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MichelFoucault

L’ordredudiscours

LeçoninauguraleauCollègedeFranceprononcéele2décembre1970

Editionbaséesurletexteproposéparl’éditionCD-ROM,LeFoucaultÉlectronique(ed.2001)

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Dans le discours qu’aujourd’hui je dois tenir, et dans ceux qu’il mefaudratenirici,pendantdesannéespeut-être,j’auraisvoulupouvoirmeglisser subrepticement. Plutôt que de prendre la parole, j’aurais vouluêtre enveloppé par elle, et porté bien au-delà de tout commencementpossible. J’aurais aimém’apercevoir qu’aumoment de parler une voixsans nom me précédait depuis longtemps : il m’aurait suffi alorsd’enchaîner, depoursuivre la phrase, deme loger, sansqu’on yprennebien garde, dans ses interstices, comme si ellem’avait fait signe en setenant,uninstant,ensuspens.Decommencement, iln’yenauraitdoncpas ; et au lieu d’être celui dont vient le discours, je serais plutôt auhasarddesondéroulement,unemincelacune,lepointdesadisparitionpossible.

J’auraisaiméqu’ilyaitderrièremoi(ayantprisdepuisbienlongtempsla parole, doublant à l’avance tout ce que je vais dire) une voix quiparlerait ainsi : « Il faut continuer, je ne peux pas continuer, il fautcontinuer,ilfautdiredesmotstantqu’ilyena,ilfautlesdirejusqu’àcequ’ilsme trouvent, jusqu’à ce qu’ilsmedisent– étrangepeine, étrangefaute, il faut continuer, c’estpeut-êtredéjà fait, ilsm’ontpeut-êtredéjàdit, ils m’ont peut-être porté jusqu’au seuil de mon histoire, devant laportequis’ouvresurmonhistoire,çam’étonneraitsielles’ouvre.»

Il y a chez beaucoup, je pense, un pareil désir de n’avoir pas àcommencer, un pareil désir de se retrouver, d’entrée de jeu, de l’autrecôtédudiscours,sansavoireuàconsidérerdel’extérieurcequ’ilpouvaitavoir de singulier, de redoutable, de maléfique peut-être. À ce vœu sicommun, l’institution répondsur lemode ironique,puisqu’elle rend lescommencementssolennels,puisqu’ellelesentoured’uncercled’attentionetdesilence,etqu’elleleurimpose,commepourlessignalerdeplusloin,desformesritualisées.

Ledésirdit :«Jenevoudraispasavoiràentrermoi-mêmedanscetordrehasardeuxdudiscours;jenevoudraispasavoiraffaireàluidanscequ’iladetranchantetdedécisif;jevoudraisqu’ilsoittoutautourdemoicommeune transparence calme,profonde, indéfinimentouverte, où lesautres répondraient à mon attente, et d’où les vérités, une à une, selèveraient;jen’auraisqu’àmelaisserporter,enluietparlui,commeuneépave heureuse. » Et l’institution répond : « Tu n’as pas à craindre decommencer ; nous sommes tous là pour temontrer que le discours est

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dansl’ordredeslois;qu’onveilledepuislongtempssursonapparition;qu’uneplaceluiaétéfaite,quil’honoremaisledésarme;etque,s’il luiarrived’avoirquelquepouvoir,c’estbiendenous,etdenousseulement,qu’illetient.»

Maispeut-êtrecette institutionetcedésirnesont-ilspasautrechoseque deux répliques opposées à une même inquiétude : inquiétude àl’égard de ce qu’est le discours dans sa réalité matérielle de choseprononcée ou écrite ; inquiétude à l’égardde cette existence transitoirevouéeàs’effacersansdoute,maisselonuneduréequinenousappartientpas;inquiétudeàsentirsouscetteactivité,pourtantquotidienneetgrise,despouvoirsetdesdangersqu’onimaginemal;inquiétudeàsoupçonnerdesluttes,desvictoires,desblessures,desdominations,desservitudes,àtravers tant de mots dont l’usage depuis si longtemps a réduit lesaspérités.

Maisqu’ya-t-ildoncdesipérilleuxdanslefaitquelesgensparlent,etqueleursdiscoursindéfinimentprolifèrent?Oùdoncestledanger?

*

Voici l’hypothèseque jevoudraisavancer,cesoir,pourfixer le lieu–oupeut-êtreletrèsprovisoirethéâtre–dutravailquejefais:jesupposequedans toute société laproductiondudiscours est à la fois contrôlée,sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre deprocédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers,d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, laredoutablematérialité.

Dansunesociétécommelanôtre,onconnaît,biensûr,lesprocéduresd’exclusion.Laplus évidente, la plus familière aussi, c’est l’interdit.Onsaitbienqu’onn’apas ledroitdetoutdire,qu’onnepeutpasparlerdetoutdansn’importequellecirconstance,quen’importequi,enfin,nepeutpasparlerden’importequoi.Taboude l’objet,rituelde lacirconstance,droitprivilégiéouexclusifdusujetquiparle:onalàlejeudetroistypesd’interditsquisecroisent,serenforcentousecompensent,formantunegrillecomplexequinecessedesemodifier.Jenoteraiseulementque,denosjours,lesrégionsoùlagrilleestlaplusresserrée,oùlescasesnoiressemultiplient,cesontlesrégionsdelasexualitéetcellesdelapolitique:commesilediscours,loind’êtrecetélémenttransparentouneutredans

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lequellasexualitésedésarmeetlapolitiquesepacifie,étaitundeslieuxoù elles exercent, de manière privilégiée, quelques-unes de leurs plusredoutablespuissances.Lediscours,enapparence,abeauêtrebienpeudechose,lesinterditsquilefrappentrévèlenttrèstôt,trèsvite,sonlienavec le désir et avec le pouvoir. Et à cela quoi d’étonnant : puisque lediscours–lapsychanalysenousl’amontré–,cen’estpassimplementcequimanifeste(oucache)ledésir;c’estaussicequiestl’objetdudésir;etpuisque–cela,l’histoirenecessedenousl’enseigner–lediscoursn’estpassimplementcequi traduit les luttesou lessystèmesdedomination,mais ce pour quoi, ce par quoi on lutte, le pouvoir dont on cherche às’emparer.

Ilexistedansnotresociétéunautreprinciped’exclusion:nonplusuninterdit, mais un partage et un rejet. Je pense à l’opposition raison etfolie.Depuis le fondduMoyenAge le fou est celui dont le discours nepeut pas circuler comme celui des autres : il arrive que sa parole soittenue pour nulle et non avenue, n’ayant ni vérité ni importance, nepouvantpasfairefoienjustice,nepouvantpasauthentifierunacteouuncontrat,nepouvantpasmême,danslesacrificedelamesse,permettrelatranssubstantiationetfairedupainuncorps;ilarriveaussienrevanchequ’onluiprête,paroppositionàtouteautre,d’étrangespouvoirs,celuidedireunevéritécachée,celuideprononcerl’avenir,celuidevoirentoutenaïvetécequelasagessedesautresnepeutpaspercevoir.IlestcurieuxdeconstaterquependantdessièclesenEuropelaparoledufououbienn’était pas entendue, ou bien, si elle l’était, était écoutée comme uneparoledevérité.Oubienelletombaitdanslenéant–rejetéeaussitôtqueproférée;oubienonydéchiffraituneraisonnaïveourusée,uneraisonplusraisonnablequecelledesgensraisonnables.Detoute façon,exclueou secrètement investie par la raison, au sens strict, elle n’existait pas.C’était à travers ses paroles qu’on reconnaissait la folie du fou ; ellesétaient bien le lieu où s’exerçait le partage ;mais elles n’étaient jamaisrecueilliesniécoutées.Jamais,avantlafinduXVIIIesiècle,unmédecinn’avaiteu l’idéedesavoircequiétaitdit(commentc’étaitdit,pourquoic’était dit) dans cette parole qui pourtant faisait la différence. Tout cetimmense discours du fou retournait au bruit ; et on ne lui donnait laparole que symboliquement, sur le théâtre où il s’avançait, désarmé etréconcilié,puisqu’ilyjouaitlerôledelavéritéaumasque.

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Onmediraquetoutceciestfiniaujourd’huiouentraindes’achever;que la paroledu foun’est plusde l’autre côtédupartage ; qu’ellen’estplusnulleetnonavenue;qu’ellenousmetauxaguetsaucontraire;quenousycherchonsunsens,oul’esquisseoulesruinesd’uneœuvre;etquenoussommesparvenusàlasurprendre,cetteparoledufou,danscequenous articulons nous-mêmes, dans cet accrocminuscule par où ce quenous disons nous échappe.Mais tant d’attention ne prouve pas que levieuxpartagenejoueplus;ilsuffitdesongeràtoutel’armaturedesavoiràtraverslaquellenousdéchiffronscetteparole;ilsuffitdesongeràtoutleréseaud’institutionsquipermetàquelqu’un–médecin,psychanalyste–d’écoutercetteparoleetquipermetenmêmetempsaupatientdevenirapporter,oudésespérémentretenir,sespauvresmots;ilsuffitdesongerà tout cela pour soupçonner que le partage, loin d’être effacé, joueautrement, selon des lignes différentes, à travers des institutionsnouvellesetavecdeseffetsquinesontpoint lesmêmes.Etquandbienmême le rôle dumédecin ne serait que de prêter l’oreille à une paroleenfin libre, c’est toujours dans le maintien de la césure que s’exercel’écoute.Écouted’undiscoursquiestinvestiparledésir,etquisecroit–pour sa plus grande exaltation ou sa plus grande angoisse – chargé deterribles pouvoirs. S’il faut bien le silence de la raison pour guérir lesmonstres, il suffit que le silence soit en alerte, et voilà que le partagedemeure.

Ilestpeut-êtrehasardeuxdeconsidérerl’oppositionduvraietdufauxcommeuntroisièmesystèmed’exclusion,àcôtédeceuxdontjeviensdeparler.Commentpourrait-onraisonnablementcomparerlacontraintedela vérité avec des partages comme ceux-là, des partages qui sontarbitraires au départ ou qui du moins s’organisent autour decontingences historiques ; qui sont non seulementmodifiablesmais enperpétuel déplacement ; qui sont supportés par tout un systèmed’institutionsquilesimposentetlesreconduisent;quines’exercentpasenfinsanscontrainte,niunepartaumoinsdeviolence.

