivés etque je devais faire un dernier effort. J'airéfléchi plusieurs minutes.

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Et finalement je me suis relevé. Je n'attendaisplus rien, je n'espérais plus rien.

Encore cinq cents mètres et nous entrionsdans le camp du GIA. Nous étions au cœur dumaquis.

À gauche, à l'entrée du camp, une tentecamouflée servait de cuisine. À droite, unesorte de cabane avait plus ou moins étéaménagée. Tout autour de cet espace assezvaste, on avait creusé la terre, taillé les talus etinstallé des bâches de protection en plastiquenoir

Le premier soir de mon arrivée, ils m'ont misdans la « cuisine », m'ont donné des cou-vertures et à manger. Incapable d'avaler quoique ce soit, je leur ai demandé ce qu'ilsattendaient de moi. «Nous devons allerchercher "l'Émir" du groupe» fut la seuleréponse que j'ai obtenue. Ce soir-là, je n'ai paspu dormir. Il faisait froid, la pluie continuait àtomber. Et moi, je m'interrogeais. Qui était cet«Émir»? Probablement, le responsable dugroupe. En tout cas, ils l'avaient évoqué avecbeaucoup de respect. Vers trois heures dumatin, alerté par du bruit, des

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voix, une sorte de brouhaha confus où ons'exprimait en arabe et que j'avais du mal àcomprendre, j'ai demandé à mon gardien ce quise passait. « L'Émir vient d'arriver. » Ins-tinctivement, j'ai eu l'espoir qu'il prenne ladécision de me relâcher. Il est entré sous latente. Je m'attendais à voir quelqu'un d'âgé, unesorte de super-commandant. Or il n'avait pasplus de vingt-quatre, vingt-cinq ans. Assezgrand, barbu évidemment, il s'exprimait dansun kabyle parfait. «Incha Allah, nous parleronsdemain», et il est reparti. La conversations'était arrêtée avant même d'avoir commencé.Je n'avais pas eu le temps de prononcer lamoindre parole.

En fait, nous n'avons parlé ni le lendemain nile surlendemain. L'«Émir» avait disparu. Enmission, me dit-on. À partir de cet instant, j'aisenti que j'entrais petit à petit dans la peau d'undétenu, d'un otage à qui on ne dit rien, qui nedoit rien savoir. Surtout pas, d'ailleurs, le sortqu'on lui réserve.

Ils étaient en permanence une quinzainedans le camp, mais il y avait beaucoup de

passage. Certains arrivaient, d'autres repar-taient. Moi je comptais les minutes. Je n'avaisrien pour m'occuper, je regardais le tempss'étirer sans fin. Jamais il ne m'a paru si long.J'avais connu des moments difficiles dans mavie, des souffrances physiques terribles. Maisles choses étaient peut-être encore plusinsupportables cette fois-ci. Je ne pouvais meraccrocher à rien, ni à l'espoir d'une guérison nià ma musique. La torture psychologique étaitimmense. La solitude aussi. Pour me récon-forter, je me disais que chaque instant de vieétait un instant de gagné. L'instant suivant seraitpeut-être celui de ma mort. Elle était déjà enmoi comme un sentiment diffus. Je ne voyaispas de solution. Je ne comprenais toujours paspourquoi ils ne m'avaient pas déjà abattu. Peut-être essayaient-ils de gagner du temps? Pendanttrois jours, je suis passé par des phases ter-ribles, de l'angoisse profonde à de furtifsmoments d'optimisme sans fondement. Jemangeais très peu, et du bout des dents, desgalettes de pain qu'ils fabriquaient eux-mêmes,avec parfois de la confiture. J'avais

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très mal au ventre, des diarrhées permanentesqui ne m'ont pas quitté pendant toute la duréede ma séquestration. Je ne faisais que boire.L'eau était sale, de l'eau de pluie stagnanterecueillie dans des cuves en plastique. Il n'yavait évidemment pas de source dans lesenvirons.

J'essayais de communiquer avec mesravisseurs, de comprendre ce qui m'arrivait.Pour essayer de les amadouer, de les rap-procher de moi, je leur expliquais qu'en 1988,j'avais été victime du pouvoir. Mon corps étaitcouvert de blessures qui me faisaient encoresouffrir. Victime d'un pouvoir qu'eux-mêmescombattaient, je pensais pouvoir les faireréfléchir. Dans le même but, j'ai souvent simulédes douleurs intestinales, imaginant qu'ilspourraient prendre peur et me libérer. La ruseétait quand même à double tranchant : ilspouvaient décider de se débarrasser de moipour ne pas s'encombrer d'un malade.

Je passais par tous les états d'âme possibles.Sans raison, sans évolution de la situation,l'espoir succédait à la panique. Le pire était dene pouvoir parler sérieusement

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avec personne. Je craignais de devenir fou.J'essayais de parler avec n'importe lequel demes ravisseurs : l'essentiel était d'avoir unéchange. Il fallait briser le cercle de la peur etde l'incertitude. Quand on est coupé de tout etqu'on n'attend plus rien, l'échange est un besoinvital. Je comprends maintenant pourquoicertains otages, trop longtemps isolés, ont finipar perdre leur équilibre mental.

Le troisième jour, apparaît un jeune que jeconnaissais. Je savais qu'il avait rejoint lesintégristes et qu'il était dans le maquis depuisdéjà quelques années. Son arrivée a été unsoulagement. Nous nous connaissions assezbien. C'était un sportif de haut niveau, unjudoka, deux fois champion d'Afrique et classésixième ou septième mondial. Plusieurs fois, ilm'avait rendu visite. Il avait dormi à la maison,ma mère le recevait comme son fils. Il étaitmême venu me voir lorsque j'avais étéhospitalisé en 1988. J'ai ressenti tout à coupune immense bouffée d'espoir : tout allaits'arran-

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ger. Mais quand il s'est mis à me parler, le tonde sa voix n'était plus du tout celui que jeconnaissais. J'avais laissé un ami, je retrouvaisun maquisard sûr de son fait et déterminé danssa lutte. Ses propos m'ont glacé d'effroi :comme je réclamais son aide, l'interrogeant surmon avenir immédiat, il m'a répondu : «Lorsque quelqu'un touche à la religion, mêmes'il s'agit de mon père, cela m'est égal. Onl'exécute.» Tout espoir s'effondrait. Je n'avaisobtenu qu'un sursis. Il fallait que je me prépareà mourir. Ses paroles n'avaient laissé entrevoiraucune issue, sinon l'exécution.

La froide métamorphose de mon ami m'avaitanéanti. Comment pouvait-on passer d'un étatéquilibré à un fanatisme qui fait d'un êtrenormal une machine à tuer? Notre société étaitvraiment malade. Le basculement de mon amijudoka constituait un sombre présage, un trèsmauvais signe pour le pays. Cette terribledécouverte occupa complètement mon esprit.Pour la première fois depuis mon enlèvement,ma situation personnelle m'angois-

sait moins que le cas de ce garçon et ce qu'ilsignifiait en profondeur.

Durant cette même troisième journée, j'ai vuarriver un autre «Émir», celui de la wilaya,responsable du GIA pour la province. J'ai pucomprendre qu'il était plus important que lepremier que j'avais rencontré. Cet «Émir», àpeine plus vieux que l'autre, avait plusieursgroupes sous sa direction. Tout le mondel'attendait. Dans un silence pesant, il prit laparole et d'emblée, il s'adressa à moi : «C'est toil'ennemi de Dieu. » Je n'ai pas répondu.Ensuite, il a passé en revue tout ce qu'ils avaientà me reprocher. J'ai compris à ce moment-là quemon «procès» se préparait. En tête des chefsd'accusation, évidemment, mes chansons. «C'està cause de tes chansons que la Kabylie est entrain de sombrer dans le néant, c'est toi leresponsable. » Je n'avais donc d'autre choix qued'abandonner, je devais cesser de chanter.L'exemple, le modèle qu'ils me citaient sanscesse était celui de Cat Stevens - que tousappelaient de son nom musulman, YoussefIslam. Ce

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très grand chanteur avait décidé du jour aulendemain de quitter sa vie passée pourembrasser l'islam et rejoindre « les rangs dudjihad». Si lui l'avait fait, pourquoi moihésitais-je? Certes je perdrais mon public maisje gagnerais tellement plus : je me rap-procherais de Dieu. Leurs propos étaient d'unesimplicité sans nuance. Quoi que j'aie pu fairepar le passé, quelles qu'aient pu être meserreurs, même les plus graves, si je décidais deme repentir, de me mettre à la prière etd'adopter l'islam, le paradis m'était ouvert. Toutserait gommé, y compris, éventuellement, lemeurtre, si j'acceptais de devenir un ferventmusulman. Dieu me récompenserait. Enrevanche, si je m'obstinais dans mes erreurspassées, singulièrement si je continuais àchanter contre la religion et l'islam, j'étais perdudéfinitivement. Je ne devais donc plus porter lamoindre atteinte à la religion.

À ce propos, ils m'ont raconté une histoirequi, en d'autres lieux, aurait dû me faire sourire.Us avaient voulu tester ma popularité. Dans unvillage, ils avisent un gamin : «Au nom deDieu, viens ici...» Le gamin ne

bouge pas et rétorque : « Non, je ne viens pas.»L'un d'eux a une idée : «Au nom de Matoub,viens. » Et le gosse s'empresse de répondre :«Si c'est pour Matoub, je viens tout de suite. »Ils ont évidemment tiré toute une série deconclusions de cette petite expérience, laprincipale étant que ma popularité pouvaitprovoquer des désastres. Leur attitude, si elleétait déterminée, ne comportait pas vraimentd'agressivité. Du coup, un nouvel espoir est néen moi. S'ils me parlent de cette façon, c'estqu'ils ont l'intention de me libérer, sinon qu'est-ce que ça signifie?

Un peu plus tard, l'« Émir » de la wilaya estrevenu me voir pour continuer l'interrogatoire.Une nouvelle fois, je lui ai demandé ce qu'ilsavaient l'intention de faire de moi. Sa réponse aété plus qu'évasive : «Il faut attendre, je nepeux pas te laisser partir, je dois voir avec messupérieurs...» Chaque question, chaquedemande de précision se heurtaient au silence.Attendre ! J'attendais déjà depuis plus de troisjours ! C'était même ma seule occupation.Moralement, j'allais très mal. Je n'avais rien àfaire, il ne se passait rien, on ne me disait rien.Un matin, j'ai

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craqué et j'ai crié à mon gardien : « Ça suffit !Tuez-moi ou relâchez-moi. » Il a esquissé unvague sourire. Et plus rien.

Au soir de la troisième journée, l'«Émir»reparaît pour m'annoncer : «Nous attendonsAbou Dahdah, il va arriver. » Subitement trèsinquiet, je demande qui c'est. L'«Émir» merépond : «Le plus sage d'entre nous, il connaîtle Coran plus profondément que nous tous.C'est notre référence. Il s'occupe des affaires dejustice et de religion. »

Quelque chose d'important se préparaitdonc. J'essayais de deviner, d'imaginer. Jepensais au pire, l'angoisse revenait, poignanteet terrible. Je m'étais bien douté qu'ilspréparaient mon procès puisqu'ils m'avaientlonguement interrogé, mais je ne savais pasqu'ils attendaient le «spécialiste des affairesreligieuses».

Lentement, un très long film s'est mis enmarche dans ma tête. J'essayais de récapitulertout ce que j'avais pu dire ou faire dans le passéet qui pourrait être utilisé contre moi. Outremes chansons, il y avait mon combat, toutes lesmarches auxquelles

j'avais participé, toutes mes prises de paroles àl'occasion de meetings, de rassemblements ouchaque 20 avril, lors de la commémoration duPrintemps berbère. Chaque fois qu'unemanifestation dénonçant la violence intégristeétait organisée, j'étais en tête, ou parmi les toutpremiers. J'étais présent aussi lors de lamanifestation du 22 mars appelée par lesassociations de femmes. Le 29 juin, jeparticipais à la marche organisée à l'occasion del'anniversaire de la mort du président Boudiaf.J'avais dénoncé les deux bombes qui avaientensanglanté cette marche. Tout cela fait partiede mon combat. Et c'est à cause de ce combatque j'étais prisonnier des terroristes.

J'essayai de préparer ma défense. Que dire?J'étais gênant pour eux, très encombrant, jem'en rendais compte. Les intégristes n'avaientpas hésité à tuer ou à égorger des intellectuels,des journalistes ou de simples citoyens quin'avaient pas dit ou fait la moitié de ce quej'avais exprimé dans mes prises de position oudans les textes de mes chansons.

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Haram (péché), c'était le mot qui revenait leplus souvent lorsqu'ils évoquaient meschansons. Eux n'écoutent jamais de musique, leCoran l'interdit. Mais ils connaissaientparfaitement mes textes. J'ai pu le vérifier àplusieurs reprises. L'un "d'eux m'a même avouéqu'«avant d'avoir rencontré Dieu», il était un demes fervents admirateurs. Maintenant, les seulsfois où ils m'entendaient, c'étaitinvolontairement quand un chauffeur detransport public mettait de la musique qu'ilsétaient obligés de subir. Us répétaient quej'étais dangereux pour la société.

J'avais beau expliquer pour ma défense quela chanson était une expression que le mondepartageait depuis des siècles et que je n'avaisfait que m'inspirer des Anciens, je sentais quel'étau se resserrait. Les questions se faisaientplus pressantes, le ton plus ferme. Mon procès,à proprement parler, n'avait toujours pascommencé mais ses préparatifs avançaient. Unechose m'obsédait : à quel temps parlaient-ils demoi ? Au futur ? Au passé? Ce souci peutparaître insignifiant, mais je m'accrochais aumoindre détail. Pour être clair, est-ce quej'allais

mourir ou vivre ? Si la phrase commençait par« Quand tu vas sortir... », l'espoir renaissait.Lorsqu'ils disaient «Si tu sors», l'angoisse mereprenait. Chaque parole, chaque signecomptent en de tels moments. En l'espace dequelques secondes, je passais par toutes lesphases possibles. Mon cerveau recevait chocsur choc. Je me souviens, au troisième soir dema détention, d'avoir perçu des coups de bêche.Il était très tard. Fou de terreur, je demande àmon gardien de quoi il s'agit. Étaient-ils entrain de creuser ma tombe? Avaient-ilsl'intention de m'enterrer vivant ? Il s'est mis àrire. Nous sommes sortis et j'ai vu qu'ilsagrandissaient un espace pour installer uneautre tente.

Une autre fois, en pleine nuit alors que nousétions regroupés à l'intérieur de la casemate etque j'étais coincé, comme d'habitude, contre lemur du fond, j'ai compris qu'ils fomentaient unattentat contre le docteur Saïd Sadi. Ils parlaienten arabe classique pour que je ne saisisse pas lecontenu de la conversation. Us avaient évoquél'assassinat du président égyptien Anouar al-Sadate. L'un d'entre eux a fait

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part au groupe que deux membres de leurorganisation s'étaient portés volontaires pourêtre «kamikazes» dans l'opération qu'ilsprojetaient. Ces volontaires devaient servir debombes humaines. ils allaient se chargerd'explosifs et, lors d'une apparition publique deSaïd Sadi, ils allaient s'en rapprocher aumaximum et déclencher l'explosion fatale.Dilem, le nom du jeune caricaturiste à qui ilsvouent une haine féroce, revenait fréquemmentdans leurs conversations. À plusieurs reprises,ils m'ont demandé de leur dire les lieux qu'ilfréquentait en France. Je leur donnais desadresses fantaisistes.

Le neuvième jour, Abou Dahdah, celui quetous attendaient, arriva enfin. Les chosessérieuses commençaient. Nous étions cinqinstallés dans un abri souterrain : les deux«Émirs», le fameux Abou Dahdah et le judoka,le terroriste que je connaissais. L'abri étaitcreusé très profondément, directement sous laroche. Son atmosphère, très humide, étaitpesante. Des couvertures à moitié pourriescouvraient le sol.