Certes, si on se place au niveau d’une proposition, à l’intérieur d’undiscours, le partage entre le vrai et le faux n’est ni arbitraire, nimodifiable,ni institutionnel,ni violent.Mais si on seplace àuneautreéchelle, si on pose la question de savoir quelle a été, quelle estconstamment, à travers nos discours, cette volonté de vérité qui a

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traversétantdesièclesdenotrehistoire,ouquelest,danssaformetrèsgénérale, le typedepartagequirégitnotrevolontédesavoir,alorsc’estpeut-être quelque chose comme un système d’exclusion (systèmehistorique,modifiable, institutionnellement contraignant) qu’on voit sedessiner.

Partagehistoriquementconstituéàcoupsûr.Car,chezlespoètesgrecsduVIesiècleencore,lediscoursvrai–ausensfortetvalorisédumot–lediscoursvraipourlequelonavaitrespectetterreur,celuiauquelilfallaitbiensesoumettre,parcequ’ilrégnait,c’étaitlediscoursprononcéparquidedroitetselonlerituelrequis;c’étaitlediscoursquidisaitlajusticeetattribuaitàchacunsapart;c’étaitlediscoursqui,prophétisantl’avenir,non seulement annonçait ce qui allait se passer, mais contribuait à saréalisation,emportaitavecsoil’adhésiondeshommesetsetramaitainsiavec le destin.Or voilà qu’un siècle plus tard la vérité la plus haute nerésidaitplusdéjàdanscequ’étaitlediscoursoudanscequ’ilfaisait,ellerésidaitencequ’ildisait:unjourestvenuoùlavérités’estdéplacéedel’acteritualisé,efficace,et juste,d’énonciation,vers l’énoncé lui-même :vers son sens, sa forme, son objet, son rapport à sa référence. EntreHésiodeetPlatonuncertainpartages’estétabli,séparantlediscoursvraiet lediscoursfaux;partagenouveaupuisquedésormaislediscoursvrain’est plus le discours précieux et désirable, puisque ce n’est plus lediscoursliéàl’exercicedupouvoir.Lesophisteestchassé.

Ce partage historique a sans doute donné sa forme générale à notrevolonté de savoir. Mais il n’a pas cessé pourtant de se déplacer : lesgrandesmutationsscientifiquespeuventpeut-êtreselireparfoiscommeles conséquences d’une découverte, mais elles peuvent se lire aussicommel’apparitionde formesnouvellesdans lavolontédevérité. IlyasansdouteunevolontédevéritéauXIXesièclequinecoïncideniparlesformes qu’elle met en jeu, ni par les domaines d’objets auxquels elles’adresse,niparlestechniquessurlesquelleselles’appuie,aveclavolontéde savoir qui caractérise la culture classique. Remontons un peu : autournantduXVIeetduXVIIesiècle(etenAngleterresurtout)estapparueunevolontédesavoirqui,anticipantsursescontenusactuels,dessinaitdes plans d’objets possibles, observables, mesurables, classables ; unevolontédesavoirqui imposaitausujetconnaissant(etenquelquesorteavant toute expérience) une certaine position, un certain regard et une

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certaine fonction (voir plutôt que lire, vérifier plutôt que commenter) ;une volontéde savoirqueprescrivait (et surunmodeplus général quetout instrument déterminé) le niveau technique où les connaissancesdevraients’investirpourêtrevérifiablesetutiles.Toutsepassecommesi,àpartirdugrandpartageplatonicien,lavolontédevéritéavaitsaproprehistoire,quin’estpascelledesvéritéscontraignantes:histoiredesplansd’objets à connaître, histoire des fonctions et positions du sujetconnaissant, histoire des investissements matériels, techniques,instrumentauxdelaconnaissance.

Or cette volonté de vérité, comme les autres systèmes d’exclusion,s’appuie sur un support institutionnel : elle est à la fois renforcée etreconduite par toute une épaisseur de pratiques comme la pédagogie,bien sûr, comme le système des livres, de l’édition, des bibliothèques,commelessociétéssavantesautrefois,leslaboratoiresaujourd’hui.Maiselle est reconduite aussi, plus profondément sans doute par lamanièredont le savoir est mis en œuvre dans une société, dont il est valorisé,distribué, réparti et en quelque sorte attribué. Rappelons ici, et à titresymbolique seulement, le vieux principe grec : que l’arithmétique peutbienêtre l’affairedescitésdémocratiques,carelleenseigne lesrapportsd’égalité, mais que la géométrie seule doit être enseignée dans lesoligarchiespuisqu’elledémontrelesproportionsdansl’inégalité.

Enfinjecroisquecettevolontédevéritéainsiappuyéesurunsupportetunedistributioninstitutionnelle,tendàexercersurlesautresdiscours–jeparletoujoursdenotresociété–unesortedepressionetcommeunpouvoir de contrainte. Je pense à la manière dont la littératureoccidentale a dû chercher appui depuis des siècles sur le naturel, levraisemblable,surlasincérité,surlascienceaussi–brefsurlediscoursvrai. Je pense également à lamanière dont les pratiques économiques,codifiées comme préceptes ou recettes, éventuellement commemorale,ont depuis le XVIe siècle cherché à se fonder, à se rationaliser et à sejustifiersurunethéoriedesrichessesetdelaproduction;jepenseencoreà lamanièredontunensemble aussiprescriptif que le systèmepénal acherchésesassisesousajustification,d’abord,biensûr,dansunethéoriedu droit, puis à partir du XIXe siècle dans un savoir sociologique,psychologique,médical, psychiatrique : comme si laparolemêmede laloinepouvaitplusêtreautorisée,dansnotresociété,queparundiscours

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devérité.

Des trois grands systèmes d’exclusion qui frappent le discours, laparole interdite, le partage de la folie et la volonté de vérité, c’est dutroisièmequej’aiparlélepluslonguement.C’estqueverslui,depuisdessiècles,n’ontpascessédedériverlespremiers;c’estquedeplusenplusilessaie de les reprendre à son compte, pour à la fois lesmodifier et lesfonder,c’estquesilesdeuxpremiersnecessentdedevenirplusfragiles,plus incertains dans lamesure où les voilà traversésmaintenant par lavolontédevérité,celle-cienrevanchenecessedeserenforcer,dedevenirplusprofondeetplusincontournable.

Et pourtant, c’est d’elle sans doute qu’on parle le moins. Comme sipournous la volontédevérité et sespéripéties étaientmasquéespar lavérité elle-même dans son déroulement nécessaire. Et la raison en estpeut-êtrecelle-ci:c’estquesilediscoursvrain’estplus,eneffet,depuislesGrecs,celuiquirépondaudésirouceluiquiexercelepouvoir,danslavolonté de vérité, dans la volonté de le dire, ce discours vrai, qu’est-cedoncquiestenjeu,sinonledésiretlepouvoir?Lediscoursvrai,quelanécessitédesaformeaffranchitdudésiretlibèredupouvoir,nepeutpasreconnaître la volontéde vérité qui le traverse ; et la volontéde vérité,celle qui s’est imposée à nous depuis bien longtemps, est telle que lavéritéqu’elleveutnepeutpasnepaslamasquer.

Ainsin’apparaîtànosyeuxqu’unevéritéquiseraitrichesse,fécondité,forcedouceetinsidieusementuniverselle.Etnousignoronsenrevanchela volonté de vérité, comme prodigieusemachinerie destinée à exclure.Tous ceux qui, de point en point dans notre histoire, ont essayé decontournercettevolontédevéritéetdelaremettreenquestioncontrelavérité, là justement où la vérité entreprend de justifier l’interdit et dedéfinirlafolie,tousceux-là,deNietzsche,àArtaudetàBataille,doiventmaintenantnousservirdesignes,hautainssansdoute,pourletravaildetouslesjours.

*

Il existe évidemment bien d’autres procédures de contrôle et dedélimitation du discours. Celles dont j’ai parlé jusqu’à maintenants’exercentenquelquesortedel’extérieur;ellesfonctionnentcommedessystèmesd’exclusion;ellesconcernentsansdoutelapartdudiscoursqui

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metenjeulepouvoiretledésir.

On peut, je crois, en isoler un autre groupe. Procédures internes,puisque ce sont les discours eux-mêmes qui exercent leur proprecontrôle ; procédures qui jouent plutôt à titre de principes declassification, d’ordonnancement, de distribution, comme s’il s’agissaitcette fois de maîtriser une autre dimension du discours : celle del’événementetduhasard.

Aupremier rang, le commentaire.Je suppose,mais sansenêtre trèssûr, qu’il n’y a guère de société où n’existent des récits majeurs qu’onraconte,qu’on répète etqu’on fait varier ;des formules,des textes,desensembles ritualisés de discours qu’on récite, selon des circonstancesbiendéterminées ;des chosesditesune fois etque l’onconserve,parcequ’onysoupçonnequelquechosecommeunsecretouunerichesse.Bref,on peut soupçonner qu’il y a, très régulièrement dans les sociétés, unesortededénivellationentrelesdiscours:lesdiscoursqui«sedisent»aufil des jours et des échanges, et qui passent avec l’actemême qui les aprononcés ; et les discours qui sont à l’origine d’un certain nombred’actes nouveaux de paroles qui les reprennent, les transforment ouparlent d’eux, bref, les discours qui, indéfiniment, par-delà leurformulation, sont dits, restent dits, et sont encore à dire. Nous lesconnaissonsdansnotresystèmedeculture:cesontlestextesreligieuxoujuridiques,cesontaussicestextescurieux,quandonenvisageleurstatut,et qu’on appelle « littéraires » ; dans une certaine mesure des textesscientifiques.

Ilestcertainquecedécalagen’estnistable,niconstant,niabsolu.Iln’yapas,d’uncôté,lacatégoriedonnéeunefoispourtoutes,desdiscoursfondamentaux ou créateurs ; et puis, de l’autre, la masse de ceux quirépètent,glosentetcommentent.Biendestextesmajeurssebrouillentetdisparaissent, et des commentaires parfois viennent prendre la placepremière. Mais ses points d’application ont beau changer, la fonctiondemeure;etleprinciped’undécalagesetrouvesanscesseremisenjeu.L’effacement radical de cette dénivellation ne peut jamais être que jeu,utopie ou angoisse. Jeu à la Borges d’un commentaire qui ne sera pasautrechoseque la réapparitionmotàmot (maiscette foissolennelleetattendue)decequ’ilcommente;jeuencored’unecritiquequiparleraitàl’infinid’uneœuvrequin’existepas.Rêvelyriqued’undiscoursquirenaît

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enchacundesespointsabsolumentnouveauetinnocent,etquireparaîtsanscesse,entoutefraîcheur,àpartirdeschoses,dessentimentsoudespensées.AngoissedecemaladedeJanetpourquilemoindreénoncéétaitcomme«paroled’Évangile», recélantd’inépuisables trésorsde sensetméritantd’êtreindéfinimentrelancé,recommencé,commenté:«Quandjesonge,disait-ildèsqu’illisaitouécoutait,quandjesongeàcettephrasequivaencores’enallerdansl’éternitéetquejen’aipeut-êtrepasencoretoutàfaitcomprise.»