D'abord, on m'a fait décliner mon identité,comme avant tout procès. Ensuite, en guise depréambule, ils m'ont demandé si j'étaisd'accord pour reconnaître que c'était moi quiavais entraîné la Kabylie dans la débauche. Jen'ai rien reconnu du tout, j'ai simplementrépondu : «Moi, je chante, c'est tout. » Endésignant un petit magnétophone posé devantmoi, ils m'ont indiqué que tous mes proposallaient être enregistrés. Alors les questions sesont enchaînées. Au début, j'essayais demodifier ma voix, car je ne voulais pas quel'on puisse utiliser cette cassette contre moi.Mais chaque fois que le ton de ma voixbaissait, ou lorsque je parlais trop doucement,on arrêtait le magnétophone. Ils exigeaient queje parle de la même façon qu'en public,clairement et distinctement. On reprenait alorsla question. Je n'ai jamais réussi à les piéger.Les questions se sont succédé pendant plu-sieurs heures, souvent très dures et trèsprécises : pourquoi je participais aux marchesorganisées contre le terrorisme; pourquoi descomités de vigilance et des groupesantiterroristes avaient été créés en

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Kabylie. Ces comités les dérangeant beaucoup,ils voulaient un maximum d'informations. Unephrase m'est restée en mémoire : « Nous avonsdepuis longtemps décidé de tuer les traîtres ettous les ennemis de Dieu, qui sont partout. Le'peuple doit nous laisser faire notre travail.»Dans le même ordre d'idées, ils m'avaientaffirmé ne pas être des assassins mais desexécuteurs; ils tuaient les gens qui méritaient demourir. Questions et affirmations alternaient.Des questions qu'ils m'avaient d'ailleurs poséesplusieurs fois auparavant, auxquelles j'avaisdéjà en partie répondu et qu'ils reprenaientméthodiquement. Comme je l'ai dit, laprincipale attaque concernait mes chansons.Pour eux, c'est l'islam que je remettais en cause.Dans mes paroles, ce sont eux que jecombattais. Ils m'ont même comparé à SalmanRushdie, cet ennemi de Dieu. Un à un, ils ontdécortiqué chacun de mes textes. «Tu as chantécela, pourquoi?... Tu as dit que le Coran était unlivre de malheur. Tu as dis "Taktabt Ihif, le livrede la misère". Comment as-tu osé toucher auCoran... Tu as dit que la religion perver-

tit tout... lu parles de Dieu sans aucun respect...Comment peux-tu écrire une chose pareille?...»J'essayais de trouver des parades, desexplications, mais je me sentais piégé. «Tu t'esattaqué aux principes fondamentaux de l'islam.Tu parle de terrorisme mais quel terrorisme ?Tu as touché non seulement au Coran maisaussi à la Sunna. » Je savais que je n'avaisaucune chance de me défendre de manière cré-dible. A propos du Coran, j'ai essayéd'expliquer que je n'avais pas d'instructionreligieuse, que je ne parlais pas l'arabe, que mesparents ne le parlaient pas non plus. « Ce n'estpas notre faute. Il n'y a pas de prêche dans lesmosquées de Kabylie, c'est la raison pourlaquelle la religion m'a échappé.» Ce n'était pastrès convaincant, mais j'essayais de gagner dutemps. Jamais je n'aurais imaginé qu'ilsprendraient mes textes un à un pour procéder àleur analyse vers par vers. Je ne m'étais paspréparé à cette épreuve. Je butais moi-mêmesur mes propres explications. Certainesréponses paraissaient hésitantes, je m'en rendaiscompte, cependant j'essayais de me

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défendre, sans beaucoup d'espoir parce quej'étais sûr que, cette fois, les choses étaientréglées, et que la cassette qui s'enregistrait aufur et à mesure du procès serait utilisée par lasuite comme une sorte de confession. Lescritiques s'enchaînaient les unes aux autres. Lachanson que j'avais écrite après la mort deBoudiaf, L'Hymne à Boudiaf, m'a valu uneinterpellation particulièrement vive : «Comment as-tu pu écrire sur ce chmata, cettesaleté? Tu ne sais pas qu'il a envoyé dix millede nos frères dans le Sud algérien, dans descamps de concentration ? » J'avais écrit cettechanson parce que je pensais que c'était lepouvoir qui l'avait fait assassiner, telle fut maréponse. Pour justifier ma présence à la marchedu 29 juin, organisée pour le second anniver-saire de sa mort, j'ai dit que j'étais là-bas, ouï,mais comme beaucoup d'autres. Il y avaiténormément de monde à cette marche. Onentendait partout les youyous des femmes. Moi,j'avais marché au milieu des hommes, desfemmes et des enfants, c'était la fête. Et puis,tout à coup, ces bombes avaient éclaté et lafête s'était

transformée en cauchemar. J'avais été moi-même projeté par le souffle de la deuxièmebombe. J'ai décrit l'horreur et la débandade quiavaient suivi les explosions, et les dizaines deblessés en sang. À cause de ma jambe abîmée,je ne pouvais pas courir et une jeune femmem'avait protégé des tirs qui avaient suivi lesexplosions. Dans la panique, personne neprêtait attention à moi. Le dos me faisait si malque je croyais avoir reçu des éclats. Une jeunefille qui m'avait vu à terre était venue vers moi,me protégeant de son corps. Je portais un tee-shirt blanc, très visible. Pour éviter de servir decible à un tireur isolé, cette jeune fille et un amiont remplacé mon tee-shirt blanc par un noir,moins voyant, avant de m'évacuer vers l'hôpitalMustapha. Une fois de plus, j'avais frôlé lamort. Eux ne changeaient pas de réponse : « Situ avais agi au nom de Dieu, au nom de l'islam,tu aurais préparé ta place au paradis. Toutes cesépreuves auraient été bénéfiques pour toi. Hi nel'as pas fait....»

Beaucoup de leurs questions concernaientaussi le Mouvement culturel berbère,

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ce que représentait le mouvement, quelle étaitsa force. Là, encore, ils ont reproché laprésence de banderoles dénonçant le terro-risme dans les marches organisées par leMCB.

Le moindre mot était* enregistré, « pourrétablir la vérité», prétendaient-ils, parce quej'étais populaire et que le peuple me croirait.Bientôt, mon procès a pris une tournure pluspolitique. On m'a demandé de m'adresser à laKabylie. Ils recherchaient moins, finalement,ma confession qu'un moyen de me manipuler,de se servir de moi. Ils voulaient faire de moi,en quelque sorte, leur porte-parole. Mais aufond, rien ne garantissait qu'une fois mon«contrat» rempli, une fois l'enregistrementterminé, ils ne me tueraient pas quand même.Le doute et l'angoisse occupaient toujours monesprit.

Forcé et contraint, je me suis donc adressé àmes frères kabyles et je leur ai dit : « Mesfrères, ces gens-là ne sont pas contre la cultureberbère. Ce qu'ils vous demandent, c'est de leslaisser vous expliquer ce qu'ils veulent. » Dansla même cassette, je

m'adresse au Mouvement culturel berbère, jedis que le MCB devrait éviter les apparte-nances politiques et n'œuvrer qu'à la défense dela langue berbère. Que ce n'est pas son rôle decombattre les intégristes. En plus j'ai promis -c'est dans l'enregistrement qu'ils détiennent -que j'allais arrêter la chanson puisque c'estharam, c'est-à-dire péché et donc interdit.

Ma vie était en jeu. Mais ma vie à moiseulement. Je n'ai pas essayé de sauver ma têteau détriment des miens. J'avais été enlevé seul.J'ai dû me défendre seul. Si des proches, desamis, des frères, avaient été pris dans le mêmepiège, jamais je n'aurais tenu un langage quiaurait risqué de se retourner contre eux. Jamaisje n'aurais essayé de sauver ma peau ensacrifiant celle des autres. Dans ce maquis,j'étais complètement seul, face à eux. Pourcombattre le péril, je n'avais que la ruse et j'enconnaissais les limites.

Aujourd'hui, cette cassette existe. Lesintégristes peuvent l'utiliser, la rendrepublique, la faire diffuser sur des radios. Peum'importe. Les gens me connaissent, ils

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connaissent ma voix, et ils sauront que j'aiparlé sous la menace, la contrainte, que jen'avais pas d'autre choix. Mourir ainsi meparaissait absurde. J'ai jugé qu'il valait mieuxtenter de survivre pour reprendre la parole.

L'interrogatoire a duré plusieurs heures,toute la journée même. Quant au verdict, il esttombé plus tard. Deux jours plus tard, en fait.

En attendant, et parce que je pensais qu'ilspourraient y être sensibles, j'ai décidé de fairela prière avec eux. Cette décision, je l'ai priseseul. À aucun moment, ils ne m'y ont forcé.C'est une sorte de réflexe d'auto-protection quia joué là; je ne voyais pas d'autres solutions.Tant bien que mal, j'ai commencé à suivre leurrituel. Comme je ne connaissais rien, j'ai apprisdeux sourates. Mon arabe était trèsapproximatif, mais j'ai suivi. Une chose trèssurprenante chez les intégristes, c'est de voir,au cours des prières, les pleurs abondants etcollectifs. Pour me mettre à l'unisson, moiaussi j'ai pleuré. D'ailleurs je n'ai pas eu à meforcer

beaucoup : il suffisait que je pense à ma mère,ma sœur, à ma femme, à mon père hospitalisé,à mes amis très chers, et les larmes venaienttoutes seules.

Le verdict a été sans surprise. Mais sansdoute pour me ménager- si bizarre que cela meparaisse -, il avait été prononcé de manièreambiguë. On m'a annoncé qu'«en principe »j'étais condamné à mort parce que j'avaistouché au «Prophète vénéré». Mais, en mêmetemps, j'ai eu l'impression qu'on redoublait devigilance envers moi. Je sentais nettement qu'ilse passait des choses que je n'arrivais pas àexpliquer. Les ravisseurs étaient de plus enplus tendus.

Pendant la majeure partie de ma séques-tration, j'ai été seul, à une exception près. Ilm'est arrivé une fois de voir un autre prison-nier, qui portait un treillis et parlait l'arabe. Àson accent, j'ai reconnu qu'il était originaire duConstantinois. Les quelques heures où nousavons été ensemble, je ne sais pas pourquoi, ilne m'a jamais adressé la parole. Cet homme -un gendarme - a été tué à dix

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mètres de moi. Je n'ai pas assisté à l'exécutionmais j'ai entendu deux coups sourds et un criétouffé. Par la suite, mes ravisseurs se sontvantés de cet assassinat, pour me faire peur oupour m'impressionner, peut-être. Évidemment,ils y ont réussi. Juste avant de le tuer, ils luiavaient intimé de se prosterner devant eux etd'implorer le pardon de Dieu. Le gendarme arefusé en disant que cet acte ne pouvait luiservir à rien puisque de toute façon ils étaientdécidés à l'exécuter. Les terroristes lui ontalors donné le choix de sa mort : « Tu veuxqu'on t'égorge ? Qu'on te tire une balle dans latête? Ou qu'on utilise un fusil à canon scié? »Le gendarme aurait dit : «Tuez-moi avec unpoignard ou une balle, pas avec le fusil à canonscié. » Ils l'ont tué avec le canon scié.

« C'était un gendarme, un représentant dupouvoir. En tant que tel, il devait mourir», c'estainsi qu'ils ont commenté son assassinat,comme pour se justifier auprès de moi.

Quelque temps plus tard, j'ai assisté à unepunition collective sur l'un des jeunes dugroupe, Sofiane. Âgé de vingt-deux ou vingt-trois ans, il avait participé directement à

l'assassinat du responsable de la sociétéd'assurance algérienne Azazga. Sa faute? Avoirmal transmis les ordres d'un groupe à un autre.Il avait, paraît-il, déformé les propos d'un «Émir». Le groupe a été réuni, moi y compris.Nous étions assis en cercle, Sofiane au milieu.Il avait reconnu sa culpabilité. À l'unanimité, ila été condamné à soixante coups de fouet. Lenombre de coups variant selon l'importance dela faute, c'est donc que la sienne étaitconsidérée comme assez grave. À défaut defouet, les terroristes ont taillé un bâton.Pendant toute la durée de sa punition, Sofianeest resté debout. Les coups devaient être portésselon un rituel parfaitement déterminé : sanstrop de violence, de façon méthodique, tout lelong de la colonne vertébrale. Le corps ne doitêtre ni dénudé, ni trop couvert. À la fin de laflagellation, le dos est strié de longues marquesrouges. J'ai su ensuite que chaque fois que l'undeux commettait une faute, le même sort luiétait réservé. La loi islamique s'appliquait danstoute sa rigueur.

Les jours qui ont suivi mon procès ont été

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extrêmement durs. À l'écart dans l'une descasemates, j'attendais. Chaque fois quej'entendais un bruit, je pensais qu'on venait mechercher pour m'exécuter. Au cours de cettepériode, nous avons dû changer de camp : unhélicoptère qui avait survolé la région risquaitde nous avoir repérés. L'«Émir» du groupe adonc ordonné un transfert. Les déplacementss'effectuaient toujours le soir ou dans la nuit.Dès le signal du départ donné, les manœuvresétaient mises en route et vite terminées. Onembarquait dans les camions ou des voituresvolées nourriture, couvertures, réserves d'eau.

Chaque fois, la technique était identique.Pour se déplacer d'un endroit à un autre, lesterroristes avaient besoin de voitures parti-culières. Ils procédaient de manière simple :dans des stations-service ou sur la route àl'entrée des villages, ils arrêtaient lesconducteurs et leur tenaient toujours le mêmediscours : « Nous avons besoin de ta voiture,nous ne te conseillons pas d'opposer la moindrerésistance. Tu ne déclares pas le vol à lagendarmerie ou à la police et dans

quelques heures tu retrouveras ton véhicule àtel endroit. » C'est généralement ce qui seproduisait. Le propriétaire de la voiture voléeretrouvait en effet son véhicule à l'endroitprévu, les clés et une somme d'argent sous lesiège du chauffeur, «en dédommagement ». Lesseules voitures qu'ils ne restituaient jamaisétaient celles qui appartenaient à l'État ou à desentreprises nationales. Lorsqu'ils voulaient s'endébarrasser, ils les brûlaient.

Lors du transfert auquel j'ai involontairementparticipé, on m'a demandé d'attendre. Je suisresté caché sous un taillis pendant une heureenviron, un bandeau sur les yeux, gardé pardeux terroristes. La voiture est finalementarrivée et nous sommes partis. Après une routeassez longue, le camp dans lequel nous noussommes retrouvés était sensiblement identiqueau premier : même précarité, même saleté. J'airecommencé à compter le temps, à guetter lesbruits, les voix.

Lors d'un autre transfert, alors que nousattendions, à l'entrée d'un village, l'arrivéed'une voiture, je n'étais gardé que par un

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seul terroriste. Cette fois, je n'avais pas debandeau. Soudain, j'entends un véhiculeapprocher. Un instant, j'ai pensé surgir dufourré où j'étais dissimulé pour essayer d'alerterles passagers. La force m'a manqué et je n'aipas pu le faire. J'y «ai souvent repensé et je i'aibeaucoup regretté. Oui, j'aurais dû faire cettetentative.

Un matin, après deux jours de pluie quasiininterrompue, le soleil réapparaît. À cetteoccasion, mon gardien m'autorise à fairequelques pas à l'extérieur du camp. C'étaitformidable, je marchais, il faisait beau. Unmoment de bonheur en plein cauchemar.Soudain, mon regard capte au loin une imagefascinante et terrible à la fois, qui reste gravéedans ma mémoire. À deux cents mètres environ,un groupe de femmes se tenait sur le versantopposé de la montagne, parmi des moutons. Cesfemmes, je les entendais, elles appelaient leursenfants. Leurs voix résonnent encore dans mesoreilles. Cette scène de la vie quotidienne,simple et banale, dans un petit village kabyle,représentait pour moi un miracle.

Entendre des voix de femmes, des crisd'enfants, des rires, c'était comme si tout à coupun souffle de vie me revenait. Pour la premièrefois depuis mon enlèvement, j'étais à l'air libreet j'avais devant les yeux une image de vie.Moi qui étais plongé dans l'enfer, poursuivi parla mort qui rôdait autour de moi sans répit, jevoyais là, juste en face, à portée de voix, letableau de la vie. J'ai failli tenter le tout pour letout. Je n'avais qu'un gardien, pourquoi ne pasessayer? Deux cents mètres seulement nousséparaient. Deux cents mètres : la distanceentre la vie et la mort. J'ai réfléchi à toute allure: je savais que j'aurais du mal à courir parceque j'étais affaibli et que ma jambe, dont l'étatétait aggravé par l'humidité du camp, me faisaitsouffrir. De plus, je ne connaissais pas du toutce maquis. Je risquais de m'y perdre et dans cecas, aussitôt retrouvé, aussitôt exécuté, j'enétais absolument sûr. Dans ma tête, j'étais déjàparti, mais en réalité je restais paralysé. La vieen face de moi, la mort à mes côtés.

Je voyais des oiseaux, les premiers depuisune semaine, et je me suis mis à rêver.

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J'étais un oiseau. J'avais des ailes et jem'envolais loin de ce cauchemar où je n'avaisque la mort en perspective. Je volais de cime encime. Inaccessible aux balles des Kalachnikov.L'idée de liberté m'enivrait. Dans ma tête, toutse bousculait. Finalement, la raison s'estimposée et, avec elle, la résignation et ladétresse. Je n'ai pas bougé. Ma mémoire gardeencore intactes les heures terribles qui ont suivices images. D'une certaine manière, ellesm'avaient permis de rêver, ce qui ne m'était pasencore arrivé.

Mais l'angoisse ne me lâchait pas. Les jourspassaient sans rien apporter de nouveau, pas lemoindre début d'espoir. Je me repliais sur moi-même, revisitant le film de ma vie. Je meparlais : « Lounès, tu es mort, tu vas mourir. Detoute façon, avec tout ce que tu as enduré dansta vie, tu es déjà mort. Qu'est-ce que tu peuxattendre de la vie maintenant? Tu as près dequarante ans. Tu as été blessé par balles, tu asreçu un coup de poignard. Combien d'annéesd'hôpital ensuite, combien d'opé-

rations? La mort pour toi, cela devrait êtrequelque chose de simple. Tu n'as aucune raisonde la redouter...» Une sorte de double avait prisforme en face de moi. Je discutais avec lui :«Tu es préparé à l'idée de la mort, maintenantessaie de l'imaginer. » Je me suis mis à étudiertoutes sortes de situations. J'imaginais qu'unpoignard me tranchait la gorge et j'essayaisd'anticiper ma réaction. «Je vais sûrement medébattre. Je ne suis pas très fort physiquement,mais je vais tenter de me défendre. » Et si onm'exécutait d'une rafale? Je me voyais face aupeloton. Non. Impossible à cause du bruit. Etme revint à l'esprit un reportage sur la guerredu Vietnam, tourné à Saigon. On voit unmembre du Vietcong exécuté devant lescaméras, en direct, d'une balle dans la tête.C'est peut-être ce qu'ils feront. C'est rapide etpeu bruyant. C'est ce que je souhaitaisardemment.

Ces étranges conversations avec mon doublem'ont beaucoup aidé. Elles m'ont permis detenir psychologiquement, de m'accrocher, de nepas sombrer complètement, malgré la tentationqui était grande,

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parce que mon esprit continuait à fonctionner.

Une fois de plus, nous avons dû nousdéplacer. Ces transferts me faisaient peur : jecraignais la réaction des gendarmes si noustombions sur un barrage. Cette fois-là, macrainte s'est confirmée. Il y a eu un accrochageentre terroristes et gendarmes, une fusillade, unaffrontement qui a duré longtemps. J'étaisterrorisé et j'ai d'ailleurs failli être tué. Plus tard,l'un des terroristes m'a dit qu'il avait tiré vingt-sept balles avec son fusil-mitrailleur. C'était un«Afghan», comme on appelle les intégristesalgériens entraînés en Afghanistan.

Lors de ce transfert, donc, on m'installe dansune voiture volée, un bandeau sur les yeux. Onme prévient : s'il se passe quoi que ce soit, tuenlèves le bandeau et tu te glisses à l'extérieurde la voiture. Au premier coup de feu, la voiturestoppe. J'arrache le bandeau, je sors et je memets à courir. Un des ravisseurs me rattrapeaussitôt, m entraîne avec lui et nous roulonsdans le ravin, quelques mètres en dessous ducœur de la

fusillade. Pendant le temps qu'ont duré les tirs,aucun gendarme n'a exploré le ravin encontrebas. À la nuit tombée, le calme revenu,nous avons marché jusqu'à un village où nousavons attendu de nouveau un long moment. Jen'ai pas reconnu ce village. Je n'avais aucuneidée du lieu dans lequel nous nous trouvions.Une voiture est arrivée, volée commed'habitude. J'y suis monté, bandeau sur les yeux,et nous nous sommes retrouvés dans un nouveaucamp. Ces multiples transferts, ces bandeauxqu'ils me mettaient systématiquement sur lesyeux, toutes ces précautions ne signifiaient-ellespas qu'ils n'avaient pas décidé de me supprimer?Il aurait été plus simple et moins dangereux poureux de m'éliminer une fois pour toutes. L'espoir,une fois de plus, a commencé à renaître en moi.

Pourtant le GIA, je le connaissais commetout le monde. Chaque jour, depuis maintenantplus de deux ans, la presse relate leurs actions,toujours plus violentes et plus meurtrières.Partout dans le pays, ces extrémistes imposentleur loi par les armes. Un

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seul mot d'ordre : tuer. Des hommes, desfemmes et même des enfants meurent chaquejour, victimes du fanatisme. Et, certains jours,l'horreur n'a même plus de limite. Depuis malibération, on m'a rapporté le cas de ces deuxjeunes filles de Blida, Zoulikha et Saïda, quel'on a voulu marier «temporairement», deforce, à des intégristes. L'une, âgée de vingt etun ans, était étudiante. L'autre avait quinze anset était lycéenne. Les deux sœurs, la mère, lepère et l'un des fils ont été enlevés après lerefus des deux jeunes filles de se soumettre.Elles ont été retrouvées début novembre prèsde Blida, égorgées. Le corps de la mère a étédécouvert quelques jours plus tard, elle aussiégorgée. Le père et son fils ont été libérés. Quereste-t-il aujourd'hui à ces deux hommes? Quelavenir? Trois femmes ont été égorgées pourl'exemple, parce qu'elles avaient dit NON.Cette famille est détruite. Lorsque la barbarieatteint une telle ampleur, que peut-on espérer?Ces femmes qui ont eu le courage de se battre,de réagir, de résister, sont maintenant desprénoms devenus des exemples pour noustous.

Combien d'enfants ont été tués, parfois enface de leur école, devant tous leurscamarades, parce qu'ils étaient fils ou filles degendarmes, ou de policiers ?

Les intellectuels, les journalistes ont été lespremières victimes d'une violence qui frappeaujourd'hui tout le monde. On leur reprochaitde penser, de réfléchir, de s'exprimer commedes esprits libres, malgré l'horreur où leur payss'enfonce un peu plus chaque jour. Ils avaientfoi en leurs concitoyens. La barbarie les afauchés. Aujourd'hui tous ceux qui refusent dedire OUI et de se soumettre sont victimes de ceterrorisme. Les étrangers, toutes nationalitésconfondues, parce qu'ils représentent une forceéconomique ou politique, sont assassinés. Laliste ne cesse de s'allonger un peu plus chaquejour. On a parlé de soixante, soixante-dixassassinats par jour en Algérie. Les chiffressont sans doute largement sous-estimés.Personne ne connaît l'étendue des ravages nil'exacte réalité des atrocités commises par cesgroupes terroristes. Le saura-t-on jamais,d'ailleurs? Depuis qu'ils ont commencé « leurguerre »

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plus de dix mille personnes, au moins, ont ététuées sur l'ensemble du territoire algérien. Ceschiffres ont été rendus publics. Je ne parle pasdes milliards perdus : les destructions d'usinesentraînent la mise au chômage forcé de milliersd'hommes et de femmes. D'autres ne vont plustravailler parce qu'ils ont peur d'être égorgés.Combien d'enseignants, des femmes le plussouvent, ont dû arrêter de travailler parce qu'ilsétaient directement menacés ? Depuis la dernièrerentrée scolaire, le français et la musique ont été« interdits » par le GIA dans plusieurs régions etnotamment à Blida, l'un de leurs fiefs. Plusquestion non plus pour les filles de participer àdes cours de gymnastique, puisque le corps doitêtre caché. Une fillette, une adolescente, ne doitpas s'exposer aux regards. Quel courage il fautaux enseignants pour continuer, malgré lesmenaces, à faire leur métier ! Pour tous ceux quibravent les interdits, le message du GIA est sansambiguïté : la mort.

Les islamistes ont réussi à faire de la terreuret de l'horreur le quotidien des Algériens. Pluspersonne aujourd'hui en Algérie

ne peut s'estimer à l'abri de leur action. Je lesavais avant mon enlèvement, et je l'ai vécuquotidiennement pendant quinze jours : ces*hommes ont le culte de la mort. Je dirais mêmequ'ils ne vivent que par cela, pour cela.

Il y a pourtant, pour eux, une sorte de hié-rarchie dans l'acte de tuer. Leur première cibleest le pouvoir, tout ce qui représente le pouvoir,parce que c'est le pouvoir qui les a privés de leurvictoire électorale. Puis, à niveau égal, tous lesopposants, les démocrates, les tenants de lalaïcité, de la démocratie. Et les femmes, toutescelles qui refusent de porter le hidjab, quirefusent la soumission. Enfin, plusgénéralement, tous ceux qui pensent.

Les intégristes n'ont pas peur de mourir, ilssont totalement déterminés. J'ai vu la façon dontl'«Émir», celui du groupe ou celui de la wilaya,leur parle. Il les galvanise, il les harangue.Chacune de ses phrasés est abondammentponctuée de versets ou de références au Coran.Il n'est pas de discours sans que le nom de Dieune soit évoqué. Pendant que l'«Émir» parle, lestroupes attendent, écoutent, boivent les parolesdu

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maître. Celui-ci est d'autant plus respecté qu'ilest toujours le premier à vouloir mourir. Ilmontre la voie aux autres, qui le suivent dansune foi aveugle.

Que le nom de Dieu soit évoqué oralementou par écrit, et les fanatiques perdent toutenotion des choses. Par exemple, ils m'ontraconté un événement qui en donne la mesure :au cours de la campagne électorale de 1991, lorsd'un meeting, le FIS avait fait installer unhologramme dans le stade du 5-Juillet à Alger. Ilprojetait dans le ciel la phrase «Allah Akbar,Dieu est grand». Tous les jeunes du groupe, sansexception, étaient persuadés que c'était la mainde Dieu qui avait calligraphié cette inscription.Personne ne m'a cru lorsque j'ai expliqué quec'était un phénomène de rayon laser. Je n'ai pasinsisté.

Leur objectif, c'est d'établir la Républiqueislamique. Pour leur idéal ils sont prêts à tout, ycompris à la mort qui ne leur fait pas peur. Jedirais même qu'au contraire ils l'appellent. Lesoir, lorsqu'ils sont réunis, ils ne parlent qued'elle. L'« Émir» les pousse à tuer. S'il le faut,dit-il, il sera le premier à

mourir. Tout ce qui est ennemi de Dieu,taghout, doit être éliminé. La mort est devenue,dans leur idéologie, un véritable culte. Au coursde la prière, par exemple, ils choisissent lesversets du Coran dans lesquels on parle le plusde la mort. Ils les psalmodient d'une mêmevoix.

Je me souviens, à ce propos, d'un jour où j'aieu très peur, parce que mes ravisseurs avaientchoisi de faire leur prière juste devant moi.Lorsque quelqu'un meurt, avant de le porter enterre, on se place devant le corps et on prie.C'est une tradition chez nous, en Kabylie. Cejour-là, je me suis dit que si cette prière m'étaitdestinée, c'est qu'elle annonçait ma finprochaine. Je leur ai demandé la raison pourlaquelle ils s'étaient regroupés devant moi. Ilsm'ont affirmé que je n'étais pas visé. J'avouen'avoir été qu'en partie convaincu : ce systèmed'intimidation leur était familier.

Comme dans une secte, ils sont conditionnésà l'extrême. On exacerbe leur haine. On lesprépare à cette mort, finalité de leur existence.L'accès au paradis, bonheur suprême, se mériteet plus ils tueront, plus

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ils auront de chance de l'atteindre. Le discoursest d'une effroyable simplicité. Et il fonctionneparce qu'on s'adresse à des jeunes perdus, laplupart du temps sans éducation. Des jeunes quin'attendaient plus rien de la société et que l'on arecrutés dansles mosquées. Le discours n'a rien de politique.Il ne s'appuie pas sur une doctrine particulière.Il n'a pour fondement que l'islam et pour seuleréférence le Coran. La démocratie, la musique,c'est kofr, impie. Dieu a dit. Le Prophète a dit...À chaque phrase, les mêmes paroles reviennent,toujours identiquement martelées.

Ils avaient une radio, pour les informations.Mais comme nous étions la plupart du temps aufond des ravins, on avait du mal à capter lesémissions. Si par hasard on réussissait à trouverune station, ils coupaient immédiatement sitôtqu'une chanson était diffusée. Une chanson, unpassage musical ou quelques notes de musiqueannonçant une émission, et la radio étaitirrémédiablement fermée, quitte à ce qu'ilsmanquent les informations qu'ils suivaientpourtant avec beaucoup d'attention.

Lorsque l'« Émir » évoque la mort, c'esttoujours en des termes très doux. Le paradisn'est que miel, torrents de lait, sucre. La mortau djihad ouvre grand l'accès à des plaisirsenfin permis. Ils se désignent eux-mêmes sousle nom de Moudjahidin, les combattants. Surterre, une seule chose les préoccupe : tuer aunom de Dieu. Tout le reste est défendu. Ils n'ontdroit à aucun plaisir. Mais le paradis les libérerade tous les interdits. Tout ce qui leur a toujoursété refusé va enfin devenir possible. Il faut doncexciter leur imagination dans cette attente.Lorsque l'un d'eux est blessé dans uneembuscade et sur le point de mourir, c'est làqu'ils deviennent le plus éloquents. Ils m'ontraconté qu'au commissariat de Michelet, l'undes leurs avait été gravement atteint au coursd'une fusillade qui les avait opposés pendantplusieurs heures aux policiers. Us ont réussi àl'emmener et à le transporter au camp.Amirouche, c'est le nom de guerre de celui quiavait été blessé, était mourant. Sentant qu'ilvivait ses derniers instants, l'« Émir» ne cessaitde lui parler, très douce-

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ment : « TU dois être heureux, ne t'inquiète pas,tu es en train de te rapprocher de Dieu. Tu serasà ses côtés dans peu de temps. Tout ce que tu assouhaité dans ta vie va enfin se réaliser. »Amirouche, pourtant, ne semblait pas trèsconvaincu. L'«Émir» a enchaîné en racontanttout ce qui l'attendait à son arrivée au paradis, etqu'il méritait parce qu'il était mort en martyr. «Une odeur se dégage déjà de ton corps. Tuexhales un parfum indescriptible car le paradiss'approche de toi. T\i vas voir : là-bas, lesfemmes sont belles. Avec une goutte de leursalive, elles créent des océans de parfum. » Il estmort quelques instants plus tard et a été enterréprès de Michelet. Mort en héros, les armes à lamain, vanté par tout le groupe pour son courage,il a aussitôt obtenu le titre de martyr. Chaquefois que l'un d'entre eux meurt au djihad, encombattant et tuant les «mécréants», le paradislui est assuré. À lui, mais aussi à soixante-dixpersonnes de sa famille.

De la même façon, lorsque quelqu'un décidede se rapprocher de Dieu, de se repentir, et qu'ilembrasse profondément la

religion musulmane, le paradis est pour luiaussi, quels que soient ses éventuels crimespassés.

Grâce à ces notions élémentaires et sim-plistes, les intégristes recrutent facilement dansles milieux criminels. Je m'attendais à de grandsdiscours, construits, structurés. J'imaginais delongues séances autour du « responsable »politique du groupe. Rien. Ils n'ont qu'un mot àla bouche : tuer. À plusieurs reprises, ils ontévoqué les assassinats commis contre desétrangers. Les puissances étrangères prêtentmain forte au pouvoir algérien. Il faut donc fairepression pour que leurs représentants quittent lepays. Chaque assassinat est revendiqué avecenthousiasme. Ceux des ressortissants françaiscomme les autres. «On a tué un mécréant,taghout. Mais qu'est-ce qu'ils foutent en Algérie? » voilà ce que l'on peut entendre lorsqu'unnom vient s'ajouter à la liste des victimes.Aucune nationalité n'a été épargnée jusqu'àprésent. Sauf peut-être les Américains, dont jepense qu'ils ont dû tous suivre les consignes deleur gouvernement et quitter le pays.

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Pendant ma détention, j'ai entendu plu-sieurs récits plus effarants les uns que lesautres. Par exemple, des bombardements devillages auraient eu lieu à Jijel, zone consi-dérée comme un fief intégriste. Les avionsauraient été des Mirage français, que l'onavait reconnus parce qu'une cocarde tricoloreétait peinte sur le fuselage... Bourrage decrâne, manipulation, tous les moyens sontbons pour pousser au meurtre.