Maisquinevoitqu’ils’agitlàchaquefoisd’annulerundestermesdelarelation,etnonpointdesupprimerlerapportlui-même?Rapportquinecessedesemodifieràtraversletemps;rapportquiprendàuneépoquedonnéedes formesmultiplesetdivergentes ; l’exégèse juridiqueest fortdifférente(etcecidepuisbienlongtemps)ducommentairereligieux;uneseule etmêmeœuvre littéraire peut donner lieu, simultanément, à destypes de discours très distincts : l’Odyssée comme texte premier estrépétée, à la même époque, dans la traduction de Bérard, dansd’indéfiniesexplicationsdetextes,dansl’UlyssedeJoyce.

Pour l’instant je voudrais me borner à indiquer que, dans ce qu’onappelleglobalementuncommentaire, ledécalageentre textepremierettextesecondjouedeuxrôlesquisontsolidaires.D’unepart,ilpermetdeconstruire(etindéfiniment)desdiscoursnouveaux:lesurplombdutextepremier,sapermanence,sonstatutdediscourstoujoursréactualisable,lesensmultipleoucachédontilpassepourêtredétenteur,laréticenceetlarichesse essentielles qu’on lui prête, tout cela fonde une possibilitéouverte de parler. Mais, d’autre part, le commentaire n’a pour rôle,quellesquesoientlestechniquesmisesenœuvre,quededireenfincequiétait articulé silencieusement là-bas. Il doit, selon un paradoxe qu’ildéplacetoujoursmaisauquel iln’échappe jamais,direpour lapremièrefois cequi cependantavait étédéjàdit et répéter inlassablement cequipourtant n’avait jamais été dit. Le moutonnement indéfini descommentaires est travaillé de l’intérieur par le rêve d’une répétitionmasquée:àsonhorizon,iln’yapeut-êtreriend’autrequecequiétaitàson point de départ, la simple récitation. Le commentaire conjure lehasard du discours en lui faisant la part : il permet bien de dire autrechosequeletextemême,maisàconditionquecesoitcetextemêmequisoitditetenquelquesorteaccompli.Lamultiplicitéouverte, l’aléasont

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transférés,parleprincipeducommentaire,decequirisqueraitd’êtredit,sur lenombre, la forme, lemasque, la circonstancede la répétition.Lenouveau n’est pas dans ce qui est dit, mais dans l’événement de sonretour.

Je croisqu’il existeunautreprincipede raréfactiond’undiscours. Ilest jusqu’à un certain point le complémentaire du premier. Il s’agit del’auteur. L’auteur, nonpas entendu, bien sûr, comme l’individuparlantqui a prononcé ou écrit un texte, mais l’auteur comme principe degroupementdudiscours,commeunitéetoriginede leurssignifications,comme foyer de leur cohérence. Ce principe ne joue pas partout ni defaçon constante : il existe, tout autour de nous, bien des discours quicirculent,sansdétenir leursensouleurefficacitéd’unauteurauquelonlesattribuerait:proposquotidiens,aussitôteffacés;décretsoucontratsquiontbesoindesignataires,maispasd’auteur,recettestechniquesquisetransmettentdansl’anonymat.Maisdanslesdomainesoùl’attributionàunauteurestderègle–littérature,philosophie,science–onvoitbienqu’elle ne joue pas toujours le même rôle ; dans l’ordre du discoursscientifique,l’attributionàunauteurétait,auMoyenAge,indispensable,car c’était un index de vérité. Une proposition était considérée commedétenant de son auteur même sa valeur scientifique. Depuis le XVIIe

siècle,cettefonctionn’acessédes’effacer,danslediscoursscientifique:ilnefonctionneplusguèrequepourdonnerunnomàunthéorème,àuneffet,àunexemple,àunsyndrome.Enrevanche,dansl’ordredudiscourslittéraire, etàpartirde lamêmeépoque, la fonctionde l’auteurn’apascessédeserenforcer: touscesrécits, touscespoèmes,touscesdramesoucomédiesqu’onlaissaitcirculerauMoyenAgedansunanonymataumoinsrelatif,voilàque,maintenant,onleurdemande(etonexiged’euxqu’ilsdisent)d’oùilsviennent,quilesaécrits;ondemandequel’auteurrende compte de l’unité du texte qu’on met sous son nom ; on luidemandederévéler,oudumoinsdeporterpar-deverslui,lesenscachéquilestraverse;onluidemandedelesarticuler,sursaviepersonnelleetsur ses expériences vécues, sur l’histoire réelle qui les a vus naître.L’auteurestcequidonneà l’inquiétant langagede la fiction,sesunités,sesnœudsdecohérence,soninsertiondansleréel.

Jesaisbienqu’onvamedire:«Maisvousparlezlàdel’auteur,telquelacritique leréinventeaprèscoup, lorsque lamortestvenueetqu’ilne

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reste plus qu’une masse enchevêtrée de grimoires ; il faut bien alorsremettre un peu d’ordre dans tout cela ; imaginer un projet, unecohérence,unethématiquequ’ondemandeàlaconscienceoulavied’unauteur, en effet peut-êtreunpeu fictif.Mais celan’empêchepas qu’il abienexisté,cetauteurréel,cethommequifaitirruptionaumilieudetouslesmotsusés,portanteneuxsongénieousondésordre.»

Ilseraitabsurde,biensûr,denier l’existencedel’individuécrivantetinventant.Mais jepenseque–depuisune certaine époqueaumoins–l’individuquisemetàécrireuntexteàl’horizonduquelrôdeuneœuvrepossiblereprendàsoncomptelafonctiondel’auteur:cequ’ilécritetcequ’il n’écrit pas, ce qu’il dessine,même à titre de brouillon provisoire,comme esquisse de l’œuvre, et ce qu’il laisse va tomber commeproposquotidiens, toutce jeudedifférencesestprescritpar la fonctionauteur,tellequ’illareçoitdesonépoque,outellequ’àsontourillamodifie.Carilpeutbienbouleverser l’image traditionnellequ’on se faitde l’auteur ;c’est à partir d’une nouvelle position de l’auteur qu’il découpera, danstout ce qu’il aurait pu dire, dans tout ce qu’il dit tous les jours, à toutinstant,leprofilencoretremblantdesonœuvre.

Lecommentairelimitaitlehasarddudiscoursparlejeud’uneidentitéquiaurait la formede larépétitionetdumême.Leprincipede l’auteurlimite ce même hasard par le jeu d’une identité qui a la forme del’individualitéetdumoi.

Ilfaudraitaussireconnaîtredanscequ’onappellenonpaslessciences,maisles«disciplines»,unautreprincipedelimitation.Principeluiaussirelatif etmobile. Principe qui permet de construire, mais selon un jeuétroit.

L’organisation des disciplines s’oppose aussi bien au principe ducommentaire qu’à celui de l’auteur. À celui de l’auteur puisqu’unedisciplinesedéfinitparundomained’objets,unensembledeméthodes,uncorpusdepropositionsconsidéréescommevraies,unjeuderèglesetde définitions, de techniques et d’instruments : tout ceci constitue unesortede systèmeanonymeà ladispositiondequi veutouquipeut s’enservir,sansquesonsensousavaliditésoientliésàceluiquis’esttrouvéenêtrel’inventeur.Maisleprincipedeladisciplines’opposeaussiàceluiducommentaire:dansunediscipline,àladifférenceducommentaire,cequiestsupposéaudépart,cen’estpasunsensquidoitêtreredécouvert,

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ni une identité qui doit être répétée ; c’est ce qui est requis pour laconstructiondenouveauxénoncés.Pourqu’ilyaitdiscipline,ilfautdoncqu’il y ait possibilité de formuler, et de formuler indéfiniment, despropositionsnouvelles.

Maisilyaplus;etilyaplus,sansdoute,pourqu’ilyaitmoins:unediscipline, ce n’est pas la somme de tout ce qui peut être dit de vrai àproposdequelque chose ; cen’estmêmepas l’ensemblede tout cequipeutêtre,àproposd’unemêmedonnée,acceptéenvertud’unprincipedecohérenceoudesystématicité.Lamédecinen’estpasconstituéedutotaldecequ’onpeutdiredevraisur lamaladie ; la,botaniquenepeutêtredéfinieparlasommedetouteslesvéritésquiconcernentlesplantes.Ilyaàceladeuxraisons:d’abordlabotaniqueoulamédecine,commetouteautre discipline, sont faites d’erreurs comme de vérités, erreurs qui nesontpasdes résidusoudes corpsétrangers,maisquiontdes fonctionspositives, une efficacehistorique,un rôle souvent indissociablede celuides vérités. Mais en outre pour qu’une proposition appartienne à labotaniqueouàlapathologie,ilfautqu’ellerépondeàdesconditions,enunsensplusstrictesetpluscomplexesque lapureetsimplevérité :entout cas, àdes conditionsautres.Elledoit s’adresser àunpland’objetsdéterminé :àpartirde la finduXVIIe siècle,parexemple,pourqu’uneproposition soit « botanique » il a fallu qu’elle concerne la structurevisibledelaplante,lesystèmedesesressemblancesprochesetlointainesoulamécaniquedesesfluides(etellenepouvaitplusconserver,commec’étaitencorelecasauXVIesiècle,sesvaleurssymboliques,oul’ensembledesvertusoupropriétésqu’on lui reconnaissaitdans l’Antiquité).Mais,sans appartenir à une discipline, une proposition doit utiliser desinstrumentsconceptuelsoutechniquesd’untypebiendéfini;àpartirduXIXe siècle, une proposition n’était plus médicale, elle tombait « horsmédecine » et prenait valeur de fantasme individuel ou d’imageriepopulaire si elle mettait en jeu des notions à la fois métaphoriques,qualitatives et substantielles (comme celles d’engorgement, de liquideséchauffésoudesolidesdesséchés);ellepouvait,elledevaitfaireappelenrevanche à des notions tout aussi métaphoriques, mais bâties sur unautre modèle, fonctionnel et physiologique celui-là (c’était l’irritation,c’étaitl’inflammationouladégénérescencedestissus).Ilyaplusencore:pourapparteniràunediscipline,unepropositiondoitpouvoirs’inscrire

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suruncertaintyped’horizonthéorique :qu’ilsuffisederappelerque larecherche de la langue primitive, qui fut un thème parfaitement reçujusqu’auXVIIIesiècle,suffisait,danslasecondemoitiéduXIXesiècle,àfairechoirn’importequeldiscoursjenedispasdansl’erreur,maisdanslachimère,etlarêverie,danslapureetsimplemonstruositélinguistique.

À l’intérieur de ses limites, chaque discipline reconnaît despropositionsvraieset fausses;maisellerepousse,del’autrecôtédesesmarges,touteunetératologiedusavoir.L’extérieurd’unescienceestplusetmoinspeupléqu’onnecroit:biensûr,ilyal’expérienceimmédiate,lesthèmesimaginairesquiportentetreconduisentsanscessedescroyancessansmémoire ;maispeut-êtren’ya-t-ilpasd’erreursausensstrict,carl’erreur ne peut surgir et être décidée qu’à l’intérieur d’une pratiquedéfinie ; en revanche, des monstres rôdent dont la forme change avecl’histoire du savoir. Bref, une proposition doit remplir de complexes etlourdesexigencespourpouvoirapparteniràl’ensembled’unediscipline;avant de pouvoir être dite vraie ou fausse, elle doit être, comme diraitM.Canguilhem,«danslevrai».

Ons’estsouventdemandécommentlesbotanistesoulesbiologistesduXIXe siècle avaient bien pu faire pour ne pas voir que ce queMendeldisaitétaitvrai.Maisc’estqueMendelparlaitd’objets,mettaitenœuvredesméthodes,seplaçaitsurunhorizonthéorique,quiétaientétrangersàlabiologiedesonépoque.SansdouteNaudin,avant lui,avait-ilposé lathèse que les traits héréditaires étaient discrets ; cependant, aussinouveauouétrangequefûtceprincipe,ilpouvaitfairepartie–aumoinsà titred’énigme–dudiscoursbiologique.Mendel, lui, constitue le traithéréditaire comme objet biologique absolument nouveau, grâce à unfiltragequin’avaitjamaisétéutiliséjusque-là:illedétachedel’espèce,illedétachedu sexequi le transmet ; et ledomaineoù il l’observe est lasérie indéfiniment ouverte des générations où il apparaît et disparaîtselondes régularités statistiques.Nouvelobjetqui appelledenouveauxinstrumentsconceptuels,etdenouveauxfondementsthéoriques.Mendeldisaitvrai,mais iln’étaitpas«dans levrai»dudiscoursbiologiquedesonépoque : cen’étaitpoint selondepareilles règlesqu’on formaitdesobjets et des concepts biologiques ; il a fallu tout un changementd’échelle, le déploiement de tout un nouveau plan d’objets dans labiologiepourqueMendelentredanslevraietquesespropositionsalors

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apparaissent (pour une bonne part) exactes. Mendel était un monstrevrai,cequifaisaitquelasciencenepouvaitpasenparler;cependantqueSchleiden, par exemple, une trentaine d’années auparavant, niant enpleinXIXe siècle la sexualité végétale,mais selon les règlesdudiscoursbiologique,neformulaitqu’uneerreurdisciplinée.

Il se peut toujours qu’on dise le vrai dans l’espace d’une extérioritésauvage ; mais on n’est dans le vrai qu’en obéissant aux règles d’une«police»discursivequ’ondoitréactiverenchacundesesdiscours.

Ladisciplineestunprincipedecontrôledelaproductiondudiscours.Elle lui fixe des limites par le jeu d’une identité qui a la forme d’uneréactualisationpermanentedesrègles.

On a l’habitude de voir dans la fécondité d’un auteur, dans lamultiplicité des commentaires, dans le développement d’une discipline,commeautantderessourcesinfiniespourlacréationdesdiscours.Peut-être, mais ce ne sont pas moins des principes de contrainte ; et il estprobable qu’on ne peut pas rendre compte de leur rôle positif etmultiplicateur, si on ne prend pas en considération leur fonctionrestrictiveetcontraignante.

*

Ilexiste,jecrois,untroisièmegroupedeprocéduresquipermettentlecontrôle des discours. Il ne s’agit point cette fois-ci de maîtriser lespouvoirsqu’ilsemportent,nideconjurerleshasardsdeleurapparition;ils’agitdedéterminer lesconditionsde leurmiseen jeu,d’imposerauxindividusquilestiennentuncertainnombrederèglesetainsidenepaspermettreàtoutlemonded’avoiraccèsàeux.Raréfaction,cettefois,dessujetsparlants ;nuln’entreradans l’ordredudiscours s’ilnesatisfaitàcertainesexigencesous’iln’est,d’entréedejeu,qualifiépourlefaire.Plusprécisément. : toutes les régions du discours ne sont pas égalementouvertes et pénétrables ; certaines sont hautement défendues(différenciées et différenciantes) tandis que d’autres paraissent presqueouvertes à tous les vents et mises sans restriction préalable à ladispositiondechaquesujetparlant.

J’aimerais,surce thème,rappeleruneanecdotequiestsibellequ’ontremble qu’elle soit vraie. Elle ramène à une seule figure toutes lescontraintesdudiscours:cellesquienlimitentlespouvoirs,cellesquien

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maîtrisent les apparitions aléatoires, celles qui font sélection parmi lessujets parlants. Au début duXVIIe siècle, le shogûn avait entendu direquelasupérioritédesEuropéens–enfaitdenavigation,decommerce,depolitique, d’art militaire – était due à leur connaissance desmathématiques.Ildésiras’emparerd’unsavoirsiprécieux.Commeonluiavait parlé d’un marin anglais qui possédait le secret de ces discoursmerveilleux,illefitvenirdanssonpalaisetl’yretint.Seulàseulaveclui,ilpritdesleçons.Ilsutlesmathématiques.Ilgarda,eneffet,lepouvoir,et vécut très vieux. C’est auXIXe siècle qu’il y eut desmathématiciensjaponais.Maisl’anecdotenes’arrêtepaslà:elleasonversanteuropéen.L’histoire veut en effet que ce marin anglais, Will Adams, ait été unautodidacte : un charpentier qui, pour avoir travaillé sur un chantiernaval, avait appris la géométrie. Faut-il voir dans ce récit l’expressiond’undesgrandsmythesdelacultureeuropéenne?Ausavoirmonopoliséetsecretde la tyrannieorientale, l’Europeopposerait lacommunicationuniverselledelaconnaissance,l’échangeindéfinietlibredesdiscours.

Or ce thème, bien sûr, ne résiste pas à l’examen. L’échange et lacommunication sont des figures positives qui jouent à l’intérieur desystèmes complexes de restriction ; et ils ne sauraient sans doutefonctionnerindépendammentdeceux-ci.Laformelaplussuperficielleetlaplusvisibledecessystèmesderestrictionestconstituéeparcequ’onpeutregroupersouslenomderituel;leritueldéfinitlaqualificationquedoivent posséder les individus qui parlent (et qui, dans le jeu d’undialogue, de l’interrogation, de la récitation, doivent occuper telleposition et formuler tel type d’énoncés) ; il définit les gestes, lescomportements, les circonstances, et tout l’ensemble de signes quidoivent accompagner le discours ; il fixe enfin l’efficace supposée ouimposée des paroles, leur effet sur ceux auxquels elles s’adressent, leslimites de leur valeur contraignante. Les discours religieux, judiciaires,thérapeutiques, et pour une part aussi politique ne sont guèredissociables de cettemise enœuvre d’un rituel qui détermine pour lessujetsparlantsàlafoisdespropriétéssingulièresetdesrôlesconvenus.

D’un fonctionnement en partie différent sont les « sociétés dediscours », qui ont pour fonction de conserver ou de produire desdiscours, mais pour les faire circuler dans un espace fermé, ne lesdistribuerqueselondesrèglesstrictesetsansque lesdétenteurssoient

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dépossédésparcettedistributionmême.Undesmodèlesarchaïquesnousen est donné par ces groupes de rhapsodes qui possédaient laconnaissancedespoèmesàréciter,ouéventuellementàfairevarieretàtransformer ; mais cette connaissance, bien qu’elle eût pour fin unerécitation au demeurant rituelle, était protégée, défendue et conservéedans un groupe déterminé, par les exercices demémoire, souvent fortcomplexes,qu’elleimpliquait;l’apprentissagefaisaitentreràlafoisdansun groupe et dans un secret que la récitation manifestait mais nedivulguait pas ; entre la parole et l’écoute les rôles n’étaient paséchangeables.

Bien sûr, il ne reste plus guère de pareilles « sociétés de discours »,avec ce jeu ambigu du secret et de la divulgation. Mais qu’on ne s’ytrompepas;mêmedansl’ordredudiscoursvrai,mêmedansl’ordredudiscours publié et libre de tout rituel, s’exercent encore des formesd’appropriationdesecretetdenon-interchangeabilité.Ilsepourraitbienquel’acted’écriretelqu’ilestinstitutionaliséaujourd’huidanslelivre,lesystème de l’édition et le personnage de l’écrivain, ait lieu dans une«sociétédediscours»diffusepeut-être,maiscontraignanteàcoupsûr.Ladifférencedel’écrivain,sanscesseopposéeparlui-mêmeàl’activitédetout autre sujetparlantou écrivant, le caractère intransitif qu’il prête àsondiscours,lasingularitéfondamentalequ’ilaccordedepuislongtempsdéjà à l’« écriture », la dissymétrie affirmée entre la « création » etn’importequellemiseenjeudusystèmelinguistique,toutcecimanifestedans la formulation (et tend d’ailleurs à reconduire dans le jeu despratiques) l’existenced’unecertaine«sociétédediscours».Mais ilen.existe encore bien d’autres, qui fonctionnent sur un tout autre modeselon un autre régime d’exclusives et de divulgation : qu’on songe ausecret techniqueouscientifique,qu’onsongeauxformesdediffusionetde circulation du discours médical ; qu’on songe à ceux qui se sontappropriéslediscourséconomiqueoupolitique.