Mais l'un de leurs plus grands bonheurs,c'est d'assassiner des représentants des forcesde l'ordre. Avec force détails, l'un d'entre euxm'a raconté comment l'« Émir » du groupeavait obtenu sa Kalachnikov, arme qu'ilconvoitait depuis de nombreuses semaines.Ils étaient une trentaine ce jour-là à tendreune embuscade. Ils décident de donnerl'assaut aux 4x4 Nissan des gendarmes, quel'on reconnaît facilement car ils sont peints envert et blanc. Attaque surprise, évidemment,et les gendarmes trop peu nombreux n'ont paspu résister longtemps. L'un d'eux, gravementblessé, était couché sur le dos, sa Kalach àcôté de lui. L'Émir» n'avait plus de balle dansson fusil. Il lui crie : « Rends-

toi, rends-toi!» Le gendarme lâche sa Kalachpleine de sang. L'« Émir » s'en empareaussitôt et, minutieusement, vide le chargeursur le gendarme, en commençant par lesjambes pour remonter jusqu'à la tête. « Sousl'impact des balles, le corps du gendarmerebondissait comme un ballon et dégoulinaitde sang. » Un ballon, c'est l'image utiliséepar mon gardien pour me décrire la scène. Ily avait dans sa voix une satisfaction certaine: « Taghout, l'ennemi de Dieu, nous l'avonstué. » Toujours ce mot, que j'ai entendu descentaines de fois. Ils n'avaient que lui à labouche. Lorsque Rabah Stambouli a étéassassiné, c'est le groupe qui me détenait quia revendiqué le meurtre. Encore un ennemide Dieu qu'ils se réjouissaient d'avoir tué.Pour eux, ce sociologue, professeur àl'université de Tizi Ouzou, militant duRassemblement pour la culture et ladémocratie, «détruisait dans ses écrits et sonenseignement la religion musulmane,falsifiait la vérité coranique». RabahStambouli était un démocrate, un militant, unvrai résistant.

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Le groupe ne fonctionne pas selon unehiérarchie particulière. Pour être «Émir», c'estassez simple : il faut avoir beaucoup tué. Ilsrevendiquent eux-mêmes un fonctionnementdifférent de celui de l'armée, parce que chezeux il n'y a pas de grade. Et aussi parce queles « responsables » sont toujours en premièreligne. Ils en tirent d'ailleurs une certainefierté. S'il faut trouver une raison quidistingue l'« Émir » des autres, c'est saparfaite connaissance du Coran. Il ne s'agitpas d'en connaître par cœur les versets, il fautsavoir répondre à n'importe quelle questionconcernant l'islam. Il faut savoir diriger lesprières. L'«Émir», pour eux, est l'incarnationdu courage, c'est pourquoi il doit êtrerespecté. Ses ordres ne sont jamais contestés.C'est lui qui organise les opérations sur le ter-rain. Le responsable du groupe qui meséquestrait n'avait pas plus de vingt-cinq anset il dirigeait des jeunes de dix-huit, vingtans.

C'est peut-être cela qui étonne et terrifie leplus : leur jeunesse. Certains sont presqueencore des enfants, parfois des

mineurs. Dans le groupe qui me détenait, il yavait deux binationaux. L'un était Marocain,il avait dix-sept ans, il était gentil, un peupaumé. L'autre était algéro-français, il n'avaitmême pas dix-huit ans. Son français étaitparfait. À son accent, je suppose qu'il devaitvenir de la région parisienne. Il m'a racontéqu'il avait été « recruté » en France dans lesmosquées. Il avait étudié le Coran et s'étaitlaissé persuader que sa place était en Algérie,son pays. La France ne représentait pasl'avenir. Le sien était de défendre les valeursauxquelles il commençait à croire, depréférence les armes à la main. Le djihadétait la seule solution. Il a donc rejoint lemaquis. Chaque fois que les autres parlaientde lui, c'était pour le citer en exemple. «Regarde, disaient-ils, il a tout quitté pournous rejoindre. Il aurait pu avoir la vie facile,il était étudiant. Avec sa double nationalité, ilpouvait faire beaucoup de choses. Il a préférévenir nous retrouver. C'est un véritableMoudjahid. » Moi, je voyais un gosse. Maisle pire, c'est que je le sentais parfaitementcapable de tuer de sang-froid. Malgré sonâge, il n'aurait pas hésité. Il

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n'avait pas encore d'assassinat a son actif, je lesavais, mais cela ne tarderait pas. Que sepassait-il dans sa tête? Quelles étaient sesmotivations? Avec ses papiers français, quepouvait-il rechercher au sein du GIA? Comme ilparlait peu, je n'ai jamais pu aborder cesquestions avec lui.

Dans ce groupe, il y avait aussi l'ancien amidont j'ai déjà parlé, le judoka, qui avait assisté àmon procès. Je crois qu'il est intéressant derevenir sur son histoire afin de comprendre cequi a pu le pousser à rejoindre les terroristes.

Ce judoka appartenait, il y a quelques années,à la Jeunesse sportive kabyle, section judo, legrand club sportif de Tïzi Ouzou. Je ne revienspas sur ses résultats sportifs. Il avait bien sûr desconvictions religieuses, mais surtout il s'est sentitrahi par les dirigeants de la JSK. Alors qued'autres, moins performants que lui, obtenaienttoutes sortes de privilèges de la part du club, luin'avait rien. Or, avec les résultats qu'il avait, ilestimait qu'il méritait d'avoir un appartement.Lorsque l'on connaît les difficultés de logementen Algérie, on sait

combien ce type d'avantage est précieux. Il s'estdonc estimé lésé lorsqu'il s'est rendu compteque d'autres sportifs obtenaient desappartements, des lots de terrains à bâtir ou deslocaux commerciaux, le tout avec la bénédictiondes autorités locales.

Pour trouver un appartement, il a dûs'installer à Chamlal, un fief intégriste. H fautdire qu'à l'époque, il était déjà proche desmilieux islamistes. Un soir, les gendarmesdécident d'effectuer une perquisition chez lui.Ils le font sortir du lit, lui passent les menotteset l'emmènent. Il avait demandé à parler uninstant à sa femme qui était enceinte. Lesgendarmes ne lui en ont pas laissé le temps.Prise de panique, sa jeune femme a fait unefausse couche. Lorsqu'il a été relâché, il est allédirectementrejoindre le maquis.

Je le connais, je pense qu'il était « récupé-rable», mais on n'a rien fait pour lui. Si onl'avait traité différemment, il n'en serait pas là.Aujourd'hui, il est évidemment condamné àmort et recherché. Pendant toute ma détention, iln'a jamais essayé de se rapprocher de moi. Il estdevenu très sûr de lui et

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Rebelle Rebelletrès dur. Alors que je comptais sur son aide aunom de notre ancienne amitié, il n'a rien tenté.Rien ne peut plus le faire fléchir, sesconvictions sont inébranlables. Pourtant,comme les autres, il est très jeune. Il était mêmeparmi ceux qui étaient venus chez moim'apporter le message du GIA adressé auMouvement culturel berbère. Quel gâchis !

Une grande partie du temps des « combat-tants » est consacré à la prière, un rituel tou-jours très bien orchestré. La première a lieu àcinq heures du matin. L'après-midi, il y en adeux, et le soir deux autres. Et les incantationsrépondent aux pleurs. Il faut pleurer beaucoup.Avec ferveur : ces larmes prouvent que lecroyant a atteint la foi suprême et qu'il est prêt àmourir. Tous attendent cette mort avec unecertaine impatience.

Leur niveau d'instruction est généralementlimité. Certains devaient être à la rue, sanstravail, souvent sans profession et sansvéritable formation. Ils sont souvent issus demilieux défavorisés, fils de familles nom-breuses. Proies faciles, endoctrinés via lamosquée, ils ont rejoint le maquis. Le pou-

voir en porte la responsabilité. Je dirai que cesont pour beaucoup des jeunes paumés, desexclus, victimes d'un système qui n'a jamaisréussi à les intégrer. Un système fondé sur lacorruption, la faillite, le gâchis. Lorsque desvoix se sont élevées dans des mosquées pourdénoncer ce régime, ce sont eux qui ont écouté.Les choses paraissaient simples, ils ont suivi.On a profité de leur faible bagage, de leurdésarroi social pour les recruter. Aujourd'hui onles retrouve dans le maquis.L'un d'eux m'a raconté qu'il avait cinq frères.Tous ont rejoint le maquis. L'aîné est né en1970. Les autres en 1972, 1973, 1974 et 1975.Un a été condamné à dix ans de prison. Deuxsont morts dans un accrochage avec lagendarmerie à Ath Yenni. Les deux dernierssont actifs dans le maquis. De la façon la plusnaturelle du monde, il m'a appris qu'il avaitencore deux frères, plus jeunes. « Dès qu'ils

auront l'âge, un coup de aux fesses, etdirection le maquis et le djihad. »

Parmi les intégristes que j'ai pu rencon-trer, à mon avis quatre-vingts pour cent

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pied

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étaient kabyles, ce qui n'a constitué qu'unedemi-surprise pour moi. Je connaissaisl'existence des maquis en Kabylie. À plusieursreprises, des amis politiques m'avaient mis engarde : « Attention, tu risques d'être leurprochaine victime. » Je n'avais pas voulu yprendre garde. Mais je crois qu'il est importantd'insister sur ce point essentiel : leur stratégieest fondée sur la terreur et la menace. Plus ilsferont croire qu'ils sont puissants et bienstructurés, plus la peur qu'ils tentent de fairepeser sur les villages sera grande. Ils exercentune pression : à nous de la contrecarrer. Si l'onne fait pas rapidement tout pour les arrêter, ilest évident qu'ils s'engouffreront dans la brèchequ'ils sont en train d'ouvrir. Us se développe-ront. U y a urgence, nous avons le devoir deréagir rapidement. On se rend compte déjàqu'ils bénéficient de soutiens dans certainsvillages. Un jour, j'ai vu l'un d'eux revenir avecvingt boîtes de lait en poudre. Théoriquement,lorsque quelqu'un achète une pareille quantitéde lait, il attire nécessairement les soupçons,surtout lorsqu'il n'est pas connu dans le village.On peut acheter,

deux, trois boîtes ; pas vingt. Pourtant, per-sonne n'a rien dit cette fois-là. Par complicité,ou peur de représailles.

Il est également de notoriété publique qu'uncertain nombres de familles puissantes de TiziOuzou aident et coopèrent volontiers. Je neparle pas de racket, je parle de coopérationvolontaire.

À part le lait que nous avons eu ce jour-là, lereste du temps la nourriture était absolumentinfecte. En fait, les terroristes utilisent tout cequ'ils peuvent récupérer. La plupart du temps,ils volent. Le jour de mon enlèvement, ilsavaient volé de la viande congelée dans le barqu'ils avaient attaqué. Au bout de quelquesjours, la viande avait commencé à pourrir endégageant une odeur atroce. Elle sedécomposait, elle attirait des nuées demouches. Eux la mangeaient en ajoutantbeaucoup de sel. Je n'ai pas pu y toucher.

Comme ils avaient également volé uncamion de beurre, il y avait des cartons debeurre partout dans le camp. Personne ne savaitquoi en faire. Moi, je mangeais du thon enboîte ou des sardines, des galettes

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qu'ils faisaient eux-mêmes, des pâtes ou duriz. Pour cuire les aliments, il fallait toujoursfaire attention, la moindre fumée pouvant lesfaire repérer. Ils allumaient leurs feux aufond des ravins.

Quant à l'hygiène, elle est épouvantable.En quinze jours de détention, je ne me suispas lavé une seule fois. Je ne parle même pasde douche, mais d'une simple toilettesuperficielle. Je n'y ai jamais eu droit. Je neme suis pas changé non plus : j'ai été libéréavec les vêtements que je portais lors de monenlèvement. Comme j'avais des diarrhéesquasi permanentes, j'ai dû me débarrasser demon slip. À ma libération, je suis rentré chezmoi couvert de croûtes, d'une saletérepoussante. J'avais des lentes et des poux.Indescriptible. Les conditions d'hygiène sontévidemment rigoureusement les mêmes poureux. Jamais de douche. J'imagine pourtantqu'ils doivent se laver de temps en temps,sinon comment la cohabitation serait-ellesupportable ? Ils ne changent que rarement devêtements. Mais il faut se dire aussi que cesnécessités corporelles, la toilette par exemple,ne constituent pas une

préoccupation essentielle. Le djihad d'abord.Leur combat, apparemment, leur suffit.L'hiver qui s'annonce - et il est souventrigoureux chez nous - ne les effraie pas. Bienau contraire. «L'hiver, l'ennemi ne s'aventurepas dans la montagne. »

Une autre surprise qui m'attendait pendantma séquestration fut de voir le peu d'armesdont ils disposaient. Je pensais qu'ilscroulaient sous les réserves de munitions. Pasdu tout. Leurs armes sont anciennes.Certaines datent même de la guerred'Indépendance ou ce sont de vieux fusils dechasse. On pense - la population kabylepense - qu'ils disposent d'un véritable arsenal.Ce n'est pas vrai. Il y avait environ trenteintégristes dans le groupe qui me détenait,parfois un peu plus, parfois un peu moins,selon les mouvements. En quinze jours, j'aivu passer devant mes yeux des fusils dechasse, des fusils à canon scié, des fusils àdeux coups, d'autres à cinq coups, troispistolets automatiques et seulement troisKalachnikov, deux avec une crosse pliante,une avec la crosse en bois.

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Lorsque l'on fait le compte, on s'aperçoit quec'est très peu par rapport à leur nombre et autype d'opérations qu'ils mènent. L'arme absoluepour eux, c'est évidemment la Kalachnikov, etpour l'obtenir, il n'y a que deux solutions : soitla prendre à un gendarme après l'avoir tué, soitmener des opérations contre des casernes etvoler dans les stocks de l'armée. Chaque foisqu'ils peuvent récupérer une arme quelque part,ils s'en vantent. Il s'agit d'une véritable prise deguerre. Mais en aucun cas, et j'insiste là-dessus,ils n'ont le niveau d'instruction et d'équipementqu'on leur prête. Concernant les armes, c'estd'autant plus important que l'on imagine, à tort,qu'ils sont capables de mener des opérations degrande envergure. À l'heure actuelle, j'ai pu leconstater de mes propres yeux, ce n'est paspossible.

De la même façon, leur niveau deconscience politique et leur discours sont trèsfaibles. Tout est fondé sur le Coran. Ils n'ontque le Coran en tête, leurs paroles se limitent àquelques phrases répétées à longueur dejournée : «Allah Akbar», Dieu est Grand,«Mâcha Allah», ce que Dieu aime.

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Avec taghout, mécréant, ennemi de Dieu, cesont les formules que j'ai entendues le plusgrand nombre de fois. À l'exception du Coran,rien n'existe. Leur temps libre est occupé àdeux activités : lire le Coran ou écouter descassettes du Coran. Leurs maîtres à penser sontévidemment Abassi Madani et Ali Belhadj,avec peut-être une préférence pour ce dernier, àqui ils vouent un véritable culte. Uneadmiration sans faille.

L'un d'entre eux, Mohamed, jeune Algéroistypique, m'a raconté qu'il suivait Belhadjpartout lorsque celui-ci officiait dans lesmosquées d'Alger. U était présent à chacun deses prêches. Pour rien au monde il n'en auraitmanqué un. Lorsque le FIS a été dissous, en1991, il a choisi la clandestinité, disant à sonpère, le jour où il a rejoint le maquis, qu'ilpartait pour l'Espagne. Lui, comme les autres, ahâte de mourir. H n'attend même que cela.

En l'écoutant, je me disais que c'était dra-matique ; pour tous ces jeunes embrigadés,parce que aucun choix ne leur était proposé,aujourd'hui, il est trop tard. Ils ont une foi

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diabolique, ils sont complètement envoûtés et,je le crains, irrécupérables.

Le FIS et le GIA font partie d'une mêmefamille, d'un même combat, ils le disentclairement. Cependant, le GIA n'hésite pas àinsulter les représentants du FIS à l'étranger -par exemple, Rabah Kebir, aujourd'hui enAllemagne, ou Anouar Haddam, réfugié auxÉtats-Unis -, les traitant de lâches et de traîtresparce qu'ils ont quitté le pays alors que d'autrescontinuent à se battre sur le terrain. Ceux qui nerejoignent pas le maquis ne sont pas dignes defoi et ne doivent pas se réclamer de leurmouvement, telle est leur conviction : «LaRépublique islamique se mérite. Dieu est notreguide, c'est lui qui nous a amenés au maquis. »

L'objectif du GIA est on ne peut plus clair : ils'agit d'imposer au pays, par tous les moyens, laRépublique islamique. À l'Algérie tout entière,donc aussi à la Kabylie, bastion de la résistancequi doit impérativement rentrer dans le droitchemin. Pour eux, depuis deux ans, la Kabylies'égare : les bars restent ouverts le soir, on yboit de

l'alcool, on y écoute de la musique. Des genscomme moi sont à leurs yeux responsables dece qu'ils appellent la «dégradation des mœurs».Le public qui m'aime, me suit et m'écoutes'écarte de Dieu. U est urgent de remédier à cetétat de choses et j'ai moi-même un rôle à jouerdans cette entreprise : être leur messager,expliquer à la population kabyle leursconvictions, leurs objectifs.

La première fois qu'ils m'ont tenu ce dis-cours, je n'y ai pas cru. Ils m'avaient préparé lesdéclarations que j'étais censé transmettre à lapopulation : les villageois devaient renoncer às'armer et à mettre en place des comités devigilance, sous peine de violentes représailles. Ilfallait cesser de les harceler et de les traquer carleur objectif était de discuter. Sinon, ils auraientrecours aux armes. La menace était claire. Je mesouviens d'une phrase, notamment, prononcéelors de mon procès : «Si les comités continuentleur action, si on nous empêche de pénétrer dansles villages, on tuera tout le monde. »

Moi, je ne répondais pas. Comment aurais-jepu leur dire que, justement, ces comités sont leseul rempart que nous avons

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contre eux et contre leur violence? La Kabylie afait ce que le pouvoir n'a pas su faire, elle a prisles armes pour repousser le terrorisme. Nospositions, nos convictions étaient, pardéfinition, radicalement opposées. Je nepouvais pas envisager une seconde qu'ils merendraient la liberté.

Et pourtant, j'ai été relâché dans la nuit du 10octobre. Deux jours plus tard, ils m'onteffectivement chargé d'un message qu'on estvenu m'apporter chez moi. Trois jeunes, dont lejudoka, se sont présentés à l'entrée de monvillage au petit matin. Trois jeunes appartenantau groupe qui m'avait enlevé et retenu pendantquinze jours. Ils sont arrivés tranquillement etrepartis de même, sans avoir été inquiétés lemoins du monde. Ce message, qui tient sur unepage et porte le tampon officiel du GIA, jem'étais engagé à le transmettre. Je l'ai fait.

Que dit ce texte? Que les intégristes ne sontpas des assassins, qu'ils veulent simplementétablir la République islamique. ils demandentaux Kabyles de mettre un terme à leuropposition et aux comités de vigilance

de déposer les armes. Plus d'effusion de sang.D'ailleurs, ils ne souhaitent pas interdireTamazight à l'intérieur de la Républiqueislamique. Mais le voile doit être porté danstoute la Kabylie. Il faut fermer les bars,interdire l'alcool. Le devoir des Kabyles est derespecter le Coran qui seul pourra les sauver.Puisqu'ils se battent contre l'État, les Kabylesne doivent pas les combattre. En fait, ilsprêchent pour l'islamisation pure et simple de laKabylie.

J'ai reçu le message en trois exemplaires, J'enai gardé un. J'en ai remis un à Ould Ali el-Lhadi, un des responsables de la coordinationnationale au sein du Mouvement culturelberbère. Le dernier exemplaire a été transmis àSaïd Khelil, secrétaire général par intérim duFront des forces socialistes et qui représente lescommissions nationales au sein du MCB. À cejour, le texte n'a toujours pas été rendu public.

Quant à moi, à mon combat, il n'y a pasd'ambiguïté : je continue. Ce ne sont pas cesquinze jours d'enfer qui me feront céder.Pendant ma détention, j'ai effectivementannoncé que je me retirerais. Ces propos ont

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même été enregistrés sur magnétophone, lescassettes le prouvent. Mais je jouais ma vie.J'ai promis, en effet, d'arrêter de chanter et demonter un commerce, même sans l'aidefinancière qu'ils me proposaient.

Aujourd'hui, je l'affirme, je le crie. Rien nepourra me faire taire. Je continuerai à dénoncerl'inadmissible. Je pense aux miens, à monpublic, aux gens que j'aime. C'est pour eux tousque je me bats, et j'assume totalement moncombat. Je ne changerai pas un mot de ce quej'écris.

H faut savoir ceci : !e jour où j'ai été enlevé,à l'instant où mes ravisseurs me poussaientdans ma propre voiture, j'étais mort. Pendantquinze jours, je n'ai rien espéré, je savais lahaine qu'ils éprouvaient envers moi, je n'avaisquasiment aucune chance de m'en sortir vivant.Des centaines de fois, j'ai imaginé la scène demon assassinat. Des centaines de fois, j'ai vécuma mort. Pendant quinze jours, j'ai voyagé aubout de l'horreur, je ne crains plus rien.

Tuer, tuer, ce mot a résonné quotidienne-ment, à m'en rendre presque fou. Eh bien, qu'ilsle sachent : ils ont réussi, si c'était pos-

sible, à renforcer ma détermination. Je porteraimon combat encore plus loin. Je me battraiencore plus fort.

Au fond du cauchemar, je n'ai connu quedeux moments heureux. Le premier, ce fut lavision de ces femmes, un jour de soleil, quireprésentaient la vie. Une bouffée de bonheur.Le second, c'est l'instant où, après un nouveautransfert, on m'a enlevé le bandeau que jeportais : je me suis retrouvé dans ce café, libre.

Depuis plusieurs jours, en effet, ils parlaientde me libérer. Il était beaucoup question dufameux message, apparemment essentiel poureux. Indiscutablement, les choses étaient entrain d'évoluer. Pourquoi ? Comment? Je ne lesavais pas, mais moi, j'avais du mal à croire àcette libération. J'avais été jugé, condamné àmort. Les jours qui avaient suivi mon procès,on continuait de me reprocher mes chansons etmon engagement, on me traitait de mécréant,d'ennemi de Dieu. À plusieurs reprises, onavait mentionné mon passage sur ARTE où, aucours d'une émission spéciale consacrée

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à l'Algérie, j'avais déclaré que je n'étais ni arabeni obligé d'être musulman. Avaient-ils vul'émission? Sans doute pas, mais mes proposleur avaient été rapportés et cette seule phrasesuffisait à me faire condamner à mort. Malibération était impensable.

Il était assez tôt, ce jour-là, lorsque une foisde plus, on me poussa dans une voiture. Sans unmot, sans une explication. La veille, j'avaisentendu parler de libération, sans y croire uneseconde. Jamais jusqu'à ce jour ils n'avaientlibéré un otage. Jamais ils ne laissaient de tracederrière eux. Et je serais le premier?

Mous avons roulé une grande partie de lajournée. Puis nous nous sommes arrêtés, et onm'a ôté le bandeau. Nous étions à Ath Yenni.J'ai vu le village, le café maure, des genspartout. Soudain, j'ai pris conscience de laréalité. Un bonheur intense m'a envahi.Oubliée, la fatigue. J'avais l'impression derenaître. J'étais vivant. Et je retrouvais enfin lesmiens.

À l'intérieur du café, les cris de joie faisaientun brouhaha énorme. Trois terroristes étaiententrés avec moi, arme au

poing. Ordonnant aux clients de ne pas bouger,ils ont ramassé toutes les pièces d'identité,déchiré les jeux de cartes, confisqué lesdominos éparpillés sur l'une des tables. Et nousavons entendu ces paroles inouïes : « Noussommes le GIA. C’est nous qui avons enlevéMatoub. S'il lui arrive quelque chose à partir demaintenant, c'est vous qui en serezresponsables. Jusqu'à ce qu'il rentre chez lui,vous répondez de cet homme. »

J'étais abasourdi. J'ai demandé un café.Comme il n'y avait pas de téléphone, j'ai donnémon numéro à quelqu'un qui est allé prévenirma famille. Malgré mon épuisement je n'avaisqu'une envie : serrer dans mes bras ma mère,ma sœur, ma femme, mon père. Autour de moi,les gens riaient, pleuraient, c'était la fête dans lecafé. On voulait que je reste dormir sur placecar il était déjà tard et la route qui me séparaitde mon village assez longue. J'ai refusé. Je vou-lais absolument, malgré la fatigue et les kilo-mètres, rentrer tout de suite à la maison.

Pendant qu'on me raccompagnait, chez moi,les villageois étaient arrivés de toutes parts, lafoule grossissait à vue d'œil devant

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ma maison. Sans savoir encore si ma libérationétait réelle, la fête avait commencé bien avantmon arrivée. À Tizi Ouzou - on me l'a racontéplus tard -, les rues étaient en folie, les genschantaient, criaient. Certains tiraient des salvesde joie. Les femmes hurlaient et lançaient leursyouyous. Des magnétophones, des amplis ontété installés sur les balcons : de partout, onn'entendait plus que mes chansons dans la nuit.

La nouvelle s'est répandue très vite enKabylie : à Bougie, à Bouira, dans tous lesvillages, les mêmes scènes de joie se repro-duisirent.

Le lendemain, dans mon village de TaourirtMoussa, il y avait encore des centaines depersonnes massées à ma porte. Des haut-parleurs diffusaient mes chansons dans toutesles rues et les gens dansaient, chantaient. Lesfemmes étaient toutes vêtues de leur robestraditionnelles, ces mêmes robes que lesintégristes veulent tellement remplacer par lehidjab. Tout était superbe, inattendu,indescriptible.

Il faisait très beau. Désemparé devant de siextraordinaires démonstrations de joie,

j'ai quand même pris la parole de ma terrassepour leur dire merci. Merci d'être là. Merci dem'avoir libéré - parce que ce sont eux, lesmiens, qui m'ont, en réalité, libéré. Les motsétaient difficiles à trouver, j'étais terriblementému et je ne réalisais toujours pas vraiment cequi m'arrivait. Le téléphone sonnait sans arrêt.On appelait de partout, de tout le pays, maisaussi de l'étranger. Certains pleuraient de joie autéléphone, des familles entières voulaient meparler. Ils n'y croyaient plus, disaient-ils. Moinon plus, franchement.

J'ai reçu des témoignages extraordinaires. Unami m'a raconté que sa mère, très pieuse, avaitcessé de faire sa prière du jour de monenlèvement. Elle n'a recommencé qu'à l'instantoù j'ai été libéré.

Les terroristes m'ayant rendu les clés de mavoiture en m'expliquant où elle se trouvait, desamis à moi sont allés la chercher et ils l'onttrouvée, en effet, à l'endroit indiqué : depuis lejour de mon enlèvement, elle n'avait pas bougé.Personne, pourtant, n'avait réussi à la retrouver,même pas les

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gendarmes. Je me demande si les recherchesont été menées sérieusement ou si, plutôt, onn'a rien fait parce qu'on me croyait mort. Lesterroristes m'avaient également rendu monargent - quarante-sept mille dinars.

Dans les jours suivant ma libération, j'ai pusavoir comment on avait réagi à monenlèvement et quelles actions avaient été misesen œuvre. D'abord, un ultimatum de quarante-huit heures avait été lancé au GTA dès lelendemain de ma disparition. Deux jours plustard, l'ultimatum était levé aussiprécipitamment qu'il avait été lancé. Dans lamême semaine, des informations émanant desources policières assuraient que j'étais vivantet que je reparaîtrais bientôt. Toutes cescontradictions ont contribué à renforcer laconfusion de la population, et à alimenter lesspéculations les plus diverses jusqu'audénouement.

Le 2 octobre, au cours d'une marcheorganisée à l'initiative du MCB à Tizi Ouzoupour exiger ma libération, les dizaines demilliers de personnes présentes ont entendu mamère lancer un appel pour réclamer

qu'on lui rende son fils «vivant ou mort». Aumême moment, la foule scandait : « Matoub oule fusil ! » Repris à la radio kabyle, l'appel dema mère a bouleversé lepays.

Malgré les difficultés et les fausses infor-mations, le Mouvement culturel berbère estresté très actif. C'est sans doute essentiellementà lui que je dois d'être vivant aujourd'hui. OuldAli el-Lhadi, l'un des responsables de lacoordination nationale, n'a pas cessé de sedémener, multipliant les initiatives. De leurcôté, les villageois ont organisé eux-mêmes desbattues dans le maquis, à ma recherche. Ilssavaient certainement que, s'ils rencontraientdes terroristes, ils seraient aussitôt tués. Lerisque ne les a pas arrêtés. En fait, il ne s'estpas passé un jour sans qu'on organise quelquechose en ma faveur, sans qu'on lance unenouvelle recherche.

Maintenant que je pouvais apporter quelqueséléments en décrivant le peu que j'avais vupendant ma détention, on a fini par repérer undes endroits où on m'avait retenu pendantquinze jours. Nous nous

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sommes rendu compte, mes proches et moi, quele lieu de cet enfer n'était qu'à quarantekilomètres de chez moi. Quarante petitskilomètres de Taourirt Moussa. Incroyable.Actif, le Mouvement culturel l'a donc été, et demanière permanente, même s'il n'obtenait pastoujours le succès espéré. Le jour de monenlèvement, par exemple, un match de footballétait prévu. Un ami est allé trouver la JSK pourdemander aux responsables du club d'annuler lapartie. Refus. Il a proposé alors que les joueursportent un brassard noir à la mi-temps. Nouveaurefus. Ou les responsables ne se sentaient pasconcernés, ou ils craignaient d'éventuellesreprésailles. Ils ont souvent manqué de courage.La preuve : je leur avais demandé de sponsoriserle Mouvement culturel berbère lors d'un matchimportant qui les opposait à l'US Chaouia, unclub berbère des Aurès. Leur refus a étécatégorique, sous prétexte que le danger étaittrop grand. Le danger terroriste, bien sûr. Lesdirigeants de la JSK, à mon sens, ne sont pasréellement sensibles à la cause berbère.

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La santé de mon père n'était pas bonne. Àl'hôpital où il avait été transporté pour uneopération, tout le monde lui avait caché monenlèvement : le moindre choc émotionnelrisquait d'aggraver son état. Pendant quinzejours, on l'avait empêché, lui qui est un grandlecteur de journaux, d'en ouvrir un seul. Un jour,quelqu'un lui a apporté des pommes,enveloppées dans du papier journal. Il a jetéaussitôt les pommes pour s'intéresser au journal.Une infirmière qui passait lui a arraché lefeuillet des mains, prétextant qu'il n'y avait riend'intéressant à lire. Il paraît qu'il était très encolère et que, d'ailleurs, il se doutait de quelquechose.

Ma libération pose un certain nombre dequestions. Certains, je le sais, ont prétendu queje n'avais jamais été enlevé par le GIA. Ceux-là,je les méprise, je n'ai rien à leur dire et encoremoins à leur donner des justifications.

Je crois, moi, que, les terroristes m'ontrelâché parce que leur objectif est de fairebasculer la Kabylie dans le chaos. En me tuant,ils se mettaient la population à dos.

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Pour une fois, ils se retrouvaient face à desgens aussi déterminés qu'eux. Moi, je ne lesavais pas. Si j'avais pu imaginer une seuleseconde le combat que les miens menaient pourobtenir ma libération, j'aurais gardé courage.Finalement, mes ravisseurs ont compris qu'ilsne pouvaient rien contre une telle mobilisation.Ma libération est un échec, leur premier échec.Je n'ai pas été libéré en trois ou quatre jours. Ilen a fallu quinze, signe que les choses n'ont pasdû être faciles dans leur propre camp. On peutimaginer les concertations, les tractations quiont dû agiter leur hiérarchie politique etmilitaire.

Les terroristes ne m'ont pas libéré parce quej'ai accepté la prière. Ni parce que j'ai déclarésur cassette enregistrée que j'arrêterais dechanter - une cassette qu'ils ont d'ailleurscommencé à faire circuler dans le pays. Ils nem'ont pas libéré non plus pour remettre le textede leur message au Mouvement culturelberbère. Évidemment non. Je ne suis pas naïf.Les terroristes m'ont libéré parce qu'ilsn'avaient pas d'autre choix. Ils m'ont libéréparce que, pour une fois, ils ont

eu peur pour leurs proches et leurs alliés. Pourla première fois, une région entière s'étaitmobilisée, armes à la main, et entendaitdémontrer qu'elle ne céderait pas auxintimidations. Pour la première fois, unepopulation se dressait pour dire non, dans unmouvement d'une exceptionnelle ampleur.

Si aujourd'hui, je me sens plus fort, plusrésolu que jamais, je le dois à tous ceux qui ontrendu possible ma libération. À tous ceux et àtoutes celles qui ont aidé les miens et mafamille, durant ma captivité, je dis merci.