Au premier regard, c’est l’inverse d’une « société de discours » queconstituentles«doctrines»(religieuses,politiques,philosophiques):làlenombredesindividusparlants,mêmes’iln’étaitpasfixé,tendaitàêtrelimité;etc’estentreeuxquelediscourspouvaitcirculeretêtretransmis.La doctrine, au contraire, tend à se diffuser ; et c’est par la mise encommun d’un seul et même ensemble de discours que des individus,

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aussi nombreux qu’on veut les imaginer, définissent leur appartenanceréciproque. En apparence, la seule condition requise est lareconnaissancedesmêmesvéritésetl’acceptationd’unecertainerègle–plusoumoinssouple–deconformitéavec lesdiscoursvalidés;siellesn’étaient que cela, les doctrines ne seraient point tellement différentesdesdisciplines scientifiques, et le contrôlediscursif porterait seulementsur la formeoulecontenude l’énoncé,nonpassur lesujetparlant.Or,l’appartenance doctrinale met en cause à la fois l’énoncé et le sujetparlant, et l’un à travers l’autre. Elle met en cause le sujet parlant àtravers et à partir de l’énoncé, comme le prouvent les procéduresd’exclusionetlesmécanismesderejetquiviennentjouerlorsqu’unsujetparlant a formulé un ou plusieurs énoncés inassimilables ; l’hérésie etl’orthodoxie ne relèvent point d’une exagération fanatique desmécanismes doctrinaux ; elles leur appartiennent fondamentalement.Maisinversementladoctrinemetencauselesénoncésàpartirdessujetsparlants,danslamesureouladoctrinevauttoujourscommelesigne,lamanifestation et l’instrument d’une appartenance préalable –appartenance de classe, de statut social ou de race, de nationalité oud’intérêt,delutte,derévolte,derésistance,oud’acceptation.Ladoctrinelie les individus à certains types d’énonciation et leur interdit parconséquenttouslesautres;maisellesesert,enretour,decertainstypesd’énonciationpourlierdesindividusentreeux,et lesdifférencierpar làmême de tous les autres. La doctrine effectue un doubleassujettissement : des sujets parlants aux discours, et des discours augroupe,pourlemoinsvirtuel,desindividusparlants.

Enfin, à une échelle beaucoup plus large, il faut bien reconnaître degrandsclivagesdanscequ’onpourraitappelerl’appropriationsocialedesdiscours.L’éducationabeauêtre,dedroit,l’instrumentgrâceauqueltoutindividu,dansunesociétécommelanôtre,peutavoiraccèsàn’importequeltypedediscours,onsaitbienqu’ellesuitdanssadistribution,danscequ’ellepermetetdanscequ’elleempêche,leslignesquisontmarquéespar les distances, les oppositions et les luttes sociales. Tout systèmed’éducation est une manière politique de maintenir ou de modifierl’appropriation des discours, avec les savoirs et les pouvoirs qu’ilsemportentaveceux.

Jeme rends bien compte qu’il est fort abstrait de séparer comme je

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viensdelefairelesrituelsdeparole,lessociétésdediscours,lesgroupesdoctrinauxetlesappropriationssociales.Laplupartdutemps,ilsselientles uns aux autres et constituent des sortes de grands édifices quiassurent la distribution des sujets parlants dans les différents types dediscourset l’appropriationdesdiscoursà certaines catégoriesde sujets.Disonsd’unmotquecesontlàlesgrandesprocéduresd’assujettissementdudiscours.Qu’est-ce,aprèstout,qu’unsystèmed’enseignement,sinonuneritualisationdelaparole;sinonunequalificationetunefixationdesrôlespourlessujetsparlants;sinonlaconstitutiond’ungroupedoctrinalaumoinsdiffus;sinonunedistributionetuneappropriationdudiscoursavec sespouvoirs et ses savoirs ?Qu’est-ceque l’« écriture» (celle des«écrivains»)sinonunsemblablesystèmed’assujettissement,quiprendpeut-êtredesformesunpeudifférentes,maisdontlesgrandesscansionssontanalogues ?Est-ceque le système judiciaire, est-ceque le systèmeinstitutionneldelamédecineeuxaussi,souscertainsdeleursaspectsaumoins, ne constituent de pareils systèmes d’assujettissements dudiscours?

*

Jemedemandesiuncertainnombredethèmesde laphilosophienesont pas venus répondre à ces Jeux de limitations et d’exclusions, et,peut-êtreaussi,lesrenforcer.

Leur répondred’abord, enproposantunevérité idéale comme loidudiscours et une rationalité immanente comme principe de leurdéroulement, en reconduisant aussi une éthiquede la connaissancequineprometlavéritéqu’àudésirdelavéritéelle-mêmeetauseulpouvoirdelapenser.

Les renforcer ensuite par une dénégation qui porte cette fois sur laréalitéspécifiquedudiscoursengénéral.

Depuisquefurentexcluslesjeuxetlecommercedessophistes,depuisqu’ona,avecplusoumoinsdesûreté,museléleursparadoxes,ilsembleque la pensée occidentale ait veillé à ce que le discours ait lemoinsdeplacepossibleentrelapenséeetlaparole;ilsemblequ’elleaitveilléàceque discourir apparaisse seulement comme un certain apport entrepenser et parler ; ce serait une pensée revêtue de ses signes et renduevisibleparlesmots,ouinversementceseraientlesstructuresmêmesde

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lalanguemisesenjeuetproduisantuneffetdesens.

Cette très ancienne élision de la réalité du discours dans la penséephilosophique a pris bien des formes au cours de l’histoire. On l’aretrouvée tout récemment sous l’aspect de plusieurs thèmes qui noussontfamiliers.

Il se pourrait que le thème du sujet fondateur permette d’élider laréalité du discours. Le sujet fondateur, en effet, est chargé d’animerdirectement de ses visées les formes vides de la langue ; c’est lui qui,traversant l’épaisseur ou l’inertie des choses vides, ressaisit, dansl’intuition,lesensquis’ytrouvedéposé;c’estluiégalementqui,par-delàle temps, fondedeshorizonsde significationsque l’histoiren’auraplusensuitequ’àexpliciter,etoùlespropositions,lessciences,lesensemblesdéductifstrouverontenfindecompteleurfondement.Danssonrapportau sens, le sujet fondateurdisposede signes,demarques,de traces,delettres.Maisiln’apasbesoinpourlesmanifesterdepasserparl’instancesingulièredudiscours.

Le thème qui fait face à celui-là, le thème de l’expérience originaire,joueunrôleanalogue.Ilsupposequ’aurasdel’expérience,avantmêmequ’elle ait pu se ressaisir dans la forme d’un cogito, des significationspréalables, déjà dites en quelque sorte, parcouraient le monde, ledisposaienttoutautourdenousetl’ouvraientd’entréedejeuàunesortede primitive reconnaissance. Ainsi une complicité première avec lemonde fonderait pour nous la possibilité de parler de lui, en lui, de ledésigneretdelenommer,delejugeretdeleconnaîtrefinalementdanslaformedelavérité.Sidiscoursilya,quepeut-ilêtrealors,ensalégitimité,sinonunediscrètelecture?Leschosesmurmurentdéjàunsensquenotrelangagen’aplusqu’àfairelever;etcelangage,dèssonplusrudimentaireprojet,nousparlaitdéjàd’unêtredontilestcommelanervure.

Le thèmede l’universellemédiationestencore, je crois,unemanièred’élider laréalitédudiscours.Etcecimalgré l’apparence.Car ilsemble,aupremier regard,qu’à retrouverpartout lemouvementd’un logosquiélève les singularités jusqu’au concept et qui permet à la conscienceimmédiate de déployer finalement toute la rationalité du monde, c’estbienlediscourslui-mêmequ’onmetaucentredelaspéculation.Maiscelogos,àdirevrai,n’estenfaitqu’undiscoursdéjàtenu,ouplutôtcesontleschosesmêmesetlesévénementsquisefontinsensiblementdiscours

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endéployantlesecretdeleurpropreessence.Lediscoursn’estguèreplusquelemiroitementd’unevéritéentraindenaîtreàsespropresyeux;etlorsquetoutpeutenfinprendrelaformedudiscours,lorsquetoutpeutsedireetquelediscourspeutsedireàproposdetout,c’estparcequetouteschoses ayant manifesté et échangé leur sens peuvent rentrer dansl’intérioritésilencieusedelaconsciencedesoi.

Que ce soit donc dans une philosophie du sujet fondateur, dans unephilosophie de l’expérience originaire ou dans une philosophie del’universellemédiation,lediscoursn’estriendeplusqu’unjeu,d’écrituredans le premier cas, de lecture dans le second, d’échange dans letroisième, et cet échange, cette lecture, cette écriturenemettent jamaisen jeu que les signes. Le discours s’annule ainsi, dans sa réalité, en semettantàl’ordredusignifiant.

Quellecivilisation,enapparence,aété,plusquelanôtre,respectueusedudiscours?Oùl’a-t-onmieuxetplushonoré?Oùl’a-t-on,semble-t-il,plus radicalement libéré de ses contraintes et universalisé ? Or il mesemble que sous cette apparente vénération du discours, sous cetteapparentelogophilie,secacheunesortedecrainte.Toutsepassecommesidesinterdits,desbarrages,desseuilsetdeslimitesavaientétédisposésdemanièrequesoitmaîtrisée,aumoinsenpartie,lagrandeproliférationdu discours, demanière que sa richesse soit allégée de sa part la plusdangereuse et que son désordre soit organisé selon des figures quiesquivent le plus incontrôlable ; tout se passe comme si on avait voulueffacerjusqu’auxmarquesdesonirruptiondanslesjeuxdelapenséeetdelalangue.Ilyasansdoutedansnotresociété,etj’imaginedanstouteslesautres,maisselonunprofiletdesscansionsdifférentes,uneprofondelogophobie, une sorte de crainte sourde contre ces événements, contrecettemassedechosesdites,contrelesurgissementdetouscesénoncés,contretoutcequ’ilpeutyavoirlàdeviolent,dediscontinu,debatailleur,de désordre aussi et de périlleux, contre ce grand bourdonnementincessantetdésordonnédudiscours.

Etsionveut-jenedispaseffacercettecrainte–,maisl’analyserdansses conditions, son jeu et ses effets, il faut, je crois, se résoudre à troisdécisions auxquelles notre pensée, aujourd’hui, résiste un peu et quicorrespondent aux trois groupes de fonctions que je viens d’évoquer :remettre enquestionnotre volontéde vérité : restituer audiscours son

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caractèred’événement;leverenfinlasouverainetédusignifiant.

*

Telles sont les tâches ou, plutôt, quelques-uns des thèmes, quirégissentletravailquejevoudraisfaireicidanslesannéesquiviennent.On peut repérer tout de suite certaines exigences de méthode qu’ilsemportentaveceux.