Aujourd'hui, je me sens des responsabilitésparticulières envers eux. C'est à eux que je doisma vie, mon nom, ma popularité. Je n'ai pas ledroit de les décevoir, de les tromper. Meschansons, ma musique, mon combat serontencore plus forts. Je les leur offre. Ils sontaujourd'hui ma raison de vivre.

Ma richesse.

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CONCLUSION

Suis-je différent aujourd'hui? Cette question,on me l'a posée à maintes reprises depuis que jesuis sorti de l'enfer. La réponse est oui,évidemment. Quand on a vécu pendant quinzejours cette angoisse permanente, menacé d'unemort qui rôde sans cesse autour de vous et quimenace de frapper à tout moment, on ne peutpas en sortir indemne. Le film de maséquestration passe et repasse dans ma tête sansarrêt, avec ses images très dures, violentes,désespérées.

Depuis ma libération, mon comportement achangé, indiscutablement. J'étais nerveux, je lesuis davantage encore aujourd'hui. Il m'arrived'avoir des bouffées d'angoisse incontrôlable,pendant lesquelles je ne me rends plus vraimentcompte de ce

que je fais. Je peux même être violent. Je nem'en aperçois qu'après, lorsque le mal est fait.Je ne veux pas dire que j'ai envie de prendre unfusil et de tuer tout le monde. C'est tout à faitautre chose. Par exemple, brusquement, jem'emporte sans raison apparente. Dans cesmoments-là, j'ai l'impression qu'il y a undouble personnage en moi. Un Lounès que jeconnais, avec lequel je vis depuis trente-huitans, et un étranger que je découvre depuis malibération.

Je n'ai pas mesuré immédiatement l'étenduedes dégâts, parce que c'est d'abord l'euphoriequi a régné. Ma maison ne désemplissait pas.C'était la fête, la joie des retrouvailles avec mafamille, mes amis. Je recevais des témoignagesde soutien de partout. J'étais sollicité departout. J'ai vécu pendant plusieurs jours surune espèce de nuage. Bien que fatigué, éprouvéphysiquement, j'étais heureux, incrédule et ravidevant l'ampleur du mouvement de solidarité.Les articles parus dans la presse nationale etinternationale m'ont donné l'impression d'êtreimportant. Il y en avait tellement, certains trèsémouvants, que j'en

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éprouvais une sorte d'orgueil. J'étais commedopé, je racontais ce que j'avais vécu, tous lesmoments d'angoisse. Je multipliais mesanalyses du GIA, de ses forces et de ses fai-blesses. Je parlais beaucoup.

Mais ensuite, lorsque je me suis retrouvéseul, les choses ont commencé à se compliquer.Mes amis insistaient énormément pour meconvaincre de quitter la Kabylie. Tout ensachant au fond de moi que c'était une folie derester dans mon pays, je n'arrivais pas à medécider. Mon pays, mon village, ce sont mesracines. J'étais sûr que je m'en sortirais mieuxau milieu des miens, en Kabylie. Mais j'étaisconscient, en même temps, que je n'aurais pasune deuxième chance : si je retombais auxmains des intégristes, cette fois, ma mort étaitassurée. Donc, j'ai dû prendre la décision,terriblement douloureuse, de quitter ma chèreKabylie. Je n'avais pas le choix.

En France, je me suis toujours senti perdu,privé de ma base, de mes références. Depuismon arrivée fin octobre, bien que je soisentouré par de nombreux amis, la déchirure esttoujours ouverte. Même ma

femme, qui travaille en France, n'a pu comblerle vide que j'ai ressenti d'emblée. Je me suisretrouvé confronté à moi-même. L'euphorie dela libération a fait place à un état de profondenervosité, une sorte de stress. Dans cesmoments-là, tous les efforts que je peux fairepour me contrôler sont inutiles. Le sentiment desolitude m'envahit, intolérable, et je revis lesmoments les plus pénibles de ma détention. Lapeur prend le dessus, impossible alors de meraisonner et de me calmer seul.

La dernière fois que j'ai eu une crise de cettenature, ma femme a dû faire appel à unmédecin en pleine nuit. Il était trois heures dumatin, je prenais un bain. Soudain, j'ai eul'impression d'étouffer, je ne pouvais plus medétendre ni retrouver une respiration normale.Le médecin a dû me faire une piqûre deValium. Ces accès de panique reproduisentexactement, en fait, ceux que j'ai vécus dans lemaquis. C'est la panique de la mort imminente.

Je la ressens tout spécialement au momentde me coucher. C'est une épreuvequ'aujourd'hui encore, plusieurs semaines

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après ma libération, je redoute. Je me réveilleplusieurs fois par nuit, souvent dans un état denervosité extrême. Pourtant, je préfère éviter lessomnifères. J'ai été consommateur de cachetsplusieurs fois dans ma vie, je ne veux pasretomber dans cette dépendance aujourd'hui.

Pour l'instant, je tiens, en dépit de cescauchemars récurrents où je me vois enfermé,baignant dans des mares de sang. Je n'ai pasvoulu voir de psychiatre, ni être traité au sensmédical du terme* Je vois des amis médecins, jediscute beaucoup. Je crois, effectivement, àl'importance de la parole, mais je n'ai pas enviede me confier à n'importe qui. Le travail de«débriefing» - pour employer le mot technique -, je le fais moi-même, avec des proches, et jecompte sur le temps.

Du reste, la meilleure des thérapies, c'estpeut-être ce livre. Ce livre et ma musique, meschansons. Le 18 octobre, une semaineexactement après ma libération, j'ai composéune première chanson, suivie d'une deuxième lelendemain. Ce n'est pas un hasard. Ellesexpriment tout ce que j'ai res-

senti durant mon épreuve, avec des mots quirappellent, si besoin en est, qu'en dépit de ceque j'ai pu vivre, mes sentiments restent lesmêmes, qu'en dépit de ce que l'on m'a fait subir,je ne capitulerai pas. Ces deux textes sontessentiels : ils disent non à la soumission, non àl'arbitraire. Le premier explique mon refus de lareligion et le mal que, danscertaines conditions, elle engendre. Les versetsdu Coran, psalmodiés des heures durant pendantma captivité, résonnent encore dans mamémoire. On tue au nom de cette religion, j'aivoulu le redire. Je proclame aussi que mon paysest gravement menacé si l'on ne réagit pas trèsvite. Sur ce sujet, l'inspiration m'est venuefacilement : c'était, je l'ai compris après, unemanière de répliquer, de prouver que ma poésieest plus forte que n'importe quelle épreuve. Lesecond texte est un poème dédié à la mémoired'un ami très cher, mort il y a quelques semainesd'un arrêt cardiaque. C'était un militant, undémocrate. Le combat qu'il a mené toute sa vie,nous le continuerons, je le promets. Depuis qu'ilest mort, beaucoup d'autres l'ont rejoint, ma

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chanson le rappelle. Notre courage n'est pasentamé, son combat, le nôtre, nous le pour-suivrons.

Mes textes sont autant de confessions. Aulieu de chercher l'aide d'un prêtre dans uneéglise, ou d'un psychiatre dans un cabinet, jeme suis confié à l'écrit, à la poésie. C'est mondomaine, la seule façon de me libérer.

Mes premiers lecteurs ont vu dans ces textesune maturité, une perspective élargie de moncombat. Mieux que moi, ils sont juges de monévolution. Ce que je sais, c'est qu'une forcenouvelle m'a poussé, que ces chansons ont étéécrites avec une rage redoublée. Si ellesexpriment encore mieux mon engagement, j'ensuis heureux et fier.

Aujourd'hui, je suis obligé de modifier moncomportement. Je sais que je suis en sursis : lapression populaire m'a sorti du cauchemar; laprochaine fois, mes ravisseurs auront ma peau- et sans m'avertir, j'en suis sûr. Pourtant, je ledéclare haut et fort : je n'ai pas changé. Jen'encouragerai jamais des assassins, des êtresqui tuent aveuglément au nom de l'islam. Jesuis donc plus que jamais cible désignée. Cequi les

gêne énormément, c'est que ma popularité s'estétendue encore après l'affaire, et cettesympathie nouvelle est un désaveu pour eux,une sorte de défi à leur violence. Je reçois deslettres du monde entier. On a entendu parler demon enlèvement partout. Je m'en rends comptedans la rue, ici, en France. Lorsque je croisedes Américains, des Anglais, des Espagnols,des Maghrébins, ils viennent à moispontanément et me parlent. Conséquence : jesuis de plus en plus en danger. Avant monenlèvement, je me savais visé par les intégristeset le pouvoir algérien. Désormais je suis sous lamenace de l'Internationale intégriste. Aumaquis, on m'a bien prévenu : « Si tu nerespectes pas tes engagements - arrêter dechanter, entre autres -, nous te retrouveronspartout, où que tu sois. Nous te poursuivronsdans le monde entier. Il n'y aura aucun lieu surla planète où tu pourras te sentir en sécurité. »Il ne faut pas négliger un tel avertissement.Avec leur absence de scrupules et l'étendue deleurs réseaux internationaux, lorsque ces gensprofèrent une menace, ils la mettent généra-lement à exécution, ils l'ont déjà prouvé.

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Mais moi, je l'affirme, je ne céderai pas. Jecontinuerai à chanter, à me battre contrel'intégrisme. Je ne suis ni arabe, ni obligé d'êtremusulman. C'est peut-être la phrase qui m'acondamné à mort, c'est aussi celle, justement,qui résume le mieux mon combat. Tant que l'oncontinuera de piétiner mes convictions, jecontinuerai à me battre. Ce combat, je ne leconçois que chez moi, en Algérie. Dès quej'aurai retrouvé mon équilibre, je rentrerai. Pourl'instant, je travaille. U y a huit ans que je neme suis pas produit sur une scène parisienne,j'ai donc décidé de faire une série de concerts.Aussitôt après, je repartirai pour la Kabylie,dont je ressens très fort le manque. Je ne mesens vraiment chez moi que lorsque jem'enfonce dans les profondeurs du maquiskabyle. Mon rapport avec la Kabylie est trèscharnel. Mon environnement, mon quotidien,ce sont les montagnes du Djudjura, mon vil-lage, mes amis, les vieux avec lesquels je parledes heures durant, les jeunes avec lesquels j'aides conversations faites de petits riens. LaKabylie me manque. Pour l'instant,

je me sens douloureusement coupé de mesattaches.

Peut-être même rentrerai-je plus tôt queprévu. Inutile de dire que je prendrai toutes lesprécautions, car je n'ai pas l'intention dem'exposer inutilement. Même si j'adore lescafés, je les fréquenterai moins. Dommage,d'ailleurs : nos cafés sont des lieux tellementplus conviviaux qu'en France. On y restependant des heures, qu'on consomme ou pas, ony joue de la musique. D'autre part, il me faudraune arme pour me défendre. Si l'État ne medélivre pas l'autorisation, je m'en passerai. Lejour de mon enlèvement, j'avais sur moi un 9mm, qu'on m'a soustrait, évidemment. Mais jene serai plus jamais pris au dépourvu comme cejour-là, où je n'ai rien pu tenter. En kabyle, nousavons un dicton : « Celui qui a été mordu unefois par un serpent craint même la vieille corde.» Je me méfierai donc de toutes les vieillescordes. Il me faudra redoubler de prudence dansmes déplacements, car je refuse de rester cloîtréchez moi, prisonnier entre quatre murs.

J'évoquais tout à l'heure cette maturité

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que j'ai le sentiment d'avoir acquise au cours deces quinze jours de cauchemar. Elle doit êtreréelle car, avec le recul dont je suis capableaujourd'hui, je me sens plus fort. Est-ce l'effetde l'immense soulagement apporté par malibération? Ou de ces réflexions menées au longde ma séquestration, au cours desquelles j'aianalysé mes engagements, mes prises deposition et mon combat ? Peut-être les deux à lafois. Quoi qu'il en soit, une force nouvellem'habite. Il y a encore peu de temps, je limitaismon combat à la Kabylie. Maintenant, je penseà l'Algérie dans sa totalité, au malheur quirisque de dévaster le pays. Je dois apprendre àme battre pour la société algérienne dans sonensemble. Les témoignages venus de partout,de Tlemcen, d'Annaba, d'Oran, la chaleur qu'ilsdégageaient, les encouragements qu'ilscontenaient m'ont fait profondément réfléchir.Ce n'est pas suffisant de se battre pour soilorsque le destin d'une nation est en jeu. Cepeuple mérite que l'on se sacrifie pour lui. Ensomme, je pourrais presque dire que je nem'appartiens plus : ce nouveau souffle de vie,cette résurrection,

tout ce que je dois aux miens, il faut maintenantque je le traduise dans mon combat. On m'araconté la joie, la liesse dans les villages et lesvilles de Kabylie après ma libération. On m'arapporté aussi - et c'est plus surprenant - quedans certains quartiers d'Alger, des gens,n'hésitant pas à braver le couvre-feu, s'étaientrépandus dans la rue pour exprimer leur joie. Ilparaît que l'on n'avait pas vécu de tels momentsdepuis l'Indépendance, en 1962 - unmouvement massif, spontané, généreux etgénéral. Comment l'expliquer? Ma réponse estsimple. Depuis longtemps maintenant, la sociétéalgérienne vit dans l'horreur et la terreur, un peucomme pendant la guerre de Libération. À cetteépoque, personne, sauf des utopistes, ne croyaitque le pays connaîtrait un jour l'indépendance.Si ma libération a suscité un tel élan d'espoir,c'est que pour la première fois, la populationalgérienne s'est rendu compte que les intégristespouvaient reculer. Il y a quelques semaines onn'aurait jamais évoqué la possibilité decapitulation, de recul ou de défaite dans le campintégriste. Encore une utopie. Aujourd'hui, tout

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a changé. Un coup de bélier a fissuré lacarapace islamiste. Les intégristes ne sont pasaussi invulnérables qu'ils le prétendent. Unepremière brèche a été ouverte. Un premierAlgérien est sorti vivant de leurs griffes,démontrant leur faiblesse. C'est une belle leçond'espoir.

Ai-je mérité tous les témoignages d'estimeque j'ai reçus? Ce n'est pas à moi de répondre,car je me connais quelques qualités et beaucoupde défauts. Lorsqu'on est porté au pinacle decette manière, on se dit qu'on n'a plus le droit àl'erreur. Une certaine rigueur s'impose, une sortede pureté. J'avoue que j'en suis loin. Lessentiments que j'ai constatés à mon égard cesderniers temps me gênent, en réalité. Je ne veuxpas avoir à modifier mon comportement habi-tuel. Je suis avant tout un poète, un saltim-banque, quelqu'un qui aime la vie, un vagabondsans cesse en quête, courant d'un endroit à unautre, se battant pour la vérité, la justice, la paixet la reconnaissance de ses droits fondamentaux.Lorsque l'on me dit que je fais désormais partiede la « galaxie des hommes célèbres», je suisflatté, bien

sûr, mais ennuyé aussi. D'ailleurs, je ne peuxpas m'empêcher de me demander si je le méritevraiment.

J'ai reçu récemment - le 6 décembre 1994pour être précis -, un prix qui m'a procuré unplaisir infini, inimaginable : le prix de laMémoire, récompense décernée à une per-sonnalité qui a marqué l'année par sonengagement, son combat. J'étais très ému.Privilège extrême, le prix m'a été remis parMadame Danielle Mitterrand. Elle a parlé de lasituation en Algérie et m'a félicité pour moncourage. Je voudrais rappeler ici quelquesphrases du discours que j'ai prononcé à cetteoccasion et qui résument mon combat pour lerespect de notre identité en Algérie : «Cettenégation de l'identité, cette mémoire tronquéesont une constante de notre histoire. On nous adits Romains, Byzantins, Arabes, Turcs, Gauloiset aujourd'hui encore, dans cette Afrique duNord libérée de toute tutelle coloniale, nous nesommes toujours pas amazigh. Pourquoi ? "Onveut nous emprisonner dans un passé sansmémoire et sans avenir", comme

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l'écrivait Jean Amrouche, en 1958. Etcomme il l'a si bien précisé lui-même :

On peut affamer les corps On peut battre les volontés Mater la fierté la plus dure sur l'enclume

du mépris On ne peut assécher les sources profondesOù l'âme orpheline par mille radicelles

invisiblesSuce te lait de la liberté. »

J'ai conclu par ces mots : « Le Berbère queje suis est frère du Juif qui a vécu la Shoah; del'Arménien qui a vécu le terrible génocide de1915; de Khalida Messaoudi, de TaslimaNasreen et de toutes les femmes qui se battentde par le monde. Je suis le frère du Kurde quilutte sous le tir croisé de multiples dictatures etfrère de l'Africain déraciné. Nous avons encommun la mémoire de nos sacrifices. Je vousdemande aujourd'hui de tisser les liens de lasolidarité. »

À la fin de la cérémonie, j'ai chanté lachanson composée quelques jours après ma

libération. Minutes inoubliables : j'étais sous leslambris d'un amphithéâtre de la Sorbonne, sousle portrait de Richelieu, et je chantais en kabyleavec mon mandole. En cet instant, je metrouvais à des années-lumière du maquis danslequel j'avais été séquestré pendant deuxsemaines, et pourtant les images de mort nequittaient pas mon esprit. Impossible de leschasser, elles s'imposaient inexorablement.

Il faut préciser que j'avais appris, trois joursauparavant, la mort d'un ami journaliste tombésous les balles des islamistes. Et à l'instantprécis où je chantais à la Sorbonne, honoré etfélicité par de nombreuses personnalités, à cetinstant, Saïd Mekbel était porté en terre. J'étaismalheureux de ne pas pouvoir être en Algériepour assister à ses funérailles. Un journaliste deplus, un journaliste de trop... Saïd était ledirecteur du journal Le Matin, l'un des organesde la presse indépendante, et je l'aimais beau-coup. L'Algérie démocrate l'aimait beaucoup.Par deux fois il avait échappé à un attentat et latroisième fut la dernière. Son couragejournalistique, ses idées, son enga-

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gement en faisaient une victime désignée. Àplusieurs reprises, pendant ma séquestration etau cours de mon procès, j'avais entendu mesravisseurs exprimer leur haine des journaux etdes journalistes indépendants. «Ils s'occupenttrop de terrorisme, trop de démocratie et delaïcité, pas assez de l'islam », tels étaient leursreproches. Le billet de Saïd Mekbel, en dernièrepage du Matin, avec le dessin d'un autre ami trèscher, Dilem - le « Dilem du jour» -, étaient trèslus en Algérie. Le jour de ma libération, SaïdMekbel avait écrit un billet extraordinaire quirépondait admirablement à mes adversaires. Jeveux rendre l'hommage qu'il mérite à ce granddémocrate.

La mort était donc très présente en moi lejour de la remise du prix de la Mémoire à laSorbonne. Elle l'est encore aujourd'hui. Il faudraque je m'y habitue, que j'apprivoise ces images,ces impressions intolérables. Je me sais ensursis, mais je réagis aujourd'hui, à la manièred'un poète, avec un certain détachement.

La mort, c'est l'éternité. Ni Dieu, ni Moha-med, ni Vishnou. Mais ce que l'on a fait dans

sa vie et dont il reste la trace - en positif ou ennégatif. Pendant ma séquestration, je me disais :je vais disparaître alors qu'il y a tant de chosesque je n'ai pas eu le temps de faire. Dessouvenirs, des événements que je croyais avoirdéfinitivement oubliés me sont revenus à lamémoire de façon hallucinante - des petitsdétails ou des choses plus importantes. Et je mefaisais des reproches. Dans de tels moments, onvoudrait qu'une machine à remonter le tempsvous transporte dans le passé pour pouvoirrefaire ce qu'on pense avoir mal fait. Mais c'esttrop tard, l'erreur est définitive ; rien ni personnene pourra y changer quoi que ce soit. Et onsouffre. Voilà ce que j'ai vécu. Le film de mavie a défilé et défilé mille fois dans mon espritsans que je puisse le stopper. Me revenait enmémoire mon passé personnel et politique, quej'analysais pour établir un bilan de ma vie. Jerevivais des situations pénibles, conflictuelles,avec des proches, des membres de ma famille,des intimes. J'avais l'impression qu'ellesexplosaient, que je ne pouvais pas recoller lesmorceaux. Trop tard. J'en étais accablé,effondré. Puis

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je me résignais : j'étais tué, je voyais mes funérailles.Je me consolais un peu en me persuadant qu'il yaurait beaucoup de monde à mon enterrement, quemon cercueil serait recouvert du drapeau algérien,qu'on chanterait mes chansons. Il y aurait des femmesvêtues de leurs robes kabyles multicolores, deshommes, des enfants. L'ensemble me paraissaitplutôt beau et cela me rassurait. Je me disais que,même mort, je resterais vivant dans la mémoire desgens. Mes chansons s'inscriraient dans cette éternitédont j'ai parlé. Ma famille serait respectée, ce qui étaitessentiel pour moi. Si étrange que cela puisseparaître, c'est l'idée de la mort, la projection de mapropre mort, qui m'a permis de rester en vie, dem'accrocher à la vie. Combien de fois me suis-jerépété : « Tu es mort, de toute façon tu es mort. » Ladifférence avec une maladie grave, unehospitalisation, c'est que, même en cas de diagnosticréservé, il reste toujours un espoir. Dans ma situationde séquestré entre les mains du plus extrémiste desgroupes islamistes, il n'y avait même pas dediagnostic, et donc aucun espoir. J'avais

attaqué leurs valeurs - des valeurs fonda-mentales pour eux -, leurs croyances les plusimportantes.

Encore une autre fois, la mort m'a frôlé, puis,elle a passé son chemin. Étant en sursis, je n'ensuis que plus combatif. Mais je ne suis pas unhomme politique au sens strict du terme. Je suisun poète et le revendique haut et fort. Lachanson est mon expression, pas les discours.Un poète, un témoin, mais aussi un citoyen quivit et assume la condition de son peuple. Commetout révolté berbère, comme tout Algérien, je nepeux laisser faire ce qui se passe dans mon pays.Les miens me font confiance, ils me l'ontexprimé à maintes reprises, je ne peux lesdécevoir. Je ne peux pas rester insensible audrame qui déchire mon pays. Aucun démocrate,qu'il soit algérien ou d'une autre nationalité, nepeut baisser les bras devant l'horreur de lasituation en Algérie. Le temps est à l'action.

La neutralité est une chose qui n'existe pasdans mon pays. Il faut se situer dans un camp oudans l'autre parce que dans cette tragédie le justemilieu est un leurre, une

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démission. C'est une prise de position néga-tive, dangereuse. L'Algérie est en passe debasculer dans le chaos et de plonger dans unpuits sans fond. Je suis obligé de dénoncerles abus du pouvoir comme les horreurs desintégristes. En tant que poète, je ne peuxqu'apporter mon soutien aux forces qui fontespérer un changement. C'est la démocratiequi nous sauvera. La démocratie et la laïcité,deux notions fondamentales face à l'obscu-rantisme religieux, deux notions qui peu àpeu se sont imposées à moi et sontaujourd'hui aussi nécessaires que le pain etl'eau. Avant l'explosion de l'intégrisme enAlgérie, démocratie et laïcité restaient destermes assez vagues. C'était le règne du partiunique. Aux années Boumediene - annéesnoires -, avaient succédé les années Chadli -grises. On se battait contre le pouvoir enplace. On se battait pour la reconnaissance denos droits fondamentaux : Tamazight, leberbère à l'école, le berbère comme languenationale reconnue et enseignée.

Aujourd'hui, au risque d'en choquer plusd'un, je dis qu'en l'état actuel du systèmescolaire en Algérie, je suis plus prudent,

plus nuancé. Je ne veux pas voir Tamazightenseignée dans une école malade. Le systèmequi existe, produit du régime en place, aengendré l'intégrisme, la haine, la mort. Je neveux pas voir développer notre langue dansun système incapable de gérer des valeursaussi importantes que la liberté, le respect del'autre, la justice et la démocratie. Je veux quele berbère soit enseigné dans une écolerépublicaine et prospère. L'échec de l'écolealgérienne est patent. Nous avons reculé deplus de trente ans en quelques années. L'écolefrancophone était une réalité, puis unearabisation agressive et négatrice a tué cequ'il y avait de positif dans notre systèmescolaire. Nous fabriquons des êtres hybridesqui ne sont plus capables de penser par eux-mêmes et à qui on n'offre pas le moindredébouché. Des jeunes qui iront dès la sortiede l'école rejoindre les maquis islamistesparce qu'ils sont perdus. Qui n'ont pas le sensdes valeurs morales parce qu'on ne leur a pasenseigné ce qui était essentiel. Qui n'ont pasde travail parce que leur formation estinsuffisante et médiocre. Un pays incapable

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d'assurer à ses enfants l'éducation qu'ilsméritent est un pays qui n'a pas d'avenir

Le pouvoir a engendré l'intégrisme, je lerépète. Je combats au même titre le FLN, lepouvoir en place et les intégristes, qu'ils soientdu GÏA, du FIS ou autres. Chadli Bendjedid acapitulé. Son pouvoir dominé par la corruptionet les luttes d'influence a chuté. LiamineZeroual, qui lui a succédé, ne vaut guère mieux.Aujourd'hui, en Algérie, les changements depersonnes à la tête du pouvoir ne sont quemascarades. D'hésitations en maladressespolitiques, les responsables accumulent lescatastrophes. Ils libèrent Abassi Madani, AliBelhadj - des gens qui ont brisé l'échiné del'Algérie, qui ont jeté le pays dans la barbarie -et décident de reprendre le dialogue avec eux.Comment accepter pareille infamie ? Peut-ondiscuter avec les assassins de Djaout, deBoucebci, de Mekbel et de tous nos frères, deces milliers d'hommes, de femmes, d'enfantsvictimes de leur violence aveugle? S'asseoir à latable de négociations avec ces gens-là ?Dialoguer, accepter de parler à des individusdont le seul mot d'ordre est

« tuer » ? Qui voient partout des ennemis deDieu, taghout? Qui pensent que la démocratieest kofr, hérésie? On ne dialogue pas avec desassassins, monsieur Zeroual. Les seulsinterlocuteurs possibles pour ceux de leurespèce, ce sont des juges, des procureurs, desmagistrats non corrompus. Voilà avec qui unassassin peut parler. Pour être jugé etcondamné. Pas libéré.

Nous, démocrates, nous n'avons pas peurd'eux. Ils nous tuent. Ils nous enlèvent. Nousrésistons. Tant qu'il y aura des femmes, deshommes pour porter haut le drapeau de ladémocratie, nous ne capitulerons pas. Certains,à bout de nerfs - et je les comprends parce quepareille tension finit par être impossible à vivreet à assumer -, diront qu'il n'y a plus rien àespérer, abdiqueront ou partiront à l'étranger.D'autre part, combien d'hommes du pouvoiractuel, après s'être largement servis dans lescaisses de l'État, ont choisi de quitter le payspour s'installer en France ou ailleurs ? Les vraisdémocrates préfèrent se battre dans leur pays.Vivre là où ils sont le plus utiles, c'est-à-direchez eux. Même sous la

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menace permanente de l'attentat et de lamort, ils sont au milieu des leurs. C'est celale courage.

Je ne peux pas imaginer que mon paysbascule définitivement. Je demande à nosdirigeants actuels, s'il y en a parmi eux quiont encore le sens du devoir, d'agir rapide-ment et avec efficacité. Il faut que le peuplealgérien se manifeste, que le monde entier sesente concerné par la tragédie que nousvivons. Chacun doit se responsabiliser, cha-cun doit parler autour de lui. Chaque mot,chaque geste comptent. N'acceptons pas queles femmes soient égorgées parce qu'ellesrefusent de porter le voile, rejetant le diktatislamique. La femme algérienne a toujoursété une combattante. Nous devons l'aider, carson combat est fondamental aujourd'hui enAlgérie. Tant qu'il y aura des femmes commeKhalida Messaoudi et toutes celles qui sebattent avec elle, l'espoir nous sera permis. Àplusieurs reprises, cette année, des milliers defemmes sont descendues dans les ruesd'Alger. Elles voulaient dire non. Non auterrorisme, non à la violence. Oui à ladémocratie. Ce sont elles, notre chance. Si

les femmes capitulent, ce sera la fin : notrepays sombrera dans l'obscurantisme et labarbarie. Avec tous ceux et toutes celles quise battent pour la démocratie, j'appelle à montour à la résistance. Parce que c'est bien decela qu'il s'agit aujourd'hui. Ce n'est plus avecles seuls mots que l'on peut arrêter leterrorisme, c'est avec des armes. Pas desarmes offensives, mais des armes défensives,protectrices. Ce n'est pas à mains nues quel'on arrête les balles d'une Kalachnikov. Jesuis peut-être un poète, mais je suis aussiparfaitement capable de tenir une arme s'il lefaut. Si je dois tuer pour ma survie, pour lasurvie de mes valeurs et des miens, jen'hésiterai plus. Je n'attendrai pas de me faireégorger : je n'ai pas l'âme d'un martyr, je nerêve pas d'un paradis où couleraient le lait etle miel. Je veux me défendre. La résistanceest une légitime défense, pour laquelle il fautdes moyens. Je ne lance pas un appel à laguerre civile. Mais si se défendre, défendreses valeurs et ses convictions signifie laguerre civile, je suis prêt à l'affronter. Je neme laisserai plus faire. Je sais ce que lefascisme veut dire. Je refuse son fanatisme,

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son aveuglement. Je veux continuer à exister età chanter en toute liberté. L'Algérie islamiquen'existera pas. Si je dois donner ma vie pour cecombat-là, je n'hésiterai pas. Puisqu'ils n'ont pasréussi à me briser en quinze jours de captivité,je leur prouverai, nous leur prouverons quenous sommes plus forts qu'eux. Rien ne pourranous arrêter. Notre combat est juste et noble.Nous ne laisserons personne nous abattre. J'enfais le serment.

POSTFACE

Quel attentat, quel assassinat, quelle barbariepouvaient encore émouvoir les Algériensassommés par tant de violence ? Ils en avaienttellement vu, tellement subi, rien ne leur avaitété épargné.

Qu'est-ce qui pouvait encore réveiller leurscœurs? Pourtant, ce soir du 25 septembre 1994,la nouvelle de l'enlèvement de Matoubprovoqua une secousse inattendue.

Nées aussitôt, des supputations et toutessortes de rumeurs viendront mourir sur uncommuniqué laconique du GIA revendiquant lerapt.

Ce communiqué était aussi un rappel à laréalité : il était temps de se rendre à l'évidence,de cesser de se bercer d'illusions. Rien,absolument rien, ne pouvait échapper

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à l'emprise des intégristes, pas même cetteKabylie que l'on disait orgueilleuse.

Après tout, n'avaient-ils pas désarmé maintsvillages, coupé les routes de leurs fameux «faux barrages », attaqué la moindre bourgade,assassinant et pillant sans retenue au cœurmême de cette Kabylie ?

Non vraiment, quand on y réfléchit, il n'y afinalement rien de surprenant dans cette affaire.On avait seulement cru, à tort, qu'ils ne s'enprendraient pas à des figures emblématiques dela Kabylie.

Assurément, Lounès Matoub est un chanteurpopulaire et un symbole du Mouvementculturel berbère (MCB). Il s'est jeté corps etâme dans le combat pour l'identité. Un combatqu'il a cher payé.

Dans cette Algérie en proie à une terreurarabo-islamiste, il a utilisé les mots les plusdurs pour dénoncer l'histoire officielle quicélèbre Okba, le chef de la première invasionarabe et exile son adversaire, Koceila,l'autochtone, le résistant. Dans cette dénon-ciation, personne n'avait été aussi loin depuisKateb Yacine.

À juste titre, Matoub passe pour être le

plus rebelle, le plus réfractaire, le plusintraitable sur cette question identitaire. Encoreconvalescent (après sa blessure), et s'appuyantsur des béquilles, il sera poussé par les jeunes àla tête de manifestations, pour porter larevendication berbère. Et si tant de jeunes sereconnaissent en lui, c'est parce qu'il a su dire larévolte qui gronde dans leurs cœurs. Bannis desradios et de la télévision officielle, ses chantsseront repris dans les stades, dans les marches,comme on chantera aussi ses airs de fête dansles mariages.

Voilà pourquoi l'enlèvement de Matoub étaitcomme un défi lancé à la Kabylie. La presse,même étrangère, ne s'y était pas trompée en enfaisant ses gros titres.

En définitive, on l'aura compris, il y avaitdans cette affaire, réduit à l'état brut, un aspectessentiel de la crise algérienne. Celui qui portesur les valeurs, sur l'identité, en dehors desclivages institutionnels. À savoir le conflit quioppose l'expansionnisme arabo-islamiste à larésistance berbère. Un arabo-islamisme quientend tout sou-

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mettre, tout réduire, opposé à l'antique soucheberbère.

Les partisans de l'intégrisme avaient déjàmontré de quoi ils étaient capables, mais lesautres ?