Un principe de renversement d’abord : là où, selon la tradition, oncroit,reconnaîtrelasourcedesdiscours,leprincipedeleurfoisonnementetdeleurcontinuité,danscesfiguresquisemblentjouerunrôlepositif,commecellede l’auteur,de ladiscipline,de la volontéde vérité, il fautplutôt reconnaître le jeu négatif d’une découpe et d’une raréfaction dudiscours.

Mais, une fois repérés ces principes de raréfaction, une fois qu’on acessé de les considérer comme instance fondamentale et créatrice, quedécouvre-t-onau-dessousd’eux?Faut-iladmettre laplénitudevirtuelled’unmonde de discours ininterrompus ? C’est ici qu’il faut faire jouerd’autresprincipesdeméthode.

Unprincipedediscontinuité:qu’ilyaitdessystèmesderaréfactionneveutpasdirequ’au-dessousd’eux,ouau-delàd’eux, régneraitungranddiscoursillimité,continuetsilencieuxquisetrouverait,pareux,répriméourefoulé,etquenousaurionspourtâchedefaireleverenluirestituantenfin la parole. Il ne faut pas imaginer, parcourant le monde etentrelaçantavectoutessesformesettoussesévénements,unnonditouun impensé, qu’il s’agirait d’articuler ou de penser enfin. Les discoursdoiventêtretraitéscommedespratiquesdiscontinues,quisecroisent,sejouxtentparfois,maisaussibiens’ignorentous’excluent.

Unprincipedespécificité:nepasrésoudrelediscoursdansunjeudesignifications préalables ; ne pas s’imaginer que le monde tourne versnousunvisagelisiblequenousn’aurionsplusqu’àdéchiffrer;iln’estpascomplicedenotreconnaissance;iln’yapasdeprovidenceprédiscursivequi ledisposeennotre faveur. Il faut concevoir lediscours commeuneviolence que nous faisons aux choses, en tout cas commeune pratiquequenousleurimposons;etc’estdanscettepratiquequelesévénementsdudiscourstrouventleprincipedeleurrégularité.

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Quatrième règle, celle de l’extériorité :ne pas aller du discours versson noyau intérieur et caché, vers le cœur d’une pensée ou d’unesignificationquisemanifesteraientenlui;mais,àpartirdudiscourslui-même, de son apparition et de sa régularité, aller vers ses conditionsexternesdepossibilité,verscequidonne lieuà la sériealéatoiredecesévénementsetquienfixelesbornes.

Quatrenotionsdoiventdoncservirdeprinciperégulateuràl’analyse:celled’événement,celledesérie,cellederégularité,celledeconditiondepossibilité.Elless’opposent,onlevoit, termeàterme: l’événementà lacréation, la sérieà l’unité, la régularitéà l’originalité, et la conditiondepossibilité à la signification.Cesquatredernièresnotions (signification,originalité, unité, création) ont, d’une manière assez générale, dominél’histoiretraditionnelledesidées,où,d’uncommunaccord,oncherchaitlepointdelacréation,l’unitéd’uneœuvre,d’uneépoqueoud’unthème,la marque de l’originalité individuelle, et le trésor indéfini dessignificationsenfouies.

J’ajouterai seulement deux remarques. L’une concerne l’histoire. Onmet souvent au crédit de l’histoire contemporaine d’avoir levé lesprivilègesaccordésjadisàl’événementsingulieretd’avoirfaitapparaîtrelesstructuresdelalonguedurée.Certes.Jenesuispassûrpourtantquele travaildeshistorienssesoit faitprécisémentdanscettedirection.Ouplutôt je ne pense pas qu’il y ait comme une raison inverse entre lerepérage de l’événement et l’analyse de la longue durée. Il semble, aucontraire,quecesoitenresserrantàl’extrêmelegraindel’événement,enpoussant le pouvoir de résolution de l’analyse historique jusqu’auxmercuriales, aux actes notariés, aux registres de paroisse, aux archivesportuaires suivis année par année, semaine par semaine, qu’on a vu sedessiner au-delà des batailles, des décrets, des dynasties ou desassemblées,desphénomènesmassifsàportéeséculaireoupluriséculaire.L’histoire,tellequ’elleestpratiquéeaujourd’hui,nesedétournepasdesévénements ; elle en élargit au contraire sans cesse le champ ; elle endécouvre sans cesse des couches nouvelles, plus superficielles ou plusprofondes ; elle en isole sans cesse de nouveaux ensembles où ils sontparfoisnombreux,denseset interchangeables,parfois raresetdécisifs :desvariationsquasiquotidiennesdeprixonvaauxinflationsséculaires.Maisl’important,c’estquel’histoireneconsidèrepasunévénementsans

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définir la série dont il fait partie, sans spécifier lemoded’analysedontcelle-cirelève,sanschercheràconnaîtrelarégularitédesphénomènesetles limites de probabilité de leur émergence, sans s’interroger sur lesvariations,lesinflexionsetl’alluredelacourbe,sansvouloirdéterminerlesconditionsdontellesdépendent.Biensûr,l’histoiredepuislongtempsne cherché plus à comprendre les événements par un jeu de causes etd’effets dans l’unité informe d’un grand devenir, vaguement homogèneoudurementhiérarchisé;maiscen’estpaspourretrouverdesstructuresantérieures, étrangères, hostiles à l’événement. C’est pour établir lessériesdiverses,entrecroisées,divergentessouventmaisnonautonomes,quipermettentdecirconscrire le« lieu»de l’événement, lesmargesdesonaléa,lesconditionsdesonapparition.

Les notions fondamentales qui s’imposent maintenant ne sont pluscelles de la conscience et de la continuité (avec les problèmes qui leursontcorrélatifsdelalibertéetdelacausalité),cenesontpascellesnonplus du signe et de la structure. Ce sont celles de l’événement et de lasérie, avec le jeu des notions qui leur sont liées ; régularité, aléa,discontinuité,dépendance,transformation;c’estparuntelensemblequecetteanalysedesdiscoursà laquelle je songes’articulenonpointcertessur la thématique traditionnelle que les philosophes d’hier prennentencore pour l’histoire « vivante » mais sur le travail effectif deshistoriens.

Mais c’est par là aussi que cette analyse pose des problèmesphilosophiques, ou théoriques, vraisemblablement redoutables. Si lesdiscoursdoiventêtretraitésd’abordcommedesensemblesd’événementsdiscursifs,quelstatutfaut-ildonneràcettenotiond’événementquifutsirarement prise en considération par les philosophes ? Bien sûrl’événement n’est ni substance ni accident, ni qualité ni processus ;l’événement n’est pas de l’ordre des corps. Et pourtant il n’est pointimmatériel ; c’est toujours auniveaude lamatérialité qu’il prend effet,qu’ilesteffet;ilasonlieuetilconsistedanslarelation,lacoexistence,ladispersion, le recoupement, l’accumulation, la sélection d’élémentsmatériels ; il n’est point l’acte ni la propriété d’un corps ; il se produitcommeeffetdeetdansunedispersionmatérielle.

Disons que la philosophie de l’événement devrait s’avancer dans ladirectionparadoxaleaupremierregardd’unmatérialismedel’incorporel.

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D’autrepart,silesévénementsdiscursifsdoiventêtretraitésselondesséries homogènes, mais discontinues les unes par rapport aux autres,quelstatutfaut-ildonneràcediscontinu?Ilnes’agit,bienentendu,nidela succession des instants du temps, ni de la pluralité des divers sujetspensants;ils’agitdecésuresquibrisentl’instantetdispersentlesujetenune pluralité de positions et de fonctions possibles. Une tellediscontinuitéfrappeetinvalidelespluspetitesunitéstraditionnellementreconnuesoulesmoinsfacilementcontestées:l’instantetlesujet.Et,au-dessousd’eux, indépendammentd’eux, il fautconcevoirentrecessériesdiscontinuesdesrelationsquinesontpasdel’ordredelasuccession(oudelasimultanéité)dansune(ouplusieurs)conscience;ilfautélaborerendehors des philosophies du sujet et du temps – une théorie dessystématicitésdiscontinues.Enfin,s’ilestvraiquecessériesdiscursivesetdiscontinuesontchacune,entrecertaineslimites,leurrégularité,sansdouten’est-ilpluspossibled’établirentrelesélémentsquilesconstituentdes liensdecausalitémécaniqueoudenécessité idéale. Il fautaccepterd’introduire l’aléacommecatégoriedans laproductiondesévénements.Làencoresefaitsentirl’absenced’unethéoriepermettant.depenserlesrapportsduhasardetdelapensée.

Desorteque lemincedécalagequ’onseproposedemettreenœuvredans 1’histoire des idées et qui consiste à traiter, non pas desreprésentationsqu’ilpeutyavoirderrièrelesdiscours,maisdesdiscourscomme des séries régulières et distinctes d’événements, ce mincedécalage,jecrainsbiend’yreconnaîtrequelquechosecommeunepetite(et odieuse peut-être) machinerie qui permet d’introduire à la racinemêmedelapensée,lehasard,lediscontinuetlamatérialité.Triplepérilqu’une certaine forme d’histoire essaie de conjurer en racontant ledéroulementcontinud’unenécessité idéale.Troisnotionsquidevraientpermettre de lier à la pratiquedes historiens l’histoire des systèmesdepensée. Trois directions que devra suivre le travail de l’élaborationthéorique.

*

Ensuivantcesprincipesetenmeréférantàcethorizon, lesanalysesquejemeproposedefairesedisposentselondeuxensembles.D’unepartl’ensemble«critique»,quimetenœuvreleprincipederenversement:

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essayer de cerner les formes de l’exclusion, de la limitation, del’appropriation dont je parlais tout à l’heure ; montrer comment ils sesontformés,pourrépondreàquelsbesoins,commentilssesontmodifiéset déplacés, quelle contrainte ils ont effectivement exercée, dans quellemesureilsontététournés.D’autrepartl’ensemble«généalogique»quimet enœuvre les trois autres principes : comment se sont formées, autravers,endépitouavecl’appuidecessystèmesdecontraintes,dessériesdediscours;quelleaété lanormespécifiquedechacune,etquellesontétéleursconditionsd’apparition,decroissance,devariation.

L’ensemble critique d’abord. Un premier groupe d’analyses pourraitportersurcequej’aidésignécommefonctionsd’exclusion.Ilm’estarrivéautrefoisd’enétudieruneetpourunepériodedéterminée:ils’agissaitdupartageentre folie et raisonà l’époque classique.Plus tard,onpourraitessayerd’analyserunsystèmed’interditdelangage:celuiquiconcernelasexualité depuis leXVIe siècle jusqu’auXIXe siècle ; il s’agirait de voirnonpointsansdoutecommentils’estprogressivementetheureusementeffacé;maiscommentils’estdéplacéetréarticulédepuisunepratiquedela confession où les conduites interdites étaient nommées, classées,hiérarchisées, et de la manière la plus explicite, jusqu’à l’apparitiond’abord bien timide, bien retardée, de la thématique sexuelle dans lamédecineetdanslapsychiatrieduXIXesiècle;cenesontlàencorebiensûrquedesrepèresunpeusymboliques,maisonpeutdéjàparierquelesscansions ne sont pas celles qu’on croit, et que les interdits n’ont pastoujourseulelieuqu’onimagine.

Dans l’immédiat, c’est au troisième système d’exclusion que jevoudraism’attacher.Et je l’envisageraidedeuxmanières.D’unepart, jevoudraisessayerderepérercomments’est fait,maiscommentaussi futrépété,reconduit,déplacécechoixde lavéritéà l’intérieurduquelnoussommes pris mais que nous renouvelons sans cesse ; je me placeraid’abordà l’époquede lasophistiqueetdesondébutavecSocrateoudumoinsavec laphilosophieplatonicienne,pourvoircomment lediscoursefficace,lediscoursrituel,lediscourschargédepouvoirsetdepérilss’estordonnépeuàpeuàunpartageentrediscoursvraietdiscours faux.JemeplaceraiensuiteautournantduXVIeetduXVIIesiècle,àl’époqueoùapparaît, enAngleterre surtoutune sciencedu regard,de l’observation,duconstat,unecertainephilosophienaturelleinséparablesansdoutede

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lamiseenplacedenouvellesstructurespolitiques, inséparableaussidel’idéologiereligieuse:nouvelleformeàcoupsûrdelavolontédesavoir.EnfinletroisièmepointderepèreseraledébutduXIXe,aveclesgrandsactes fondateurs de la science moderne, la formation d’une sociétéindustrielleetl’idéologiepositivistequil’accompagne.Troiscoupesdansla morphologie de notre volonté de savoir ; trois étapes de notrephilistinisme.

J’aimeraisaussireprendrelamêmequestion,maissousunangletoutautre :mesurer l’effetd’undiscoursàprétentionscientifique–discoursmédical,psychiatrique,discourssociologiqueaussi–surcetensembledepratiquesetdediscoursprescriptifsqueconstituelesystèmepénal.C’estl’étudedesexpertisespsychiatriquesetde leur rôledans lapénalitéquiserviradepointdedépartetdematérieldebaseàcetteanalyse.

C’est encore dans cette perspective critique mais à un autre niveauqu’ondevraitfairel’analysedesprocéduresdelimitationdesdiscours,decellesparmi lesquelles j’aidésigné toutà l’heure leprincipede l’auteur,celui du commentaire, celui de la discipline. On peut, dans cetteperspective, envisager un certain nombre d’études. Je pense, parexemple,àuneanalysequiporteraitsurl’histoiredelamédecineduXVIe

auXIXe siècle ; il s’agiraitnonpas tellementderepérer lesdécouvertesfaites ou les concepts mis en œuvre, mais de ressaisir, dans laconstructiondudiscoursmédical,maisaussidanstoutel’institutionquile supporte, le transmet, le renforce comment ont été mis en jeu leprincipe de l’auteur, celui du commentaire, celui de la discipline ;chercher à savoir comment s’est exercé le principe du grand auteur :Hippocrate, Galien, bien sûr, mais aussi Paracelse, Sydenham ouBoerhaave ; comment s’est exercée, et tard encore au XIXe siècle, lapratiquede l’aphorismeetducommentaire, comment lui fut substituéepeuàpeulapratiqueducas,durecueildecas,del’apprentissagecliniquesuruncasconcret ;selonquelmodèleenfin lamédecineacherchéàseconstituercommediscipline, s’appuyantd’abordsur l’histoirenaturelle,ensuitesurl’anatomieetlabiologie.

On pourrait aussi envisager la manière dont la critique et l’histoirelittéraires au XVIIIe et au XIXe siècle ont constitué le personnage del’auteuretlafiguredel’œuvre,enutilisant,enmodifiantetdéplaçantlesprocédésdel’exégèsereligieuse,delacritiquebiblique,del’hagiographie,

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des « vies » historiques ou légendaires, de l’autobiographie et desmémoires. Il faudra bien aussi, un jour, étudier le rôle que joue Freuddans le savoir psychanalytique, fort différent à coup sûr de celui deNewton en physique (et de tous les fondateurs de discipline), fortdifférent aussi de celui que peut jouer un auteur dans le champ dudiscours philosophique (fût-il comme Kant à l’origine d’une autremanièredephilosopher).

Voilà donc quelques projets pour l’aspect critique de la tâche, pourl’analyse des instances du contrôle discursif. Quant à l’aspectgénéalogique, il concerne la formation effective des discours soit àl’intérieurdeslimitesducontrôle,soitàl’extérieur,soitleplussouventdepart et d’autre de la délimitation. La critique analyse les processus deraréfaction,maisaussideregroupementetd’unificationdesdiscours;lagénéalogie étudie leur formation à la fois dispersée, discontinue etrégulière. À dire vrai, ces deux tâches ne sont jamais tout à faitséparables;iln’yapas,d’unepart,lesformesdurejet,del’exclusion,duregroupementoudel’attribution;etpuis,d’autrepart,àunniveauplusprofond, le jaillissement spontané des discours qui, aussitôt avant ouaprèsleurmanifestation,setrouventsoumisàlasélectionetaucontrôle.La formation régulière du discours peut intégrer, dans certainesconditionsetjusqu’àuncertainpoint,lesprocéduresdecontrôle(c’estcequisepasse,parexemple,lorsqu’unedisciplineprendformeetstatutdediscours scientifique) ; et inversement les figures du contrôle peuventprendre corps à l’intérieur d’une formation discursive (ainsi la critiquelittérairecommediscoursconstitutifdel’auteur):sibienquetoutetâchecritique,mettantenquestionlesinstancesducontrôle,doitbienanalyseren même temps les régularités discursives à travers lesquelles elles seforment ; et toute description généalogique doit prendre en compte leslimitesqui jouentdanslesformationsréelles.Entrel’entreprisecritiqueetl’entreprisegénéalogiqueladifférencen’estpastellementd’objetoudedomaine,maisdepointd’attaque,deperspectiveetdedélimitation.

J’évoquais tout à l’heure une étude possible : celle des interdits quifrappent lediscoursde la sexualité. Il seraitdifficileetabstrait, en toutcas, demener cette étude sans analyser enmême temps les ensemblesdes discours, littéraires, religieux ou éthiques, biologiques etmédicaux,juridiqueségalement,où il estquestionde la sexualité, etoù celle-ci se

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trouve nommée, décrite,métaphorisée, expliquée, jugée. Nous sommestrèsloind’avoirconstituéundiscoursunitaireetrégulierdelasexualité;peut-êtren’yparviendra-t-on jamaisetpeut-êtren’est-cepasdanscettedirectionquenousallons.Peu importe.Les interditsn’ontpas lamêmeforme et ne jouent pas de lamême façon dans le discours littéraire etdansceluidelamédecine,dansceluidelapsychiatrieoudansceluideladirection de conscience. Et, inversement, ces différentes régularitésdiscursives ne renforcent pas, ne contournent ou ne déplacent pas lesinterditsdelamêmefaçon.L’étudenepourradoncsefairequeselondespluralitésdesériesoùviennentjouerdesinterditsqui,pourunepartaumoins,sontdifférentsenchacune.

Onpourraitaussiconsidérer lessériesdediscoursqui,auXVIeetauXVIIe siècle, concernent la richesse et la pauvreté, la monnaie, laproduction,lecommerce.Onaaffairelààdesensemblesd’énoncésforthétérogènes, formulés par les riches et les pauvres, les savants et lesignorants, les protestants ou les catholiques, les officiers royaux, lescommerçants ou les moralistes. Chacun a sa forme de régularité, sessystèmes également de contrainte. Aucun d’entre eux ne préfigureexactementcetteautreformederégularitédiscursivequiprendral’allured’une discipline et qui s’appellera « analyse des richesses », puis« économie politique ». C’est pourtant à partir d’eux qu’une nouvellerégularités’est formée,reprenantouexcluant, justifiantouécartanttelsoutelsdeleursénoncés.

On peut aussi penser à une étude qui porterait sur les discoursconcernant l’hérédité, tels qu’on peut les trouver, répartis et dispersésjusqu’audébutduXXesiècleàtraversdesdisciplines,desobservations,destechniquesetdesrecettesdiverses ; ils’agiraitalorsdemontrerparquel jeu d’articulation ces séries se sont en fin de compte recomposéesdans la figure, épistémologiquement cohérente et reconnue parl’institution, de la génétique. C’est ce travail qui vient d’être fait parFrançoisJacobavecunéclatetunesciencequ’onnesauraitégaler.

Ainsi doivent alterner, prendre appui les unes sur les autres et secompléterlesdescriptionscritiquesetlesdescriptionsgénéalogiques.Lapart critique de l’analyse s’attache aux systèmes d’enveloppement dudiscours ; elle essaie de repérer, de cerner ces principesd’ordonnancement,d’exclusion,deraretédudiscours.Disons,pourjouer

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sur les mots, qu’elle pratique une désinvolture appliquée. La partgénéalogiquedel’analyses’attacheenrevancheauxsériesdelaformationeffective du discours : elle essaie de le saisir dans son pouvoird’affirmation, et j’entends par là nonpas unpouvoir qui s’opposerait àcelui de nier, mais le pouvoir de constituer des domaines d’objets, àpropos desquels on pourra affirmer ou nier des propositions vraies oufausses.Appelonspositivitéscesdomainesd’objets;etdisons,pourjouerune seconde fois sur lesmots, que si le style critique, c’est celui de ladésinvolturestudieuse,l’humeurgénéalogiqueseracelled’unpositivismeheureux.

En tout cas, une chose au moins doit être soulignée : l’analyse dudiscoursainsi entenduenedévoilepas l’universalitéd’un sens, ellemetau jour le jeu de la rareté imposée, avec un pouvoir fondamentald’affirmation.Raretéetaffirmation,rareté,finalement,del’affirmationetnon point générosité continue du sens, et non point monarchie dusignifiant.

Etmaintenantqueceuxquiontdeslacunesdevocabulairedisent–siçaleurchantemieuxqueçaneleurparle–quec’estlàdustructuralisme.