Est-il seulement encore vivant l'esprit deJugurtha? Existe-t-il encore, ce Berbère que l'oncontinuait de chanter, celui qui, même vaincu,demeurait insoumis?

Ou bien alors appartient-il au passé commel'affirmait le colonel Robin, après la terriblerépression de 1871, lorsqu'il écrivit en 1901 :

« Ainsi s'est effondré en quelques années,l'édifice séculaire des libertés traditionnelles quiavaient résisté pendant des milliers d'annéesaux armées des conquérants [...] FinisKabyliae! »

Tels étaient les termes du problème queposait le rapt de Matoub. Par-delà les insti-tutions de l'État, le régime, y avait-il encore auplus profond de ce peuple un ressort qui allaitprovoquer le sursaut contre la mise au pasintégriste?

Hormis quelques déclarations plus ou moinsradicales, les jours qui passaient apportaientsurtout un flot de rumeurs désespérées. Onannonçait la découverte du corps mutilé deMatoub dans telle localité, quand ce n'était pascelle de sa tête tranchée dans telle autre. Danscette kyrielle de nouvelles, il en fut une,persistante, qui finit par inquiéter plus que lesautres. Le corps de Lounès était, disait-on, à lamorgue de l'hôpital militaire d'Aïn Naadja.L'information, ajoutait-on, émanait de lahiérarchie militaire qui attendait seulement lemoment opportun pour rendre publique lanouvelle. Dans l'entourage de Matoub, onsongeait à préparer la famille au choc. Ultimevérification, la mort dans l'âme, un ami deLounès ira identifier le corps à Aïn Naadja. Auterme d'une visite à la morgue, qui s'est traduitepar un spectacle hallucinant de têtes sans corps,de morceaux de chair humaine rassemblés pourreconstituer approximativement des corps, cetami en ressortit bouleversé et soulagé à fois :Lounès n'y était pas. Aucun doute là-dessus, lesmultiples cica-

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trices qui lacéraient son corps et ses jambesexcluaient toute erreur.

En attendant, la question posée restaittoujours sans réponse. Existait-il encore, cepeuple tant loué et se souvenait-il de son filsravi?

Qu'allaient faire les Kabyles, maintenantqu'ils étaient acculés, dos au mur?

Bien sûr, il n'y eut pas que des déclarations, ily eut des manifestations drainant une fouleconsidérable et exigeant la libération deMatoub. Puis, il y eut aussi des groupes dejeunes qui, spontanément, se mirent à parcourirla montagne à la recherche de Matoub, armés deleur seule colère.

Ils s'attendaient au pire, ils étaient prêts àtout.

La tension était telle que, dès les premiersjours, les barbes dans les villes kabyles étaientrasées. Toutes les familles qui avaient un deleurs membres engagés dans les partisislamistes juraient qu'ils n'étaient pour rien danscet enlèvement. Chose unique chez des militantsqui revendiquent publiquement l'assassinat, on amême vu un intégriste, passé à la clandestinité,écrire aux journaux

pour s'innocenter parce qu'il avait été impliquédans cette affaire.

L'incroyable se produisit. Matoub était renduaux siens vivant.

Le billettiste Saïd Mekbel* avait alors sutrouver les mots qu'il fallait pour accueillirLounès encore hébété et secoué par ce qu'ilvenait de vivre.

Ce fut une explosion de joie chez ce peupleque l'on croyait résigné. Cette joie expriméesans honte sur fond d'assassinats qui conti-nuaient de se perpétrer était presque indécente.Et pour certains, elle l'était.

Mais en vérité, cette libération a été, commeon a pu le dire, une victoire sur l'impossible.Elle signifiait une possible victoire sur labarbarie, la perspective d'une paix retrouvée.Cette libération, c'était la victoire des humblesmontagnards, là où un régime, des institutionsrongées par la corruption avaient échoué.

Enfin, on notera l'épilogue chargé de symboledans la remise à Lounès Matoub du cinquièmeprix de la Mémoire collective par

* Voir ce texte reproduit page 7 du hors-texte.

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Madame Danielle Mitterrand, à la Sorbonne le6 décembre 1994.

Ce 6 décembre précisément, de l'autre côtéde la Méditerranée, on enterrait Saïd Mekbelqui venait d'être assassiné par le GIA. C'est àSaïd Mekbel et à tous les démocratesassassinés que Lounès Matoub dédiera ce prixde la Mémoire collective. Il en fait un sermentpour son combat futur. C'est aussi un flambeautransmis, à l'image du marathonien del'Antiquité, dans une course jusqu'au bout de lavie.

Paris, le 15 décembre 1994.Hend Sadi,

Membre du MCB.

ANNEXE

Liste alphabétique des nomsapparaissant dans l'ouvrage

Hocine AIT AHMED : né en 1926, membre fondateur duFLN, H sera arrêté lors du détournement d'avion de 1956avec d'autres responsables. En 1963, il conduit uneinsurrection armée en Kabylie après la création du Front desforces socialistes, le FFS. Arrêté en 1964. condamné à mortpuis gracié, il s'évade en 1966 et s'exile en Suisse. Il rentreen Algérie en 1989. Il quitte de nouveau l'Algérie en 1992 etvit aujourd'hui a. Lausanne.

Ahmed BEN BELLA : né en 1916, membre fondateur duKLM. il sera arrêté lors du détournement d'avion de 1956.Libéré à l'Indépendance, il sera le premier président de laRépublique algérienne démocratique et populaire, et sera àl'origine du parti unique. Arrêté lors du coup d'Étal du 19juin 1965. il sera libéré en 1981 par Chadli Bendjedid. C'estde Suisse qu'il dirigera pendant sept ans le MDA(Mouvement pour la démocratie en Algérie). En 1991 ilrentre en Algérie. Depuis juillet 1992. il vit de nouveau enSuisse.

Chadli BENDJEDID : né en 1929, maquisard du FLN. il

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suivra une carrière militaire à l'Indépendance. Il devient letroisième président algérien après la mort de HouariBOUMEDIENE en décembre 1978. Il sera contraint àdémissionner le 10 janvier 1992 après le premier tour desélections législatives qui ont donné une nette avance au Frontislamique du salut, le FIS. avec lequel il s'apprêtait àcohabiter.

Houari BOUMEDIENE : né en 1932 ; après des études àTunis, il rejoint l'ALN. l'Armée de libération nationale. fin1956. Il la dirigera à partir de la frontière tunisienne oumarocaine, À l'Indépendance il est chef d'état-major, puisministre de la Défense. Le 19 juin 1965, il organise un coupd'État contre BEN BELLA. S'appuyant sur la Sécuritémilitaire, il préside l'Algérie d'une main de fer jusqu'à samort en décembre 1978.

Mahfoud BOUCEBC1 : né en 1933, professeur de psy-chiatrie à Alger, il était secrétaire général de l'Associationmondiale de pédopsychiatrie au moment de son assassinat le15 juin 1993 devant son hôpital à Alger. Membre de lapremière Ligue algérienne des droits de l'homme en 1985. ilparticipera à la création en 1988 du comité national contre latorture. Il était un animateur important du mouvement descitoyens qui a amené la société civile à s'impliquer dans ledébat politique en Algérie.

Mohamed BOUDIAF : né en 1919. fondateur du FLN, ilfaisait partie du groupe des six qui déclenchèrentl'insurrection armée le 1er novembre 1954. Arrêté avecd'autres responsables politiques en 1956. il ne sera

libéré qu'à l'Indépendance. En 1962, il sera arrêté après avoircréé le PRS (Parti de la Révolution socialiste). Interné dans leSud algérien, il sera contraint en 1963 à l'exil au Maroc. Il yrestera trente ans. Le 16 janvier 1992. après la démission deChadli BENDJEDID. il rentre en Algérie pour présider leHCE (Haut Comité d'État). Initiateur d'un « projetdémocratique moderne et patriotique», il sera assassiné le 29juin 1992 à Annaba. Arrêté le jour même, son assassin n'atoujours pas été jugé.

Tahar DJAOUT: né en 1954, poète, romancier et journaliste,il sera le premier journaliste exécuté par le FIS en mai 1993,ouvrant ainsi la longue liste des assassinats d'intellectuels.Démocrate, il était au moment de son assassinat directeur dela rédaction de l'hebdomadaire Ruptures. Il avait reçu le prixde la Méditerranée pour son dernier roman, Les Vigiles, paruen 1991.

Belkacem KRIM : né en 1922, membre fondateur du FLN,responsable de la wilaya 3, la Kabylie, au moment dudéclenchement de la guerre d'Indépendance le 1er novembre1954. il sera entre 1956 et 1962 ministre de la Guerre puisdes Affaires étrangères dans le gouvernement provisoire dela République algérienne. le GPRA. Il conduira la délégationqui négociera les Accords d'Evian le 19 mars 1962. Opposéau régime de BEN BELLA. il sera contraint à l'exil. En1970, il sera assassiné à Francfort par la Sécurité militairealgérienne.

Saïd MEKBEL : né en 1940, directeur de la rédaction duquotidien Le Malin, journal indépendant, il est assassiné

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de deux balles dans la tête le 3 décembre 1994 à Alger par leGIA. Il a été rendu célèbre par ses billets quotidiens intitulésMesmar J’Ha». Il avait fait ses débuts de journalistes en 1962 àAlger républicain. Il avait cinquante-quatre ans.

Khalida MESSAOUDI : née en 1958. professeur demathématiques, figure de proue du mouvement des femmesalgériennes, elle sera en tête des manifestations contrel'adoption du code de la famille en 1984. Elle milite depuis unequinzaine d'années pour l'égalité entre les hommes et lesfemmes en Algérie. Depuis novembre 1993 elle est vice-présidente du MPR, le Mouvement pour la république. Elle serablessée lors de l'attentat contre la marche organisée par le MPRle 29 juin 1994 à Alger pour exiger la vérité sur l'assassinat duprésident BOUDIAF.

Saïd SADI : né en 1947, docteur en médecine, psychiatre,fondateur du MCB (Mouvement culturel berbère), il a été leprincipal organisateur des manifestations de Tizi Ouzou en avril1980, plus connues sous le nom de Printemps berbère. Initiateurde la première Ligue algérienne des droits de l'homme en 1985,il sera déféré pour la deuxième fois devant la Cour de sûreté del'Etat. Après cinq séjours en prison, il crée en 1989 le RCD(Rassemblement pour la culture et la démocratie) qui se batpour un projet laïc et démocratique. Face à la violence inté-griste, il lance un Appel à la résistance en mars 1994. Il échappeà un attentat le 29 juin à Alger lors de la marche organisée par leMouvement pour la république, dont il est le président depuis sacréation en novembre 1993.

Chansons de lounés MATOUB

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HYMNE À BOUDIAF

Refrain0 Sainte MontagneNous avons perdu les meilleurs

Exilé des années durantTu as défié et combattu l'arbitraireDe toi nous attendions le SalutPour ressusciter ce que d'autres ont anéantiDerrière toi surgit la mortDécidés par ceux qui t'ont trahiMiséreux souvenons-nous Nousavons aidé le Mal

Les intrigants t'ont appelé Dans unetragédie sans issue Invité sur ceterrain Tu as bravé tous les risquesIls avaient déroulé leurs cordesLestant au fond du puits la PatrieQu'Us ont coulée à pic Devant lesnations ébahies

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Tu avais trouvé ion pays bouleverséÉclaté en clansL'un proclamant son arabisme Se pose enprécurseur absolu Les barbus faiseurs devoiles Jurent qu'ils ne céderont rien Etmenacent du Jugement dernier Tout êtredifférent d'eux

Tu es rentre* dans l'HistoireLes générations futures te retrouverontLe malheur ne durera pasMême si l'indignation nous habiteL'Algérie se relèveraLe savoir bourgeonneraTu as tracé la voie à la postéritéMaintenant repose en paix. Seigneur Boudiaf.

Texte écrit en juillet 1992.quelques jours après l'assassinat,

le 29 juin, de Mohamed Boudiaf à Annota.

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IMPOSTURES

On croyait la paix venueElle n'est jamais arrivéeD'où viendrait-elle aujourd'huiMême partie la France nous a léguéLe Mal incurableElle a produit nos zaïms*Leur a indiqué l'héritageA dilapider sans retenueLa faim qu'efface le savoirEn nous habite toujoursPuisque l'École est supercherie

Mon fils je ne saurais te garantirLe savoir et la paixDans un pays qui dévore les siensLa langue arrachée à la FrancePar le sang de nos martyrsEst interdite à l'AlgérienRéduits à vivre de privationsNous errons sans butTel un cheptel renié par son guideNous nous savons démunisLe sang qui a abreuvé notre terreMeurtrit le cœur des hommes sagaces

Nous nous sommes bercés d'illusionsAvec force certitudesJusqu'à aveugler notre avenirSi nous avions anticipé les conflitsPour en prévenir la genèse

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Nos problèmes seraient plus simplesAujourd'hui l'ennemi abuse et provoque Violanttous les interdits Notre bravoure nous sauvera-t-elle Toutes les limites sont dépassées Ledésespoir nourrit l'épuisement Nous sommesmenacés d'extinction

Y a-t-il solution au dilemme?Même si solution il y aEn mesurons-nous le prix?Les esprits furent souillésDès le jour premierQuand on nous a orienté vers La MecquePour parasiter nos âmesPar le verbe creuxQui prétend que religion est panacée.

Texte écrit le 18 octobre 1994, unesemaine après ma libération.

' Chefs féodaux.

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COMPAGNON DE COMBAT

Compagnon de RévolutionMême si ton corps se décomposeTon nom est ÉternitéPars en paix nous ne faillirons pasQuoi qu'il advienneNous serons toujours des tiensLa tombe nous attend tousAujourd'hui ou demainNous te rejoindronsNous ne laisserons pas l'adversitéBriser notre volontéTa mort est notre serment

Tu t'es sacrifié pour nos droitsPiétines par des chiensLe peuple aime toujours ta voixJ'ai entenduNos ennemis direQue cette fois tu n'en réchapperais pasDors du sommeil du nourrissonNous veillerons sous les étoilesPour perpétuer ton ExistenceQuant au rythme qui fait l'HistoireNul ne nous en détourneraNe perturbe plus ton repos

Combien d'autres t'ont suiviDésormais il y a plus de tombesQue de maisons dans nos villages LesCheiks qui forment leurs émules

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Repus de sacrificesSe prosternent devant les nihilistesQui sèment la terreurEt n'épargnent nul lieuIls égorgent au nom de DieuEt par la violence et le feuS'en prennent aux gens du SavoirQui désormais assumera la probité?

J"ai entendu ta soeur hurlerBlottie contre sa mèreQuand les youyous perçaient l'horizonL'emblème qui arrime l'attenteNe sera pas altéréMême au prix d'autres veuvagesSaboteurs et intrigantsVeulent briser notre courageSolidaires dans le chaosQuant à l'animal égaréIl a la bride de traversEt claironne que la paix règne sur nos villages.

Texte écrit le 19 octobre 1994.

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KENZA

Le ciel est trouble il se fissureLa pluie a lavé la tombeLes eaux déchaînées se déversentEmportant tout sur leur passageDe sous les dalles un cri déchirant retentitClamant la colère et l'impuissance

Kenza ô ma filleNe pleure pasEn sacrifiés nous sommes tombésPour l'Algérie de demainKenza ô ma filleNe pleure pas

Même si la dépouille s'étiole L'idée nemeurt jamais Même si les temps sontrudes On aura raison de la lassitude Mêmes'ils ont fauché tant d'étoiles Le ciel nesera jamais dépouillé

Kenza Ô ma filleSupporte le fardeau de ta douleurEn sacrifiés nous sommes tombésPour l'Algérie de demainKenza ô ma filleNe pleure pas

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Ils ont scellé par avance notre sort Bienavant qu'aujourd'hui n'advienne Les pourchasseurs de l'intelligence Jettent sur !epays la nuit de l'horreur Ils ont tué Tahar etFlici Boucebsi Et tous les autres Ils ont tuéSmaïl et Tigzîri Smaïl ils ne l'ont pasépargné

Kenza ô ma filleLa cause pour laquelle nous sommes tombésC’est l'Algérie de demainKenza ô ma filleNe pleure pas

Pourvu que l'un d'entre eux nous surviveIl attisera le feu de la mémoireLa blessure se cicatriseraEl l'on apparaîtra enfinDans le concert des nationsNos enfants pousseront d'une seule douleurFût-ce dans le giron du malheur

Kenza ô ma filleLa cause pour laquelle nous sommes tombésC'est l'Algérie de demain.

Texte écrit en juin 1993, quelques semainesaprès l'assassinat de Tahar Djaout.