*

Cesrecherchesdontj’aitentédevousprésenterledessin,jesaisbienquejen’auraispaspulesentreprendresi jen’avaiseupourm’aiderdesmodèles et des appuis. Je crois que je dois beaucoup à M. Dumézil,puisque c’est lui quim’a incité au travail à un âge où je croyais encorequ’écrireestunplaisir.Maisjedoisbeaucoupaussiàsonœuvre;qu’ilmepardonnesij’aiéloignédeleursensoudétournédeleurrigueurcestextesqui sont les siens et qui nous dominent aujourd’hui ; c’est lui quim’aappris à analyser l’économie interne d’un discours tout autrement queparlesméthodesdel’exégèsetraditionnelleouparcellesduformalismelinguistique;c’estluiquim’aapprisàrepérerd’undiscoursàl’autre,parlejeudescomparaisons,lesystèmedescorrélationsfonctionnelles;c’estluiquim’aappriscommentdécrire lestransformationsd’undiscoursetlesrapportsàl’institution.Sij’aivouluappliquerunepareilleméthodeàde tout autres discours qu’à des récits légendaires oumythiques, l’idéem’enest venue sansdoutede ceque j’avaisdevant les yeux les travauxdeshistoriensdessciences,etsurtoutdeM.Canguilhem;c’estàluique

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je dois d’avoir compris que l’histoire de la science n’est pas priseforcémentdansl’alternative:chroniquedesdécouvertes,oudescriptionsdesidéesetopinionsquibordentlascienceducôtédesagenèseindéciseou du côté de ses retombées extérieures ; mais qu’on pouvait, qu’ondevait, faire l’histoire de la science comme d’un ensemble à la foiscohérent et transformable de modèles théoriques et d’instrumentsconceptuels.

Mais je pense que ma dette, pour une très large part, va à JeanHyppolite.Jesaisbienquesonœuvreestplacée,auxyeuxdebeaucoup,sous le règne de Hegel, et que toute notre époque, que ce soit par lalogique ou par l’épistémologie, que ce soit parMarx ou par Nietzsche,essaied’échapperàHegel : et ceque j’ai essayédedire toutà l’heureàproposdudiscoursestbieninfidèleaulogoshégélien.

MaiséchapperréellementàHegelsupposed’apprécierexactementcequ’il en coûte de se détacher de lui ; cela suppose de savoir jusqu’oùHegel,insidieusementpeut-être,s’estapprochédenous;celasupposedesavoir,danscequinouspermetdepensercontreHegel,cequiestencorehégélien;etdemesurerenquoinotrerecourscontreluiestencorepeut-être une ruse qu’il nous oppose et au terme de laquelle il nous attend,immobileetailleurs.

Or,sinoussommesplusd’unàêtreendetteàl’égarddeJ.Hyppolite,c’estqu’infatigablementilaparcourupournousetavantnouscecheminpar lequel on s’écarte deHegel, on prend distance, et par lequel on setrouveramenéàluimaisautrement,puiscontraintàlequitterànouveau.

D’abord J.Hyppolite avait pris soin de donner une présence à cettegrande ombreunpeu fantomatiquedeHegel qui rôdait depuis leXIXe

siècleetaveclaquelleobscurémentonsebattait.C’estparunetraduction,celle de la Phénoménologie de l’esprit, qu’il avait donné à Hegel cetteprésence;etqueHegellui-mêmeestbienprésentencetextefrançais,lapreuveenestqu’il estarrivéauxAllemandsde leconsulterpourmieuxcomprendre ce qui, un instant au moins, en devenait la versionallemande.

Ordecetexte,J.Hyppoliteacherchéetaparcourutoutes les issues,commesisoninquiétudeétait :peut-onencorephilosopherlàoùHegeln’est plus possible ?Une philosophie peut-elle encore exister et qui nesoit plus hégélienne ? Ce qui est non hégélien dans notre pensée est-il

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nécessairementnonphilosophique?Etcequiestantiphilosophiqueest-ilforcémentnonhégélien?SibienquecetteprésencedeHegelqu’ilnousavait donnée, il ne cherchait pas à en faire seulement la descriptionhistoriqueetméticuleuse:ilvoulaitenfaireunschémad’expériencedelamodernité (est-il possible de penser sur lemode hégélien les sciences,1’histoire, la politique et la souffrance de tous les jours ?), et il voulaitfaireinversementdenotremodernitél’épreuvedel’hégélianismeet,parlà, de la philosophie. Pour lui le rapport à Hegel, c’était le lieu d’uneexpérience, d’un affrontement où il n’était jamais certain que laphilosophie sorte vainqueur. Il ne se servait point du système hégéliencommed’ununivers rassurant ; il yvoyait le risqueextrêmeprispar laphilosophie.

Delà,jecrois,lesdéplacementsqu’ilaopérés,jenedispasàl’intérieurdelaphilosophiehégélienne,maissurelle,etsurlaphilosophietellequeHegel la concevait ; de là aussi toute une inversion de thèmes. Laphilosophie,aulieudelaconcevoircommelatotalitéenfincapabledesepenseretdeseressaisirdanslemouvementduconcept,J.Hyppoliteenfaisaitsurfondd’unhorizoninfini,unetâchesansterme:toujourslevéetôt, sa philosophie n’était point prête de s’achever jamais. Tâche sansterme, donc tâche toujours recommencée, vouée à la forme et auparadoxedelarépétition:laphilosophie,commepenséeinaccessibledela totalité, c’étaitpourJ.Hyppolitecequ’ilpouvaityavoirderépétabledans l’extrême irrégularitéde l’expérience ;c’étaitcequisedonneetsedérobecommequestionsanscessereprisedanslavie,danslamort,danslamémoire:ainsilethèmehégéliendel’achèvementsurlaconsciencedesoi, il le transformait en un thème de l’interrogation répétitive. Mais,puisqu’elle était répétition, la philosophie n’était pas ultérieure auconcept;ellen’avaitpasàpoursuivrel’édificedel’abstraction,elledevaittoujours se tenir en retrait, rompre avec ses généralités acquises et seremettre au contact de la non-philosophie ; elle devait s’approcher, auplusprès,nondecequil’achève,maisdecequilaprécède,decequin’estpasencoreéveilléàsoninquiétude;elledevaitreprendrepourlespenser,nonpourlesréduire,lasingularitédel’histoire,lesrationalitésrégionalesdelascience,laprofondeurdelamémoiredanslaconscience;apparaîtainsi le thèmed’unephilosophieprésente, inquiète,mobiletoutau longde sa ligne de contact avec la non-philosophie, n’existant que par ellepourtantetrévélantlesensquecettenon-philosophieapournous.Or,si

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elle estdans ce contact répétéavec lanon-philosophie,qu’est-ceque lecommencementdelaphilosophie?Est-elledéjàlà,secrètementprésentedans cequin’estpas elle, commençant à se formuler àmi-voixdans lemurmuredeschoses?Mais,dèslors,lediscoursphilosophiquen’apeut-êtreplusderaisond’être;oubiendoit-ellecommencersurunefondationà la fois arbitraire et absolue ? On voit ainsi se substituer au thèmehégélien du mouvement propre à l’immédiat celui du fondement dudiscoursphilosophiqueetdesastructureformelle.

Enfin, dernier déplacement, que J. Hyppolite a opéré sur laphilosophiehégélienne : si la philosophie doit bien commencer commediscours absolu, qu’en est-il de l’histoire et qu’est-ce que cecommencement qui commence avec un individu singulier, dans unesociété,dansuneclassesociale,etaumilieudesluttes?

Ces cinq déplacements, en conduisant au bord extrême de laphilosophiehégélienne,enlafaisantsansdoutepasserdel’autrecôtédesespropreslimites,convoquenttouràtourlesgrandesfiguresmajeuresdelaphilosophiemodernequeJeanHyppoliten’apascesséd’affronteràHegel:Marxaveclesquestionsdel’histoire,Fichteavecleproblèmeducommencement absolu de la philosophie, Bergson avec le thème ducontact avec le non-philosophique, Kierkegaard avec le problème de larépétitionetdelavérité,Husserlaveclethèmedelaphilosophiecommetâcheinfinieliéeàl’histoiredenotrerationalité.Et,au-delàdecesfiguresphilosophiques,onaperçoittouslesdomainesdesavoirqueJ.Hyppoliteinvoquaitautourdesespropresquestions:lapsychanalyseavecl’étrangelogique du désir, lesmathématiques et la formalisation du discours, lathéorie de l’information et sa mise en application dans l’analyse duvivant,breftouslesdomainesàpartirdesquelsonpeutposerlaquestiond’une logique et d’une existencequine cessent denouer et dedénouerleursliens.

Jepensequecetteœuvre,articuléedansquelqueslivresmajeurs,maisinvestie plus encore dans des recherches, dans un enseignement, dansune perpétuelle attention, dans un éveil et une générosité de tous lesjours, dans une responsabilité apparemment administrative etpédagogique (c’est-à-dire en réalité doublement politique), a croisé, aformulé les problèmes les plus fondamentaux de notre époque. Noussommesnombreuxàluiêtreinfinimentredevables.

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C’estparcequejeluiaiempruntésansdoutelesensetlapossibilitédecequejefais,c’estparcequebiensouventilm’aéclairéquandj’essayaisàl’aveugle,quej’aivoulumettremontravailsoussonsigneetquej’aitenuà terminer,en l’évoquant, laprésentationdemesprojets.C’estvers lui,verscemanque–oùj’éprouveàlafoissonabsenceetmonpropredéfaut–quesecroisentlesquestionsquejemeposemaintenant.

Puisquejeluidoistant,jecomprendsbienquelechoixquevousavezfaitenm’invitantàenseignericiest,pourunebonnepart,unhommageque vous lui avez rendu ; je vous suis reconnaissant, profondément, del’honneur que vous m’avez fait, mais je ne vous suis pas moinsreconnaissant,pourcequiluirevientdanscechoix.Sijenemesenspaségal à la tâche de lui succéder, je sais, en revanche, que, si ce bonheuravait pu nous être donné, j’aurais été, ce soir, encouragé par sonindulgence.

Et je comprends mieux pourquoi j’éprouvais tant de difficulté àcommencertoutàl’heure.Jesaisbienmaintenantquelleestlavoixdontj’aurais voulu qu’elle me précède, qu’elle me porte, qu’elle m’invite àparleretqu’elleselogedansmonproprediscours.Jesaiscequ’ilyavaitdesiredoutableàprendrelaparole,puisquejelaprenaisencelieud’oùjel’aiécouté,etoùiln’estplus,lui,pourm’entendre.